Études littéraires, t1, 1890/Pensées de Pascal

Librairie F. Rouge (Tome Ip. 124-232).

PENSÉES DE PASCAL[1]



I


Tout n’est pas rose dans la carrière de la gloire ; le métier de grand homme a bien aussi ses épines. Voyez Pascal. On a souvent parlé de ses luttes intérieures, rendues plus violentes par la vivacité d’impressions qui exaltait en lui et la puissance de jouir et la puissance de souffrir. Mais elles furent de courte durée. Leur violence même les abrégea. À l’âge de trente-neuf ans Pascal succombait. Il était de la race de ces hommes auxquels le génie est fatal.

Que Pascal ait trouvé le repos dans la mort, qu’il ait trouvé dans un autre monde la réponse aux problèmes qui le tourmentaient, c’est ce que j’aime à croire. Mais Pascal n’est pas mort tout entier. Il vit dans ses ouvrages, dans ses Pensées surtout, dont l’histoire n’est pas moins riche en vicissitudes que celle de son génie ne le fut en épreuves secrètes et douloureuses.

Il y eut quelques années d’intervalle entre sa mort et le moment où ses amis s’occupèrent sérieusement à sauver de l’oubli les fragments épars de son apologie inachevée. Ce sont presque les seules où Pascal ait pu dormir en paix. Avec la publication des Pensées recommence pour lui toute une vie de traverses et d’orages. Obligés à des ménagements sans nombre, ignorant d’ailleurs la loi d’exactitude proclamée par la critique moderne, ses amis font un minutieux triage des matériaux qu’il a laissés : ils élaguent, ils corrigent, ils arrangent, ils embellissent. Puis tout un aréopage de théologiens, les approbateurs nécessaires imposés par l’intolérance du temps, s’emparent du manuscrit. Chacun expose ses scrupules, et fait payer par quelque sacrifice sa haute approbation. Celui-ci redoute une phrase, celui-là en redoute une autre, et l’on corrige encore, jusqu’à ce que l’ouvrage paraisse assez parfait, assez modéré, assez orthodoxe, pour affronter l’examen d’un public dans lequel Pascal comptait autant d’ennemis que les jésuites avaient de créatures. On dirait un marbre de Michel-Ange retravaillé par le ciseau timide de quelque disciple inquiet de la gloire du maître.

Le dix-septième siècle avait embelli Pascal, il était réservé au dix-huitième de le travestir. Il se fit un Pascal à son usage ; il laissa dans l’ombre quelques-uns des plus beaux morceaux dans lesquels le chrétien se montrait avec trop d’avantage ; il fut soigneux de tous ceux dont pouvait profiter la philosophie, soit en les approuvant, soit en les livrant au ridicule ; puis il inventa l’histoire de l’abîme, faisant ainsi de Pascal un grand homme et un grand visionnaire. En lui décernant une place au Panthéon, il lui en retint une autre à l’hôpital des fous.

Avec l’esprit d’investigation dont il a donné tant de preuves, le dix-neuvième siècle entreprit la recherche du véritable Pascal. Il le débarrassa de tout ce que lui avait prêté l’esprit des autres, et lui rendit tout ce qu’on lui avait ôté. Mais Pascal ne parut pas d’abord beaucoup gagner à redevenir lui-même. À peine le critique dont l’esprit toujours pénétrant et toujours actif a, dans des temps divers, révélé à la France Platon, Hegel et Mme  de Longueville, était-il remonté aux sources, qu’il découvrit en Pascal, sous les dehors de l’apologète fervent, un sceptique des plus dangereux. M. Cousin ne prit point la chose en plaisanterie. Il est éclectique, et l’éclectisme est naturellement confiant, optimiste, pénétré de l'idée qu’il y a du bon partout, et que, si ce monde n’est pas le meilleur des mondes possible, tout cependant n’y va pas pour le plus mal. Que si, comme le prétendent quelques philosophes moroses, insensibles aux charmes des doctrines éclectiques, elles conduisent à ce même scepticisme, solennellement condamné par leur avocat le plus brillant et le plus habile, ce ne peut être qu’à leur corps défendant, et de la même manière que les bonnes intentions conduisent au chemin de l’enfer. Bref, M. Cousin reconnaissant dans Pascal un allié de Montaigne,

Pousse au monstre, et d’un dard lancé d’une main sûre. Il lui fait dans le flanc une large blessure.

Heureux Pascal ! Son œuvre a réussi bien au-delà de ses espérances. Il voulait amener les hommes captifs à l’obéissance de la foi : deux siècles s’écoulent, et la philosophie elle-même lui reproche de n’avoir pas assez cru.

La flèche de l’éclectisme avait frappé Pascal en pleine poitrine. On crut quelque temps le cœur atteint : plus tard on s’aperçut que le fer avait à peine pénétré. Toutefois Pascal chancelait encore de sa blessure quand parut la première édition exacte et complète des Pensées, l’édition de M. Faugère. Mais le nouveau Pascal devint aussitôt l’occasion d’un nouveau combat. Ce n’est pas une restauration, s’écria-t-on de toutes parts, c’est une destruction. Le savant historien de Port-Royal se fit l’écho de ces plaintes :

En voulant, dit-il, restituer le livre de Pascal et le rendre à son état primitif, on l’a véritablement ruiné en un certain sens. Ces colonnes ou ces pyramides du désert, comme les appelait Châteaubriand, ne sont plus debout aujourd’hui ; on les a religieusement démolies, et l’on s’est attaché à en remettre les pierres comme elles étaient, gisantes à terre, à moitié ensevelies dans la carrière, à moitié taillées dans le bloc. C’est là le résultat le plus net de ce grand travail critique sur les Pensées.

Le livre évidemment, dans son état de décomposition, et percé à jour comme il est, ne saurait plus avoir aucun effet d’édification sur le public. Comme œuvre apologétique, on peut dire qu’il a fait son temps. Il n’est plus qu’une preuve extraordinaire de l’âme et du génie de l’homme, un témoignage individuel de sa foi. Pascal y gagne, mais son but y perd. Est-ce comme cela qu’il l’aurait entendu ?[2]

C’est-à-dire, si M. Sainte-Beuve a raison, qu’en nous rendant les pensées de Pascal on nous a dépouillés de sa pensée.

Or M. Sainte Beuve a bien quelque peu raison. Il est sûr au moins que la lecture des Pensées dans l’édition de M. Faugère n’est pas du premier coup, ni pour le premier venu, une lecture édifiante. Ce sont des notes éparses, des traits détachés, des mots souvent heureux, à l’ordinaire hardis, parfois incompréhensibles, rarement des morceaux achevés ; ce sont, non pas des ruines, mais des matériaux dont l’entassement confus déroute aussitôt le lecteur novice. Il est une grande partie du public pour laquelle les Pensées, telles que M. Faugère nous les a rendues, sont, au lieu d’un livre édifiant, un livre inintelligible et fermé.

Il faut, en effet, une longue habitude de Pascal et une culture d’esprit assez étendue pour se reconnaître au milieu de ces phrases coupées, de ces fragments interrompus, pour entrevoir la place que chaque pensée pourrait occuper dans l’ensemble de l’œuvre, pour dire : voilà une colonne qui pourrait soutenir telle voûte, voilà un bloc qui aurait été taillé pour servir au couronnement de tel ou tel pilier ; voilà un fragment d’une statue qui aurait pu orner l’autel ; ici sont les matériaux du portique, là ceux de la nef ; ici ceux du parvis, là ceux du lieu très-saint.

Désireux de rendre Pascal au grand public, tout en le commentant à sa manière, M. Havet s’est emparé du texte nouveau, désormais définitif, et a repris, ou peu s’en faut, l’ancien plan. Au reste, il ne le donne pas comme vrai ; il le donne simplement comme plus commode. À ses yeux, il n’est pas possible de retrouver le plan du grand architecte.

M. Astié, le dernier éditeur de Pascal, pour le moment, ose aller plus loin. Il veut aussi faciliter au simple lecteur l’intelligence de Pascal ; il veut rendre aux Pensées leur vertu d’édification, il aspire même à nous en donner une édition populaire. Il y a plus : il essaie de distribuer les Pensées dans l’ordre auquel Pascal lui-même se fût arrêté, s’il eût été conséquent et fidèle jusqu’au bout à l’idée-mère de son apologie.[3] Cette idée-mère, dont il s’est tout d’abord pénétré, est pour lui le fil d’Ariane dans le dédale de ces fragments immortels ; elle lui explique tout ; elle lui fait découvrir le but et la place de chaque chose ; elle lui révèle le plan vrai de Pascal.

Voilà de bien hautes prétentions. Sont-elles justifiées ?

M. Astié a réussi, je le crois, autant du moins qu’il est possible, à rendre aux Pensées ce caractère édifiant auquel, dit-il, l’auteur eût surtout tenu, et que les travaux critiques de ces dernières années menaçaient de leur faire perdre.[4] Dans son édition, d’un format commode, joli et mesquin, comme celui de tous les livres de poche, la lecture suivie de Pascal est plus facile, parce qu’elle est moins brisée. Le chapitre des pensées diverses y est considérablement réduit, et beaucoup de fragments, M. Astié s’en flatte avec raison, y trouvent un entourage qui les fait briller d’un nouvel éclat. C’est ainsi que le remarquable entretien de Pascal et de M. de Sacy sur Epictète et Montaigne, relégué par M. Faugère dans le grand tiroir des morceaux qui embarrassent partout ailleurs, se présente très heureusement dans l’édition de M. Astié, en tête du second volume, c’est-à-dire en tête de l’apologie dont il est l’introduction magnifique. Mais pourquoi ne trouve-t-on pas tout à côté le récit de cette autre conversation où Pascal initie ses amis au grand ouvrage qu’il médite ? N’était-ce pas là sa place naturelle ? ne devait-elle pas aussi servir d’introduction ? Pourquoi M. Astié le relègue-t-il à la fin ? Au reste, ce second volume, le volume important, forme bien un tout. Il est distribué de telle façon que l’intérêt qui s’attache à une œuvre d’ensemble, et qui manquait à l’édition de M. Faugère, ne fait plus aussi complètement défaut. On sent, malgré les lacunes, que l’on avance dans une direction déterminée, que l’on est parti d’un point et que l’on marche vers un autre. Ce sont encore des morceaux inachevés, et pourtant on assiste au développement d’une pensée. Dans l’édition Faugère se présente-t-il une phrase interrompue, on est arrêté court ; la nuit est complète. Dans l’édition Astié ce qui précède ou ce qui suit jette souvent un rayon de lumière sur les mots les plus obscurs. Aussi la recommandons-nous très vivement aux personnes qui veulent pour la première fois essayer la lecture de Pascal. Si elles l’abordaient dans les deux volumes de M. Faugère elles pourraient y perdre leur temps et leur peine. Se familiariser avec Pascal n’est pas une chose si aisée : M. Astié la facilite.

Après quoi M. Astié nous permettra-t-il de ne plus nous servir de son édition, dès que nous aurons achevé d’en rendre compte ? Nous la recommandons au grand public ; mais en souhaitant qu’il puisse un jour s’en passer, et nous la déconseillons nettement aux anciens amis, aux intimes de Pascal. Pour nous, nous resterons fidèle à M. Faugère : si jamais nous consultons l’édition de M. Astié, ce ne sera pas pour Pascal, mais pour M. Astié.

Le grand défaut de cette édition, je parle ici pour les intimes, est que l’ordre d’après lequel les pensées sont distribuées, constitue à lui seul une interprétation de Pascal. C’est un ouvrage dont deux auteurs peuvent réclamer la propriété ; il est en partie de Pascal, en partie de son éditeur. C’est un Pascal-Astié. Ce défaut, dira-t-on, se retrouve dans l’édition Faugère. J’en conviens. M. Faugère, en effet, cherche aussi le plan de l’édifice et tente de le reconstruire ; mais il a si médiocrement réussi que l’insuccès même de sa tentative en diminue les inconvénients. Malgré ses essais de restauration, de nombreux matériaux sont restés gisants sur le sol, sans se dresser en murailles, en voûtes, en colonnes.

M. Astié a beaucoup mieux réussi ; c’est là son tort. Le chapitre des pensées diverses n’a plus que trente-cinq pages. C’est très bien pour le vulgaire qui s’effraierait de débris accumulés sans ordre ; il faut l’y intéresser par une vue d’ensemble ; mais pour ceux qui les ont tous tenus ces précieux fragments, qui les ont tournés et retournés, qui ont appliqué leur persévérance à les examiner en détail, c’est autre chose. Ceux-là n’entendent point qu’on leur enlève le plaisir de reconstruire l’édifice, et de chercher pour leur propre compte l’usage possible de chaque pensée. Les Pensées, telles que M. Faugère nous les donne, sont un peu comme les pièces d’un jeu de patience jetées au hasard sur une table ; çà et là il en est qui sont tant bien que mal rapprochées, mais la confusion est grande encore. M. Astié s’interposant entre Pascal et nous, les rassemble à notre place ; il nous empêche de les contempler dans leur désordre et d’en chercher par nous-mêmes le curieux agencement.

Il manque une édition de Pascal comme je la voudrais, encore plus percée à jour que celle de M. Faugère, et pour laquelle l’éditeur ne se soit pas attribué la mission et les droits d’un restaurateur. Si jamais un éditeur s’avisait de me demander conseil, je lui dirais : Ne suivez pas même les indications obscures et contradictoires que Pascal nous a laissées ; placez-les sous nos yeux, avec le reste, à titre de documents ; mais bornez-vous à un ordre conventionnel, destiné tout simplement à faciliter la consultation. Peut-être un Pascal semblable serait-il peu lu ; mais il n’en serait pas moins précieux. Il est fort désagréable de n’être jamais en tête à tête avec Pascal, d’être toujours introduit auprès de lui, tantôt par Condorcet ou Voltaire, tantôt par M. Havet ou M. Astié. Si habiles que soient ces messieurs, ils n’en sont pas moins des introducteurs, des cicérone dont les uns dénigrent, dont les autres louent. Je les crois tous de fort bonne rencontre, M. Astié surtout ; mais qu’ils me laissent donc approcher librement du dieu. Je ne veux pas de prêtre entre Pascal et moi.

Passe encore s’il était réellement possible de retrouver le plan de Pascal ; mais non, la possibilité n’en existe pas. Un simple fait, dont M. Astié se préoccupe trop peu, suffit, ce nous semble, à le démontrer. Pascal n’était pas seulement un grand chrétien, il était encore un grand artiste. Sans qu’il eût beaucoup étudié les questions qu’agite et embrouille la rhétorique il avait, par le seul instinct du génie, promptement découvert les quelques principes de l’art d’écrire qui sont au-dessus des révolutions de la mode et des caprices du goût. Le même instinct, guide plus sûr que tous les raisonnements du monde, l’obligeait à travailler et à retravailler sans cesse ses œuvres. Il est telle Provinciale qu’il a remise plus de dix fois sur le chantier. En approfondissant son idée afin de l’exprimer avec plus de justesse et de force, il apercevait les côtés faibles d’un premier plan, et recommençait sur un second. L’harmonie des détails et de l’ensemble, la juste distribution des parties, le mouvement logique combiné avec le mouvement oratoire, une sorte d’organisme capable de faire circuler la vie jusque dans les derniers rameaux de la pensée : voilà ce qu’il cherchait pour chacun de ses ouvrages, et voilà aussi, je pense, ce qu’il n’appartient à personne de chercher pour lui.

Si rapide que fût sa conception, elle suivait pourtant une marche progressive. Il allait creusant de plus en plus son sujet, cherchant à l’embrasser dans son entier, et à le pénétrer dans sa profondeur. À chaque progrès dans ce travail, devait correspondre une vue plus étendue et plus juste des développements nécessaires à la pensée et de leur distribution la plus favorable. De là l’incertitude qui nous étonne dans les notes de Pascal relatives à son plan. De là aussi la valeur très contestable de ces notes elles-mêmes. Elles n’indiquent pas le plan définitif des Pensées ; elles n’indiquent que le point où en était Pascal à tel ou tel moment donné, dont la détermination n’est pas possible.

De nos jours on ne sait plus ce que c’est que d’élaborer avec lenteur et conscience une pensée à laquelle on laisse le temps de mûrir. Tout le monde court, même les écrivains. Tant mieux si l’on fait bien ; mais l’important est que l’on fasse vite. Nous ne faisons plus de livres, nous confectionnons des journaux ; nous n’écrivons plus, nous rédigeons. J’entendais un jour une personne de beaucoup d’esprit souhaiter qu’on découvrît bientôt une machine à penser. Ses vœux sont accomplis. L’écrivain de nos jours, voilà la machine à penser. Il se passe d’études originales et de réflexions approfondies ; mais il cause beaucoup, il entend beaucoup causer, et il feuillette nombre de livres. Ainsi il arrive à n’être complètement étranger à aucune question. Dans sa mémoire il y a une case pour chacune, et dans chaque case quelques semblants d’idées. Que si une question vient à l’ordre du jour, il sait où trouver de quoi la résoudre. Deux minutes lui suffisent pour faire le dépouillement de ses idées, puis il lui en faut deux autres pour les mettre en ordre, et quelques unes pour la rédaction. Et ainsi s’écrivent, dans un français plus ou moins pur, une foule d’articles, dont le fond ne vaut rien et la forme peu de chose, mais qu’on lit, parce qu’il faut avoir lu son journal. On acquiert à ce métier-là une dextérité merveilleuse. Supposez qu’une de ces productions éphémères nous arrive à l’état de fragments, il n’y aura pas à se poser la question préalable de savoir si l’auteur en avait conçu le plan définitif. Il est des auteurs privilégiés qui n’ont jamais conçu que des plans définitifs. De grâce, ne leur faisons pas injure.

Pascal n’était pas de cette force-là. Le pauvre homme ! Il n’est pas sûr que, s’il eût rédigé son grand ouvrage, il n’eût pas dû recommencer dix fois. Un simple défaut de style l’eût amené peut-être sur la trace de quelque vice du plan, dépendant à son tour d’un vice caché dans l’idée elle-même. Le fond changé, si peu que ce fût, tout le reste changeait quelque peu avec lui. Pour Pascal, la conception du plan était indissolublement unie à la conception même de la pensée. Leurs progrès étaient mutuels. Aussi, pour croire à l’achèvement de l’un, voudraisje avoir vu l’achèvement de l’autre.

M. Astié reconnaît des traces d’hésitation dans les notes de Pascal. Il en conclut que cette hésitation même nous défend d’imposer à l’auteur des Pensées un plan de tout point contraire à l’esprit de son ouvrage, en même temps qu’elle recommande celui qui en tient le plus grand compte.[5] Mais ne peut-on pas en conclure avec plus de raison encore que les chercheurs du plan de Pascal cherchent, non ce qu’il avait trouvé, mais ce qu’il cherchait lui-même ; c’està-dire qu’ils se substituent à Pascal. Tant qu’ils le font pour leur édification ou leur plaisir particulier, c’est très bien ; mais quand ils le font pour le public, et quand ils affirment avoir ressaisi le plan que Pascal avait conçu ou aurait dû concevoir, il n’y a pas lieu à les accuser d’un excès de timidité.

