Études historiques et politiques sur l’Allemagne/1



ÉTUDES
HISTORIQUES ET POLITIQUES
SUR L’ALLEMAGNE.

PREMIÈRE PARTIE.

Nous voulons essayer d’exposer aussi clairement et aussi fidèlement que possible la situation politique de l’Allemagne, d’examiner sa constitution actuelle, de rechercher quelles sont les racines de cette constitution dans le passé et ses chances de durée pour l’avenir, enfin d’apprécier la position respective des divers états dont se compose la confédération germanique. Les difficultés de ce travail sont grandes à cause de l’impossibilité de rattacher l’ensemble des faits à un petit nombre d’idées premières, simples et compréhensives, ce qui ne peut se faire que quand il est question de pays où l’unité nationale est constituée, où elle a un centre et un lien communs, que ce soit un roi, un empereur, un parlement ou un congrès. Il n’en est pas ainsi en Allemagne, car la diète de Francfort n’est qu’une assemblée de diplomates où sont représentés, non les peuples, mais les princes, et parmi ces princes, les plus puissans, ceux dont la décision entraîne tout, ont des intérêts tout-à-fait séparés de ceux de la confédération. La diète ne peut donc être considérée comme le résumé de la nationalité allemande, laquelle, au lieu d’un centre unique, en a plusieurs, tous ayant leur vie propre, leur caractère particulier, tous devant être étudiés séparément, parce que ce qu’ils ont de commun est peu de chose comparativement aux divergences et aux contrastes. Cette étude est longue et difficile, surtout pour un étranger, et nous ne nous flattons pas de l’avoir faite aussi complète et aussi approfondie qu’il l’eût fallu. Toutefois trois voyages en Allemagne à des époques différentes, un séjour de près de deux ans réparti entre les villes principales du pays, surtout des relations fréquentes avec la plupart de ses hommes célèbres, nous ont permis d’observer avec quelque suite et d’apprendre bien des choses qui ne se trouvent pas dans les documens imprimés. C’est là ce qui a pu nous faire espérer de jeter quelque lumière sur des questions peu connues en France, mais qui n’en méritent pas moins une attention sérieuse à cause de leur importance européenne.

Une description physique de l’Allemagne nous a paru devoir être l’introduction naturelle du travail que nous avons entrepris. Nous la ferons aussi courte que possible, et plutôt avec des souvenirs qu’avec des livres.

Quoi qu’en ait dit Tacite avec le dédain d’un habitant du midi, l’Allemagne peut plaire, même à ceux dont elle n’est pas la patrie[1], car la nature ne lui a refusé ni la beauté, ni la fertilité. Avec ses grands fleuves, ses nombreuses chaînes de montagnes, ses vallées, ses vastes forêts, elle offre aux regards du voyageur les aspects les plus agréables et les plus variés, et il n’est peut-être pas de pays en Europe avec lequel elle ne puisse soutenir la comparaison sous ce rapport. Le nord seul est triste et plat ; mais en quittant les plaines monotones de la Westphalie, du Hanovre ou du Brandebourg, on entre dans une région montagneuse, presque toujours riche en sites pittoresques, et l’on monte, de gradin en gradin, jusqu’aux grandes Alpes, dont la race allemande occupe les cimes les plus élevées, et dont toute la partie orientale appartient au territoire de la confédération germanique.

Pour se bien rendre compte de la configuration de l’Allemagne, il faut se placer sur cette partie des hautes Alpes d’où descendent vers quatre mers différentes les eaux de quatre grands fleuves, le Rhin, le Danube, le Rhône et le Pô. Là se trouve, en quelque sorte, la ligne de partage entre trois races, trois langues, trois civilisations diverses, toutes représentées dans la confédération suisse par les cantons allemands, français et italiens. Le système entier des Alpes s’abaisse successivement vers l’orient pour former les provinces méridionales de l’Allemagne autrichienne, et va expirer au nord-est, dans la plaine de Hongrie, tandis qu’au sud-est il rejoint la chaîne de l’Hémus par l’embranchement appelé Alpes dinariques. Au nord des Alpes suisses et tyroliennes s’étend un plateau élevé de plus de mille pieds au-dessus du niveau de la mer, dont la Bavière occupe la plus grande partie ; ses limites sont, à l’est, la Haute-Autriche, au nord le Danube, à l’ouest la chaîne appelée Rauhe Alp. Cette chaîne et celle de la Forêt-Noire, qui s’élèvent dans l’intervalle compris entre les sources du Danube et la vallée du Rhin, sont le commencement d’un système de montagnes secondaires qui couvrent toute l’Allemagne centrale comme d’un réseau. La plus grande partie de leurs eaux se rend dans la mer du Nord par le Rhin, le Wéser et l’Elbe, arrosant la vaste plaine qui aboutit aux plages de cette mer et s’étend sans fin au nord-est le long de la Baltique. Ainsi l’Allemagne forme une vaste terrasse qui s’abaisse successivement par gradins plus ou moins brusques depuis le pied des Alpes jusqu’à la mer. De là résulte une grande variété de formes, de paysages, de climats et de productions, par le mélange des montagnes, des plateaux, des vallées et des plaines basses.

Les Alpes orientales appartiennent tout entières à la monarchie autrichienne. C’est d’abord le Tyrol, province si remarquable par ses sublimes paysages et par le caractère du peuple qui l’habite ; là se trouvent les passages les plus faciles pour descendre en Italie : tel est celui du Brenner et le col si peu élevé qui sépare la vallée de l’Inn des sources de l’Adige. Vient ensuite la Styrie, où le quart des habitans est slave ; puis la Carinthie et la Carniole, où la langue et les mœurs allemandes se perdent dans celles des Slaves orientaux Wendes, Illyriens, Morlaques, etc., etc. Les Alpes du Tyrol présentent encore des hauteurs et des glaciers comparables à ceux de la Suisse. L’Ortel, autour duquel l’Autriche a frayé une admirable route, le cède à peine au Mont-Blanc. En Styrie et dans les provinces illyriennes, la chaîne entière s’incline ; elle envoie au nord des embranchemens qui, après avoir formé le délicieux pays de Salzbourg, parcourent l’archiduché d’Autriche, vont resserrer dangereusement le Danube, et se terminent dans les charmantes collines des environs de Vienne. L’un d’eux, appelé chaîne de Leytha, sépare l’Autriche de la Hongrie. Ces pays sont le berceau et le centre de la puissance autrichienne ; ils ont été comme la forteresse d’où les princes de la maison de Habsbourg s’élançaient à volonté sur l’Italie ou sur la Hongrie. Habités par des populations simples, religieuses, vaillantes et fidèles, aimés de leurs souverains, qui les traitent avec une faveur marquée, ils présentent au voyageur un spectacle remarquable de bien-être et de prospérité matérielle. C’est encore aux Alpes que se rattachent la Bavière et la Souabe orientale ; mais ces provinces sont à la fois moins fertiles et moins pittoresques que l’Autriche, parce que les montagnes, au lieu d’y jeter dans toutes les directions des rameaux de moins en moins élevés, les barrent au midi comme un mur immense au pied duquel s’étendent de vastes plaines refroidies par le vent des glaciers, et profondément coupées par les rapides affluens du Danube.

Essayons maintenant de donner une idée de l’Allemagne centrale et occidentale et des chaînes de montagnes secondaires qui la couvrent : on y distingue trois systèmes différens.

Le premier est celui qui longe le Rhin et dont la direction est comme celle du fleuve, du midi au nord. Il nous présente d’abord la chaîne du Schwarzwald ou de la Forêt-Noire[2] avec ses sommités boisées, ses riantes vallées latérales où coulent la Mourg, la Kinzig et le Neckar, et ses ruines du moyen-âge parmi lesquelles brillent le vieux château de Bade et l’élégant palais de Heidelberg. Elle court parallèlement au Rhin depuis le coude qu’il fait à Bâle, et encadre admirablement sa large et riche vallée : elle prend le nom d’Odenwald[3] peu après Heidelberg, et va toujours s’abaissant jusqu’à Francfort. Une de ses branches se dirige auparavant vers le nord-est et va gagner le Mein en Franconie ; elle continue, sous le nom de Spessart, de l’autre côté de cette rivière, et se rattache à deux groupes appelés Vogelsberg et Rhoen. La chaîne du Rhoen, qui sépare la Hesse de la Franconie et les eaux du Mein de celles du Weser, est remarquable par sa composition de phonolithe, de basalte et de lave, et par la forme bizarre de quelques-unes de ses cimes. Au sud-ouest du Vogelsberg se trouve le Taunus, qui s’élève au nord de Francfort et prolonge, le long du Rhin, ses pentes couvertes de vignobles célèbres. À la suite du Taunus, toujours sur la rive droite du fleuve, vient le Westerwald, puis enfin, en face de Bonn, le groupe volcanique des sept montagnes, après lequel il n’y a plus que quelques collines.

