Études morales sur la société française au XIXe siècle

LA VÉRITABLE CAUSE


DE LA CRISE SOCIALE.





I. Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle, par M. P.-J. Proudhon; Paris, 1851.
II. La Souveraineté du Peuple, essai sur l’esprit de la révolution, par M. P. de Flotte, 1851.




Il y a près d’un an déjà que nous lisions dans la correspondance d’un homme d’esprit et de bon sens ces paroles si justes et si effrayantes : « Le mal de la France est un mal très compliqué; lorsqu’on applique le remède d’un côté, la plaie reparaît de l’autre, si bien que le remède, dirait-on, ne sert qu’à transporter le mal dans les parties saines du corps social et à le promener dans tous les organes, afin qu’aucun ne soit pur d’infection. » En effet, le mal qui nous tourmente ne guérit pas, il se transforme, et nous fait faire l’essai de toutes les souffrances. Aujourd’hui encore, quel choix avons-nous autre que celui d’une plus longue convalescence, ou d’un renouvellement plus actif de nos douleurs? Mais si notre guérison est si lente, ne serait-ce point parce que nous n’avons pas le courage de remonter à la source du mal, de déterminer sa cause une fois pour toutes? Chacun de nous a des illusions qu’il caresse, au moyen desquelles il endort sa souffrance, dans lesquelles il puise la consolation et l’espoir; étudiez bien ces illusions, et vous apercevrez que beaucoup d’entre nous sont en partie malades, parce que la cause de leur maladie leur est chère. Nous aimons nos plaies, cela nous pose en martyrs; mais, semblables à ce personnage de Térence qui était surnommé le bourreau de lui-même, nous ne sommes que les martyrs de nous-mêmes. Que n’a-t-on pas dit contre les Werther, les Byron, les René, contre tous ces personnages de la littérature moderne qui grattent leurs plaies pour les faire saigner et se glorifient de leurs ulcères! Hélas! ce n’est point un défaut inhérent seulement à la littérature : je vois beaucoup de choses semblables en philosophie, en politique, en morale et en religion. Hommes de mon temps, combien de fois je vous ai vus inquiets de l’avenir lorsque vous auriez eu plus de sujet d’être inquiets de votre conscience, et enrageant contre l’époque lorsque vous auriez mieux fait d’enrager contre vos propres opinions! Voulez-vous sérieusement guérir? Mettez-vous en quarantaine, abstenez-vous, soyez tempérans et sobres, et lorsque vous sortirez guéris, vous aurez appris que le mal qui vous tourmentait n’était pas où vous le cherchiez, dans autrui, et qu’il était en vous. Nous avons inventé une plaisante manière d’abdiquer toute responsabilité : nous allons criant à tue-tête que la crise existe, et nous ne voulons pas convenir que chacun de nous contribue à la faire; nous croyons que le mal est indépendant de nous et que, victimes dévouées à l’expiation, nous portons la peine des péchés de nos pères, nous voltairiens, sceptiques, qui nous faisons gloire cependant de ne pas croire au péché originel. Oh! quelle voix retentissante fera entendre de nouveau l’axiome favori du sage : Connais-toi toi-même et guéris-toi!

La crise qui travaille la société moderne est certes effrayante, et chaque jour l’abîme s’ouvre plus profond; chaque jour nous apercevons un nouveau danger auquel nous n’avions pas pensé la veille. Le mal est grand; mais quelle est sa nature? Chacun donne son explication, explication insuffisante, commentaire de pédant, de pécheur endurci, de libertin ou d’étourdi. L’un, s’apercevant que sa foi religieuse est chancelante, s’écrie que le mal est l’absence de religion; l’autre, s’apercevant qu’il est enclin à la révolte, s’écrie que le mal est l’absence d’un gouvernement fort; le troisième, se sentant plein d’envie et de passions haineuses, s’écrie que le mal provient de l’accumulation des richesses dans certaines mains, de l’exploitation, de la mauvaise distribution des produits. Cependant, si tous se rendaient justice, ils s’apercevraient que le mal c’est leur vanité, leur envie, ou leur indifférence. Le mal provient donc de ce centre humain d’où partent et où viennent aboutir, comme autant de rayons, la foi et le respect, l’autorité et les institutions politiques, la richesse et le bonheur. C’est ce centre même qui est malade, c’est la source de la lumière qui est altérée, et c’est pourquoi les rayons vont s’éteignant. En un mot, ce ne sont pas les institutions qui sont mauvaises, c’est l’individu; ce n’est pas la société, c’est la personne humaine. Je renverserai donc les termes des questions telles qu’on les pose de notre temps, et je dirai : Si la société est en proie à une crise terrible, ce n’est point sa faute à elle qui, produit de la liberté et de l’intelligence humaine, n’a ni liberté ni intelligence; c’est l’individu qui est mauvais. Ce n’est point la société qu’il faut médicamenter, c’est l’individu qu’il faut guérir. Insensés, qui croyez vous préserver des tempêtes en abattant votre abri, vous êtes plus ignorans que les sauvages qui coupent l’arbre pour avoir le fruit et qui tuent leur père pour ne point le voir vieillir!

Au moment où chacun se méprend ainsi sur le vrai principe de la crise sociale, il n’est pas inutile peut-être de montrer que le mal n’est point là où on le cherche. Le vrai motif, le motif persistant de la crise actuelle nous touche de plus près que tous ceux que nous allons chercher si loin pour fermer complaisamment les yeux sur nous-mêmes. On peut sans crainte absoudre complètement la société, les lois, les institutions, pour faire tout retomber sur l’homme, l’individu, sur les âmes de notre époque. Je me trompe peut-être; mais puisque depuis si long-temps nous analysons et critiquons la société pour trouver la cause de nos malheurs, puisque nous la refondons périodiquement pour nous guérir sans arriver à aucun résultat, peut-être serait-il profitable de s’attaquer à l’homme lui-même, et de tout attribuer à la mauvaise santé de notre ame. Qui sait d’ailleurs? au point de vue philosophique, la question est curieuse, elle est même neuve, tant nous avons pris l’habitude, depuis longues années, de vivre en dehors de nous-mêmes, de nous oublier et de ne pas nous connaître!

Les erreurs ont été si nombreuses, les sottises si grandes, l’aveuglement volontaire si exagéré, et les passions se sont livrées à de telles saturnales, que le parti socialiste lui-même en est venu à douter de ses anciennes doctrines, à se dire que le mal n’était peut-être pas là où il l’avait cherché et à avouer que lui-même l’avait multiplié et rendu plus vivace. Deux livres sont là devant nous, curieux par les aveux qu’ils renferment implicitement; les auteurs y maudissent l’esprit d’utopie, les sectes, l’anarchie : l’inquiétude est au fond de ces deux livres. Ce n’est plus le langage triomphant et superbe d’autrefois, ce ne sont plus les défis ridicules lancés à la société, les hymnes chantés à la louange de la révolution; l’un pose nettement, pour la première fois, cette question : — Y a-t-il raison suffisante de révolution au XIXe siècle? — Définir la révolution, qui se serait avisé de cela il y a trois ans? Soumettre à l’analyse et au doute méthodique la révolution! mais cela eût paru la pire des erreurs, des apostasies et des trahisons. Il n’aurait pas manqué de docteurs pour s’écrier que la révolution n’a pas besoin d’être mise en question, et qu’on ne définit pas ce qui vit et ce qui parle. Le second cherche de son côté comment la révolution est conciliable avec l’ordre, et par ce dernier mot il ne faut pas entendre l’ordre utopique dont on nous entretenait il y a trois ou quatre ans, qui ne pouvait être établi qu’après le règne nécessaire du désordre; il faut entendre l’ordre matériel, le statu quo nécessaire aux sociétés. Cependant l’un et l’autre écrivains restent socialistes. en ce sens qu’ils attribuent tout le mal à la société, aux institutions. N’importe, ils ont eu l’audace de poser un point d’interrogation; en conscience pouvions-nous attendre d’eux qu’ils iraient plus loin? Nous leur sommes reconnaissans, car ils ont fait une question de ce qu’on nous donnait comme la certitude absolue. Ces deux livres, grâce à l’esprit qui les anime, nous offrent l’occasion de sonder les profondeurs de l’abîme et de mesurer les progrès du mal; mais ils ne peuvent nous servir de guides ni de critérium pour reconnaître le mal là où il est, car ils sont le produit d’intelligences égarées, puisqu’ils nous enseignent que c’est dans la société moderne et non pas ailleurs qu’est la source de la crise actuelle. Nous qui croyons, au contraire, que la société est entièrement innocente, qui l’amnistions et l’aimons, qui ne faisons pas retomber sur des choses passives et qui dérivent de notre volonté les écarts et les erreurs de cette même volonté, nous chercherons à démontrer que nous ne devons accuser du mauvais état de la société que nous-mêmes, et, munis de ce critérium, nous montrerons que les explications du malaise social et les moyens d’en sortir proposés par les socialistes sont incomplets, faux et timides sous une apparence de témérité, agressifs envers les institutions, pleins d’indulgence pour les passions des hommes, attaquant ce qui n’a aucune responsabilité, pactisant avec le désordre véritable, injuriant ce qui peut, selon la volonté et la direction des facultés humaines, être l’ordre ou le désordre, — c’est-à-dire la société.

