Études historiques et politiques sur l’Allemagne/5



ÉTUDES HISTORIQUES
ET POLITIQUES
SUR L’ALLEMAGNE.[1]

i. — de l’union des douanes allemandes.

Après avoir raconté ce qui s’est fait en Allemagne par l’intervention de la diète de Francfort, il nous reste à parler de quelques faits qui, bien qu’ayant eu lieu en dehors de son action, n’en intéressent pas moins à un haut degré tout le système de la confédération germanique. Parmi ces faits, il faut placer en première ligne l’union de douanes établie sous les auspices de la Prusse entre la plupart des états allemands. Sans vouloir entrer à ce sujet dans des détails bien connus de tous ceux qui s’occupent d’économie politique, nous essaierons de donner une idée générale de cette union, et d’exposer succinctement les circonstances qui l’ont amenée, ainsi que ses principaux résultats.

La paix générale établie en Europe après la chute de Napoléon amena un changement notable dans la situation commerciale de l’Allemagne, comme dans celle de tous les pays qui avaient été soumis au système continental. Les barrières élevées par le conquérant français étant tombées, l’Angleterre, encombrée de produits industriels, en inonda le continent, et l’Allemagne devint un de ses principaux marchés. À l’invasion des armées françaises, dit un écrivain, succéda celle des marchandises anglaises. La France, dont l’industrie n’aurait pu résister à cette redoutable concurrence, la protégea en renforçant son système prohibitif. Quant à l’Allemagne, sa constitution nouvelle ne lui fournissait aucun moyen de défense ; car l’acte fédéral n’avait rien réglé sur les rapports commerciaux des états de la confédération, soit entre eux, soit vis-à-vis de l’étranger, et l’on n’avait pas cru possible de prendre à cet égard des mesures uniformes. Les pays allemands, unis par un lieu politique, restèrent dans un état d’isolement ou même d’hostilité, quant à leur commerce et à leur industrie. Chacun garda ses lignes de douanes, ses tarifs, ses prohibitions, plus souvent dirigés contre le voisin allemand que contre l’étranger, et la rivalité des intérêts particuliers fit tout-à-fait perdre de vue l’intérêt général. Cette rivalité fut cause que, tandis que les marchandises étrangères trouvaient un débouché facile sur le territoire de la confédération, la France, la Hollande, l’Angleterre, n’ayant pas de représailles à craindre, se fermèrent aux produits du sol et de l’industrie allemande, lesquels, ne trouvant que des barrières à l’extérieur et à l’intérieur, furent réduits à des marchés locaux fort restreints. Il est facile de comprendre combien une pareille situation devait gêner le développement de la richesse générale. L’industrie surtout, grevée et entravée de toutes manières, soit dans l’achat des matières premières, soit dans le débit des objets fabriqués, se vit hors d’état de résister à la concurrence anglaise, et se sentit menacée dans son existence. Les pays manufacturiers se plaignirent hautement. On réclama la liberté du commerce entre les états de la confédération, et on en appela sur ce point aux promesses un peu vagues du traité de Vienne ; mais ces promesses, personne ne pensait sérieusement à les mettre à exécution, et, tout en reconnaissant les inconvéniens de l’état de choses existant, on le regardait comme un mal sans remède. Quelque nécessaire que fût une union commerciale pour faire sentir aux peuples allemands leur unité nationale, la constitution de l’autorité fédérale n’offrait aucun moyen de l’imposer à des gouvernemens fort jaloux de leur indépendance, et une semblable mesure ne pouvait résulter que d’une transaction à laquelle s’opposaient trop d’intérêts privés, trop de préjugés, trop d’habitudes, pour qu’on pût la juger possible. Elle a pourtant eu lieu au bout de dix-huit ans, non par suite d’un plan conçu d’avance et de délibérations communes, mais en quelque sorte par la seule force des choses, et les Allemands la regardent avec raison comme un des faits les plus considérables de leur histoire politique. Nous allons essayer d’expliquer de quelle manière a été préparée la solution de cette grande question, et comment la Prusse a été amenée à y prendre la principale part.

Nous avons vu que le congrès de Vienne n’avait rien décidé sur les relations commerciales entre les divers états de la confédération germanique, en sorte que chaque gouvernement eut à se faire à cet égard une législation suivant ses besoins et ses intérêts particuliers. Or, il n’y en avait aucun dont la situation présentât plus de complications que celle de la Prusse. Les notables accroissemens qu’avait reçus cette monarchie, et le rôle qu’elle avait joué dans les derniers évènemens l’avaient élevée au rang de grande puissance européenne ; mais il lui fallait, pour s’y maintenir, des finances prospères, une armée considérable, une administration une et forte, et il suffit de jeter les yeux sur une carte pour comprendre combien tout cela était difficile à obtenir avec la configuration géographique que les traités lui avaient faite. Son territoire formait comme un long ruban d’une largeur très variable, lequel partait des frontières de la Russie pour aboutir à celles de la France et de la Hollande ; coupé tout-à-fait par le milieu, il se divisait en deux masses principales où se trouvaient enclavées quelques petites principautés indépendantes, tandis que lui-même avait de son côté plusieurs enclaves isolées au milieu des états voisins. Rien n’était plus différent que les productions, les intérêts, les mœurs des diverses provinces, dont quelques-unes, récemment ajoutées à la monarchie, présentaient à l’administration ces difficultés particulières qui résultent toujours d’un changement total des relations antérieures. Les circonstances ne permettant pas d’augmenter notablement l’impôt territorial, l’état devait chercher ses principales ressources dans l’impôt indirect. Mais sur quelles bases fallait-il l’asseoir ? quelle législation financière et commerciale fallait-il adopter ? c’était une question fort embarrassante à résoudre. Tout était à créer sous ce rapport, et on ne pouvait laisser les choses dans l’état où elles se trouvaient sans compromettre la prospérité de la monarchie, et sans renoncer en quelque façon à l’espoir d’y établir un jour l’unité politique et administrative. En effet, l’ancienne Prusse était soumise, depuis le temps du grand Frédéric, à un système de régie fort sévère et fort compliqué : il y existait une foule de douanes particulières de district à district, et même de ville à ville, qui gênaient beaucoup le commerce et ne lui avaient jamais laissé prendre un grand essor. Au contraire, les nouvelles provinces, qui, pour la plupart, avaient fait partie de l’empire français ou du royaume de Westphalie, étaient habituées à un régime tout différent ; l’industrie s’y était notablement développée ; mais cette industrie se trouvait menacée dans son existence même par la perte de son ancien marché, dont la nouvelle organisation de l’Allemagne ne lui permettait pas de trouver l’équivalent sur le territoire fédéral. Dans ces circonstances, le gouvernement prussien, voulant établir pour toutes ses possessions un régime uniforme, adopta le système qui assurait la liberté du commerce intérieur et qui ne faisait qu’un seul marché de toute la monarchie. Tel fut le but des règlemens préparatoires de 1816 et de 1817, et enfin de la loi générale promulguée le 16 mai 1818. Toutes les entraves qui gênaient les relations commerciales entre les diverses parties du pays furent supprimées, et il n’y eut plus qu’une seule ligne de douanes établie sur la frontière. La nouvelle loi ne contenait pas de ces défenses d’importations ou d’exportations si communes autrefois ; les produits naturels ou fabriqués de toute espèce purent entrer et sortir en payant un droit assez modéré pour ne pas équivaloir à une prohibition. Ce droit fut, moyennement, d’un demi-thaler (1 fr. 90 cent.) par quintal prussien. Cependant quelques marchandises furent imposées au-dessus du taux normal, afin de favoriser l’industrie indigène. Le tarif, au lieu d’être, comme dans beaucoup de pays, un long registre de technologie et d’histoire naturelle, fut établi en général d’après le poids et la mesure, non d’après la nature et la qualité des objets, ce qui rendait la surveillance plus aisée, dispensait d’une foule de formalités vexatoires, et facilitait beaucoup tous les rapports. Le tarif devait être revu tous les trois ans, afin qu’on pût remédier aux erreurs et aux mécomptes inévitables dans une expérience faite sur une aussi grande échelle.

La nouvelle législation avait pour but de protéger la production indigène contre la concurrence étrangère, sans toutefois encourager la paresse et la routine. Les résultats ne tardèrent pas à justifier les espérances qu’on avait conçues et à calmer les craintes manifestées par certaines industries qui, forcées de tirer de l’étranger leurs matières premières, ne croyaient pas pouvoir se soutenir sans un régime de prohibition absolue. Ainsi la fabrication des étoffes de coton augmenta de soixante pour cent en six années, et celle des soieries doubla presque dans le même intervalle. Quant aux manufactures de produits indigènes, comme le lin, la laine et les fers, elles s’accrurent à plus forte raison dans une proportion considérable, nonobstant les mesures prohibitives prises par la Russie et par la France. Les progrès de l’agriculture ne furent pas moins marqués que ceux de l’industrie, et le gouvernement, qui avait complété sa législation douanière par un système très habilement conçu d’impôts sur la consommation, vit les revenus de l’état s’accroître dans la même proportion que la richesse nationale[2].

Le nouveau régime assurait à ceux qui y étaient soumis beaucoup d’avantages immédiats, en facilitant leurs relations mutuelles et en supprimant beaucoup d’entraves nuisibles au bien-être général. Aussi fut-il accueilli avec faveur par l’immense majorité des sujets prussiens. Il n’en fut pas de même dans le reste de l’Allemagne, et surtout dans les pays limitrophes de la Prusse. La masse principale de cette monarchie et ses provinces occidentales étaient séparées par un intervalle où les territoires de plusieurs états de la confédération se trouvaient tellement enchevêtrés les uns dans les autres, que la souveraineté y changeait à peu près à chaque relai de poste, et qu’on n’avait jamais pensé jusqu’alors à y établir des ligues de douanes. Il n’y eut qu’un cri entre l’Elbe et le Weser, lorsque la Prusse ferma ses frontières de ce côté comme de tous les autres. Une mesure aussi naturelle parut un attentat flagrant à la liberté du commerce allemand, et l’on ne se consola que par l’espoir qu’elle serait inexécutable. Mais, la mise en vigueur de la nouvelle législation ayant fait évanouir cet espoir, l’adhésion au système prussien, ou du moins un arrangement à l’amiable, parut bientôt aux états limitrophes une nécessité fâcheuse à laquelle plus tard l’expérience fit trouver des avantages réels. C’est ainsi que dans l’espace de dix années les princes qui avaient des possessions enclavées dans le territoire prussien les firent entrer successivement dans le système de douanes de leur puissant voisin. Il fut réglé que le partage des revenus se ferait tous les trois ans entre les parties contractantes, suivant le rapport de la population des enclaves avec celle des provinces prussiennes dans lesquelles elles se trouvaient comprises ; en outre, l’on dérogea sur quelques points au tarif général, afin de favoriser certains intérêts locaux. Ces arrangemens ayant promptement amené des résultats avantageux pour ceux qui y avaient accédé, on vit quelques petits souverains, notamment le duc d’Anhalt-Bernbourg, soumettre au même régime la portion non enclavée de leurs états, en sorte que la partie de l’Allemagne la plus morcelée et la plus divisée quant aux circonscriptions politiques ne forma bientôt plus qu’une masse compacte, entourée d’une seule ligne de douanes et parfaitement unie sous le rapport des intérêts matériels.

Pendant que la Prusse, refaisant ainsi sa législation financière, voyait ses tentatives couronnées par des succès inespérés, les autres pays de la confédération germanique continuaient à souffrir de leur isolement, de la multiplicité de leurs lignes de douanes et de la petitesse de leurs marchés. La production y restait languissante et ne pouvait lutter contre la concurrence de l’étranger. On sentit la nécessité de prendre des mesures en commun pour arriver à une meilleure situation, et on essaya plusieurs fois de s’entendre à cet effet ; mais il y avait trop de rivalités d’intérêts entre les états de l’Allemagne méridionale pour qu’il fût facile de les amener à un accord, et d’un autre côté on ne pouvait pas encore espérer une grande union allemande à laquelle le nord et le midi prissent également part : surtout on ne croyait pas possible d’y faire entrer la Prusse. Aussi les négociations qui eurent lieu à Darmstadt en 1820 et à Stuttgard en 1825, ne conduisirent-elles à aucun résultat. Dans ces conjonctures, le grand-duché de Hesse-Darmstadt pensa qu’il y aurait peu de profit pour lui à traiter avec ses voisins méridionaux, purement agricoles et vinicoles comme lui, tandis qu’un arrangement avec la Prusse pourrait procurer à ses produits un marché plus étendu où ils rencontreraient bien moins de concurrence. Le gouvernement de ce pays fit faire des ouvertures à Berlin, mais les négociateurs des deux états, ne pouvant tomber d’accord sur les bases d’un simple traité de commerce, furent conduits par la discussion même à des idées plus hardies, et en vinrent à reconnaître qu’une union de douanes serait plus avantageuse sous tous les rapports. On s’entendit promptement des deux côtés, et on signa le 14 février 1828 un traité dont nous mentionnerons les principales dispositions, parce qu’il servit de modèle à ceux qui plus tard consacrèrent l’union commerciale d’un si grand nombre d’états allemands. La législation prussienne relative aux droits d’importation, d’exportation et de transit, fut déclarée en vigueur dans le grand-duché de Hesse. Tous les produits de l’un de ces deux états eurent libre entrée dans l’autre[3], et il n’y eut plus de lignes de douanes entre eux. Chacun d’eux eut à lever les droits de douane sur sa frontière, d’après un tarif uniforme, et il fut convenu que les revenus se partageraient d’après le rapport de la population du grand-duché de Hesse avec celle des provinces occidentales de la Prusse[4]. Rien ne pouvait être changé que d’un commun accord, soit dans le tarif, soit dans les règlemens de douanes. Enfin la Prusse s’engagea à ne faire de nouveaux traités de commerce qu’avec l’agrément de la Hesse, et assura aux sujets du grand-duché les mêmes avantages qu’aux sujets prussiens.

Un pareil traité s’écartait trop de toutes les habitudes et de toutes les idées reçues pour ne pas exciter une opposition assez vive, fomentée dans les deux pays par quelques intérêts particuliers qui se trouvaient menacés : toutefois il ne fallut pas une bien longue expérience pour ramener l’opinion publique en sa faveur. La Hesse rhénane surtout, qu’on se plaisait à représenter comme sacrifiée par son gouvernement à la politique égoïste et ambitieuse de la Prusse, en retira presque immédiatement des avantages considérables. Les chiffres présentés aux états hessois à la fin de 1829 prouvèrent que le prix de tous les articles d’exportation avait haussé en un an d’environ 20 p. 100 outre les bénéfices considérables réalisés sur les produits agricoles du grand-duché, ses fabriques elles-mêmes, avaient concouru avantageusement avec les fabriques prussiennes, et l’industrie étrangère, qui auparavant était en possession de lui fournir beaucoup d’articles, avait été seule à souffrir du nouvel état de choses.

