Études de philosophie indienne — Le Védanta
Revue philosophique de la France et de l’étranger (p. 158-178).
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Études de philosophie indienne — Le Védanta


LE SYSTÈME VÉDÂNTA[1]

II. — Les dogmes. — Le non-être.

§ I. — Le relatif dans les Upanishads.

Nous avons vu dans l’article précédent que, dans les principales et les plus anciennes Upanishads, l’univers matériel est considéré comme un des modes de l’être ; c’est l’être relatif, issu et dépendant de l’être absolu.

En général, les auteurs des Upanishads ne paraissent pas s’être préoccupés d’expliquer comment l’esprit peut donner naissance à la matière, comment l’infini en durée et en étendue est capable de produire des créatures limitées et périssables, comment l’universalité arrive à engendrer les individualités multiples. Ce sont autant de problèmes qu’ils n’ont pas songé à résoudre, ou qu’ils ont négligés parce qu’ils leur ont paru insolubles. Ils se sont bornés, en conséquence, à rapporter le fait de la création, tel, ou à peu près, qu’il leur était fourni par la mythologie courante, sans essayer d’en donner la raison. Cette façon superficielle d’envisager le grand problème de l’origine des choses sensibles et de leur rapport avec la cause supérieure aux sens dont elles sont supposées procéder limite notre tâche à la reproduction ou à l’analyse des principales théories cosmogoniques qu’on rencontre dans les Upanishads.

L’une des plus anciennes et des plus remarquables par certaines analogies qu’elle présente avec le récit de la Genèse se trouve dans la Brihad-Âranyaka Upanishad, I, 4, 1-7. Nous allons en rapporter les passages les plus importants :

« Au commencement l’Atman était cet univers ; il avait forme d’homme. Ayant regardé devant lui, il ne vit autre chose que lui-même. Il dit d’abord : « Je suis. » C’est de là que le mot je (aham) prit naissance. C’est pour cela que maintenant encore, quand on est interpellé, on répond d’abord : « C’est moi (aham ayam) » ; puis l’on décline son nom propre…

« L’Atman eut peur. C’est pour cela qu’on a peur quand on est seul. Il eut cette pensée : « Puisque nul autre que moi n’existe, de qui aurais-je peur ? » Alors la peur le quitta, car de qui aurait-il eu peur, puisque c’est d’un second (d’autrui) que vient la peur ?

« Mais il n’éprouvait pas de plaisir ; c’est pour cela qu’on n’éprouve pas de plaisir quand on est seul. Il désira un second. Il était comme un homme et une femme qui se tiendraient embrassés. Il se partagea en deux ; c’est de là que naquirent l’époux et l’épouse.

C’était donc comme une moitié ôtée de lui-même… Ce vide est rempli par la femme. Il s’unit à elle (charnellement), et les hommes naquirent.

« La femme eut cette pensée : « Comment a-t-il pu s’unir à moi ainsi, après m’avoir engendrée (tirée) de lui-même ? Ah ! il faut me cacher. » Elle devint une vache, et l’autre (le mâle formé de l’autre moitié de l’Atman) un taureau. Il s’unit à elle, et l’espèce bovine prit naissance. Elle devint une jument et l’autre un étalon ; elle devint une ânesse et l’autre un âne. Il s’unit à elle et les solipèdes naquirent. Elle devint une chèvre et l’autre un bouc ; elle devint une brebis et l’autre un mouton. Il s’unit à elle, et (la race) des chèvres et des moutons prit naissance. C’est ainsi qu’il produisit un couple de tous (les animaux), jusqu’aux fourmis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Ensuite il se mit à allumer le feu (en faisant tourner le morceau de bois mâle dans le morceau de bois femelle) ; à l’aide de sa bouche, considérée comme matrice, et de ses mains, il donna naissance au feu. C’est pour cela que l’une et l’autre (la bouche et la matrice) ne sont pas velues à l’intérieur… Puis il a créé de sa semence, qui est le soma, tout ce qui est humide. Tel est cet univers : nourriture ou mangeur de nourriture. Le soma est la nourriture ; le feu est le mangeur de la nourriture…

« Cet univers était non manifesté. Il se manifesta alors par le nom et par la forme ; (de sorte qu’on dit) : « Cela a tel nom, cela a telle forme. »

Dans la Chândoyya Upanishad[2], nous trouvons une autre théorie qui, sans s’attacher davantage au nœud philosophique de la question, tente d’expliquer la genèse des choses matérielles d’une manière plus rationnelle et en quelque sorte scientifique, ou plutôt physique. Cette théorie est exposée sous forme d’une leçon qu’enseigne Uddâlaka Aruneya, brahmane célèbre des époques légendaires, à son fils Çvetaketu.

« Au commencement, ô mon ami, dit-il, l’être seul, sans second, était cet univers. Quelques-uns disent : « Au commencement le non-être, seul, sans second, était cet univers. » Donc l’être procéderait du non-être.

« Mais comment, ô mon ami, en serait-il ainsi ? Comment l’être procéderait-il du non-être ? Au contraire, au commencement, l’être unique, sans second, était cet univers.

« L’être eut cette pensée : « Que je sois multiplié, que j’engendre. » Il créa la chaleur. La chaleur eut cette pensée : « Que je sois multipliée, que j’engendre. » Elle créa les eaux. C’est pour cela que, toutes les fois que l’homme a chaud ou sue, les eaux naissent de la chaleur.

« Les eaux eurent cette pensée : « Que nous soyons multipliées, que nous engendrions ». Elles créèrent la nourriture. C’est pour cela que toutes les fois qu’il pleut, la nourriture s’accroît ; c’est donc des eaux que la nourriture naît.

« Il est trois sortes d’origine pour les êtres vivants : ils naissent d’œufs, ils naissent tout vivants et ils naissent de germes.

« Cette divinité[3] eut cette pensée :

« Ayant pénétré ces trois divinités (la chaleur, les eaux et la nourriture), avec le jîvâtman[4], que je manifeste le nom et la forme.

« Que je rende chacune d’elles triple. »

« Alors cette divinité ayant pénétré ces trois divinités avec le jîvâtman, manifesta le nom et la forme.

« Puis elle rendit chacune d’elles triple. — Apprends de moi, ô mon ami, comment chacune de ces divinités est devenue triple.

« La couleur rouge du feu vient de la chaleur ; la couleur blanche, des eaux ; la couleur noire, de la nourriture. (Ainsi) a disparu (pour toi) l’entité du feu qui ne s’appuie que sur un mot, qui n’est qu’une modification, qu’une appellation ; (tandis que) les trois couleurs sont la réalité.

« La couleur rouge du soleil vient de la chaleur, etc. (même formule que plus haut).

« La couleur rouge de la lune vient de la chaleur, etc.

« La couleur rouge de l’éclair vient de la chaleur, etc.