Notre temps n’a point sa cause en lui-même, et, lorsqu’on veut apprécier et déterminer le caractère des faits qui se produisent, il faut remonter à la révolution française. Or ce grand fait, malgré tout ce qu’on a écrit et tout ce qu’on se dispose encore à écrire sur lui, n’a jamais été apprécié qu’au point de vue des intérêts du moment, comme pour faire suite aux événemens de la veille et déterminer, s’il était possible, ceux du lendemain. L’esprit du XVIIIe siècle était encore trop présent et trop puissant parmi nous, il n’était pas assez un fait historique, un sujet passif, pour que l’analyse put s’exercer sur lui et le décrire. En un mot, nous commençons à peine à avoir un esprit assez différent de l’esprit du XVIIIe siècle pour pouvoir le comprendre et le juger, car l’homme ne peut bien juger des choses que lorsqu’elles ne sont plus lui et qu’elles lui sont extérieures. Qui ne voit par exemple que les histoires de MM. Thiers et Mignet sont écrites trop exclusivement au point de vue de l’opposition de 1826 et de 1827 et des doctrines constitutionnelles? Ils nous ont donné de la révolution une idée exclusivement libérale; mais les faits qui échappaient à leur théorie, dans l’embarras où ils se sentaient de les classer, de les admettre et de les excuser, ils les ont rejetés sur le compte de la fatalité. Les deux auteurs ont répudié certains faits, nous ne songeons pas à les blâmer : leur explication de la révolution est une explication pleine de candeur, qui témoigne d’une grande honnêteté de sentimens et d’une grande modération d’esprit; mais la leçon de 1848 a dû les convaincre que c’était là une explication insuffisante. Qui ne voit également que l’histoire de M. de Lamartine est écrite au point de vue de l’opposition républicaine sous Louis-Philippe? De nos jours, la révolution française est tour à tour sottement attaquée et odieusement défendue; défenseurs et opposans n’ont aucune intelligence véritable de ce fait La révolution, pour être comprise, ne demande ni enthousiasme ni haine : c’est un de ces faits que l’intelligence froide et calme peut seule apprécier, qu’on ne peut comprendre avec le cœur, car le cœur le plus hardi s’intimide en sa présence; qui demande que l’on se réduise pour ainsi dire à l’état d’abstraction intelligente, que l’on oublie son éducation, ses préjugés, ses amitiés, ses ressentimens; que l’on oublie, si l’on a été frappé, ses morts chéris, ses proscrits, ses douleurs de famille, ses richesses perdues; que l’on oublie aussi ses convoitises, ses désirs d’égalité, le bienfait de l’indépendance et le souvenir d’un ancien état de sujétion et d’abaissement, si l’on est dans les rangs des victorieux. Jamais émigré, jamais parvenu n’arriveront à comprendre la signification de ce fait, faux et vrai en même temps, devant lequel ont hésité les plus hardies intelligences, et que n’ont pu parvenir à expliquer d’une manière satisfaisante les esprits les plus subtils.

On peut sentir déjà que nous acceptons la révolution française sous bénéfice d’inventaire, et, pour entrer aussitôt dans la question, nous allons dire ce que nous acceptons d’elle et ce que nous répudions. Vraie dans le but qu’elle s’est proposé, la révolution française est fausse comme point de départ, et par suite détestable dans la méthode qu’elle a employée pour arriver à la réformation de la société. En effet, pour procéder à cette réformation, elle a commencé par la destruction de la société au lieu de commencer par la réformation de l’individu, ou, pour mieux dire, elle ne s’est jamais inquiétée de cette réformation individuelle. Elle a voulu travailler pour l’individu sans sa participation. C’est de là qu’est venu tout le mal, et, pour bien faire sentir la vérité de notre assertion, nous mettrons la révolution en présence d’un autre grand fait qui s’est proposé un but identique à celui qu’elle a poursuivi : nous voulons parler de la réforme du XVIe siècle.

La réforme s’est proposé le même but que la révolution française, mais elle a mieux choisi son principe, et elle l’a mis sous la protection de Dieu. Elle a été un véritable progrès sur le moyen-âge, car elle a pris la civilisation au point même où la laissait la féodalité. La société du moyen-âge disait à l’homme : Tu dois être protégé, car tu es de ta nature enclin à l’idolâtrie, et tu n’es pas assez croyant pour être gouverné par Dieu seul. La réforme lui dit à son tour : Sois donc croyant, afin de pouvoir être digne de ce gouvernement divin. Dans ce sens, la réforme, on peut l’affirmer sans crainte, n’a fait qu’accomplir les promesses de l’église du moyen-âge. En prêchant la réformation individuelle, le protestantisme assurait infailliblement la réforme de la société politique, car d’une part il rendait l’individu digne d’entrer dans une nouvelle société, et de l’autre il le protégeait contre les écarts de ses passions en le maintenant dans l’ancienne société jusqu’à ce que les mœurs eussent été transformées par les croyances et l’éducation opérée par la foi. Il ne laissait pas l’homme sans abri et sans asile, comme nous a laissés la révolution en détruisant brusquement les anciennes institutions. La révolution française a suivi la marche contraire; arrivée dans une époque de scepticisme et de corruption, elle a cru délivrer et émanciper l’homme en démolissant tout ce qui lui faisait obstacle en apparence; mais elle n’a pris aucun point d’appui dans l’homme autre que le point d’appui nécessaire pour opérer cette destruction, c’est-à-dire les passions. L’erreur de nos pères fut de croire que pour rendre les hommes libres et égaux, il suffisait de renverser toutes les barrières extérieures qui les séparaient; ils ont raisonné à la façon d’un conquérant barbare qui penserait que pour conquérir un peuple il suffit d’abattre des murailles et de raser des villes. Qu’est-il arrivé? Les institutions ont été renversées et non remplacées; les lois ont été changées, mais sans être plus respectées que les anciennes coutumes; les barrières ont été abattues, mais les individus ne se sont pas rapprochés. L’ancien régime était mort extérieurement, mais il vivait toujours intérieurement, aussi bien dans l’ame de ses destructeurs que dans l’ame de ses défenseurs; les anciennes mœurs n’avaient pas changé, la corruption était toujours aussi intense. En un mot, au moment où nos pères croyaient avoir détruit l’ancien régime, ils le portaient en eux-mêmes, le continuaient dans leurs rapports mutuels; autre était leur conduite, autres leurs paroles; autres leurs doctrines, autre leur vie; autre leur langue, autre leur esprit. C’est là la faiblesse de la révolution : la meilleure partie de l’homme, la conscience, n’y a pas pris part; nos pères luttaient contre des fantômes d’ancien régime, et ils avaient en eux cet ancien régime vivant. Nous-mêmes aujourd’hui, nous n’en sommes pas bien guéris. Avons-nous bien les vertus que réclame, pour se soutenir, la société moderne? Nous nous rendons bien compte des institutions qui lui conviennent, mais avons-nous le courage moral, la sévérité dans la vie qui est son idéal? Non, certes, nous concevons une société libre et facile plutôt qu’une société libre et austère. Cependant cette dernière est seule vraie : la liberté exclut toute idée de facilité et d’indulgence, sans quoi elle dégénère en licence. C’est faute de savoir cela que nous discutons encore aujourd’hui sur les limites de la liberté, sur la liberté illimitée et autres sottises semblables.

