Études et Portraits/Barbey d’Aurevilly

Barbey d’Aurevilly
Études et PortraitsPlon-Nourrit et Cie (p. 156-172).

X

BARBEY D’AUREVILLY[1]

Les deux cahiers de notes intimes auxquels M. Barbey d’Aurevilly a donné le titre de Memoranda se rapportent à l’époque de sa vie d’écrivain qui fut la plus féconde en œuvres. N’est-ce pas aux environs de ces années-là, entre 1850 et 1860, que la Vieille Maîtresse successivement et l’Ensorcelée et les Ricochets de conversation, — devenus dans les Diaboliques, après coup, le Dessous de cartes d’une partie de whist, — furent publiés, romans extraordinaires, mais dont la vive originalité éclate aujourd’hui seulement à tous les yeux ? Alors aussi se multipliaient d’innombrables articles de critique. M. d’Aurevilly donnait chaque semaine au journal le Pays une étude littéraire sur un des livres parus de la veille. Ces études ont été réunies en plusieurs volumes. — Les séries s’en continuent sous la désignation : les Œuvres et les Hommes. — Deux éclaircies dans cette atmosphère chargée d’œuvres, quelques journées d’absence, passées les unes dans une ville de Normandie jadis habitée par l’auteur, les autres dans un port voisin de l’Espagne, — voilà toute la matière des deux cahiers de notes que l’écrivain a griffonnées entre deux pages de ses romans ou deux paragraphes de ses articles. Mais, dans ces notes, il apparaît tout entier, comme Byron et Stendhal dans les leurs, avec sa puissance extraordinaire d’expression, avec sa belle faculté de voir intense là où d’autres verraient médiocre et de donner de l’esprit même aux plus menus détails de la vie. — Et quel esprit !… Depuis Rivarol et le prince de Ligne, personne n’a causé comme M. d’Aurevilly. Il n’a pas seulement le mot, comme tant d’autres, il a le style dans le mot, et la métaphore, et la poésie. Mais c’est que toutes les facultés de ce rare talent se font équilibre et se tiennent d’une étroite manière ; et, même à l’occasion de ces feuilles légères des Memoranda, c’est ce talent tout entier qu’il convient d’évoquer.