Au moment même où la Prusse et la Hesse rhénane prenaient les arrangemens dont nous venons de parler, deux importans états de l’Allemagne méridionale, la Bavière et le Wurtemberg, concluaient un traité sur des bases à peu près semblables[5]. Ces associations particulières inquiétèrent d’autres états et donnèrent lieu aux conférences de Cassel[6], qui amenèrent l’union de l’Allemagne moyenne (24 septembre 1828), modifiée plus tard par le traité d’Einbeck (27 mars 1830). Celle-ci n’était qu’une alliance commerciale d’où le principe de la communauté de douanes était exclu, et qui, dans l’intention des parties contractantes, était une espèce de protestation contre ce principe. Il y eut alors en Allemagne, outre les deux unions hesso-prussienne et bavaro-wurtembergeoise, deux associations sans douanes communes, savoir celle de l’Allemagne moyenne, entre la Saxe royale, les Saxes ducales, Nassau, Hombourg, Reuss et Schwarzbourg-Rudolstadt, et celle d’Einbeck, entre le Hanovre, la Hesse électorale, Brunswick et Oldenbourg. Les autres pays de la confédération restèrent dans leur isolement. Ces différens essais ne remédièrent en rien aux maux dont on se plaignait, et ils ne servirent qu’à faire sentir de plus en plus la nécessité d’une grande association allemande, tandis que d’un autre côté les avantages qu’avait retirés la Hesse rhénane de son accession au système prussien ramenaient peu à peu les esprits vers les principes qui servaient de base à ce système. L’opinion publique se prononça chaque jour davantage en sa faveur et entraîna les gouvernemens. La Hesse électorale donna le signal et entra dans l’union prussienne le 1er janvier 1832. Les négociations suivies en 1833 amenèrent l’accession de la Bavière, du Wurtemberg, de la Saxe royale, des Saxes ducales, et des principautés de Reuss et de Schwarzbourg-Rudolstadt. Celle du duché de Nassau, de la ville libre de Francfort et du grand-duché de Bade, n’eut lieu qu’un peu plus tard ; mais enfin, au 1er janvier 1836, l’union comprenait toute l’Allemagne centrale et méridionale, à l’exception des possessions autrichiennes. Depuis cette époque, les états que nous venons de nommer, comprenant avec la Prusse un territoire de huit mille deux cent cinquante-deux milles allemands carrés[7], et une population d’environ vingt-six millions d’habitans, commercent librement entre eux et n’ont plus qu’une seule ligne de douanes portée à la frontière extérieure de l’union. Chaque gouvernement est chargé de garder la partie de cette frontière qui lui appartient : on n’a pas jugé à propos d’établir une direction générale des douanes, mais l’administration est organisée dans chaque pays suivant des règles convenues entre tous les intéressés. Un état des taxes levées sur chaque territoire est envoyé de trois mois en trois mois à un bureau central dont le siége est à Berlin. Le revenu total est réparti au prorata de la population, dont un recensement triennal doit être fait dans tous les pays associés. Tels sont en peu de mots les principes qui servent de base à l’union des douanes allemandes : il nous reste à faire connaître les résultats généraux de cette grande mesure, autant qu’on peut en juger par une expérience de cinq années.

L’union a été dès le principe favorablement accueillie par l’opinion publique, et il était naturel qu’il en fût ainsi à cause de la facilité et de la commodité qu’elle mettait dans toutes les relations. L’essai qui en a été fait ne lui a rien fait perdre de sa popularité ; lorsqu’à une époque récente elle a été renouvelée pour dix ans, aucune réclamation sérieuse ne s’est élevée contre sa prolongation, ce qui prouve assez que l’immense majorité des intérêts y trouve son compte. Parmi ces intérêts, il faut mettre en première ligne ceux de l’industrie. Quoique le tarif de l’union soit comparativement peu élevé et qu’il ne renferme aucune espèce de prohibitions, les droits sont pourtant suffisans pour assurer des avantages considérables à la fabrication indigène, qui, depuis l’extension de son marché, a fait de grands et rapides progrès. L’industrie plus active de l’Allemagne du nord a été la première à profiter de l’éloignement de la concurrence étrangère ; mais les pays du midi ne sont pas restés en arrière, et ont bientôt vu s’élever de toutes parts des manufactures florissantes. Il y a eu un immense accroissement dans la production des cotonnades, des soieries, des étoffes de laine, et d’une foule d’autres objets dont les pays voisins, et surtout l’Angleterre, avaient fourni jusqu’alors la plus grande partie, en sorte que l’Allemagne non-seulement a cessé d’être tributaire de l’étranger quant à sa consommation intérieure, mais encore a pu exporter un grand nombre de ses produits et lutter avantageusement sur quelques marchés neutres avec les nations les plus avancées. Ce prompt développement de la richesse industrielle est attesté par des tableaux statistiques qui ne laissent aucun doute à cet égard. Les progrès de la production agricole, moins faciles à constater, paraissent également avoir été considérables pendant les dernières années. Il y avait deux grandes raisons pour qu’il en fût ainsi : la liberté du commerce intérieur, qui a ouvert aux produits du sol comme à tous les autres des débouchés qu’ils n’avaient pas eus jusqu’alors, et l’accroissement de l’industrie, qui a beaucoup augmenté la demande d’une foule de matières premières fournies par l’agriculture. Sauf quelques perturbations passagères et quelques souffrances individuelles qu’amène toujours, dans les premiers momens, la transition brusque d’un état de choses à un autre état entièrement différent, toutes les classes de la société paraissent avoir gagné à l’union : les riches par l’élévation du prix des propriétés et l’emploi avantageux de leurs capitaux, les pauvres par l’augmentation du travail et la hausse des salaires, tout le monde par la facilité des relations, l’accroissement de l’aisance générale, et l’élan nouveau donné à l’activité productrice dans un pays où elle n’était pas, à beaucoup près, au niveau des besoins, et dans lequel elle a pour long-temps encore le champ libre avant d’arriver à ce point où elle devient, par son exagération, un embarras et un danger.

Voyons maintenant quels ont été les effets de l’union quant aux finances des états qui en font partie. Il y a eu d’abord un premier bénéfice, résultat de l’économie apportée dans les frais de l’administration des douanes. En effet, l’union n’a à garder qu’une frontière de mille soixante-cinq milles allemands, tandis que celles des pays qui la composent avaient auparavant une étendue plus que double[8]. Or, en évaluant à 2,000 thalers (un peu moins de 8,000 francs) par mille les frais de surveillance annuelle, onze cent douze milles de moins à garder représentent déjà une économie de plus de 8 millions. Il faut ajouter à cela les avantages matériels et moraux résultant d’une diminution considérable de la contrebande, laquelle est devenue sans objet à l’intérieur depuis la chute des barrières qui séparaient tant d’états pressés les uns contre les autres. On calcule qu’environ trois millions de personnes ont été obligées d’y renoncer, et les caisses de l’union ont hérité de leurs gains illicites, ainsi que l’a prouvé une augmentation subite dans l’importation régulière de certaines marchandises. Reste à savoir si les bénéfices provenant de ces diverses causes et de celles que nous avons énumérées plus haut ont été suffisans pour que chaque gouvernement trouvât dans la part qui lui était attribuée sur le revenu général au moins l’équivalent de ce que lui procuraient auparavant ses douanes particulières. Or, si l’on en croit les documens les plus récens, les résultats de l’union ont été sous ce rapport décidément favorables aux états secondaires. La Prusse seule n’a pas vu toutes ses espérances réalisées, car, dans le congrès de douanes (Zollcongress)[9] qui a eu lieu à Berlin au commencement de 1841, cette puissance a évalué à 20 millions de thalers les pertes qu’elle aurait éprouvées depuis l’établissement de l’union. Il n’y a eu à la vérité de déficit réel que dans les premières années, et la part attribuée à la Prusse sur le revenu total est depuis long-temps supérieure à ce qu’avait été le produit de ses douanes particulières dans l’année qui a précédé l’union ; mais elle allègue que ce produit aurait augmenté dans une proportion beaucoup plus forte que celui des douanes unies, et elle a proposé en conséquence d’adopter un autre mode de répartition que celui qui a pour base la population respective des états associés. Il a été répondu que ce mode était le plus simple, le plus naturel, le plus équitable, qu’on ne pouvait attribuer raisonnablement à l’adoption de ce mode le déchet dont la Prusse se plaignait, et que d’ailleurs, si le trésor de l’état avait perdu quelque chose d’abord, les sujets prussiens avaient notoirement beaucoup gagné. La Prusse s’est rendue à ces raisons, et elle a accédé au vœu de la majorité, qui était pour le maintien des bases existantes, ce qui peut faire croire que le calcul de ses pertes était un peu exagéré, et qu’indépendamment des avantages politiques et économiques qu’elle a retirés de l’union, ses intérêts financiers eux-mêmes ne sont pas sérieusement compromis par l’état de choses existant.

L’union, comme nous l’avons vu, a excité à un haut degré la production indigène, en lui assurant un marché intérieur de vingt-six millions d’hommes ; toutefois elle n’a pu encore lui procurer de grands débouchés à l’extérieur, parce qu’il lui manque le libre accès à la mer, sans lequel l’association allemande ne peut prendre une place considérable dans le monde commercial. La Prusse, il est vrai, possède des ports sur la Baltique, mais cette mer lointaine et fermée[10] n’offre que de faibles ressources au commerce allemand : tous ses intérêts, au contraire, le portent vers la mer du Nord, où sont les embouchures des principaux fleuves germaniques[11], et sans laquelle il lui est impossible d’établir des relations faciles et avantageuses soit avec les puissances maritimes de l’Europe occidentale, soit avec l’Océan et les contrées transatlantiques. Mais les états auxquels appartiennent les côtes de cette mer n’ont point encore voulu accéder à l’union des douanes. Le Hanovre, quoique séparé aujourd’hui de la couronne britannique, est lié à l’Angleterre par ses habitudes et ses intérêts ; le grand-duché d’Oldenbourg ne peut communiquer avec le reste de l’Allemagne que par le Hanovre ; le Holstein, quoique faisant partie de la confédération germanique, est avant tout une province du Danemark ; les villes libres de Brême et de Hambourg, situées sur les embouchures du Weser et de l’Elbe, et dont le commerce est si actif et si florissant, ne sont que de grands entrepôts de marchandises étrangères, et ne veulent pas renoncer aux bénéfices que leur assure la qualité de ports francs. Tout le littoral allemand, depuis la Hollande jusqu’à la Poméranie, refuse de s’associer à l’union, ou prend même vis-à-vis d’elle une position hostile[12]. Il résulte de là que ses produits se trouvent arrêtés au nord de l’Allemagne par des barrières semblables à celles que leur opposent sur d’autres points la Hollande, la France, l’Autriche et la Russie, et que son commerce ne peut pas prendre d’extension importante au dehors. Du reste, il n’est pas vraisemblable que ces barrières tombent de si tôt, car les pays riverains de la mer du Nord ont incomparablement moins besoin de l’union que l’union n’a besoin d’eux, et ils ne consentiraient probablement à en faire partie qu’à des conditions incompatibles avec ses bases actuelles. L’opinion générale à la vérité se prononce assez vivement contre les états séparatistes ; tantôt on gourmande leur égoïsme et on les accuse de trahison envers la patrie commune, tantôt on cherche à leur persuader que l’isolement leur est funeste, et qu’ils auraient tout à gagner à se rallier à l’union ; mais tout cela jusqu’ici a été en pure perte. Le roi de Hanovre, duquel tout dépend, est accoutumé depuis long-temps à tenir peu de compte des arrêts de l’opinion publique, et il est bien plus Anglais qu’Allemand par sa naissance, ses antécédens, les habitudes de toute sa vie : or, l’Angleterre travaille de toutes ses forces à maintenir la barrière hanovrienne entre le territoire de l’union et la mer du Nord, et ses conseils ont d’autant plus de chances d’être écoutés que la position actuelle est favorable aux intérêts particuliers du Hanovre, lesquels, quoi qu’on en puisse dire, sont difficiles à concilier avec les intérêts généraux de l’Allemagne. Au reste, les gouvernemens de l’union paraissent avoir renoncé, quant à présent, à l’espoir de faire cesser cette séparation ; car, s’il en était autrement, ils n’auraient pas fait à la Hollande d’abord, et tout récemment à l’Angleterre, les importantes concessions qui résultent des traités de commerce conclus par eux avec ces deux puissances.

Malgré ce qui manque encore à l’union pour acquérir tout son développement et devenir une véritable puissance dans le monde commercial, ce que nous avons dit précédemment suffit pour montrer qu’elle a déjà beaucoup fait pour les intérêts matériels de l’Allemagne. Ses résultats dans l’ordre politique méritent aussi d’être pris en considération. Ainsi l’Autriche, en refusant d’y accéder, a mis une barrière de plus entre elle et le reste de la confédération germanique ; elle lui est devenue étrangère par un côté très important, et cela n’a pu manquer d’affaiblir beaucoup son influence. Celle de la Prusse, au contraire, a considérablement augmenté, par suite de la part si décisive que cette puissance a prise à l’établissement de l’union, et de l’espèce de protectorat sur les états secondaires qui en est résulté pour elle. Nous ajouterons qu’une association de cette nature, par les barrières qu’elle a fait tomber et les relations nouvelles qu’elle a établies entre le plus grand nombre des peuples allemands, a fait faire un pas vers l’unité politique de l’Allemagne ; toutefois, son importance sous ce rapport nous semble avoir été fort exagérée par quelques publicistes d’outre-Rhin, qui, depuis ce rapprochement des intérêts, se croient à la veille de cette unité tant rêvée, mais à laquelle il y a dans les choses elles-mêmes trop d’obstacles de toute espèce, pour qu’on puisse prévoir par quelle voie on y arriverait.