La tentative de M. Astié ne nous a point converti. Il ne nous semble pas qu’elle ait été couronnée de succès. Il n’est guère possible de dire quel plan aurait adopté Pascal ; mais peut-être l’est-il d’indiquer quelques-uns de ceux dont il n’eût pas voulu, et nous avons quelques raisons de croire que dans ce nombre il faut ranger celui de M. Astié. Le lecteur en jugera.

L’apologie de Pascal devait avoir deux parties essentielles. Dans la première Pascal étudie l’homme ; il rentre en lui-même, il cherche à se connaître ; puis il examine, et c’est l’objet de la seconde partie, la religion chrétienne, la’seule qui, selon lui, ait connu l’homme, la seule par conséquent qui mérite l’examen. Ainsi Pascal fait reposer l’apologie sur l’étude de la nature humaine. Voilà, dans le plan de Pascal, presque le seul point essentiel sur lequel les critiques soient d’accord, et que l’on puisse regarder comme acquis.

Dès que l’on veut aller plus loin, les divergences éclatent. Par quel anneau Pascal aurait-il rattaché l’une à l’autre les deux parties de son œuvre ? Selon les uns, il aurait rapidement passé en revue les diverses religions et les diverses philosophies ; il les aurait renversées les unes par les autres, montrant que Montaigne a raison contre Epictète d’insulter à notre faiblesse, et qu’Epictète a raison contre Montaigne d’exalter notre dignité ; puis il aurait abordé l’Evangile, qui seul, dès les premières pages, en établissant notre double nature, reconnaît à la fois et notre faiblesse et notre dignité. Selon d’autres, sans s’arrêter à tant de doctrines opposées, il aurait aussitôt couru à la doctrine chrétienne, sauf à en faire précéder l’exposition de l’histoire merveilleuse de la théocratie juive. Telle n’est pas l’opinion de M. Astié.

Oui, s’écrie-t-il, c’est bien ainsi que raisonnent les apologètes ordinaires, mais Pascal nous a appris à tenir un autre langage… Saint Paul a déjà protesté contre ceux qui, de la circonstance que le judaïsme avait précédé historiquement le christianisme, concluaient qu’il fallait passer par celui-là pour arriver à celui-ci ; et Pascal, en marchant sur les traces de l’apôtre des gentils, nous a indiqué un moyen d’arriver au but sans faire ce long détour. L’idée fondamentale de l’apologie de Pascal est de montrer aux hommes que le christianisme correspond à tous leurs besoins moraux, et qu’ils doivent devenir chrétiens sous peine de rester des êtres misérables et incompréhensibles. Il aurait donc été infidèle à sa méthode en mêlant tout à coup les preuves historiques aux considérations morales. Ces arguments auraient été d’autant plus inopportuns, qu’ils seraient venus se jeter au travers au moment où Pascal allait recueillir les fruits de l’étude profonde à laquelle il venait de se livrer. Il s’est rendu compte des besoins de l’homme, il nous a révélé nous-mêmes à nous-mêmes : nous avons appris de lui que nous sommes à la fois grands et misérables ; sous la menace de ces foudroyantes paroles : « s’il s’abaisse je le vante, s’il se vante je l’abaisse », nous sommes agités et troublés, ne sachant plus ce que nous devons penser de nous-mêmes, et attendant avec anxiété le mot de l’énigme ! Comme, dans une telle disposition d’esprit, une dissertation nécessairement froide et calme, sur le peuple juif, la révélation, les prophètes et les miracles viendrait mal à propos ! Pascal abandonnerait le champ de bataille après avoir remporté la plus glorieuse victoire ; il briserait l’épée à deux tranchants qui vient de lui servir à prosterner ses adversaires à ses pieds pour recourir à la pesante armure de l’apologie ordinaire.

Avant de prêter une pareille inconséquence à un tel homme, il faut absolument y être forcé, et ce n’est pas ici le cas. Le plan que nous proposons est de tout point conforme à l’esprit de son ouvrage. Après avoir humilié l’homme en lui montrant sa grandeur et sa misère, Pascal lui donne le coup de grâce en lui arrachant un aveu de chute. La première partie est donc terminée, et incontinent il lui montre dans la personne de Jésus-Christ le réparateur par l’Ecriture. À cet homme, qui s’avoue pécheur et misérable, l’apologète chrétien montre le nouvel Adam, qui seul peut le délier de la puissance du mal parce qu’il fut sans péché, réalisa l’idéal de l’humanité et mourut pour nous. L’auteur des Provinciales et des Pensées, le plus éloquent des écrivains, n’aurait pas renoncé à cette transition à la fois si logique et si saisissante pour tomber dans la plus grande des inconséquences.[6]

M. Astié a raison de nous présenter cette nouvelle façon de relier l’une à l’autre les deux parties du plan de Pascal comme le trait saillant et caractéristique de son travail. C’est là sa grande innovation ; et vraiment elle est importante. Il ne s’agit pas ici d’un artifice de rhétorique plus ou moins heureux. Grâce à cette seule innovation, le Pascal de M. Astié nous apparaît comme un manifeste de toute une école d’apologie, école qui fait chaque jour de nouveaux progrès, qui compte dans notre pays des représentants nombreux, quelques-uns célèbres, et qui se glorifie de Pascal comme de l’un de ses ancêtres. Depuis vingt ou trente ans nous avons vu plus d’un défenseur du christianisme, s’inspirant de Schleiermacher, ou marchant spontanément à sa rencontre, rejeter comme M. Astié la pesante armure de l’apologie ordinaire, renoncer comme lui aux arguments historiques fondés sur quelque manifestation surnaturelle, telle que les miracles ou les prophéties, et s’en tenir à la preuve interne, qui repose sur la conscience. Vinet, à la mémoire duquel M. Astié dédie son Pascal, est entré l’un des premiers dans cette voie, et l’a suivie jusqu’à ses derniers jours. L’auteur de la Philosophie de la Liberté, œuvre d’apologie encore plus que de métaphysique, quoi qu’en dise le titre, M. Ch. Secretan demande aussi au sens intime ou à la conscience la justification du christianisme ; et son dernier ouvrage sur la Méthode montre assez que, pour lui, aucune autre justification ne saurait remplacer celle-là. C’est un drapeau quMls ont élevé et autour duquel se rangent tous les jours de nouveaux combattants : M. Astié paraît s’être formé à leur école, à celle de Vinet surtout. Il s’est inspiré de leur pensée, et il a voulu la placer définitivement sous le haut patronage de Pascal. Là est l’intérêt des deux volumes qu’il vient de nous donner. C’est une œuvre collective autant qu’une œuvre individuelle ; elle est portée et soutenue par l’un des courants divers qui vont croisant leurs flots dans le vaste lit où coule le fleuve du siècle. Là est le secret de l’importance que M. Astié attache à cette transition si logique et si saisissante, ou plutôt à ce saut rapide (car ce plan nouveau des Pensées se distingue justement par l’absence de toute transition) qui doit placer brusquement le pécheur convaincu de sa misère en face du grand réparateur.

Cependant, l’importance qu’il peut y avoir à rattacher Pascal à telle école de théologiens plutôt qu’à telle autre, nous fera-t-elle passer par-dessus les droits inaliénables de la vérité historique ? Si Schleiermacher, si Vinet, si M. Charles Secretan, si M. Astié descendent de Pascal, tant mieux ; ils seront dans ce cas d’un bon lignage. Mais, avant toutes choses, respectons Pascal : n’altérons pas cette grande figure. Refusons pour lui l’honneur d’une pareille postérité, s’il faut, pour qu’il l’obtienne, mêler à son sang quelques gouttes d’un sang étranger.

M. Astié conserve lui-même quelques doutes sur son interprétation de Pascal : « Pascal, dit-il, resta bien à certains égards homme de son temps, et on pourrait se demander s’il était complètement dégagé de tous les préjugés courants. Malgré la force décisive de la preuve interne, qui est entièrement en faveur de l’arrangement proposé, on pourrait peut-être hésiter à l’adopter si quelques indications de Pascal lui-même ne prouvaient que, s’il ne s’était pas encore définitivement arrêté à ce plan, il l’avait du moins entrevu. » Et aussitôt M. Astié cite une note dans laquelle Pascal distribue ainsi ses matériaux. « Preuves de la religion : morale, doctrine, miracles, prophéties, figures. »[7] Sur cette note, M. Astié triomphe : « C’est là justement, s’écrie-t-il, le plan que nous avons suivi. »

Puisque M. Astié s’appuie sur les indications de Pascal, examinons-les d’un peu près.

Les notes de Pascal, rangées par M. Faugère et par M. Asité dans le chapitre Ordre, sont peu nombreuses et généralement obscures. Il en est même quelques-unes dont je renonce à découvrir le sens. Pascal ne les avait écrites que pour lui ; il n’y a rien d’étonnant si elles ne sont pas claires pour nous. Parmi celles qui se laissent comprendre, j’en trouve qui me démontrent que Pascal hésita longtemps sur la forme même qu’il devait adopter. Les unes parlent d’une série de lettres, d’autres indiquent une suite de dialogues, d’autres enfin mentionnent des chapitres. Rien dans ces notes n’établit que Pascal ait choisi entre ces formes diverses. Cela seul m’avertit qu’il ne faut pas en attendre grand’chose pour l’éclaircissement de la pensée de Pascal. Si elles ont du prix, c’est bien plutôt parce qu’elles en révèlent les fluctuations. Mais voici qui est plus fort. Si, laissant de côté celles qui ne concernent que des morceaux détachés, des chapitres, nous envisageons celles qui ont une portée générale, nous y trouverons non-seulement des traces d’hésitation, mais des contradictions formelles. Deux de ces notes semblent devoir indiquer le plan de la seconde partie. L’une, celle que cite M. Astié, met en première ligne la morale, en seconde la doctrine, et réserve la dernière place aux preuves externes, miracles, prophéties et figures ; l’autre range les preuves en douze catégories : au nº 4, nous trouvons Jésus-Christ ; au nº 7, le peuple juif ; au nº 10, la doctrine ;[8] au nº 11, la sainteté de la loi chrétienne. Si ce ne n’est pas là une contradiction flagrante, c’est quelque chose qui en approche beaucoup. Une seule note est relative au plan de l’œuvre tout entière. Elle nous apprend que la première partie devait traiter de la misère de l’homme sans Dieu, et prouver par la nature même que la nature est corrompue ; tandis que la seconde devait traiter de la félicité de l’homme avec Dieu, et prouver par l’Evangile qu’il y a un réparateur. Or, cette note aussi, sur laquelle se sont appuyés MM. Faugère et Astié pour établir la division principale de l’ouvrage, est attaquable de par Pascal lui-même. Qu’on lise, en effet, le célèbre entretien dans lequel Pascal exposa le plan des Pensées, et que nous a conservé Etienne Périer, cet entretien que M. Sainte-Beuve a essayé de faire revivre, et sur lequel M. Astié semble redouter d’appeler l’attention, et l’on verra que la première partie devait sans doute établir la misère de l’homme, mais qu’il était-réservé à la seconde d’en établir la corruption.

La note sur laquelle M. Astié insiste surtout prête à plus d’une question. Que veulent dire ces mots laconiques : morale, doctrine, miracles, prophéties, figures ? À quelle intention Pascal les a-t-il jetés sur le papier ? Expriment-ils la vraie pensée de Pascal ? Est-ce l’indication de l’ordre qu’il suivra ou d’un ordre qu’il suppose possible ? À quelle date remontent-ils ? que signifie ce mot de morale ? Le chapitre de la morale doit-il nécessairement comprendre celui de Jésus-Christ ? Qu’y a-t-il enfin dans cette note, la moins explicite de toutes, qui lui donne le droit de passer avant toutes les autres ? Jusqu’à ce que M. Astié ait éclairci tous ces points, nous suivrons l’exemple de M. Sainte-Beuve ; nous chercherons dans l’entretien dont nous parlions tout à l’heure une révélation du plan de Pascal d’un plus haut prix que les lumières incertaines tirées de quelques notes mystérieuses et contradictoires, comme les oracles de l’antiquité. Or cet entretien menace fort le système du nouvel éditeur, car il nous montre Pascal partant des livres de Moïse, et n’abordant le Nouveau Testament qu’après avoir parcouru l’Ancien.

Les témoignages de Pascal sont peu favorables à M. Astié. S’il peut citer quelques mots à l’appui de sa thèse, il y en a plusieurs qui la réfutent. Mais qu’importe ? Nous-même, on le sait, nous ne comptons guère sur les indications de Pascal ; si nous les invoquons dans ce moment, ce n’est que pour enlever à l’éditeur un avantage qu’il croit avoir. Au reste, M. Astié peut fort bien s’en passer. Il ne cherche pas le plan que Pascal s’est proposé, mais bien celui qu’il aurait dû se proposer s’il eût été conséquent. Il veut perfectionner Pascal.

Mais quoi ? cette transition si logique et si saisissante, le plus éloquent des écrivains ne l’aurait-il donc pas aperçue ? Et Vinet, qui n’était pas non plus un écrivain médiocrement éloquent, Vinet qui s’est occupé si longtemps et avec tant d’amour de Pascal, et qui, de ses deux mains, a déployé devant tous la bannière que suit M. Astié, pourquoi donc at-il laissé à d’autres l’honneur d’une si grande découverte ? Serait-ce par hasard que cette transition n’est ni aussi logique, ni aussi saisissante que le suppose M. Astié ? M. Astié ne songe qu’à l’excellence des preuves internes ; il voit toutes choses au travers de cette idée favorite ; il y rapporte tout ; il faut que tout cadre avec elle. Je crains fort que cette préoccupation exclusive ne l’ait trompé.

Le plan que M. Astié attribue à Pascal est-il logique ? Je ne sais si je m’abuse, mais je crois apercevoir un point où il manque un anneau à la chaîne, je devrais dire plutôt un point où un bout de corde supplée aux anneaux de fer. Le morceau que j’ai emprunté tout à l’heure à M. Astié m’a servi à le découvrir. Il semble d’abord, à l’entendre, que la première partie de l’œuvre de Pascal se termine et se résume par ces foudroyantes paroles : « S’il s’abaisse, je le vante ; s’il se vante, je l’abaisse. » Mais plus loin on voit que M. Astié donne beaucoup plus d’étendue aux prolégomènes de Pascal. « Après avoir, dit-il, humilié l’homme en lui montrant sa grandeur et sa misère, Pascal lui donne le coup de grâce en lui arrachant un aveu de chute. La première partie est donc terminée… » Oui, mais pourquoi ne l’était-elle pas quelques lignes plus haut, au moment où l’homme attendait avec anxiété le mot de l’énigme ? Pourquoi encore ce coup de grâce ? Il est fort utile à l’éditeur, mais est-il bien de Pascal ? Que l’étude de la nature humaine conduise Pascal à reconnaître en elle des besoins qu’elle est impuissante à satisfaire, rien de plus naturel, rien de plus légitime ; mais qu’elle le conduise encore à l’idée de la chute, c’est-à-dire à l’idée qui explique la contradiction dont s’étonne Pascal, c’est ce que je nie. L’idée de la chute est une idée religieuse donnée par l’Evangile, et immédiatement applicable à la nature humaine, sans doute, mais à laquelle l’homme, Pascal du moins doit le croire, n’est pas arrivé par ses seules forces. Il n’y a que le chrétien qui, des contradictions de sa nature, ait conclu aussitôt qu’il est déchu ; l’Evangile lui a appris à les expliquer ainsi. Or Pascal ne s’adresse pas au chrétien ; il ne veut pas convaincre celui qui est déjà convaincu ; il s’adresse à l’incrédule, et veut l’obliger à croire. Dans cette supposition, qui est bien celle qu’accepte Pascal, il ne peut pas passer sans intermédiaire de l’idée de ces contradictions à l’idée de la chute. De l’une à l’autre le passage est long, difficile ; il faut jeter un pont entre elles, et c’est sur ce pont même que Pascal doit livrer le combat décisif. Les contradictions de l’homme, voilà le problème ; la chute, en voilà la solution chrétienne : or la solution du problème ne saurait être introduite subrepticement dans le problème lui-même, à titre de coup de grâce. L’œuvre de Pascal et de l’apologie tout entière serait singulièrement facilitée s’il était permis d’insinuer adroitement la réponse dans la question. Mais la logique repousse énergiquement ce procédé trompeur et commode. Il n’y a pas deux logiques : une pour la science chrétienne, l’autre pour la science profane.

Si donc la première partie se termine, comme cela nous paraît nécessaire, par le tableau de notre misère et de notre grandeur, Pascal ne peut pas sauter à pieds joints par-dessus l’Ancien Testament tout entier. Il faut qu’il ouvre le livre sacré à la première page pour y apprendre de la bouche de Moïse que si l’homme est si grand, c’est qu’il a été créé à l’image de Dieu, et que s’il est si petit, c’est qu’il est déchu.

Combien est plus logique le plan attribué à Pascal par Etienne Périer, d’après le témoignage de Pascal lui-même.

Il commença d’abord, dit Etienne Périer, par une peinture de l’homme, où il n’oublia rien de tout ce qui le pouvait faire connaître, et au-dedans et au dehors de lui-même, jusqu’aux plus secrets mouvements de son cœur. Il supposa ensuite un homme qui, ayant toujours vécu dans une ignorance générale, et dans l’indifférence à l’égard de toutes choses, et surtout à l’égard de soi-même, vient enfin à se considérer dans ce tableau et à examiner ce qu’il est. Il est surpris d’y découvrir une infinité de choses auxquelles il n’a jamais pensé, et il ne saurait remarquer sans étonnement et sans admiration tout ce que M. Pascal lui fait sentir de sa grandeur et de sa bassesse, de ses avantages et de ses faiblesses, du peu de lumière qui lui reste et des ténèbres qui l’environnent presque de toutes parts, et enfin de toutes les contrariétés étonnantes qui se trouvent dans sa nature. Il ne peut plus, après cela, demeurer dans l’indifférence, s’il a tant soit peu de raison, et quelque insensible qu’il ait été jusqu’alors, il doit souhaiter, après avoir ainsi connu ce qu’il est, de connaître aussi d’où il vient et ce qu’il doit devenir.

Voilà qui est clair. Pascal ne conclut pas des contrariétés de la nature humaine à l’idée de la chute, mais à l’impossibilité de l’indifférence, ce qui est bien autre chose. Continuons.

M. Pascal l’ayant mis dans cette disposition de chercher à s’instruire sur un doute si important, il l’adresse premièrement aux philosophes… Il lui fait ensuite parcourir tout l’univers et tous les âges, pour lui faire remarquer une infinité de religions qui s’y rencontrent…

Inutile de dire qu’il n’a pas de peine à lui en montrer la vanité. Peu de mots lui suffisent pour cela ; il n’a qu’à lui faire voir combien l’homme, tel que l’ont connu ces religions et ces philosophies, ressemble peu à l’homme tel qu’il vient de le lui révéler.