Sur la rive gauche du Rhin, les Vosges font face à la Forêt-Noire, et, comme elle, accompagnent le fleuve à une assez grande distance. Bientôt, ayant pris le nom de Haardt, elles rétrécissent sa vallée, et, se rapprochant de lui au-dessus de Mayence, ne lui laissent qu’un étroit passage entre elles et les hauteurs opposées du Taunus. Elles se continuent dans l’Eifel, haut plateau remarquable par sa formation volcanique et ses petits lacs remplissant des cratères éteints, et s’unissent par lui aux Ardennes qui s’étendent au nord-ouest entre la France et la Belgique. Plus loin, il n’y a plus que des plaines.

À l’est de la Forêt-Noire commence un autre système de montagnes qui se prolonge à travers l’Allemagne centrale jusqu’à la Thuringe et que les géographes regardent comme une continuation du Jura. Le Jura est composé d’une roche particulière à laquelle, il donne son nom, et il a aussi une forme extérieure qui lui est propre, consistant en longues côtes parallèles, séparées par de grandes vallées longitudinales et rarement coupées de vallées transversales. Arrêté par le Rhin dans les cantons d’Argovie et de Schaffhouse, il perd son nom, mais non son caractère, de l’autre côté de ce fleuve où s’élèvent des hauteurs qui prennent successivement le nom de Rauhe-Alp, d’Albuch et de Hardtfeld, forment en Franconie des plateaux qui séparent les eaux du Mein de celles du Danube et s’unissent par divers embranchemens à la forêt de Bohème et aux montagnes du Fichtel. Ce dernier groupe mérite une attention particulière, parce qu’il est le point où le Jura allemand se croise avec les chaînes appartenant au système des Carpathes, et qu’il est comme un nœud formé par leur jonction. C’est là que se trouvent, à côté les unes des autres, les sources du Mein qui porte ses eaux au Rhin, de l’Égra qui se jette dans l’Elbe, et de la Nab, affluent du Danube. Du Fichtel partent deux chaînes l’une dans la direction du nord-est, l’autre dans celle du nord-ouest : toutes deux tiennent au système de montagnes de l’Allemagne orientale.

Ce troisième système est séparé par le Danube de ces embranchemens des Alpes, qui s’étendent dans l’archi-duché d’Autriche. Il se rattache aux monts Carpathes[4], lesquels séparent la Hongrie de la Galicie. De la pointe sud-est de la Silésie, ils envoient au sud un rameau appelé Carpathes inférieurs, qui longe la Moravie, s’étend à gauche de la Morawa ou March, frontière de l’Autriche et de la Hongrie, et aboutit au Danube dans les hauteurs qui dominent Presbourg ; ils se prolongent, au nord-ouest, dans la chaîne des Sudètes qui sépare le bassin de l’Oder de celui de la Morawa, puis de celui de l’Elbe. La partie la plus élevée de cette chaîne est celle des monts des Géants, où l’Elbe prend sa source, et qui, après avoir bordé la Bohême, s’abaisse successivement en Lusace et en Silésie : elle forme au sud-ouest les monts métalliques (Erzgebirge), coupés par l’Elbe, et va se joindre au nœud du Fichtel, où arrive du sud-est la forêt de Bohême, qui sépare la Bohême de la Bavière. Ces différentes chaînes forment un carré irrégulier dont les côtés renferment le royaume de Bohême, bassin élevé, mais plat, où se relèvent seulement les monts granitiques de Carlsbad et le groupe basaltique isolé de Tœplitz ; les cours d’eau de la Bohême n’ont qu’une seule issue, celle que se fraie l’Elbe dans les monts métalliques, au milieu des paysages pittoresques auxquels on a donné le nom de Suisse bohémienne et saxonne. La Moravie, également entourée de montagnes, présente un bassin du même genre, mais incliné vers le midi, où se réunissent ses eaux, que la Thaya et la Morawa portent au Danube. La Silésie, placée à l’est de la Moravie et de la Bohême, a une tout autre forme ; c’est une grande vallée où coule l’Oder, fermée au sud et à l’ouest par les montagnes, à l’est par un haut plateau qui se perd dans les plaines de la Pologne, mais qui, au nord, va toujours s’élargissant et finit par se confondre avec les basses terres qui longent la mer Baltique.

La forêt de Bohême, après s’être réunie au Fichtel, pousse au nord-ouest un rameau qu’on appelle forêt de Thuringe et forêt de Franconie, et où se trouvent les sources de la Werra, le plus fort des deux cours d’eau dont la réunion produit le Weser. Toutes ces montagnes vont aboutir au groupe du Harz, célèbre par ses mines, et où la cime du Broken, élevée de 3,500 pieds, surpasse de beaucoup toutes les sommités qui l’avoisinent. Au nord-ouest du Harz se prolonge une chaîne de collines appelée forêt de Lippe et forêt de Teutobourg : c’est là qu’Arminius détruisit les légions romaines. Plus loin, le sol s’aplatit et descend insensiblement à la mer.

Tout le nord de l’Allemagne forme une immense plaine qui commence dans la Basse-Silésie, au nord de Breslau. La ligne qui la sépare de la région montagneuse, se dirige vers le nord-ouest, à partir de ce point, et va aboutir à Bentheim en Westphalie. Elle tourne alors au sud-ouest, et va gagner le Rhin, entre Dusseldorf et Cologne. De l’autre côté de ce fleuve, elle reprend la direction du nord-ouest, arrive à la Meuse, au-dessous de Maëstricht, et, passant entre Bruxelles et Gand, aboutit à la mer du Nord, vers Dunkerque. Le pays, situé au-delà de cette ligne, est composé de vastes dépôts d’argile, de sable et de tourbe ; il se termine au bord de la mer par des dunes ou collines de sable dont les vents et les flots changent sans cesse la disposition. Ces plaines uniformes sont jonchées d’une énorme quantité de fragmens de rochers qui semblent être les débris d’une grande chaîne granitique, semblable à celles de la presqu’île scandinave. Le Mecklenbourg et le Brandebourg se distinguent par le grand nombre de petits lacs dont ils sont semés, le Hanovre par ses immenses landes, et la Frise orientale par ses tourbières et ses marécages.