II. — de l’unité de l’allemagne et des causes qui s’y opposent.

Les bornes que nous nous sommes prescrites ne nous permettant pas d’examiner en détail la situation de chacune des parties dont se compose la confédération germanique, nous nous occuperons d’une question qui touche à beaucoup d’autres, celle de l’unité politique et nationale de l’Allemagne. L’unité de la France, de l’Angleterre, de la Russie, de l’Espagne, celle de la plupart des nations européennes, n’est point chose qui puisse donner lieu à l’examen et à la discussion ; elle est trop claire et trop visible pour que personne songe à la contester. Il n’en est pas de même de l’Allemagne, vaste assemblage d’états indépendans, inégaux en force et en puissance, dont chacun a son centre particulier, sa constitution et son administration propres, ses intérêts bien distincts de ceux de l’ensemble ; ces états, pour la plupart, ne se sont élevés et n’ont grandi qu’aux dépens de la patrie commune, et ne peuvent se maintenir dans une union solide et durable qu’à condition de répudier toutes les traditions du passé et d’abjurer pour l’avenir toute vue ambitieuse et tout espoir d’agrandissemens nouveaux. Personne n’ignore que c’est l’unité qui a manqué au vieil empire germanique pour tenir en Europe le haut rang qu’il avait été d’abord appelé à y occuper, et que ce sont les divisions intestines qui ont amené sa décadence et enfin sa dissolution. Il s’agit maintenant de savoir si la constitution fédérative établie par le congrès de Vienne présente plus de garanties d’union et de force que n’en présentait l’ancienne constitution, et si elle a été un progrès notable vers l’unité de la nation allemande. C’est là une question que le temps seul pourra résoudre, mais qu’on peut dès à présent poser et examiner.

Nous avons vu à l’aide de quelles circonstances s’est développé le pouvoir de la diète germanique et comment il a grandi jusqu’à devenir une sorte de dictature. La diète, n’étant qu’un congrès diplomatique permanent, a puisé toute sa force dans l’union des gouvernemens, amenée par la peur d’un ennemi commun, l’esprit révolutionnaire. Les souverains allemands, autrefois si jaloux de leur indépendance, ont consenti à en sacrifier une partie dans l’intérêt de leur sécurité, et ils se sont résignés à la tutèle de l’Autriche et de la Prusse, auxquelles leur position de puissances européennes assure dans le sénat germanique une prépondérance bien autrement décisive que celle qui résulterait pour elles des dispositions du pacte fédéral. L’accord qui règne aujourd’hui entre les états de la confédération se maintiendra probablement aussi long-temps que subsisteront les circonstances qui lui ont donné naissance ; mais si la révolution semblait réduite à l’impuissance, si la France, qui en est regardée comme le bras droit, cessait de paraître menaçante pour l’Allemagne, on ne voit plus ce qui pourrait empêcher les divisions, les rivalités, les désirs d’indépendance et d’agrandissement, toutes ces choses qui font la faiblesse d’un état fédératif dont les membres sont des princes souverains. Les inimitiés séculaires qui ont causé la chute du vieil empire se sont montrées encore bien vivaces à l’époque du congrès de Vienne, et, quoiqu’elles se soient effacées depuis devant un danger prochain, il est permis de croire que le germe n’en est pas détruit, et qu’elles renaîtraient comme d’elles-mêmes avec la sécurité. Les souverains du second ordre supportent volontairement, mais pourtant impatiemment, le joug de l’Autriche et de la Prusse : que ce joug cesse de paraître nécessaire à leur sûreté ; qu’il se rencontre parmi eux un seul prince ambitieux, remuant, habile à trouver des points d’appui à l’intérieur et à l’extérieur, et il ne lui sera pas nécessaire de sortir des limites de la constitution fédérale pour remettre en question tout ce qui a été fait depuis vingt ans.

L’Autriche et la Prusse ayant pris en main la direction suprême des affaires de l’Allemagne, leur union est une condition absolue du maintien de l’ordre existant : or, il est difficile de croire à la longue durée de cette union. Il leur a été possible de s’entendre pour comprimer chez leurs voisins l’esprit révolutionnaire et même l’esprit constitutionnel ; mais, cet intérêt commun mis à part, il existe entre elles, sur presque tout le reste, une rivalité sourde qui ne manquerait pas d’éclater si les circonstances venaient à changer. Chacune des deux puissances vise à exercer une influence prépondérante sur l’Allemagne ; mais, dans cette lutte qui remonte à Marie-Thérèse et à Frédéric II, l’Autriche n’a cessé de perdre du terrain, tandis que la Prusse n’a cessé d’en gagner. D’abord, celle-ci est considérée comme la tête du protestantisme, lequel, au lieu d’être en minorité dans la diète, comme au temps du saint-empire, y possède une immense majorité, et elle a toujours exploité avec une infatigable activité les avantages que lui donnait cette position. L’Autriche, au contraire, est une protectrice fort tiède de l’église romaine, vis-à-vis de laquelle elle s’est placée, depuis Joseph II, dans une position presque schismatique, et sa crainte de tout ce qui peut ressembler à des idées révolutionnaires lui interdit de chercher un point d’appui dans les nombreuses populations catholiques soumises à des princes protestans. La Prusse, où l’élément germanique a la prépondérance absolue[13], se vante d’être une puissance essentiellement allemande. Placée à la tête du mouvement scientifique et littéraire de l’Allemagne, dont ses universités sont le foyer le plus actif, elle est devenue en outre, par la fondation de l’union des douanes, le centre et comme l’arbitre des intérêts matériels de vingt-cinq millions d’Allemands. La bizarre configuration de son territoire la met en contact immédiat avec presque tous les états secondaires de la confédération, et il n’en est aucun avec lequel elle n’entretienne de ces relations habituelles qui assurent aux forts et aux habiles au moins une grande influence morale. L’Autriche, reléguée à l’extrême limite du territoire occupé par la race germanique, n’a guère qu’un sixième de ses sujets qui appartienne à cette race ; maintenue dans l’isolement par les nécessités de sa politique, ses frontières sont une barrière que ne peuvent franchir les produits de la pensée et de l’industrie allemande. Son refus d’accéder à l’union des douanes fait tourner contre elle le rapprochement qui s’est opéré entre les autres états de la confédération, et la leur rend de plus en plus étrangère. Aussi ne manque-t-il pas de gens qui appellent de leurs vœux une séparation complète entre l’Allemagne et l’Autriche, et qui pensent que, dans l’intérêt de la nationalité germanique, il faudra un jour déférer à la Prusse le protectorat exclusif de la confédération[14]. Ajoutons que l’impopularité des mesures de la diète est toujours retombée presque entièrement sur l’Autriche, et que les partisans des idées constitutionnelles ont toujours vu en elle leur ennemie déclarée et irréconciliable, tandis que le cabinet de Berlin a toujours su donner à son despotisme je ne sais quelle couleur libérale et progressive dont ses nombreux prôneurs ont habilement tiré parti pour faire prendre le change à l’opinion publique[15]. Tous ces faits et bien d’autres, que nous sommes forcé d’omettre, doivent faire reconnaître qu’il existe entre les deux grandes puissances allemandes un antagonisme fondamental qui doit se produire tôt ou tard par des actes, et qui suffirait à lui seul pour ébranler dans un temps donné les bases sur lesquelles repose aujourd’hui tout le système de la confédération germanique.

Si les garanties de durée manquent à ce système du côté des gouvernemens qui l’ont établi, elles lui manquent bien plus encore du côté des peuples auxquels il a été imposé. Nous avons vu ailleurs par suite de quels évènemens l’Allemagne s’est trouvée divisée en deux grandes masses dont l’une obéit à des souverains absolus, tandis que l’autre possède des gouvernemens représentatifs. Nous avons vu également comment la Prusse et l’Autriche ont employé l’intervention de la diète pour supprimer dans les états secondaires les libertés sans lesquelles le régime constitutionnel perd à peu près tous les caractères qui le distinguent de la monarchie pure ; ce qui a effacé en grande partie le contraste existant entre ces états et les deux grandes puissances, et ramené à une certaine unité l’ensemble de la confédération germanique. Quoique les résolutions de l’assemblée fédérale aient rencontré peu de résistance, il ne faut pas en conclure qu’elles aient été acceptées par les populations comme le droit public définitif de l’Allemagne. Sans parler du parti révolutionnaire, dont il est assez difficile d’apprécier la force réelle, il existe toujours, surtout dans les pays du midi, un parti constitutionnel nombreux et important qui n’a pas perdu l’espoir de recouvrer les libertés enlevées par les décrets de Francfort, et qui n’attend que des circonstances favorables pour essayer de les reconquérir. Quelques restrictions qu’on ait apportées au pouvoir des chambres représentatives, à la liberté et à la publicité de leurs discussions, elles n’en sont pas moins, là où elles existent, des foyers d’opposition plus ou moins patente, et elles manquent rarement une occasion de protester au moins indirectement contre la position subalterne qui leur a été faite. Les idées libérales ont été comprimées et réduites momentanément à l’impuissance, mais on ne peut pas les considérer comme chassées des esprits, ni même comme ayant perdu de leur empire sur eux, ainsi qu’il est arrivé dans d’autres pays à la suite d’expériences peu satisfaisantes. Et il ne faut pas croire que leur influence soit contrebalancée en Allemagne par un grand fonds d’attachement héréditaire aux vieilles institutions ou de dévouement aux dynasties. D’abord on ne peut pas dire qu’il existe réellement de vieilles institutions dans un pays qui a été bouleversé tant de fois depuis cinquante ans et dont l’organisation politique date de 1815. Quant aux souverains, s’il est vrai que quelques restes de l’antique fidélité se soient conservés dans celles de leurs provinces qu’ils ont reçues en héritage de leurs ancêtres, il ne faut pas oublier que presque tous sont, pour une grande partie de leurs sujets, des maîtres nouveaux, sans racines dans le passé, imposés par l’épée de Napoléon ou par les protocoles du congrès de Vienne. Telle est la situation des princes allemands vis-à-vis de leurs acquisitions de 1802, de 1806 et de 1815, toutes composées d’évêchés, d’abbayes, de villes libres, de petites principautés, débris fort peu homogènes du vieil empire germanique, dont l’assimilation avec les pays auxquels on les a annexés est bien loin d’être complète, et qui ne sont point attachés aux dynasties que les convenances politiques leur ont données par ces liens puissans que forment les siècles. Tous ces anciens pays d’église, et d’empire, dont la Prusse, la Bavière, le Wurtemberg, Bade, Darmstadt, ont reçu une si forte part, se distinguent en général par l’esprit remuant et inquiet qui y règne. Il y a là peu de respect pour l’autorité et assez d’indifférence pour la personne des souverains. Les opposans et les mécontens y sont en plus grande quantité que partout ailleurs, et le grand nombre y fait des vœux secrets pour qu’un nouveau remaniement de l’Allemagne donne aux intérêts des populations, surtout à leurs intérêts moraux et religieux les garanties si complètement oubliées lors des partages de Ratisbonne et de Vienne. Les coups d’état de la diète n’ont donc rétabli la tranquillité qu’à la surface, et il est resté dans les esprits assez de mécontentement, d’impatience de l’ordre établi, de vagues désirs de changement, pour qu’on puisse s’attendre à voir recommencer, à la première occasion, les luttes qui deux fois déjà ont menacé l’existence même de la confédération germanique. On peut dès aujourd’hui juger de l’avenir par la fermentation qu’ont excitée, dans certains états de l’Allemagne, quelques évènemens récens dont il nous reste à entretenir nos lecteurs.

III. – affaire de la constitution de hanovre.

Nous avons parlé précédemment de l’insurrection du Hanovre en 1831, de la facilité avec laquelle elle fut réprimée, et de l’engagement spontané pris par le gouvernement de réformer la constitution du pays. La promesse donnée au nom de Guillaume IV, roi d’Angleterre et de Hanovre, fut remplie le 26 septembre 1833 par la promulgation d’une nouvelle loi fondamentale. Cette loi, assez semblable aux chartes qui régissent les autres états constitutionnels de l’Allemagne, n’était assurément pas l’une de celles où la moins forte part était faite au pouvoir monarchique, et elle fut en vigueur jusqu’à la mort de Guillaume IV, arrivée le 20 juin 1837. La succession de ce prince fut partagée : pendant que sa nièce Victoire montait sur le trône de la Grande-Bretagne, le duc de Cumberland, son frère, hérita de la couronne du Hanovre, dont la ligne féminine était exclue, et qui fut ainsi séparée de celle d’Angleterre. Le nouveau roi, Ernest-Auguste, refusa de prêter serment à la constitution de 1833, et déclara dans une proclamation, en date du 5 juillet 1837, que cette constitution n’avait rien d’obligatoire pour lui, que d’ailleurs il n’y trouvait pas les garanties nécessaires au bonheur de ses sujets, et qu’il se réservait de la changer ou de la modifier après en avoir mûrement délibéré. Cette proclamation était contresignée par M. de Schele, qui, nommé récemment ministre d’état et de cabinet, avait prêté serment entre les mains du roi sans prendre d’engagement envers la loi fondamentale ; elle fit une vive sensation non-seulement en Hanovre, mais encore dans le reste de l’Allemagne. La presse, quoique censurée, la blâma unanimement, et le bruit se répandit que la Prusse et l’Autriche elles-mêmes désapprouvaient cette démarche. Après quatre mois d’attente, le coup d’état ainsi annoncé fut mis à exécution par les décrets du 30 octobre et du 1er novembre, qui prononcèrent la dissolution de l’assemblée générale des états et déclarèrent la charte de 1833 abolie. Les raisons par lesquelles le roi prétend prouver que cette constitution ne le lie en rien sont curieuses et méritent d’être rapportées. Selon lui, elle est nulle parce qu’elle devait être établie d’un commun accord entre le roi et les états, et que ce principe a été violé par les changemens que Guillaume IV a faits de sa pleine autorité au projet qui lui était présenté par les états, d’où il suit que la constitution antérieure de 1819 n’a pas été validement abolie. En outre, elle blesse les droits des agnats, ceux de la royauté, et n’a pas été reconnue par l’héritier présomptif de la couronne, qui a toujours refusé d’y souscrire. La suppression de la constitution de 1833 ayant pour conséquence naturelle la résurrection de celle de 1819, le roi annonce que des états-généraux seront convoqués selon les formes de cette dernière, et qu’il leur proposera, entre autres choses, la séparation des revenus domaniaux d’avec ceux qui sont perçus au moyen de l’impôt, le remplacement de la convocation annuelle des états par une convocation triennale pour une durée qui ne pourra excéder trois mois, et enfin une grande extension dans les attributions des assemblées provinciales. Le décret royal trouva au dedans et au dehors du Hanovre un grand nombre de contradicteurs. L’argumentation qui s’y trouvait contre la validité de la charte de 1833 fut jugée sophistique et peu digne de la majesté royale[16]. Dans les pays constitutionnels de l’Allemagne, on vit avec inquiétude un acte qui tendait à établir que les engagemens les plus solennels des souverains ne liaient en rien leurs successeurs, et on s’alarma de ce qu’un pareil précédent, une fois admis, avait de dangereux pour l’avenir des constitutions existantes. Quant aux Hanovriens, ils furent profondément blessés de voir ainsi effacer d’un trait de plume des institutions pour lesquelles ils professaient un vif attachement ; l’irritation fut grande, surtout dans la classe moyenne, à laquelle la charte de 1833 assurait des droits politiques assez étendus, et qui a opposé jusqu’ici aux actes du gouvernement une résistance passive que rien n’a pu vaincre. Le mécontentement se manifesta d’abord par la protestation devenue célèbre de sept professeurs de l’université de Gœttingue, lesquels déclarèrent qu’ils se croyaient toujours liés par le serment prêté à la loi fondamentale, qu’ils ne regarderaient pas comme légitime une assemblée d’états élue à d’autres conditions que celles qui étaient fixées par cette loi, et qu’ils ne pouvaient en conscience donner leurs voix pour l’élection d’un député de l’université à une telle assemblée. On leur répondit par une destitution avec l’ordre de quitter immédiatement le Hanovre[17] ; mais leur départ ressembla à un triomphe, et l’opinion publique se déclara d’autant plus vivement en leur faveur, que quelques-uns d’entre eux étaient au nombre des plus illustres savans de l’Allemagne. À la protestation des sept professeurs vinrent bientôt se joindre celles de plusieurs conseils municipaux qui ne voulurent prêter foi et hommage au roi qu’en faisant des réserves en faveur de la constitution de 1833 et du serment qui les liait envers elle. La lutte, étant ainsi engagée, n’a pas cessé depuis ce temps, et chaque année y a ajouté quelques incidens nouveaux. En 1838, le roi ayant convoqué les états suivant les formes de la loi de 1819, la seconde chambre ne se trouva pas en nombre suffisant pour délibérer, parce que beaucoup de colléges électoraux refusèrent de voter ou enjoignirent à leurs mandataires de faire des réserves en faveur de la charte supprimée. La même chose arriva en 1839, et on ne put compléter la chambre qu’en déclarant valides des élections faites par une faible minorité, et contre lesquelles la majorité avait protesté. Enfin cette assemblée ainsi composée se contenta de voter le budget et refusa de nommer des commissaires pour discuter un nouveau projet de constitution présenté par le roi.