« Possédant cette connaissance, les grands chefs de famille, les grands docteurs d’autrefois dirent : « Nul de nous désormais ne parlera de quelque chose qu’il n’a pas entendu, pas pensé, pas connu. » Car ces choses, (ces notions relatives à la composition des corps) leur avaient (tout) appris.

« Ils surent que ce qui paraît rouge vient de la chaleur ; ce qui paraît blanc, des eaux ; ce qui paraît noir, de la nourriture.

« Ils surent que ce qui leur était inconnu est composé de l’amalgame de ces divinités. — Apprends de moi, ô mon ami, comment chacune de ces divinités devient triple en entrant dans l’homme.

« La nourriture, une fois mangée, se divise en trois parties. La partie la plus grossière forme les excréments ; la partie moyenne forme la chair ; la partie la plus subtile forme le manas (l’organe de la pensée).

« Les eaux, une fois bues, se divisent en trois parties. La partie la plus grossière forme l’urine ; la partie moyenne forme le sang ; la partie la plus subtile forme le prâna (le souffle vital).

« La chaleur, quand elle est absorbée (par le corps), se divise en trois parties. La partie la plus grossière forme les os ; la partie moyenne forme la moelle ; la partie la plus subtile forme la parole.

« Car, ô mon ami, le manas est produit par la nourriture, le prâna est produit par les eaux, et la parole est produite par la chaleur…

« Quand le lait est baratté, ô mon ami, les parties subtiles s’élèvent et deviennent le beurre.

« De même, ô mon ami, quand la nourriture est mangée, les parties subtiles s’élèvent et deviennent le manas. »

La Taittirîyâ Upanishad, II, 1, résume brièvement un système cosmogonique dont le fond diffère peu de celui qui vient d’être exposé :

« L’éther est né de cet Atman ; l’air est né de l’éther ; le feu est né de l’air ; les eaux sont nées du feu ; la terre est née des eaux ; les plantes sont nées de la terre ; la nourriture est née des plantes ; la semence est née de la nourriture ; l’homme est né de la semence ; l’homme est fait du suc de la nourriture[5].

Dans l’Aitareya Upanishad, I-III, l’Atman crée d’abord les mondes, qui sont au nombre de quatre : le monde appelé Ambhas, qui est au delà du ciel ; le monde des Marîcis ou de l’atmosphère ; Mara, ou la terre, et le monde des Eaux, qui est au-dessous de la terre.

« L’Atman, ajoute l’Upanishad, eut cette pensée : « Puisque ces mondes (sont créés), il faut maintenant leur créer des gardiens. » Ayant pris de l’eau, il en forma un homme.

« Il échauffa cet homme ; quand il fut échauffé, sa bouche se fendit comme un œuf (d’où éclôt un oiseau) ; de sa bouche sortit la parole, et de la parole sortit Agni (le feu personnifié et divinisé ou symbolisé). Les narines se fendirent ; de ses narines sortit le prâna (le souffle vital), et du prâna sortit Vâyu (l’air). Les yeux se fendirent ; de ses yeux sortit la vue, et de la vue sortit le Soleil. Les oreilles se fendirent ; de ses oreilles sortit l’ouïe, et de l’ouïe sortirent les Points cardinaux. La peau se fendit ; de sa peau sortirent les poils, et des poils sortirent les Plantes et les Arbres. Son cœur se fendit ; de son cœur sortit le manas (l’organe de la pensée), et du manas sortit la Lune. Son nombril se fendit ; de son nombril sortit l’apâna (une sorte d’esprit vital), et de l’apâna sortit la Mort. Son membre viril se fendit ; de son membre viril sortit la semence, et de la semence sortirent des Eaux. »

Quand l’Atman eut créé ces divinités, c’est-à-dire Agni, Vâyu, le Soleil, etc., elles tombèrent, dit l’Upanishad, dans le grand Océan, dans l’ensemble agité des choses matérielles. Elles eurent faim et soif, et elles dirent à l’Atman : « Crée-nous un réceptacle dans lequel nous aurons notre résidence et où nous mangerons la nourriture[6]. »

« L’Atman leur amena une vache. Les divinités lui dirent : « Cette vache ne nous suffit pas. » Il leur amena un cheval. Elles lui dirent : « Ce cheval ne nous suffit pas. »

« Il leur amena un homme. Elles lui dirent : « C’est bien ; l’homme est bien. » L’Atman leur dit : « Entrez en lui comme en votre résidence (ou chacun dans le lieu qui vous convient comme résidence). »

« Agni, devenu la parole, entra dans la bouche (de cet homme) ; Vâyu, devenu le prâna, entra dans ses narines ; le Soleil, devenu la vue, entra dans ses yeux ; les Points cardinaux, devenus l’ouïe, entrèrent dans ses oreilles ; les Plantes et les Arbres, devenus les poils, entrèrent dans sa peau ; la Lune, devenue le manas, entra dans son cœur ; la Mort, devenue l’apâna, entra dans son nombril ; les Eaux, devenues la semence, entrèrent dans son membre viril. »

Mais la faim et la soif tourmentent les divinités devenues les sens et les facultés principales du nouvel homme. L’Atman veut les satisfaire et crée la nourriture.

« Il échauffa les eaux, dit l’Aitaraya Upanishad ; des eaux échauffées naquit la matière solide. Cette matière solide qui naquit alors est la nourriture[7]. »

Quand la nourriture est créée, l’homme essaye de la saisir par toutes ses facultés et par tous ses sens l’un après l’autre. Mais c’est seulement par l’apâna, ou par l’esprit vital siégeant dans les intestins, qu’il y parvient. Enfin l’Atman se dit que l’homme ne peut se passer de lui. Il faut sa présence pour donner aux sens le moyen d’agir et de remplir leurs fonctions. Il fend le crâne de l’être auquel il vient de donner naissance et pénètre en lui par une ouverture dont la boîte osseuse du crâne porte encore la trace[8].

Ce récit confus, où la légende s’entremêle d’une manière si bizarre aux idées philosophiques et physiologiques qui forment le fond de toutes les Upanishads, peut se résumer, comme les précédents, dans les principes suivants :

L’être absolu qui est en même temps immatériel et éternel a donné naissance par le seul effet de sa volonté à l’univers sensible.

L’intelligence humaine et les sens qui lui servent d’intermédiaire et de moyen d’expression, ainsi que la parole et le souffle vital, sont mus par l’être absolu qui entre en relation, grâce à leur concours, avec l’être relatif.

Là se bornent les conceptions principales des auteurs des Upanishads sur l’origine des choses et les rapports généraux de l’Être avec les êtres.


§ II. — Le caractère subjectif des âmes individuelles dans
les Brahma-Sûtras.