Enfin, il lui fait jeter les yeux sur le peuple juif, et il lui en fait observer des circonstances si extraordinaires, qu’il attire facilement son attention.

Voyez que de précautions. Pascal ne fait pas un pas sans assurer sa marche ; il n’affirme rien encore, il se borne à éveiller l’attention. Là je reconnais l’auteur des Provinciales.

Après lui avoir représenté tout ce que ce peuple a de singulier, il s’arrête particulièrement à lui faire remarquer un livre unique par lequel il se gouverne, et qui comprend tout ensemble son histoire, sa loi et sa religion. À peine a-t-il ouvert ce livre, qu’il y apprend que le monde est l’ouvrage d’un Dieu, et que c’est ce même Dieu qui a créé l’homme à son image… Quoiqu’il n’ait rien encore qui le convainque de cette vérité, elle ne laisse pas de lui plaire.

Remarquez de nouveau comme tous les écarts sont soigneusement évités ; pas un mot qui dépasse la conclusion strictement légitime, pas un mot qui anticipe. Pascal non-seulement n’ose pas encore affirmer la chute ; il n’ose pas même affirmer que Dieu a créé l’homme et qu’il l’a créé à son image.

Ce qui l’arrête en cet endroit, c’est de voir, par la peinture qu’on lui a faite de l’homme, qu’il est bien éloigné de posséder tous ces avantages, qu’il a dû avoir lorsqu’il est sorti des mains de son auteur. Mais il ne demeure pas longtemps dans ce doute, car dès qu’il poursuit la lecture de ce même livre, il y trouve qu’après que l’homme eut été créé de Dieu dans l’état d’innocence et avec toutes sortes de perfections, la première action qu’il fit fut de se révolter contre son Créateur, et d’employer tous les avantages qu’il en avait reçus pour l’offenser.

Après cela, Pascal n’estime point encore son homme convaincu ; il ne traite pas si légèrement ce coup de grâce, qui ne coûte qu’une ligne à M. Astié. Il ne pense pas avoir fait autre chose que de déposer un germe heureux dans l’esprit de son adversaire ou plutôt de son disciple ; il n’attend la conviction que de la suite des preuves qui vont, en s’entassant, se fortifier les unes par les autres, et qui amèneront enfin Pascal, mais beaucoup plus tard, quand l’œuvre de préparation sera terminée, à déchirer violemment le voile du sanctuaire, et à montrer Christ sur la croix dans toute sa gloire et dans tout son abaissement.

Je ne donne pas ce plan comme le plan vrai et définitif. Sur ce point, je n’affirme rien. Je le donne seulement comme plus conforme à l’idée que je me fais du génie de Pascal. Je le demande à M. Astié lui-même, cette marche lente, mais sûre et graduelle, n’est-elle pas infiniment plus logique que celle qui est indiquée dans ces paroles un peu vagues : « Après avoir humilié l’homme… Pascal lui donne le coup de grâce en lui arrachant un aveu de chute ? » Sans doute, tout n’est plus sacrifié à l’inviolable prééminence des preuves internes ; mais si le plaidoyer de Pascal y gagne en force réelle, qu’importe ? D’ailleurs, quelle idée se fait M. Astié de cette prééminence dont il se’constitue le champion ? Je ne sais ; j’ai grand’peur de lui faire tort, car M. Astié, que je suis heureux de connaître personnellement, est un homme de cœur et d’esprit ; mais il me semble vraiment qu’elle consiste dans l’honneur qu’il revendique pour elles de passer les premières. On dirait un droit de préséance, comme ceux que réclame Saint-Simon. Où en seraient les écrivains, s’ils allaient dès aujourd’hui être tenus de faire défiler leurs arguments par rang de taille ? O Cicéron ! qu’est devenue ta rhétorique ?

Il y a plus ; j’ose croire que, dans le plan de Pascal développé par Etienne Périer, il y a une transition bien autrement saisissante que celle dont on nous parle aujourd’hui. Autour de son disciple, Pascal entasse ruines sur ruines ; il le plonge dans la plus profonde obscurité ; il se plaît à épaissir les ténèbres ; puis, quand l’attente et l’effroi sont au comble, quand l’homme est bien convaincu qu’en lui et autour de lui il n’y a que confusion, mystères, obscurités, au lieu de lui montrer brusquement le soleil, procédé dangereux, plus propre à éblouir qu’à éclairer, il lui fait voir dans la nuit qui l’entoure un point, un seul point lumineux, et c’est sur ce point unique que se concentrent aussitôt toute l’attention, toutes les espérances, toutes les inquiétudes. Que deviendra-t-il ? Est-ce un feu follet qui va s’éteindre ? Va-t-il subsister et grandir ? D’où vientil ? Est-ce bien le soleil ? Est-ce bien la lumière ?… Ceci est mieux qu’une transition ; c’est tout un drame. Comme les grands orateurs, Pascal, qui méprisait la poésie, est poëte. L’enchaînement logique le plus serré va lui fournir la matière d’une sorte de tragédie, et d’une tragédie saisissante, car c’est la destinée de l’homme qui s’y joue sous nos yeux, et c’est au Calvaire que nous conduira le dénouement. Il y a dans Pascal quelque chose de Descartes et quelque chose de Shakespeare.

La plan de M. Astié nous paraît contraire au mouvement logique ; il ne l’est pas moins, selon nous, au mouvement oratoire. M. Astié invoque le génie de l’éloquence qui inspirait si heureusement Pascal ; nous l’invoquons à notre tour contre lui. C’est même à cet ordre de considérations que nous empruntons notre objection la plus forte. M. Astié nous pardonnera-t-il d’avoir violé les préceptes de sa rhétorique, en la réservant pour la dernière ?

Si Pascal eût mis immédiatement le pécheur auquel il a dévoilé sa misère en présence de l’homme-Dieu, quelle puissance aurait eue la dernière partie de l’œuvre, dans laquelle il serait revenu sur ses pas pour parler des prophéties, des miracles et des figures ? Il peut en parler avant d’avoir approché du lieu très saint ; l’intérêt dramatique, qu’il a trouvé le secret d’exciter, donne du prix à tout ce qui vient fortifier ce rayon de lumière, tout à coup découvert dans les ténèbres. Mais plus tard, quand le but est atteint, quand le soleil nous a été montré, quand la puissance de la preuve interne a dissipé tous les doutes, à quoi bon ces lumières nouvelles et incertaines qui s’éclipsent devant le grand astre ? à quoi bon toutes ces preuves surérogatoires ? à quoi bon, après l’argument décisif, des arguments dont la force plus contestable ne servirait qu’à ébranler la conviction ? La conscience a fait entendre sa grande voix. À quel oracle vous adressez-vous encore ? quel prophète sera digne de parler après elle ?

Dans de pareilles circonstances, une dissertation nécessairement froide et calme sur le peuple juif, la révélation, les prophètes viendrait-elle donc plus à propos ? Pascal ne serait-il plus coupable alors d’abandonner le champ de bataille après avoir remporté la plus glorieuse victoire, et de briser l’épée à deux tranchants qui vient de lui servir à prosterner ses adversaires à ses pieds pour recourir à la pesante armure de l’apologie ordinaire ?

Soyons conséquents. Voulez-vous, oui ou non, réserver une petite place aux preuves historiques ? Si vous voulez les exclure, dites-le ; sinon, où les placerons-nous ? J’en suis vraiment fort en peine. Pascal essaie-t-il de les employer à l’entrée de la seconde partie, on le lui interdit, sous prétexte que la première étant toute morale, il descendrait des hauteurs de la preuve interne aux lieux communs des vulgaires apologistes. Mais que serait-ce donc quand il serait parvenu jusqu’aux plus hauts sommets de l’apologie chrétienne, quand il aurait gravi le coteau du Calvaire pour y contempler Christ sur la croix ? Ah ! c’est alors que la chute serait complète ! Pour prêter une pareille inconséquence à un tel homme, il faut, c’est vous qui le dites, il faut absolument y être forcé.

Je crains fort que, dans le système de M. Astié, il n’y ait place nulle part pour les développements historiques, et que, pour rendre Pascal conséquent avec lui-même, il ne soit obligé d’en retrancher la moitié. Mais ce dont je crois être sûr, c’est que si Pascal eût été fidèle au plan qu’on lui impose, il eût terminé d’une manière pâle et languissante. Or l’auteur des Provinciales n’avait pas coutume de terminer ainsi.

Qu’on lise Pascal dans l’édition de M. Astié. Cette lecture, ou je m’abuse étrangement, confirmera tout ce que j’avance. Au lieu de conclure avec autorité, Pascal s’allonge indéfiniment sur des sujets d’une importance secondaire, en comparaison de ceux qu’il vient d’aborder. Il termine, non en posant la clef de voûte, mais en travaillant à consolider l’édifice par des étais extérieurs. Le lecteur s’impatiente. Il y a des choses fort remarquables dans ce que dit Pascal du peuple juif, mais dans le Pascal de M. Astié elles perdent une grande partie de leur prix, tant il est vrai que les belles choses elles-mêmes ont besoin d’être à leur place.

Ce n’est pas une tâche facile que de refaire l’œuvre de Pascal. Ce grand homme avait la main souple et forte. Son apologie n’est pas tant d’un théologien que d’un homme et d’un artiste. Pour lui, défendre une cause, ce n’est pas simplement exposer les motifs sur lesquels elle fonde son droit ; c’est toute une œuvre de stratégie qui demande des ménagements infinis, une habileté consommée à profiter des accidents du terrain et des points faibles de l’adversaire, à employer tour à tour et au juste moment l’autorité et l’adresse, à mettre en œuvre toutes les ressources de l’attaque et de la défense, jusqu’à ce que la cause soit gagnée et gagnée sans retour. Pascal est un grand tacticien. C’est un trait de son génie que les deux volumes de M. Astié ne font guère ressortir.

Un juge compétent, doué d’un sens critique très fin, M. le professeur Vulliemin, après avoir, il y a quelque temps déjà, analysé l’ouvrage de M. Astié, concluait ainsi :

Il nous semble, s’il était encore au milieu de nous, voir M. Vinet, l’interprète le plus intelligent et le plus sympathique qu’ait encore eu Pascal, sourire à cette édition qu’il a inspirée, et que M. Astié a consacrée à sa mémoire bénie : « On m’a pris mon Pascal », disait-il en parlant de je ne sais laquelle des éditions qu’il a connues ; « Pascal, dirait-il, s’il avait celle-ci en main, mon Pascal m’a été rendu. »[9]

Vinet parlerait-il vraiment ainsi ? J’ai peine à le croire. Il serait heureux sans doute de voir Pascal étudié avec amour ; mais il n’admettrait pas, que je sache, le brusque et malheureux passage essayé par M. Astié entre les deux parties des Pensées, et sur lequel M. Vulliemin, malgré la bienveillance de sa critique, ne se prononce qu’avec hésitation. Vinet était trop artiste lui-même ; il avait d’ailleurs un sentiment trop exquis de l’art de Pascal, pour permettre qu’on y portât la moindre atteinte, fût-ce au nom des convictions qui lui étaient le plus chères.

Pour nous, après la lecture du nouveau Pascal, nous sommes restés sous une impression pénible. Si cette édition devait être définitive, si elle devait supplanter toutes les autres, nous n’aurions plus qu’à dire avec Vinet : « On m’a pris mon Pascal. » — Voilà pourquoi nous réclamons.

II

Dans la préface de son édition des Pensées, M. Astié se demande si l’argumentation de Pascal n’a fléchi sur aucun point. Pour qu’elle n’eût pas fléchi, après avoir été l’objet de tant d’attaques, il faudrait qu’elle fût bien forte. Tour à tour battue en brèche par l’artillerie légère de Voltaire, et par les lourdes mais puissantes batteries de la critique allemande, elle peut, si elle est encore debout, passer, à juste titre, pour une citadelle inexpugnable.

M. Sainte-Beuve s’était déjà posé cette question en examinant les pièces du procès intenté à Pascal par Voltaire :

Pour moi, disait l’heureux philosophe du dix-huitième siècle, quand je regarde Paris ou Londres, je ne vois aucune raison pour entrer dans ce désespoir dont parle M. Pascal ; je vois une ville qui ne ressemble en rien à une lie déserte ; mais peuplée, opulente, policée, et où les hommes sont heureux autant que la nature humaine le comporte. Quel est l’homme sage qui sera plein de désespoir parce qu’il ne sait pas la nature de sa pensée, parce qu’il ne connaît que quelques attributs de la matière ?…

Le fort de la polémique de Voltaire est là, ajoute M. Sainte-Beuve, dans cet argument qui a pourtant l’air relâché. Pascal lui-même ne l’a-t-il pas reconnu et exprimé à sa manière, quand il a dit : « La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues : elle incline l’automate, qui incline l’esprit sans qu’il y pense » ?

Il est bien vrai, en effet que le jour où, soit machinalement, soit à la réflexion, l’aspect du monde n’offrirait plus tant de mystère, n’inspirerait plus surtout aucun effroi ; où ce que Pascal appelle la perversité humaine ne semblerait plus que l’état naturel et nécessaire d’un fonds mobile et sensible ; où, par un renouvellement graduel et par un élargissement de l’idée de moralité, l’activité des passions et leur satisfaction dans de certaines limites sembleraient assez légitimes ; le jour où le cœur humain se flatterait d’avoir comblé son abîme ; où cette terre d’exil, déjà riante et commode, le serait devenue au point de laisser oublier toute patrie d’au-delà et de paraître la demeure définitive, — ce jour-là l’argumentation de Pascal aura fléchi.

Elle aura fléchi, toute forte qu’elle est, et plus aisément que sous la lutte et sous la tourmente, comme une neige rigide se trouve fondue un matin aux rayons du soleil, comme le manteau glisse doucement de l’épaule du voyageur attiédi.

Mais la manière de juger dépend beaucoup ici de la manière de sentir, et c’est à chacun de voir si un tel jour est ou n’est pas en train d’arriver.[10]

J’ai beaucoup lu le Port-Royal de M. Sainte-Beuve ; jamais je ne suis tombé sur cette page hardie et prudente, sans la relire, et sans faire à part moi nombre de réflexions.

La critique de M. Sainte-Beuve ressemble à la patte du léopard. Elle se promène douce et veloutée sur le corps de sa victime ; elle en dessine, elle en caresse toutes les formes : quand elle touche à quelque endroit sensible, elle se fait plus moelleuse encore ; puis, tout à coup, la griffe cachée, mais tranchante, s’enfonce profondément dans les chairs.

M. Sainte-Beuve, avec une rare souplesse d’esprit, s’insinue dans la société où vivait l’homme qu’il étudie ; il en respire l’air ; il s’en approprie les idées et les sentiments ; il se plonge dans un monde qui n’est pas le sien ; il se nourrit d’émotions qu’il n’a jamais éprouvées ; il s’assimile à autrui. Cependant ne vous y fiez pas trop : il se retrouvera bientôt ; il n’est jamais sûr qu’il ne déchire pas brusquement le vêtement d’emprunt qu’il lui a plu d’essayer.

Il faut lui rendre cette justice que son coup de griffe est parfois net et franc. S’il n’a pas de haines vigoureuses, il a d’assez vives susceptibilités. Malheur à l’écrivain qui prête le flanc par quelque gaucherie. M. Sainte-Beuve sait le remettre à sa place, non pas avec la juste et mâle colère qu’inspirent à d’autres les outrages faits à la morale et au bon goût, mais avec cette sévérité méprisante qui accompagne les jugements des esprits déliés sur les maladresses des esprits lourds. Mais s’agit-il d’un homme de génie, faut-il indiquer le point faible d’une œuvre respectée de tous, M. Sainte-Beuve s’y prend d’une autre façon ; il caresse au moment où il fait couler le sang. À peine la victime s’aperçoitelle de sa blessure. C’est après l’avoir si bien parée, c’est par un chemin si doux qu’il la conduit au sacrifice, que, jusqu’au dernier moment, elle ne se doute pas de son sort.

Lisez Port-Royal : on prendrait M. Sainte-Beuve pour le dernier janséniste ; on le dirait élevé dans les petites écoles. Il semble qu’il ait passé plus de veilles à méditer saint Augustin qu’à feuilleter Voltaire. L’évêque d’Hippone analyse-t-il avec plus de sagacité les phénomènes de là grâce ? Il est des moments où l'habile critique, telle est sa puissance d’assimilation, semble en ressentir directement les effets merveilleux ; il est des moments où il a presque de l’onction ! Mais bientôt survient une page semblable à celle que nous venons de citer. Encore est-elle si bien calculée que les bonnes gens pourraient s’y tromper. M. Sainte-Beuve ne se prononce pas ; il n’affirme rien. Il se borne à supposer un temps, temps heureux, où cette terre d’exil, déjà riante et commode, le serait devenue au point d’enlever tout motif aux tristesses de Pascal. Ce temps arrivera-t-il ? M. Sainte-Beuve nous laisse le soin d’y réfléchir :

La manière de juger, — dit-il avec un air d’innocence qu’il sait prendre à merveille, — dépend beaucoup ici de la manière de sentir.

Assurément, voilà une réponse qui semble peu compromettante, et pourtant cette simple réflexion renverse de fond en comble toute l’œuvre de Pascal. C’est le coup de griffe si adroitement ménagé qu’il passe presque inaperçu, et si profond qu’il est mortel. Et quoi ! la manière de juger dépend ici de la manière de sentir ! C’est-à-dire que si les jouissances de la vie viennent en foule heurter à ma porte, que si j’ai d’ailleurs un caractère assez heureux pour porter gaîment le fardeau de l’existence, alors je n’ai qu’à fermer Pascal : pour moi, son raisonnement a fléchi. Si, au contraire, je ne suis pas au nombre des enfants gâtés de la fortune, si surtout j’ai le malheur d’être naturellement morose, mélancolique, atrabilaire, hypocondre : alors Pascal sera mon homme, pour moi, son raisonnement demeure ; pour moi, il n’a rien perdu de sa force. Ainsi la force ou la faiblesse de l’apologie de Pascal est une affaire de tempérament. Est-ce là du scepticisme, oui ou non ?

M. Astié ne s’est pas mépris sur le sens des paroles de M. Sainte-Beuve ; mais il trouve moyen de les faire tourner à l’avantage de Pascal.