Il semblait qu’un débat de cette nature dût être tranché par la diète germanique, et en effet elle se décida à s’en occuper sur la demande de quelques princes de la confédération qui désapprouvaient hautement la conduite du roi de Hanovre. Mais comme la législation fédérale était contre lui[18], et que d’un autre côté on ne pouvait se résoudre à donner tort à un souverain en contestation avec ses sujets, le sénat de Francfort prit à une faible majorité une décision qui laissait les choses dans le statu quo. Sans s’expliquer sur la question de droit, la diète déclara (le 5 septembre 1839) que l’intervention fédérale dans les affaires intérieures du Hanovre ne lui paraissait pas nécessitée par les circonstances, et elle se borna à exprimer l’espoir et le désir qu’elle avait de voir la paix rétablie par une transaction à l’amiable entre le roi et les états actuels. Ce déni de justice, qui montrait trop clairement que la diète ne voulait pas tenir la balance égale entre les gouvernemens et les peuples, fit évanouir les espérances que les Hanovriens avaient placées jusque-là dans l’intervention de l’autorité fédérale ; le roi, au contraire, se sentant appuyé, fit une proclamation très énergique, où il déclara qu’il voulait en finir avec toutes les intrigues dirigées contre lui, et il se mit aussitôt à l’œuvre. Son premier soin fut de se procurer la majorité dans les états, en éloignant arbitrairement les députés qui lui déplaisaient, en introduisant de nouveaux membres élus sous l’influence du gouvernement par de faibles minorités, en un mot, en violant le plus souvent toutes les formes prescrites par cette même constitution de 1819 qu’il prétendait avoir rétablie ; puis il fit adopter, par cette majorité, une nouvelle charte qui fut promulguée le 6 août 1840. Cette charte établit, entre autres choses, l’irresponsabilité absolue des ministres et des fonctionnaires publics ; les priviléges et les exemptions les plus exorbitantes y sont accordés à la noblesse, dans laquelle il est évident que le roi a cherché son principal point d’appui ; elle enlève aux états tout contrôle sérieux en matière d’impôts et de finances, et met à la charge du pays les dettes du domaine de la couronne ; enfin elle dispose tout pour que le bon plaisir royal ne puisse trouver nulle part de barrières ni de résistances sérieuses[19]. Beaucoup de protestations se sont élevées contre la nouvelle constitution dans le sein des assemblées provinciales et des conseils municipaux, et le premier essai qui en a été pratiqué n’a pas répondu aux espérances du roi Ernest ; car les élections, quoique faites suivant les formes établies par sa loi électorale, ont donné dans la seconde chambre une majorité opposée au gouvernement. Cette assemblée, malgré le principe de l’irresponsabilité ministérielle, a commencé par déclarer que les conseillers de la couronne ne possédaient pas la confiance du pays, et, dans son adresse en réponse au discours du trône, elle a inséré le paragraphe suivant : « Un petit nombre seulement des sujets de votre majesté est convaincu que la constitution de 1833 a été légalement abrogée. D’après l’opinion générale, une assemblée élue suivant les règles posées par cette constitution, et donnant son assentiment aux projets de loi présentés par le souverain, peut seule garantir la tranquillité du pays. Le Hanovre ne sera heureux que lorsque cette tranquillité sera assurée. » Le roi a répondu à cette adresse par une ordonnance de dissolution rendue le 30 juin 1841, et où il déclare que les impôts votés dans la dernière session continueront d’être perçus pendant une année. Voilà où en est cette lutte qui, comme on le voit, est bien loin d’être terminée, et dont la persistance est certainement un symptôme menaçant pour la tranquillité future de la monarchie hanovrienne : « car s’il est vrai, comme le disent les vieilles maximes de la science politique, que les constitutions ne puissent être maintenues qu’à l’aide des moyens auxquels elles ont dû leur naissance, l’histoire de l’origine de la constitution de 1840 fait prévoir un triste avenir où le peuple sera en contradiction avec le gouvernement, où celui-ci ne pourra triompher qu’en employant la force et la ruse, et où le pouvoir, au lieu de trouver dans la nation affection et confiance, ne rencontrera chez elle qu’une résistance ouverte ou une inimitié cachée[20]. »

IV. — état des esprits en prusse — affaire de cologne.

La querelle du roi de Hanovre avec ses sujets a excité et excite encore un intérêt marqué, surtout dans les états constitutionnels de la confédération ; mais ce qui attire par-dessus tout les regards de l’Allemagne, ce sont les questions qui s’agitent en Prusse, où une querelle religieuse déjà ancienne et envenimée se complique aujourd’hui d’un commencement de mouvement politique. Nous avons dit ailleurs comment le roi Frédéric-Guillaume III, après avoir promis à ses sujets une constitution représentative, jugea plus tard que l’exécution de cette promesse aurait de graves inconvéniens pour la Prusse et pour l’Allemagne tout entière, et comment, au lieu d’états-généraux pour tout le royaume, il se borna à instituer en 1823 des états provinciaux dont la convocation fut rare, les attributions très bornées, les délibérations sans publicité et l’action à peu près nulle. Pendant la vie de ce prince, les Prussiens, fiers de la supériorité intellectuelle et scientifique qu’ils s’attribuent, ont paru croire qu’un absolutisme éclairé, comme celui qui les régissait, était ce qui pouvait leur convenir le mieux, et la faveur avec laquelle étaient accueillies les théories qui représentaient le gouvernement prussien comme le beau idéal de l’état, durent faire penser qu’ils n’ambitionnaient pas cette vie politique plus active et plus agitée qu’ont développée ailleurs les formes représentatives. Il n’en était pourtant rien, ainsi que viennent de le prouver les manifestations qui se sont produites depuis l’avènement de Frédéric-Guillaume IV, à la faveur de ce mouvement d’enthousiasme et d’espérance qu’excitent presque toujours les commencemens d’un nouveau règne. Quand ce prince, au mois d’octobre 1840, alla se faire couronner à Kœnigsberg, capitale de l’ancienne Prusse royale, les députés des diverses provinces présens pour la prestation de l’hommage remirent au roi une adresse dans laquelle, après avoir rappelé les anciennes promesses de son père, l’article 13 du pacte fédéral[21] et la stipulation de l’acte final de 1820 relativement à cet article[22], ils exprimaient les vœux que formait la nation afin d’obtenir une constitution uniforme pour tout le royaume. Le roi, tout en repoussant la demande d’une représentation générale telle que l’entendent les états constitutionnels de l’Europe, déclara que le système représentatif du pays avait besoin de recevoir un développement mieux adapté aux progrès intellectuels et aux exigences de l’époque, et promit d’y introduire des améliorations notables. Bientôt après il ordonna la convocation des diètes provinciales conformément au décret de 1823, et il leur accorda la faculté de faire connaître leurs délibérations par la voie de la presse, ce qui ne s’était pas encore fait. Toutes ont usé de cette faculté, et la publicité de leurs débats, quoique encore incomplète par suite de quelques restrictions, a pourtant produit un assez grand effet. Bien que dans la plupart des assemblées provinciales on se soit borné à débattre des intérêts locaux, on a quelquefois aussi abordé des questions d’un intérêt plus général. Ainsi on a demandé, sinon l’abolition de la censure, au moins une plus grande extension de la liberté de la presse ; les députés de la Prusse occidentale rassemblés à Danzig ont réclamé une représentation unique pour toute la monarchie ; Breslau, capitale de la Silésie, a chargé ses députés de proposer aux états de la province une pétition dans le même sens, et d’autres villes importantes ont adressé des demandes à leurs diètes respectives. Là où elles n’ont pas été accueillies, ce n’a été le plus souvent qu’à raison de la confiance qu’inspirent les intentions et les promesses du roi, mais il n’en est pas moins vrai que tout le monde s’est montré d’accord sur la nécessité d’une réforme dans les institutions existantes, et qu’un parti nombreux et puissant désire que cette réforme se fasse dans le sens de ce qu’on appelle les idées constitutionnelles. Nous n’examinons pas ici jusqu’à quel point une constitution uniforme et générale conviendrait à un pays composé de parties aussi peu homogènes que le sont les diverses parties de la monarchie prussienne, nous constatons seulement une situation des esprits d’où résulteront tôt ou tard de sérieuses difficultés, aggravées encore par quelques circonstances qui doivent êtres expliquées. Il faut savoir que Frédéric-Guillaume IV, prince distingué par ses lumières et son instruction, a une prédilection notoire pour les doctrines de ce qu’on appelle en Allemagne l’école historique, laquelle repousse absolument les théories représentatives à priori, telles qu’elles ont été appliquées en France, et leur oppose un système d’états provinciaux ayant ses racines dans l’ancien droit allemand et tendant à faire revivre, autant que le comporte la différence des temps, les libertés aristocratiques, bourgeoises et même ecclésiastiques du moyen-âge. Ce sont des idées de ce genre qui poussent ce prince à élargir la sphère d’activité des diètes provinciales et à les appeler à un rôle beaucoup plus important que celui qu’elles ont joué jusqu’ici. Mais l’influence de ces assemblées ne peut grandir et s’étendre qu’aux dépens de la centralisation administrative, de l’absolutisme militaire et bureaucratique, de toutes les traditions et les habitudes du gouvernement prussien. Elles peuvent facilement offrir un point d’appui à la nationalité polonaise qu’on voudrait éteindre, à la liberté de l’église catholique qu’on voudrait étouffer, enfin à tout ce qui ne veut pas se laisser imposer le joug d’une unité artificielle et oppressive, et leur opposition déconcerterait bien des plans conçus avec amour et poursuivis avec persévérance depuis longues années. Or, comme une résistance de cette nature est tout ce que redoute le plus la haute administration prussienne, il est probable que les idées du roi sur le développement à donner aux libertés provinciales trouveront toujours une opposition plus ou moins ouverte parmi les hommes qui l’entourent, et qu’à moins qu’il ne soit doué d’une force de caractère peu commune, on l’amènera insensiblement à abandonner celles de ses vues personnelles qui seraient incompatibles avec le maintien des traditions antérieures du cabinet de Berlin. D’un autre côté, si les choses restent telles qu’elles sont, si la mauvaise volonté des conseillers de la couronne parvient à paralyser l’action des assemblées provinciales et à les replacer dans la situation subalterne d’où on avait semblé vouloir les tirer, la confiance qu’inspirent encore les intentions royales s’évanouira : on verra se grossir considérablement le nombre de ceux qui demandent une représentation générale de la nation, et il pourra se présenter telles circonstances qui rendent très dangereux de la refuser. Ce simple exposé de la situation suffit pour faire voir quels embarras prépare dans l’avenir au gouvernement prussien le désir de vie politique qui a commencé à se produire sous diverses formes, et qui paraît assez sérieux et assez général pour qu’il soit désormais difficile, soit de le comprimer, soit de le tromper.

Mais cela même est peu de chose auprès des difficultés soulevées sur le terrain des questions religieuses depuis que l’emprisonnement de l’archevêque de Cologne a ranimé entre les protestans et les catholiques des dissensions qu’on croyait à peu près assoupies, et qui aujourd’hui paraissent de nature à exercer une influence considérable tant sur les destinées de la monarchie prussienne que sur celles de l’Allemagne tout entière. On sait comment le traité de Lunéville et plus tard celui de Vienne changèrent la position respective des catholiques et des protestans, telle qu’elle avait été établie par le traité de Westphalie, et comment la sécularisation des principautés ecclésiastiques donna aux protestans une immense majorité dans la diète germanique, quoiqu’ils fussent en minorité dans la nation. Les rédacteurs des traités de 1815, oubliant que les discordes religieuses avaient été la grande cause de l’affaiblissement de l’ancien empire germanique, ou jugeant le siècle trop éclairé pour qu’elles pussent désormais se reproduire, adjugèrent à des souverains protestans de nombreuses populations catholiques sans stipuler en faveur de celles-ci aucune garantie sérieuse, et crurent avoir assez fait en écrivant dans le pacte fédéral que les membres des différentes confessions chrétiennes auraient les mêmes droits civils et politiques. La Prusse fut particulièrement favorisée dans la distribution qui fut faite des territoires vacans : elle eut pour sa part notamment les provinces rhénanes et la Westphalie, ce qui augmenta dans une telle proportion le nombre de ses sujets catholiques, qu’ils se trouvèrent former les cinq douzièmes de la population totale de la monarchie. On ne s’inquiéta pas de l’inconvénient qu’il y avait à la diviser presque également entre deux confessions si long-temps ennemies, non plus que des collisions qui pourraient résulter quelque jour d’un semblable arrangement. On ne pensait à cette époque qu’à fortifier l’Allemagne contre la France, et on jugea qu’il fallait confier la garde des frontières occidentales du territoire germanique à une puissance assez forte par elle-même pour résister aux idées et aux armes françaises, aussi bien que pour surveiller et maintenir les petits états du midi de l’Allemagne, autrefois si accessibles à notre influence. Cette combinaison n’était bonne qu’à condition que la Prusse saurait se concilier l’affection de ses nouveaux sujets, mais on n’élevait aucun doute à cet égard. Le roi Frédéric-Guillaume III était très populaire en Allemagne par suite du rôle qu’il avait joué dans la guerre de l’indépendance ; on se reposait entièrement sur sa sagesse et sur l’habileté fort vantée de ses conseillers. D’ailleurs, l’enthousiasme patriotique de cette époque ne permettait pas de supposer que des populations allemandes qu’on arrachait au joug étranger pour les faire passer sous un sceptre allemand, pussent avoir quelque chose de plus à désirer, tant il semblait que la satisfaction donnée au sentiment de nationalité dût faire taire tout autre intérêt.

