Études physiologiques sur quelques poisons américains
ÉTUDES PHYSIOLOGIQUES
SUR QUELQUES
POISONS AMÉRICAINS
LE CURARE.
I.
Les poisons peuvent être employés comme agens de destruction de la vie ou comme moyens de guérison des maladies ; mais, outre ces deux usages bien connus de tout le monde, il en est un troisième qui intéresse particulièrement le physiologiste. Pour lui, le poison devient un instrument qui dissocie et analyse les phénomènes les plus délicats de la machine vivante, et, en étudiant attentivement le mécanisme de la mort dans les divers empoisonnemens, il s’instruit par voie indirecte sur le mécanisme physiologique de la vie. Telle est la manière dont j’ai envisagé depuis longtemps l’action des substances toxiques[1], et suivant laquelle je voudrais considérer ici les effets singuliers produits par quelques poisons américains encore peu connus. Je commencerai ces études physiologiques par l’histoire du curare, le premier de ces poisons qu’il m’a été donné de soumettre à des investigations expérimentales.
Le curare[2] est une substance dont se servent certaines peuplades sauvages de l’Amérique du sud pour empoisonner leurs flèches, d’où le nom de poison de flèches qui lui a aussi été donné. Toutefois, la dénomination de poison de flèches comprenant des agens vénéneux très-divers, nous conserverons le nom de curare, généralement admis en Europe, pour désigner un poison américain qui est décrit dans les récits des voyageurs, et qui se caractérise d’ailleurs par ses effets physiologiques, ainsi qu’on le verra plus loin.
Le curare est connu depuis la découverte de la Guyane par Walter Raleigh en 1595. Raleigh, le premier, rapporta ce poison en Europe, sur des flèches empoisonnées, sous le nom de ourari. Beaucoup d’anciens voyageurs ont jugé à propos d’orner l’histoire du curare d’une foule de récits plus ou moins fabuleux, que nous devons passer sous silence pour ne nous arrêter qu’aux renseignemens qui ont un caractère scientifique. Dans un voyage fait en Amérique de 1799 à 1804, M. de Humboldt a pu assister à la fabrication du curare. C’est une sorte de fête comparable à celle des vendanges, la fiesta de las juvias. Les sauvages vont chercher dans les forêts les lianes du venin (juvias), après quoi ils font fête et s’enivrent avec de grandes quantités de boissons fermentées que les femmes préparent en leur absence. « Pendant deux jours, dit M. de Humboldt, on ne rencontre que des hommes ivres… » Lorsque tout dort dans l’ivresse, le maître du curare, qui est en même temps le sorcier et le médecin de la tribu, se retire seul, broie les lianes, en fait cuire le suc et prépare le poison. D’après ce qu’il a vu, M. de Humboldt admet que la composition du curare est exclusivement végétale, et que la propriété vénéneuse qu’il renferme est due à une plante de la famille des strychnées. MM. Boussingault et Roulin, qui ont visité l’Amérique du sud vingt-cinq ans plus tard, ont émis la même opinion ; mais Ch. Waterton, qui parcourut en 1812 les contrées de Démérary et d’Essequibo, fait entrer dans la préparation du curare, outre les substances végétales, des fourmis venimeuses de deux espèces et des crochets de serpens broyés. De même M. Goudot, qui a habité le Brésil pendant dix années, regarde le suc de lianes épaissi comme jouant simplement le rôle d’un excipient dans lequel on introduit ensuite du venin de serpent. À son retour en France en 1844, il a remis à M. Pelouze, qui me l’a communiquée, une note sur la préparation du curare, que je crois utile de transcrire ici.
« Le curare est préparé par quelques-unes des tribus les plus reculées qui habitent les forêts qui bornent le Haut-Orénoque, le Rio-Negro et l’Amazone, et qui, toutes ou presque toutes, sont anthropophages… La manière de préparer le curare varie dans chacune des tribus où il se fabrique, et celui qui est réputé le plus actif vient des nations voisines de l’empire du Brésil. Le procédé employé par les Indiens de Mesaya, qui ne sont éloignés que de vingt journées de la frontière de la Nouvelle-Grenade, est le seul à peu près connu, et encore ne l’est-il que très imparfaitement, car ces Indiens en font un grand secret, et il n’y a que leurs devins qui aient l’art de le préparer. Ces hommes, qui sont en même temps les prêtres et les médecins ou guérisseurs de sorts, emploient pour la préparation du poison une liane nommée curari, d’où le nom de curare donné au poison. Cette liane, coupée en tronçons et broyée, donne un suc laiteux abondant et très acre. Les tronçons écrasés sont mis en macération dans de l’eau pendant quarante-huit heures, puis on exprime et on filtre soigneusement le liquide, qui est soumis à une lente évaporation jusqu’à concentration convenable. Alors on le répartit dans plusieurs petits vases de terre, qui sont eux-mêmes placés sur des cendres chaudes, et l’évaporation se continue avec plus de soins encore. Lorsque le poison est arrivé à la consistance d’extrait mou, on y laisse tomber quelques gouttes de venin recueilli dans les vésicules des serpens les plus venimeux, et l’opération se trouve achevée lorsque l’extrait est parfaitement sec. »
Dans la relation d’une Expédition dans les parties centrales de l’Amérique du Sud, faite de 1843 à 1847 sous la direction de M. F. de Castelnau, il est encore fait mention de la composition du curare. Les auteurs de cette relation reviennent à l’opinion de MM. de Humboldt, Boussingault et Roulin, savoir que le curare est un poison végétal ; mais ils assurent en outre que les Indiens ne mettent aucun secret dans cette préparation. Enfin le dernier voyageur qui, à ma connaissance, ait écrit sur le curare, M. Émile Carrey, met tout le monde d’accord. Suivant lui, chez toutes les tribus, le curare aurait pour base un poison végétal identique : seulement il est des Indiens qui préparent le curare sans mystère et en y employant simplement les plantes actives, tandis que d’autres y ajoutent des substances plus ou moins singulières et entourent la fabrication de pratiques plus ou moins bizarres ; mais ce serait par superstition ou par pur charlatanisme que les maîtres du curare de certaines tribus en agiraient ainsi, afin d’augmenter le prestige de leur puissance ou de cacher la composition du poison aux étrangers.
Les Indiens se servent du curare pour empoisonner leurs flèches de chasse ou leurs flèches de guerre. Les flèches de guerre ont un dard fixe très acéré, formé par des os d’animaux ou par du bois très dur ; quelquefois le dard est garni d’épines disposées en sens inverse, de manière à empêcher le trait de sortir de la blessure. Les flèches de chasse, destinées à être lancées au moyen d’un arc, sont pourvues d’un dard mobile ; celles qui doivent être lancées au moyen d’une sarbacane sont très petites, et ne forment en quelque sorte qu’un simple dard en bois de fer très effilé et muni d’une pointe très aiguë qui porte le poison. Outre ces armes toutes préparées, les Indiens ont encore leur provision de curare, qu’ils tiennent renfermée dans des petits pots de terre cuite ou dans des calebasses.
Le poison américain nous parvient en Europe sous ces trois formes. On ne peut se le procurer que par l’entremise des voyageurs ; il n’existe pas dans le commerce européen, et les Indiens en font l’objet d’un échange, soit entre eux, soit avec les étrangers. « Les Indiens de Mesaya, dit M. Goudot, une des tribus les plus féroces, préparent le curare et en font un commerce d’échange avec les habitans de la frontière de la Nouvelle-Grenade, qui, bravant les fièvres et les dangers de toute espèce, se hasardent à pénétrer jusqu’au fond des forêts qu’ils habitent, et leur portent des haches, des couteaux, des ciseaux, des aiguilles et quelques étoffes de coton grossier. Ils reçoivent en paiement du poison, de la cire d’abeilles presque aussi blanche que celle de Cuba, des fécules colorantes et du vernis qui peut être comparé à celui du Japon. »
Le curare contenu dans les petits pots de terre cuite et dans les calebasses est un extrait noir à cassure brillante, présentant assez bien l’aspect de l’extrait du jus de réglisse noir de nos droguistes. Le principe actif du poison est soluble dans l’eau, dans le sang et dans toutes les humeurs animales ; mais il est mélangé de beaucoup d’impuretés qui restent en suspension dans le liquide, et où le microscope fait reconnaître en grande partie des débris de végétaux. Le vrai curare paraît conserver son activité d’une manière indéfinie, même à l’état de solution dans l’eau. J’en conserve ainsi depuis plus de dix ans qui semble n’avoir rien perdu sensiblement de ses propriétés toxiques, bien qu’il se soit produit des moisissures en grande quantité à la surface du liquide. Comme l’eau, le sang et les humeurs animales, l’alcool dissout le venin curarique ; l’éther et l’essence de térébenthine au contraire le précipitent. MM. Boussingault et Roulin ont préparé, sous le nom de curarine, le principe actif du curare. Toutefois le corps qu’ils ont obtenu n’est point cristallisable et défini ; la curarine est une substance d’apparence cornée, très hygrométrique, très soluble dans l’eau et dans l’alcool.