On ne saurait, à notre sens, dit-il, faire un plus magnifique éloge des Pensées, car c’est dire que leur sort est indissolublement lié à celui du christianisme sur la terre. En effet, l’argumentation de Pascal n’aura fléchi que le jour où l’humanité, dépouillée de tout reste du sentiment du péché, aura, en s’arrachant la conscience, renoncé à l’organe qui seul lui permet d’apercevoir la vérité morale et religieuse. Mais ce jour-là les Pensées et le christianisme n’auraient pas seuls vieilli : l’idéal, la poésie, la moralité auraient aussi fait leur temps, et il est permis de croire que l’humanité n’aurait plus à compter de longs jours. Fort heureusement le christianisme ne nous permet pas d’être pessimistes à ce point-là.[11]

D’autre part, M. Astié pense que Pascal resta à plusieurs égards homme de son temps, et qu’il ne se dégagea pas d’une manière complète des préjugés courants. Il faut donc, si ces préjugés ont vieilli, que cette argumentation, dont le sort est indissolublement lié à celui du christianisme, ait, en quelques points, vieilli avec eux. M. Vulliemin, dans l’article dont nous avons cité la conclusion, fait un aveu semblable ; il reconnaît qu’il y a dans Pascal une grande part à faire au moyen âge. Vinet, si je ne me trompe, en jugeait de même. Quelle est cette part qu’il faut retrancher de l’œuvre de Pascal, pour en laisser la responsabilité au moyen âge ou aux préjugés ? En d’autres termes : en quoi l’apologie de Pascal a-t-elle fléchi sous l’effort du temps ou des adversaires ? en quoi est-elle restée jeune et nouvelle, comme le reste la vérité ? — Grave question que nous a suggérée la préface de M. Astié, et que nous voudrions aborder aujourd’hui.


Cette question, si sérieuse qu’elle soit, n’a pas, à nos yeux, toute la portée qu’elle aurait, peut-être, aux yeux du nouvel éditeur des Pensées. Pour lui, discuter l’œuvre de Pascal, ce serait discuter l’œuvre de toute cette famille d’apologètes qui, pour accorder la place d’honneur aux preuves internes du christianisme, invoque le grand exemple de Pascal ; ce serait s’attaquer à une école actuellement vivante, à l’école dont M. Astié paraît suivre les inspirations. Nous n’en jugeons pas ainsi.

Il faut faii’e entre Pascal et les écrivains modernes qui se parent de son nom cette distinction capitale, que ceux-ci ont un système d’apologie, système en vertu duquel ils condamnent tous les autres comme faux, ou comme inférieurs, comme vulgaires, dit M. Astié, tandis que Pascal n’en eut jamais. Ils prétendent à fonder une école ; Pascal n’y songeait pas. Ils ont deux causes à plaider, celle du christianisme et celle de leur propre apologie, qui l’interprète en le défendant ; Pascal ne plaide qu’une seule cause, celle du christianisme. Si, en plusieurs points, Pascal se rencontre avec eux, cela tient au hasard de son génie. Soe apologie est toute personnelle.

Pascal s’est chargé lui-même de marquer la différence qui existe entre eux et lui :

Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte, remarque-t-il en parlant de Descartes… Il faut sonder comment une pensée est logée en son auteur, comment, par où, jusqu’où il la possède.

Je voudrais démander à des personnes équitables si ce principe : La matière est dans une incapacité naturelle, invincible de penser, et celui-ci : Je pense, donc je suis, sont en effet les mêmes dans l’esprit de Descartes et dans l’esprit de saint Augustin, qui a dit la même chose douze cents ans auparavant ?

En vérité, je suis bien éloigné de dire que Descartes n’en soit pas le véritable auteur, quand même il ne l’aurait appris que dans la lecture de ce grand saint ; car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d’une physique entière, comme Descartes a prétendu faire…

Tel dira une chose de soi-même sans en comprendre l’excellence, ou un autre comprendra une suite merveilleuse de conséquences qui nous font dire hardiment que ce n’est plus le même mot, et qu’il ne le doit non plus à celui d’où il l’a appris qu’un arbre admirable n’appartiendra à celui qui en aurait jeté la semence, sans y penser et sans la connaître, dans une terre abondante qui en aurait profité de la sorte par sa propre fertilité.[12]

On peut appliquer le même raisonnement, sauf à atténuer la force de quelques termes, à Pascal et à l’école moderne qui croit relever de lui. Refusera-t-on à M. Charles Secretan, par exemple, et à son livre sur la méthode, le mérite de l’originalité, parce que deux cents ans auparavant Pascal a essayé une apologie chrétienne reposant en partie sur la conscience ? Ce serait à peu près aussi juste que si l’on faisait de Descartes un plagiaire de saint Augustin. On peut dire les mêmes choses sans les posséder de la même sorte. Il y a une grande distance entre celui qui, pour mieux établir la vérité du christianisme, place dans le nombre de ses preuves le témoignage de la conscience, et celui qui regarde ce témoignage comme la seule preuve décisive, qui élève cette idée à la hauteur d’un principe, et, par une série de déductions, en tire tout un système, très discutable sans doute, mais dont on ne peut méconnaître l’enchaînement logique. Pascal n’a songé qu’à démontrer à sa manière les grandes vérités de la religion chrétienne ; il n’a point donné à ses arguments une valeur exclusive. M. Charles Secretan travaille avec d’autres à faire dans le domaine de l’apologie toute une révolution ; il travaille à faire prédominer un certain ordre de preuves. Ces preuves se trouvant être parfois de même nature que celles qu’affectionnait Pascal, il en résulte que les Pensées intéressent vivement l’apologie moderne ; mais il n’en résulte point que Pascal en soit le fondateur. Le mouvement religieux, dont MM. Vinet et Secretan ont, dans notre pays, suivi et hâté le cours, demeure donc un mouvement original, et nous pouvons aborder Pascal sans aucune arrièrepensée. Nous le séparons de ceux qui aspirent à le continuer, et nous croyons en avoir le droit.


Dans le monde moral, comme dans le monde matériel, conserver, c’est créer sans cesse. Cela est vrai surtout des hommes dont la vie morale est orageuse, et qui ne laissent pas l’esprit s’endormir avec l’automate sur l’oreiller des habitudes. Pascal était un de ces hommes-là. Si sa foi fut énergique, c’est qu’elle eut de rudes assauts à soutenir ; il ne crut beaucoup que parce qu’il avait beaucoup douté. Ses Pensées sont le monument de sa foi. Elles nous en révèlent les crises et les victoires ; elles nous apprennent par quelle voie Pascal fut sans cesse ramené au pied de cette croix, que, dans ses heures d’extase, il embrassait avec tant d’ardeur. Demander si les Pensées ont vieilli, c’est demander s’il y a chance que l’homme de nos jours soit ramené au christianisme par le chemin qui y reconduisait Pascal ; c’est demander si Pascal, qui, au dire d’un critique, se donne procuration pour représenter le genre humain, représente encore l’homme que nous connaissons, l’enfant du dix-neuvième siècle.


Pascal commence par l’étude du cœur humain. A-t-il le droit de procéder ainsi ? On le lui a contesté.

Ma grande dispute avec Pascal, dit Voltaire, roule précisément sur le fondement de son livre.

Il prétend que, pour qu’une religion soit vraie, il faut qu’elle connaisse à fond la nature humaine, et qu’elle rende raison de tout ce qui se passe dans notre cœur.

Je prétends que ce n’est point ainsi qu’on doit examiner une religion, et que c’est la traiter comme un système de philosophie ; je prétends qu’il faut uniquement voir si cette religion est révélée ou non.[13]

L’objection est sérieuse ; mais elle l’était surtout il y a cent ans. Au dix-huitième siècle, époque d’ardente polémique, il était naturel qu’on s’efforçât d’enlever au christianisme le système de défense essayé par Pascal, afin de concentrer l'attaque sur ridée d’une révélation sanctionnée par des miracles et des prophéties. Mais de nos jours, qu’il accompagne l’incrédulité ou la foi, peu importe, l’exclusisme dogmatique ne trouve plus faveur. On permet à chaque doctrine de se défendre comme elle l’entend. Si le christianisme veut’se servir, dans sa propre cause, des armes de la philosophie, il en est bien libre. On ne lui interdit plus de chercher s’il a un sens et une portée philosophique ; on se borne à contester la valeur de la philosophie qu’il prétend tirer de son sein. La lutte s’est engagée sur un terrain nouveau.

Il y a plus : l’apologie chétienne a été forcée par le mouvement même de la pensée moderne, et par la nature de nos préoccupations actuelles, à se transformer ainsi. C’est sous l’influence directe de l’esprit du dix-neuvième siècle, c’est pour en suivre le mouvement, que les amis de l’Evangile ont cherché dans le christianisme une philosophie à opposer aux doctrines humaines. Le côté surnaturel des choses n’est plus celui qui fait impression sur nous. Dans l’âge d’enfance, les hommes et les sociétés se laissent facilement séduire au merveilleux. Au moyen âge, le récit des prodiges qui ont signalé la mort du Christ, le tremblement de terre, les ténèbres, le voile qui se déchire, avaient plus de puissance pour convaincre et toucher que la beauté morale du divin sacrifice. Aujourd’hui c’est l’inverse. Si donc le christianisme veut reconquérir le monde, il faut, bon gré mal gré, qu’il se présente précisément par son côté philosophique et moral, il faut qu’il compte surtout sur la puissance de l’idée.

Peut-être un pareil système d’apologie présente-t-il d’assez sérieux dangers ; mais nous n’avons pas à nous en occuper ici. Il nous suffit de remarquer qu’en ce point Pascal est d’accord avec l’esprit des temps où nous vivons.


On connaît le portrait qu’a fait Pascal de la nature humaine. L’homme, éternel objet de ses propres études et de ses propres discours, s’est tour à tour exalté comme le roi de la création, et rabaissé au niveau des plus misérables créatures. Il s’est, de ses propres mains, attribué le sceptre de l’univers, et de ses propres mains, il s’est anéanti dans la poussière. Il s’est prodigué insultes et flatteries. Mais qu’est-il en réalité ? C’est la grande question.

Matériellement, il se trouve placé entre deux infinis, c’est Pascal qui l’affirme. S’il envisage l’immensité de la création, il est forcé d’avouer que sa présence dans le grand tout est moins sensible que celle d’une goutte d’eau dans les flots de l’Océan. Sur le globe qu’il habite, il n’occupe qu’une place imperceptible ; ce globe lui-même n’est qu’un grain de sable entraîné dans les espaces par la puissance du soleil ; le soleil, à son tour, n’est qu’un point très délicat dans l’étendue du firmament. Mais voici bien un autre prodige. Dans le plus chétif des êtres vivants, l’homme entrevoit un infini non moins merveilleux que celui des voûtes célestes. Dans le corps du ciron, il y a des jointures et des veines ; dans ces veines, il y a du sang ; dans ce sang, des humeurs ; dans ces humeurs, des gouttes, et chacune de ces gouttes est un monde. La nature offre à l’imagination mille fois plus qu’elle ne peut concevoir. Le monde visible n’est qu’un atome ; les atomes sont autant d’univers ; et l’homme, suspendu entre ces deux abîmes, est un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout.

L’homme est un être contradictoire en soi, c’est un compromis incompréhensible entre le néant et l’infini. La contradiction de sa nature se retrouve dans chacune de ses facultés, dans chacune de ses œuvres.

L’homme a besoin de connaître ; mais que peut-il connaître ? Les extrêmes lui échappent. Sa grandeur lui dérobe la vue de l'infiniment petit ; sa petitesse lui dérobe la vue de l’infiniment grand. Tout s’enchaîne dans l’univers. Pour comprendre le tout, il faudrait en connaître chaque partie ; pour connaître une partie, pour saisir le rôle qu’elle joue, il faudrait comprendre le tout. L’esprit humain est condamné à un cercle vicieux éternel.

Que sont d’ailleurs nos facultés ? Nous avons des sens, mais la raison les séduit ; nous avons une raison, mais les sens l’abusent. Ils mentent et se trompent à l’envi. Et cette maîtresse d’erreur et de fausseté, la grande fée, l’imagination n’est-elle pas là pour altérer sans cesse la droiture de notre jugement ? Combien il faut peu de chose pour mettre la raison hors de ses gonds ! Que le monarque de l’univers ne se vante point de sa souveraine intelligence :

Il n’est pas si indépendant qu’il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d’un canon pour empêcher ses pensées, il ne faut que le bruit d’une girouette ou d’une poulie : ne vous étonnez pas s’il ne raisonne pas bien à présent ! Une mouche bourdonne à ses oreilles : c’en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu’il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en échec et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes. Le plaisant Dieu que voilà ! () ridicolosissimo erœ ![14]

Et pourtant, cette raison qu’une mouche tient en échec, cette plaisante raison qu’un vent manie et à tout sens, n’en est pas moins notre gloire, notre grandeur, notre dignité. La pensée humaine peut avoir d’étranges défauts, mais qu’elle est grande par sa nature ! L’univers peut s’armer pour écraser l’homme ; mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien… Par l’espace l’univers me comprend et m’engloutit, mais par la pensée je le comprends.[15]

Singulière contradiction ! Par sa nature, par ses besoins éternels, la raison est le plus incontestable de nos titres de noblesse ; par ses œuvres, elle nous crée sans cesse des titres au ridicule. L’homme est ainsi fait que ses œuvres partout contredisent ses aspirations. Le savant cherche le vrai ; est-il un vrai savant qui ne soit pas convaincu de son ignorance ? Les nations soupirent après la justice, et se réfugient entre les bras de la force. L’homme cherche le bonheur et ne le trouve pas.

Le bonheur qui nous vient du dehors a peu de prix ; il ne dépend pas de nous ; il peut nous être enlevé d’un moment à l’autre. Les sources du vrai bonheur sont, avec les sources de la vie, dans le cœur de l’homme. Mais l’homme n’ose pas rentrer en lui-même ; au lieu d’y trouver l’ordre et la paix, il n’y rencontrerait que désordre et confusion. Aussi, que fait-il ? Il n’apaise pas cette soif de bonheur qui le dévore, il la trompe.

On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis. On les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et des sciences, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux ! Que pouirait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment ! ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins ; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sfont, d’où ils viennent, où ils vont ; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner ; et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelques temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer, et à s’occuper toujours tout entiers.[16]

Le divertissement est la fausse monnaie du bonheur ; le cœur humain s’en paie tant bien que mal. Faute de pouvoir nous délivrer de la mort, de la misère, de l’ignorance, nous nous sommes avisés de n’y plus penser. L’homme qui se divertit est un malheureux qui fait effort pour se distraire ; c’est un condamné à mort qui joue au piquet pour chasser la pensée du supplice. Est-il un spectacle plus dérisoire que celui de l’homme en quête du bonheur ? Oui, celui des nations en quête de la justice. L’homme a besoin de justice ; mais ce besoin, comme tous les autres, il n’est pas capable de le satisfaire. Pour suivre la justice, il faudrait la connaître ; mais il n’est presque rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat.

Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité ; en peu d’années de possession, les lois fondamentales changent ; le droit a ses époques. L’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà.[17]

Ce n’est pas tout : pour que la justice règne il faut que la force lui soit docile ; mais la force ne se laisse pas manier aisément. Comment faire pour unir ces deux puissances ? Si l’on ne peut pas mettre la force entre les mains de la justice, il faudra bien mettre la justice entre les mains de la force.

Les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables, à cause du dérèglement des hommes. Qu’y a-t-il de moins raisonnable que de choisir pour gouverner un État le premier fils d’une reine ? On ne choisit pas pour gouverner un bateau celui des voyageurs qui est de meilleure maison ; cette loi serait ridicule et injuste. Mais parce qu’ils le sont et le seront toujours (ridicules et injustes), elle devient raisonnable et juste. Car qui choisira-t-on ? Le plus vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent aux mains : chacun prétend être le plus vertueux et le plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d’incontestable. C’est le fils aîné du roi ; cela est net, il n’y a point de dispute.[18]

Et pourtant, cette préoccupation du bonheur et de la justice est, comme la pensée, le signe manifeste de notre noblesse et de notre dignité. L’homme est petit en ce qu’il place le bonheur dans le divertissement et la justice entre les bras de la force ; mais de telles erreurs témoignent de sa haute origine. Chercher le bonheur où il n’est pas, c’est encore le chercher ; justifier les excès de la force, c’est encore rendre témoignage à l’idée de justice. De semblables faiblesses ne sont pas des faiblesses roturières ; ce sont misères de grand seigneur !

Ainsi l’homme a mérité tout ce qu’il s’est prodigué d’insultes et de flatteries. Malgré la vue de ses maux qui le tiennent à la gorge, il a un instinct qui l’élève et un instinct plus fort que lui. Plus l’homme a de lumière, plus il découvre en lui de grandeur et de bassesse. Pascal l’élève ou l’abaisse, suivant qu’il s’abaisse ou s’élève, et le contredit toujours jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible.

Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? s’écrie Pascal épouvanté. Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers. Qui démêlera cet embrouillement ? [19]

Tel est, en quelques mots, le sombre et magnifique tableau par lequel s’ouvre le livre des Pensées. Invective, haute ironie, dialectique écrasante et subtile : Pascal y déploie toutes les ressources de son génie. Sa force est dans la puissance de ses sentiments. Jamais homme ne sentit plus profondément, jamais homme ne parla avec plus d’autorité. Mme  de Sévigné ne dit-elle pas de Bossuet que ce grand orateur se battait avec son auditoire, et que chacun de ses sermons était un combat à mort ? Cet éloge est bien plus directement applicable à Pascal. Pascal attaque l’homme de haute main, et le terrasse jusqu’à ce qu’il s’avoue vaincu. La résistance est vaine. Avec un pareil jouteur, on ne se mesure pas longtemps : il faut fuir ou se soumettre. Les invectives dont Rousseau accable l’homme et la société, malgré ce qu’elles ont de fier et d’inattendu, malgré ce qu’elles ont parfois de très légitime, ne produisent pas le même effet. On résiste à Rousseau ; on peut le lire en lui refusant toute adhésion. Je ne crois pas qu’il soit facile de lire les fragments de la première partie des Pensées sans être subjugué. Il y a souvent, dans les plus éloquentes paroles de J. J. Rousseau je ne sais quel souffle de rhétorique. On se demande s’il ne joue pas un rôle ; dès lors, l’effet est manqué ; on applaudira, mais on ne sera pas saisi. Rien de semblable dans Pascal. Son invective est plus hardie et plus insultante que celle de Rousseau, mais elle n’est jamais suspecte. Ce n’est pas l’écrivain, c’est l’homme qui parle. On prend garde non à l’énergie de ses discours, mais à la force de ses raisons. On n’applaudit pas, on est atterré. Pascal et Rousseau sont amers tous deux, mais non pas de la même manière. Il n’est pas rare que l’ironie de Rousseau soit froide : celle de Pascal jaillit brûlante ; il souffre en insultant l’homme ; il se tairait s’il le pouvait. De là je ne sais quelle amère poésie qui manque aux colères de Rousseau. Child-Harold a-t-il des strophes plus lamentables : « C’est une chose horrible de sentir écouler tout ce qu’on possède. »[20] Hamlet a-t-il des paroles plus poignantes : « Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais. »[21]

Ce tableau a-t-il vieilli ? Non, s’il est dans les Pensées quelques pages qui n’aient rien perdu de leur prix, ce sont celles-là. Elles ont encore le mérite de l’à-propos, et il est à croire qu’elles ne le perdront pas de sitôt.