L’Allemagne, comme nous l’avons vu, se penche vers le nord, et il en résulte que ses grands fleuves portent leurs eaux dans les mers septentrionales. De là vient la supériorité industrielle et commerciale des provinces du nord ; car le seul fleuve du midi, le Danube, va se perdre dans une mer reléguée aux extrémités de l’Europe, et ses embouchures sont sous la loi ottomane. Il est déjà navigable à Ulm, ville célèbre appelée autrefois la reine de la Souabe. Il reçoit, à mesure qu’il avance, toutes les eaux venues des Alpes, à travers le plateau bavarois : le Lech, qui arrose Augsbourg, et dont les bords virent, au Xe siècle, la fameuse défaite des Hongrois par Othon-le-Grand ; l’Isar, qui passe à Munich ; l’Inn, qui apporte au Danube une masse d’eau au moins égale à la sienne ; la Traun, qui traverse les beaux lacs du pays de Salzbourg ; l’Enns, qui divise en deux parties l’archi-duché d’Autriche. Toutes ces rivières, tombant de si haut, sont à proprement parler de grands torrens qui laissent à sec, pendant l’été, la moitié de leur vaste lit, et plusieurs sont à peines navigables dans la plus grande partie de leur cours. Les hauteurs de la Franconie et de la Bohême, plus rapprochées du Danube, ne lui envoient que des cours d’eau peu considérables, dont les plus importans sont l’Altmuhl, la Nab, surtout la Morawa, sur les bords de laquelle Rodolphe de Habsbourg, vainqueur d’Ottokar de Bohème, fonda pour des siècles la puissance de la maison d’Autriche. Ce beau fleuve du Danube, allant se perdre au sein de la barbarie musulmane, n’a pu être jusqu’ici la source d’une grande activité pour les peuples qui l’avoisinent. Les difficultés que présente son cours en Allemagne, l’ont aussi long-temps empêché d’offrir au commerce une route facile et sûre ; son lit est souvent embarrassé par des rochers, et ce n’est que tout récemment, après des travaux considérables, que les bateaux à vapeur ont pu s’y essayer. Il y a peu d’années, le voyage de Ratisbonne à Vienne se faisait sur des barques grossièrement construites, chargées de planches, de tuiles et d’autres objets de même nature, et où, comme on peut le croire, rien n’était disposé pour la commodité des rares passagers qui voulaient s’y hasarder : c’est ainsi que je l’ai fait en 1834. Quelquefois le fleuve se brisait contre une barre de rochers, ne laissant qu’une étroite issue où l’on était entraîné avec une rapidité effrayante ; quelquefois, arrêté par un îlot escarpé, il revenait violemment sur lui-même, formant un tourbillon qui semblait devoir tout engloutir. À l’un de ces rapides, situé un peu au-dessous de Linz, les bateliers s’arrêtaient un moment pour faire une prière à saint Nicolas, patron spécial des navigateurs, et, le passage accompli sans accident, on faisait une quête sur le bateau, pour l’entretien de la petite chapelle du saint. Ces passes, déjà moins dangereuses alors qu’elles ne l’avaient été autrefois, ont été rendues plus faciles par de nouveaux travaux, et aujourd’hui les bateaux à vapeur sillonnent régulièrement le haut Danube, s’unissant à la ligne, plus anciennement établie, qui va de Presbourg jusqu’à la frontière de Turquie. L’Orient étant redevenu le point de mire de la politique et du commerce européen, on s’est beaucoup occupé d’un fleuve qui mène si promptement à Constantinople. Toutefois, comme la Hongrie et les principautés, pays si riches en produits agricoles, n’offrent un débouché qu’aux produits industriels, lesquels ne peuvent être fournis en grande abondance par la Bavière et l’Autriche, il faut, pour que la navigation du Danube acquière une véritable importance, que ce fleuve soit uni au Rhin, route commerciale si fréquentée par toute l’Europe occidentale. Charlemagne avait déjà projeté cette jonction, et le roi de Bavière s’occupe activement de l’accomplir. Les travaux ont été commencés en 1836. Le nouveau canal partira du Mein près de Bamberg, et remontera le cours de la Rednitz ; il passera dans un faubourg de Nuremberg, et atteindra à Neumarkt son point culminant ; de là il descendra dans le bassin de l’Altmuhl, et joindra le Danube près de Kehlheim.

Rien n’est plus beau que les rives du Danube en Bavière et en Autriche, surtout à partir du point où la chaîne de la forêt de Bohême le force à prendre sa direction vers le sud-est. Un des plus admirables sites que je connaisse est celui de Passau, ancienne ville épiscopale, située sur une langue de terre au confluent de l’Inn et du Danube. Au nord sont les escarpemens de la forêt de Bohême couverts de rochers et de bois touffus, au milieu desquels s’élève la citadelle ; au midi arrive le fleuve tyrolien, bruyant et impétueux. Il prend son rival en flanc et commence par s’emparer de la plus grande partie du lit commun. On le reconnaît à ses eaux plus vertes et plus claires, dans les sombres gorges où ils s’enfoncent l’un et l’autre pour continuer leur lutte. Toute la partie du cours du Danube située entre Nassau et Linz est admirablement pittoresque, parce qu’il est presque toujours resserré entre des hauteurs escarpées et couvertes de verdure. Ces côtes sauvages présentent peu de traces de la présence de l’homme, si ce n’est de temps en temps une tour en ruines sur un rocher ou une petite chapelle : quelquefois derrière un promontoire s’ouvre une étroite et verdoyante vallée par laquelle arrive quelque rivière inconnue, coulant au milieu de solitudes qu’habite encore le castor ; quelquefois le lit du fleuve s’élargit et présente l’aspect d’un lac de la Suisse avec un encadrement aussi sévère, quoique sur une moins grande échelle ; puis, quand la rive droite s’abaisse par intervalles, on aperçoit dans le lointain les blancs sommets des Alpes de Styrie. Quelques lieues après Melk, dont la célèbre abbaye s’élève sur un rocher à pic, présentant au Danube soixante-trois croisées de façade, les rivages s’aplatissent ; le fleuve, n’étant plus contenu par les montagnes, s’élargit et se couvre d’îles ; le paysage devient plus monotone et commence à prendre le caractère qu’il conserve dans toute la plaine de Hongrie.

Les pays qui appartiennent au bassin du Danube sont : la Souabe orientale, la Bavière, une petite partie de la Franconie, l’Autriche, la Moravie et la partie du Tyrol qui s’étend le long de l’Inn. La Styrie, la Carinthie et la Carniole sont arrosées par deux grands affluens du Danube, la Drave et la Save, lesquels ne vont rejoindre ce fleuve que bien loin dans la Hongrie.

Une faible partie du territoire de la confédération germanique envoie ses eaux à la mer Adriatique ; ce sont les cercles méridionaux du Tyrol, arrosés par l’Adige et ses affluens, et quelques portions du royaume d’Illyrie, placées entre les Alpes et la mer, et où coulent l’Isonzo et quelques autres torrens. C’est là qu’est Trieste, le port principal de la monarchie autrichienne, le centre de ses relations avec le Levant. Les provinces que je viens de nommer appartiennent sans doute à la géographie politique de l’Allemagne, et la porte qu’elles lui ouvrent sur la Méditerranée leur donne une grande importance ; mais elles ne sont allemandes que de nom, à l’exception des hautes vallées du Tyrol. La langue et les mœurs de l’Italie dominent de plus en plus à mesure qu’on descend l’Adige, et les bords de la mer ne sont peuplés que d’Italiens et de Slaves.

Toute l’Allemagne occidentale se rattache au bassin du Rhin : ce fleuve, quoiqu’il reçoive près de douze mille cours d’eau, grands et petits, est bien moins considérable et a un cours bien moins étendu que le Danube ; mais il joue un rôle bien autrement important dans l’histoire, et les pays qu’il vivifie par lui-même et par ses affluens ont été, pendant une longue suite de siècles, le centre de la civilisation germanique. Le Rhin prend sa source dans les hautes Alpes. Après s’être précipité des glaciers du mont Adule, il traverse le lac de Constance, tombe à Schaffhouse de cinquante pieds de haut, et arrive à Bâle, entraînant avec lui les trois quarts des eaux de la Suisse, que lui apporte l’Aar, grossi de la Saane, de la Reuss et de la Limmat. À Bâle, il tourne brusquement de l’ouest au nord, pour prendre sa direction définitive et suivre vers la mer l’inclinaison de la grande terrasse allemande. À son entrée en Allemagne, c’est comme un fleuve nouveau, sa largeur devient double,[5], il porte des bateaux de cinq à six cents quintaux de charge ; en même temps, il ralentit son cours pour se promener majestueusement dans la large et fertile vallée qu’il forme entre les Vosges et la Forêt-Noire. À sa gauche est la riche et industrieuse Alsace, Strasbourg et sa merveilleuse cathédrale, puis la Bavière rhénane avec Spire et son église byzantine, sépulture privilégiée des empereurs au moyen-âge ; à droite est le fertile Brisgau, où la jolie flèche de Fribourg rivalise avec le chef-d’œuvre d’Erwin de Steinbach, le pays de Bade avec ses rians vallons et ses plaines plantureuses, le Palatinat, non moins riche et non moins pittoresque, enfin la Hesse rhénane, qui s’étend sur les deux rives du fleuve et que le congrès de Vienne a enrichie de Worms et Mayence, deux des plus illustres villes de l’ancien empire germanique. À Manheim, le Rhin reçoit le Neckar ; qui, né à côté du Danube, lui apporte presque toutes les eaux du royaume de Wurtemberg. Vis-à-vis Mayence est son confluent avec le Mein, rivière importante qui traverse l’Allemagne dans toute sa largeur et lui forme comme une ceinture. Grossi de ce puissant affluent, il coule pendant quelque temps vers l’ouest, présentant au midi les vignobles de sa rive droite, contrée célèbre sous le nom de Rheingau ; puis il reprend sa direction vers le nord et s’ouvre une étroite issue à travers une masse de rochers schisteux dont quelques-uns s’élèvent dans son lit et dominent le passage dangereux connu sous le nom de trou de Bingen. Ainsi resserré par les montagnes, il coule long-temps entre deux rives escarpées, sur les promontoires desquelles se montrent sans cesse, au milieu des arbres, de vieilles tours ruinées, dont chacune a son histoire et sa légende. À Coblentz, il reçoit la Moselle, remarquable, elle aussi, par la beauté de ses rivages et la bonté des vins de ses côteaux. En face s’élève la formidable forteresse d’Ehrenbreitstein. Les bords du fleuve restent abruptes et sauvages jusqu’à Oberwinter, où les montagnes de la rive gauche s’abaissent successivement pour expirer près de Bonn. Les dernières hauteurs de la rive droite sont les sept montagnes, cônes basaltiques couverts de verdure, dont le plus célèbre, le Drachenfels, avance à pic sur le Rhin sa cime couronnée d’une vieille tour. Quelques lieues plus bas, sur une rive plate et déjà presque hollandaise, se montre Cologne avec son admirable fragment de cathédrale qui attend en vain un architecte pour l’achever. Plus bas, c’est Dusseldorf avec sa remarquable école de peinture, puis Wesel, puis la Hollande. Peu après avoir quitté le territoire allemand, le Rhin se divise en deux bras, dont l’un va se réunir à la Meuse, prête à se perdre dans l’Océan, dont l’autre se divise de nouveau à plusieurs reprises. Un des moindres bras, affaibli par tant de saignées, ayant été obstrué par les sables que les vents et les marées accumulaient à son embouchure, on a été obligé de le rouvrir de main d’homme ; de là vient le conte tant répété que l’immense Rhin se perd dans les sables, malgré l’énorme masse d’eau qu’il porte à la mer par le Wahal, le Leck, la Vechte et l’Yssel.