Les caractères qui viennent d’être indiqués, de même que l’inaltérabilité du curare à l’ébullition et aux agens chimiques, ne sauraient permettre aucune induction sur la nature animale ou végétale du poison. En effet, c’est par erreur que l’on a cru jusqu’ici que tous les agens toxiques animaux se distinguaient des agens toxiques végétaux par une altérabilité plus grande ; le venin de crapaud, par exemple, résiste à l’ébullition et se dissout dans l’alcool et l’éther. Il faudrait donc, pour résoudre la question de la composition du curare, saisir sur place l’agent réellement actif et le débarrasser de tous les ingrédiens inutiles. Jusqu’ici les voyageurs, il est vrai, nous ont fourni le curare, mais avec lui ils ne nous ont rapporté que des récits et des descriptions contradictoires de procédés de préparation. Aucun n’a essayé sur les lieux d’expérimenter par lui-même, pour savoir quelle était réellement la plante vénéneuse qui le constituait, afin de la caractériser et de la rapporter en Europe. Le curare, à l’égal de beaucoup d’autres poisons énergiques, entrera certainement dans le domaine de la médecine ; mais il serait nécessaire pour cela d’en connaître exactement la composition dans un temps assez rapproché. En effet, M. Émile Carrey nous apprend dans l’intéressante relation de son voyage que beaucoup de peuplades indiennes ont déjà renoncé à l’arme empoisonnée de l’homme primitif pour la remplacer par l’arme à feu de l’homme civilisé. Les flèches empoisonnées et le curare ne se trouvent plus aujourd’hui que chez les tribus les plus farouches de l’Amérique du Sud, et il pourrait bien se faire que d’ici à un demi-siècle l’usage de ce poison et les procédés de préparation fussent complètement perdus.
Quant à son action sur les êtres vivans, le curare a toujours été représenté comme un poison violent dès qu’on l’introduit en contact avec le sang au moyen d’une plaie, mais inoffensif lorsqu’il est avalé et déposé dans les voies digestives. Les chairs des animaux tués par le curare sont en effet bonnes à manger et ne déterminent aucun accident. On a dit que le curare était un poison aussi bien pour les végétaux que pour les animaux ; cela est inexact. D’autres ont admis, sur la foi des récits, que les exhalaisons du curare sont vénéneuses. Vers le milieu du siècle dernier, La Condamine racontait que la cuisson du poison était confiée à une vieille femme : si cette femme mourait, le curare était jugé de bonne qualité ; si elle ne mourait pas, on la battait de verges. M. Émile Carrey, avec sa verve naturelle, nous a décrit des pratiques analogues dont il avait entendu parler. Comme on le voit, l’esprit s’est plu à entourer de merveilleux l’histoire de ce poison, dont l’origine et l’action étaient mal connues. Ici notre tâche sera de dépouiller les faits de toutes les interprétations mystérieuses pour n’admettre que ce que l’expérience nous prouvera directement ; mais peut-être trouvera-t-on qu’on n’y aura rien perdu, et que les vérités scientifiques, quand nous pouvons les entrevoir, ne sont pas moins merveilleuses que les créations romanesques de notre imagination.
II.
En 1844, je reçus de M. Pelouze des flèches empoisonnées ainsi que du curare qui avait été acheté par M. Goudot chez les indiens Andaquies au mois d’août 1842. En 1848, un jeune Brésilien qui suivait mes cours, le docteur Edwards, me donna du curare que l’on retira d’une calebasse en l’exposant à la chaleur pour ramollir et extraire le poison qui en tapissait les parois. Plus tard, j’ai expérimenté avec du curare qui nous avait été rapporté à M. Magendie et à moi par M. Émile Carrey, et qui provenait des bords de l’Amazone, avec du curare du Venezuela que m’avait remis M. Rayer, et avec du curare de Pará dont M. Boussingault m’avait fait part. J’ai constaté pour tous ces curares de diverses provenances des effets toxiques tout à fait semblables, sauf peut-être des nuances dans l’intensité du poison qu’il serait difficile de bien caractériser.
Un des faits qui paraît avoir le plus frappé tous ceux qui ont parlé du curare est l’innocuité de ce poison dans les voies digestives. Les Indiens, en effet, se servent du curare comme poison sous la peau et comme médicament dans l’estomac. J’ai entendu souvent raconter à M. Boussingault qu’il avait connu dans son voyage en Amérique un général colombien atteint d’épilepsie, qui, pour éviter les accès de sa terrible maladie, avalait des pilules assez volumineuses de curare. Les expériences sur les animaux ont confirmé les observations faites sur l’homme. On peut mélanger aux alimens d’un chien ou d’un lapin du curare en quantité beaucoup plus considérable qu’il ne serait nécessaire pour l’empoisonner par une plaie, et cela sans que l’animal en éprouve aucun inconvénient.
Toutefois il ne faudrait pas croire qu’il y ait là une propriété merveilleuse particulière au curare. C’est une simple question de dose et de rapidité de l’absorption. Je me suis assuré par des expériences nombreuses que chez les jeunes animaux à jeun (mammifères et oiseaux), lorsque l’absorption intestinale est devenue plus active, le curare ne peut plus être aussi impunément introduit dans l’estomac, de sorte que cela se réduit simplement à dire qu’il faut des quantités beaucoup plus grandes de curare pour agir par les voies digestives que par une piqûre sous-cutanée. C’est un cas commun, à des degrés divers, à beaucoup d’autres substances toxiques et médicamenteuses ; la différence s’explique physiologiquement par la propriété que présentent les substances non cristalloïdes d’être absorbées très lentement à la surface des membranes muqueuses. Mais nous n’avons pas à nous arrêter à ces particularités qui concerneraient l’histoire thérapeutique du curare : je me hâte d’arriver à l’empoisonnement par piqûre, qui fait pénétrer rapidement le venin dans le sang, et amène la mort avec un cortége de symptômes particuliers que nous avons pour objet d’examiner et d’expliquer dans cette étude.
Le curare, introduit dans les tissus vivans à l’aide d’une flèche ou d’un instrument empoisonné, détermine la mort d’autant plus rapidement que le venin pénètre plus vite dans le sang. C’est pourquoi la mort est plus prompte quand on emploie une solution de curare au lieu du poison sec. Le degré de vitalité des animaux et la rapidité de la circulation qui en est la conséquence agissent dans le même sens. C’est ce qui fait que les animaux vigoureux sont plus faciles à empoisonner que les animaux languissans, et que, toutes choses égales d’ailleurs (taille de l’animal, dose du poison), les animaux à sang chaud meurent plus vite que les animaux à sang froid, et parmi les premiers les oiseaux plus vite que les mammifères.
La plaie empoisonnée par le curare n’est le siége d’aucune douleur ni d’aucune irritation particulière, le venin ne possède par lui-même aucune propriété caustique, de sorte que si la piqûre a été rapide, l’animal est empoisonné sans s’en apercevoir. M. Boussingault m’a dit que, lorsque les Indiens blessent des oiseaux à la chasse avec les petites flèches qu’ils lancent à l’aide d’une sarbacane, et dont la pointe est acérée comme celle d’une aiguille, il arrive souvent que l’animal ne sent pas la blessure et qu’il meurt sur place en une minute ou deux. Il n’en est pas ainsi quand on emploie de plus grandes flèches sur des animaux qui fuient ; néanmoins la paralysie due à l’action du poison arrive assez vite pour que l’animal s’arrête et n’échappe jamais au chasseur. Waterton raconte qu’en traversant les terres qui séparent l’Essequibo du Démérary, lui et ses compagnons rencontrèrent une troupe de sangliers. Un Indien banda son arc et frappa l’un d’eux d’une flèche empoisonnée ; elle entra dans la mâchoire et se rompit. Le sanglier fut trouvé mort à cent soixante-dix pas du lieu où il avait été frappé, et leur fournit un souper succulent.
Les symptômes de la mort par le curare offrent un aspect caractéristique sur lequel s’accordent tous les observateurs. On ne pourrait guère constater ces symptômes chez les petits oiseaux, dont la mort a lieu parfois en quelques secondes ; mais chez les oiseaux plus gros, chez les mammifères et chez les animaux à sang froid, la mort arrive dans un espace de temps qui varie en général entre cinq et douze minutes quand on a employé un excès de poison. Je rapporterai seulement trois ou quatre exemples ; ils seront l’expression exacte de ce que j’ai toujours vu se reproduire dans des expériences en quelque sorte innombrables que j’ai répétées depuis vingt ans.