La fausse attribution. — L’école philosophique, dite védântique, qui prétendit appuyer son système sur l’autorité des Upanishads, serra de beaucoup plus près le problème des rapports de l’esprit et de la matière, ou de l’être et du non-être au point de vue des idées indoues, que ne l’avaient fait les penseurs antiques dont nous venons de retracer les théories laissées par eux à l’état d’ébauche. La première difficulté à laquelle ils s’attaquèrent, à ce qu’il semble, fut la solution du problème de la coexistence de l’être, ou de l’âme universelle, et des âmes individuelles. À vrai dire, ce problème était radicalement insoluble, en admettant la réalité de l’existence simultanée de celle-ci et de celle-là, — l’idée d’un être qui est tout étant inconciliable avec celle d’êtres multiples qui sont chacun quelque chose. En considérant, comme le faisaient les védântins, l’existence de l’être absolu comme un a priori indiscutable, le seul moyen rationnel de s’en tirer était de supposer la non-réalité objective de ces êtres, et c’est l’explication qu’ils finirent par adopter. En un mot, la distinction de sujet et d’objet sur laquelle repose la conscience individuelle, ou le sentiment de la personnalité, résulte, d’après eux, d’une conjecture gratuite et erronée (adhyâsa ou adhyaropa). Çankara résume cette théorie avec une précision parfaite dans la préface de son commentaire sur les Brahma-Sûtras.

« Étant admis, dit-il, qu’il n’y a pas rapport de différence réciproque entre l’objet et le sujet auxquels s’appliquent (respectivement) les idées tu et moi, idées dont la nature est opposée comme celle des ténèbres et de la lumière, à plus forte raison n’y a-t-il pas rapport de différence réciproque entre les choses qui en dépendent. Il en résulte que c’est par fausse attribution qu’on suppose l’existence de l’objet, auquel s’applique l’idée tu, et des choses qui en dépendent à l’égard du (m. a. m. dans) un sujet, qui consiste dans l’intelligence et auquel s’applique l’idée moi. Réciproquement, il convient de constater que c’est une erreur d’attribuer l’existence du sujet et des choses qui en dépendent vis-à-vis de l’objet. Malgré cela, on attribue faussement à l’un et à l’autre cette réciprocité de nature et d’attributs, et, mélangeant le vrai et le faux, on en vient à dire, par l’effet de la notion erronée et innée d’un sujet et d’un attribut complètement distincts, quoique en réalité ils ne le soient pas l’un de l’autre : moi, cela, cela est à moi. »

Après avoir indiqué les effets de la fausse attribution, Çankara en relate les différentes définitions suivantes : « La fausse attribution repose sur la mémoire et consiste dans l’imputation de l’apparence (ou de l’idée) d’une chose qu’on a vue précédemment (dans une naissance antérieure) à une chose qui lui est étrangère. D’après d’autres, ajoute-t-il, il y a fausse attribution quand on impute à une chose ce qui appartient à une autre ; d’autres disent que la fausse attribution d’une chose à une autre chose est une erreur reposant sur l’idée d’une différence (qui n’existe pas) en cette chose ; d’autres enfin prétendent que la fausse attribution d’une chose à une autre chose est l’idée de la qualité qu’a cette chose d’avoir un attribut qui ne lui convient pas réellement. Quoi qu’il en soit, aucune de ces définitions n’est incompatible avec celle qui consiste à voir dans la fausse attribution l’application à un objet des attributs d’un autre objet. Du reste, l’expérience commune fournit des exemples de la fausse attribution. Ainsi, c’est une fausse attribution de prendre pour de l’argent une perle qui en a l’aspect ou de croire qu’on voit deux disques de la lune au lieu d’un. »

Un peu plus loin, Çankara prend un exemple plus direct pour rendre compte de la fausse attribution et de ses effets. De même, dit-il, qu’un homme dont les enfants et la femme sont au complet ou incomplets passe lui-même pour être complet ou incomplet, de même on impute faussement à l’âme universelle des attributs qui lui sont étrangers. On lui suppose ainsi des attributs corporels, comme quand on dit : « Je suis gros, je suis maigre, je suis pâle, je suis debout, je marche, je saute » ; ou des attributs sensitifs, comme quand on dit : « Je suis muet, je suis eunuque, je suis sourd, je suis borgne, je suis aveugle » ; ou bien des attributs qui dépendent du sens interne, tels que le fait d’aimer, de penser, de délibérer, de se déterminer, etc. C’est ainsi qu’après avoir faussement attribué l’existence d’un sujet ayant l’idée du moi au sein de l’âme individuelle, témoin de tous ses actes, on impute faussement, par réciprocité, l’existence de cette âme individuelle, témoin de toutes choses, au sein de l’organe interne et des autres facultés. Telle est cette fausse attribution innée, qui n’a point eu de commencement, qui n’aura pas de fin, qui consiste dans une fausse idée des choses, qui donne l’impulsion aux facultés en vertu desquelles on agit et l’on jouit, et dont on constate l’existence chez tout le monde. »

Les différents passages que nous venons de traduire et de rapprocher nous indiquent bien la nature de la cause à laquelle les védântins attribuaient l’apparence illusoire, selon eux, de la division de l’univers en monde interne et externe ou en objet sensible et en sujet pensant, mais ils ne nous éclairent pas sur son origine. Çankara, nous l’avons vu, se borne à dire qu’elle est innée (naisargika) et sans commencement (anâdi) ni fin (ananta), du moins dans ses effets généraux, car elle peut cesser dans des cas particuliers, — l’étude du védânta étant spécialement destinée à y mettre un terme par ceux, qui entreprennent cette étude. Ananda Giri, le commentateur de Çankara, touche à cette question, qui nous paraît si capitale, d’une manière peu faite pour satisfaire notre curiosité et pour nous éclairer sur l’explication qu’en donnaient les védântins. Il se contente d’user de l’échappatoire que voici :

« Le samskâra (c’est-à-dire l’impression gardée par l’esprit de sentiments éprouvés dans une vie antérieure, au point de vue de la métempsycose) qui procède de conceptions préalables n’est pas la cause (de la fausse attribution), puisqu’elle-même est la cause du samskâra qui procède d’une perception antérieure. Donc le samskâra procède de la fausse attribution dont il est précédé. »

Pour employer un style moins scolastique, Ananda Giri entend qu’une impression quelconque suppose la préexistence de la distinction du sujet et de l’objet, que par conséquent cette distinction tient le premier rang chronologique dans les différents modes qui constituent l’activité des âmes individuelles, et qu’on peut la dire innée ou sans antécédents (anâdi).