Tel est le cours du Rhin, médiocre en étendue, mais incomparable peut-être comme véhicule de commerce et de civilisation, et surtout par son importance historique. Il commence en Suisse et finit en Hollande, deux pays habités par des races germaniques, tous deux anciens vassaux de l’empire devenus indépendans, tous deux ayant joué dans l’histoire un rôle hors de toute proportion avec leur grandeur et leurs forces matérielles. L’Alsace, cette Allemagne française, s’étend sur la rive gauche, et le fleuve tient encore à la France par la Moselle, que la Lorraine lui envoie. Sur les sept électeurs de l’ancienne Allemagne, quatre résidaient sur ses bords, les trois électeurs ecclésiastiques et le comte Palatin ; on l’appelait la route des prêtres à cause de tous ses évêchés souverains, Coire, Constance, Bâle, Strasbourg, Spire, Worms, Mayence, Trèves, Cologne. Ses affluens lui rattachent la Souabe, la Franconie, le pays de Trèves, la Hesse, la Westphalie. Sur ses bords ou à peu de distance s’élèvent des capitales toutes neuves et tirées au cordeau, comme Carlsruhe, Darmstadt ou Wiesbaden, de vieilles villes à cathédrales byzantines, comme Spire, Worms, Mayence, d’autres où l’architecture gothique déploie ses plus étonnantes merveilles, comme Fribourg, Strasbourg ou Cologne ; la renaissance elle-même y a laissé sa trace dans les belles façades du château d’Heidelberg. Que n’y aurait-il pas à dire de ces rivages favorisés de la nature, de l’abondance et de la variété de leurs productions, de je ne sais quelle atmosphère favorable aux beaux arts qu’ont respirée dans leur berceau les Rubens, les Rembrandt, les Beethoven et dans laquelle se sont épanouies l’école de Cologne au XVe siècle, et au XIXe celle de Dusseldorf ; des traces laissées par tant de grandeurs disparues, depuis Agrippine et Drusus jusqu’à Napoléon ; de tant d’évènemens fameux, de tant de siéges et de batailles, de tant de souvenirs chrétiens, depuis la conversion de Clovis à Tolbiac jusqu’à la captivité de l’archevêque de Cologne, qui tient aujourd’hui en émoi des populations religieuses et ardentes auxquelles leurs nouveaux maîtres prouvent trop souvent qu’elles n’ont pas gagné à ne plus vivre sous la crosse[6] ! Aussi le Rhin est-il le fleuve chéri de l’Allemagne ; son nom revient sans cesse dans les chants nationaux, et malgré la prééminence affectée par le nord, des rivières à demi slaves, telles que l’Elbe ou l’Oder, auraient peine à supplanter, dans la poésie et dans le cœur des Allemands, le vieux fleuve près duquel croissent leurs vignes[7].

Entre le bassin du Rhin et celui du Weser se trouve celui de l’Ems, fleuve d’un cours peu étendu, qui reçoit les eaux d’une partie de la Westphalie, et qui coule à travers des marécages et des tourbières. Son embouchure forme le golfe de Dollart, entre la province hollandaise de Groningue et la province hanovrienne d’Ost-Frise. Ce golfe de nouvelle formation n’existait pas du temps des Romains : comme le Zuyderzée, il est le fruit de quelques grandes invasions de la mer, qui, au XIIIe siècle principalement, engloutit sur cette côte un grand nombre de villages ; ce ne fut que beaucoup plus tard qu’on arrêta ses progrès par des digues, et que l’on resserra le nouveau golfe dans ses limites actuelles. Ces révolutions ont été fréquentes sur les plages de la mer du Nord : on sait que la Hollande presque entière a été conquise ou plutôt reprise sur l’Océan.

Le Weser, fleuve plus important, se forme de la jonction de deux rivières, la Werra et la Fulda : la première vient de la Thuringe et passe à Eisenach, au pied de ce château de la Wartbourg, célèbre par le séjour de sainte Élisabeth, plus célèbre encore par celui de Luther ; la seconde, née dans les montagnes du Rhoen, arrose la vieille abbaye de Fulde, où saint Boniface vint planter l’étendard de la croix au milieu des païens de la Buchonie, et la jolie ville de Cassel, résidence des souverains de la Hesse électorale. Le Weser commence à Münden, où les deux rivières se réunissent. Ses bords sont pittoresques comme l’est en général tout le pays de Hesse, jusqu’au moment où il sort des montagnes par le passage appelé Porte de Westphalie. Il entre alors dans cette plaine uniforme dont les caractères ont été décrits plus haut, et arrive à Brême, vieille ville hanséatique, sauvée, avec trois autres, du naufrage où a péri l’indépendance de cette foule de villes libres de l’ancien empire germanique. Au-dessous de Brême, le fleuve s’élargit beaucoup, puis se divise en deux bras que sépare un grand banc de sable et qui se réunissent bientôt pour se confondre dans l’Océan. La Hesse, le Hanovre, la Westphalie, la Saxe même, portent une grande partie de leurs eaux au Weser, dont le plus grand affluent est l’Aller, et qui offre une voie commode à un commerce dont Brême est le grand marché.

Des landes désertes et des tourbières s’étendent entre l’embouchure du Weser et celle de l’Elbe. L’Elbe prend sa source en Bohême dans la partie la plus élevée des montagnes des Géants, et entraîne avec la Moldau, son affluent et au moins son égale, toutes les eaux de ce royaume. Il s’ouvre un passage vers le nord à travers les monts métalliques, et l’étroite vallée qu’il creuse entre leurs escarpemens présente un ensemble de sites remarquables qui lui ont mérité le nom de Suisse saxonne et bohémienne. Cette contrée est couverte de rochers qui offrent les formes les plus singulières et les accidens les plus fantastiques, surtout en Bohême, près d’Hirnisch-Kretschen, et en Saxe, à l’endroit où s’élève le Bastion (die Bastey), comme une fortification naturelle suspendue à pic sur le fleuve. Ce ne sont que cavernes, arcades naturelles, aiguilles, obélisques, dont l’élégante bizarrerie rappelle quelquefois les fantaisies les plus originales des architectes du moyen-âge. La vallée de l’Elbe s’élargit à Dresde, quoique dominée encore par des collines riantes qui finissent au-delà de Meissen. Alors commence la plaine saxonne : on arrive à Wittemberg, d’où Luther remuait l’Allemagne avec sa parole passionnée, à Magdebourg, où le fleuve se rapproche du Harz, enfin à Hambourg et à la mer. L’Elbe reçoit, à gauche, par la Mulde et la Saale, les eaux de la Saxe occidentale, à droite par le Havel celles du Brandebourg. Le Havel, grossi de la Sprée, forme, à quelques lieues de Berlin, une série de petits lacs au milieu desquels s’élève Potsdam, le Versailles de Frédéric-le-Grand. Le bassin de l’Elbe tient à l’empire autrichien par la Bohême, il comprend la Saxe royale, si riche en métaux et si industrieuse, et le Brandebourg, centre de la monarchie prussienne, sans parler du Hanovre, du pays de Brunswick et du Holstein. Prague en dépend par la Moldau, Berlin par la Sprée, Leipzig par l’Elster : sur la large et profonde embouchure du fleuve est assise Hambourg, la ville la plus commerçante et la plus animée de l’Allemagne, entrepôt libre où affluent les produits des deux mondes. Les contrées arrosées par l’Elbe furent le berceau du luthéranisme : elles sont restées le centre de la civilisation protestante dont Berlin se vante d’être la capitale.