À l’aide d’une petite flèche empoisonnée, j’ai fait sur le dos d’un lapin une piqûre si peu douloureuse qu’il n’en a pas pour cela interrompu son repas ; mais après deux ou trois minutes l’animal a cessé de manger et est allé se placer dans un coin du laboratoire : il s’est tapi contre le mur et a baissé ses oreilles sur son dos, comme s’il eût voulu dormir. Puis il est resté parfaitement tranquille et peu à peu s’est affaissé ; ses jambes ont d’abord cédé en même temps que la tête a fléchi ; enfin il est tombé sur le flanc complètement paralysé. Après six minutes, à partir du moment de la piqûre, l’animal était mort, c’est-à-dire que la respiration avait cessé.
Un jeune chien piqué à la cuisse avec un instrument empoisonné s’aperçut à peine de sa blessure ; il courait et sautait comme de coutume, mais au bout de trois ou quatre minutes l’animal se coucha sur le ventre comme s’il eût été fatigué ; il avait conservé toute son intelligence, et ne semblait nullement souffrir ; seulement il répugnait au mouvement. Bientôt le chien posa sa tête par terre entre ses deux jambes de devant, comme s’il eût été encore plus fatigué et qu’il eût voulu s’endormir. Cependant ses yeux restaient toujours ouverts et tranquilles en même temps que son corps s’affaissait sur lui-même ; l’animal était alors complètement paralysé. Bientôt les yeux devinrent ternes, les mouvemens respiratoires cessèrent, et l’animal était mort huit minutes après la piqûre empoisonnée.
Les grenouilles, les crapauds et les couleuvres meurent avec des symptômes semblables. Les animaux ne manifestent aucune agitation ni aucune expression de douleur. Ils sont pris d’une paralysie progressive qui éteint successivement toutes les fonctions vitales. C’est là le caractère particulier de la mort par le curare. Dans tous les genres de mort que l’on connaît, il y a toujours vers l’agonie des convulsions, des cris ou des râles indiquant une souffrance et une sorte de lutte entre la vie et la mort. Dans la mort par le curare, rien de pareil ; il n’y a pas d’agonie, la vie paraît s’éteindre. Tous les voyageurs qui ont vu périr des animaux par le curare décrivent la mort avec des symptômes pareils à ceux que nous venons d’indiquer. « La mort arrive, dit M. Carrey, comme si un fluide vital s’écoulait. » Waterton, qui nous a donné le plus de détails sur les effets du curare, raconte que lorsqu’un oiseau est blessé à la chasse par une flèche empoisonnée, il reste environ trois minutes avant de tomber, mais que sa chute n’est précédée par aucun signe de douleur, qu’il y a seulement une sorte de stupeur qui se manifeste par une répugnance apparente au mouvement. « Ayant empoisonné, dit-il, une jeune poule pleine de vie au moyen d’une piqûre faite à la cuisse avec une flèche empoisonnée, la poule n’en parut nullement incommodée. Pendant la première minute, elle marcha tranquillement ; pendant la deuxième minute, elle resta calme et becqueta la terre. Moins d’une demi-minute après, elle ouvrit et ferma souvent le bec ; sa queue était abaissée, et ses ailes tombaient presque à terre. À la fin de la troisième minute, elle était courbée, ne pouvant plus soutenir sa tête, qui tombait, se relevait, et chaque fois tombait plus bas, comme celle d’un voyageur fatigué qui sommeille debout ; ses yeux s’ouvraient et se fermaient. Au bout de cinq minutes, la poule était morte. » Dans un autre exemple, il s’agit d’un paresseux dont la vie céda sans le moindre combat apparent, sans un cri ni un gémissement. C’était un aï ou paresseux à trois doigts ; il appartenait à un naturaliste qui, voulant le tuer pour conserver sa peau, avait eu recours au curare. L’aï fut blessé à la jambe et mis sur le plancher, à peu de distance d’une table. Il s’efforça d’en atteindre le pied et s’y accrocha, comme s’il eût voulu monter ; mais ce furent ses derniers efforts : sa vie s’éteignit rapidement, quoique graduellement… D’abord une de ses jambes de devant lâcha prise et tomba de côté, incapable de se mouvoir ; l’autre fit bientôt de même. Les membres antérieurs ayant perdu toute force, le paresseux se coucha lentement et mit sa tête entre ses jambes de derrière, qui tenaient encore à la table ; mais lorsqu’elles furent atteintes à leur tour, il tomba à terre si doucement qu’on n’eût pas pu distinguer cette chute d’un mouvement ordinaire. Si l’on avait ignoré la circonstance de sa blessure, où n’eût jamais pensé qu’il succombait. La bouche était fermée ; on n’y voyait ni écume, ni salive. On n’observa ni tressaillement, ni altération visible de la respiration. Au bout de dix minutes, il fit un léger mouvement, et une minute après il était mort. « En un mot, dit Waterton, depuis le moment où l’action du poison commença à se montrer chez le paresseux, on aurait cru que le sommeil l’accablait. »
Waterton nous donne encore le récit de la mort d’un homme empoisonné par le curare. Deux Indiens couraient la forêt pour chercher du gibier. L’un d’eux prit une flèche empoisonnée et la lança sur un singe rouge qui était au-dessus de lui, dans un arbre. Le coup était presque perpendiculaire. La flèche manqua le singe, et en retombant frappa l’Indien au bras, un peu au-dessus du coude. Il fut convaincu que tout était fini pour lui. « Jamais, dit-il à son camarade d’une voix entrecoupée et regardant son arc pendant qu’il parlait, jamais je ne banderai plus cet arc. » Ayant dit ces mots, il ôta la petite boîte de bambou contenant le poison qui était suspendue à son épaule, et, l’ayant mise à terre avec son arc et ses flèches, il s’étendit auprès, dit adieu à son compagnon et cessa de parler pour toujours. « Ce sera une consolation pour les âmes compatissantes, remarque ailleurs Waterton, de savoir que la victime n’a pas souffert, car le wourali détruit doucement la vie. »
Ainsi toutes les descriptions nous offrent un tableau doux et tranquille de la mort par le curare. Un simple sommeil paraît être la transition de la vie à la mort. Cependant il n’en est rien ; l’apparence extérieure est trompeuse. Cette étude sera donc propre à montrer combien nous pouvons être dans l’erreur relativement à l’interprétation des phénomènes naturels, tant que la science ne nous en a pas appris la cause et dévoilé le mécanisme. Si en effet, abordant maintenant la partie essentielle de notre sujet, nous entrons, au moyen de l’expérimentation, dans l’analyse organique de l’extinction vitale, nous verrons que cette mort, qui nous paraît survenir d’une manière si calme et si exempte de douleur, est au contraire accompagnée des souffrances les plus atroces que l’imagination de l’homme puisse concevoir.
III.
Le corps d’un animal vivant est un assemblage admirable de particules, qui sont d’autant plus délicates et plus variées dans leurs propriétés physiologiques, que l’être occupe un rang plus élevé dans l’échelle de l’organisation. Or il importe, pour la clarté de notre sujet, que nous descendions un instant dans cette machine vivante qui va devenir le théâtre des actions délétères que nous nous proposons de définir et d’expliquer.
Les manifestations vitales que nous apercevons au dehors ont une cause intérieure, cachée à nos regards. Elles ne sont toutes que des résultantes de l’action réciproque et simultanée d’un grand nombre de particules organiques élémentaires, de même que dans la nature brute les phénomènes ne sont aussi que des résultantes complexes des propriétés des corps simples inorganiques. C’est donc dans les élémens organiques, c’est-à-dire dans les parties les plus déliées de l’organisme, que siégent les conditions intimes de la vie et de la mort. Le poison n’envahit jamais l’organisme d’emblée et dans sa totalité ; mais il porte son action toxique et paralysante sur un élément organique essentiel à la vie. Ensuite il amène la dislocation de l’édifice vital par un mécanisme qui variera en raison de l’élément primitivement atteint, de la nature et de l’importance de ses rapports physiologiques avec l’ensemble des phénomènes de la vie.