Les védântins de la période des Sûtras ne paraissent pas être sortis de ce semblant d’explication sur la cause première de la fausse attribution. C’est un cercle (samsâra) entretenu par l’ignorance (avidyâ) ; on n’en sort que par la science, mais son origine est un problème insoluble dans le genre de celui qui consisterait à rechercher qui de l’œuf ou de l’oiseau a précédé l’autre, et dont il n’y a pas par conséquent à se préoccuper autrement que pour le constater dans des termes comme ceux-ci : « Le cercle de la transmigration (samsâra) n’a pas eu de commencement, car il ne saurait y avoir de corps sans œuvre, c’est-à-dire sans les bonnes et les mauvaises actions qui déterminent les conditions dans lesquelles on renaît après avoir vécu. Il y a donc entre l’œuvre et le corps un enchaînement sans commencement ni fin, pareil à celui qui existe entre la semence et le bourgeon, et le cercle de la transmigration, qui comprend l’œuvre et le corps, est lui-même sans commencement ni fin[9]. »

Force nous est donc faite de nous en tenir à ces données et de laisser dans l’ombre avec les védântins les causes premières de l’illusion à laquelle les âmes individuelles doivent leur apparence d’existence et leurs vicissitudes au sein de la matière.

Brahma considéré comme créateur. — S’il était impossible de faire remonter à l’âme suprême, qui est par excellence le vrai et l’intelligence, l’origine de la fausse attribution et des conditions spéciales qui en résultent pour l’âme individuelle, l’âme suprême ou Brahma n’en est pas moins, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, l’auteur et l’ordonnateur de la scène du monde sur laquelle l’âme individuelle abusée subit les nombreuses péripéties qui se terminent pour elle par la délivrance.

Les védântins avaient recours à différentes comparaisons pour rendre compte de l’idée qu’ils avaient du monde matériel et de ses rapports avec Brahma. Brahma, considéré comme cause de l’univers, est semblable, disaient-ils, à une pièce d’étoffe enveloppée ; et le monde, considéré comme effet, est pareil à cette même pièce d’étoffe développée et dont on reconnaît alors l’identité avec la pièce antérieurement enveloppée[10]. Ils se servaient encore de la comparaison suivante pour montrer l’identité de la cause et de l’effet, ou de Brahma et de l’univers. Dans une syncope qui résulte de la suspension du jeu de la respiration, les esprits vitaux ne conservent qu’un de leurs effets, qui est la conservation de la vie proprement dite, tandis que leurs autres effets, comme les différents mouvements du corps, sont momentanément supprimés ; mais ces effets reparaissent dès que la respiration a repris son libre cours. Il convient d’en conclure (en se plaçant au point de vue de la théorie qui attribue les mouvements organiques à l’action des esprits vitaux) qu’ils sont, pris séparément, dans la relation d’effets identiques à une cause générale qui réside dans leur ensemble, puisque leurs effets particuliers sont soumis à des intermittences inexplicables si l’on n’admet pas leur union temporaire, qui n’est accompagnée alors que d’un unique effet. Il en est de même de l’ensemble des effets, ou de l’univers, à égard de la cause suprême[11].

Si l’on fait abstraction de Brahma ou de cette cause suprême, tous les effets s’anéantissent, comme s’anéantirait la réalité des différents objets faits de terre, tels que les pots, les cruches, les vases, etc., si l’on faisait abstraction de la terre elle-même dont ils sont formés. Il ne reste que le nom, la chose a disparu[12].

Après avoir exposé cette conception panthéistique, les Brahma-Sûtras répondent aux objections qu’elles provoquent chez leurs contradicteurs, et ces réponses contribuent encore à éclairer leurs idées ontologiques.

Pour faire des pots ou de la toile, leur disait-on, les potiers et les tisserands se servent de terre, de bâtons, de roues, de fil, etc., bref de différents matériaux et de différents instruments. Comment Brahma a-t-il pu produire le monde sans matériaux et sans instruments ? Çankara répond au nom des védântins que Brahma a produit le monde sans avoir besoin d’auxiliaires, par une transformation (vikara) de sa propre nature, semblable à celle que subit le lait pour se changer en petit-lait et l’eau pour former de la glace. C’est en vain, du reste, qu’on prétendrait que c’est sous l’influence de la chaleur que le lait devient petit-lait : la chaleur ne fait qu’accélérer une transformation qui s’effectuerait spontanément, sans elle. Si la nature du lait, en effet, ne comportait pas la faculté de se transformer en petit-lait, la chaleur ne la lui donnerait pas, car l’air et l’éther, par exemple, ont beau être soumis à la chaleur, ils ne se transforment pas en petit-lait pour cela. D’autres exemples viennent encore à l’appui de la thèse védântique. Est-ce que les dieux et les anciens sages n’ont pas évoqué, par le seul effet de leurs méditations et grâce à l’emploi de leur puissance, des créatures corporelles, des palais, des chars, etc. ? Les légendes sacrées en témoignent. Ne voit-on pas aussi que l’araignée tire de son propre corps le fil dont elle fait sa toile[13] ?

Dira-t-on, d’autre part, qu’il est inexplicable que Brahma, dont tous les désirs sont accomplis, ait pu créer le monde, car tout être intelligent agit en vue d’un but à atteindre, et Brahma, qui est l’intelligence infinie, ne pouvait en avoir aucun en le créant ?

Mais les rois et les ministres qui sont au comble de leurs vœux n’en agissent pas moins en vue de leurs plaisirs ; ils s’adonnent aux jeux et aux divertissements sans avoir en perspective aucun but précis. Du reste, et pour passer à un autre ordre d’analogies, les fonctions des organes respiratoires, l’inspiration et l’expiration ne s’exercent-elles pas naturellement, spontanément, et sans qu’il y ait là d’autre but à atteindre que l’acte même de la respiration ? C’est ainsi que Brahma lui-même a créé le monde, sans obéir à d’autres mobiles qu’au plaisir qu’il éprouve à accomplir les actes auxquels il se livre et sans nourrir de desseins étrangers à ces actes[14].

Mais, de même que l’existence des âmes individuelles au sein de la création semble, ainsi que nous l’avons vu, indépendante de la volonté de Brahma, les conditions auxquelles elles y sont soumises sont soustraites à sa puissance directe. C’est ce qui permet aux védântins de repousser les reproches d’iniquité et de méchanceté qu’aurait encourus Brahma, d’après leurs contradicteurs, en créant des êtres tout à fait heureux, comme les dieux, d’autres tout à fait malheureux, comme les animaux, et d’autres enfin qui sont à demi heureux et à demi malheureux, comme les hommes, — en un mot, en permettant l’existence du mal. Brahma, répondent-ils, pourrait être accusé d’iniquité et de méchanceté s’il n’avait eu aucune raison pour en agir ainsi. Mais c’est parce que compte est tenu du juste (dharma) et de l’injuste (adharma), c’est-à-dire de la manière dont les créatures remplissent ou non leurs devoirs, qu’elles se trouvent soumises aux conditions diverses dont on les voit entourées dans le cercle de la transmigration. L’action de Brahma à leur égard ressemble à celle de la pluie à l’égard des plantes, qui en favorise la croissance d’une manière générale, tandis que les caractères génériques qui les distinguent dépendent d’une cause toute spéciale, qui est la semence. Il en est de même pour les créatures : l’impulsion qu’elles subissent généralement est le fait de Brahma ; mais le rôle particulier et modifiable qui leur est assigné dans l’univers résulte de leurs œuvres particulières, sorte de semence à laquelle elles devront le sort qui les attend dans une existence postérieure[15]. Les adversaires des védântins répliquaient, avec assez de logique, que ce sont des choses que Brahma aurait dû prévoir avant la création ; mais c’est alors qu’on faisait valoir l’argument si défectueux de l’éternité du cercle de la transmigration. Ce cercle n’ayant point eu de commencement, les desseins de Brahma en ce qui concerne la destinée des créatures n’ont pu le devancer, et les effets de l’œuvre ont échappé de tout temps à la puissance du créateur[16].