Le dernier affluent de la mer du Nord est l’Eider, qui coule entre le Holstein et la presqu’île danoise du Jutland, et qui sert de limite au territoire allemand depuis le temps de Charlemagne. Sorti d’un petit lac du Holstein, il en traverse plusieurs autres avant d’arriver à la mer : son cours, peu étendu, se dirige de l’est à l’ouest, et un canal de huit lieues l’unit à la mer Baltique.

Cette mer, appelée mer Orientale (Ost-See) par les Allemands, baigne le territoire de la confédération germanique depuis Kiel jusqu’à l’extrême frontière de la Poméranie. Ses bords ne présentent qu’une plage sablonneuse couronnée de dunes. À peu de distance du continent s’élèvent les falaises crayeuses de l’île de Rügen, antique sanctuaire de la déesse Hertha, et qui fut le dernier asile du paganisme en Europe. Le seul grand fleuve que la mer Baltique reçoive du territoire allemand est l’Oder, qui, né dans les Carpathes autrichiens, à côté de la Vistule, descend le long de la Silésie, riche et belle vallée qui va toujours s’élargissant et s’aplatissant vers le nord une fois arrivé dans la plaine sablonneuse où se trouve la plus grande partie de son cours, il coule dans un lit mal encaissé, forme des lacs et de vastes marais, et change sans cesse ses rivages. Son plus grand affluent est la Wartha, qui parcourt les plaines de la Pologne prussienne. L’Oder est tout hérissé de places fortes, dont les plus importantes sont Glogau, Custrin, Francfort, enfin Stettin, capitale de la Poméranie. Au-dessous de cette ville, il forme une espèce de grand lac nommé Stettiner-Haff, joint à la mer Baltique par des détroits ou des embouchures, entre lesquelles se trouvent les îles de Wollin et d’Usedom. Sur l’une d’elles se trouve le port de Swinemünde. L’Oder est à peine un fleuve allemand : les pays qui forment son bassin sont encore en grande partie slaves, et la race germanique n’y est venue qu’assez tard ; mais la place qu’occupe la Prusse dans l’Allemagne moderne lui donne une grande importance militaire et commerciale, parce qu’il est le seul grand cours d’eau qui appartienne tout entier à cette monarchie. Un système de canaux l’unit d’un côté à l’Elbe, de l’autre au Niemen, et il sert de voie à un commerce intérieur très actif.

On divise habituellement l’Allemagne en septentrionale et méridionale. La ligne de séparation, vague et flottante dans le langage habituel, parce que chacun la trace selon son caprice, peut se déterminer d’après le climat, les productions et les différences dans les mœurs et les habitudes qui résultent des circonstances physiques. En suivant cette règle, l’Allemagne du nord comprendrait les bassins de l’Oder, de l’Elbe, du Weser et de l’Ems avec une partie peu considérable de celui du Rhin ; l’Allemagne du midi, tout le bassin du Danube et celui du Rhin jusqu’au-dessous de Cologne. La ligne de partage, commençant au nord des sept montagnes, et aboutissant aux hauteurs qui séparent la Bohême de la Moravie, n’est pas parallèle à l’équateur : elle va du nord-ouest au sud-est, et suit par conséquent la direction générale des lignes isothermes sur la masse continentale à laquelle appartient l’Europe[8]. La partie de l’Allemagne située au midi de cette ligne se distingue par un climat beaucoup plus doux et par la production de certains végétaux qui ne viennent dans la partie septentrionale que par exception. Tels sont, parmi les céréales, l’épeautre et le maïs ; parmi les arbres fruitiers, le châtaignier, le mûrier rouge, et enfin la vigne. L’Allemagne méridionale, sauf les contrées trop élevées et trop voisines des Alpes, produit en abondance des vins toujours agréables et souvent excellens. On cultive la vigne, il est vrai, dans quelques parties de l’Allemagne du nord, sur les bords de l’Elbe, de la Saale et de la Werra, mais ces vins septentrionaux ne sont guère connus que par les plaisanteries populaires sur leur aigreur et leur mauvaise qualité.

Les montagnes de l’Allemagne sont remarquables par les forêts dont elles sont revêtues : ce sont encore les intonsi montes du poète latin, et cette verte chevelure est l’une des principales beautés de la terre germanique. Les petites chaînes que nous avons nommées plus haut sont, à peu d’exceptions près, admirablement boisées, et l’on calcule que les forêts couvrent environ un tiers du territoire de la confédération. On a remarqué que les arbres verts dominent à l’est : ainsi la Saxe, la Bohême, la Franconie, la Bavière, le Tyrol, la Souabe, produisent surtout des sapins et des pins ; les arbres à feuilles, au contraire, abondent dans les chaînes qui accompagnent le Rhin ainsi que dans la Hesse et la Basse-Saxe. Le pin se montre presque exclusivement dans les plaines sablonneuses du nord.

Une terre aussi montagneuse doit être riche en produits minéraux, et, en effet, on y trouve tous les métaux connus, à l’exception du platine ; quelques-uns, et des plus précieux, s’y rencontrent en abondance. Aucune contrée peut-être n’est aussi riche en eaux minérales de toute espèce. Il suffit de nommer Aix-la-Chapelle, Bade, Pyrmont, Ems, Wiesbaden, Carlsbad, Tœplitz, et tant d’autres lieux célèbres où l’on vient chercher la santé de tous les coins de l’Europe.

L’Allemagne produit tout ce que lui permettent de produire les conditions physiques dans lesquelles elle se trouve, et le travail intelligent de ses habitans a admirablement secondé la nature pour la féconder et l’embellir. Ce pays, que les écrivains romains nous représentent comme si sauvage et si inculte, est aujourd’hui l’un de ceux où l’homme a tiré le plus grand parti du sol qu’il habite. L’agriculture y prospère, l’industrie y fleurit, le bien-être et l’aisance y sont répandus partout, à en juger du moins par l’apparence extérieure. Les routes sont belles, les communications faciles, les fleuves sont sillonnés par de nombreux bateaux à vapeur, des chemins de fer se commencent ou s’achèvent partout. Les gouvernemens, favorisés par une longue période de paix, ont travaillé à l’envi à procurer à leurs peuples ces divers instrumens de civilisation, et les progrès faits depuis vingt-cinq ans dans la voie des améliorations matérielles ont renouvelé presque entièrement la face du pays. Mais là, comme ailleurs, sous cet aspect de prospérité se cachent bien des malaises, bien des misères ; là, plus qu’ailleurs peut-être, existent dans les esprits des divisions infinies, des obstacles insurmontables à l’unité, des causes de désordres, moins en évidence sans doute que dans les pays où toutes les souffrances s’exhalent par les mille voix d’une presse libre, mais qui n’en sont pas moins réelles pour cela, et auxquelles on n’a pu opposer jusqu’ici que des palliatifs plus ou moins impuissans, parce qu’elles résident dans les fondemens mêmes de la société.