Le roi de Prusse, en prenant possession des provinces rhénanes, s’efforça de rassurer les habitans sur les inquiétudes qu’aurait pu leur faire concevoir la différence de religion entre eux et leur nouveau souverain. « Je respecterai, leur dit-il, je protégerai votre religion, le trésor le plus sacré de l’homme. Les membres des deux églises chrétiennes jouiront des mêmes droits civils et politiques. » Ces promesses étaient peut-être sincères lorsqu’elles furent faites, mais il n’en est pas moins vrai qu’elles ne furent pas tenues, et que toute la conduite du gouvernement prussien ne tarda pas à laisser voir un projet arrêté de détruire peu à peu le catholicisme, non par des attaques directes et violentes, mais par la ruse et les moyens détournés. Deux causes principales le jetèrent dans cette voie : d’une part, le caractère personnel de Frédéric-Guillaume III, homme juste et modéré quand la religion n’était pas en jeu, mais protestant fanatique et animé de la passion de faire des prosélytes ; d’autre part, le désir de l’administration d’établir à tout prix l’unité dans la monarchie, et la persuasion où étaient les gouvernans que les habitans des nouvelles provinces ne pouvaient devenir de bons et vrais Prussiens que quand ils cessaient d’être catholiques. On voulait en outre mettre une barrière de plus entre eux et la France, suivant l’idée exprimée dans ces paroles de M. Ancillon : « Ce ne sont pas les garnisons des villes de guerre, ce ne sont pas les forteresses fédérales qui nous protégeront contre la France, mais seulement le mur d’airain du protestantisme. » Il serait trop long de raconter en détail tout ce que fit le gouvernement prussien pour propager les idées protestantes et établir partout la prépondérance de la religion favorisée. Quelques faits pris parmi beaucoup d’autres semblables suffiront pour montrer combien peu la balance fut tenue égale entre les deux confessions. La parité de droits, promise aux catholiques, resta dans le domaine de la théorie, et la religion du monarque fut considérée dans la pratique comme la religion de l’état et comme une condition indispensable pour toutes les fonctions un peu importantes. Ainsi pas un catholique ne fut admis dans la maison du roi et dans les charges de cour, pas un dans les hauts emplois administratifs, tels que ceux de ministre, de chef de division ou de section, de conseiller d’état, de président de province, de régence ou même de district ; à peine en plaça-t-on quelques-uns dans les emplois subalternes de l’administration ou de la judicature, mais en ayant soin qu’ils y fussent toujours en très grande minorité et ne pussent exercer aucune influence. Il y eut, spécialement dans les pays catholiques de l’ouest, comme une invasion d’employés protestans, presque toujours natifs des anciennes provinces prussiennes, lesquels vinrent occuper toutes les places, grandes et petites, comme si les catholiques rhénans et westphaliens n’eussent pu présenter au gouvernement aucune garantie de capacité et de fidélité. Les choses se passèrent dans l’armée comme dans l’administration. Les cinq douzièmes des soldats étaient catholiques, mais les grades d’officier-général et de colonel furent exclusivement attribués aux coreligionnaires du roi[23] ; on n’accordait aux catholiques que quelques emplois d’officiers inférieurs, et il était rare qu’on en vît un élevé au grade de capitaine et surtout à celui de major, qui paraissait être l’extrême limite de leur avancement possible. Indépendamment de ces faveurs accordées aux uns au détriment des autres, et qui étaient comme une prime offerte à l’apostasie, d’autres moyens furent employés pour faire pénétrer partout l’esprit protestant et prussien, ce qu’on semblait considérer comme une seule et même chose. Cela se vit surtout dans l’organisation de l’instruction publique : sur six universités que possède la monarchie prussienne, quatre furent exclusivement protestantes, celles de Berlin, de Kœnigsberg, de Halle et de Greifswald. Il n’y eut pas d’université purement catholique, mais seulement deux universités mixtes, celles de Bonn et de Breslau ; encore la majorité des professeurs et le commissaire royal furent-ils toujours pris parmi les protestans. Elles eurent, il est vrai, à côté de la faculté de théologie protestante une faculté de théologie catholique ; mais les membres de cette faculté se trouvèrent par le fait bien plus dépendans du gouvernement que de l’autorité ecclésiastique, et les choses furent arrangées de manière à ce que le haut enseignement religieux pût être soustrait presque entièrement au contrôle des évêques. Quant aux gymnases et aux écoles élémentaires, le ministère de l’instruction publique en eut la direction exclusive, et nous avons déjà dit que tous les hauts emplois de ce ministère étaient occupés par des protestans. Aussi des écoles protestantes et mixtes furent établies comme des espèces de pépinières dans des pays où le luthéranisme n’avait jamais pénétré, et dans celles qu’on laissa aux catholiques tout fut calculé pour inspirer aux jeunes gens, sinon l’aversion et le mépris, au moins une profonde indifférence pour la religion de leurs pères.

Nous passons sous silence bien d’autres preuves du mauvais vouloir du gouvernement prussien à l’égard de la religion catholique, pour arriver à l’affaire des mariages mixtes et à l’enlèvement de l’archevêque de Cologne. En 1803, le roi de Prusse avait rendu un décret portant que les enfans issus de mariages entre protestans et catholiques seraient élevés dans la religion du père. Lorsque plus tard les provinces rhénanes et westphaliennes lui furent données par le congrès de Vienne, il n’osa pas d’abord y promulguer cette loi, trop contraire aux prescriptions de l’église romaine, laquelle n’autorise ses ministres à bénir ces sortes d’unions que sur la promesse faite par les époux d’élever tous leurs enfans dans la religion catholique[24]. Mais, en 1823, tous les emplois de quelque importance se trouvant remplis dans les provinces occidentales par des fonctionnaires protestans, on pensa qu’il y aurait avantage à étendre à cette partie de la monarchie l’ordonnance de 1803. En effet, ces employés se mariaient ordinairement dans le pays à des femmes catholiques, et avec le secours de l’ordonnance en question chacun de ces mariages devait donner naissance à une famille protestante, ce qui, dans un temps donné, ne pouvait manquer de changer notablement la proportion existante entre les membres des deux confessions. La nouvelle loi trouva, dès le commencement, une si vive résistance et donna lieu à tant de contestations entre le clergé et les autorités civiles, que le gouvernement se vit forcé de reculer, et, d’accord avec les évêques, pria le saint-siége de tracer définitivement les règles à suivre en cette matière. Après des négociations assez longues, Pie VIII adressa aux évêques des provinces rhénanes et de la Westphalie son bref du 25 mars 1830, dans lequel il poussait la condescendance jusqu’à atteindre les extrêmes limites qu’il n’est pas permis de dépasser[25]. Il n’y était pas dérogé aux prescriptions ordinaires de l’église sur la promesse à exiger relativement à l’éducation des enfans ; mais, si cette promesse ne pouvait être obtenue et que la partie catholique persistât à vouloir le mariage, il était permis au prêtre d’y prêter une assistance passive, c’est-à-dire d’entendre les promesses des époux et d’en dresser acte. Toutefois il ne pouvait y adjoindre aucune prière ni aucune cérémonie religieuse qui pût indiquer une approbation quelconque. Le bref traçait, comme on le voit, une ligne de démarcation bien positive entre les mariages mixtes faits aux conditions voulues par l’église et ceux où ses prescriptions étaient méprisées. Il accordait aux premiers la bénédiction nuptiale, les autres ne pouvaient réclamer que l’assistance passive du pasteur, à laquelle était liée l’idée d’une improbation formelle. Or, cette différence était ce que le gouvernement prussien voulait effacer dans l’intérêt de ses projets de propagande, et, n’ayant pu l’obtenir du pape, il essaya d’amener les évêques à la faire disparaître dans la pratique. Le siége métropolitain de Cologne était alors occupé par M. de Spiegel, qui plus d’une fois avait fait preuve d’une grande faiblesse de caractère ; on le manda à Berlin, où on l’entoura de toute espèce de séductions, et, à la suite d’une négociation conduite par M. de Bunsen, ce prélat et ses trois suffragans[26] adhérèrent à une convention en vertu de laquelle la bénédiction nuptiale devait être donnée à tous les mariages mixtes sans distinction. Cette convention, signée le 17 juin 1834, fut tenue secrète à cause de la contradiction trop patente qu’elle présentait avec le bref du pape, mais il fut stipulé qu’elle servirait de base aux instructions données par les évêques au clergé de leurs diocèses respectifs. Le gouvernement, assuré de la complicité de l’épiscopat, se crut en mesure de poursuivre ses plans avec succès et de faire croire que le saint-siége lui-même donnait une sorte de consentement tacite à l’inexécution de certaines clauses du bref de 1830.

Sur ces entrefaites, l’archevêque de Cologne vint à mourir, et on se trouva fort embarrassé pour le choix de son successeur, parce qu’il fallait trouver un homme dont la réputation et le caractère inspirassent de la confiance aux catholiques, et qui pourtant fût assez accommodant pour ne pas retirer les concessions faites par M. de Spiegel. On crut rencontrer ces conditions dans la personne de M. de Droste Vischering, frère de l’évêque de Munster, lequel était un des signataires de la convention de Berlin. Un négociateur officieux fut chargé de le sonder, et en obtint facilement la promesse d’adhérer, en cas qu’il fût élu au siége métropolitain de Cologne, à une convention faite, disait-on, en conformité avec le bref du pape, mais dont on ne lui fit pourtant pas connaître le contenu. Le gouvernement espéra que cet engagement vague et conditionnel suffirait pour que M. de Droste se crût tenu de marcher dans les voies de son prédécesseur[27]. On comptait d’ailleurs entièrement sur l’ascendant de l’autorité royale et sur l’influence des exemples de faiblesse donnés par les autres évêques. Ces espérances ne tardèrent pas à être démenties ; car, lorsque M. de Droste, devenu archevêque de Cologne, eut reçu communication de la convention signée par M. de Spiegel, il reconnut que, loin d’être conforme au bref du pape, elle était en contradiction directe avec cet acte, et, croyant que sa conscience ne lui permettait pas de la mettre à exécution, il refusa constamment de céder sur ce point aux exigences ministérielles. Ce fut alors que le gouvernement, désespérant de le faire plier, le fit enlever de force par des soldats et transporter dans la forteresse de Minden en Westphalie. En même temps on afficha sur tous les murs de la ville une déclaration signée de trois ministres, où, faute de pouvoir produire contre l’archevêque quelqu’un de ces chefs d’accusation formels sur lesquels on peut baser un procès criminel, on lui reprochait de s’être arrogé un pouvoir arbitraire, d’avoir foulé aux pieds les lois du pays, méconnu l’autorité royale, porté le trouble là où régnait le plus bel ordre, etc. ; imputations vagues et générales, toujours appliquées à quiconque défend son droit contre le pouvoir, et au moyen desquelles on se dispense de bonnes raisons et de preuves positives. Les ministres du roi de Prusse avaient été encouragés à cet acte de violence envers l’archevêque par la division qui existait entre lui et une partie du clergé rhénan, à cause de l’opposition du prélat à la secte hermésienne[28]. Or, cette secte, que M. de Spiegel avait favorisée, était parvenue à s’emparer presque entièrement du haut enseignement religieux dans le diocèse, et une partie du chapitre métropolitain lui était dévouée. Il résulta de là que le chapitre, au lieu de protester contre l’enlèvement de l’archevêque, donna au moins une approbation tacite aux mesures du gouvernement, et n’hésita pas à prendre en main l’administration du diocèse, contrairement à toutes les règles du droit canonique. Mais cette conduite provoqua de vives réclamations de la part du clergé inférieur, et bientôt après une protestation plus imposante et plus solennelle partit de la cour de Rome. Le 10 décembre 1837, moins d’un mois après l’enlèvement de M. de Droste, le pape prononça en consistoire une allocution énergique qui fut immédiatement rendue publique, et qui prouva aux catholiques allemands qu’aucune considération politique ne pouvait arrêter le saint-siége lorsqu’il s’agissait de défendre la liberté de l’église et les droits de la conscience. M. de Bunsen, ministre de Prusse à Rome, se plaignit qu’on n’eût pas attendu les explications satisfaisantes, selon lui, qui allaient être données par son gouvernement sur les motifs de l’enlèvement de l’archevêque de Cologne ; mais le cardinal secrétaire d’état ne lui répondit qu’en demandant formellement la mise en liberté de M. de Droste, et refusa de recevoir les communications de l’envoyé prussien jusqu’à ce que cette satisfaction eût été donnée. Tous rapports diplomatiques furent dès-lors rompus entre la Prusse et Rome, et ce ne fut que beaucoup plus tard qu’on reprit des négociations dans le but d’arriver à un accommodement.

L’emprisonnement de l’archevêque de Cologne et l’allocution du souverain pontife firent un prodigieux effet dans les états prussiens et même dans le reste de l’Allemagne. Une vive fermentation se manifesta parmi des populations qui avaient pu sembler jusque-là assez indifférentes aux questions religieuses. Beaucoup de gens parurent s’apercevoir pour la première fois de tout ce que le gouvernement prussien avait fait contre le catholicisme, et on se mit partout en mesure pour déjouer ses projets par une opposition vigilante et infatigable. Le clergé, que le pouvoir avait espéré trouver complaisant et servile, se montra, à quelques exceptions près, fidèle aux règles tracées par l’archevêque, et ceux même de ses membres qui auraient été disposés à faillir furent maintenus dans leur devoir par l’énergique expression des sentimens populaires. L’exemple donné sur les bords du Rhin gagna les provinces polonaises : l’archevêque de Posen ayant imité la résistance de celui de Cologne au sujet des mariages mixtes, un second acte de violence fut exercé sur lui ; il fut aussi enlevé par des soldats et conduit dans une forteresse. Ces rigueurs n’empêchèrent pas les évêques de la Westphalie de rétracter l’adhésion donnée par eux à la fameuse convention secrète de Berlin, ni ceux de la vieille Prusse de conformer leur conduite aux prescriptions données par le saint-siége, sans que le gouvernement osât de nouveau employer la force contre une résistance devenue trop générale. Un seul prélat, l’évêque de Breslau, gagné par je ne sais quelles faveurs de cour, se montra disposé à faire toutes les concessions qui lui seraient demandées ; mais, quoique son diocèse fût peut-être celui où le propagandisme anti-catholique avait travaillé avec le plus de succès, il trouva une telle opposition dans le clergé et dans les fidèles, que sa défection ne fut d’aucun profit pour ceux qui l’avaient provoquée[29].