I

M. d’Aurevilly ferme ses lettres d’un cachet sur lequel il a fait graver une devise, à la fois résignée et superbe, fière et vaincue : Too late ! — Trop tard !… Il prétend, lui, le courageux écrivain et qui n’a guère fait d’aveux plaintifs devant les autres, que ces deux mots contiennent l’histoire secrète de sa vie, et que tout lui est arrivé trop tard de ce qui, venu plus tôt, lui aurait comblé le cœur, — si le cœur peut être comblé. — Trop tard !… Cette devise est-elle vraie des événements de cette vie ? Il est malaisé d’en juger ; car M. d’Aurevilly, au rebours de la plupart de ses contemporains et des plus illustres, n’a pas dévoilé dans des Mémoires ou des Confidences le roman de ses bonheurs ou de ses mélancolies, et un mystère demeure sur sa lointaine jeunesse, sur la période surtout de cette jeunesse dont il ne reste aucune trace littéraire. Mais ce qui domine les faits matériels de notre vie, ce qui les crée même, en un certain sens, — car de ces faits rien n’existe pour nous que leur retentissement dans notre âme, — c’est notre personne ; et la devise du cachet de M. d’Aurevilly apparaît comme évidemment exacte pour qui connaît la personne qu’il est aujourd’hui, qu’il a dû être à vingt ans. Il offre un rare exemple, et d’un intérêt singulier pouf le psychologue, de facultés[2] qui n’ont rencontré ni leur milieu ni leur époque. Il a eu, dès son adolescence où il vit Brummel, et il a conservé dans son âge mûr où il connut d’Orsay, le goût passionné de l’aristocratie. Le dandysme, dont il a donné une piquante théorie, ne fut pas chez lui affaire d’attitude. Il en aima la rareté, le quant à soi, l’impertinente solitude, — car, être rare, ne pas se mêler à la foule, c’est de la quintessence d’aristocratie. Le Il malheur est que, des diverses façons de sentir, l’aristocratique est celle qui suppose le plus de conditions extérieures, et ces conditions ont manqué à l’auteur de Brummel. Il n’a pas eu cette arme de l’argent, ce bâton de longueur contre les promiscuités cruelles. Il lui a fallu subir, avec une nature affamée de distinction, toutes les vilenies du métier : l’âpreté des médiocres concurrences qui dégoûte même du triomphe, l’exécution des besognes à jour fixe qui fait regretter même le talent qui vous en rend capable, et, pour combler la mesure, ce métier, ces concurrences, ces besognes, en pleine société démocratique. Mais cet amour de la haute vie et des élégances ambiantes n’est-il pas commun à tous les poètes ? Est-ce autre chose que le désir d’imprégner d’âme les vulgarités nécessaires, et ne s’en guérit-on pas, comme des autres nostalgies de l’ordre physique, par le sentiment que la matière ne suffit point aux exigences de l’esprit, si bien que réaliser certains de ses rêves serait les diminuer ? Un trait plus particulier de M. d’Aurevilly et qui lui assigne une place spéciale parmi les hommes de lettres de ce temps, c’est qu’il était né, c’est qu’il est resté fanatique de l’action. Le caractère de ses personnages préférés dans l’histoire, comme le caractère de ses héros inventés dans le roman, atteste ce fanatisme que son aspect volontiers martial ne dément point. Il a vécu cependant sédentaire, assez analogue par l’antagonisme de ses