Après avoir décrit la configuration extérieure de l’Allemagne, il faut parler des hommes qui l’habitent. La race allemande a joué dans l’histoire un rôle des plus considérables. Les peuples qui ont envahi l’empire romain lors de sa dissolution appartenaient à cette race, ceux du moins qui ont reconstruit après avoir détruit. Il n’y a presque aucune des nations modernes qui n’ait dans ses veines un mélange de ce sang teutonique par l’infusion duquel le vieux monde a été régénéré. L’Angleterre et la France doivent aux tribus germaines leur glorieux nom et les rudimens de leur constitution politique ; l’Espagne a été profondément modifiée par elles ; l’Italie a reçu leur empreinte à ses deux extrémités. Ces peuples, grace à la simplicité de leurs mœurs et à leur sauvage indépendance, avaient conservé une vigueur qui n’existait plus chez les populations abâtardies par la domination romaine. Ils apportèrent avec eux des coutumes et des institutions qui, fécondées par l’action puissante du christianisme, furent la base des institutions sociales de l’Europe moderne. Leurs inclinations guerrières et leur sentiment exalté de l’honneur préparèrent le mouvement chevaleresque du moyen-âge. Adoucis à grand’peine par l’influence de l’église chrétienne, ils furent pour elle des écoliers rudes et turbulens, mais d’une nature forte et généreuse, qu’une éducation habile devait facilement pousser aux grandes choses. On sait assez quel éclat ont jeté les races mélangées de sang allemand, celtique et romain ; mais la pure race germanique n’a laissé sans gloire le berceau commun ni dans les temps anciens, ni dans les temps modernes. L’unité seule a manqué à l’Allemagne pour se maintenir au rang où devait la placer ce qui lui était resté de l’héritage de Charlemagne, l’honneur d’être le siége du saint empire et comme la métropole de la souveraineté temporelle dans la chrétienté. À défaut de cette suprématie, il lui est resté le privilége de fournir des maisons royales à tous les autres pays. En ce moment, l’Angleterre, la Russie, le Danemark, la Hollande, la Belgique, la Hongrie, l’Italie septentrionale presque toute entière, le Portugal et la Grèce sont gouvernés par des princes de famille allemande. Ce n’est qu’au siècle dernier que l’Espagne et Naples ont échappé à la maison d’Autriche ; c’est de nos jours seulement qu’un soldat de fortune français a remplacé sur le trône de Suède les princes de la maison de Holstein, en sorte qu’il n’y a que la France et la Savoie qui n’aient jamais payé à l’Allemagne ce singulier tribut.

Le vrai nom des Allemands est Deutsche ou Teutsche (Teutons) ; de là vient l’italien Tedesco, et notre ancien mot Tudesque ou Théotisque. Le nom d’Allemands a prévalu dans notre langue, soit à cause des fréquentes guerres de la tribu germanique des Alemans (Alemanni) contre les Gaulois et les Francs du Bas-Rhin[9], soit à cause des rapports de voisinage de la France avec la Souabe, appelée Alemania, parce que le fond de la population appartenait à la branche alémanique. Le nom de Teutsche, connu des Romains dès le temps de Marius, dérive de celui du dieu Tuisco ou Tuisto, fils de la Terre, dont les Germains se vantaient de descendre. À ce même nom se rattachent les vieux mots de thiud, teut, diet, sur le sens desquels les savans ne sont pas d’accord, mais qui indiquent quelque chose de divin, de primitif, d’indigène. Le nom de Germain n’est, à proprement parler, qu’un surnom, et veut dire guerrier, homme de guerre. Tacite nous apprend qu’il était d’origine récente et avait été donné par les Romains à leurs belliqueux adversaires, qui s’étaient empressés de l’adopter[10].

Silvius Énéas Piccolomini, depuis pape sous le nom de Pie II, à la vue des grands accroissemens qu’avait pris la race germanique dans le cours des siècles, voulait faire dériver le nom des Germains de germinare[11], et, quelle que soit la valeur de ce jeu de mot étymologique, il est sûr que cette race a toujours eu une propension particulière à s’étendre au-delà de ses limites et à pousser dans tous les sens de nombreux rejetons. Il est intéressant d’étudier dans l’histoire ses divers mouvemens, ses déplacemens successifs semblables au flux et reflux de la mer, et la manière dont elle s’est répartie dans les vastes contrées qu’elle occupe. Les Germains, lorsque les Romains les connurent, avaient pour limites le Danube, le Rhin, la mer du Nord et la mer Baltique ; ils s’étendaient probablement à l’est jusqu’à la Vistule, au-delà de laquelle erraient les tribus sarmatiques ou slaves. On connaît leurs guerres avec les Romains, la défaite de Varus, les campagnes de Drusus et de Germanicus, etc. ; ces guerres durèrent jusque sous Claude, et ne recommencèrent qu’au IIIe siècle. Entre le règne de Caracalla et celui de Constantin, on voit les Alemans franchir le Rhin, les Francs s’établir dans l’île des Bataves, d’où ils font des excursions en Belgique, les Saxons aborder avec des flottes au midi de la Grande-Bretagne et sur les côtes septentrionales de la Gaule, qui reçurent le nom de Littus Saxonicum ; enfin les Goths menacer les lignes romaines sur le Danube, et étendre leur domination de la mer Baltique à la mer Noire. Néanmoins jusqu’au IVe siècle l’intégrité de l’empire romain avait été conservée, et la Dacie seule, province nouvelle, avait été abandonnée ; car les Germains établis au-delà du Rhin dans les provinces romaines reconnaissaient l’autorité impériale, et payaient même un tribut. Ce fut l’invasion des Huns qui donna l’impulsion à ce qu’on a appelé la grande migration des peuples. Ces barbares, venus de la Chine, et entraînant avec eux les Alains, qui habitaient entre le Volga et le Don, détruisirent le grand empire d’Hermanarich, roi des Ostrogoths. Les Visigoths, séparés de ceux-ci par le Dniester, se réfugièrent dans les Carpathes, ou allèrent demander un asile à Valens, empereur d’Orient, qui permit à deux cent mille d’entre eux de passer le Danube avec leurs familles. Les Huns, en refoulant vers l’ouest les tribus germaniques, les poussèrent sur l’empire romain, qu’elles commencèrent à envahir à la fin du IVe siècle, profitant de sa faiblesse et de sa désorganisation. Au Ve siècle, Alaric et ses Visigoths entrent en Italie et saccagent Rome ; les Vandales, les Alains et les Suèves parcourent et ravagent l’Espagne ; l’empereur Honorius leur oppose les Visigoths, qu’il paie de leurs services en leur abandonnant la Gaule méridionale. Les Burgundes occupent les pays appelés depuis, à cause d’eux, royaume de Bourgogne ; les Francs s’emparent des provinces septentrionales de la Gaule ; les Saxons envahissent la Grande-Bretagne ; nous ne parlons pas d’Attila, qui ravage et disparaît comme un torrent. Tous ces évènemens prennent moins d’un demi-siècle. L’empire d’Occident finit en 476, et Odoacre, chef des Mérules, établit à sa place une royauté barbare, bientôt remplacée par une autre, celle de Théodoric l’Ostrogoth. C’est au milieu du siècle suivant que s’arrête ce mouvement de migration conquérante, dont le dernier effort est l’établissement des Lombards ou Langobards en Italie.

Pendant ce temps, de grands changemens s’opérèrent dans l’intérieur de la Germanie. Les Huns ayant été refoulés jusqu’aux bords de la mer Noire, après la mort d’Attila, les Slaves, qui s’étaient retirés au nord des Carpathes, occupèrent les pays situés entre la Vistule et l’Elbe, dont ils étaient peut-être les habitans primitifs, soumis par les conquérans germains. Le déplacement de ceux-ci, qui s’étaient portés en masse vers l’ouest et le midi, leur laissa la Pologne, la Poméranie, le Brandebourg, le Mecklenbourg, la Silésie, la Bohême et la Moravie. Après la mort de Théodoric-le-Grand, on les voit de plus alliés aux Bulgares, envahir la Carinthie, la Carniole, le Frioul et une partie de la Dalmatie. À la fin du VIe siècle, la plupart de ces Slaves furent soumis par les Avares, tribu tartare qui menaça un moment l’Europe de renouveler l’empire des Huns, mais dont la domination se restreignit bientôt à la Dacie et à une partie de la Pannonie. En 640, des tribus slaves peuplèrent, avec la permission d’Héraclius, l’ancienne Illyrie. Au VIIIe siècle, les Slaves occupaient tous les pays que nous venons de nommer : ils s’étendaient à l’ouest jusqu’au-delà de l’Elbe, sur les bords de la Saale. Les Saxons et les Frisons, tribus germaniques, habitaient les bords de la mer du Nord : plus au midi étaient les Francs orientaux, établis sur les deux rives du Rhin et dans le pays qui a conservé le nom de Franconie ; les Thuringiens s’étendaient entre le Harz et la forêt de Thuringe ; la Souabe était occupée par les Alemans, la Bavière par les Boyariens. La rivière d’Enns, qui sépare aujourd’hui la haute et la basse Autriche, était la limite entre ceux-ci et les Avares. Sous Charlemagne, cette limite fut reculée jusqu’à la Raab.