Le mouvement donné aux esprits par la lutte engagée entre le cabinet de Berlin et l’église catholique ne pouvait manquer de se reproduire dans la presse, et en effet il s’ensuivit une controverse très vive à laquelle presque toute l’Allemagne prit part. Peu après l’allocution du saint-père, on vit paraître un Exposé de la conduite du gouvernement prussien dans l’affaire de Cologne, rédigé, dit-on, par M. de Bunsen, et où l’apologie des ministres de Frédéric-Guillaume III était appuyée sur un choix de pièces officielles assez adroitement arrangé pour en imposer à l’opinion publique. Ce manifeste amena une réponse de la part du gouvernement pontifical, qui, sortant à propos de ses habitudes de réserve, publia à son tour un Exposé où toutes les allégations de la partie adverse étaient réfutées par des documens accablans, d’autant mieux connus de l’avocat de la Prusse, que la plupart émanaient de lui, mais qu’il avait cru devoir rester à jamais ensevelis dans les cartons de la chancellerie romaine. Cet écrit fit grand tort au cabinet de Berlin en montrant la contradiction flagrante qui avait existé entre ses paroles et ses actes, et en révélant dans sa conduite un degré de duplicité et de mauvaise foi qu’on n’aurait jamais osé lui imputer si l’on n’en avait eu sous les yeux la preuve irrécusable. Indépendamment des publications semi-officielles dont nous venons de parler, l’affaire de Cologne, avec tout ce qui s’y rattachait, devint pour la presse allemande un thème inépuisable, et la polémique entre les catholiques et les protestans se ranima à cette occasion avec une ardeur et une vivacité incroyables. Le gouvernement prussien fit tout son possible pour empêcher la circulation des écrits favorables à l’archevêque de Cologne, tandis que, d’un autre côté, il favorisait la propagation d’une foule de pamphlets où l’on traitait de la manière la plus injurieuse, soit M. de Droste et ses défenseurs, soit l’église et la religion catholique en général. Mais la configuration géographique de la Prusse et ses rapports avec ses voisins depuis l’établissement de l’union des douanes ne permettaient pas d’élever autour de cette monarchie une barrière infranchissable, et toutes les mesures de police imaginables ne pouvaient empêcher l’opinion catholique de s’éclairer. La controverse se soutint avec assez de liberté dans quelques autres états de la confédération germanique. Le roi de Bavière notamment, comprenant l’importance politique que pouvait lui donner le rôle de protecteur des intérêts catholiques en Allemagne, laissa le champ libre aux défenseurs de l’archevêque de Cologne, et ce fut de Munich que partirent les coups les plus rudes portés au cabinet prussien. Au premier rang de ses adversaires brilla surtout le célèbre Goerres, dont l’écrit intitulé Athanase eut un immense retentissement, et qui retrouva pour défendre les droits de l’église toute la vigueur et l’éloquence employées vingt ans auparavant au service de l’indépendance nationale. Les catholiques convaincus et dévoués à leur religion ne furent pas les seuls à attaquer la conduite du cabinet berlinois. Beaucoup de libéraux allemands se joignirent à eux pour la blâmer sévèrement comme un attentat injustifiable à la liberté individuelle, et des protestations en faveur de l’archevêque captif se firent entendre à la tribune de quelques petits états constitutionnels. L’affaire de Cologne fut envisagée sous le point de vue du droit commun, et on posa au gouvernement prussien ce dilemme sans réplique : ou l’archevêque s’est rendu coupable d’un acte criminel prévu et réprimé par la législation existante, et alors il faut le traduire devant les tribunaux ; ou il n’a violé aucune loi positive, et dans ce cas on n’a aucun droit de le retenir arbitrairement. Tous les sophismes du monde ne pouvaient rien contre cet argument auquel on n’opposa que la raison d’état, ou en d’autres termes la volonté nettement exprimée de se mettre au-dessus de toutes les lois et de tous les droits.

Quelque grands que fussent les embarras dans lesquels l’affaire de Cologne avait jeté le gouvernement prussien, aucune démarche sérieuse ne fut faite pour en sortir pendant la vie de Frédéric-Guillaume III, qui se croyait engagé d’honneur à ne point reculer d’un pas. Ce prince étant mort en 1840, les catholiques fondèrent de grandes espérances sur son successeur, dont on vantait la tolérance et les lumières, et qui en effet rendit la liberté à l’archevêque de Posen peu de temps après son avènement. La position du prélat polonais vis-à-vis du pouvoir avait été la même que celle de l’archevêque de Cologne, en sorte que tout le monde s’attendait à une réparation semblable envers celui-ci. Il est probable, en effet, qu’elle eût été donnée si les chances de guerre avec la France qui avaient d’abord paru imminentes n’eussent été éloignées par le renversement de M. Thiers. Le nouveau ministère ayant entièrement rassuré l’Europe par ses dispositions pacifiques, le cabinet de Berlin ne jugea plus qu’il fût urgent de calmer les mécontentemens des provinces rhénanes, et essaya seulement de les endormir par des promesses vagues et l’annonce de nouvelles négociations ouvertes avec le saint-siége. Cette politique peu conséquente et les motifs trop évidens qui l’avaient dirigée refroidirent beaucoup l’enthousiasme et l’espoir excités d’abord par l’avénement du nouveau roi, et les catholiques revinrent peu à peu à leurs sentimens de méfiance et d’irritation. Dans la diète de la province du Rhin, laquelle, par mesure de précaution, ne fut ouverte qu’après la clôture de toutes les autres assemblées provinciales, on proposa de demander formellement la liberté de l’archevêque de Cologne ou sa mise en jugement. Il y eut une discussion remarquable où la cause du prélat fut défendue avec autant de force que de modération, et ce ne fut qu’à grand’peine, et en promettant de la part du roi une prompte solution par la voie diplomatique, que les commissaires du gouvernement purent obtenir une faible majorité contre la proposition. Cet incident et les nombreuses démonstrations populaires qui en ont été la suite lors du retour des députés dans leurs familles[30] paraissent avoir fait une grande impression à Berlin. Le roi a compris qu’il pourrait devenir dangereux de résister plus long-temps au vœu des populations rhénanes, et il a fait des concessions suffisantes pour permettre au saint-siége d’en venir à un arrangement définitif. Les termes de cet arrangement ne sont pas encore connus officiellement, mais on sait avec certitude qu’une réparation solennelle sera faite à l’archevêque de Cologne, qu’il lui sera donné un coadjuteur digne de toute sa confiance, et que la liberté sera rendue à l’autorité épiscopale, tant au sujet des mariages mixtes qu’en ce qui touche la direction du haut enseignement théologique.

Certes on doit louer le gouvernement prussien de n’avoir pas poussé l’obstination jusqu’au bout, et d’avoir consenti à reconnaître et à réparer des torts évidens. Toutefois, il est vrai de dire que cette réparation, venue trop tard, ne produira pas les résultats qu’on aurait pu en attendre dans un autre moment. Si Frédéric-Guillaume IV eût brisé les chaînes de l’archevêque de Cologne aussitôt après son avénement au trône, la confiance que l’on était disposé à mettre dans ses sentimens de modération et de justice se fût solidement affermie dans l’esprit des peuples, tandis que cette mesure, prise au bout d’un an de règne, après des tergiversations de toute espèce et à la suite de manifestations populaires presque menaçantes, paraîtra plutôt arrachée par les nécessités de la politique que dictée par un mouvement spontané de générosité et de justice. On a pu voir d’ailleurs, par ce que nous avons dit de la position des catholiques en Prusse, qu’ils ont encore d’autres griefs que la captivité de M. de Droste ; or, ces griefs, il n’est pas probable qu’on les fasse disparaître, parce que le roi, entouré des conseillers qui ont eu la confiance de son père, est aujourd’hui tout-à-fait engagé dans les mêmes voies, et parce que aussi trop d’intérêts particuliers sont liés à la prépondérance absolue des protestans sur les catholiques, pour qu’on puisse, sans un changement complet de système, rétablir entre eux même une apparence d’égalité. En supposant donc que l’irritation actuelle soit apaisée jusqu’à un certain point par l’arrangement de l’affaire de Cologne, les causes de division entre les deux confessions ne cesseront pas d’exister, et l’inimitié contre les Prussiens, qu’on a toujours regardés comme des étrangers dans les provinces rhénanes et polonaises, et qu’on y regarde, depuis les querelles religieuses, comme des ennemis et des oppresseurs, ne s’affaiblira pas notablement. Il est à peine besoin de dire que cette désunion profonde entre les diverses parties de la monarchie prussienne est une grande cause de faiblesse, et pourra même compromettre sérieusement son existence lorsque de nouvelles commotions ébranleront l’édifice européen. Ajoutons que la fermentation produite par les dissentimens religieux existe aujourd’hui dans presque tous les états secondaires de la confédération, parce qu’il n’en est aucun où l’affaire de Cologne n’ait donné lieu à une polémique animée, et où cette polémique n’ait jeté un jour tout nouveau sur la conduite des souverains protestans vis-à-vis de leurs sujets catholiques. On s’est aperçu que la plupart d’entre eux n’avaient pas travaillé moins activement que le roi de Prusse à corrompre et à asservir l’église, et on s’est effrayé du chemin que l’œuvre de destruction avait fait en beaucoup de pays. Il est résulté de là qu’on s’est beaucoup plus préoccupé des questions religieuses, que les anciennes antipathies entre protestans et catholiques se sont réveillées avec une énergie inattendue, que ces derniers supportent aujourd’hui avec impatience la position qui leur a été faite par le congrès de Vienne[31], et que, parmi les hommes les plus étrangers à toute pensée révolutionnaire, il en est beaucoup qui désirent de nouveaux arrangemens territoriaux au moyen desquels les intérêts moraux des populations soient mieux garantis. Cette situation des esprits ne pouvait manquer de donner des inquiétudes aux gouvernemens, et on peut croire qu’elle n’a pas été sans influence sur les tentatives faites l’année dernière pour réchauffer les souvenirs de 1813 et réveiller le sentiment patriotique des Allemands, en leur persuadant que leur nationalité était sérieusement menacée par la France. Cet incident nous fournira la matière de quelques réflexions par lesquelles nous terminerons ce travail.

IV. — EFFETS DU TRAITÉ DU 15 JUILLET EN ALLEMAGNE. —
SITUATION NOUVELLE VIS-À-VIS DE LA FRANCE.

On se souvient assez de l’irritation produite en France par le traité du 15 juillet 1840, et de l’espèce de défi jeté à l’Europe par le gouvernement français et par la plus grande partie de la presse périodique. Ces provocations, trop universelles peut-être, et qui demandaient à être soutenues par quelque acte de vigueur, blessèrent l’amour-propre des Allemands, et furent surtout habilement exploitées par la diplomatie autrichienne et prussienne. Les journaux censurés jetèrent le cri d’alarme, appelèrent les patriotes à la défense de la nationalité germanique menacée, et tonnèrent contre l’ambition de la France, qu’ils représentèrent comme ne respirant que la guerre et la conquête de la rive gauche du Rhin. Quelque peu conforme à la réalité que fût cette manière de présenter la question, beaucoup de gens s’y laissèrent prendre ; il y eut un débordement de prose et de vers belliqueux destinés à renouveler, si faire se pouvait, l’élan patriotique de 1813 ; on ne parla plus que de courir aux armes pour la patrie allemande, de mourir pour la défense du libre Rhin allemand ; on ne s’arrêta même pas en si beau chemin, et on proposa, par voies de représailles, de reprendre l’Alsace et la Lorraine, injustement enlevées à l’empire germanique. Ces exagérations trouvèrent bien quelques contradicteurs, lesquels firent observer que les mesures purement défensives de la France contre la possibilité d’une coalition européenne ne justifiaient guère les projets de conquête qu’on se plaisait à lui attribuer, que d’ailleurs il s’agissait avant tout de la Syrie, de l’Égypte et de l’empire ottoman, et qu’il était fort déraisonnable de vouloir engager la confédération germanique tout entière dans une querelle où elle n’était nullement intéressée, et où la Prusse et l’Autriche elle-même ne figuraient qu’en seconde ligne[32]. Mais les hommes sages et indépendans qui parlaient ainsi ne furent pas écoutés, et leur voix se perdit dans le bruit des déclamations patriotiques et des chants guerriers. Sur ces entrefaites, le ministère Thiers fut renversé, et avec lui disparurent les velléités belliqueuses du gouvernement français. Les intentions les plus pacifiques furent proclamées à la tribune avec l’approbation de la chambre des députés ; les humiliations éprouvées en Orient furent acceptées avec cette résignation qu’on est convenu d’exiger pour les faits accomplis, et le nouveau cabinet, après être resté quelques mois dans cette position de transition qu’on appelait la politique d’isolement, a fini par rentrer aux conditions les plus modestes dans l’aréopage européen. Eh bien ! tant de preuves d’abnégation et tant de sacrifices faits à la paix du monde n’ont pas suffi pour tranquilliser les Allemands sur les projets de la France, si l’on en juge par certains journaux d’outre-Rhin, et surtout par la Gazette d’Augsbourg, le plus répandu de tous, qui ne cesse encore aujourd’hui de souffler le feu du patriotisme germanique en déclamant contre notre soif de conquêtes et notre désir inextinguible d’agrandissemens sur la rive gauche du Rhin. Tout cela, du reste, ne doit pas être pris trop au sérieux ; car, dans un pays où la presse périodique est soumise à la censure, les journaux sont moins les organes de la véritable opinion publique que le moyen dont se servent les gouvernemens pour en former une factice, et ceci est particulièrement vrai de la Gazette d’Augsbourg, qui reçoit notoirement des communications officieuses de la plupart des chancelleries européennes. Les gouvernemens allemands, surtout l’Autriche et la Prusse, ont plus d’un motif pour tâcher d’entretenir l’irritation contre la France, qui d’une part empêche d’examiner si la politique suivie par les deux puissances dans l’affaire d’Orient a été conforme aux véritables intérêts de l’Allemagne, et de l’autre tend à rendre impopulaires les idées constitutionnelles à raison de leur origine française, comme à faire oublier à la nation ses griefs politiques et religieux en détournant son attention vers les prétendus dangers qui menacent son indépendance. Ajoutons que les évènemens de l’année dernière ont montré que la paix du monde repose sur des bases assez peu solides, et que, malgré les dispositions pacifiques de ceux qui gouvernent aujourd’hui la France, on a le droit de craindre que des circonstances plus fortes que la volonté des hommes n’amènent d’ici à peu d’années quelque grand conflit européen. Dans cette hypothèse, les souverains allemands ne pourraient pas trouver de plus puissant auxiliaire qu’un mouvement patriotique semblable à celui de 1813, et nous comprenons qu’ils cherchent à le préparer d’avance, tout en doutant que les moyens qu’ils emploient soient les plus propres à atteindre ce but. Il nous reste maintenant à examiner quelle est la nature et la force de ce sentiment de nationalité qu’on cherche à exalter parmi les populations germaniques, et quelles ressources il peut offrir à la confédération pour résister aux attaques qui lui viendraient du dehors.

