Études socialistes/La propriété individuelle et l’impôt

DE LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE
Études socialistesCahiers de la Quinzaine, série III, cahier 4 (p. 175-185).


LA PROPRIÉTÉ INDIVIDUELLE ET L'IMPÔT


Je n’ai point la sottise de considérer l’impôt, dans la société d’aujourd’hui, comme une institution communiste. Je sais que l’impôt reçoit son caractère de la société même où il fonctionne et au profit de laquelle il fonctionne. Il est destiné surtout à assurer le maintien et l’exercice des puissances sociales dominantes. Dans la société féodale, les prélèvements de tout ordre exercés par le seigneur ont pour but d’assurer le pouvoir du seigneur. Quand la puissance royale commence à grandir, c’est par les rois qu’est levée une partie de l’impôt ; c’est à assurer et à développer leur pouvoir que l’impôt est consacré. De même, dans une société comme la nôtre, où la puissance de la classe possédante, bourgeoise et capitaliste, est encore dominante, c’est surtout au service de cette classe qu’est l’impôt. Il est pour elle un moyen de conservation, de gouvernement et de profit. Il lui permet d’assurer, par ses tribunaux, le maintien du droit bourgeois, le respect de la propriété bourgeoise. Il lui permet de payer annuellement de formidables arrérages aux rentiers bourgeois et d’équilibrer ainsi, par le lest constant du budget, la fortune de la bourgeoisie livrée à tous les courants du désordre économique. Il lui permet d’entretenir une armée redoutable et onéreuse, qui, dans l’état présent d’antagonisme des classes et de conflit des intérêts, est destinée autant à protéger le capital contre les prolétaires que la nation contre l’étranger. Il lui permet encore d’allouer à des industries, dont les bénéfices sont absorbés par elle, des primes, des subventions, des garanties d’intérêt.

Au moment où nous sommes du développement des États modernes, on peut dire que les deux tiers au moins du budget constituent un budget de classe. Les dépenses vraiment communes et humaines, dépenses pour les travaux publics, pour l’instruction à tous ses degrés, pour l’assistance et l’assurance sociales, ne représentent encore qu’une faible fraction des budgets d’État. Et ce n’est pas seulement par l’affectation des ressources, c’est par la manière de se les procurer que le budget de l’État bourgeois a un caractère de classe. Par les impôts de consommation, une part démesurée des ressources publiques est demandée aux pauvres, aux prolétaires. J’espère donc que l’on ne me soupçonnera pas de considérer l’impôt, au point où nous sommes de l’évolution politique et sociale, comme une première forme du communisme.

Il reste vrai pourtant que l’impôt, avec le développement qu’il a pris dans les États modernes, est une large restriction de la propriété individuelle. Le projet de budget du ministre des finances pour l’année 1902 prévoit une recette de 3 milliards 597 millions, c’est-à-dire, en chiffres ronds, une recette de 3 milliards 600 millions. Les recettes des départements et des communes dépassent 400 millions. Ainsi le chiffre total de l’impôt s’élève à plus de 4 milliards par année. Or, d’après les statistiques les plus sérieuses, le capital de la France s’élève à 200 ou 220 milliards ; et le revenu total annuel de la France, revenus des capitaux, revenus du travail, s’élève à 20 ou 25 milliards.

C’est dire que l’impôt prélève tous les ans un sixième, peut-être un cinquième du revenu total des citoyens. or, bien que ces milliards soient encore affectés surtout au service d’une classe, bien que sur une partie des ressources de l’état, de nombreux particuliers, porteurs de titres de rente, titulaires de pensions, aient des titres individuels, il est certain que ce ne sont pas des individus qui disposent de ces sommes énormes. C’est la nation qui, par l’intermédiaire de ses représentants, en règle l’emploi.

Ainsi, un cinquième du revenu total de la nation est soustrait au droit individuel, à la volonté individuelle. C’est encore, pour une large part, une propriété de classe, mais cette propriété de classe, au lieu de prendre la forme de la propriété individuelle, prend la forme de la propriété d’État. Or, par là, si elle n’est pas encore propriété commune, elle peut le devenir. L’État, dans une démocratie, n’est pas exclusivement un État de classe, et il le sera de moins en moins. Dès maintenant, l’État est principalement, mais non exclusivement, un État bourgeois. De même que dans la société actuelle l’influence de la bourgeoisie possédante et capitaliste, si elle est dominante, n’exclut pas pourtant toute influence de la démocratie et du prolétariat, de même l’État, expression et organe de cette société, est un composé d’oligarchie bourgeoise et capitaliste, de démocratie et de puissance prolétarienne. Et la proportion des forces diverses ou même contraires qui s’expriment par l’état est incessamment variable. Elle peut varier, et elle variera nécessairement dans une démocratie, au profit de la classe ouvrière, qui d’un mouvement continu grandit en nombre, en organisation, en conscience.