Aujourd’hui, nous parlons beaucoup de progrès ; jamais, sans doute, on n’eut plus de raisons d’en parler ; mais le seul mot de progrès ne renferme-t-il pas en substance les idées mêmes de Pascal ? Le progrès n’est possible que pour des êtres imparfaits, et, parmi les êtres imparfaits, il n’appartient qu’à ceux qu’un instinct sublime pousse vers la perfection. La nécessité du progrès prouve la misère de l’homme ; la possibilité du progrès prouve sa dignité.

La science a fait depuis deux siècles d’étonnantes conquêtes. Mais en repose-t-elle moins sur un cercle vicieux ? Ne doit-elle pas aujourd’hui, comme au temps de Pascal, aborder les détails sans avoir embrassé le tout, et prononcer sur l’ensemble sans en connaître chaque partie ? A-t-elle une valeur plus absolue ? Est-elle autre chose qu’un compromis entre le certain et l’incertain, entre la science et l’ignorance, comme l’homme lui-même, entre l’infini et le néant ?

Prenez une vérité scientifique quelconque, rendez-vous compte des raisons pour lesquelles vous y croyez, et vous verrez que ces raisons n’ont jamais qu’une force relative. Nous disons, par exemple, au nom des expériences de la physique et des observations de l’astronomie, que la matière gravite vers la matière, et que les plus grandes masses sont pour les plus petites des centres permanents d’attraction. Nous osons affirmer que la loi de l’attraction est la loi universelle. Mais d’où nous vient cette assurance ? de ce que le petit nombre des faits observés par la science confirme cette assertion, de ce que nous voyons sur notre globe les corps les plus pesants se presser vers le centre, de ce que nous voyons les planètes maintenir leurs satellites dans une orbite invariable, et le soleil gouverner la marche de son cortège de planètes. Mais qu’est-ce que le soleil et ses planètes auprès de ces milliers d’étoiles qui peuplent l’espace, et, pour la plupart desquelles, la loi de l’attraction n’a point été démontrée. Pascal nous l’a dit ; c’est un recoin de l’univers, c’en est un canton détourné, c’est un point très délicat dans l’ample sein de la nature. Or est-il nécessaire que ce qui se passe autour du soleil et de la terre se passe partout de la même façon ? Est-il sûr que la loi qui régit notre globe soit la loi universelle, et que tous les mondes prennent exemple du nôtre ? Nous avons constaté le fait de l’attraction sur quelques points, et nous osons l’affirmer comme constant. Toutes les sciences physiques et naturelles reposent sur de semblables inductions ; elles concluent sans cesse du particulier au général. Y a-t-il là, je le demande, une raison suffisante pour une certitude absolue ? — L’absolu est hors de notre portée.

Voyez l’induction elle-même, ce merveilleux levier de la science. En vertu de quoi avons-nous le droit de l’employer ? Elle suppose l’idée que tout obéit à des lois fixes ; mais d’où nous vient cette idée ? d’une généralisation nécessaire, sans doute, mais fort téméraire. Nous avons vu, dans le modeste cercle de nos expériences et de nos observations, un certain nombre de faits se produire avec une régularité remarquable, et nous en avons conclu qu’il y a régularité en tout et partout. D’un quelquefois nous avons fait un toujours. L’homme, observateur éphémère, a déclaré la nature soumise à des lois éternelles. Ainsi toutes nos inductions reposent sur une induction première, plus hardie que toutes les autres. Ainsi le plus puissant des instruments qu’emploie la science humaine suffit à prouver son impuissance. La science est incapable de se démontrer elle-même. Elle repose sur une audacieuse hypothèse. Y croire, c’est faire acte de foi.

Ses conquêtes nous ont-elles d’ailleurs rapproché de ces extrêmes, sans la connaissance desquels le livre de la science n’a ni commencement, ni fin ? Le microscope a-t-il fait voir à son foyer ces atomes dont la physique parle si fort à son aise ? Le télescope a-t-il plongé au-delà de l’immensité ? « Que savait-on de l’infini avant 1600 ? » demande M. Michelet. — « Rien du tout, répond-il. Rien de l’infiniment grand, rien de l’infiniment petit. La page célèbre de Pascal, tant citée sur ce sujet, est l’étonnement naïf de l’humanité si vieille et si jeune, qui commence à s’apercevoir de sa prodigieuse ignorance, ouvre enfin les yeux au réel, et s’éveille entre deux abîmes. »[22] En savons-nous beaucoup plus aujourd’hui ? N’y a-t-il plus lieu à s’étonner ? Notre ignorance est-elle moins prodigieuse ? Les deux abîmes ne sont-ils plus là ?… Ils y sont encore, et plus on les sonde, plus ils paraissent insondables. La science a eu beau multiplier ses découvertes, il s’en est fait beaucoup moins qu’il n’a surgi de problèmes. Le savoir humain s’est enrichi ; l’horizon de mystères qui l’enveloppe a reculé sans doute ; mais pour lui, reculer c’est grandir. On dirait une série de sphères concentriques. L’homme part de leur centre commun ; après avoir pris possession de la première, il se trouve en face d’une seconde cent fois plus grande, puis d’une troisième mille fois plus grande, et ainsi de suite, jusqu’à l’infini. La science, aussi bien que l’imagination, se lassera de découvrir longtemps avant que la nature se lasse de fournir.

Si nous ne sommes pas beaucoup plus savants, sommes-nous au moins plus heureux ? Avons-nous moins peur de rentrer en nous-mêmes ? Sommes-nous moins avides de divertissements ? Notre vie est-elle moins encombrée de tracas, de plaisirs et d’affaires ? Redoutons-nous moins la solitude, ce tête-à-tête avec soi-même que Dieu lui seul peut affronter sans crainte ? Mais à quoi bon multiplier les questions ? Qui osera démentir Pascal ? Qu’il se nomme le mortel fortuné qui n’a plus rien à attendre des plaisirs et plus rien à craindre de l’ennui ? C’est à lui qu’il appartient de jeter la première pierre à Pascal.

Mais la justice ! voilà, dira-t-on, le côté faible du tableau, voilà le point qui n’est plus ressemblant. Que dans l’enfance des nations l’idée de justice ait été étrangement défigurée, cela est incontestable ; mais de nos jours, n’a-t-elle pas pour elle toute la puissance de l’esprit public ? La jurisprudence a eu ses époques ; mais le temps vient où, par une épuration continue, elle atteindra le plus haut degré de perfection possible, et dès lors elle ne changera plus, du moins dans ses principes essentiels. Il est vrai encore qu’elle a longtemps varié d’une province à l’autre ; mais ne voyez-vous pas que toutes les barrières s’abaissent. Encore quelques vies d’homme, et, pour la justice, il n’y aura plus de Pyrénées ; encore quelques vies d’homme, et la force écoutera la voix de la justice, comme autrefois le jeune Samuel écoutait la voix de son Dieu. — Je souhaite de tout mon cœur que ces espérances se réalisent ; mais peut-être ne ferions-nous pas mal d’attendre encore quelque temps, avant d’effacer comme vieilli tout ce que dit Pascal de cet étrange traité entre la force et le droit. La force n’a pas encore partout la docilité de l’agneau. Quand parle la justice, elle n’a pas partout les genoux prompts à plier. Sur le sol privilégié de l’Europe, patrie de la civilisation, n’y a-t-il plus ni oppresseurs, ni opprimés ? J’applaudis aux progrès de l’esprit public ; je sais qu’ils ont rendu les nations plus clairvoyantes en fait de justice ; mais ils leur ont, du même coup, rendu l’arbitraire plus pénible. Une tyrannie cent fois moindre les fait souffrir cent fois plus. Jadis le sang innocent pouvait couler à flots sans qu’on entendît d’autre plainte que celle des agonisants. De nos jours, la moitié de l’Europe s’émeut pour deux infortunés que l’intolérance plonge dans un cachot. C’est là, sans doute, la gloire de notre siècle ; mais aussi longtemps que la nécessité de pareilles protestations demeure possible, le société qu’a décrite Pascal n’est pas morte entièrement.

L’homme, tel que l’a peint Pascal, est encore l’homme que nous connaissons. On dit que le portrait en est chargé : on signale certaines expressions trop fortes, certaines teintes trop sombres. Mais qu’importent quelques mots dans ces notes dont la mort a trahi le secret. Pascal les eût adoucis ou préparés, ces mots trop brusques ou trop vifs. Le fond subsiste, et le fond, c’est l’essentiel.

À celui qui persisterait à contester la ressemblance de ce triste portrait, nous opposerions un témoignage difficile à récuser, celui de la littérature contemporaine, qui semble s’être donné la tache de commenter éloquemment Pascal. A-t-elle fait autre chose, cette belle et haute poésie des Béranger, des Victor Hugo, des Musset ? Béranger chante ce qu’a dit Pascal, quand il nous montre l’homme poursuivant le bonheur de climats en climats :

Le vois-tu bien, là-bas, là-bas,
Là-bas, là-bas ? dit l’Espérance.

Là-bas, mais où ? Sous la verdure, peut-être ? non ; au sein des richesses, nonchalamment assis sur un trésor ? non ; au milieu de la fumée des combats et de l’enivrement de la gloire ? non ; sur les mers, avec les aventures et les périls ? non ; en Asie, aux genoux des voluptueux despotes de l’Orient ? non ; en Amérique, à l’ombre d’un arbre de liberté ? non… où donc ?

…Là-bas, là-bas,
Là-bas, là-bas, dans ces nuages.

Alfred de Musset a chanté ce qu’a dit Pascal, toutes les fois qu’il a pressé sa lyre sur son cœur :

Pourquoi, dans ton œuvre céleste,
Tant d’éléments si peu d’accord ?
A quoi bon le crime et la peste ?
O Dieu juste, pourquoi la mort ?

Ta pitié dut être profonde
Lorsque, avec ses biens et ses maux,


Cet admirable et pauvre monde
Sortit en pleurant du chaos.

Puisque tu voulais le soumettre
Aux douleurs dont il est rempli,
Tu n’aurais pas dû lui permettre
De t’entrevoir dans l’infini.

Pourquoi laisser notre misère
Rêver et deviner un Dieu ?
Le doute a désolé la terre ;
Nous en voyons trop ou trop peu.

Et Victor Hugo, lui qui, dans ses recueils dont les titres sont parlants, a sans cesse rapproché les rayons et les ombres, lui qui se demande si la lumière douteuse que nous voile rhorizon, est la dernière clarté, du crépuscule ou la première lueur de l’aurore, lui qui nous peint les hommes

Portant en eux ce grand mystère,
Œil borné, regard infini.

n’a-t-il pas lui aussi chanté mille fois ce qu’a dit Pascal ?

Toute la poésie moderne est là, prête à me fournir des exemples. Lamartine m’en offrirait au besoin. L’homme dont elle s’inspire, et l’homme que Pascal analyse souffrent des mêmes douleurs.

En vain dira-t-on que, dans ce siècle où tout passe si promptement, la poésie de Musset, de Béranger, de Victor Hugo n’est plus la poésie du présent. En vain me parlera-ton d’une littérature de plus fraîche date. En vain m’objectera-t-on qu’après Musset le poëte, il est venu Musset, l’auteur des Contes, des Nouvelles et des Comédies et Proverbes, en vain parlera-t-on des drames demi-monde d’Alexandre Dumas fils, ou d’autres productions tout à fait récentes. Ne voyez-vous pas que cette littérature aussi confirme, à sa manière, le dire de Pascal ? Elle n’est ni franchement triste, ni franchement gaie ; elle rit souvent ; mais son rire est forcé et dissimule mal un incurable ennui. Elle se divertit.

Il n’est donc pas venu le temps où sur ce premier point aura fléchi l’argumentation de Pascal. Le cœur humain n’a pas encore comblé son abîme ; cette terre d’exil, que l’on dit riante et commode, ne fait pas encore oublier toute patrie d’au delà ; l’aspect du monde offre encore assez de mystère pour inspirer de l’effroi. La manière de sentir ne suffit pas ici pour décider de la manière de juger ; l’appréciation des Pensées n’est pas encore une question de tempérament. S’il est des hommes qui puissent se flatter d’échapper aux étreintes de Pascal, ce sont ceux dont le caractère est assez mobile pour qu’ils soient à toujours incapables de quelques minutes de recueillement. Toute la force d’Hercule ne lui eût pas suffi à retenir dans ses mains quelques gouttes de vif argent. Encore pour ceux-là même est-il à craindre que cette redoutable argumentation ne retrouve tout à coup sa force accablante, quand viendra l’heure d’envisager en face le dénouement inévitable, l’acte sanglant de la comédie. Quiconque a jamais dérobé un instant au tumulte des affaires, pour le passer avec soi-même dans le secret de l’intimité, n’appellera pas chimérique ce grand et lugubre tableau. Si la légèreté nous éloigne de Pascal, une demi-heure de pensée sérieuse suffit à nous y ramener.

III

Nous avons reconnu que le portrait de l’homme, tel que l’a tracé Pascal, n’a pas encore vieilli. L’enfant du dix-neuvième siècle, pour peu qu’il y regarde de près, doit s’y reconnaître. Mais l’œuvre de Pascal ne se résume pas tout entière dans ce remarquable tableau. Ce n’en est que la préface, c’est la base sur laquelle doit s’élever l’édifice, et, quoique fondé sur le roc, l’édifice peut crouler, s’il est mal construit. Voyons si le temps en a commencé la ruine.

Ici notre tâche devient plus difficile. Pascal n’a pas terminé son grand ouvrage. Peut-être dans sa pensée même était-il encore inachevé ; peut-être, qu’on nous pardonne ce rapprochement profane, aurait-il pu dire avec le plaideur de Racine :

Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement.

Aussi longtemps qu’il se livre à cette pénétrante analyse du cœur humain, on peut le suivre avec quelque exactitude ; on peut se flatter d’en reconnaître au moins les traits essentiels ; mais à mesure qu’on pénètre dans l’apologie proprement dite, tout devient plus obscur. Il est d’autant plus mal aisé d’y voir clair qu’on sent que la pensée de Pascal n’est pas restée immobile. Elle a progressé, elle s’est développée, elle s’est peut-être transformée ; mais dans quel sens a eu lieu ce mouvement ? à quelle lin aurait-il abouti ? Grave question sur laquelle il vaut mieux, ce nous semble, ne rien affirmer. On peut faire des conjectures intéressantes, rien de plus. En pareille matière, il faut être fort circonspect. Deviner Pascal n’est pas chose facile. C’était un de ces hommes dont le génie mâle et bouillant n’est pas incapable de revirements inattendus, peut-être même d’écarts ; un de ces hommes qui déconcertent toutes les prévisions, qui ne donnent jamais moins que ce que l’on attendait, mais qui donnent parfois tout autre chose.

N’oublions pas d’ailleurs que Pascal est mort au moment où sa pensée subissait l’épreuve d’une crise nouvelle, dont l’effet n’a pas eu le temps de se produire. Peut-être était-elle à la veille d’une transformation très sérieuse. Catholique fervent, Pascal, à qui les répugnances des réformés pour la confession faisaient horreur, se trouvait tout à coup placé entre l’autorité de son Église et l’autorité de sa conscience. Il était mis en demeure de choisir, déjà il avait choisi. Après avoir quelque temps cherché des moyens termes équivoques, il avait résolu d’être fidèle à sa conscience, et la faiblesse de ses amis avait été pour lui un cruel chagrin. On sait l’histoire de son sublime évanouissement. On sait comment, quand il vit s’ébranler et donner les mains à la chute ceux qu’il regardait comme devant être les défenseurs de la vérité, il fut saisi d’une telle douleur qu’il ne put la soutenir et qu’il fallut y succomber.[23] Qui sait, s’il eût vécu, ce qu’eût amené cette lutte nouvelle ? Sa foi n’y aurait-elle rien gagné ? n’y auraitelle rien perdu ? Peut-être serait-elle sortie de l’épreuve plus inébranlable que jamais ; mais, en tout cas, elle en serait sortie renouvelée. Ses Pensées, comme sa vie, ont été brusquement interrompues. La toile s’est baissée pour toujours au moment où allait se jouer le cinquième acte.

Telle qu’elle est, on trouve dans l’apologie de Pascal le germe de plusieurs œuvres diverses. Les uns ont fait de Pascal un disciple de Montaigne, un sceptique qui s’effraie de l’incertitude des connaissances humaines et se jette par désespoir entre les bras de la foi. D’autres veulent que Pascal ait vu dans le fait historique du miracle la preuve par excellence de la doctrine chrétienne. Ils pourraient même, au besoin, trouver certains mots où l’ami de Port-Royal paraît en appeler au miracle de la Sainte-Épine, comme au fait décisif. D’autres veulent que Pascal ait inauguré l’apologie moderne en abordant le christianisme par le côté philosophique et moral, en démontrant l’heureuse concordance de la doctrine du Christ et de la nature de l’homme. — Il y a un élément de vérité dans chacune de ces interprétations. L’apologie du désespoir, comme l’appelle un écrivain, l’apologie supranaturaliste et l’apologie philosophique se donnent la main dans cette œuvre singulière. Ces divers points de vue ne sont faux qu’autant qu’ils sont exclusifs. Si l’on veut rester fidèle à la vérité historique, il faut voir l’ensemble, et ne pas faire violence à la pensée de Pascal en n’en faisant ressortir qu’une seule face ; mais au lieu de cela que fait-on ? On impose à l’auteur des Pensées un système ; pour le rendre conséquent avec lui-même, on le mutile, on le rétrécit. On oublie qu’il s’agit ici d’une œuvre qui est encore dans le désordre de l’enfantement. De là une foule d’interprétations opposées, une foule de jugements injustes, une foule d’erreurs.

Le scepticisme de Pascal fut, il y a déjà plusieurs années, le sujet d’une vive et remarquable discussion. M. Cousin attaqua ; M. Vinet prit en main la défense. Ce fut une joute d’éloquence dont le souvenir n’est pas effacé. Peut-être ne serons-nous pas sur ce point parfaitement d’accord avec le professeur de Lausanne, notre ancien maître ; mais nous ne le sommes pas davantage avec M. Cousin.

Que Pascal ait eu des accès de scepticisme, ou plutôt des accès de noir, qu’il ait parfois senti trembler dans ses mains le flambeau de la foi, qu’il l’ait convulsivement serré sur son cœur, comme s’il allait lui échapper, c’est là ce qui est fort possible ; mais ce n’est pas ce que je veux rechercher aujourd’hui. Je ne veux pas rechercher non plus si ce fait suffit à motiver l’imputation de scepticisme. Je ne prétends point pénétrer le secret de l’histoire intime du grand homme. Je ne parle que de ses idées ; je me demande si l’apologie moderne peut les accepter telles quelles. Il ne m’importe guère que le frisson du doute ait effleuré parfois le cœur de Pascal ; mais il m’importe de savoir si ses vues, en même temps qu’elles conduisent à la foi chrétienne, conduisent au scepticisme philosophique.