Ainsi donc la révolution a été faite en faveur de l’individu, et l’individu se trouvait le même après comme avant la révolution. Quelle contradiction ! Sur qui faire retomber cet état de choses, ce malaise persistant ? Nos pères s’en rejetèrent mutuellement la faute, et s’entr’égorgèrent. Depuis cette époque, nous sommes parvenus à reconstruire une ombre de société, et c’est sur elle que nous faisons retomber volontiers toutes nos infortunes. Remarquez en passant que les socialistes ne font autre chose, lorsqu’ils attaquent la société moderne, que se servir du même procédé de destruction que la révolution française leur a enseigné. Ils se prétendent les continuateurs, au fond ils sont, sans le savoir, les antagonistes et les ennemis de la révolution ; mais ils répètent les paroles que leur ont enseignées les révolutionnaires, et ils imitent, autant qu’il est en eux, leur tactique, leurs moyens d’attaque et leur méthode : ils ne font que continuer leurs erreurs, de sorte que la société moderne périt par les mêmes moyens qui ont servi à la fonder.

Je connais l’objection qu’on peut faire : le XVIIIe siècle était une époque de corruption et de critique ; ce n’était point une époque religieuse, par conséquent cette réformation individuelle était impossible. Je ne conteste pas qu’il n’y eût de très grandes difficultés : le XVIIIe siècle était en effet une époque si corrompue, que personne ne songea même un seul instant à la question que nous venons de poser et ne se demanda : « Mais si la société est mauvaise, sommes-nous meilleurs ? et, si nous devons la changer, ne devons-nous pas devenir meilleurs ? Si ce changement de société doit être un progrès, ne faut-il pas qu’en même temps il s’accomplisse en nous un progrès analogue ? » Personne ne songea un seul instant qu’il dût y avoir une corrélation nécessaire entre les individus et les institutions. Qu’arriva-t-il ? Que la corruption attaqua la corruption ; qu’un combat à mort s’engagea, à l’issue duquel la licence fut admise à trôner sur des ruines. Le XVIIIe siècle s’était placé hors de la véritable nature de l’homme, il en avait oublié la meilleure partie, la conscience ; il a porté, et à sa suite nous portons les peines de son oubli coupable. Il avait pris son principe dans une nature humaine fausse, artificielle et gâtée ; aussi, lorsqu’il s’est agi de fonder une société, ce principe a été incapable de relier entre elles les diverses parties du corps social et d’établir des relations entre les hommes. L’anarchie a dû régner et a régné en effet dans une agglomération d’hommes où, pour protéger réciproquement les individus contre leurs opinions et leurs actes, il n’y avait pas dans les âmes une foi commune et une règle morale semblable pour toutes les intelligences.

Si tout ce que nous venons de dire n’est pas assez sensible, et si l’on pouvait croire que cette réforme individuelle, que nous regardons comme moralement nécessaire et indispensable, même en se plaçant au point de vue utilitaire et politique, est une rêverie, une pure chimère, il nous est facile d’éclairer notre opinion par une hypothèse qui, hélas ! peut très bien, d’un jour à l’autre, devenir une réalité. Dans son dernier livre, M. Proudhon a cité un fragment d’un admirable discours de M. Royer-Collard sur la centralisation. M. Royer-Collard y explique très bien comment la centralisation n’est pas une doctrine, mais une nécessité, comment elle est l’unique moyen de gouverner des individus épars sur un même sol, sans aucun lien moral commun. Eh bien ! supposons que demain cette centralisation soit détruite. Rien n’est moins difficile à concevoir ; la centralisation étant une simple machine administrative et gouvernementale, qui ne touche en rien au cœur de l’homme, sa destruction, par conséquent, ne rencontrerait pas de grandes résistances de la part des individus qu’elle protège. Qu’arriverait-il ? Nous nous trouverions en plaine anarchie, et le spectacle que présenterait la France pourrait être comparé au spectacle d’une fourmilière démolie par le pied d’un passant. On verrait alors distinctement qu’aucun lien véritable n’unissait les individus et qu’ils n’étaient réunis que par un lien administratif, artificiel. Les adversaires de la centralisation eux-mêmes ne le nient pas et s’autorisent même de cette anarchie, enveloppée dans une unité apparente, pour établir qu’un autre système politique est absolument nécessaire ; ils disent que, cette unité superficielle étant détruite, de nouvelles relations devront nécessairement s’établir entre les individus, car l’anarchie répugne à l’homme, et sa nature le porte vers l’ordre et l’harmonie. De nouvelles relations s’établiraient, je veux le croire, mais il n’en existe donc aucune, puisqu’elles auraient besoin de s’établir ; il n’y a donc pas de lien moral entre les individus ? Et maintenant est-il bien certain que, sans la centralisation, de nouvelles mœurs pourraient naître ? Non, car il manque aux individus le principe générateur des mœurs, et ce principe, ils ne l’acquerraient pas plus sûrement par la décentralisation que par la centralisation. On voit donc, par cet exemple, combien notre assertion est fondée. Il est si vrai d’ailleurs que la centralisation administrative est le seul lien entre les individus de notre temps, que, lorsque par hasard cette centralisation est atteinte dans son principe, lorsque le gouvernement est menacé ou renversé, il ne se rencontre aucune force de résistance sur aucun point. Les individus sentent que le lien qui les unissait est rompu ; l’expérience est d’hier : qu’on se rappelle le 24 février. Dans ces désastres subits, lorsque le lien politique et extérieur est brisé, l’homme de notre temps ne trouve en lui aucune ressource, aucune force intérieure qui lui permette de résister, si bien que non-seulement cette absence de principes communs empêche les individus de se rapprocher, mais encore quelle livre sans merci, sans défense, sans possibilité de combat, l’individu à ses semblables. Cette réforme individuelle, qui a fait défaut, était donc indispensable ; l’absence de cette réforme a donc des conséquences politiques. Ajoutez encore que, par là, la révolution est devenue un fait extérieur à l’homme, indépendant de sa conscience, poursuivant par la seule force de l’impulsion matérielle sa course triomphante, et qu’elle a fini par dominer la société au point qu’on dirait en vérité que ce n’est point la révolution qui a été faite pour la société, mais bien la société pour la révolution.