La chimie connaît aujourd’hui soixante-dix corps simples environ, dont seize seulement entrent dans la composition de l’organisme vivant le plus compliqué, qui est celui de l’homme ; mais ce n’est point en leur qualité de corps chimiquement simples que ces substances viennent agir ici : elles se sont préalablement combinées et groupées sous l’influence de la force vitale, pour constituer les particules les plus ténues de notre organisme. Ces particules, bien que complexes chimiquement, sont élémentaires au point de vue physiologique en ce sens qu’elles sont douées de propriétés vitales simples et définies qui ne persistent pas après la division ou l’altération de l’élément. Telle est en quelques mots l’idée qu’on doit se faire des parties microscopiques de notre corps, auxquelles il convient de donner le nom d’élémens anatomiques ou peut-être mieux celui d’organismes élémentaires. En effet, les élémens anatomiques sont de véritables organismes élémentaires, et ce sont ces organismes élémentaires qui, par leur réunion et leurs groupemens, sont ensuite appelés à constituer un organisme total d’autant plus complexe et d’autant plus élevé dans l’organisation que la variété physiologique de ses élémens se montre plus grande. Nous pouvons donc considérer que notre corps est composé par des millions de milliards de petits êtres ou individus vivans et d’espèce différente. Il en est qui sont libres comme les globules du sang ; mais la plupart sont unis et soudés. Les élémens de même espèce se réunissent pour constituer nos tissus, et nos tissus se mélangent pour former nos organes ; les élémens d’espèce différente se soudent entre eux afin de pouvoir réagir les uns sur les autres et concourir avec harmonie à un même but physiologique. Néanmoins, dans toutes ces réunions ou soudures, aucun élément ne se confond avec son voisin ; ils s’unissent et restent distincts comme des hommes qui se donneraient la main. Chaque espèce d’élémens représente ainsi une véritable espèce d’individus qui dépend d’un tout auquel il est associé, mais qui a toujours son indépendance et sa vie propre, qui a sa manière particulière de se nourrir et d’être excité, qui à ses poisons spéciaux et sa manière spéciale de mourir. Enfin, comme on peut le dire d’un seul mot, chaque élément a son autonomie, mais autonomie inconsciente et enchaînée par un déterminisme absolu aux conditions physico-chimiques du milieu organique intérieur.
À part les élémens organiques qu’on peut appeler passifs, parce que, par leur réunion, ils constituent la charpente osseuse du corps, ainsi que tous les tissus conjonctifs qui donnent la solidité, l’élasticité et la cohésion à nos organes, il existe deux autres classes d’éléments organiques qui nous manifestent une activité constante et nécessaire. Dans la première classe, nous placerons tous les élémens organiques qui, sous la forme de vésicules ou de cellules soit libres, soit fixées ou agglomérées, constituent les tissus glandulaires, muqueux et épithéliaux. Les propriétés de ces élémens groupés en tissus se manifestent plus particulièrement dans l’accomplissement des phénomènes de la vie nutritive. Nous placerons dans la seconde classe les élémens organiques qui, généralement sous la forme de fibres ou de tubes réunis et soudés les uns aux autres, constituent les tissus musculaires et nerveux. En raison de leurs propriétés, ces derniers élémens président aux fonctions de sensibilité et de mouvement qui sont propres aux animaux et constituent les manifestations les plus élevées des êtres vivans.
L’objet de la physiologie générale est d’analyser chaque fonction et chaque acte de l’économie, afin de les ramener à leur élément organique. Le phénomène de la respiration, malgré ses variétés apparentes, se réduit finalement pour tous les animaux à la propriété de l’élément ou globule sanguin qui, au contact de l’air, absorbe l’oxygène et exhale l’acide carbonique. La digestion avec les sécrétions qui y concourent se ramène à l’élément glandulaire ou épithélial, qui, sous l’influence de certains excitans déterminés, laisse suinter un liquide qu’il a la propriété de préparer et d’accumuler en lui. De même, quand nous voyons apparaître dans un animal un phénomène de sensibilité ou de mouvement, nous devons nous reporter par l’analyse physiologique aux propriétés des fibres nerveuses et musculaires qui constituent ses conditions élémentaires. La fibre musculaire représente un tube microscopique à parois élastiques ; ce tube est rempli d’une substance contractile, c’est-à-dire d’une matière qui, pendant la vie, jouit de la propriété de se contracter sous l’influence nerveuse de façon à raccourcir le tube musculaire et à entraîner dans son mouvement les parties auxquelles il est fixé. Nous trouvons dans le système nerveux des élémens producteurs et conducteurs, les uns pour la sensibilité, les autres pour la motricité. Les conducteurs nerveux représentent de véritables fils électriques organiques ; ils sont constitués par un tube rempli d’une substance appelée moelle nerveuse, destinée à protéger un filament central. Ce filament est la partie physiologiquement essentielle du nerf, et qu’on appelle l’axe du cylindre nerveux ou le cylinder axis. Le tube nerveux sensitif s’unit au tube moteur au moyen d’un renflement nerveux appelé cellule nerveuse, et le tube moteur se termine dans la fibre musculaire en présentant une nouvelle intumescence particulière. Tous ces élémens organiques qui composent notre corps sont d’une grande ténuité microscopique, car la grandeur en varie entre des centièmes et des millièmes de millimètres. On pourra par conséquent avoir une idée de leur nombre par leur masse, quand on saura que les cellules et les tubes nerveux, par leur réunion, forment le cerveau, la moelle épinière et les cordons nerveux, et que toutes les fibres musculaires ensemble constituent essentiellement la viande ou la chair qui représente la plus grande partie du poids du corps de l’homme et des animaux.
Quelles que soient la complication et la variété de nos opérations intellectuelles, de nos sentimens et de nos mouvemens, ils ne sont jamais exprimés que par l’activité vitale de trois élémens organiques formant une chaîne à anneaux distincts, mais dont les propriétés sont cependant physiologiquement et hiérarchiquement subordonnées. Ces trois élémens sont l’élément nerveux sensitif, l’élément nerveux moteur, et l’élément musculaire. Le point de départ de l’action physiologique se trouve dans l’élément nerveux sensitif ou intellectuel ; sa vibration se transmet suivant son axe, et, arrivée à la cellule nerveuse, véritable relais, la vibration sensitive se transforme en vibration motrice. Cette dernière se propage à son tour dans l’élément nerveux moteur, et, arrivée à son extrémité périphérique, elle fait vibrer la fibre musculaire, qui, réagissant en vertu de sa propriété élémentaire, opère la contraction ou le mouvement. Ces trois élémens organiques jouent ainsi le rôle d’excitant les uns par rapport aux autres ; l’élément nerveux sensitif excite l’élément nerveux moteur, et l’élément nerveux moteur excite la fibre musculaire, d’où résulte finalement la contraction. Dans leur action d’ensemble, ces élémens ont des relations tellement connexes que, les uns sans les autres, ils n’auraient point de raison d’être. En effet, l’élément sensitif n’a pas de raison d’être sans l’élément moteur qui indique sa présence, et l’élément moteur n’aurait pas de raison d’être sans l’élément musculaire sur lequel son influence doit se manifester. Toutefois, malgré cette connexion intime et nécessaire, chacun de ces trois élémens n’en reste pas moins indépendant et distinct organiquement. L’élément sensitif vit et meurt à sa manière, il a ses poisons qui lui sont propres. L’élément moteur peut vivre et mourir séparément, il a également ses poisons spéciaux. Enfin l’élément musculaire a de même des conditions de vie et de mort qui n’appartiennent qu’à lui. Toutefois, si cette indépendance organique est réelle pour la vie nutritive des élémens, elle n’est plus qu’une illusion au point de vue des manifestations vitales qu’ils doivent accomplir dans l’organisme. Ces manifestations n’étant qu’une résultante d’activités diverses, elles exigent le concours de toutes. Si l’un des trois élémens, sensitif, moteur et musculaire, vient à être supprimé, les deux autres continuent de vivre sans doute, mais ils n’ont plus de sens, de même qu’une phrase perd sa signification dès qu’un de ses membres vient à lui manquer.
La loi fondamentale de la vie est l’échange de matières continuel entre le corps vivant et le milieu cosmique qui l’entoure. De là résulte un véritable circulus ou tourbillon rénovateur du corps dont la rapidité mesure l’intensité de la vie. Les conditions des phénomènes vitaux ne sont absolument constituées ni par l’organisme, ni par le milieu ; il faut le concours des deux. Malgré l’intégrité de l’organisme, la vie cessera, si le milieu est supprimé ou vicié ; malgré la présence d’un milieu favorable, la vie s’éteindra, si l’organisme est lésé ou détruit.
Notre corps entier ou notre organisme n’est, nous le répétons, qu’un agrégat d’élémens organiques, ou mieux d’organismes élémentaires innombrables, véritables infusoires qui vivent, meurent et se renouvellent chacun à sa manière. Cette comparaison exprime exactement ma pensée, car cette multitude inouïe d’organismes élémentaires associés qui composent notre organisme total existent, comme des infusoires, dans un milieu liquide qui doit être doué de chaleur et contenir de l’eau, de l’air et des matières nutritives. Les infusoires libres et disséminés à la surface de la terre trouvent ces conditions dans les eaux où ils vivent. Les infusoires organiques de notre corps, plus délicats, groupés en tissus et en organes, trouvent ces conditions, entourés de protecteurs spéciaux, dans notre fluide sanguin, qui est leur véritable liquide nourricier. C’est dans ce liquide, qui ne les imbibe pas, mais qui les baigne, que s’accomplissent tous les échanges matériels, solides, liquides ou gazeux, que leur vie exige ; ils y prennent leurs alimens et y rejettent leurs excrémens, absolument comme des animaux aquatiques. D’ailleurs la vie ne s’accomplit jamais que dans un milieu liquide. Ce n’est que par des artifices de construction que les organismes de l’homme, ainsi que ceux d’autres animaux, peuvent vivre dans l’air ; mais tous les élémens actifs de leurs fonctions vivent sans exception, à la façon des infusoires, dans un milieu liquide intérieur. C’est pourquoi j’ai donné le nom de milieu intérieur organique au sang et à tous les liquides blastématiques qui en dérivent.