M. Cousin peut trouver dans les Pensées plusieurs morceaux qui sont de nature à le faire craindre ; il peut citer surtout cette page trop fameuse où Pascal joue à croix ou pile le destin de l’humanité, et montre qu’il y a tout à gagner et rien à perdre en prenant croix que Dieu est, tandis qu’il y a tout à perdre et rien à gagner en prenant pile que Dieu n’est pas.

Cette manière de raisonner a paru commode, et il faut convenir qu’elle est particulièrement propre à faire impression sur les esprits incultes. Aussi n’estil pas rare de la voir employer, même de nos jours. Il n’y a pas plus d’une semaine que je trouvais encore dans un livre religieux, qui m’est tombé par hasard sous la main, ce vieil argument de Pascal reproduit avec une assurance naïve. C’était un missionnaire qui voulait convaincre un sceptique. Le missionnaire lui demandait : « Etes-vous bien sûr que l’enfer n’existe pas ? » Le sceptique, en homme fidèle à son rôle, répondait qu’il ne croyait pas à l’enfer ; mais que rien n’étant plus mystérieux que ce qui nous attend au-delà de cette vie, il était plus prudent de ne pas se prononcer. « Eh bien, reprenait le missionnaire, si vous n’êtes pas sûr que l’enfer n’existe pas, dites-vous chaque soir que le lendemain vous pouvez vous réveiller en enfer. » Inutile d’ajouter que l’argument portait coup, et que, huit ou quinze jours plus tard, le sceptique, obsédé de la pensée de l’enfer, devenait croyant. — Il avait cédé au raisonnement de Pascal ; il avait compris qu’il y a beaucoup de mauvaises chances à courir si l’on parie que l’enfer n’existe pas, tandis qu’il n’y en a que de bonnes à parier qu’il existe.

Si là est la pensée de Pascal, je conçois fort bien qu’elle ait scandalisé. Un raisonnement pareil ne peut naître que de l’antique alliance de la superstition et de la peur. Je dis de la peur, car il ne s’agit pas ici de cette crainte respectueuse qui est le commencement de la sagesse. Il nous transporte en plein moyen âge ; il nous rappelle le temps où cette bonne femme dont parle Villon, sa mère, si je ne me trompe, voyait au monastère de sa paroisse deux tableaux, dont l’un représentait le paradis avec harpes et luths ; l’autre, l’enfer où damnés sont houllus, et priait ainsi la dame des cieux, la vierge Marie :

« L’un me fait peur, l’autre joie et liesse ;
La joie avoir fais moi, haute déesse. »
[24]

Pour que l’argument du pari suffise à l’intelligence, il faut que la prière de Villon suffise au cœur. Grâce au ciel, le sentiment religieux est devenu plus difficile, la conscience plus délicate, et pour une conscience délicate la gageure de Pascal est presque un outrage. Sur les esprits cultivés et sur les âmes bien nées la peur de l’enfer a moins de prise que l’amour de la vérité.

Si toute l’argumentation de Pascal reposait sur ce fameux pari, elle irait, j’en conviens, perdant chaque jour de son actualité et de sa force. Les Livres sacrés parlent du lait qui doit alimenter la foi des faibles, et de la viande qui convient à celle des forts ; ne pourrait-on pas ajouter que si, par le progrès des choses humaines, la foi réclame une nourriture plus fortifiante, elle réclame aussi des mets plus choisis, et que le temps n’est plus du pain noir dont vivait la foi de nos pères ?

Mais est-ce donc le fond de la pensée de Pascal ? J’en doute. Si, par hasard, au lieu de l’argument capital, il ne fallait voir dans cette gageure qu’un stimulant pour l’attention ; si Pascal avait voulu simplement montrer qu’en mettant toutes choses au pis, en nous supposant incapables d’obtenir par nous-mêmes la moindre lumière sur les mystères de notre destinée, il serait encore de notre intérêt d’étudier la religion, et par conséquent de prêter l’oreille à son défenseur, si, dis-je, telle était la signification de ce morceau malheureux, on pourrait regretter que Pascal ait eu recours à un pareil moyen d’éveiller l’attention ; mais il n’y aurait pas lieu toutefois à se gendarmer si fort.

Pour déterminer avec exactitude l’emploi que Pascal aurait fait d’une page si compromettante, il faudrait, je le sais, pouvoir répondre du plan définitif des Pensées. L’interprétation que je propose n’est donc pas certaine, mais elle a quelques chances de probabilité : cela devrait suffire à rendre plus circonspects les adversaires de Pascal. Qu’on veuille bien, en effet, relire simultanément le morceau dont nous parlons et le récit d’Etienne Périer. De cette double lecture il résultera deux choses : d’abord que ce morceau devait suivre l’étude de la nature humaine, à laquelle il fait allusion à plusieurs reprises, et préparer l’étude de la religion chrétienne. Sa place naturelle est donc dans l’entre-deux, comme moyen de transition. Il en résultera en outre que Pascal ne comptait nullement profiter de ces moyens de transition pour établir les fondements de la foi, mais bien pour exciter dans le cœur de l’homme, surpris de trouver en lui tant de grandeur et tant de bassesse, une crainte et une curiosité salutaires.

Sans doute, il sera toujours facile d’isoler cette page malheureuse, de lui attribuer une valeur absolue, et d’en déduire, à la honte de la religion chrétienne, le scepticisme de son plus grand apologète. Mais un pareil procédé n’est ni loyal, ni scientifique. Il repose sur un abus d’interprétation. Que le philosophe le plus incrédule me livre ses papiers épars, ses notes, ses ébauches, et je parie de prouver par le même procédé qu’il est on ne peut plus croyant. Lequel est le plus juste, d’expliquer l’ensemble des Pensées par ce singulier morceau, ou ce morceau par l’ensemble ?

Pascal n’a traité nulle part, d’une manière formelle, la question difficile des rapports de la foi et de la raison. Souvent il a l'air de vouloir anéantir la raison pour faciliter le triomphe de la foi ; souvent il prête le flanc aux attaques de ceux qui ne pensent pas que la meilleure préparation pour croire en Jésus-Christ soit de ne croire à rien, qui ne veulent pas que de tous les chemins qui conduisent au Calvaire le plus sûr et le plus court passe au pied du château de Montaigne ; et cependant le but avoué, et les grands traits de son œuvre contredisent cette interprétation. Ce même Pascal qui, s’il faut prendre à la lettre certains mots audacieux, veut, par droit de conquête, faire régner la foi religieuse au détriment de la foi philosophique détrônée, entreprend de fonder une philosophie qui ne s’anéantisse pas, mais qui s’accomplisse par la religion.

Pascal n’a pas étudié d’une manière plus rigoureuse la question non moins difficile de la portée et de la justesse des facultés de l’esprit humain ; mais dans le peu qu’il en a dit on peut signaler une contradiction semblable. Cette seconde question domine la première ; si Pascal l’eût traitée à fond, nous aurions la clef de son livre : ici encore son dernier mot nous manque. Nous voyons qu’il cherche la dignité de l’homme dans la pensée, et pourtant le flambeau de la raison lui paraît aussi pâle que vacillant. Jusqu’à quel point sa lumière peut-elle nous éclairer ? à partir de quel point ne peut-elle que nous abuser ? Pascal ne le dit pas. Il ne croit ni à la toute puissance de la raison, ni à son absolue incapacité ; mais entre ces deux extrêmes l’espace est grand, et l’on ne sait où il s’arrête. Peut-être Pascal ne le savait-il pas lui-même.

Que faire dans cette incertitude ? Faut-il s’emparer de telle ou telle expression d’une hardiesse imprudente, d’une hardiesse qui eût été condamnable partout ailleurs que dans des notes intimes ? Faut-il compter une à une tant de fières boutades ? Faut-il détacher violemment de l’ensemble tout ce qu’il y a de plus violent dans Pascal ? Faut-il en profiter pour faire de Pascal un des plus fougueux contempteurs de la raison, un des plus dangereux apôtres du scepticisme ; un nouveau Montaigne que le désespoir a converti, un homme qui a peur, et qui, comme l’en accuse Voltaire, croit ce qu’il ne croit pas ? Non ; ces boutades ont sans doute leur signification ; elles ne sont pas tombées par hasard de sa plume ; elles révèlent un côté du génie de Pascal ; mais elles ne renferment pas tout Pascal. Elles nous semblent d’ailleurs jeter moins de lumière sur son livre que sur son caractère, elles intéressent le biographe de Pascal, plus que le critique qui ne songe, comme nous, qu’à examiner la valeur de son apologie.

Ici, comme ailleurs, je voudrais qu’on s’en tînt aux traits généraux de l’apologie de Pascal, et qu’on attachât plus d’importance aux pensées qui découlent naturellement de l’ensemble qu’à quelques paroles hautaines et méprisantes. Si Pascal eût traité à fond le problème de la portée de l’esprit humain, j’imagine que, développant un principe qu’il a très nettement, mais rapidement indiqué, il eût déduit les limites de nos facultés intellectuelles des limites mêmes de notre être. Il eût tiré parti de cette pensée remarquable que le peu que nous avons d’être nous dérobe la vue de l’infini, que ce que nous en avons nous cache celle des premiers principes,[25] de telle sorte que nous sommes réduits à la vue d’une certaine sphère moyenne qui est la sphère propre à l’homme, de telle sorte aussi que nous sommes également incapables et de savoir certainement et d’ignorer absolument.[26] — De ces principes résulte, j’en conviens, l’impossibilité d’une science absolue ; mais tout le mouvement du monde moderne, comme l’a fort bien démontré M. Scherer, s’est accompli dans ce sens :

La foi à l’absolu, dit M. Scherer, est propre à l’enfance, à celle des peuples comme à celle des individus. Les uns et les autres, la perdent de la même manière, en devenant hommes faits. Tous les objets sont simples aux yeux de l’enfant, toutes les couleurs sont tranchées, tous les contrastes sont des contradictions. Mais l’expérience corrige chaque jour ces impressions. La réalité se montre de plus en plus riche et complexe ; les nuances paraissent, les ombres se fondent, les points de vue se multiplient. On s’aperçoit que ni le bien, ni le mal, ni le vrai, ni le faux ne sont à l’état pur ici-bas ; qu’il y a de l’erreur dans toutes nos vérités, des faiblesses dans toutes nos vertus. Bien plus, il devient manifeste que le mouvement des choses humaines résulte précisément des efforts que fait sans cesse un principe pour se dégager de son contraire. En un mot, tout était absolu, tout est devenu relatif.

Pascal, qui n’aborde guère les questions par le côté historique, n’aurait pas parlé sur ce ton du mouvement des choses humaines. Mais dans ce qu’on appelle son scepticisme, je vois distinctement le germe fécond de cette grande idée, que les opinions de l’homme n’ont rien d’absolu, et cette idée est au nombre de celles que le dix-neuvième siècle fait pénétrer de jour en jour plus profondément dans tous les esprits. Est-ce là du scepticisme ? Plusieurs le pensent. Ils se trompent, selon moi ; mais si c’est du scepticisme, notre siècle devient sceptique avec Pascal, et les Pensées n’ont pas perdu tout à-propos sur le point même où elles ont été attaquées en dernier lieu avec le plus de vivacité.

Toutefois, et qu’on veuille bien ne pas s’y méprendre, je ne vois là qu’un germe et un germe que plusieurs autres menaçaient d’étouffer. Peut-être Pascal fût-il tombé dans une inconséquence qui n’est point rare. Après avoir refusé à la connaissance humaine toute valeur absolue, après avoir déclaré l’homme incapable de savoir certainement, peut-être eût-il revendiqué en faveur de la connaissance chrétienne qui procède de la foi, cette valeur absolue, cette suprême certitude dont il commence par nous dénier le privilège. Je ne m’étonnerais point, à supposer qu’il y eût encore sur Pascal des documents à découvrir, si l’on venait un jour me prouver, pièces en main, que Pascal comptait faire tourner au profit de la foi ce qu’il adresse d’insultes à la raison, et assurer les fondements de la connaissance chrétienne sur le mépris de la connaissance naturelle. Il y a dans les Pensées d’assez nombreux passages dont on pourrait tirer cette conclusion.

C’est là, en effet, une des habitudes les plus invétérées de l’apologie chrétienne. Elle se réjouit des discordes des philosophes, comme s’il devait lui en revenir un avantage certain. Elle passe en revue les opinions accréditées auprès des sages de la terre ; elle en exagère la divergence (hélas ! il n’y aurait pas besoin de l’exagérer !) ; elle en étale les contradictions ; elle insiste sur les deux cent quatre-vingts thèses que l’antiquité a vu naître, au dire de Pascal, sur la question du souverain bien : elle renverse d’un souffle cette Babel colossale ; puis, quand elle a bien montré la triste incapacité et le plus triste orgueil de cette raison qu’un vent manie et qui ose parler de ses droits, elle lui crie : « Viens à moi, et si tu veux courber la tête, je te rendrai capable de connaître ; fides praecedit intellectum. »

Que la philosophie proteste contre des prémisses de cette nature, je n’ai pas de peine à le concevoir. Pour les admettre, il lui faudrait abdiquer. Aussi s’efforce-t-elle d’établir que les avocats du christianisme, en condamnant la raison à l’impuissance, se condamnent eux-mêmes au néant ; qu’ils ruinent la base nécessaire et universelle sur laquelle repose toute foi, et la foi chrétienne aussi bien qu’une autre ; qu’ils font une œuvre qui les trompe : elle s’efforce d’établir que la vérité n’est quelque chose que par ses rapports avec l’intelligence, et que nier l’aptitude de l’intelligence à découvrir la vérité, c’est du même coup nier la vérité.

Il est fort naturel que M. Cousin le philosophe ait sonné l’alarme en voyant la raison si fièrement éconduite. Je crains seulement qu’il n’ait pas bien choisi le texte et l’occasion de ses fameuses plaidoiries en faveur de la justesse de l’esprit humain. Car, enfin, Pascal est-il l’inventeur de ce système d’apologie qui fustige la raison au bénéfice de la foi ? Non, Pascal l’a trouvé tout formé et dès longtemps. Les Pères de l’Église et les docteurs du moyen âge le connaissaient déjà ; ils l’ont employé avec plus de rigueur que Pascal. Pascal n’en est pas même un représentant complet : il a des boutades, non une théorie arrêtée.

Pascal, quelles qu’eussent été d’ailleurs ses inconséquences, aurait mérité plutôt de la part du philosophe une mention honorable. Il a contribué à faire tomber en discrédit le système que combat M. Cousin. Il y a entre lui et les apologètes ordinaires cette grande différence que ceux-ci affirment l’incapacité de notre raison en vertu d’un dogme théologique, tandis que Pascal l’affirme en vertu de raisons métaphysiques, indépendantes de toute foi religieuse. Dès l’abord il se place sur un terrain qui est bien celui de la philosophie ; il juge la raison par la raison, en sorte que, s’il lui était arrivé de tomber dans quelque excès, il en aurait fourni lui-même le correctif.

Que conclure de tout ceci ? deux choses : d’abord que sur cette question, comme sur tant d’autres, il faut savoir suspendre son jugement. Les idées de Pascal sur les rapports de la foi et de la raison sont, à mes yeux, trop indécises pour qu’on puisse lui faire un procès en forme. Je n’entrevois que des lueurs incertaines ; je doute et je m’abstiens. Ensuite je remarque que, sur un sujet si capital, ce doute est grave. Il ne se peut pas que l’apologie chrétienne laisse dans le vague une question de cette importance. Une apologie qui ne résout pas clairement ce problème, demeure incomplète, partant obscure.

Cette lacune est sérieuse. Grâce aux travaux de la philosophie dans ce siècle et dans le siècle précédent, l’attention s’est portée sur le problème de la connaissance plus que sur tout autre. Le christianisme a été spécialement attaqué de ce côté-là par les écoles les plus diverses. Si l’apologie veut suivre et dominer le mouvement des esprits, il faut qu’elle complète Pascal en ce point. Les progrès de la pensée moderne n’eussent-ils fait que rendre cette lacune plus saillante, c’en serait assez pour que l’œuvre de Pascal ne répondît plus à tous les besoins de notre époque.


De quelque manière que l’on envisage ce que l’on appelle le scepticisme de Pascal, on doit reconnaître que l’auteur des Pensées nous donne en faveur du christianisme d’autres raisons que l’impossibilité de découvrir la vérité et d’atteindre à la certitude par nos ressources propres.

Ces raisons ont-elles conservé toute leur force ? L’étude de la nature humaine conduit Pascal à s’attacher surtout à deux grands faits qui sont, en réalité, les deux colonnes de toute la doctrine chrétienne ; je parle de la chute qui explique notre misère, et de la venue d’un réparateur divin chargé de rendre à l’homme sa grandeur primitive. Ce sera sur ces deux faits seulement que porteront nos remarques, ou plutôt sur la manière dont ils sont établis par Pascal. Nous n’avons nullement l’intention, je prie le lecteur de vouloir bien s’en souvenir, de discuter la réalité de la chute, ni la divinité de Jésus-Christ. Nous nous demandons seulement, si le progrès des études historiques et philosophiques a laissé subsister intacte l’argumentation de Pascal.


Deux choses convainquent Pascal de la déchéance de l’humanité : le juste rapport qui existe entre cette doctrine et les contradictions de la nature humaine le dispose à l’accepter ; la force des témoignages dont s’appuie la divinité des Livres sacrés, les seuls livres qui l’aient nettement établie, achève de le convaincre.

L’idée de la chute concorde sans doute avec les phénomènes que présente le cœur humain ; elle explique quelques-unes de ces étonnantes contradictions ; mais les explique-t-elle toutes ? explique-t-elle au moins toutes celles qu’a signalées Pascal ? Rappelons nos souvenirs :

Pascal a parlé d’un besoin de justice qui ne peut pas être satisfait. La chute expliquera-t-elle cette singulière anomalie ? Il le semble.

Pascal a parlé d’une soif de bonheur que l’homme ne réussit pas à étancher. Cette seconde anomalie peut-elle s’expliquer aussi par la chute. Il le semble.

Pascal a parlé de notre invincible curiosité, de ce désir de connaître que rien n’apaise, quoiqu’â chaque pas il s’achoppe contre un mystère. La chute expliquera-t-elle cette troisième anomalie ? Il ne le semble pas.