désirs et de ses habitudes à ces héritiers de familles ruinées que Walter Scott évoque au coin du foyer désert, sous le portrait d’un roi chassé et qui ne régnera plus, à l’ombre d’un blason qui va s’effaçant, et que nulle piété ne réparera. Était-ce par l’intuition d’une analogie pareille que Théophile Silvestre appelait M. d’Aurevilly de ce nom de laird si étroitement uni pour l’imagination au souvenir de l’héritier des Ravenswood ? « Allons chez le laird, » disait-il à leur ami Léon Gambetta, tout jeune alors et qui aimait à disputer avec l’extraordinaire causeur. Pourtant ils n’avaient guère d’idées du même ordre, lui, l’orateur méridional, lancé si hardiment en plein courant du monde moderne, et l’autre, l’écrivain solitaire, d’une invincible énergie de protestation contre ce monde. M. d’Aurevilly en effet a encore exagéré par ses convictions acquises — cette seconde nature qui parfois contredit la première, parfois en accroît l’originalité native en la doublant de réflexion — le divorce qui le séparait de son époque. Il est devenu catholique, et du catholicisme le plus hautement proclamé, jusqu’à écrire l’apologie des procédés inquisitoriaux, à l’heure précise où la science contemporaine paraissait se résoudre dans le positivisme le plus hostile à la tradition catholique. Absolutiste et nourri de la moelle des doctrines de Joseph de Maistre, il a vu les monarchies s’écrouler, les théories issues de la Révolution foisonner et grandir, la France multiplier les essais de gouvernement parlementaire. Idéaliste dans son art comme il l’a été dans sa vie, admirateur de Byron et de Lamartine, il assiste aujourd’hui à l’avènement de la littérature documentaire. Rarement antithèse plus étrangement et plus complaisamment prolongée n’a isolé davantage un homme dans les partis pris de son orgueil et de sa chimère. Faut-il voir dans cet isolement l’inévitable résultat de causes lointaines et faire intervenir ce mot si commode et qui rend compte de tant de mystère : l’atavisme ? Faut-il attribuer à une destinée d’exception le développement dans un sens inattendu de facultés déjà par elles-mêmes exceptionnelles ? De lentes années de jeunesse passées en province à tuer l’ennui à force de songes ; d’autres, plus douloureuses, passées à Paris aux aguets d’une occasion d’employer tout son mérite, qui n’est pas venue ; les injustices de la critique et les misères de la publicité, rendues plus dures par la hauteur d’âme, — voilà de quoi expliquer beaucoup de froissements, par suite beaucoup de résolutions de farouche indépendance. Quoi qu’il en soit des causes dont ces habitudes furent l’effet visible, il est certain que, pareil à ce lord Byron qu’il aime tant, M. d’Aurevilly aura vécu, dans notre dix-neuvième siècle, à l’état de révolte permanente. Seulement Byron retranchait ses dégoûts derrière sa pairie et ses quatre mille livres de revenu, et M. d’Aurevilly, ce Saint-Simon qui n’a pas connu la cour, disait Paul Arène, a dû conquérir son indépendance avec sa plume et son encrier. Il n’a pourtant pas accordé une concession de plus à la société que le châtelain de Newstead Abbey. C’est une destinée moins romanesque peut-être, mais, en un sens, aussi poétique, sinon davantage.