À partir du IXe siècle, on remarque une espèce de mouvement de retour de la race germanique vers l’orient. Elle fit, pour ainsi dire, volte-face pour s’opposer aux Slaves, aux Avares, aux Hongrois, et arrêter le nouveau débordement qui menaçait l’Europe occidentale. Cela ne fut possible que quand Charlemagne eut soumis à son autorité et au christianisme les vigoureuses tribus saxonnes, qui, une fois converties, devinrent le plus fort rempart de la chrétienté. Il serait difficile de déterminer avec certitude quelles furent, sous ce prince et ses successeurs, les limites de l’empire du côté des pays slaves. Au nord c’était l’Eider, au-delà duquel étaient les Danois ou Normands, nom générique donné aux habitans du Jutland, des îles de la Baltique et de la péninsule scandinave, lesquels formaient une branche à part de la grande famille germanique, et dont on connaît les expéditions maritimes et les incursions en France et en Angleterre. Les princes carlovingiens furent souvent en guerre avec les peuples slaves appelés Tchèkes en Bohême, Sorbes ou Sorabes en Misnie, Wiltzes et Lusitzes dans le Brandebourg et en Poméranie, Obotrites dans le Mecklenbourg. Un prince slave, Zwentibold, reçut comme fief, de l’empereur Arnould, le duché de Bohême : c’est la première relation féodale de ce pays avec l’empire. Pendant le désordre anarchique qui signala le commencement du Xe siècle, un dangereux ennemi vint d’Orient pour en profiter et l’accroître encore ; ce furent les Madjiars, qui, poussés en avant par les Petchénègues, s’emparèrent de la Hongrie et dévastèrent l’Allemagne, qu’ils soumirent à un tribut. Celle-ci n’eût pas résisté sans doute à la double attaque des Hongrois et des Slaves, si la couronne tombée du front dégénéré des descendans de Charlemagne n’eût été relevée par les princes de la maison de Saxe. Henri-l’Oiseleur battit les Slaves, conquit le Brandebourg, et força le duc de Bohême à l’hommage. Encouragé par ces premiers succès, il osa refuser le tribut aux Hongrois, sur lesquels il remporta, près de Mersebourg, une éclatante victoire. Son fils, Othon-le-Grand, aussi habile et aussi vaillant que lui, repoussa une nouvelle invasion de ce peuple redouté, dont il tailla les hordes en pièces sur les bords du Lech. Ce fut la dernière grande attaque venant de ce côté. Au XIe siècle, les Hongrois, devenus sédentaires, s’adoucirent et se civilisèrent sous l’influence du christianisme. Ils eurent pour apôtre et pour législateur leur roi saint Étienne, auquel le pape Silvestre II donna le titre de roi apostolique. C’est vers la même époque que la lumière de l’Évangile se répandit parmi les peuples slaves et scandinaves, grace aux hardis missionnaires qui allèrent fertiliser de leur sang ces contrées sauvages. Ainsi tous les peuples européens entraient successivement dans la grande république chrétienne, et les limites de la barbarie reculaient avec celles du paganisme.

Du XIe au XIVe siècle, on voit l’empire allemand et la race allemande gagner lentement, mais continuellement, vers l’est et le nord-est. Conrad II soumet les Slaves entre l’Elbe et l’Oder. Henri III, son successeur, vainqueur des Hongrois, étend la marche d’Autriche jusqu’au Kahlenberg et à la rivière de Leitha. Sous Henri V, Albert-l’Ours recule les frontières de la marche de Brandebourg et en peuple une partie avec des laboureurs qu’il fait venir de Flandre. Plus tard Henri-le-Lion, duc de Saxe, étend ses conquêtes dans le Mecklenbourg et le Holstein, et établit dans ces provinces une masse de paysans flamands et allemands. Frédéric Barberousse réunit à l’empire la Poméranie, jusque-là indépendante. À la fin du XIIe siècle, l’ordre des Porte-Glaives, fondé pour défendre les missionnaires chrétiens contre les païens de la Baltique, s’empare de la Livonie, de l’Esthonie et de la Courlande. Le siècle suivant, les chevaliers teutoniques conquièrent et convertissent la Prusse, et le paganisme disparaît de l’Europe. Les faits que nous venons de rappeler sommairement expliquent comment s’est opéré le mélange des populations germaniques et slaves dans l’est de l’Allemagne et tout le long des côtes de la mer Baltique jusqu’à la Finlande. Voyons maintenant dans quelles proportions ce mélange existe aujourd’hui.

Les peuples purement allemands habitent l’Autriche, le Tyrol septentrional, la Bavière, la Souabe, la Franconie, la Hesse, la Thuringe, la Basse-Saxe (royaume de Hanovre), le Holstein, la Westphalie et les deux rives du Rhin : ce sont ceux qui s’appelaient autrefois Boyariens, Suèves, Alemans, Francs, Cattes, Saxons, Frisons. Dans la Haute-Saxe, le Brandebourg, le Mecklenbourg, la Poméranie, les Slaves, qui faisaient le fonds de la population, ont disparu ou sont devenus tout-à-fait Allemands. Restés en grand nombre dans la Lusace, la Styrie, la Silésie, ils sont en immense majorité en Bohême, en Moravie et dans les provinces composant le royaume d’Illyrie, telles que la Carinthie, la Carniole, etc. Ils ont conservé leurs anciens noms de Wendes, Sorbes, Tcheks, Slovaques, Hanaques, Horaques, Podzoulaques, Uscoques, etc. On en compte environ six millions sur le territoire de la confédération germanique, où ils forment à peu près le sixième de la population totale. Les provinces slaves de l’Allemagne appartiennent exclusivement à la Prusse et à l’Autriche, et cette race prédomine dans les états que ces deux puissances possèdent hors du territoire allemand. C’est une cause de faiblesse, un grand obstacle à l’unité, et probablement un danger pour l’avenir, à cause du voisinage du grand empire slave et du réveil des sentimens de nationalité, bien prononcé depuis quelque temps chez les peuples de cette famille. Outre trente millions d’Allemands et six millions de Slaves, on compte dans les états de la confédération deux cent mille Italiens habitant le Tyrol méridional, le Frioul et l’Istrie, trois cent mille Juifs dispersés par toute l’Allemagne, et un certain nombre de Français, descendant la plupart des réfugiés de l’édit de Nantes, et ayant formé dans quelques villes, comme Berlin, Cassel, Hanau, Offenbach, des colonies qui n’ont oublié ni la langue, ni les mœurs de leurs ancêtres. La race allemande est répandue en assez grand nombre hors du territoire germanique. Les descendans des chevaliers teutoniques et de leurs soldats sont établis le long de la mer Baltique, dans la Prusse royale, la Courlande et la Livonie ; la Suisse, sauf quatre ou cinq cantons, l’Alsace et une partie de la Lorraine, sont d’importans débris de l’ancien empire, où règnent encore la langue et les mœurs allemandes ; enfin la Hollande et la plus grande partie de la Belgique sont habitées par une population de souche germanique et parlant un dialecte du bas-allemand. La communauté d’origine et la similitude des langues établissent entre les nations des affinités et des sympathies que les siècles n’effacent pas. Ces espèces de liens de famille semblent avoir repris une nouvelle force depuis que le lien religieux qui ne faisait de l’Europe entière qu’une seule nation a été brisé, et il se fait partout dans ce sens un mouvement qui doit être l’objet d’une attention particulière pour quiconque s’occupe d’études politiques.

La langue allemande, comme le peuple qui la parle, est restée presque sans mélange d’élémens étrangers, à la différence des idiomes romans, qui sont un composé de plusieurs langues, où se rencontrent une foule de mots et de formes grammaticales puisés à des sources très diverses. Elle est une des principales branches de la grande famille appelée par les philologues arienne ou indo-germanique, et à laquelle appartiennent le sanskrit, le zend, le grec, le latin, les idiomes celtiques et slaves. Riche et compliquée dans son lexique et sa syntaxe, elle est éminemment propre à la poésie, malgré la dureté que lui a donnée la prédominance du dialecte saxon depuis Luther ; la latitude qu’elle laisse pour composer et décomposer les mots lui permet d’exprimer une foule de nuances auxquelles les langues issues du latin ne peuvent atteindre, et en fait un instrument philosophique très remarquable ; mais comme la langue grecque, à laquelle elle ressemble par là, elle se prête à des distinctions et à des subtilités sans fin, et se perd facilement dans les raffinemens métaphysiques. On la divise en deux principales branches, le haut et le bas allemand, qui se subdivisent eux-mêmes en dialectes locaux. Le haut allemand se parle en Autriche, en Bavière, en Souabe, sur le Rhin, en Franconie, en Hesse, en Thuringe et en Saxe ; le bas allemand, dans la Westphalie, le Hanovre, le Holstein, le Mecklenbourg, le Brandebourg et la Poméranie. À mesure qu’on approche des Pays-Bas, l’idiome prend une ressemblance de plus en plus marquée avec le hollandais et le flamand. La prononciation varie beaucoup, suivant qu’on se trouve au nord ou au midi, dans les montagnes ou dans les plaines. La plus pure passe pour être celle du Hanovre, où se fait la transition du haut au bas allemand.