L’incertitude de nos connaissances résulte en grande partie du fait que l’homme est un milieu entre rien et tout, et que sa position même lui dérobe la vue des extrêmes. Retranchons la chute. L’homme en sera-t-il moins à l’étroit entre ces deux abîmes ? Sera-t-il dans une position meilleure pour découvrir la vérité ? La science ne reposera-t-elle plus sur un cercle vicieux ? Ne sera-t-elle plus obligée de prononcer sur le tout sans connaître les parties, et sur les parties sans avoir embrassé le tout ? L’homme, dans son état d’innocence, ne sera-t-il pas aussi bien que l’homme déchu, un monstre incompréhensible, incapable de savoir certainement et d’ignorer absolument, un juge de toutes choses et un cloaque d’incertitudes, sinon d’erreurs ?

Les contradictions dont Pascal accuse l’homme sont de deux sortes ; il faut distinguer entre elles.

Les unes sont morales ; c’est le cas par exemple de l’éternelle impuissance de l’homme à réaliser sur la terre le bonheur et la justice. La chute étant un fait moral se laisse très naturellement rapprocher de ces deux contradictions, et l’on conçoit sans peine qu’elle puisse en être la cause.

Les autres ont une portée plus grande. Elles sont métaphysiques ; elles se rattachent aux conditions mêmes de l’existence d’un être qui n’est pas l’Etre suprême. C’est le cas de ce singulier mélange de petitesse et de grandeur, de fini et d’infini que Pascal reconnaît en nous, et de la contradiction qui existe nécessairement entre les aspirations et les œuvres de notre raison. Ces contradictions-là sont antérieures à la chute ; elles en sont par conséquent indépendantes. Elles paraissent le lot fatal de tout être créé, quel que soit l’usage qu’il ait fait de sa liberté.

Pascal méconnaît cette distinction. Il groupe sans scrupule des faits de nature diverse, il en forme un faisceau unique, et c’est ainsi, liés arbitrairement les uns avec les autres, qu’il les jette sur le plateau de la balance pour peser en faveur du dogme chrétien.

Cette association d’idées hétérogènes nuit à la netteté du raisonnement et à l’évidence des conclusions. Elle constitue une faute contre la logique, et cette faute est d’autant plus sensible que les contradictions métaphysiques, c’est-à-dire celles-là même qui sont étrangères au fait de la chute, paraissent préoccuper particulièrement Pascal. Les termes qu’il emploie le montrent. Pascal parle de la bassesse de l’homme, de sa petitesse, de sa misère plus qu’il ne parle de la corruption de son cœur. Or ce sont deux choses trop différentes pour que l’on puisse passer sans intermédiaire de l’une à l’autre. Combien d’êtres qui sont chétifs et misérables sans être pour cela corrompus !

Je n’oserais accuser Pascal de n’avoir pas songé du tout à cette distinction fondamentale ; je dis seulement que, dans l’état où elles nous sont parvenues, ses notes que l’on appelle ses Pensées soulèvent à cet endroit une objection sérieuse. La rigueur philosophique à laquelle est habituée la pensée moderne exige que l’on pousse l’analyse plus loin, que l’on établisse avec plus de clarté les rapports qui existent entre les faits signalés par Pascal dans son étude de l’homme et la conclusion qu’il en tire. Si tous ces faits n’aboutissent pas à cette conclusion, si cependant on paraît vouloir les y faire tous aboutir, on pourrait se servir des lumières répandues par Pascal lui-même sur les contradictions de notre nature, pour reprocher au christianisme de ne donner qu’à moitié le mot de l’énigme.

Ce n’est pas tout. Si l’on envisage la chute à un point de vue sérieusement scientifique, et ce doit être, sans doute, le point de vue de l’apologie, surtout de celle qui se préoccupe et s’inspire d’une philosophie chrétienne, elle nous apparaîtra comme une hypothèse qui explique les phénomènes de l’ordre moral.

Quiconque observe les faits intérieurs, quiconque a jamais suivi les événements de l’histoire d’une âme, en aura découvert qui semblent au premier abord inconciliables. Chacun porte deux hommes en soi. Celui qui veut n’est pas toujours celui qui fait. Cette contradiction est si grave que plusieurs systèmes ont été incapables de la surmonter. Les uns ont simplifié la difficulté en la niant, en retranchant, ce qui est toujours facile, un des éléments du problème. Les autres, plus sincères, mais non plus heureux, ont recouru à l’antique supposition du dualisme. Ils ont fait cohabiter dans le sein de l’homme deux principes ennemis, voués à une lutte éternelle, le principe du bien et le principe du mal.

L’esprit humain n’a pu se déclarer satisfait d’aucune de ces doctrines. D’une part l’évidence des faits l’a emporté sur l’apparente simplicité logique des systèmes exclusifs ; d’autre part, cet irrésistible besoin d’unité qui préside à tous les travaux de la pensée, et qui paraît être une des lois de notre entendement, a protesté contre toute doctrine dualiste, et cette protestation est au nombre de celles qui finissent toujours par triompher. C’est le propre du progrès de tendre à l’unité. En morale, soutenir une doctrine dualiste c’est poser la question sans la résoudre ; c’est faire aveu d’ignorance.

Aux yeux de la science, l’hypothèse de la chute a ce grand avantage que, sans rien retrancher des difficultés du problème, elle s’élève fort au-dessus de la doctrine dualiste. Elle tient compte des deux principes et elle les concilie dans une unité plus haute. Elle satisfait en cela aux exigences du véritable esprit philosophique.

Il n’est pas digne d’un penseur sérieux de traiter légèrement ce premier dogme de l’Evangile. Il explique tant de choses et il les explique si bien qu’il se recommande de lui-même à l’examen. Mais n’en faut-il pas davantage pour qu’il soit aussitôt reconnu comme l’expression de la vérité, comme la loi du monde moral ? Oui, il en faut davantage.

De même que l’observateur des faits moraux, l’observateur de la nature physique se trouve en présence d’un grand nombre de phénomènes, et il en cherche aussi les lois. Ces lois ne sont pas des abstractions, ce sont des faits, mais des faits gênéraux et par cela même des faits qui échappent à l’observation directe. Les faits généraux existent réellement, mais jamais à l’état pur ; ils ne se montrent que sous le vêtement étroit des faits particuliers. L’important est de les en dégager. Toutes les fois que la science y réussit, elle découvre une loi. Pour démontrer une de ces lois, pour faire voir qu’elle n’est pas une fiction de l’esprit, mais l’expression d’une réalité, il faut établir deux choses : d’abord qu’elle explique les faits particuliers, ensuite qu’elle les explique seule, ou tout au moins qu’elle les explique mieux que les autres hypothèses proposées. Une loi qui explique les faits est plausible ; une loi qui les explique seule est nécessaire et peut être tenue pour vraie.

Dans les sciences morales se contentera-t-on à beaucoup moins ? Non. Où est le philosophe qui oserait réclamer pour elles le bénéfice de l’indulgence ?

Si donc l’idée de la chute rend compte de certains faits, cela nous dispose à l’accueillir ; mais un esprit logique ne sera pas si prompt à se déclarer satisfait. Il souhaitera qu’on lui montre de plus que l’hypothèse chrétienne est supérieure aux hypothèses élaborées par la science, qu’elle explique tout d’une manière plus naturelle, plus simple et plus complète.

L’apologie de Pascal répond-elle à ce légitime désir ?

On serait en droit de l’attendre si l’on ne songeait qu’aux solides qualités de ce génie ferme et précis, qui possédait au plus haut point et l’esprit géométrique et l’esprit de finesse. Mais le siècle n’était pas mûr pour tant de rigueur philosophique. Pascal, malgré toute la spontanéité de son génie, porte la marque de l’époque.

Il lui arrive de tomber dans la faute même que nous avons reprochée à son éditeur, et qu’il eût, à certains égards, évitée, si, en achevant son œuvre, il eût suivi un plan analogue à celui que nous expose Etienne Périer. Il est telle page où Pascal se borne à rapprocher le fait des contradictions de la nature humaine de l’idée de la chute, comme s’il était de soi-même évident que cette idée en fournît l’explication nécessaire ; telle page où il donne raison contre nous et contre lui-même à la préface de M. Astié ; où, peu fidèle aux inspirations d’une inflexible dialectique, il insinue la réponse dans la question, c’est-à-dire le dogme chrétien de la chute dans l’énoncé même du problème philosophique des contradictions.

Pascal a songé cependant à montrer la supériorité de la doctrine religieuse sur les doctrines philosophiques. À ses yeux l’armée des philosophes se range en deux colonnes ennemies, à la tête desquelles se placent Epictète et Montaigne, qui l’un et l’autre n’ont vu la nature humaine que par un côté. Cette critique sommaire de toute l’œuvre de la philosophie avant Pascal est-elle bien juste ? On pourrait, je le crois, le contester ; mais je veux l’admettre.

Il reste à savoir si elle l’est encore maintenant, si l’on peut aujourd’hui faire aussi bon marché que Pascal de tous les travaux de la science sur les phénomènes de la vie morale.

Si, par hasard, il se trouvait une théorie plus ou moins récente qui contestât la justesse de l’explication chrétienne et qui se mît ouvertement sur les rangs pour lui disputer la palme, il importerait plus que jamais que l’apologie se montrât difficile avec elle-même, qu’elle n’entonnât pas le chant de victoire sans avoir effectivement lutté et vaincu. Si, en outre, cette théorie se présentait à nous avec les avantages mômes qui distinguent éminemment la théorie chrétienne, si elle atteignait à l’unité sans affaiblir le problème, il faudrait bien avouer que l’œuvre de Pascal aurait besoin d’être complétée par la réfutation de cette doctrine nouvelle qu’il n’a pu ni prévoir, ni réfuter.

Or c’est précisément le cas. La philosophie allemande, cette royale manifestation de la puissance et de l’audace de l’esprit humain, a vu naître plus d’un système qui tient compte de ces contradictions dont la seule pensée épouvantait Pascal. Le dernier surtout des grands systèmes de cette grande école, celui de tous qui est encore le plus accrédité, et qui a porté au christianisme les coups les plus sérieux, s’est ouvertement attaqué aux contradictions du monde moral, et s’est flatté de les expliquer sans les amoindrir, et cela plus rationnellement que ne le fait le dogme de la chute.

Voyez la logique de Hegel. Elle ne procède point comme la logique vulgaire qui part d’un principe, en poursuit l’étude de conséquence en conséquence, affirmant tout ce qu’il renferme, niant tout ce qu’il exclut. En allant du principe à sa conséquence, la logique vulgaire ne va que du même au même. Elle est condamnée à l’immobilité. La logique hégélienne procède bien autrement. Elle reconnaît dans la pensée et par suite dans la nature, ce que Platon avait déjà entrevu, l’existence nécessaire de termes opposés. La pensée, comme le monde, a ses pôles. Hegel les affirme l’un et l’autre, et travaille à les réunir dans un principe supérieur dont, par leur diversité même, ils manifestent toute la richesse. Appliquant à l’homme et à l’humanité le procédé de cette logique remarquable, Hegel en reconnaît avec Pascal et la grandeur et la misère. Il explique la grandeur de l’homme par ce qu’il a d’être en lui, et sa misère par le peu qu’il a d’être : ce sont, chose curieuse, les expressions mêmes de l’apologète chrétien qui s’appliquent à merveille au système du penseur allemand. Jusqu’ici ils sont d’accord ; à partir de ce point, ils s’éloignent. Pascal cherche, la conciliation des termes opposés de grandeur et de misère, d’être et de néant dans l’hypothèse d’une déchéance ; Hegel dans l’idée du devenir, qui tient compte aussi de l’être et du non être, ou, si l’on veut, de la grandeur et de la petitesse de l’homme. L’un place l’idéal à l’origine de toutes choses et veut que nous en soyons dépossédés ; l’autre le laisse entrevoir dans les profondeurs de l’avenir et veut que nous y tendions.

Voilà deux hypothèses ou deux lois en présence, le dogme philosophique du devenir et le dogme chrétien de la chute. Ces deux hypothèses s’appliquent aux mêmes faits, elles aspirent l’une et l’autre à être la loi du monde moral. Elles rivalisent. À laquelle dois-je croire ? Quelle est celle qui s’accorde le mieux avec les faits ? C’est ce que j’ignorerais éternellement, si je ne suivais d’autre maître de philosophie que Pascal, car je ne vois rien dans son étude de la nature humaine dont l’une de ces théories ne puisse se prévaloir aussi bien que l’autre.

Je dirai même, et cela sans vouloir me livrer au triste plaisir du paradoxe, que si la partie philosophique des Pensées me faisait incliner plutôt vers l’une, ce serait vers celle de Hegel. L’idée du philosophe allemand a l’avantage de me faire comprendre les contradictions métaphysiques de l’homme aussi bien que ses contradictions morales, et l’on se souvient que Pascal a eu le malheur d’éveiller ma curiosité sur les premières, sans être en mesure de la satisfaire. C’est une lettre de recommandation qu’il a donnée à l’avance au système de Hegel.

Il va sans dire que je ne fais pas un crime à l’apologète du dix-septième siècle de ne pas me mettre en garde contre le penseur allemand ; ce serait trop naïf. Je me borne à poursuivre mon but ; je recherche ce que la philosophie moderne a fait perdre de valeur aux arguments de Pascal, et j’arrive à cette conclusion singulière que, presque toute la première partie du livre des Pensées, presque toute cette étude si remarquable et si originale des mystères de notre nature, pourrait servir de préface à une apologie de l’hégélianisme. Cela prouve sans doute de combien la pensée de Pascal dépassa la pensée de son siècle ; mais assurément cela ne ferait pas son compte.

Qu’est-ce à dire, sinon qu’il y a là une seconde lacune dans son œuvre, un second point sur lequel elle ne répond plus aux besoins de notre siècle. Que l’apologie moderne y prenne garde. Il lui appartient de faire face aux nouveaux ennemis dont Pascal n’a pas prévu les redoutables attaques. Si elle négligeait ce devoir, il serait à craindre que Pascal ne préparât des disciples à Hegel. Ce sont là de ces tours que le temps joue parfois.


Mais l’étude de l’homme ne fait que préparer Pascal à accepter le dogme chrétien, Pascal attend la conviction de la force des témoignages historiques. Est-il plus heureux dans cette seconde partie de sa preuve ?

Ses réflexions sur l’Ancien Testament ont pour but d’établir que le livre qui raconte le péché d’Adam porte le sceau de la divinité. Dieu ne saurait ni se tromper, ni mentir. Descartes s’en porte garant ; si donc le récit de la chute est de lui, il doit être tenu pour vrai, et toute incertitude disparaît. Malheureusement, et ici je ne crains pas d’être démenti, la partie historique du livre des Pensées n’en est pas la plus forte. Il manquait à Pascal pour commenter l’Ancien Testament une chose indispensable, la science, partant la critique. Tout dans le livre divin lui paraît lumineux. Les prophètes, les miracles, les figures viennent tour à tour lui prêter l’appui de leurs preuves, et il les interprète avec plus d’assurance que ne le ferait un voyant. On dirait un prophète attardé.

Pascal, dans ce chapitre des Prophéties, dit M. Sainte-Beuve, comme dans celui des Miracles, est manifestement sur son Thabor. Soyons pourtant sincère, dussions-nous par là nous juger. Le souffle nous manque pour l’y suivre jusqu’au haut ; et là où il voit plus clair que le soleil, notre œil ne distingue, hormis quelques grands traits éclatants, qu’un fond très mélangé de lueurs et d’ombres. Si, parmi les auditeurs du fameux discours dont ses amis nous ont parlé,[27] il s’en était trouvé un seul qui fût capable de doute, ce seul article des prophéties était fait peut-être pour le troubler. Car que de hardiesses ! que de témérités ! que d’aveux lui échappent dont il s’arme aussitôt comme d’une preuve.[28]

Pour nous, enfants du dix-neuvième siècle, hommes très capables de doute, nous sommes peu convaincus par les témérités de Pascal ; j’ose ajouter que nous n’en sommes guère édifiés. Au dix-septième siècle et dans la société de Port-Royal, une argumentation pareille pouvait être fort salutaire ; je crains que de nos jours elle ne soit devenue dangereuse. Ces figures qui semblent un peu tirées par les cheveux et qui ne prouvent qu’à ceux qui sont persuadés d’ailleurs[29] ne convaincront plus un grand nombre de personnes ; ces miracles qui ne servent pas à convertir, mais à condamner,[30] ne serviront que trop à leur but. Et ces discours des prophètes qui sont contraires et se détruisent,[31] et ces prophéties qui sont justes à deux cents ans d’approximation…[32] Hélas ! tout cela est trop fort pour nous !

Pascal aime à clouer ses adversaires entre les deux branches d’un inexorable dilemme. « Figures ou sottises », s’écrie-t-il à propos des cérémonies du peuple juif. Pascal ne nous offre le choix qu’une fois d’une aussi brusque façon ; mais, à chaque instant, le dilemme existe dans la pensée, sinon dans les mots. Figures ou sottises, miracles ou sottises, prophéties ou sottises ! Un pareil argument est parfait pour convaincre les gens convaincus. Mais prenez garde avant de l’employer avec les profanes. Il pourrait, comme le roseau d’Egypte, percer la main qui s’y appuie. Craignez qu’il ne vienne un temps où on l’accepte, mais pour répondre hardiment : Sottises ! sottises ! Jouer un enjeu pareil, c’est jouer quitte ou double ; c’est se mettre soi-même dans la redoutable nécessité d’emporter la place du premier assaut ou de s’y briser les reins. Pascal n’aurait pas eu besoin de vivre autant qu’un patriarche pour s’en assurer lui-même. Cent ans après sa mort paraissait la Profession de foi du vicaire savoyard, qui répond en ces termes au dilemme de Pascal :

Je vous avoue aussi que la majesté des Ecritures m’étonne ; la sainteté de l’Evangile parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe ; qu’ils sont petits près de celui-là ! se peut-il qu’un livre à la fois si sublime et si simple soit l’ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l’histoire ne soit qu’un homme lui-même ? Est-ce là le ton d’un enthousiaste ou d’un ambitieux sectaire ? Quelle douceur, quelle pureté dans ses mœurs ! quelle grâce touchante dans ses instructions ! quelle élévation dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses discours !… Avec tout cela ce même Evangile est plein de choses incroyables, de choses qui répugnent à la raison, et qu’il est impossible à tout homme sensé de concevoir ni d’admettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions ?

Evidemment le dilemme de Pascal n’avait plus de prise sur Rousseau. Il avait cédé comme un ressort trop tendu.

De nos jours il a cédé plus encore. La critique moderne ne l’accepte plus. Elle a trouvé moyen d’échapper aux étreintes convulsives de Pascal. Elle nie les prophéties, les miracles, les figures ; mais elle ne les traite pas pour cela de sottises. Elle a trop d’intelligence et de savoir-vivre. Métaphore, dit-elle, poésie, enthousiasme, création religieuse, création d’hommes sans doute, mais belle et respectable ; œuvre de la conscience spontanée : que sais-je encore ? A tout cela que répond l’apologie de Pascal ? Peu de chose, ce me semble.