Certains Sûtras sont spécialement consacrés à constater le rôle créateur de Brahma en ce qui concerne chaque élément en particulier et à indiquer les grands traits de cosmogonie védântique. Ainsi, l’éther est issu de Brahma et ne saurait exister de toute éternité, comme quelques-uns le prétendent. D’abord le texte des Upanishads établit positivement le contraire ; ensuite tous les objets créés (ou provenant d’une modification), tels que les pots, les cruches, les vases, etc., ou bien tels que les anneaux, les bracelets, les colliers, etc., ou bien encore tels que les aiguilles, les flèches, les épées, etc., ont pour caractère général d’être distincts les uns des autres. Or l’éther, étant distinct de la terre et des autres éléments, fait partie par cela même des choses créées, c’est-à-dire modifiées[17].

L’air est dans le même cas ; c’est une modification directe de Brahma[18].

Ici, l’auteur des Sûtras suppose l’objection suivante : l’éther et l’air sont des modifications secondaires issues d’une modification supérieure, qui est Brahma ; Brahma n’est donc pas le principe suprême. La réponse des védântins est celle-ci : Brahma est l’Être même (sanmâtram), et rien ne saurait précéder l’être. Il ne pourrait, du reste, provenir d’une espèce particulière d’êtres, car le général ne saurait provenir du particulier : les pots, par exemple, qui sont l’espèce, proviennent de la terre, qui est le genre ; mais le contraire n’a pas lieu. Enfin Brahma ne peut avoir été produit par le non-être, qui n’a pas d’existence réelle[19].

Le feu, au témoignage des Upanishads, tire son origine, non pas directement de Brahma, mais de Brahma déjà modifié sous la forme de l’air[20].

Les eaux, de leur côté, ont le feu pour principe, et la terre est née des eaux, d’après les mêmes autorités[21].

Quant aux modifications ou aux combinaisons issues des éléments précités, elles ne résultent pas de leur développement spontané et automatique, mais bien de la présence et de l’action de Brahma, l’âme de toutes choses, qui produit chaque modification en dirigeant sa pensée sur elle (tad abhidhyânât) et en y prenant résidence sous forme d’âme distincte[22].

Le Sûtra suivant examine incidemment la question de savoir si la dissolution des choses matérielles a lieu dans le même ordre que leur production ou dans un ordre inverse, c’est-à-dire en descendant de la cause à l’effet ou en remontant de l’effet à la cause.

La dissolution de la matière s’effectue dans un ordre inverse de celui dans lequel elle a été produite. D’abord, l’expérience le prouve ; les pots, les écuelles, etc., redeviennent (par l’usure) la terre dont on les a faits ; la glace, la grêle, etc., redeviennent (par l’effet de la chaleur) l’eau qui leur avait donné naissance. Il est permis d’induire de ces faits que la terre (en tant qu’élément) redevient, au moment de la dissolution, les eaux dont elle avait été formée lors de sa création, de même que les eaux formées du feu redeviennent le feu, suivant en cela un ordre d’après lequel l’élément moins subtil se transforme en l’élément plus subtil et passe de sa cause immédiate à sa cause médiate, jusqu’à ce que l’ensemble des effets se trouve anéanti dans la cause suprême et infiniment subtile qui est Brahma. Du reste, cette théorie empirique est confirmée par la raison logique suivante : c’est que l’effet ne saurait subsister quand la cause a disparu, ce qui serait le cas si, par exemple, la dissolution des eaux précédait celle de la terre[23].

En ce qui concerne le développement complet du monde matériel et les êtres qui le composent, les Brahma-Sûtras, ou plutôt le commentaire de Çankara, s’en réfèrent à la théorie cosmogonique de la Chândogya Upanishad[24]. C’est ainsi que Çankara[25] s’appuie sur ce texte pour affirmer que les organes intellectuels, tels que la buddhi, le manas et les sens, sont formés avec les éléments (bhautika). Dans un autre passage[26], il affirme que toutes les choses matérielles, avec leurs noms et leurs formes, c’est-à-dire avec leurs deux principaux caractères distinctifs, ont été développées, manifestées, modifiées ou créées — tous ces termes s’appliquent également à l’acte par lequel le monde matériel a pris naissance — non pas par l’âme individuelle, mais par Brahma, d’après la méthode et les combinaisons indiquées dans le chapitre de la Chândogya Upanishad que nous venons de rappeler.

L’âme individuelle et les organes qui en dépendent. — Les âmes individuelles, nous le savons déjà, ne sont pas distinctes objectivement de l’âme universelle ou de Brahma. C’est seulement à un point de vue subjectif et par l’effet de la fausse attribution dont nous avons parlé plus haut que l’univers se divise en choses dont on jouit (bhogya), c’est-à-dire les objets des sens, et en sujets jouissants (bhoktâ), c’est-à-dire les âmes individuelles. Cette grande division ne comprend en réalité que deux termes, puisque les sujets jouissants, multiples en apparence et si l'on se place à leur point de vue, sont uns en réalité si l’on fait abstraction des limites imaginaires qui les constituent à l’état d’individualités distinctes. Au surplus, ces consciences multiples, qui ne sont autres que la conscience universelle, ne diffèrent pas essentiellement des choses jouies. Les védântins rendaient compte de l’identité primordiale de l’âme universelle, des âmes individuelles et des objets sensibles en comparant Brahma à la mer, qui n’est qu’eau et dans laquelle on remarque pourtant des modifications distinctes, telles que l’écume, les flots, les vagues, les bulles d’air, etc., qui correspondent aux formes matérielles diverses. Mais ces modifications ne diffèrent pas essentiellement de la mer, de même que les formes matérielles ne diffèrent pas essentiellement de Brahma. En réalité, d’une part, rien dans la mer ne diffère de l’eau dont elle est formée, tandis que, de l’autre, rien ne diffère de l’âme universelle, dont le monde entier n’est qu’une modification. Quant aux âmes individuelles, elles ne sont pas une modification de Brahma ; mais, en entrant au sein des modifications matérielles, elles ont trouvé leur individualité et leur limitation, comme l’éther (l’élément qui est supposé remplir l’espace) est limité par le pot, par exemple, qui en contient et en limite une certaine partie, sans pour cela avoir subi de modification ni différer de l’éther extérieur[27].