Or, à mesure que la démocratie et le prolétariat accroîtront leur influence sur l’État moderne, ils accroîtront par là même leur influence et leurs prises sur le budget de l’État moderne transformé. Ils en réduiront le plus possible les dépenses de classe, pour développer les dépenses d’intérêt commun, et pour tourner à l’émancipation de la classe ouvrière une part croissante des ressources publiques. L’effort principal évidemment sera d’alléger le budget du poids de la dette dont il est grevé au profit de la bourgeoisie rentière et du terrible poids des dépenses militaires.

Ainsi c’est la société bourgeoise elle-même qui a soustrait un cinquième du revenu total de la nation, revenus du capital et revenus du travail, à l’action directe des individus. C’est la société bourgeoise elle-même qui a mis tous les ans quatre milliards, c’est-à-dire la représentation d’un capital de cent milliards, en dehors de la propriété individuelle, définie par le droit de disposer. C’est elle qui a créé, à mi-chemin de la propriété individuelle et du communisme, une propriété collective d’État, une substance collective de propriété, que la démocratie sociale pourra peu à peu assimiler en propriété communiste.


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Si la formule des radicaux : maintien de la propriété individuelle, a un sens pour leur esprit, ils doivent désirer que la propriété collective d’État constituée par l’impôt reste le plus près possible de la propriété individuelle, le plus éloignée possible de la propriété sociale et commune. Or je prends, à titre d’exemple, la combinaison proposée par le ministre des finances pour les retraites ouvrières.

Aujourd’hui, dans le budget de l’État, la partie la plus bourgeoise assurément et la plus imprégnée de propriété individuelle, c’est la partie qui est consacrée au service de la dette, au payement des rentes ; car d’abord, c’est là une des forces les plus constantes, les plus certaines de la bourgeoisie, et en second lieu, les porteurs de rentes ont des titres individuels, des créances individuelles sur l’État.

Supposez au contraire que la loi institue un régime obligatoire de retraite pour tous les salariés ; que par un versement obligatoire des salariés et des employeurs et par une contribution de l’État, elle constitue une caisse de retraites ; que les fonds de cette caisse soient capitalisés, et que les capitaux ainsi accumulés soient employés à acheter de la rente française. Supposez qu’ainsi la totalité ou la presque totalité, ou, si l’on veut, une très grande partie de la rente française soit devenue la propriété de la caisse générale des retraites, et par elle de l’ensemble des travailleurs. Que sera-t-il advenu ? En apparence le budget n’aura point été modifié ; cette partie du budget, arrérages des rentes diverses, n’aura pas changé de physionomie. Mais, en réalité, la partie du budget consacrée au service de la rente se sera-t-elle rapprochée ou se sera-t-elle éloignée de la propriété individuelle ?

Je le demande aux radicaux, qui ne peuvent trouver ma supposition vaine, puisqu’elle répond au projet que soutiennent la plupart d’entre eux. Je le demande à l’éminent rapporteur M Guieysse, qui est certainement un des plus vigoureux esprits du parti radical. Et je les défie de contester que par la loi qu’ils soutiennent, et que c’est leur honneur de soutenir, une importante partie du budget soit détournée de la propriété individuelle.

J’entends bien que chaque salarié, chaque participant de la caisse aura, dans le projet, son compte individuel, son titre individuel, son droit individuel. Je le sais, et je m’en réjouis, car le communisme n’est pas la confusion. Mais comparez cette propriété des salariés avec la propriété du rentier bourgeois qui la veille possédait les titres, et dites si celle-ci n’avait pas un caractère beaucoup plus marqué de propriété individuelle.

D’abord, c’est selon les modes bourgeois d’acquisition que le rentier avait réalisé les fonds placés par lui en titres d’état ; puis, c’est par un acte de sa volonté individuelle qu’il avait précisément employé en rentes d’État les fonds acquis et possédés par lui. Enfin, il pouvait vendre à son gré, au moment choisi par lui, et donner à ses fonds la destination nouvelle qui lui plaisait.