Pour résumer d’un mot le malaise social, nous dirons que ce malaise ne résulte ni des institutions (elles sont en petit nombre et placées en dehors du contact des individus), ni des lois, ni de l’industrie, mais qu’il résulte du faux point de départ de la révolution, lequel peut se définir ainsi : procéder à la réforme de la société avant de procéder à la réforme de l’individu. L’individu a été émancipé; mais cette émancipation a été stérile, car on n’a pas donné à l’homme l’esprit de liberté, on ne lui a donné que l’esprit de révolte. On lui a dit : Renverse ces barrières, et tu seras libre. — Les barrières ont été renversées, et l’individu s’est trouvé seul et sans appui, sans autre enseignement que celui de la révolte, sans avoir appris d’autre usage de sa liberté que celui de la destruction. Il s’est trouvé, dis-je, animé de cet esprit en face d’autres individus qui, tous, avaient appris à faire de leur liberté le même usage. Mis ainsi en face les uns des autres, ils ont continué à appliquer l’enseignement qu’ils avaient reçu; mais, comme il n’y avait plus rien à détruire, ils ont tourné contre eux leurs armes, et ainsi, grâce aux leçons qu’ils avaient apprises, ils ont fait de leur liberté l’instrument de leur propre destruction : ils se sont déchirés; rien n’était plus naturel et plus logique. Ils ont démoli mutuellement et comme à l’envi tous les remparts et tous les abris qu’ils élevaient mutuellement aussi pour se défendre contre leurs fureurs réciproques, et maintenant, grâce à ces destructions successives et continues, nous nous trouvons dans l’état qu’Hegel appelle admirablement l’état atomistique, sans moyens de défense et sans sécurité. Grâce à notre longue habitude de destruction et de combat, tout ce qui est capable de nous assurer paix et repos fait le tourment de notre voisin, qui sent bien que tout moyen de sécurité pour autrui est en même temps un moyen de défense à l’abri duquel il pourra être attaqué à son tour, s’il ne trouve pas manière de le miner et de le démolir. Regardez bien au fond des lois, des institutions de toute nature, des doctrines de tous les partis, monarchiques, aristocratiques, démocratiques, socialistes : vous n’y verrez qu’une société s’armant pour le combat, qu’un arsenal de guerre. Lois préventives et lois répressives, clubs et lois sur les clubs, presse et lois contre la presse, enseignement de l’état et enseignement de l’église, pouvoir exécutif et pouvoir législatif. — partout vous trouverez des forces opposées, désirant non s’unir, mais se détruire et se dominer.

L’homme aujourd’hui n’a plus de relations véritables avec l’homme; tous les rapports, non-seulement de l’homme avec son semblable, mais de l’homme avec les choses, sont brisés ou faussés. Chacun de nous vit en dehors des autres hommes, isolément; il est séparé d’eux d’opinions, de croyances; ses vertus sont tout individuelles, particulières, et il n’y a pas jusqu’à la chose la plus générale et la plus commune aux individus, le vice, qui ne devienne tout-à-fait particulière, bizarre, et qui ne témoigne d’un développement complètement égoïste, tout personnel, d’une vie morale isolée. La chaîne sensible des coutumes et des traditions ne forme plus les relations de la vie sociale; la chaîne invisible des croyances ne relie plus les consciences. Chacun vit en lui-même et pour lui-même, et cherche la paix dans son for intérieur, où il ne rencontre qu’inquiétude, activité maladive. Ainsi, non-seulement l’individu n’a avec ses semblables aucune vraie relation, mais encore il n’en a aucune avec lui-même et ne peut se mettre d’accord avec ses propres pensées. Arsenal et magasin de doutes contradictoires qui se disputent sans se réfuter et se combattent sans se vaincre, son ame est en proie à des conflits sans solution. Il cache sa pensée véritable, sachant bien qu’elle ne lui procurerait qu’infortunes, et craint de la produire, et ses semblables, d’accord en cela avec lui, redoutent qu’elle ne se manifeste au grand jour. Nous en sommes venus à ce point que nous demandons aux hommes d’avoir avec nous les relations les moins sincères, de crainte que leur sincérité ne soit une injure pour nous, et que celui qui oserait dire hautement ce qu’il pense à chacun de ceux qu’il rencontre passerait pour un diffamateur universel. Descendez toute la chaîne des relations humaines, depuis les plus hautes de toutes, celles de la famille, jusqu’aux plus ordinaires et aux moindres, le simple échange des politesses, — et dites si tous nous ne sommes pas remplis de timidité et d’une réserve qui peut s’appeler tour à tour habileté et lâcheté. Quel est celui qui oserait approuver un autre homme ou le contredire? Nous cherchons, non pas à porter de la tolérance et de la charité dans les relations mutuelles de la vie, mais à ne point troubler notre tranquillité; notre indulgence n’est pas de l’indulgence, c’est de la frayeur. Mais, ô trop juste châtiment de notre égoïsme! notre indulgence ne nous protège point, et il suffit du premier charlatan et du premier sot venu qui oseront parler haut et mentir à la face du ciel pour nous faire perdre le fruit de toute une vie de diplomatique mutisme et de sympathies mensongères. Depuis que l’homme a peur de ses semblables, c’est-à-dire depuis quelque cinquante ans, les sots et les faquins se sont impudemment arrogé le haut du pavé. Personne ne sait plus faire sentir à un sot ou à un méchant qu’il empiète sur les droits d’autrui en sortant de la réserve et de la modestie auxquelles la nature l’avait destiné, et c’est là, par parenthèse, sans qu’il y paraisse, une des causes de l’état désastreux dans lequel nous sommes. Ainsi cette absence d’un principe moral intérieur non-seulement empêche les hommes de s’unir et les retient dans l’isolement, mais elle établit entre eux des rapports de crainte et de frayeur qui ne servent qu’à les précipiter plus avant dans tous les dangers qu’ils redoutaient.

La foi vivifie et fortifie tout, dit l’apôtre; elle vivifie et fortifie surtout les relations des hommes entre eux, car si je suis certain que mon voisin a la même croyance que la mienne et que ce qui fait ma vie fait aussi la sienne, nos rapports seront pleins de sûreté et de confiance. D’où est né le socialisme? Précisément d’une critique de l’état social; seulement, comme les socialistes n’ont point vu que ce qui constituait l’état social d’un peuple, c’étaient, non pas les institutions, pure expression de la volonté nationale, et les lois, pure constatation des mœurs, mais les rapports des hommes entre eux, ils ont fait retomber sur les institutions tout ce qu’il y avait de désordres dans la société, et sont devenus à leur tour un dissolvant anarchique, et le plus puissant de tous. On peut affirmer que si la révolution française avait procédé autrement qu’elle n’a procédé, si elle avait apporté avec elle un principe religieux, le socialisme n’aurait jamais existé. Le socialisme s’appuie principalement sur les désordres qui règnent dans l’industrie, sur les crises qui viennent périodiquement la frapper; les institutions qui régissent l’industrie sont-elles donc mauvaises? Non certes : sa hiérarchie actuelle est naturelle et n’a rien qui blesse l’égalité. La liberté est son principe, l’émulation son moyen de progrès; elle est fondée sur ce grand principe d’équité naturelle, qu’il faut rendre à chacun ce qui lui appartient, et lui laisser acquérir par lui-même, sans le gêner ni le protéger, l’encourager ou le blâmer, ce qu’il désire posséder. D’où viennent donc cependant toutes ces récriminations furieuses, ces contestations qui ont dégénéré et menacent de dégénérer encore en guerre civile? Tout simplement des mauvaises relations qui existent entre les parties adverses. Quel est, je le demande, le lien moral qui unit le patron et l’ouvrier, le maître et ses subordonnés? Ont-ils une foi qui leur soit commune, un Dieu qu’ils considèrent comme leur père réciproque, un même asile pour leur conscience? Trop souvent le seul lien moral qui leur soit commun, c’est la négation de ces croyances. Ils sont donc unis par de purs liens matériels, par les liens de la nécessité; ils n’ont d’autres rapports véritables que celui du règlement de comptes chaque samedi, jour du religieux et antique sabbat, veille du dimanche chrétien. Vous étonnez-vous si à la moindre contestation ces deux hommes vont se défier l’un de l’autre, se séparer remplis de haines, — et si ces défiances réciproques se renouvellent trop souvent, vous étonnerez-vous qu’ils s’égorgent? Non certes. Il est impossible que des hommes aussi étrangers les uns aux autres, sans aucun moyen de se connaître, ne se défient pas mutuellement les uns des autres. Quelle certitude morale ont-ils qu’ils ne se seront pas trompés? quelle confiance peuvent-ils avoir les uns dans les autres, ne connaissant pas la règle morale qui les gouverne? Voilà les conséquences qu’entraîne après lui le scepticisme; l’anarchie est la pire assurément, mais elle n’est pas la seule. Aussi rien n’égale-t-il notre stupéfaction en voyant les modernes théoriciens qui, pour faire cesser cet état de choses, proposent l’athéisme, c’est-à-dire le vide moral élargi encore davantage et une plus grande division, s’il est possible, entre les hommes. En ce sens, les socialistes sont plus que les fléaux et les destructeurs de notre pauvre société; ils sont ses flatteurs et ses corrupteurs : ce qu’ils proposent, c’est tout simplement d’élargir ses plaies, de détruire tout ce qui en elle est bon et de garder tout ce qui la ruine. Comme guérison de nos maladies, ils nous proposent ces maladies elles-mêmes, sans doute par un ressouvenir de la vipère, dont le poison guérit les blessures qu’il a faites.