II

Il faut bien apercevoir le caractère étrange de cette destinée pour juger l’œuvre écrite de M. d’Aurevilly du point de vue exact, et pour en pénétrer la secrète logique. Il y a une question à se poser devant chaque existence consacrée aux lettres : quelle sorte de volupté l’écrivain leur a-t-il demandée, à ces lettres complaisantes ? Car elles se prêtent à toutes les fantaisies, et pourvu qu’on les aime de tout son cœur, elles consentent qu’on les aime de beaucoup de façons diverses. Quelques auteurs exigent d’elles une gloire immédiate. Ils veulent exprimer leur époque et devenir, comme Latouche le disait de Mme Sand, un écho qui « double la voix » de la foule. C’est une conception qui convient à des âmes communicatives, faciles et chaudes, et il y a des règles d’esthétique qui lui correspondent. S’il veut réaliser cette ambition d’être l’orateur et le héraut acclamé de son temps, l’écrivain doit avoir un style de transparence et de bonne humeur. Une certaine largeur d’humanité, l’acceptation des formes à la mode, même des préjugés reçus, sont aussi nécessaires. Cet écrivain-là comprend et pratique avec naïveté la formule ironique du moraliste : « C’est une grande folie que d’être sage tout seul. » On peut, quoi qu’il en semble aux apôtres de l’art dédaigneux, penser ainsi et composer des chefs-d’œuvre. La preuve en est dans Molière et dans George Sand elle-même. Il est une autre race d’hommes de lettres, dont Flaubert fut, de nos jours, le type achevé, qui reporte sur les initiés seuls le culte pieux que les premiers accordent à la foule. Ceux-ci sont des hommes d’étude et de raffinement. Ils s’emprisonnent dans l’ombre d’une école. Ils évitent la brutale lumière, ils ne travaillent qu’avec la sensation des yeux aigus des juges fixés sur eux. Quels juges ? Leurs confrères vraiment avertis des plus délicats secrets de la composition, les connaisseurs scrupuleux qui sont capables d’apprécier la valeur d’une syllabe mise à sa place et les insuffisances d’une métaphore manquée. Cette préoccupation, qualifiée de byzantine par les malveillants, aboutit volontiers à une littérature hiératique et sibylline, dans laquelle la science accomplie des procédés techniques s’accompagne d’un mépris transcendantal pour la simple émotion et l’éloquence spontanée du cœur. Les innombrables épigrammes dirigées contre ce byzantinisme n’empêcheront pas la Tentation de saint Antoine d’être un livre supérieur. — Il est enfin un troisième groupe d’artistes pour lesquels écrire est une façon de vivre, rien de plus. Ceux-là n’ont d’autre but que d’aviver avec leurs propres phrases la plaie intérieure de leur sensibilité. La réalité leur est douloureuse. Elle les opprime, elle les blesse. Leur âme ne rencontre pas dans le cercle de circonstances où cette réalité l’emprisonne, de quoi satisfaire son appétit d’émotions grandioses et intenses. Ils demandent aux mots et à la sorcellerie de l’art ce que les Orientaux obtiennent par le haschisch, ce que l’Anglais Quincey se procurait en appuyant sur ses lèvres sa fiole noire de laudanum, un autre songe des jours et une nouvelle destinée. C’est leur vengeance à la fois et leur affranchissement que la littérature : leur vengeance, car ils attestent ainsi que le sort fut injuste pour eux et qu’ils ont été, comme a dit magnifiquement un ancien, « humiliés par la vie… » — leur affranchissement, car ils conquièrent ainsi une excitation qui efface en la dépassant l’empreinte de la haïssable réalité. À ce groupe d’écrivains par désir passionné d’être ailleurs appartenait ce même Byron, qu’il faut nommer sans cesse lorsqu’on parle de M. d’Aurevilly, et qui composa la Fiancée d’Abydos en quelques nuits, afin de chasser des fantômes qui sont toujours revenus. À ce même groupe, ce furieux duc de Saint-Simon, qu’il faut nommer aussi de nouveau. Rentré de la cour et le fiel crevé, il couvrait de sa large écriture les énormes feuilles de papier de ses Mémoires, pour devenir, de par la magie de sa propre prose et pendant ces heures de travail, l’homme d’État qu’il ne pouvait être qu’alors… Il jugeait ministres et ambassadeurs. Il disait les causes profondes de l’avilissement public. Il prévoyait les inévitables catastrophes. Il découvrait la gangrène des infamies, et démaillotait de leurs langes blasonnés les âmes pourries des courtisans. Puis, cette plume réparatrice une fois posée, cet encrier vengeur une fois fermé, il fallait reprendre le collier de médiocrité, subir la superbe de Louis XIV, l’insolence des bâtards, la lâcheté du régent, l’infamie de Dubois, et faire politesse à la honte ! Au même groupe appartient M. d’Aurevilly. Comme à Byron, comme à Saint-Simon, la littérature lui aura été la fée libératrice et qui console de tout. Les contradictions dont il a souffert se sont résolues, les avortements de son destin se sont réparés, les crève-cœur de ses désespoirs se sont soulagés lorsqu’il a écrit. Ce beau vers de son mince recueil de poésie,