Le système circulatoire n’est autre chose qu’un ensemble de canaux destinés à conduire l’eau, l’air et les alimens aux élémens organiques de notre corps, de même que des routes et des rues innombrables serviraient à mener les approvisionnemens aux habitans d’une ville immense. Les canaux veineux n’ont pas, à proprement parler, de rapports physiologiques actifs avec les élémens organiques ; ils ne leur portent rien, ils ne font qu’emmener le sang qui a servi à les nourrir ; mais le système veineux présente une autre origine périphérique de la plus haute importance, car c’est par cette origine que le courant veineux, dont la direction est centripète, vient se répandre sur les diverses surfaces de l’organisme et puiser de l’air dans les poumons, de l’eau et des alimens dans les intestins, ainsi que d’autres liquides interstitiels. Tous ces élémens, constitutifs du milieu intérieur sont ensuite portés au cœur, centre du mouvement circulatoire. Ici commence le système artériel qui lance le sang dans une direction inverse à celle qui précède, c’est-à-dire du centre à la périphérie. Le sang ainsi poussé par le cœur dans les artères va se purifier en tout ou en partie de divers produits d’élimination et par des mécanismes divers, suivant les organismes ; mais ce qu’il importe de savoir ici, c’est que le sang artériel est celui qui se dirige vers nos organismes élémentaires et qui leur distribue toutes les substances capables de réagir sur eux. Le sang artériel porte la vie aux élémens organiques, parce qu’il contient en dissolution l’oxygène et les autres élémens d’un milieu organique propre à entretenir la vie ; mais le sang artériel peut aussi apporter la mort, s’il s’est introduit dans les voies circulatoires, c’est-à-dire dans le milieu intérieur organique, des substances qui l’ont vicié. Or c’est le cas qui se présente dans tous les empoisonnemens.
Lorsqu’un animal est piqué par une flèche empoisonnée avec du curare, nous avons vu qu’il ne meurt qu’après un certain temps. Il y a en effet trois étapes nécessaires que le poison doit parcourir. Premièrement, le poison doit être dissous dans la plaie par les humeurs animales qui s’y trouvent ; deuxièmement, il doit pénétrer dans les veines et être porté jusqu’au cœur ; troisièmement, il doit être amené en contact avec les élémens organiques au moyen du système artériel. Ce n’est point encore tout : il faut que la substance toxique s’accumule dans le sang par suite d’une disproportion qui doit s’établir entre l’absorption et l’élimination du poison. Tout cela demande, ainsi que nous le savons, un maximum de dix à douze minutes pour s’accomplir. Nous concevons maintenant que le curare puisse ne pas agir si, avant d’arriver au système artériel, il rencontre sur sa route quelque voie d’élimination rapide, ou s’il se trouvait, par un obstacle quelconque, retenu dans le système veineux. En effet, dans ce cas le poison ne parvient pas jusqu’aux voies qui conduisent aux élémens organiques.
Trois ans après le retour de Waterton en Angleterre, Brodie fit quelques expériences qu’il importe de mentionner. On inocula du curare à la jambe d’un âne, et il mourut en douze minutes. Sur un autre âne, on inocula le même poison, et de la même manière, mais après avoir placé un bandage autour de la jambe au-dessus de l’endroit où l’inoculation avait été pratiquée. L’âne marcha librement, comme à l’ordinaire, et il continua à manger sans s’apercevoir de rien. Au bout d’une heure, on délia le bandage, et dix minutes après la mort avait saisi cet animal. Ces expériences, qui sont imitées de celles que Magendie avait faites pour d’autres poisons, et qui ont été bien souvent confirmées, s’expliquent physiologiquement d’une manière très simple : tant que le poison restait sous la peau de la jambe au-dessous de la ligature, il ne pouvait pas arriver au cœur, parce que cette ligature empêchait le sang veineux de passer et de l’y transporter. Le poison, avons-nous dit, n’est actif que lorsque, étant parvenu au cœur, il peut se répandre par les artères, et arriver ainsi à tous les élémens organiques ; mais là encore nous pouvons, à l’aide d’un artifice expérimental, empêcher le poison de se généraliser. Si nous lions l’artère d’un membre par exemple, nous empêcherons le sang empoisonné d’être porté aux élémens organiques de ce membre, et nous leur conserverons la vie, tandis que tout le reste du corps aura ressenti les atteintes délétères de la substance toxique. En un mot, en arrêtant le poison dans les veines, on sauve tout l’individu ; en arrêtant le poison dans les artères, on ne sauve que la partie du corps à laquelle l’artère oblitérée portait le sang.
Après cet exposé sommaire de quelques notions physiologiques qu’il était nécessaire de rappeler, revenons aux effets du poison américain. Nous aurons à rechercher d’abord sur quel élément organique particulier du corps il a porté son action toxique, et à déterminer ensuite le mécanisme par lequel la mort de cet élément a pu amener la mort de tout l’organisme.
IV.
Dans le mois de juin 1844, je fis ma première expérience sur le curare : j’insinuai sous la peau du dos d’une grenouille un petit fragment de curare sec, et j’observai l’animal. Dans les premiers momens, la grenouille allait et sautait comme avant avec la plus grande agilité, puis, elle resta tranquille. Au bout de cinq minutes, les jambes de devant cédèrent, le corps s’aplatit et s’affaissa peu à peu. Après sept minutes, la grenouille était morte, c’est-à-dire qu’elle était devenue molle, flasque, et que le pincement de la peau ne déterminait plus chez elle aucune réaction vitale. Je procédai alors à ce que j’appelle l’autopsie physiologique de l’animal.
Des mesures sages, et que tout le monde approuve, empêchent de faire chez l’homme les autopsies avant qu’il se soit écoulé vingt-quatre heures depuis le moment de la mort. Cette circonstance diminue considérablement l’importance scientifique des autopsies cadavériques. En effet, la vie ne cesse pas parce que tout notre corps est mort à la fois, mais seulement parce que un ou plusieurs de ses élémens organiques ont perdu leurs propriétés vitales. En faisant l’autopsie au moment même de la mort, on doit donc toujours rencontrer des élémens organiques qui ont perdu leurs propriétés physiologiques ; mais d’autres qui les possèdent encore, et qui ne finissent par les perdre et par mourir à leur tour qu’à cause de la dislocation des fonctions nécessaires à leur existence. Quand on pratique l’autopsie vingt-quatre heures après la mort, tous les élémens organiques sont éteints, rigides et froids. On ne trouve plus que des lésions chroniques qui nous font connaître les diverses métamorphoses pathologiques des tissus, mais qui ne nous expliquent en rien le mécanisme de la mort, car l’individu vivait quelques heures auparavant avec cette même lésion. Dans d’autres cas, on ne trouve rien, et on croit que la cause de la mort est insaisissable. C’est ce qui nous serait arrivé, si nous eussions fait l’autopsie de notre grenouille le lendemain : nous aurions eu un cadavre empoisonné par le curare qui ne nous aurait offert aucune lésion, qu’il nous eût été impossible de distinguer sous aucun rapport du cadavre d’une grenouille morte d’une tout autre manière. Il en est autrement, ainsi qu’on le verra, lorsqu’on fait l’autopsie physiologiquement, c’est-à-dire en ouvrant l’animal aussitôt après la mort. C’est là un avantage des plus importans que présente seule la pathologie expérimentale, car ce que la morale interdit de faire sur nos semblables, la science nous autorise à le faire sur les animaux. L’homme, qui a le droit de se servir des animaux pour ses usages domestiques et pour son alimentation, a également le droit de s’en servir pour s’instruire dans une science utile à l’humanité.
En ouvrant la grenouille empoisonnée, je vis que son cœur continuait à battre. Son sang rougissait à l’air et présentait ses propriétés physiologiques normales. Je me servis ensuite de l’électricité comme de l’excitant le plus convenable pour réveiller et provoquer la réaction physiologique des élémens nerveux et musculaires. En agissant directement sur les muscles, l’excitant électrique produisait des contractions violentes dans toutes les parties du corps ; mais en agissant sur les nerfs eux-mêmes il n’y avait plus aucune réaction. Les nerfs, c’est-à-dire les tubes nerveux qui les composent, étaient donc complètement morts, tandis que les autres élémens organiques des muscles, du sang, des muqueuses, etc., étaient très vivans et conservaient encore leurs propriétés physiologiques pendant un grand nombre d’heures, ainsi que cela se voit surtout chez les animaux à sang froid.