La relation des âmes individuelles à l’âme universelle étant bien établie et bien comprise, nous allons passer à l’examen des particularités qui les distinguent, en les considérant abstraction faite de l’identité essentielle à laquelle cette relation équivaut. Ainsi que nous venons de le voir, les âmes individuelles n’ont pas été créées, et l’on ne saurait arguer, disent les védântins, du fait qu’elles sont distinctes pour affirmer qu’elles sont des modifications ou des créations[28], car les âmes individuelles, nous l’avons vu aussi, ne sont pas distinctes. Si elles semblent l’être, cela tient aux organes de l’entendement dont elles sont enveloppées et qui font que Brahma, sous la forme d’âme individuelle, ressemble à l’homme à qui l’amour d’une femme a ôté la possession de soi-même[29]. Les âmes individuelles ne meurent pas plus qu’elles ne naissent. C’est seulement dans un sens métaphorique qu’il peut être question de leur naissance et de leur mort[30]. Étant identiques à Brahma, l’être intelligent par excellence, les âmes individuelles sont elles-mêmes intelligentes. Elles sont des surveillantes que tiennent en cage le corps et les sens[31]. Dira-t-on que, si elles sont intelligentes et constamment intelligentes, les sens sont inutiles ? Cette objection prouve simplement qu’on perd de vue que les sens ont une tâche spéciale qui consisté à distinguer les différentes espèces d’objets. Quant à dire que les personnes profondément endormies ne pensent pas et que par conséquent les âmes individuelles ne sont pas constamment intelligentes, c’est oublier que l’absence de pensée résulte alors de l’absence des objets et non pas de l’absence de la faculté de penser. Il en est en pareil cas de cette faculté comme de la lumière qui réside et existe constamment dans l’éther, quoiqu’elle ne se manifeste qu’en présence d’objets qui doivent être éclairés, ou qui sont brillants (prakâcya)[32].

Les âmes individuelles ne sont pas des atomes (anavas), comme certains le prétendent. D’abord, puisqu’elles sont identiques à Brahma, elles sont comme lui omniprésentes. À un autre point de vue, si les âmes individuelles étaient des atomes, comment expliquer la sensibilité du corps entier ? Ce serait une erreur de prétendre que ce fait tient à ce que le sens du toucher règne dans tout le corps, car la douleur qu’on éprouve dans l’endroit seul où l’on s’est piqué avec une épine, par exemple, prouve que toutes les parties du corps ne sont pas solidaires au point de vue du toucher. Il en résulte que c’est l’intelligence qui est distribuée dans le corps entier ; or, comme l’intelligence est une des qualités des âmes individuelles, et que la qualité ne saurait se séparer du qualifié, il faut en conclure que les âmes individuelles étant répandues dans le corps entier ne sont pas des atomes[33].

L’union de l’âme individuelle avec le principal organe de l’entendement et de la personnalité, appelé buddhi, est, nous le savons, la condition caractéristique de son existence indépendante ; aussi cette union se maintient-elle à travers toutes les vicissitudes que l’âme individuelle subit dans le cercle de la transmigration, et elle ne cesse qu’au moment où celle-ci rompt par la notion de la vraie science le charme qui l’attachait à la matière, pour se réunir à l’âme universelle. Dans le profond sommeil et quand a lieu la dissolution matérielle qui suit la mort, l’union de l’âme individuelle et de la buddhi est, pour ainsi dire, latente, mais elle se manifeste de nouveau au moment du réveil ou de la renaissance[34].

Mais que faut-il entendre précisément par la buddhi et le manas, et en quoi ces organes intellectuels diffèrent-ils l’un de l’autre ? La buddhi est avec le sentiment du moi, ou la conscience individuelle (ahamkâra), une fonction (vritti) du manas[35]. Dans leur ensemble, ces fonctions forment l’organe interne (antahkarana), qui sert d’attribut spécial aux âmes individuelles. Aussi cet organe est-il appelé indifféremment le manas, la buddhi, le discernement (vijnâna), ou la pensée (citta). Parfois, quand on veut l’analyser, on dit que le manas a l’examen pour fonction (samçayâdivrittika), et la buddhi la détermination (niçcayâdivrittika). En tout cas, l’existence de l’organe interne ou du manas est indispensable. Sans lui, il y aurait à la fois perception constante et absence de perception, car, d’une part, les objets des sens, qui sont les éléments de la perception, se trouveraient en correspondance directe avec l’âme, et les perceptions lui afflueraient constamment, tandis que, d’un autre côté, les perceptions transmises par chaque sens arriveraient toutes à la fois et s’annihileraient les unes les autres sans donner aucun résultat. Pour que ces conséquences n’aient pas lieu, il faudrait supposer que les facultés de l’âme ou des sens pussent être intermittentes ; mais c’est inadmissible pour l’âme, qui, comme nous l’avons vu, ne saurait subir de modifications, et cela l’est également pour les sens, dont l’action capricieuse ne s’expliquerait pas. Il en résulte que c’est le manas ou l’organe interne qui perçoit ou qui ne perçoit pas, selon qu’il s’applique ou non à recevoir les perceptions[36].

Néanmoins, ce sont les âmes elles-mêmes qui portent en elles le principe de l’action ; elles sont agents (kartâ)[37]. On objecte, il est vrai, que l’activité vient de la buddhi et non de l’âme, parce que celle-ci, jouissant du libre arbitre (svatantriya), ne ferait que ce qui lui est agréable et utile si elle était le point de départ de l’action, tandis que l’expérience prouve qu’il n’en est pas ainsi. Mais l’âme procède à l’égard des actes comme en ce qui concerne les perceptions ; c’est sans contrainte (aniyamena) qu’elle recueille les perceptions agréables ou désagréables, et c’est sans contrainte qu’elle accomplit les actes qui lui plaisent ou qui lui déplaisent. Et si l’on prétend que cette analogie va contre son but, parce que l’âme n’est pas libre dans le fait de la perception, attendu qu’elle dépend en cela des sens, il convient de répondre que les sens n’ont d’autre tâche que celle de déterminer la nature des objets, mais que la perception même est uniquement le fait de l’âme qui l’accomplit au moyen de l’intelligence dont elle est douée. Du reste, l’âme, dans ses actes, n’est pas absolument libre, parce qu’elle a à tenir compte des différentes conditions de lieu et de temps. Enfin l’âme individuelle aurait-elle à compter avec ses auxiliaires pour l’accomplissement de ses actes, que son activité et la liberté de son choix entre les actes agréables ou désagréables n’en seraient point entravées, car, bien qu’un cuisinier se serve de combustible, d’eau, etc., il n’en est pas moins vrai que c’est lui qui fait la cuisine[38].

Les védântins ajoutaient encore qu’en considérant la buddhi comme l’agent, on ne pourrait plus voir en elle un organe, car tout agent nécessite un organe pour l’exécution de ses desseins, et la buddhi ne saurait être l’un et l’autre en même temps[39].