L’Esprit, l’aigle vengeur qui plane sur la vie,


pourrait servir d’épigraphe à ses moindres volumes comme à ses plus importants, comme à ses lettres familières, comme aux Memoranda composés au jour la journée. Qu’importe que le lecteur s’épouvante de ces orgies d’images, de ces violences d’invention, de ces audaces de style, puisque l’auteur a du moins atteint son but, puisqu’il a été Lui-Même, avec la pleine expansion de tout l’intime de sa personne, durant les trop courtes heures qu’il a dépensées à écrire ces pages ?

C’est à cause de cela qu’il n’y a rien de moins factice que de tels livres, bien que la rêverie en soit très intense, la rhétorique très violente, et l’impression si souvent étrange. Quand cet homme vous raconte le détail des excessives passions de Ryno de Marigny (Une Vieille Maîtresse), ou qu’il évoque devant vos yeux la face cicatrisée du gigantesque abbé de la Croix-Jugan (l’Ensorcelée), croyez qu’il ne se propose pas de vous étonner par l’inattendu de sa fantaisie. Vous êtes parfaitement absent de sa pensée, vous, le lecteur futur du roman, à l’heure de nuit où, fenêtres closes, bougies allumées, cet alchimiste élabore son grand œuvre, qui vous intéressera ou non, — peu lui soucie. Vraisemblablement, il a débattu quelque affaire dans la journée, où sa noblesse native s’est irritée ; il a lu des articles qui l’ont excédé, entendu des paroles qui l’ont écœuré, aperçu des visages qui l’ont dégoûté, deviné des sentiments qui l’ont indigné. Ces basses misères de la quotidienne expérience s’évanouissent, et, le Sésame, ouvre-toi ! de l’imagination à peine prononcé, voici que la caverne magique dévoile ses enchantements. Le romancier voit Marigny, il voit Vellini la Malagaise, il voit Jéhoël de la Croix-Jugan. Est-il encore un univers de sensations vulgaires et de médiocres destinées ? Il n’en sait plus rien, absorbé qu’il est dans ses personnages. Oui, ses personnages, au sens littéral du terme ; car il les a projetés hors de son cerveau, — comme le Jupiter de la Fable la guerrière Minerve, — engendrés et nourris de la plus pure substance de son être. Il a imaginé, comme les croyants prient, comme les amants se plaignent, par un impérieux besoin de sfogarsi, pour employer une tournure italienne chère à Beyle. Pareillement, si chaque phrase de ces tragiques récits est chargée jusqu’à la gueule, comme un tromblon de giaour, avec les mots les plus énergiques du dictionnaire ; si l’expression est ici portée à son extrême degré de vigueur, ne croyez pas que ce soit un artifice d’industrieux ouvrier de prose. L’auteur n’a point fait besogne de rhétorique. Cette furie du langage est, à sa manière, une furie d’action. Pour cet écrivain, comme pour tous ceux qui ont un style, les mots existent d’une existence de créatures. Ils vivent, ils palpitent, ils sont nobles, ils sont roturiers. Il en est de sublimes, il en est d’infâmes. Ils ont une physionomie, une physiologie, une psychologie. Dans le raccourci de leurs syllabes que ne tient-il pas d’humanité ! En un certain sens, écrire est une incarnation, et l’esprit d’un grand prosateur habite ses phrases, comme le Dieu de Spinoza habite le monde, à la fois présent dans l’ensemble et présent dans chaque parcelle. Voilà pourquoi le romancier d’Une Vieille Maîtresse et des Diaboliques s’est fabriqué une prose à la fois violente et parée, aristocratique et militaire, comme il aurait souhaité que fût sa propre vie. Que dis-je ? Il ne s’est pas fait cette prose, il a seulement noté la parole intérieure qu’il se prononce à lui-même dans la solitude de sa chambre de travail, et la parole improvisée qu’il jette au hasard des confidences de conversation. J’ai bien souvent remarqué au cours de mes entretiens avec lui, — un des plus vifs plaisirs d’intelligence que j’aie goûtés, — cette surprenante identité de sa phrase écrite et de sa phrase causée. Il me contait des anecdotes de Valognes ou de Paris avec cette même puissance d’évocation verbale, avec la même surcharge de couleurs qui s’observe dans ses romans. Il s’en allait tout entier dans ses mots. Ils devenaient lui, et lui devenait eux. Je comprenais plus clairement alors ce que la littérature a été pour cet homme dépaysé, et quel alibi sa mélancolie a demandé à son imagination. De là dérive, entre autres conséquences, cette force de dédain pour l’opinion qui lui a permis de ne jamais abdiquer devant le goût du public. Il admire beaucoup ce titre d’un poème de Lamartine : le Génie dans l’obscurité. Cette admiration est de bonne foi, et je ne serais pas étonné qu’aimant les Lettres de l’amour que j’ai dit, non seulement les insouciances de la renommée à son endroit l’aient trouvé indifférent, mais encore qu’il s’en soit réjoui, aux heures d’entière sincérité.