Il est maintenant facile de comprendre que l’extinction vitale des élémens nerveux qui font contracter les muscles doive amener la mort de l’organisme tout entier par la cessation successive de tous les mouvemens. L’arrêt des mouvemens respiratoires produit particulièrement ce résultat en empêchant dans le milieu organique sanguin l’aération, qui est indispensable pour entretenir la vie de tous les élémens organiques qui nous composent. Si le cœur conserve encore ses mouvemens, cela prouve, ainsi qu’on le savait déjà, qu’il n’est pas influencé par le système nerveux comme les autres muscles, ce qui lui permet d’être, suivant l’expression de Haller, l’organe primum vivens et l’organe ultimum moriens. En outre la démonstration de cette action nette et caractéristique du curare, qui tue l’élément nerveux et respecte l’élément musculaire, a résolu la question de ce qu’on appelait l’irritabilité hallérienne, en prouvant expérimentalement que la propriété contractile du muscle est distincte de la propriété du nerf qui l’excite, puisque le poison parvient à les séparer immédiatement l’une de l’autre.
Cette première expérience analytique faite sur la grenouille a ensuite été répétée de la même manière sur d’autres animaux plus rapprochés de l’homme et appartenant à la classe des oiseaux et des mammifères. J’ai constaté des résultats tout à fait semblables, et l’autopsie physiologique me montra que, comme chez la grenouille, l’élément nerveux moteur avait été seul atteint par le curare, tandis que les autres élémens organiques avaient conservé leurs propriétés physiologiques. L’observation attentive des symptômes de l’empoisonnement sur les animaux élevés vint me révéler des particularités intéressantes relatives à la sensibilité et à l’intelligence. Un chien d’une humeur douce avait été blessé par une flèche empoisonnée. D’abord l’animal ne s’en aperçut pas : il courait, gambadait joyeusement comme à l’ordinaire ; mais bientôt, comme s’il eût été fatigué, il se coucha sur le ventre, dans une attitude très naturelle. Quand on appelait le chien, il répondait à l’appel ; il se levait et venait, mais après des sommations réitérées et avec une sorte de lassitude. Peu de temps après, le chien ne pouvait plus se lever malgré ses efforts ; il avait conservé toute son intelligence et ne paraissait nullement souffrir ; seulement ses jambes, et particulièrement celles du train de derrière, n’obéissaient plus à sa volonté. Lorsqu’on parlait à l’animal, il répondait parfaitement bien par les mouvemens de la tête, par l’expression des yeux et par l’agitation de la queue ; mais un peu plus tard la tête tomba, l’animal ne pouvait plus la soutenir. Le chien était alors couché et respirait avec calme, comme un animal qui aurait reposé tranquillement ; si on l’appelait, sa queue seule pouvait s’agiter, et ses yeux se tourner encore et sans aucune expression de souffrance, pour montrer qu’il entendait. Enfin les mouvemens respiratoires cessèrent peu à peu, et les yeux étaient déjà devenus ternes et sans vie que des mouvemens légers de la queue venaient témoigner que le chien entendait encore celui qui lui parlait.
Un autre chien d’une nature féroce, et cherchant à mordre tous ceux qui l’approchaient, fut piqué par une flèche empoisonnée. Pendant les premiers momens, l’animal farouche, blotti dans son coin, faisait entendre des grondemens mêlés d’aboiemens toutes les fois qu’on se dirigeait vers lui. Après six ou sept minutes, l’animal se coucha, ses jambes ne pouvaient plus le soutenir, et ses cris s’éteignirent, mais il n’en était pas moins furieux. Toutes les fois qu’on approchait, il montrait les dents et roulait des yeux flamboyans. Quand on lui présentait un bâton, il le mordait avec force et avec une rage silencieuse. Cette rage ne s’éteignit qu’avec la vie, et lorsque le chien ne pouvait plus la manifester par ses lèvres et par ses dents, elle était encore dans ses regards, qui, les derniers, exprimèrent sa furie.
Les deux expériences qui précèdent nous montrent que dans la mort par le curare l’intelligence n’est point anéantie ; chacun de nos animaux a conservé son caractère jusqu’au bout, et si les manifestations caractéristiques ont disparu, ce n’est pas parce qu’elles se sont réellement éteintes, mais parce qu’elles se sont trouvées successivement refoulées et comme envahies par l’action paralytique du poison. En effet, dans ce corps sans mouvement, derrière cet œil terne, et avec toutes les apparences de la mort, la sensibilité et l’intelligence persistent encore tout entières. Le cadavre que l’on a devant les yeux entend et distingue ce que l’on fait autour de lui, il ressent des impressions douloureuses quand on le pince ou qu’on l’excite. En un mot, il a encore le sentiment et la volonté, mais il a perdu les instrumens qui servent à les manifester : c’est ce que nous allons montrer en poussant plus loin notre analyse physiologique.
Rappelons-nous pour un instant que le curare ne peut exercer son action toxique qu’après avoir été porté par les artères et mis en contact avec nos élémens organiques. Rappelons-nous encore qu’en liant ou en obstruant une artère d’un membre ou d’une autre partie du corps, on peut ainsi préserver cette partie de l’empoisonnement qui envahira tout le reste de l’organisme. Or à l’aide de ce membre ou de cette partie réservée, ne fût-ce même qu’une fibre musculaire, l’animal pourra manifester ce qu’il sent et montrer que son intelligence, qui avait été en quelque sorte saisie dans un cadavre, n’avait pas été abolie. Ces expériences analytiques se démontrent particulièrement bien chez les animaux à sang froid à cause de la persistance plus longue des propriétés élémentaires des tissus après l’arrêt de la circulation artérielle.
Sur une grenouille très vivace, j’ai intercepté le passage du sang artériel dans les jambes du train de derrière par la ligature des artères, en ayant grand soin de laisser intacts les nerfs qui font communiquer ces membres avec la moelle épinière. Après cette opération, la grenouille avait conservé toute son agilité, sautait et nageait comme à l’ordinaire. Alors je l’empoisonnai en lui insinuant un petit fragment de curare sous la peau du dos. Après cinq minutes, la grenouille s’affaissa, ses jambes de devant, ayant perdu leur ressort, s’écartèrent, et la mâchoire inférieure de l’animal reposait sur la table. Après sept ou huit minutes, la grenouille était morte et sans mouvement. Quand on pinçait la peau de la tête, du corps ou des pattes de devant, il n’y avait aucun mouvement ni aucune réaction vitale dans ces parties empoisonnées ; mais la grenouille agitait aussitôt avec violence ses deux pattes de derrière, qui avaient été préservées de l’empoisonnement par la ligature des artères. Ce résultat était constant même après les plus légères piqûres dans la partie du corps empoisonnée. Quand on mettait la grenouille dans l’eau et qu’on excitait une partie quelconque de son corps, elle nageait parfaitement avec ses deux jambes de derrière, qui poussaient devant elles le reste du corps complètement immobile, quoique sensible ; mais non-seulement notre grenouille avait conservé la sensibilité dans le train antérieur de son corps paralysé par le poison, elle y avait encore conservé ses sens et sa volonté. En effet, si l’on couvrait le vase où l’on avait introduit la grenouille de manière à la placer dans l’obscurité, et si ensuite on faisait subitement pénétrer un rayon de soleil en déplaçant le couvercle, on apercevait le tronçon de la grenouille flasque et incliné en bas s’avancer volontairement vers le soleil à l’aide des deux jambes de derrière. J’ai répété l’expérience très souvent ; elle a toujours réussi. Si, au lieu des deux jambes, on n’en préserve qu’une de l’empoisonnement, le résultat est le même ; seulement il n’y a qu’une jambe qui se meut quand on pince l’animal, et cette jambe pousse tout le reste du corps devant elle quand on place l’animal dans l’eau. Quand, au lieu d’une jambe, on ne préserve de l’empoisonnement qu’un seul doigt, ce doigt s’agite et exprime le sentiment de tout le corps réduit à l’état de cadavre. Le spectacle intéressant que je viens de tracer peut s’observer parfois pendant une heure ou deux dans les saisons favorables. Il ne cesse que lorsque l’asphyxie et la mort de l’organisme sont arrivées par suite de la suppression trop prolongée des mouvemens respiratoires. Chez les animaux à sang chaud, ces phénomènes se passent en un temps beaucoup plus court, mais ils n’en existent pas moins. Lorsqu’un mammifère ou un homme est empoisonné par le curare, l’intelligence, la sensibilité et la volonté ne sont point atteintes par le poison, mais elles perdent successivement les instrumens du mouvement, qui refusent de leur obéir. Les mouvemens les plus expressifs de nos facultés disparaissent les premiers, d’abord la voix et la parole, ensuite les mouvemens des membres, ceux de la face et du thorax, et enfin les mouvemens des yeux qui, comme chez les mourans, persistent les derniers. Peut-on concevoir une souffrance plus horrible que celle d’une intelligence assistant ainsi à la soustraction successive de tous les organes qui, suivant l’expression de M. de Bonald, sont destinés à la servir, et se trouvant en quelque sorte enfermée toute vive dans un cadavre ? Dans tous les temps, les fictions poétiques qui ont voulu émouvoir notre pitié nous ont représenté des êtres sensibles renfermés dans des corps immobiles. Notre imagination ne saurait rien concevoir de plus malheureux que des êtres pourvus de sensation, c’est-à-dire pouvant éprouver le plaisir et la peine, quand ils sont privés du pouvoir de fuir l’un et de tendre vers l’autre. Le supplice que l’imagination des poètes a inventé se trouve produit dans la nature par l’action du poison américain. Nous pouvons même ajouter que la fiction est restée ici au-dessous de la réalité. Quand le Tasse nous dépeint Clorinde incorporée vivante dans un majestueux cyprès, au moins lui a-t-il laissé des pleurs et des sanglots pour se plaindre et attendrir ceux qui la font souffrir en blessant sa sensible écorce.