C’est ici le lieu d’indiquer quelques-uns des traits caractéristiques de la race germanique. Chose surprenante et pourtant incontestable, c’est encore dans la Germanie de Tacite qu’il faut aller chercher les plus constans et les plus généraux. Cela tient à ce que les habitans de l’Allemagne occupent encore la terre qu’ils occupaient primitivement, et ne se sont pas mêlés avec d’autres peuples. Le fonds des mœurs et des habitudes, tout ce qui tient, soit au caractère d’une nation, soit à l’influence des circonstances physiques qui l’environnent, a donc dû se perpétuer de soi-même, et cela seul a changé qui tient aux formes variables de la civilisation. On retrouve chez les Allemands, comme du temps de l’historien romain, les yeux bleus et un peu farouches (truces), les cheveux blonds, les grands corps (magna corpora), moins capables, malgré leur force apparente, de supporter long-temps la faim, la soif, le froid et le chaud, que ceux de races plus petites et d’un aspect moins robuste. Les bases du régime féodal existaient dans la constitution tout aristocratique des Germains : les empereurs furent électifs comme les rois l’avaient été primitivement. Le goût et les habitudes de liberté, signalés par Tacite, ne se montrent que trop dans les périodes d’anarchie dont l’histoire d’Allemagne est pleine, et dans cette innombrable quantité d’existences indépendantes que comportait l’organisation de l’empire germanique. Depuis la chute de ce vieil édifice, les formes nouvelles de la liberté démocratique ont eu peine à prendre racine sur ce sol ; et c’est en général au profit du pouvoir monarchique que tant de priviléges, de droits particuliers, de franchises locales, ont péri ; mais ces envahissemens ont été facilités par un sentiment de dévouement aux princes qui, chez les anciens Germains aussi[12], s’alliait à la passion de l’indépendance. Les Allemands d’aujourd’hui ont un grand attachement pour leurs souverains, là surtout où ils obéissent aux mêmes familles qui ont gouverné leurs aïeux pendant des siècles, et ils leur témoignent une vénération qu’ailleurs on pourrait juger servile, mais qui a une source respectable dans ce dévouement traditionnel que toute la puissance des idées modernes a souvent peine à entamer. Les Romains vantaient la valeur guerrière des Germains ; leurs descendans, si belliqueux dans tout le cours du moyen-âge, sont encore d’excellens soldats. À défaut de gouvernemens libres, on leur a fait des monarchies militaires, satisfaisant un besoin pour en tromper un autre. Si nous avons remporté sur eux tant de victoires, nous l’avons dû bien moins à l’infériorité de leur courage qu’à leur lenteur méthodique, souvent déconcertée par la vivacité et la promptitude de nos mouvemens. La loyauté, la franchise, la fidélité à la parole donnée sont d’autres traits qui ont passé des pères aux descendans à travers les siècles, aussi bien que la facilité à s’irriter et l’humeur querelleuse. Les Germains étaient éminemment hospitaliers ; les Allemands du XVe siècle ne l’étaient pas moins, au rapport de Piccolomini. Quiconque a voyagé de nos jours en Allemagne peut témoigner de la persistance de cette aimable vertu d’hospitalité. Les repas simples et abondans, le peu de tempérance dans la boisson, le besoin d’une forte nourriture et de beaucoup de sommeil, l’habitude de passer des journées entières à se chauffer[13], bien d’autres détails de mœurs qu’il serait trop long de mentionner, conviennent à l’Allemagne contemporaine comme à la Germanie antique. Le goût si prononcé de la race allemande pour la poésie ne s’annonce-t-il pas dans ces annales en vers où les Germains célébraient les exploits de leurs pères ? son culte enthousiaste pour les beautés de la nature, sa propension à la rêverie, le merveilleux vague et effrayant de ses contes populaires n’ont-ils pas leur première origine dans la vie isolée de ces peuples[14], et surtout dans cette religion sévère qui ne bâtissait point de temples à ses dieux, qui ne fabriquait point d’idoles à leur ressemblance, mais qui croyait à leur présence invisible dans la solitude sombre des bois sacrés[15] ? On ne pouvait guère prévoir du temps de Tacite que cette nation guerrière et sauvage qui ignorait les mystères de l’Écriture[16] se distinguerait un jour par son aptitude aux travaux de l’esprit. Elle y a porté sa probité et son ardeur conquérante ; elle a produit des savans, des poètes et des artistes, comme elle produisait autrefois des guerriers, et, pour tout dire en un seul mot, c’est elle qui, par l’invention de la poudre et celle de l’imprimerie, a changé la face du monde.


E. de Cazalès.
  1. Quis porro… Asiâ aut Africâ aut Italiâ relictâ, Germaniam peteret, informem terris, asperam cœlo, tristem cultu aspectuque, nisi si patria sit ? (Tacit., Germania.)
  2. La terminaison wald, forêt, est commune à un grand nombre des petites chaînes de montagnes de l’Allemagne : ainsi le Schwarzwald, l’Odenwald, le Bœhmerwald, le Thüringerwald, etc. C’est probablement cet ensemble de montagnes couvertes de bois que les anciens appelaient forêt Hercynienne.
  3. Forêt d’Odin, ou peut-être d’Othon, si l’on écrit Ottenwald.
  4. Les monts Carpathes sont appelés monts Krapacks dans la plupart des géographies françaises : ce nom ne se trouve dans aucune géographie allemande, et il est inconnu des Hongrois et des Polonais qui habitent au pied de cette chaîne.
  5. Elle est de 340 pieds à Schaffhouse, de 750 à Bâle, de 1,000 à 1,200 à Manheim, de 2,500 au-dessous de Mayence, de 1,500 à Cologne.
  6. Unter dem Krummstabe es ist gut zu wohnen (il est bon de vivre sous la crosse) est un ancien proverbe qui devait son origine à la douceur du gouvernement des princes ecclésiastiques de l’Allemagne.
  7. Am Rhein, am Rhein, da wachsen unsre Reben (au Rhin, au Rhin, là croissent nos vignes !), chanson très populaire en Allemagne.
  8. Les lignes isothermes, ou indiquant la similitude des climats, suivent rarement les degrés de latitude. Voyez sur ce sujet un savant Mémoire de M. de Humboldt, dans ses Fragmens asiatiques.
  9. C’est sur les Alemans que Clovis gagna la bataille de Tolbiac.
  10. Germaniæ vocabulum recenset nuper additum… ita ut omnes, primum à victore ob metum, mox à seipsis invento nomine Germani vocarentur. (Tacit., Germ.)
  11. Adeòque natio vestra germinavit ut nomen vestrum verius à germinando tractum putemus quam Straboni consentiamus, etc. (Œneœ Silvii Germania.) — C’est un livre des plus curieux à consulter sur l’état de l’Allemagne au XVe siècle. Voyez, sur Énéas Silvius Piccolomini et son voyage en Allemagne, la Revue des Deux Mondes, du 1er septembre 1833.
  12. Illum (principem) defendere, tueri, sua quoque fortia facta gloriæ ejus adsignare, præcipuum sacramentum est. Principes pro victoriâ pugnant, comites pro principe. (Germ., XIV.)
  13. Epula, et quamquam incompti, largi tamen apparatus… Diem noctemque continuare potando nulli probrum… Quoties bella non ineunt dediti somno ciboque… Totos dies juxta focum atque ignem agunt. (Germ., XIV, XV, XVII, XXII) — Basta loro lo abundare di pane, di carne e avere una stufa dove rifuggire il freddo, dit à son tour Machiavel, quatorze siècles plus tard.
  14. Colunt discreti ac diversi, ut fons, ut campus, ut nemus placuit. (Ibid., XVI.)
  15. Ceterùm nec cohibere parietibus deos neque in ullam humani oris speciem adsimulare, ex magnitudine cælestium arbitrantur : lucos ac nemora consecrant deorumque nominibus appellant secretum illud quod solâ reverentiâ vident. (Ibid., IX.)
  16. Litterarum secreta… ignorant. (Ibid., XIX.)