III

Sa littérature a donc été pour M. d’Aurevilly un songe réparateur. Mais, en dépit d’un proverbe fameux, tous les songes ne sont pas des mensonges, et quand le songeur est un moraliste et un psychologue, il n’est pas bien malaisé de déterminer dans l’arrière-fond de sa rêverie quels éléments d’expérience il a combinés, exagérés parfois, parfois déformés, et ils demeurent pourtant invinciblement solides et réels, — comme la matière brute sur laquelle travaille un sculpteur. Il y a dans une lettre de Stendhal à Balzac une phrase significative et qu’il faut citer sans cesse. Elle marque bien quel procédé de métamorphose emploient à l’égard de leurs observations ces alchimistes de l’âme humaine qui sont les grands romanciers : « Je prends, » dit l’auteur de Rouge et Noir, « un personnage de moi bien connu. Je lui laisse les habitudes qu’il a contractées dans l’art d’aller tous les matins à la chasse du bonheur. Ensuite je lui donne plus d’esprit. » Le plus d’esprit devient pour un d’Aurevilly un plus de passion, mais le procédé reste sensiblement analogue. Il est d’ailleurs aisé, pour qui connaît un peu la jeunesse de M. d’Aurevilly, de faire un départ des sources diverses qui ont nourri de réalité son imagination. Il a vécu enfant, et même adolescent, dans la vieille ville de Valognes, et il a connu les survivants des terribles guerres de la chouannerie du Cotentin. Il a entendu ces hommes raconter des actions, qu’ils avaient faites de ces mêmes mains qu’ils chauffaient maintenant au feu des veillées d’hiver. De cette impression première, demeurée ineffaçable sur son souvenir, M. d’Aurevilly a tiré l’Ensorcelée et le Chevalier des Touches. Il a vu, à cette même époque, les jeunes nobles de sa province et les anciens soldats de l’Empire tuer les loisirs forcés de leur stagnante existence par toutes sortes d’excès de jeu, d’amour dangereux et de conversation. Il s’est souvenu de ces nobles et de ces soldats lorsqu’il a écrit le Bonheur dans le crime, le Dîner d’athées et le Dessous de cartes d’une partie de whist. Puis il est venu à Paris, et les sensations de sa vie mondaine ont abouti à l’Amour impossible, à la Bague d’Annibal, à la Vieille Maîtresse, au Plus bel amour de don Juan, comme les heures de mysticisme qu’il a traversées sous une influence de femme se sont résumées dans le Prêtre marié. Je citais tout à l’heure le nom de Quincey, le mangeur d’opium. Ce singulier analyste de son propre vice, et si perspicace, avait reconnu que ses visions les plus effrayantes et les plus ravissantes, les plus démesurées et les plus surhumaines, dérivaient toutes des impressions ambiantes. L’ivresse les transformait en les amplifiant, en les interprétant d’une manière grandiose. C’est une vérité acquise aujourd’hui à la science des poisons de l’intelligence. La littérature a son ivresse aussi, qui ne fait qu’interpréter et amplifier les sensations que l’écrivain a subies. Cette transformation-là s’appelle le talent.

Ce qui fait l’intérêt psychologique des Memoranda, c’est précisément que l’on y assiste à ce travail de métamorphose. On y peut saisir à plein comment chez M. d’Aurevilly les impressions s’écrivent. Ce livre, qui n’est pas un livre, me séduit par ce charme d’une nuance fine. Il laisse voir la minute où l’homme va devenir l’auteur, où la réalité se change en poésie, où l’observation se double de rêve. Et le rêve est si naturel à M. d’Aurevilly que le moindre événement l’y conduit par une invincible pente. Un enfant s’endort à son côté dans une diligence, et la Léïla de Byron lui apparaît. Il regarde le vent frapper des arbres : « Il sabrait les ormes comme avec un bancal et leur hachait leur beau visage de verdure nuancée, » dit-il. Et ailleurs, sur la pluie : « Ne sommes-nous pas en Normandie, la belle Pluvieuse, qui a de belles larmes froides sur de belles joues fraîches ? J’ai vu des femmes pleurer ainsi. » À chaque page c’est ainsi un au-delà entrevu derrière la vibration présente des nerfs et du cœur. C’est que M. d’Aurevilly est, au sens le plus beau et le plus exact de ce mot, un poète, — un créateur. Même sa poésie est aussi voisine de celle des Anglais que sa Normandie est voisine de l’Angleterre. Je me rappelle, dans un voyage que je fis en ligne directe de Caen à Weymouth, par Cherbourg, au mois d’août 1882, être demeuré saisi par l’extraordinaire ressemblance des paysages[3]. Cette ressemblance est-elle descendue jusqu’aux âmes ? Je le croirais à sentir combien le rêve d’un Shakespeare ou d’un Carlyle est voisin du rêve d’un Normand de race pure comme M. d’Aurevilly. C’est un trait encore à joindre aux traits que j’ai notés, et qui explique pourquoi l’accord intime n’a jamais pu se faire entre ce noble écrivain et notre dix-neuvième siècle français. Âpre et solitaire destinée, à laquelle M. d’Aurevilly aura dû de séjourner dans un monde de visions magnifiques, et de conserver une superbe intégrité de sa pensée. — Un homme fier peut-il souhaiter davantage ?

  1. À propos de la réimpression des Memoranda (1883).
  2. Quelqu’un l’a défini très finement : un pur-sang dans un cirque.
  3. On en trouvera le détail et une conversation de Barbey d’Aurevilly justement à ce sujet dans la seconde série de ces Études et Portraits, au début du morceau intitulé : Les lacs anglais.