Le poison est donc, ainsi que nous l’avons dit en commençant cette étude, un instrument qui nous a fait pénétrer dans les replis les plus cachés de notre organisation, et nous a permis d’en saisir les phénomènes les plus délicats. En parcourant les diverses phases de l’empoisonnement, nous avons vu que le curare détruit le mouvement en laissant persister la sensibilité. De plus, nous avons prouvé qu’il n’atteint qu’un des élémens efficaces du mouvement, le nerf moteur, car le cœur continue à battre, et les muscles ont conservé leur faculté contractile intacte. La conclusion physiologique qui ressort de ces expériences est très claire : l’élément nerveux sensitif, l’élément nerveux moteur et l’élément musculaire ont chacun leur autonomie, puisque le curare les sépare et n’est toxique que pour un seul d’entre eux. Rappelons-nous pourtant que, malgré leur indépendance, les élémens organiques n’ont d’effet physiologique que par l’ensemble de leurs rapports. La manifestation motrice chez l’homme ou chez un animal exige le concours de trois termes ou élémens anatomiques. L’élément nerveux, sensitif ou volontaire est le point de départ de la détermination motrice. Ensuite l’élément nerveux moteur transmet cette détermination au muscle qui l’exécute, ou autrement dit qui la manifeste. Si un seul des trois termes précédens vient à manquer, l’acte n’a plus lieu. Dans l’empoisonnement par le curare, la sensibilité ainsi que la volonté du mouvement existent, la contractilité et par conséquent la possibilité d’exécution du mouvement existent ; mais par cela seul que l’élément nerveux moteur qui forme le trait d’union de la sensibilité au mouvement est détruit par le poison, tout nous semble anéanti. En effet, la sensibilité, comme toutes les facultés qui ont pour siége le système nerveux, n’a aucune possibilité de se manifester par elle-même. Il faut absolument à ces facultés le système contractile ou musculaire sous une forme quelconque pour signaler leur présence ou se traduire à l’extérieur. Par conséquent nous ne pouvons juger des sensations des hommes et des animaux que par leurs mouvemens. Cependant, chez les animaux empoisonnés par le curare, nous aurions été dans l’erreur la plus complète, si de l’absence du mouvement nous avions conclu à l’absence de la sensibilité. Cet exemple prouvera une fois de plus que nous n’avons de criterium absolu que dans notre conscience, et que dès que nous nous livrons aux interprétations des phénomènes qui sont en dehors de nous, nous ne sommes entourés que de causes d’erreur et d’illusions.
V.
La science s’arrête aux causes prochaines des phénomènes ; la recherche des causes premières n’est pas de son domaine. Le savant a donc atteint son but quand, par une analyse expérimentale successive, il est parvenu à rattacher la manifestation des phénomènes à des conditions matérielles exactement définies. De cause en cause il arrive finalement, suivant l’expression de Bacon, à une cause sourde qui n’entend plus nos questions et ne répond plus. Toutefois la cause prochaine à laquelle nous devons nous arrêter ne peut jamais être considérée comme la limite absolue de nos connaissances ; elle n’est sourde qu’à nos trop faibles moyens actuels d’investigation.
Dans notre analyse physiologique, nous sommes arrivés à localiser l’action du poison américain sur l’élément nerveux moteur et à déterminer, comme conséquence, un mécanisme de la mort propre à cet agent toxique ; mais devons-nous nous arrêter là et sommes-nous parvenus à la limite que la science actuelle nous permet d’atteindre ? Je ne le pense pas. Non-seulement il y aurait encore lieu d’isoler chimiquement le principe actif du curare des matières étrangères auxquelles il est mélangé ; il y aurait en outre à déterminer quel genre de modification physique ou chimique la substance toxique imprime à l’élément organique pour en paralyser l’action. Quant à présent, nous ignorons complètement quelle peut être la nature de cette influence. Cependant nous savons à ce sujet une chose importante, c’est que, loin de produire une altération toxique définitive qui détruise pour toujours l’élément organique, ainsi que le font beaucoup de poisons, le curare ne détermine qu’une sorte d’inertie ou d’engourdissement de l’élément nerveux moteur. Il en résulte une paralysie de cet élément qui dure tant que le curare reste dans le sang en contact avec lui, mais qui peut cesser quand le poison est éliminé. De là il résulte cette conséquence importante, que la mort par le curare n’est point sans appel, et qu’il est possible de faire revenir à la vie un animal ou un homme qui aurait été empoisonné par cet agent toxique.
Pour comprendre le mécanisme du retour à la vie, il faut nous rappeler le mécanisme de la mort, et si la théorie que nous en avons donnée est bonne, les deux mécanismes doivent se contrôler réciproquement et pouvoir se déduire l’un de l’autre. Le curare introduit avec le sang va se mettre en contact avec les élémens organiques et paralyser d’une manière successive tous les mouvemens volontaires. D’abord les nerfs moteurs des organes de la voix sont paralysés ; mais la vie n’en continue pas moins, parce que l’animal respire toujours. Ce n’est que quand les mouvemens respiratoires du thorax viennent à cesser que la mort réelle de l’organisme commence. Tous les élémens organiques du corps vont alors être atteints, parce qu’un élément indispensable à tous, l’air ou l’oxygène, va manquer dans le sang, leur milieu organique. Sans doute le cœur, qui continue abattre, fait circuler le sang, mais ce sang ne prend plus d’oxygène dans les poumons paralysés, et l’asphyxie de tous les élémens organiques arrivera avec une rapidité plus ou moins, grande suivant la nature des animaux, mais d’une manière infaillible pour tous. Nous voyons ainsi que la destruction de l’élément nerveux moteur ne tue pas directement, comme si cet élément seul représentait le principe de la vie. La soustraction de l’élément nerveux moteur tue parce que, les autres élémens qui avaient des rapports avec lui ne pouvant plus fonctionner, il en résulte une dislocation de la machine vivante tout entière. De même un édifice s’écroule quand on enlève une de ses pierres fondamentales.
En résumé, c’est donc le manque d’oxygène ou l’asphyxie qui amène la mort dans l’empoisonnement par le curare. S’il en est ainsi, c’est l’oxygène qu’il faut rendre pour rappeler à la vie, et le contre-poison sera simplement la respiration artificielle, c’est-à-dire un soufflet qui, remplaçant les mouvemens respiratoires éteints, introduira graduellement, et avec les précautions convenables, de l’air pur dans les poumons. On peut dire alors qu’on tient dans ses mains l’existence de l’individu empoisonné, et la vie nous apparaît comme un pur mécanisme dont nous pouvons faire mouvoir les rouages, mais que nous ne pouvons localiser dans aucun d’eux exclusivement ; elle n’est nulle part et se rencontre partout.
Sous l’influence de la respiration artificielle, le sang continuera donc à circuler et à se charger d’oxygène : de cette manière, les élémens organiques que le curare n’a pas atteints continueront à vivre ; mais le poison lui-même, en circulant avec le sang, finira par s’éliminer par les divers émonctoires et particulièrement par les urines, de sorte qu’après un temps suffisant tout le curare sera sorti du sang, et l’élément nerveux moteur, qui n’avait été qu’engourdi par son contact, mais non désorganisé, se réveillera en quelque sorte et reprendra ses fonctions dès que l’agent qui le paralysait aura disparu. Alors le rouage vital brisé sera raccommodé, et la machine pourra reprendre et entretenir seule son mouvement naturel. Telle est l’explication très simple du retour à la vie des animaux empoisonnés par le curare au moyen de la respiration artificielle.