De même que les rapports des individus entre eux, les rapports de l’individu avec le gouvernement ne sont qu’anarchie et trahissent un oubli profond et complet des limites des droits, des pouvoirs, des devoirs de l’un et de l’autre. Rien n’égale les incroyables prétentions que l’individu élève de nos jours et l’ignorance où il est plongé sur la vraie nature et les véritables attributions du gouvernement. L’individu est essentiellement réformiste; par caractère, le gouvernement, au contraire, est essentiellement conservateur. Ces deux forces opposées ont existé de tout temps, et aucune des deux ne peut être niée sans danger pour la nature humaine ou la société. Chacun porte en soi une force particulière qui bon gré, mal gré, se développera et accomplira dans le monde des changemens bons ou mauvais; mais cette initiative individuelle doit nécessairement rencontrer des obstacles dans l’action du pouvoir, qui l’arrête et l’interroge. Cet obstacle n’est en aucune façon une tyrannie, car il apprend à l’individu que l’usage de cette initiative personnelle entraîne avec elle telle ou telle responsabilité. Cette force d’initiative n’était jusqu’alors qu’un pur instinct aveugle : l’obstacle que le pouvoir lui oppose en fait un exercice de la liberté. A toutes les époques de l’histoire, on rencontre ces deux forces aux prises; l’individu rencontre l’obstacle de l’autorité, obstacle prévu et dont il ne s’étonne point. Il s’arrête alors, attend, cherche un autre moyen d’agir, ou bien désobéit aux injonctions qui lui ont été faites et marche droit vers son but. Cet acte emporte avec lui une grave responsabilité, mais alors il le sait et s’attend à tout. Il a pris son parti sur le châtiment qui l’attend et ne se livre pas à des récriminations insensées. Chacun, à ses risques et périls, peut user de sa force personnelle; telle est la leçon que nous donne l’histoire tout entière, sauf les cas exceptionnels, très peu nombreux d’ailleurs, où le pouvoir s’est montré tyrannique pour le plaisir de l’être. L’histoire nous apprend aussi pourquoi l’autorité, cette puissance si détestée, si injuriée de nos jours, est nécessaire, et pourquoi elle se trouve toujours dans de certaines mesures opposée à l’individu. L’histoire de cette force individuelle, c’est l’histoire des révolutions du monde. Tout homme doué d’une force propre, doué de génie, d’éloquence, ambitieux ou désintéressé, il importe peu, apporte avec lui un principe de révolution. Mais pourquoi, dira-t-on, cette tyrannie imposée par l’autorité au génie? Est-ce que vous ne voyez pas que cette initiative laissée à elle-même et sans contrepoids détruirait le monde de fond en comble, de même que l’autorité sans la liberté le pétrifierait et l’hébéterait? D’ailleurs, cet obstacle est excellent, car l’individu, allant dans ses projets toujours au-delà de son époque, précipiterait ses concitoyens dans des révolutions inattendues. L’autorité, loin de nuire aux changemens opérés par les individus, les améliore en les contenant dans la mesure du possible et en les empêchant d’aller au-delà des besoins de l’époque. Voilà ce que l’histoire nous enseigne avec une grande candeur et une pleine sincérité.

Tels sont et tels doivent être les rapports du gouvernement et de l’individu ; mais aujourd’hui il n’en est pas ainsi. L’individu ne veut plus porter la responsabilité de ses actes, il demande à exercer sa liberté, sans que cette liberté reçoive sa sanction; il recule devant la punition qui peut lui être infligée et ne recule pas devant le mal qu’il peut faire. Il se considère comme la seule puissance existante. Instruit à l’école des révolutions, il s’irrite de ne pouvoir à son gré faire le bien et le mal, il appelle tyrannie et oppression ce qui n’est que nécessité et loi fatale. Plein de contradictions dans son jugement sur l’autorité, étranger à l’esprit qui l’anime, oublieux des conditions de sa nature, il lui demande à la fois d’avoir une volonté et de n’en pas avoir; il ne sait pas que le devoir de l’autorité est de n’avoir de volonté que contre lui. Tantôt il réclame du gouvernement de prendre une initiative, comme si le gouvernement était une personne et un individu; tantôt il lui demande de n’en pas avoir, surtout lorsqu’il est frappé. Rien n’est plus curieux à cet égard que les réclamations de nos journaux et de nos docteurs. Si le gouvernement, obéissant à sa mission, qui est purement et simplement de conserver le dépôt des traditions, ne satisfait pas à leurs exigences, il est accusé d’immobilisme. On lui reproche de ne rien faire, de ne pas agir. Il ne veut rien faire : c’est beaucoup avec ce mot que le gouvernement de juillet a été renversé. Mais que l’état s’avise d’écouler «es conseils, qu’il essaie d’avoir une volonté et une initiative, qu’il s’efforce, ce qui d’ailleurs n’est pas sa tâche, de réformer ou d’inventer, d’introduire des changemens dans l’industrie, ou le commerce, ou l’enseignement, aussitôt les mêmes voix qui l’admonestaient si vertement vont le charger d’injures et l’accuser d’accaparement, de tyrannie, de communisme, de jésuitisme, d’athéisme, d’intolérance, comme tout à l’heure on l’accusait d’indifférence, d’immobilité, de stérilité et de paresse.

Pour que l’ignorance sur la véritable nature du pouvoir ait pu entrer à un tel degré dans l’esprit des hommes de notre temps, il faut qu’il y ait une cause : la cause, c’est toujours ce principe éminemment faux de la révolution, qui n’a rien appris à l’individu que la destruction, et qui a fait de lui, depuis soixante ans, l’unique puissance, — puissance arrogante, mobile et essentiellement anarchique, lorsqu’elle est laissée sans contre-poids. Lorsque l’individu ne trouve pas ce contre-poids en lui-même, il ne peut le trouver que dans l’autorité; lorsque la personne humaine n’a pas appris à se contraindre elle-même, l’autorité, pour la contraindre, doit nécessairement sévir, et cette punition, grâce à l’absence de respect, engendre naturellement l’anarchie. Rien ne peut sauver les peuples qui ont désappris cette contrainte morale, pas même le châtiment de la désobéissance.

Il y a quelque deux cents ans que Hobbes a, sans s’en douter, décrit notre état politique, et sinon la nature humaine véritable, au moins la nature humaine telle que nous la pouvons voir au XIXe siècle. « L’état de guerre, disait-il, est l’état de nature; l’instinct le plus naturel aux hommes est de s’entre-détruire; l’anthropophagie, sous ses différentes formes, est leur goût dominant, et les lois n’ont été inventées que par quelque sage pris de compassion et de pitié, quelque Démocrite doublé d’un Héraclite, pour les empêcher de s’entre-dévorer. » Mais aujourd’hui les lois ne servent plus à nous protéger : l’homme, avec sa finesse de sauvage, est parvenu à découvrir que les lois avaient été inventées pour l’empêcher de se livrer à son goût dominant, le goût de la guerre et de la mort; il veut revenir à l’état de nature de Hobbes. Il reste à savoir si les hommes qui n’appartiennent plus à cette nature primitive, qui appartiennent à la nature humaine régénérée, civilisée et chrétienne, voudront revenir à cet état premier. Là est toute la question. Voilà le grand vice de la révolution : elle a interrompu le développement de la nature humaine, de la tradition, et a jugé de l’homme à peu près comme Hobbes, sans avoir pour cela les mêmes motifs que lui; elle a donné raison à Hobbes, car elle croyait qu’en enseignant aux hommes à se débarrasser des lois, ils seraient libres. Ils s’en sont débarrassés, mais à la condition de s’entre-détruire. On s’inquiète beaucoup et on discute sans cesse sur les causes de cette tentation perpétuelle de désobéir aux lois qui tourmente de nos jours l’individu; mais Cette envie de désobéir est à la fois une preuve de sagacité et un aveu de culpabilité. Il cherche à désobéir aux lois connue le criminel cherche à s’évader. Il sent très bien que ces lois sont faites pour limiter ses caprices, qu’elles lui sont un obstacle et non pas une aide. Il sait que ce sont des lois préventives ou des lois répressives et qu’elles ne peuvent avoir un autre caractère, sa conduite, ses actes, ses paroles étant ce qu’ils sont.