Nous avons montré plus haut tout ce qui manque à l’Allemagne sous le rapport de l’unité politique et religieuse, et combien nombreuses et profondes sont les divisions intestines qui menacent dans l’avenir le système par lequel elle est régie depuis vingt-cinq ans ; nous avons vu comment ce système s’est soutenu jusqu’ici grace à l’union des gouvernemens ligués par un intérêt commun contre les idées démocratiques et les passions révolutionnaires. Si l’étroite alliance des souverains leur a permis de faire face aux difficultés intérieures, tout porte à croire qu’elle se resserrerait encore en présence de dangers venant de l’extérieur, surtout de la France, que la préoccupation des souvenirs de l’empire fait toujours considérer comme l’ennemie naturelle de l’Allemagne, et contre laquelle on a organisé d’avance tout un système défensif appuyé sur une ligne formidable de forteresses et sur une nombreuse armée fédérale[33] prête à se mettre en campagne au premier signal. Indépendamment de ces ressources, les chefs de la confédération espéreraient, en cas de guerre, trouver un puissant secours dans l’esprit national des populations, et il ne faut pas croire que cette espérance soit une pure illusion. Au milieu des mécontentemens, des dissidences, des rivalités de toute espèce, il existe pourtant en Allemagne un sentiment de nationalité qui, sans être aussi fortement caractérisé que celui auquel la France doit sa remarquable unité, n’en est pas moins très réel et très vivant. À défaut de vie politique, il trouve depuis cinquante ans son expression et son aliment dans la littérature, qui est devenue un lien important entre tous les Allemands, parce qu’elle tient une plus grande place dans leur vie que dans celle d’aucun autre peuple. Or, elle ne cesse d’exalter leur orgueil patriotique en leur rappelant continuellement tout ce qu’il y a de souvenirs glorieux dans leur histoire depuis la bataille de Teutobourg, où Arminius détruisit les légions romaines, jusqu’à celle de Leipzig, et en leur parlant en termes un peu exagérés de la suprématie politique qu’ils ont possédée autrefois en Europe, et du haut rang que leur donne aujourd’hui parmi les nations civilisées leur activité intellectuelle et scientifique. Cet ordre d’idées et de sentimens est, comme on le pense bien, moins à l’usage du peuple qu’à celui des classes lettrées ; toutefois il s’étend assez loin à cause de l’extrême diffusion de l’instruction élémentaire, et l’on peut dire avec vérité que la grande majorité des Allemands tient fortement à sa nationalité et ne redoute rien tant que la domination étrangère. Les adversaires de l’ordre de choses actuel sont d’accord sur ce point avec ses partisans ; il y a beaucoup de gens qui voudraient des modifications considérables dans la constitution fédérale ou dans les institutions particulières des états auxquels ils appartiennent ; il y a même des populations entières qui font des vœux pour que quelque combinaison nouvelle les délivre des souverains qui leur ont été donnés par le congrès de Vienne ; mais personne ne veut cesser d’être Allemand, d’appartenir à la confédération des nations germaniques, sous quelque forme qu’elle soit constituée. Si donc la France venait à menacer la rive gauche du Rhin, toutes les opinions pourraient bien se rallier autour des gouvernemens pour la défense du pays, et, à défaut de l’élan de 1813, ceux-ci trouveraient au moins un appui suffisant dans les antipathies et les méfiances des populations contre l’étranger. Ces sentimens domineraient infailliblement si l’agression venait de notre côté, et si dans la conduite de nos affaires se manifestaient les idées de propagande universelle qui ont laissé un si fatal souvenir de notre révolution en Allemagne. Il n’est pas probable qu’il en fût de même si l’Europe continentale attaquait la première, enhardie qu’elle serait par nos divisions intérieures, et tentée par l’espoir d’en finir d’un seul coup avec la révolution et les idées libérales. Ce ne serait pas là une guerre nationale aux yeux des Allemands, qui au contraire craindraient pour eux-mêmes les suites de la victoire. Les sympathies d’un grand nombre seraient pour la France réduite à la défensive, et le jour où, par un de ces efforts vigoureux dont elle est capable, elle repousserait l’agression et reporterait la guerre sur le territoire ennemi, elle pourrait avec succès faire appel aux mécontentemens qui fermentent du Rhin à la Vistule, parce qu’alors, ses promesses d’affranchissement ne seraient plus prises, pour un leurre et une tromperie.

Quoi qu’il en soit de ces conjectures, nous croyons que la France et l’Allemagne ont tout intérêt à vivre en bon accord, et qu’il n’existe entre elles, aucune cause sérieuse d’inimitié. Si notre faible voix pouvait être entendue, nous voudrions dire à ceux de nos compatriotes qui rêveraient la conquête de ce qu’on appelle nos limites naturelles, qu’il n’est pas bien sûr que les provinces rhénanes, quelque impatience qu’on leur suppose de la domination prussienne, consentissent à être détachées du reste de l’Allemagne, et qu’il est au moins douteux que leurs intérêts et leurs sympathies les portent à désirer une réunion à la France ; qu’il n’y aurait donc ni générosité, ni justice à porter nos vues de ce côté ; qu’une pareille conquête pourrait bien même nous être peu profitable, parce qu’elle romprait l’unité et l’homogénéité de notre patrie, en lui adjoignant un peuple impossible à fondre avec le peuple conquérant, et qui verrait toujours en nous moins des concitoyens que des maîtres et des oppresseurs ; enfin que les vraies limites naturelles ne sont pas déterminées par les montagnes et les rivières, mais bien plutôt par la langue, les mœurs, les souvenirs, par tout ce qui distingue une nation d’une autre nation. D’un autre côté, nous dirions aux Allemands qu’on les trompe en voulant leur persuader que l’acquisition de la ligne du Rhin est pour les Français une idée fixe ; que la classe à laquelle appartiennent aujourd’hui le pouvoir et l’influence est trop notoirement et trop décidément pacifique pour qu’il ne soit pas ridicule de lui attribuer des plans de conquête ; que, parmi ceux d’entre nous qui ont le plus à cœur la gloire et la grandeur de la France, la plupart lui souhaitent plutôt un accroissement d’influence et d’ascendant moral qu’une augmentation de territoire, et tournent plus souvent les yeux vers la Méditerranée et l’Orient que vers les provinces du Rhin. Nous ajouterions qu’au moment même de la plus grande irritation produite par le traité du 15 juillet, les plus emportés de nos journaux se sont tout au plus posés en libérateurs vis-à-vis de l’Allemagne, mais jamais en conquérans, et qu’aujourd’hui on chercherait vainement dans la presse française quelque chose qui puisse justifier le ton hostile et provocateur que conservent à notre égard certains organes de la presse germanique. Il serait injuste sans doute de chercher dans quelques feuilles censurées, les véritables sentimens du peuple allemand ; toutefois plusieurs autres indices peuvent faire supposer chez quelques-uns des chefs de la confédération un esprit d’hostilité systématique contre la France, le pressentiment, si ce n’est le désir, d’une lutte prochaine avec elle, et je ne sais quel espoir de l’accabler sous le poids de l’Europe entière. Ces passions et ces espérances, encouragées par le traité du 15 juillet et par ses résultats, tendent à faire entrer nos voisins dans une voie dangereuse, et d’où leur intérêt bien entendu devrait les éloigner. Il suffit, en effet, de jeter les yeux sur l’Europe, pressée comme elle l’est entre deux puissances aussi gigantesques et aussi envahissantes que l’Angleterre et la Russie, pour reconnaître que la principale garantie d’un équilibre tel quel se trouve dans la bonne intelligence de la France et de l’Allemagne. Celle-ci surtout devrait s’apercevoir que ce n’est pas de notre côté qu’elle est le plus menacée dans l’avenir, et que, dans des circonstances données, elle serait bien plus vulnérable du côté de la Russie avec ses frontières de l’est ouvertes ou mal défendues, avec ses provinces habitées par des populations slaves chez lesquelles commencent à se réveiller le sentiment de la nationalité et le désir de secouer le joug des races germaniques, enfin avec tous les moyens qu’a le cabinet de Saint-Pétersbourg pour semer la division entre ses princes. L’inimitié de la confédération germanique contre la France ne peut avoir que deux résultats : ou de nous pousser à une étroite alliance avec la Russie, alliance qui, malgré les apparences contraires, serait acceptée avec empressement, et dont les Allemands ne peuvent ignorer quelles seraient dans ce cas les conditions ; ou d’exciter contre nous une coalition dont l’Allemagne, placée au premier rang, supporterait presque tout le fardeau, et dont elle ne sortirait, fût-elle victorieuse, qu’après y avoir épuisé ses forces et s’être réduite pour long-temps à l’impuissance. Or, quand les deux nations se seraient brisées pour ainsi dire l’une contre l’autre, rien ne pourrait plus balancer la suprématie russe sur le continent, ni s’opposer à la domination absolue de l’Angleterre sur les mers, et c’en serait fait de l’indépendance de l’Europe, au moins jusqu’au moment encore éloigné de la lutte sérieuse entre les deux grandes rivales. Ces considérations, que nous ne faisons qu’indiquer, sont assez graves pour frapper les Allemands qui aiment leur patrie, et nous espérons que la réflexion ne tardera pas à faire tomber une irritation qui aujourd’hui n’a plus de prétexte ; car, s’il en était autrement, il faudrait désespérer de la sagesse des peuples et de la prévoyance des gouvernemens.