L’activité dont sont douées les âmes individuelles ne tient pourtant pas essentiellement à leur nature ; autrement, elles ne pourraient pas plus s’en séparer que le feu ne se sépare de la chaleur, et elles n’obtiendraient jamais le souverain bien, qui consiste précisément pour elles à cesser d’être actives, car c’est de l’action que dérivent toutes les vicissitudes qu’elles éprouvent dans le cercle de la transmigration. Pour être délivrées, c’est-à-dire pour avoir la conscience de leur identité avec Brahma en perdant celle de leur personnalité, elles doivent être définitivement purifiées, éclairées et détachées, ce qui ne saurait avoir lieu si on les supposait essentiellement actives. Les âmes individuelles ne doivent donc leur activité qu’à la fausse attribution et à leur union avec les organes (upâdhi). Au point de vue de l’activité qu’elles possèdent, elles peuvent être comparées à des charpentiers qui exécutent leurs travaux au moyen d’instruments, comme des haches, etc. Les organes, tels que le manas, etc., sont les instruments qui servent aux œuvres des âmes individuelles, et ces instruments, elles les emploient ou les rejettent à leur gré[40].

Nous avons déjà vu que les âmes individuelles sont libres, du moins eu égard aux organes ; elles ne le sont pourtant que d’une manière très-relative, et les védântins se sont mis l’esprit à la torture, comme devaient le faire à leur tour les théologiens de l’Occident pour essayer de résoudre un problème à peu près analogue, afin de tâcher d’expliquer comment cette liberté est compatible avec la toute-puissance, ou pour mieux dire l’universalité absolue de Brahma. C’est, disent-ils, Brahma qui donne l’impulsion (kârayati) aux efforts que font les âmes individuelles vers le bien ou le mal, en tenant compte de ces efforts. Si les âmes individuelles n’agissent pas d’une manière uniforme dans ces efforts et qu’elles en recueillent des fruits différents, c’est que Brahma ne les influence que comme la pluie influence la croissance des plantes, dont les semences diverses n’ont rien de commun, bien que la cause qui les fertilise — à savoir la pluie — leur soit commune[41]. Sans la pluie, les plantes n’auraient pas cette diversité qu’on remarque dans leurs sucs nourriciers, dans leurs fleurs, dans leurs feuilles, dans leurs fruits, etc. ; mais elles ne l’auraient pas non plus sans les semences. De même, Brahma a dispensé le bien et le mal, en ayant égard aux efforts particuliers des âmes individuelles, efforts qu’on peut comparer aux semences, si l’on compare l’action directe de Brahma sur les âmes à celle de la pluie sur les plantes. Si l’on objecte qu’il y a contradiction à admettre à la fois que Brahma puisse avoir égard aux efforts des âmes individuelles et que l’activité de ces âmes n’est pas libre, les védântins répondent que, bien que l’activité des âmes individuelles ne soit pas indépendante, elles agissent pourtant, et Brahma donne l’impulsion à leur faculté d’agir, mais il ne donne cette impulsion à l’activité d’une âme quelconque qu’après avoir tenu compte de l’effort de cette âme ; il ne provoque, en un mot, un nouvel effort qu’en ayant en vue l’effort qui précède, et cela parce que le cercle de la transmigration n’ayant point eu de commencement, Brahma s’est toujours trouvé en présence d’un acte précédent, d’un fait accompli, avec lequel il a dû compter. D’ailleurs, s’il en était autrement, à quoi serviraient les prescriptions et les interdictions des livres sacrés ? Si les âmes individuelles étaient absolument dépendantes de Brahma et que celui-ci agît sans avoir égard à rien, il deviendrait la source directe du bien et du mal ; les Védas manqueraient d’utilité, et la main de l’homme elle-même serait un membre superflu[42].

Dira-t-on que si les âmes individuelles sont des parcelles de Brahma, si elles se trouvent, en ce qui le concerne, dans la relation des étincelles avec le feu dont elles jaillissent, les prescriptions et les interdictions des Védas ne serviraient à rien ? Demandera-t-on comment il se fait que Brahma n’agisse pas directement sur les âmes individuelles, sans avoir besoin de recourir à des intermédiaires ? Les védântins répondent que la nécessité des Védas tient au sentiment de la personnalité qui résulte pour les âmes individuelles de leur union avec le corps, laquelle résulte elle-même de l’ignorance. Cette ignorance dérobe aux âmes la notion de la différence qui les distingue de leurs attributs, tels que le corps et les sens, et leur donne par exemple l’illusion de la douleur quand le corps est brûlé ou coupé, douleur qu’on peut comparer à celle qu’on ressent pour les peines d’un fils ou d’un ami et qui viennent de ce qu’on se place à leur point de vue et qu’on se met imaginairement à leur place[43]. L’ignorance primordiale et le sentiment de la personnalité créent les distinctions qui existent entre les créatures ; celles-ci ont un but à atteindre qu’elles ignorent, et de là la nécessité des préceptes indiqués qui leur enseignent ce qu’elles doivent faire et éviter pour l’atteindre[44].

Si l’on objectait encore que toutes les âmes individuelles étant essentiellement identiques et dépendant d’un même maître, leurs œuvres et le fruit de ces œuvres devraient se confondre et être le même pour toutes, il convient de répondre que, si les âmes qui agissent et qui jouissent sont essentiellement unes, les corps auxquels elles sont jointes ne le sont pas. En d’autres termes, les attributs matériels des âmes individuelles ne constituent pas un genre, et dans leur union avec ces attributs les âmes elles-mêmes ne sauraient former un genre. Il s’ensuit que leurs œuvres et le fruit de ces œuvres ne peuvent pas leur être commun[45].

Nous terminerons, comme les Brahma-Sutras eux-mêmes, cet exposé des conditions d’existence des âmes individuelles, par la description des organes dont elles sont munies. Ces organes portent le nom générique de prânas. Les prânas sont, au même titre que le reste de la création, des modifications de Brahma[46]. Il y a onze prânas, qui sont : les cinq organes de perception, ou les subdivisions de la buddhi (buddhibhedâs) (correspondant à l’âme considérée comme jouissante), à savoir : l’ouïe, le toucher, la vue, le goût et l’odorat ; les cinq organes d’action (correspondant à l’âme considérée comme active), c’est-à-dire : la parole, la faculté de prendre, celle de marcher, celle de rejeter les excréments, et celle d’émettre la semence ; le manas, qui se subdivise, comme nous l’avons déjà vu, en manas, buddhi et ahamkâra, est le onzième prâna[47].

Les organes que nous venons d’énumérer sont ténus, c’est-à-dire subtils (sûkshma), et limités (parichinna) ; ce ne sont pourtant pas des atomes ; autrement leurs effets ne pénétreraient pas le corps entier[48]. Ils ne sont pas matériels (sthula), parce que, dans ce cas, les personnes qui se trouvent auprès d’un mourant les verraient s’échapper du corps[49].