Là cependant où les résultats de ce faux point de départ de la révolution française se sont fait le plus sentir, là où cette absence d’un principe intérieur et d’une réforme morale a le plus exercé ses ravages, c’est dans l’individu lui-même. Nous n’insisterons pas sur ce point douloureux autant que sur les précédens ; la révolution a détruit l’intégrité de la nature humaine, elle a opéré le divorce entre l’intelligence et la conscience. L’intelligence des hommes de notre temps est plus forte que leur conscience, l’une ne dépend pas de l’autre, elles vivent séparées. Ils comprennent toutes les choses, les bonnes et les mauvaises ; ils connaissent leurs qualités, n’ont pas de préférences et s’en servent indistinctement ; le tout est de savoir comment s’en servir sans se nuire. Les uns ont pour se conduire la politesse, le dandysme, toutes les qualités extérieures de l’homme civilisé ; les autres, la crainte de la prison et du châtiment. Il n’y a pas une chose dont nous ne connaissions toutes les ressources. Si la conscience était en rapport avec l’intelligence et la science générale répandues aujourd’hui, la société moderne serait d’une puissance, d’une grandeur et d’une beauté incomparables. Cette seule chose fait défaut, et tout marche à la dérive, tout périt. Les hommes de notre temps ont des opinions raisonnées, tout aussi bien déduites que par le passé : pourquoi donc sont-elles les unes si froides, les autres si fausses malgré leur logique ? La conscience n’a pas présidé à leur formation, l’ame leur manque, et elles n’ont que la flamme que les passions leur prêtent par instans. Ils ont des opinions et ils les soutiennent : combien en est-il qui consentiraient à mourir pour les défendre ? On peut comparer notre histoire à celle des temps passés : on trouvera peut-être dans cette dernière autant de crimes, de perfidies, de révolutions ; mais on y trouvera aussi ce qui manque dans la nôtre, le courage moral, et c’est à cause de ce défaut et de ce vice capital que les pessimistes modernes et les défenseurs du passé ont raison sur les optimistes et les défenseurs du présent dans la comparaison qu’ils font chaque jour des siècles passés et du siècle présent.

Voilà les vraies causes de la crise ; elle est en vous, elle n’est pas ailleurs. La révolution française et le XVIIIe siècle l’ont créée, et, avouons-le, nous l’avons entretenue en nous avec complaisance. C’est cette réforme intérieure qui est nécessaire, et non pas l’organisation du travail, la république sociale ou le rétablissement de la monarchie traditionnelle. Malheureusement nous vivons dans un âge de scepticisme, et on peut dire aussi de corruption. La foi ne se commande pas ; il faut pour l’établissement des vertus morales un sol préparé ; pour quelles aient leur efficacité dans l’homme, il faut aussi qu’elles y aient séjourné long-temps, et qu’elles s’y soient créé des traditions et des habitudes. A quoi bon alors, nous dira-t-on, retourner le fer dans nos plaies? Espérez-vous que la foi, qui ne se commande pas, reviendra dans l’homme simplement parce que vous aurez signalé son absence en lui? Non, sans doute, la foi ne s’impose pas, et toute foi qui s’impose augmente le scepticisme général; mais il y a une initiative que peuvent prendre tous ceux qui ont quelque intelligence et un cœur. Ils peuvent amener les hommes à réfléchir sur eux-mêmes, sur leur temps et sur leurs opinions, à s’interroger et à s’examiner, à soumettre de nouveau leurs croyances à l’examen de leur esprit, à se sonder et à se dire : Si je m’étais trompé! La seule chose que l’on puisse faire de notre temps, c’est de frapper sincèrement sur les préjugés régnans, c’est de faire tressaillir les esprits, c’est de les remplir de crainte sur leurs opinions et de les laisser ensuite chercher librement. Soyez sûrs que la vérité se fera jour alors d’elle-même.

Si ce que nous venons de dire est vrai, si les causes de notre malaise sont celles que nous avons exposées, il est facile de voir que tous les remèdes proposés par les socialistes sont les inventions d’esprits bornés, ou paresseux, ou corrompus, qui ne veulent ou ne peuvent voir les véritables causes de nos souffrances, qui ne veulent ou n’osent pas se sonder, de peur d’avoir à se déclarer mauvais, qui aiment leur corruption, et qui ne veulent pas se donner le tourment de penser pour remonter aux véritables sources du mal. Nous sommes conduit ainsi à deux conclusions générales.

La première, c’est que le mot révolution doit changer de sens, ou que la révolution entraînera infailliblement la société a sa perte; quelle doit changer de direction, ou qu’il faut nous résigner à voir la crise actuelle devenir notre état normal. Que veut dire ce mot de révolution, et qu’entend-on lorsqu’on nous menace de nouvelles révolutions? Probablement on nous menace de continuer ce qui a été déjà fait, d’abolir des institutions pour les remplacer par de pires, d’abolir des lois et d’en créer de nouvelles. Qu’y a-t-il de neuf dans ce beau projet et que nous n’ayons expérimenté cent fois? Nous ne disons rien des malheurs qui devraient suivre naturellement un nouvel ébranlement, des flots de sang qui seraient infailliblement versés, de l’ordre impossible à maintenir, des intérêts sacrifiés, des sentimens les plus sacrés qui deviendraient un thème de discussion pour tous les bacheliers de la révolution, de la sainteté des contrats qu’on mettrait en état de mépriser tous ceux qui avaient déjà quelques dispositions à les violer. Nous ne voulons pas accuser les diffamateurs incessans de la société moderne de tous les vices dont ils l’accusent, nous voulons sui)poser qu’ils ne sont ni menteurs, ni cupides, ni égoïstes, ni envieux, pour mieux croire qu’ils sont puérils. Si les membres de notre société sont isolés et séparés, comment supposer qu’ils seront plus unis après une révolution qu’auparavant? Disons-le, les rapports des hommes, loin de devenir meilleurs, deviennent pires après chaque bouleversement. Si l’on voulait sérieusement se livrer à une enquête morale, peut-être trouverait-on que les rapports des individus entre eux sont loin d’être ce qu’ils étaient sous le règne de Louis-Philippe; à coup sûr il y a plus de haines, plus de rivalités, plus de convoitises, qu’il n’y en avait sous le gouvernement de juillet, où, quoi qu’on en ait dit, les relations des hommes entre eux étaient aussi parfaites qu’elles peuvent l’être dans une société sceptique et qui n’a pas une grande foi religieuse. Mais si la société est sceptique, à qui la faute? Et si la foi religieuse manque, les révolutionnaires en sont-ils plus mécontens? N’est-ce pas sur ce scepticisme qu’ils comptent pour égarer l’opinion, et l’incrédulité générale ne leur semble-t-elle pas la plus grande des vertus qu’une société puisse avoir, le titre de gloire le plus incontestable de la génération actuelle?