E. de Cazalès.
  1. Dernière partie. — Voyez les livraisons des 15 décembre 1839, 15 juin et 15 octobre 1840, et 15 août 1841.
  2. Ceux qui désireraient plus de détails sur les résultats du système prussien, les trouveraient dans l’ouvrage de Ferber, Beitraege zur Kenntniss des gewerblichen und commerziellen Zustandes der preussischen monarchie, Berlin, 1829-32.
  3. On conserva seulement un droit d’entrée sur les objets soumis à l’impôt de consommation, à cause de la différence de la législation sur ce point dans les deux pays.
  4. Ces provinces, comme on l’a déjà dit, forment une masse territoriale tout-à-fait séparée du reste des possessions prussiennes, et la seule qui touche par plusieurs points au grand-duché de Hesse.
  5. Le 18 janvier et le 1er juin 1828.
  6. Entre le Hanovre, la Saxe royale, les Saxes ducales, la Hesse électorale, Oldenbourg, Brunswick, Nassau, Reuss, Schwarzbourg-Rudolstadt et les villes libres de Francfort et de Brême.
  7. Le mille allemand vaut à peu près huit kilomètres.
  8. Le seul royaume de Prusse avait 1,073 milles de frontières ; la Bavière, 371 ; le Wurtemberg, 170 ; la Hesse électorale, 154 ; la Hesse grand-ducale, 161 ; la Saxe, 58 ; le grand-duché de Bade, 188 : total 2,175. Les autres petits états n’avaient pas de douanes, et ne doivent pas, par conséquent, être portés en ligne de compte.
  9. On appelle ainsi la réunion des plénipotentiaires des états associés, qui a lieu à certaines époques déterminées d’avance, et dans laquelle ou discute les intérêts généraux de l’union.
  10. Stettin, Danzig, Kœnigsberg, sont beaucoup trop éloignés du centre pour pouvoir être d’une grande utilité à l’Allemagne occidentale et méridionale. La Baltique peut s’appeler une mer fermée, parce qu’on ne peut y pénétrer que sous le bon plaisir du Danemark et de la Suède, et en acquittant le péage du Sund, qui est très élevé.
  11. Le Rhin, l’Ems, le Weser et l’Elbe.
  12. Il s’est formé en face de l’union prussienne une union de la Basse-Saxe, fondée aussi sur la communauté des douanes, et qui comprend le Hanovre, le Brunswick, l’Oldenbourg et la principauté de Schaumbourg-Lippe. Aujourd’hui, le Brunswick paraît décidé à s’en détacher pour se joindre à la grande union. Les deux duchés de Mecklenbourg, pays purement agricoles, auxquels leur position sur la mer Baltique assure des débouchés avantageux pour leurs produits, sont restés dans l’isolement, ainsi que les trois villes libres, Hambourg, Lubeck et Brême.
  13. Les cinq sixièmes de la population des états prussiens sont de race allemande.
  14. Un publiciste distingué, M. Pfizer, après avoir montré combien est dangereuse pour la confédération germanique l’adjonction de deux puissances qu’aucune nécessité réciproque ne lie, et qui ne peuvent être forcées à l’accomplissement des obligations fédérales, conclut que, dans l’intérêt de l’Allemagne, l’une des deux doit se séparer de la confédération, tandis que l’autre continuerait à en faire partie, mais à des conditions différentes de celles qui existent aujourd’hui. « La Prusse, ajoute-t-il, pourrait en devenir la tête, parce qu’elle a besoin de l’Allemagne et que l’Allemagne a besoin d’elle, ce qui n’est pas vrai au même degré pour l’Autriche, laquelle doit, ou mécontenter la plus grande partie de ses sujets, ou mettre en seconde ligne les intérêts allemands. La Prusse n’est pas assez puissante pour ne pas gagner beaucoup à une plus étroite alliance, et cela suppléerait à la perte de son indépendance, en tant que puissance européenne. Elle pourrait avec le protectorat suivre une politique tout allemande sans faire tort à ses sujets non allemands, qui d’ailleurs sont peu nombreux, etc. » (Sur le développement du droit public en Allemagne par la constitution fédérale, Stuttgart, 1835.)
  15. Dans un recueil de documens secrets publiés assez récemment à Londres, se trouve un mémoire remarquable d’un diplomate prussien relativement à la politique que doit suivre la Prusse vis-à-vis de l’Allemagne. Cet écrit, qui paraît remonter à 1822, contient, entre autres choses, ce qui suit : « Il faut tout préparer autant que possible pour que, si une dissidence s’établit entre l’Autriche et la Prusse, la partie prépondérante des états de la confédération se déclare pour celle-ci, et que les formes fédérales existantes ne puissent pas être employées à son détriment. Pour atteindre ce but, il faut laisser en toute circonstance à l’Autriche l’exercice de l’initiative en son propre nom recherché systématiquement par elle, aussi, bien que la direction officielle des affaires qui s’y trouve liée ; il faut seulement, quant aux points essentiels, s’assurer toujours secrètement d’un accord préalable entre les deux cabinets. D’après la politique invariable des moyens et petits états, leur jalousie sera toujours dirigée contre la puissance qui réclamera la suprématie, et le seul moyen de rétablir l’influence prussienne en Allemagne est peut-être de donner à cette jalousie un autre objet que la Prusse. Celle-ci peut prendre un rôle passif, et dans plusieurs circonstances avoir l’air de marcher à la suite de la politique autrichienne, en laissant toutefois subsister la persuasion que toute atteinte au protestantisme trouverait chez elle une opposition insurmontable, et qu’elle ne favoriserait jamais aucune violation des formes de la constitution fédérale. Plus elle aura cette apparence de passivité, plus la majorité des états de la confédération lui reviendra sûrement, si la cessation de l’alliance de l’Autriche et de la Prusse fait cesser aussi la pression que leur poids réuni exerce sur l’Allemagne… » Et ailleurs : « Il faudrait acquérir une influence générale sur la nation allemande, comme puissance proprement allemande et représentant véritablement l’Allemagne. La nature de l’unique forme de gouvernement qui puisse assurer la grandeur de la Prusse ne permet pas de favoriser les idées de démocratie représentative. Il faut donc les combattre, mais dans ce combat éviter avec soin l’apparence de l’autre extrémité, c’est-à-dire de l’inclination pour les principes hiérarchiques de la monarchie catholique, lesquels seront toujours antipathiques à l’Allemagne protestante… La Prusse doit se montrer comme une monarchie opposée aux formes populaires, mais réglant son gouvernement d’après les principes les plus libéraux, favorisant toujours et partout l’intelligence et les lumières, possédant l’administration la plus forte, la plus active, la plus éclairée ; enfin, ouvrant à tous les talens la carrière qui peut leur convenir davantage, etc. » Quelle que soit l’authenticité de ce document, il faut avouer qu’il reproduit fidèlement les principes qui depuis vingt-cinq ans président à la politique du cabinet de Berlin.
  16. Que dire, en effet, du premier argument, qui peut se résumer ainsi : La loi fondamentale de 1833 n’est pas obligatoire, en premier lieu, parce que le roi Guillaume n’a pas assez tenu compte des droits des états ; en second lieu, parce qu’il a trop étendu au détriment de la couronne les droits de ces mêmes états ? Mais, en supposant que le roi n’eût pas le droit de faire des changemens au projet de constitution présenté par les états, il est évident que ceux-ci avaient accepté ces modifications, puisqu’ils avaient été convoqués cinq fois depuis ce temps, et n’avaient élevé aucune réclamation à cet égard. Au reste, personne n’a cru que cette objection fût présentée sérieusement et de bonne foi par le duc de Cumberland, car l’on n’a qu’une confiance très médiocre dans la moralité de l’ancien coryphée de l’ultra-torysme anglais. L’objection fondée sur le droit des agnats est sans valeur avec le droit public actuel de l’Allemagne, où les agnats sont purement et simplement les premiers sujets du chef de leur famille. D’ailleurs, les agnats de la maison de Hanovre n’avaient pas réclamé, et le duc de Cumberland, qui prétend n’avoir pas accepté la constitution, n’avait jamais fait de protestation publique, ni auprès du roi, ni auprès des états, ni auprès de la diète germanique. Il avait même accepté positivement la portion de la loi fondamentale qui avait rapport aux apanages. Quelle valeur peut avoir une protestation qui, si elle existe, n’est jamais venue à la connaissance de personne ?
  17. Un seul d’entre eux était Hanovrien de naissance.
  18. L’acte final de Vienne déclare que les constitutions qui auront été mises en vigueur sans réclamation ne pourront être changées que par les voies constitutionnelles.
  19. La loi électorale qui y est annexée, et qui n’a été promulguée qu’un peu plus tard, a cela de particulier, que, comme le dit un écrivain allemand, elle semble avoir été dictée par l’opposition, en ce sens que le législateur a pris note de tout ce qu’ont fait les opposans, afin de s’affermir d’avance contre leurs tentatives à venir. Ainsi on a vu la majorité des électeurs refuser de voter : trois voix suffiront dorénavant pour élire valablement un député. Des corps électoraux, en s’abstenant d’exercer leurs droits, ont empêché la chambre d’être en nombre suffisant : à l’avenir, la présence de trente députés rendra la chambre capable de délibérer. Certains colléges n’ont donné leurs votes qu’en faisant des réserves en faveur de la constitution de 1833, ou ont enjoint à leurs mandataires de protester contre l’abolition de cette charte : la nouvelle loi interdit aux électeurs tout autre acte que le vote pur et simple.
  20. Ainsi se sont exprimés, dans une pétition en date du 22 février 1841, les députés des villes et des propriétaires libres à l’assemblée provinciale d’Osnabrück.
  21. « Il y aura des assemblées d’états dans tous les pays de la confédération. »
  22. Il y est dit que la diète devra veiller à ce que la disposition de l’article 13 ne reste sans accomplissement dans aucun état.
  23. Ce fait ayant été articulé avec beaucoup d’autres du même genre dans une brochure qui fit du bruit en Allemagne, il y a peu d’années, un apologiste du gouvernement prussien ne put citer à l’encontre que les noms de trois officiers-généraux catholiques. Il est vrai qu’il oublia d’ajouter que tous trois étaient morts depuis assez long-temps, et occupaient déjà des postes élevés dans l’armée prussienne à l’époque de la guerre de 1813, par conséquent avant l’incorporation des provinces rhénanes à la monarchie.
  24. Les exceptions à cette règle ont toujours été du fait des gouvernemens, soit catholiques, soit hétérodoxes, et, quoique des évêques complaisans y aient quelquefois prêté la main, le saint-siége ne les a jamais autorisées.
  25. Ainsi s’exprime son successeur, Grégoire XVI, dans l’allocution du 10 décembre 1837.
  26. Les évêques de Munster, de Paderborn et de Trèves.
  27. Le gouvernement prussien a fait grand bruit de cette promesse de l’archevêque, qu’il a accusé plus tard dans son manifeste d’avoir violé la parole donnée à son souverain et que son souverain avait acceptée. Voici comment cette accusation est réfutée par M. de Rotteck, publiciste célèbre, fort peu suspect d’ailleurs de partialité en faveur de l’église catholique, comme le prouvent surabondamment ses ouvrages historiques et même celui auquel nous empruntons la citation suivante : « Les mots conformément au bref du pape dont s’est servi M. de Droste doivent avoir une significations ou un but ; dès-lors ils indiquent nécessairement ou la supposition que la convention des quatre évêques avec le gouvernement prussien est réellement conforme au bref, ou une condition mise à l’accomplissement de la promesse et par conséquent une limitation… Que les termes de cet écrit soient un peu ambigus et par là susceptibles de plus d’une interprétation, c’est ce qu’on ne peut méconnaître ; mais comme du côté de la Prusse l’affaire avait été traitée diplomatiquement et dans un esprit diplomatique, d’abord à Rome avec le pape, puis à Berlin entre M. de Bunsen et l’archevêque Spiegel ; comme à la suite de la dernière négociation on avait, sous le nom de convention pour l’exécution du bref pontifical, substitué à ce bref un règlement qui s’en écartait essentiellement ; comme enfin toutes ces négociations, tous ces pourparlers annonçaient tant d’artifice et de diplomatie, donnaient lieu à des explications si diverses, qu’on pouvait à peine trouver un droit chemin au milieu de tout cela, ou y reconnaître un but nettement exprimé, M. de Droste a bien pu prendre pour fil dans ce labyrinthe ou pour point fixe auquel se tenir l’expression : conformément au bref du pape. M. d’Altenstein n’ayant rien objecté à cette clause ou ayant pensé qu’il était plus habile de garder le silence sur ce point, l’archevêque peut aujourd’hui s’en référer à ses paroles. Sa déclaration du 17 septembre 1837 est très claire et très positive à cet égard, tandis que le procès-verbal de M. de Bunsen est une œuvre toute diplomatique et sophistique. Ces observations tirent une nouvelle force de l’exposé récemment publié par la cour de Rome, lequel a jeté une si vive lumière sur les négociations de la Prusse avec le siége pontifical et sur la loyauté de M. de Bunsen. Vraiment, quand on compare les déclarations, les assurances, les protestations officielles de ce chargé d’affaires prussien avec la marche de l’affaire telle qu’elle résulte des pièces justificatives, on ne se sent guère le courage de jeter la pierre à l’archevêque pour sa promesse un peu ambiguë. » Rotteck, l’Affaire de Cologne considérée du point de vue du droit commun, 1838.
  28. Le chanoine Hermès, professeur de théologie à Bonn, mort il y a quelques années, avait basé son enseignement sur un système philosophique tout-à-fait rationaliste qui s’était promptement répandu dans le clergé des provinces rhénanes, grace à la protection de l’archevêque Spiegel et à l’appui marqué du gouvernement. Cette doctrine, ayant excité de vives controverses en Allemagne, attira l’attention du saint-siége, et elle fut condamnée par un bref du 26 septembre 1835, comme tendant à introduire de graves erreurs sur les points les plus essentiels de la théologie. Bien que ce bref ne touchât qu’à des questions purement dogmatiques, le cabinet de Berlin ne voulut pas permettre qu’il fût publié, et les hermésiens arguèrent de ce défaut de promulgation officielle pour refuser de s’y soumettre. Comme ils occupaient toutes les chaires de théologie à l’université de Bonn, à l’exception d’une seule, M. de Droste, qui ne pouvait pas les destituer sans le concours du gouvernement, usa du seul moyen que lui donnassent les réglemens existans, et refusa son approbation aux cours des professeurs hermésiens. Ceux-ci n’en ayant tenu aucun compte, il fut obligé d’interdire aux étudians la fréquentation des cours en question, et pour détruire l’hermésianisme dans sa racine, il fit signer à son clergé dix-huit propositions touchant les principaux points sur lesquels la nouvelle secte était en contradiction avec la doctrine catholique. Cet exercice légitime des devoirs d’un évêque chargé de veiller sur l’enseignement théologique de son diocèse est au nombre des principaux griefs allégués contre le prélat dans le manifeste du ministère prussien.
  29. La position de ce prélat n’a pas tardé à devenir intolérable, et le pape lui a fait demander sa démission, qui a été donnée au commencement de cette année.
  30. MM. Monheim, député d’Aix-la-Chapelle, et Dietz, député de Coblentz, qui avaient parlé et voté en faveur de l’archevêque, ont reçu de leurs concitoyens de véritables ovations, tandis que deux députés de Cologne qui s’étaient laissé influencer par le gouvernement ont été hués dans les lieux publics.
  31. Nous avons déjà dit que la proportion des catholiques sur la totalité de la population est de cinq douzièmes dans les états prussiens. Dans le grand-duché de Bade, elle est de plus des deux tiers, de près de la moitié dans le Nassau, de plus de trois dixièmes dans le Wurtemherg, d’un tiers environ dans l’Oldenbourg, d’un quart dans la Hesse rhénane, etc. Tous ces pays ont des gouvernemens protestans. En revanche, la Bavière, dont le souverain est catholique, a près du quart de ses habitans appartenant à la confession protestante.
  32. Nous citerons par exemple quelques passages du Courrier allemand, journal wurtembergeois hebdomadaire. Dans son numéro du 30 août 1840, après avoir exposé toutes les raisons historiques et politiques qui poussent la France vers l’Orient, il se demande de quel côté devaient être les sympathies de l’Allemagne dans le conflit engagé entre les grandes puissances au sujet de l’empire ottoman : « Nous le déclarons hautement, dit-il, elle devait encourager dans ses efforts une nation autrefois ennemie, aujourd’hui amie, et lui souhaiter le succès dans ses entreprises… Nous avons pour voisin un peuple avide d’action, qu’une impulsion intérieure pousse de projet en projet, d’entreprise en entreprise, qui cherche toujours la gloire, le combat, les évènemens ; or, quand nous voyions ce peuple avec une ardeur renouvelée du passé poursuivre du côté de l’Orient sa vieille vocation, trouver là une occupation pour son énergie et un but pour ses efforts inquiets, faire trêve enfin à ses divisions intérieures qui menacent continuellement la paix du monde, rien, ce semble, ne pouvait être plus avantageux pour l’Allemagne, et par conséquent ne devait attirer davantage ses sympathies. » Puis il montre que la Prusse et l’Autriche, en se laissant entraîner à la suite des deux autres puissances, ont méconnu leurs propres intérêts et surtout ceux de l’Allemagne ; il fait voir que tout ce qui a été dit des projets de conquête de la France sur le Rhin n’est qu’un leurre pour tromper l’opinion publique, et que les armemens de la France en face d’un commencement de coalition ne peuvent être sans injustice considérés comme une menace contre la nationalité germanique. Enfin, dans le numéro du 6 septembre, il se plaint ouvertement de la conduite des deux grandes puissances allemandes par rapport au reste de la confédération : « Si l’Autriche ou la Prusse sont menacées, dit-il, que ce soit de l’est ou de l’ouest, le reste de l’Allemagne sera à leurs côtés ; c’est un devoir et une nécessité pour la nation. Mais, si elles menacent un autre empire, nous pouvons disposer librement de nos sympathies. Le droit fédéral a donné à ces deux états un énorme privilége : ils peuvent, comme puissances européennes, commencer une guerre même offensive sans consulter la confédération, ce que ne peuvent pas faire les autres états allemands. Si, dans une guerre de cette espèce, leurs possessions allemandes sont attaquées, la confédération n’en est pas moins obligée à les secourir, et elle peut être ainsi entraînée à la guerre contre sa volonté. Nous ne voulons pas contester la nécessité de ces arrangemens ; mais en tout cas ils imposent aux deux puissances l’obligation morale de ne pas en venir aux armes sans la plus extrême urgence, et de ne pas donner occasion à une guerre où il ne s’agirait d’aucun intérêt national, etc., etc. »
  33. L’armée fédérale se compose du contingent de chacun des états confédérés qui doivent fournir le centième de leur population ; elle est aujourd’hui de plus de 370,000 hommes équipés et exercés avec soin. En cas de guerre, elle a pour chef un généralissime nommé par la diète.