En 1815, Waterton et Brodie inoculèrent du curare à une ânesse, qui mourut en dix minutes. On lui fit alors une incision à la trachée artère, et on lui gonfla régulièrement les poumons pendant deux heures avec un soufflet. La vie suspendue revint : l’ânesse leva la tête et regarda autour d’elle ; mais, l’introduction de l’air ayant été interrompue, elle retomba dans la mort apparente. On recommença aussitôt la respiration artificielle et on la continua sans interruption pendant deux heures encore. Ce moyen sauva l’ânesse ; elle se leva et marcha sans paraître éprouver ni agitation ni douleur. La blessure du cou et celle par laquelle le poison était entré guérirent facilement. Après un peu de fatigue, l’animal se rétablit tout à fait et devint par la suite gras et pétulant. D’autres expérimentateurs, M. Virchow de Berlin entre autres, ont observé des faits semblables sur des chiens, des chats et des lapins. J’ai souvent moi-même répété ces expériences et constaté que chez l’animal sauvé le poison était passé dans l’urine, de sorte qu’en concentrant ce liquide, on y retrouvait le curare avec ses propriétés toxiques ordinaires.
L’insufflation artificielle peut très bien être appliquée à l’homme, et il existe des appareils pour la pratiquer. Si un homme était empoisonné par le curare, la seule manière connue de le sauver consisterait à le faire respirer artificiellement ; mais, quand on peut agir aussitôt après la blessure, il y a d’autres moyens d’empêcher l’empoisonnement d’avoir lieu, non par des médications empiriques et illusoires, mais par des procédés physiologiques dont la science comprend et règle l’action. Si la blessure a eu lieu dans un membre, la première chose à faire est de poser une ligature sur ce membre au-dessus de la plaie empoisonnée. Nous savons qu’en empêchant ainsi le curare d’arriver au cœur, on s’oppose à l’empoisonnement de l’organisme ; mais que faire ensuite ? Le poison est toujours là, et si l’on enlève le bandage, l’intoxication, que l’on a retardée ou suspendue, n’en arrivera pas moins. Il n’y aurait à prendre qu’un parti extrême, qui du reste a été conseillé : à l’aide d’un couteau, enlever toute la surface empoisonnée ou, pour plus de sûreté encore, retrancher le membre au-dessous de la ligature. Sans doute l’amputation serait préférable à une mort certaine ; mais on peut mieux faire, car si nous réfléchissons aux notions expérimentales que nous avons acquises, nous verrons que la physiologie nous fournit la possibilité d’éviter à la fois la mort et la perte du membre.
Rappelons-nous qu’un animal empoisonné par le curare n’est pas privé de tous ses mouvemens à la fois : on les voit s’éteindre successivement, en commençant par les mouvemens des extrémités et en finissant par les mouvemens respiratoires. Cet envahissement progressif de l’appareil locomoteur provient de l’action d’une dose graduellement croissante de poison introduite dans le sang par l’absorption, car lorsqu’on injecte d’un seul coup dans la circulation une forte proportion de curare, l’animal est comme foudroyé et meurt instantanément. Ceci nous prouve en outre qu’il y a des éléments nerveux moteurs qui sont plus accessibles à l’action du curare que d’autres. En effet, bien qu’il s’agisse d’élémens organiques de même nature, il y a entre eux une hiérarchie physiologique, de même qu’il y a une classification zoologique qui exprime la hiérarchie des organismes. La quantité de curare arrivée dans le sang et capable d’empoisonner les nerfs moteurs des membres ne suffit pas pour agir sur les nerfs moteurs de la tête : la quantité qui paralyse les nerfs moteurs de la tête n’atteint pas encore les nerfs respiratoires thoraciques et diaphragmatiques ; mais d’un autre côté cette différence dans la susceptibilité des élémens pour le poison, coïncide avec une vibration moins rapide de leur substance, de telle sorte que ceux qui sont les plus longs à s’empoisonner sont en même temps les plus tardifs à se débarrasser de la substance toxique. Les nerfs moteurs des membres et de la tête, qui sont empoisonnés avant les nerfs respiratoires, reprennent leurs fonctions avant ces derniers. C’est ce qui nous explique comment l’ânesse de Waterton, qui a pu relever la tête et regarder autour d’elle, est retombée morte quand on a arrêté le soufflet qui la faisait vivre en remplaçant ses nerfs respiratoires encore engourdis.
De cet ensemble d’observations il résulte que nous pouvons, en variant les doses du curare, passer en quelque sorte du poison au médicament, empoisonner l’animal complètement ou incomplètement, et même l’empoisonner au tiers, au quart, etc., de manière à obtenir des effets qui non-seulement ne soient pas mortels, mais qui soient gradués et déterminés d’avance. J’ai institué depuis longtemps un grand nombre d’expériences de ce genre : j’ai pu ainsi amener des animaux à avoir seulement les quatre membres paralysés ou bien les quatre membres et la tête. Enfin j’ai pu aller plus loin et paralyser les mouvemens thoraciques en ne conservant intègre que le nerf diaphragmatique, qui suffit pour empêcher l’asphyxie. Le curare sert ainsi de moyen contentif au physiologiste, car les animaux sont véritablement enchaînés pendant plusieurs heures dans de telles expériences, qui offrent d’ailleurs de l’intérêt à beaucoup d’autres points de vue. On observe alors, quand le curare agit en petite proportion, des sortes d’agitation non douloureuses dans les membres, par suite de cette loi que toute substance qui, à haute dose, éteint les propriétés d’un élément organique, les excite à petite dose. Quand l’action du curare est arrivée à son summum, l’élimination fait peu à peu disparaître le poison du sang ; en même temps et parallèlement cessent tous les symptômes paralytiques ; puis, aussitôt qu’ils sont dissipés, l’animal se lève et court alerte absolument comme avant, et sans qu’il en résulte jamais aucun inconvénient ultérieur pour sa santé.
Revenons maintenant à notre blessé, dont il s’agit de sauver la vie et de conserver le membre. La ligature est en place, et le poison est retenu au-dessous d’elle, On devine ce qu’il faut faire : délier le bandage et laisser pénétrer le poison dans le sang ; mais dès que les membres seront pris et que la paralysie se manifestera, resserrer aussitôt la ligature ; puis, quand l’élimination aura chassé le poison et fait disparaître les effets toxiques, défaire de nouveau le bandage et laisser entrer une quantité non mortelle qui sera chassée à son tour, et ainsi de suite, jusqu’à élimination complète. Cela n’est point aussi long qu’on pourrait le penser, et en moins d’une demi-journée j’ai pu sauver des chiens de moyenne taille qui avaient été piqués avec une flèche empoisonnée.
Quand on place une ligature sur un membre pour arrêter le poison, il n’est pas nécessaire de serrer le lien outre mesure, ce qui pourrait amener l’engorgement et même la gangrène du membre ; il suffit de comprimer modérément pour empêcher le retour de sang veineux. On peut même dire qu’on n’arrête pas d’une manière absolue le passage du sang empoisonné ; mais il s’en échappe si peu à la fois que la petite quantité de poison introduite dans l’organisme est éliminée à mesure, sans pouvoir s’accumuler assez pour produire ses effets toxiques. Cela explique comment j’ai pu empêcher des animaux d’être empoisonnés en laissant la ligature appliquée pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures. Après ce temps on peut délier le membre sans danger, parce que le poison et la mort ont pu s’enfuir d’une manière imperceptible.
Le poison américain dont nous venons d’esquisser l’histoire physiologique est destiné, comme tous les poisons violens, à entrer dans la classe des remèdes héroïques ; mais l’action thérapeutique des poisons, qui est encore aujourd’hui à peu près complètement dans les mains de l’empirisme, ne pourra en sortir et être comprise scientifiquement que par l’étude physiologique des empoisonnemens. L’action médicamenteuse n’est au fond qu’un empoisonnement incomplet. C’est aux élémens intimes de notre organisation qu’il faut remonter pour saisir le mécanisme de toutes ces actions. Ces recherches sont longues et entourées de difficultés innombrables ; mais les phénomènes de la vie ont leur déterminisme absolu, comme tous les phénomènes naturels. La science vitale existe, elle n’a d’entraves que dans sa complexité, et s’il arrive un jour, ce qui n’est pas douteux, qu’à force de travail et de patience la physiologie soit définitivement fondée comme science, alors nous pourrons, par des modifications du milieu sanguin, exercer notre empire sur tout ce monde d’organismes élémentaires qui constituent notre être ; en connaissant les lois qui régissent leurs rapports divers, nous pourrons régler et modifier à notre gré les manifestations vitales. Sans doute le principe des choses nous échappera toujours, et nous ne cherchons pas à connaître l’origine première de tous ces élémens organiques, pas plus que le physicien et le chimiste ne cherchent à trouver la cause créatrice de la matière minérale dont ils étudient les propriétés. Seulement nous connaîtrons la loi des phénomènes de la substance vivante et organisée, et en nous soumettant à ces lois nous pourrons faire varier les actions qui en dépendent. Les physiciens et les chimistes n’agissent pas autrement quand ils gouvernent les phénomènes des corps bruts. C’est par métaphore qu’ils se disent les maîtres de la nature, car ils savent parfaitement bien qu’ils ne font qu’obéir à ses lois.