La révolution n’a donc plus de sens ni de raison d’être; la révolution politique, sociale est dès long-temps terminée. Toutes les révolutions nouvelles ne seront plus que des déviations. Février 1848 a commencé une nouvelle époque, qu’on pourrait appeler l’ère des déviations de la révolution française. Si la société doit être réformée, ce n’est plus politiquement, mais moralement. Le véritable révolutionnaire de notre époque serait l’homme qui viendrait enseigner à ses semblables qu’ils ont une ame aussi bien qu’un corps, que s’ils sont libres, ils sont aussi responsables, et que l’existence d’un Dieu est plus certaine que leur existence individuelle : toutes choses qu’ils ont oubliées. S’il se rencontrait un homme doué d’une grande ame qui, pour tout enseignement, se bornât à faire le commentaire des trois paroles de la foi de Schiller, Dieu, la liberté, la vertu, on pourrait dire que la révolution continue à beaucoup plus juste titre que si les hommes de notre temps persistent à se déchirer pour des questions économiques. Si quelque grand esprit, parvenant à se faire écouter, arrivait à nous convaincre que la vertu nous est aussi nécessaire que le pain, que Dieu est aussi nécessaire au monde que le soleil, et que, selon la parole du poète allemand, la croyance en ces choses constitue l’homme; que l’homme a toute sa valeur lorsqu’il croit en elles, et qu’il la perd lorsqu’il a cessé d’y croire, ce personnage pourrait être regardé comme un grand révolutionnaire, et il accomplirait les plus grands événemens dont l’histoire fasse mention.

Aujourd’hui malheureusement nous n’avons pas de tels révolutionnaires : le révolutionnaire de l’époque actuelle ne croit pas à ces forces extérieures et morales; il croit à des mécanismes de son invention, à des formules, à la possibilité d’une organisation extérieure du travail, de la richesse, du crédit, toutes choses qui dérivent de la volonté et de l’esprit de l’homme. Il est essentiellement empirique, c’est-à-dire qu’il sépare les effets de leurs causes, et qu’il croit pouvoir se servir des effets ou les détruire sans remonter à ces causes et sans les connaître. Le révolutionnaire, c’est M. Proudhon, par exemple, qui dépense en stériles systématisations beaucoup de science, un remarquable esprit d’observation, une grande verve et des dons naturels qui le rendaient capable de choses meilleures : M. Proudbon est maître en l’art d’irriter tous les partis, et ses coreligionnaires encore plus que tous les autres. Plaignez-le plutôt, plaignez tous les efforts qu’il a faits, toutes les peines qu’il s’est données, pour arracher de son esprit toute espèce d’idéal, pour arriver à ne plus croire qu’aux faits. Le secret de ces contradictions, de ces réfutations qu’il s’épargne si peu à lui-même, de ces soufflets qu’il applique à ses propres théories et qui ont tant étonné et diverti les contemporains, est là et non pas ailleurs. Cet homme a voulu s’identifier complètement avec l’esprit de son époque, et il s’est tourmenté, mutilé; il a fait subira sa pensée plus que les opérations de Procuste : il lui a fait subir toutes les opérations de cette industrie dont il s’est tant inquiété, qu’il a tant bénie et tant maudite, tant insultée et tant flattée; il a rétréci sa pensée, et il l’a rendue élastique; il l’a fait passer par toutes les fournaises, pressée, foulée, brisée ; il l’a soumise à l’action et à la réaction de tous les acides. Quelle usine il a osé faire de son ame! « Lecteur, dit-il dans un de ses livres, pour mieux assurer ton jugement, je voudrais te rendre insensible à la pitié, supérieur à la vertu, indifférent au bonheur. » Cette mutilation qu’il conseille à l’homme, cette mutilation immorale, il l’a accomplie sur lui-même autant qu’il était en lui; ces tourmens et ces tortures intellectuelles sont visibles, et le grand art, l’hypocrisie suprême de cet esprit qui en a de tant de sortes, ont été de déguiser ses doutes sous un faux air d’indifférence jouée et de dédain menteur. Il est facile de voir que l’idée de Providence dont il s’est tant gaussé L’inquiète fort, et que toutes ses impiétés et tous ses blasphèmes sont autant de farces grossières. Il n’avait point besoin d’invoquer l’ironie et d’en faire sa déesse pour que celui qui sait lire découvrît le but secret de tous ces feints sarcasmes, enfans de l’orgueil qui cache son ignorance. Regardez bien au fond des écrits de cet homme bizarre, et sous ce voile épais brodé d’ironie et de blasphèmes, d’impiété et d’épi- grammes, sous cette verve gauloise gâtée par l’esprit du siècle, sous cette nerveuse dialectique embrouillée de germanismes, sous cet amour exclusif en apparence pour les faits matériels et économiques, pour le 3 pour 100, pour les banques foncières et la réciprocité des échanges, sous cette enveloppe joviale, rebondie, réjouie et matériellement florissante, vous trouverez, savez-vous qui? le dernier des byroniens, j’entends par là le dernier des tourmenteurs d’eux-mêmes. Pour mieux s’identifier avec l’esprit de son temps, M. Proudhon a commis le crime intellectuel de se rendre autant que possible extérieur à lui-même. Croyant sans doute mieux pénétrer ses secrets avec les moyens révolutionnaires qu’avec aucun autre, il a choisi parmi tous les masques politiques et intellectuels le masque démocratique, se l’est appliqué sur le visage, et, par-dessous ce masque, a parlé à ses contemporains et leur a posé en langage carnavalesque les plus sérieuses questions. Il n’a pas émis en somme une seule pensée qui lui fût propre ; il a passé sa vie à chercher si les autres ne pourraient pas lui donner ce qu’il demandait, à interroger les passans et à les injurier après avoir entendu leurs réponses, tour à tour empreintes de sottise, ou de trop de candeur et de complaisance. Sa manie de polémique, d’agression et de démolition provient de la fureur qu’il éprouve de ne pas apprendre d’autrui ce qu’il voulait savoir. Je conçois la fureur que la démocratie, les partis démocratiques et les démocrates lui ont inspirée : il avait cru que là il trouverait une réponse à toutes ses incertitudes. Lorsque nous disons qu’il a choisi le masque démocratique, nous ne voulons pas dire par là qu’il a voulu se faire de la démocratie un instrument de popularité et de pouvoir : non; rendons-lui cette justice, son orgueil est moins commun, plus bizarre et plus désintéressé : ce qui l’a déterminé à prendre ce masque, c’est un besoin démesuré de connaître, et qui ne trouvait pas, qui n’a pas encore trouvé sa satisfaction. Il n’y a pas une de ses idées qui n’eût pu tout aussi bien être exprimée sous une autre forme, sous une forme aristocratique, voire monarchique, voire religieuse; une trop grande curiosité et la croyance que la démocratie satisferait cette curiosité l’a entraîné de ce côté, où il n’a trouvé que sottises à redresser, passions à dénoncer et doutes plus profonds encore.

Alors il a cru exclusivement à la puissance des événemens, à la fatalité des faits; il en est là pour le quart d’heure. Son dernier livre est l’expression la plus complète de ce sentiment. Il voit plus loin qu’autrefois, dit-il; la révolution s’affirme de plus en plus; encore quelques années de nuages, et l’obscurité aura complètement disparu. « La révolution au XIXe siècle, écrit-il quelque part, ne se fera pas par les hommes; elle sera l’œuvre de la fatalité. Sainte fatalité, ayez pitié de nous ! » Ce mot, qui ressemble à une boutade, est pourtant l’expression la plus complète de sa pensée secrète, le sens caché de tous ses livres et de tous ses pamphlets; leur sens latent, et que peut-être il ne s’expliquait pas bien à lui-même, est renfermé en entier dans cette exclamation. Tout ce qu’il a écrit porte l’empreinte de la terreur des faits, de l’inquiétude d’en être dévoré, de la croyance que, dans notre temps, le fait domine la force morale, peut l’annihiler et l’écraser, que le fait est tout, et que la croyance intérieure n’est rien. Le sphinx est là, dit-il, attendant une réponse : si vous ne la lui donnez pas, il vous dévorera. « Comme l’antique Némésis que ni les prières ni les menaces ne pouvaient émouvoir, la révolution s’avance d’un pas fatal et sombre sur les fleurs que lui jettent ses dévots, dans le sang de ses défenseurs et sur les cadavres de ses ennemis. » C’est en dehors de tous les moyens usités, en dehors même, s’il le faut, de tous les moyens moraux qu’il faut trouver une solution à ce problème. Que tout vous soit bon pour vous délivrer : liquidation sociale, mobilisation du sol, violation des contrats; que préférez-vous? périr ou vous sauver? Si vous préférez vous sauver, en vertu de mon principe de la propriété, expropriez-vous les uns les autres. Vous pensez peut-être que, pourvu que vous accomplissiez votre devoir individuel, que vous soyez fidèles à vos engagemens, que vous soyez honnêtes et vertueux, vous n’avez rien à craindre : — erreurs qui correspondent à des conceptions théologiques désormais passées de mode! L’accomplissement de votre devoir individuel ne vous délivrera ni des frénésies populaires, ni de la torche révolutionnaire. Résignez-vous au fait, oubliez toutes vos anciennes habitudes et traitez-vous comme de vivans préjugés; satisfaites à la révolution comme vous satisferez un jour à la mort, comme vous satis- faites déjà aux lois nécessaires de la nature, sans récriminations, car dans ce siècle le fait est tout, et la croyance intérieure n’est rien. Telle est la pensée qui se dégage invariablement de tous les écrits de M. Proudhon, et qui l’égaré. Cette idée que le fait est complètement fatal, complètement en dehors de la volonté humaine, le conduit à une philosophie et à une économie empiriques, toutes d’expédient, et quelquefois, pour lâcher le mot, à d’assez malhonnêtes manières de penser, ou, comme on eût dit au XVIIe siècle, à des raisonnemens forts impertinens.