Indépendamment des organes de jouissance et d’action qui sont rangés sous la dénomination générale de prânas, il y a le prâna proprement dit ou le prâna principal, qui diffère complètement des autres. Il correspond tout à la fois aux fonctions respiratoires et aux esprits vitaux des anciens physiologistes. D’après les védântins, ses principaux caractères distinctifs sont de veiller pendant que tous les autres organes sont endormis et de n’être jamais pénétré (âpta) par la mort. C’est lui qui soutient le corps, qui reste debout ou vivant tant qu’il réside en lui et qui tombe dès qu’il l’abandonne[50].

Le prâna principal est, lui aussi, une modification de Brahma[51].

De même que les sens sont comme les sujets de l’âme individuelle à laquelle ils prêtent leur concours pour qu’elle jouisse et agisse, le prâna est comme son ministre ; il est au service de l’âme, pour tout ce qui la concerne, et, par conséquent, il n’est pas libre. Du reste, le prâna ne pourrait être libre qu’à la condition d’être intelligent, mais il ne l’est pas davantage que les sens eux-mêmes[52].

Le prâna a cinq fonctions, à savoir : l’expiration (prâna) ; l’inspiration (apâna) ; celle qui est appelée vyâna et qui sert de trait d’union aux deux premières, ou qui s’exerce entre elles : le vyâna est fort (vîryavat), et il est la cause de l’œuvre (karmahetu) ; celle qui est appelée udâna et qui s’exerce de bas en haut : c’est avec son aide que l’âme quitte le corps ; enfin celle qui est appelée samâna et qui consiste à distribuer également entre tous les membres les sucs nourriciers[53]. De même que les sens, le prâna est subtil et limité, sans être un atome. Il n’est pas un atome, puisque ses fonctions s’exercent dans le corps entier ; il est subtil, puisqu’on ne l’aperçoit pas quand il quitte le corps[54].

Comme le védântisme prétendait se rattacher étroitement à la vieille religion védique et qu’il admettait l’existence des anciens dieux, déchus à la vérité du rang suprême pour devenir des créatures d’ordre supérieur faisant partie du cercle de la transmigration, on leur fit une certaine place dans la physiologie que nous venons d’esquisser. Ils président aux fonctions des organes de perception et d’action. On objectait, à la vérité, que les organes, ayant leur énergie propre (çakti), n’avaient pas besoin de la direction des dieux, mais les védântins répondaient par la comparaison suivante, qui n’est au fond qu’un jeu de mots : les chars aussi ont des çaktis, et pourtant ils sont dirigés par des bœufs[55]. On objectait encore que si les dieux présidaient aux sens, c’étaient eux et non pas l’âme individuelle qui en avait la jouissance. La réponse est que les dieux, présidant chacun à un sens distinct, ne sauraient jouir des sensations en général. Il n’y a que l’âme individuelle, qui est seule dans le corps, qui puisse réunir les perceptions et en profiter. Elle seule, du reste, éprouve le bien et le mal et fait provision de bonnes œuvres ou de péchés. Quant aux dieux, qui ont leur résidence spéciale au séjour de la puissance suprême, ce n’est pas dans ce corps imparfait qu’ils viennent chercher les jouissances[56].

Ici se termine notre résumé de la théorie des Brahma-Sûtras sur la création et sur la nature et les fonctions des choses créées, et principalement celles des âmes individuelles. Nous allons résumer à leur tour les indications fournies par le Vedânta-Sâra sur les mêmes sujets.

Paul Regnaud.
(À suivre.)

  1. Voir le n° de décembre dernier de la Revue philosophique.
  2. VI, 2-6.
  3. D’après Çankara, il s’agit de l’Être, créateur de la chaleur, des eaux et de la nourriture.
  4. L’âme universelle unie à la matière.
  5. Tasmâd vâ etasmâd âtmana âkâcah sambhûtah âkâcâd vâyuh vâyor agnihagner âpah adbhyah prthivî prthivyâ oshadhayah oshadhîbhyo’nnam’annâd retah retasah purushah sa vâ esha purusho’nnarasamayah.
  6. Tâ enam abruvann âyatanam nah prajânîhi yasmin pratishthitâ annam adâmeti.
  7. So’ po’ bhyatapat tâbhyo’ bhitaptâbhyo mûrtir ajâyata. Yâ vai sâ mûrtir ajâyatânnam vai tat.
  8. Sa etam eva sîmânam vidâryaitayâ dvâra prapadyate.
  9. Çankara. Com. sur les Brahma-Sûtras, II, 1, 36.
  10. id., ibid., II, 1, 19.
  11. Çankara. Com. sur les Brahma-Sûtras, II, 1, 20.
  12. id., ibid., II, 1, 14.
  13. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sûtras, II, 1, 24 et 25.
  14. id., ibid., II, 1, 32 et 33.
  15. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sutras, II, 1, 34.
  16. id., ibid., II, 1, 35.
  17. id., ibid., II, 3, 7.
  18. id., ibid., II, 3, 8.
  19. ''id., ibid., II, 3, 9.
  20. id., ibid., II, 3, 10.
  21. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sûtras, II, 3, 11 et 12.
  22. id., ibid., II, 3, 13.
  23. id., ibid., II, 3, 14.
  24. Voir plus haut.
  25. Comm. sur les Brahma-Sûtras, II, 3, 15.
  26. id., II, 4, 20.
  27. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sûtras, II, 1, 13.
  28. Cf. plus haut.
  29. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sûtras, II, 3, 47.
  30. id., ibid., II, 3, 16.
  31. id., ibid., II, 3, 17.
  32. id., ibid., II, 3, 18.
  33. id., ibid., II, 3, 29.
  34. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sûtras, II, 3, 30 et 31.
  35. id., ibid., II, 4, 6.
  36. id., ibid., II, 3, 32.
  37. id., ibid., II, 3, 33.
  38. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sûtras, II, 3, 33.
  39. id., ibid., II, 3, 38.
  40. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sûtras, II, 3, 40.
  41. Cf plus haut.
  42. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sutras, II, 3, 42.
  43. id. ibid., II, 3, 46.
  44. id. ibid., II, 3, 48.
  45. id. ibid., II, 3, 49.
  46. id. ibid., II, 4, 1-4.
  47. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sutras, II, 4, 6.
  48. C’est ainsi du moins que j’entends le passage suivant : na paramânutu­lyatvam krtsnadehavyâpikâryânupupattiprasangât. Çankara. Comm. sur les Brahma-Sutras , II, 4, 7.
  49. Çankara, ibid.
  50. id., ibid., II, 4, 17 et 18.
  51. id., ibid., II, 4, 8.
  52. id., ibid., II, 4, 10.
  53. Çankara. Comm., II, 4, 12.
  54. id., ibid., II, 4, 13.
  55. id., ibid., II, 4, 14.
  56. id., ibid., II, 4, 15 et 16.