Je suppose un homme sincère, intelligent et cultivé, qui ne se soit jamais occupé sérieusement de questions religieuses. Soudain il se sent pris d’une vive curiosité : il comprend, comme Pascal, qu’il n’y a de gens raisonnables que ceux qui ont trouvé la vérité religieuse, et ceux qui, sans l’avoir trouvée, la cherchent. Il lit d’abord Pascal, puis, aussitôt après, il lui tombe sous la main les Etudes d’histoire religieuse de M. Ernest Renan. Je demande quel sera l’effet de cette double lecture. L’apologie de Pascal aura-t-elle prémuni son lecteur contre les doutes et les objections de M. Renan ? Lui aura-t-elle donné des armes suffisantes pour combattre et terrasser ce nouvel adversaire ?

Je ne pense pas qu’il puisse y avoir sur ce point deux opinions. J’en appelle au jugement même de ceux qui attaquent avec le plus de vivacité le critique français. S’ils en étaient réduits aux arguments de Pascal, ils seraient bien pauvres.

La critique, en effet, a subi une véritable transformation. Pascal, comme tous les apologètes de son temps, ne connaissait qu’une religion, la religion chrétienne. C’est dans son sein qu’il puise les arguments qu’il fait valoir. C’est elle-même qu’il appelle à témoigner dans sa propre cause. Ce sont les prophètes qui plaident en faveur des apôtres, ou les apôtres qui plaident en faveur des prophètes. M. Renan se place à un tout autre point de vue. Les progrès qu’a faits depuis deux siècles l’étude de l’histoire, prise dans son acception la plus vaste, appliquée aux langues, aux littératures, aux mœurs, aux religions, aux destinées politiques des peuples, lui permettent de dominer son sujet de beaucoup plus haut, n a étudié plusieurs religions diverses, et il a consciencieusement suivi les phases de leur développement. Ce sont autant de faits du même ordre qu’il approfondit et qu’il compare. Il les explique les uns par les autres. En les rapprochant, il se met à même de les comprendre, de les classer et d’atteindre enfin à des résultats généraux.

Supposons que tous les résultats auxquels aboutit M. Renan soient erronés ; il n’en serait pas moins vrai que sa méthode est supérieure à celle de Pascal. De même que l’étude d’une plante ne suffit pas pour connaître à fond la nature de la plante, l’étude d’une religion ne fournit pas à la critique des données suffisantes pour asseoir un jugement et proclamer un résultat. Pascal ne pouvait pas se livrer à une étude comparative, et, l’eût-il essayé, il n’y aurait pas réussi. Le seul fait que la critique moderne est en mesure d’aborder ce nouveau travail avec quelques chances de succès, l’élève trop au-dessus de la critique du dix-septième siècle pour que les flèches de Pascal atteignent jusqu’à elle. L’étude comparative des religions marque une ère nouvelle dans l’histoire de la critique.

On sait quelle révolution a produite la méthode comparative appliquée aux recherches littéraires. Combien d’idées étroites et fausses n’a-t-elle pas renversées sans retour. Si, par exemple, il y a deux siècles, au moment où écrivait Pascal, quelque littérateur eût révoqué en doute l’existence d’Homère, les plaisants en auraient fait leur plastron. Lisez Fénelon : le candide archevêque de Cambrai, lui qui a senti le charme d’Homère mieux que tous les écrivains de ce temps, s’empare de l’Iliade pour prouver l’existence de Dieu. Le raisonnement est simple : de même que l’Iliade ne peut pas se concevoir sans Homère, le monde ne se conçoit pas sans Dieu. C’est avoir la main malheureuse. De nos jours il n’est pas un helléniste sérieux qui n’ait des doutes sur Homère. L’Iliade n’est plus mise à côté de l’Enéide, ce vaste poème composé à loisir par un auteur qui, dans le silence du cabinet, ne s’inspire que de son sujet et de son génie. On l’admire comme le plus parfait des produits de la poésie spontanée des peuples primitifs, comme le couronnement d’une longue tradition poétique, comme l’œuvre collective de plusieurs générations de bardes, qui n’étaient eux-mêmes que l’écho de la voix populaire. Qu’estce donc qui a opéré cette transformation dans la science ? L’étude comparée. Il a fallu rapprocher les anciens monuments poétiques de plusieurs peuples, pour surprendre le secret de la poésie homérique, depuis tant de siècles enseveli dans l’oubli.

L’étude comparée des religions doit-elle être moins féconde en résultats nouveaux et importants ? Je ne le pense pas ; mais dût-elle l’être, elle n’en aurait pas moins une valeur scientifique que ne saurait avoir l’étude d’une religion isolée. Il n’est pas plus possible de réfuter M. Renan par Pascal que Wolf par Fénelon.

Ainsi l’apologie de Pascal a été dépassée par la critique moderne ; à cet égard encore elle ne répond plus aux besoins de notre siècle.

Cette troisième lacune est, peut-être, la plus grave de toutes. L’importance des études historiques, de celles surtout qui aspirent à remonter aux origines, tend à s’augmenter de jour en jour. On pourrait, à la rigueur, se résigner à voir l’apologie de Pascal attaquée par la philosophie de Hegel. Plusieurs estiment que la philosophie ne fait pas un corps de doctrine, et que le système de Hegel n’est qu’une opinion individuelle. Mais les recherches historiques, malgré les divergences que l’on peut signaler entre les historiens, s’accumulent en se corrigeant les unes par les autres. Si la critique historique oppose des objections à Pascal, elle le fait non pas au nom d’un savant, mais au nom de tout un ensemble de travaux dont nul ne peut méconnaître la valeur.

L’apologie moderne entendrait bien mal ses intérêts si elle s’en tenait à Pascal. Il est nécessaire qu’elle suive franchement la critique sur son terrain. Ce terrain lui serait peut-être favorable. Peut-être pourrait-elle y remporter de signalées victoires. Elle le doit si le christianisme est la vérité, et s’il trouve des défenseurs capables de le comprendre et de comprendre aussi notre siècle.

Pour la critique comparative, la question de la divinité du christianisme se pose, en effet, d’une manière très nette. Chaque peuple vient déposer aux pieds de la science le trésor de ses traditions religieuses. La science les étudie avec impartialité ; elle en examine la valeur morale ; elle en scrute curieusement les origines ; elle cherche à quelle cause il faut en attribuer la naissance. Or il est clair que le chrétien le plus orthodoxe tombera d’accord avec le savant le plus rationaliste sur toutes les religions, sauf une. Il n’y verra qu’un produit de l’imagination excitée dans de certaines circonstances par le sentiment religieux. Le critique rationaliste veut qu’il en soit de même pour la religion chrétienne. Le chrétien ne l’entend pas ainsi. La religion qu’il professe est une religion divine et révélée. Dès lors, il n’a, pour légitimer sa foi, qu’à démontrer, par la comparaison même à laquelle la science l’invite, que le christianisme ne peut pas être le produit des mêmes facteurs que les autres religions ; que ni l’imagination, ni les circonstances, ni le sentiment religieux ne suffisent à en rendre compte ; que par conséquent sa naissance ne peut pas être attribuée aux mêmes causes, et ne doit pas avoir eu lieu selon les mêmes lois. Une démonstration de ce genre aurait de l’actualité et de la force ; mais combien celle de Pascal y ressemble peu ! De tous côtés nous sommes ramenés à la même conclusion : il faut que l’apologie fourbisse encore ses armes et reprenne à nouveaux frais l’œuvre de Pascal.

Ainsi les deux arguments essentiels sur lesquels repose le dogme de la chute, n’ont plus, à nos yeux, dans la forme où Pascal nous les présente, une ligueur logique à l’épreuve de tout examen. Au dix-septième siècle, ils étaient suffisants. Dans un monde encore peu fait à la critique et à l’exacte analyse des idées philosophiques, dans une société soumise au joug du christianisme, capable, sans doute, de le secouer pour ses plaisirs, mais non pour les libres spéculations de la pensée, il suffisait de montrer les contradictions de la nature humaine pour qu’aussitôt on répondît : ce sont les stigmates de la chute. Dans la même société il suffisait de poser le dilemme, figures ou sottises, pour qu’aussi-tôt on s’écriât : figures, figures ! Il y avait harmonie, il y avait accord préalable entre l’apologète et son public. Aujourd’hui la tâche du défenseur de l’Evangile s’est singulièrement compliquée. Ceux même qui n’ont jamais entendu prononcer les noms de Hegel, de Strauss, de M. Renan, ont subi leur influence de seconde ou de troisième main. Ils résistent sans toujours se rendre compte des motifs de leur résistance. Ils savent qu’aux raisons des docteurs chrétiens on oppose d’autres raisons ; le seul mot de miracle suffit à éveiller le doute. L’esprit de Voltaire a filtré jusqu’aux dernières couches de la société : « En vérité, disent les Provinciales, le monde devient méfiant et ne croit les choses que quand il les voit. »


Le temps a fait une brèche à l’œuvre de Pascal, et la brèche est assez large pour que la place ne soit plus tenable. L’ennemi peut pénétrer dans les remparts de la citadelle et en dominer de toutes parts la vaste enceinte. Forcée sur le dogme de la chute, l’alimentation de Pascal se trouve forcée aussi sur le second dogme essentiel, la venue d’un réparateur divin. L’idée de la chute est l’idée maîtresse. Pascal, nous l’avons dit, devait livrer sur ce point le plus décisif de ses combats. Dès que ce point n’est pas gagné, dès que l’adversaire de Pascal peut reconnaître les contradictions de la nature humaine, sans en reconnaître du même coup la déchéance, il échappe à toute la suite de l’argumentation. Les coups du grand athlète ne portent plus. Comment admettre une rédemption, avant que la nécessité en soit démontrée ? Comment admettre la divinité du réparateur, avant qu’on ait compris l’urgence d’une si haute intervention.

Cependant le chapitre où Pascal traite de Jésus-Christ nous frappe et nous émeut. Jadis on n’y voyait guère que de mystiques rêveries ; aujourd’hui on est revenu de ce jugement, et ce chapitre, un des plus incomplets, est un de ceux qui gagnent à Pascal le plus de sympathies. Je ne parle pas seulement du magnifique morceau où Jésus-Christ apparaît sur le plus haut degré de l’échelle des grandeurs, paré de sa seule sainteté, je parle aussi de ces pages où Pascal, agenouillé au pied de la croix, contemple son Sauveur et son Dieu souffrant et mourant pour lui. Les consolations surabondent dans ce cœur où abondaient les souffrances : l’adoration, la reconnaissance, l’amour en débordent de tous côtés, et il s’en échappe des paroles dont l’ineffable ferveur, dont l’onction pénétrante n’ont jamais été égalées. C’est la tendresse des cœurs forts :

Jésus est seul dans la terre, non seulement qui ressente et partage sa peine, mais qui la sache. Le ciel est lui sont seuls dans cette connaissance.

Jésus est dans un jardin, non de délices, comme le premier Adam, où il se perdit et tout le genre humain ; mais dans un de supplice, où il s’est sauvé et tout le genre humain.

Il souffre cette peine et cet abandon dans l’horreur de la nuit.

Je crois que Jésus-Christ ne s’est jamais plaint que cette seule fois ; mais alors il se plaint comme s’il n’eût pu contenir sa douleur excessive : Mon Ame est triste jusqu’à la mort !

Jésus cherche de la compagnie et du soulagement de la part des hommes. Cela est unique dans toute sa vie, ce me semble. Mais il n’en reçoit point, car ses disciples dorment.

Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde ; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là.[33]

Et plus loin, voyez encore ce mystérieux dialogue entre Jésus sur la croix et l’âme pécheresse pour laquelle il souffre :

Console-toi : tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. Tu ne me chercherais pas si tu ne me possédais. Ne t’inquiète donc pas.

Je pensais à toi dans mon agonie ; j’ai versé telles gouttes de sang pour toi…

Veux-tu qu’il me coûte toujours du sang de mon humanité sans que tu me donnes des larmes ?…

Si tu connaissais tés péchés, tu perdrais cœur…

— Seigneur, je vous donne tout.

— Je t’aime plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures…

— Je vois mon abîme d’orgueil, de curiosité, de concupiscence. Il n’y a nul rapport de moi à Dieu, ni à Jésus-Christ juste…

Il faut ajouter mes plaies aux siennes, et me joindre à lui, et il me sauvera en se sauvant.[34]

Le sentiment chrétien a-t-il jamais trouvé un accent plus intime, des mots plus profonds, des cris de l’âme plus saisissants ?

Et pourtant l’admiration qu’excitent de si émouvantes paroles n’entraîne pas nécessairement avec elle la conviction, je veux dire la conviction telle que la voulait Pascal, telle que la veulent aussi, sans doute, ses disciples actuels. Malgré sa méfiance, l’homme du dix-neuvième siècle admire volontiers. Il admire sans se livrer. Il est éclectique autant qu’il est sceptique. Libre de préjugés, libre de convictions, il rend une certaine justice à tous les systèmes. Il reconnaît ce qu’ils ont de beau, de noble, de grand. Il ne prononce certains noms qu’avec respect, en se découvrant, comme Newton au nom de Dieu, n pourrait même s’agenouiller devant quelques-uns des bienfaiteurs de l’humanité et adorer. Mais quelle adoration ! L’homme du dix-neuvième siècle s’incline devant Jésus-Christ comme devant un modèle idéal de grandeur et de beauté morales. Il l’admire plus que Socrate, mais au même titre que lui. Ecoutez plutôt :

On raconte, dit M. Ernest Renan, qu’Angelico de Fiesole ne peignait qu’à genoux les têtes de la Vierge et du Christ : il serait bien que la critique fit de même, et ne bravât les rayons de certaines figures, devant lesquelles se sont inclinés les siècles, qu’après les avoir adorées. Le premier devoir du philosophe est de s’unir au grand chœur de l’humanité, pour le culte de la bonté et de la beauté morales, manifestées dans tous les caractères nobles et les symboles élevés. Le second c’est l’infatigable recherche de la vérité, et la ferme conviction que, si le sacrifice de nos instincts égoïstes peut être agréable à la divinité, il n’en saurait être de même de nos instincts scientifiques. La crédulité timide qui, de peur de voir s’évanouir l’objet de sa foi, donne un corps à toutes les images est aussi contraire à l’harmonie et à la bonne disposition des facultés humaines que la critique purement négative qui renonce à l’adoration du type idéal, parce qu’elle a reconnu que l’idéal n’est pas toujours conforme à la réalité. Il serait temps de comprendre que la critique, loin d’exclure le respect et d’impliquer, comme le supposent les personnes timorées, un crime de lèse-majesté divine et humaine, renferme au contraire l’acte du culte le plus pur.[35]

Les défenseurs du christianisme se contenteront-ils de cet acte de culte ? Se contenteront-ils de cette adoration qui prépare à genoux toutes les hardiesses du libre examen ? Je ne sais ; mais aussi longtemps que le lecteur de Pascal n’est pas convaincu, il ne faut pas attendre de lui un culte plus positif.


Que reste-t-il donc de Pascal ? D’abord nombre de morceaux magnifiques : on n’oublie pas de sitôt des pages d’une si fière tournure. Mais qu’en reste-t-il de convaincant ? Selon moi, il n’est qu’une seule partie du livre des Pensées qui n’ait rien perdu, ni de sa beauté première, ni de sa force démonstrative : la préface.

Il est arrivé à Pascal ce qui est arrivé à Descartes. Descartes a tracé le programme éternel de la philosophie ; mais le système qu’il avait conçu d’après ce programme a été de bonne heure dépassé. Toute la philosophie moderne relève de Descartes, et cependant il n’est plus de philosophes qui soient cartésiens. Pascal a fait de même : il a indiqué la base d’une apologie nouvelle, il en a posé les fondements ; mais sur ces fondements s’élève un édifice que la rouille du temps menace chaque jour davantage. Si nous ne nous trompons, il est assez sérieusement attaqué pour qu’il ne suffise plus de soutenir ou de replâtrer quelque pan de mur qui s’écroule.

Pascal n’a pas sérieusement démontré que les contradictions de la nature humaine ont pour cause nécessaire une déchéance de l’humanité. Il appartient à l’apologie moderne de le prouver pour lui. Pascal n’a pas sérieusement démontré que les faits historiques conduisent à reconnaître la réalité d’une intervention divine. Il appartient à l’apologie moderne de le prouver pour lui. Voilà la double tâche qui lui incombe. Tâche immense ; mais pour l’accomplir il ne suffit pas de réimprimer l’œuvre de Pascal, il faut la renouveler.

1858.
  1. Pensées de Pascal, disposées sur un plan nouveau, par J.-F. Astié. Paris et Lausanne, G. Bridel, éditeur, 1857 ; 2 vol. in-18.
  2. Sainte-Beuve. Port Royal, III, p. 333.
  3. Préface, p. 38.
  4. Ibidem.
  5. Préface, p. 35.
  6. Préface, p. 31-34.
  7. Préface, p. 34.
  8. Pascal dit : la doctrine qui rend raison de tout. Si ce n’est pas la doctrine chrétienne dans son ensemble, que sera-ce ? C’est le seul numéro où la doctrine soit mentionnée.
  9. Revue chrétienne, novembre 1857.
  10. Sainte-Beuve, Port-Royal, III, p. 320-321.
  11. Préface p. 24-25.
  12. Pensées de Pascal, édit. Astié, II, p. 38-40.
  13. Voltaire. Lettre au père Tournemine, 1735.
  14. Pensées de Pascal, édit. Astié, II, p. 123.
  15. Pensées de Pascal, édit. Astié, II, p. 177.
  16. Pensées de Pascal, édit. Astié, II, p. 155.
  17. Pensées de Pascal, édit. Astié, II, p. 136.
  18. Pensées de Pascal, édit. Astié, II, p. 149.
  19. Pensées de Pascal, édit. Astié, II, p. 195.
  20. Pensées de Pascal, édit. Astié, II, p. 172.
  21. Ibidem, II, p. 173.
  22. Michelet, l’Insecte, p. 91.
  23. Ce sont les paroles mêmes de Pascal. Voir le récit de cet événement dans Sainte-Beuve, Port-Royal, liv. III, ch. XVIII.
  24. Villon, Grand Testament. Ballade qu’il fit à la requête de sa mère pour prier Notre Dame.
  25. Ce sont les propres expressions de Pascal. Pensées de Pascal, édit. Astié, II, p. 106.
  26. Pensées de Pascal, édit. Astié, II, p. 108.
  27. Il s’agit justement de celui que rapporte Etienne Périer.
  28. Sainte-Beuve. Port-Royal, III, p. 366.
  29. Pensées de Pascal, édit. Astié, II, p. 345.
  30. Ibidem, II, p. 330.
  31. Ibidem, II, p. 347.
  32. Ibidem, II, p. 372.
  33. Pensées de Pascal, édit. Astié II, p. 264.
  34. Pensées de Pascal, édit. Astié, II, p. 226 et sq.
  35. Ernest Renan, Études d’histoire religieuse, 3me édit, p. 133.