Nous, au contraire, nous pensons que si le fait nous domine, c’est que les vertus intérieures ne nous dominent pas assez, et qu’elles nous laissent par leur absence sans défense contre les dangers extérieurs. Cependant M. Proudhon n’est pas sans avoir une vague aperception de cette vérité, et lorsqu’il attaque ses coreligionnaires, soit M. Louis Blanc, soit M. Ledru-Rollin, il démontre pertinemment que l’association ne peut s’établir sans le libre concours des volontés individuelles, et il oppose très bien l’idée du contrat à l’absurde idée de gouvernement direct, qui, dans ces derniers temps, a fait quelque bruit. Il cherche la solution du socialisme dans un certain rétablissement de l’équilibre des forces économiques; mais comment ne voit-il pas, lui qui a démontré que l’association était impossible sans le libre consentement des individus, que ce rétablissement, à supposer qu’il y ait à rétablir quelque chose, ne peut s’opérer indépendamment de la volonté humaine? Et la volonté elle-même suffit-elle? Si les hommes qui auront eu un quart d’heure de bon vouloir spontané sont vicieux, enclins au mal, au mensonge, cet équilibre ne sera-t-il pas aussitôt détruit ? C’est folie que de considérer les faits extérieurs isolément, de les séparer de l’homme, et de croire qu’on peut les modifier, les combiner d’une manière durable sans le concours de la conscience. Faites les meilleures lois de crédit : s’il n’y a pas probité chez les parties contractantes, votre combinaison échouera. M. Proudhon ne sait donc pas que, pour déranger et anéantir la combinaison artificielle la plus ingénieuse, il suffit d’un seul homme vicieux, et que les désordres partiels ne sont rien au contraire, lorsque la plus grande partie des consciences est saine. Dans le premier cas, il suffit d’un seul homme vicieux, d’un seul détail pour détruire tout le mécanisme; dans le second, le vice individuel est impuissant. Il m’est impossible de comprendre la société que rêvent les socialistes, car, comme elle consiste dans une certaine organisation mécanique, il est évident qu’elle serait détruite par chaque vol et chaque mensonge, et qu’il faudrait s’occuper de la refaire après chaque action vicieuse. Il en est de l’idée du contrat pour M. Proudhon comme de l’organisation des forces économiques. Cette idée qu’il a prise à Jurieu, un protestant, notez le point! se conçoit très bien, si l’on suppose une société pénétrée d’esprit religieux et des hommes obligés de par leur conscience à être sincères. Sinon, non.

Maintenant, si vous êtes convaincus qu’une croyance est absolument nécessaire, et que le vide de la conscience n’est pas précisément le meilleur préservatif des sociétés, adressez-vous à M. de Flotte : il a à votre service un dogme nouveau, lequel est le panthéisme. « Il faut choisir, écrit-il résolument, entre la donnée sociale de Grégoire VII et le dogme nouveau. » Quelle confusion de mots! C’est vous, monsieur, qui avez une donnée sociale, et c’est Grégoire VII qui avait un dogme. M. de Flotte, qui vient d’écrire un livre plein de politesse, mais plein de confusion et d’inexpérience, s’est-il bien rendu compte de ce que c’est que le panthéisme? S’il avait bien analysé ce système, il aurait vu que ce n’est ni un dogme ni une religion, mais uniquement une doctrine; qu’elle est le résultat d’une investigation désespérant de trouver l’union de la diversité et de l’unité, de comprendre les relations des êtres, leur point de contact et leur séparation, leur solidarité mutuelle et leur liberté individuelle. M. de Flotte a l’air de croire que ce dogme est contagieux; il a tort : le panthéisme ne sera jamais une doctrine faite pour les masses; elle est et restera éternellement la doctrine des grands esprits égarés qui n’ont plus la foi et qui peuvent se passer des lois humaines, parce que la méditation les a placés au-dessus d’elles. Où donc M. de Flotte voit-il les progrès de cette doctrine? Parmi ses coreligionnaires, je vois les progrès de l’athéisme, de l’incrédulité, mais non pas ceux du panthéisme. Si M. de Flotte est convaincu qu’une croyance est nécessaire à l’homme, qu’il cherche encore : peut-être finira-t-il par retourner à la donnée sociale de Grégoire VII. car c’est un esprit prédisposé à la mysticité, et nous ne doutons pas qu’il n’y arrive, lorsqu’il aura secoué les quelques attaches terrestres et les quelques souvenirs du monde sublunaire qui l’égarent (lui qui pourtant est un strict observateur des convenances) au point de lui faire mêler dans les mêmes pages Alfred de Musset, Raphaël, la Trinité, Phryné, Laïs, Gerson et Mme Malibran.

Des deux conclusions que nous avons indiquées en commençant cette étude, la première est donc que si la cause de la crise actuelle est dans les relations de l’homme avec l’homme, le seul remède, c’est de faire ce que la révolution française n’a point fait et a oublié de faire. De la première de ces conclusions se déduit la seconde, qui est la nécessité de la conservation politique. Nous ne pouvons trouver de prompt remède à un mal moral, n’espérons pas de miracles. Cette réformation morale qui est inévitable ne peut se faire, comme jadis, par l’action ou la parole d’un individu ; cet individu, eût-il le génie et l’arme ardente des grands réformateurs d’autrefois, ne réussirait à être aujourd’hui qu’un sectaire ou un fanatique. Cette réformation doit se faire par l’action lente et successive des individus les uns sur les autres, d’une manière latente et sans brusquerie. L’homme seul est capable de former des relations avec ses semblables : ni les révolutions, ni les lois, ni l’autorité, ni la dictature ne peuvent lui en imposer de nouvelles, ni en établir de sincères et de vitales ; mais pour cela il faut l’action du temps ; lui qui ronge le fer et l’airain fait aussi pousser les roses ; lui seul corrodera nos vices et fera germer nos vertus. Pendant cet intervalle, le devoir de tous les hommes intelligens et influens, de tous ceux qui ont une conscience saine, un esprit droit et des entrailles charitables, est tout tracé et peut se résumer en deux mots : s’ils sont hommes politiques, qu’ils maintiennent et conservent à tout prix, qu’ils ne touchent en rien aux droits acquis, aux relations des citoyens, à la société, et qu’ils laissent le temps souverain maître des choses ; — s’ils sont philosophes, écrivains, publicistes, qu’ils remettent en lumière tout ce qui est oublié, tout ce que la conscience elle-même a perdu ; qu’ils n’imposent pas aux contemporains des croyances, mais qu’ils les amènent, ainsi que nous l’avons dit déjà, à s’examiner, à douter d’eux-mêmes et de leurs folles opinions.


ÉMILE MONTÉGUT.