Donc, pas un moment il n’a cessé de « disposer », et jamais ce qu’on appelle la propriété individuelle ne s’est affaibli en ses mains. Au contraire, c’est un acte social, c’est une volonté sociale qui crée la propriété des salariés participant à la retraite. Ce n’est pas l’action individuelle du salarié, s’exerçant dans les conditions de la société bourgeoise et capitaliste, ou du moins ce n’est pas cette action seule qui réunit tous les ans les ressources versées pour lui à la caisse. La loi oblige les employeurs et l’État à contribuer, et c’est à peine si l’on peut dire que le versement du salarié lui-même est individuel, puisqu’il est imposé par la loi, puisqu’il s’accomplit sans l’assentiment individuel du salarié, au besoin même malgré sa résistance.


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A l’origine donc de cette propriété constituée au salarié, il n’y a aucun des caractères de la propriété individuelle définie par le code civil. Et à peine est-elle constituée au nom et au compte du salarié, mais par un acte social, qu’elle échappe au salarié.

Il pourra, par ses camarades délégués dans les conseils de gestion, gérer les fonds de la caisse ; mais que sera cette participation de l’individu à l’immense gestion collective à côté de l’incessante faculté de disposer qu’avait tout à l’heure le rentier bourgeois ? Et si les conseils de gestion de la caisse emploient les fonds à acheter la rente de l’État, qui ne voit que celle-ci, devenue la propriété collective et relativement immobile de l’ensemble des salariés, est beaucoup moins voisine du type de la propriété individuelle qu’elle ne l’était aux mains remuantes des titulaires bourgeois ?

Aussi bien, la propriété ainsi créée à chaque salarié ne procède d’aucun des modes d’acquisition de la propriété individuelle bourgeoise. Ce n’est ni par un achat, ni par une donation, ni par un héritage, ni par le gain du commerce que les salariés recueillent les ressources versées pour eux à la caisse. C’est leur qualité de travailleurs, c’est leur seul titre d’hommes qui est reconnu par la société comme générateur du droit à la retraite ; c’est en vertu d’un droit humain, d’un droit social, commun à tout homme en tant qu’homme, c’est en vertu d’un droit personnel et universel tout ensemble, où nous reconnaissons le fondement juridique et moral de tout le communisme, que le droit à la retraite de tout salarié et la vaste propriété qui sert de garantie à ce droit sont institués.

C’est là, avec un inévitable mélange d’éléments hétérogènes, une ébauche du droit communiste ; c’est un premier fragment du droit à la vie, dont l’entière réalisation, dans le sens plein et noble du mot vie, serait l’entier communisme.

Et lorsque la rente, rachetée des mains des rentiers bourgeois, sert à assurer le service de cette première propriété humaine, j’ai le droit de dire que cette partie du budget, sous l’impulsion combinée des radicaux et des socialistes, s’éloigne de la propriété individuelle ; et j’ai le droit aussi de demander aux radicaux : que signifie cette formule contre laquelle vous-mêmes vous travaillez ?


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Mais encore une fois, et quoi qu’il advienne d’une combinaison que je n’ai citée qu’à titre d’exemple, il me paraît certain que l’impôt constitue une propriété d’État collective ; il est certain que cette propriété d’état, marquée encore aujourd’hui de l’empreinte décisive de la propriété bourgeoise et d’un profond caractère de classe, évoluera nécessairement, sous l’action de la démocratie et des prolétaires, vers la propriété sociale et commune.

Et qu’on ne me dise point qu’il y a toujours eu, sous des formes diverses, ce qu’on appelle l'impôt, et que si l’impôt pouvait être considéré comme une sorte de propriété collective, ou même comme un germe de cette propriété, il y aurait eu de tout temps des germes de communisme.

Ce qui est nouveau, c’est que cette propriété collective d’État qui s’appelle l’impôt ait pris une si énorme extension dans une société qui a inscrit dans ses codes le droit souverain de la propriété individuelle. Ce qui est nouveau, c’est que la société bourgeoise et bourgeoisement individualiste ait été conduite, pour assurer son propre fonctionnement, à créer cette propriété d’État, qui représente un cinquième de l’activité nationale, et qui, malgré sa destination première de classe, est, au moins par sa forme collective, en opposition avec la forme individuelle de la propriété. Ce qui est nouveau et important, c’est que cette propriété collective d’état s’accroisse et évolue dans une société démocratique où le prolétariat grandit en nombre et en force ; c’est, par conséquent, qu’une démocratie toute pénétrée de pensée prolétarienne puisse peu à peu aménager pour le bien du prolétariat et selon le droit communiste cette immense propriété collective dont la société bourgeoise elle-même a peu à peu créé et élargi l’habitude.