LE SYSTÈME VEDÂNTA[1]


II. Les Autorités et les preuves.

I. La Brihad-Âranyaka et la Chândogya Upanishads.

Un trait distinctif de l’Upanishad que l’on considère généralement comme la plus ancienne, la Brihad-Âranyaka, c’est que les théories qui y sont exposées ne s’appuient pas, comme dans la plupart des documents postérieurs du même genre, sur une révélation divine. Elle contient bien trois listes de maîtres remontant jusqu’à Brahma, et qui semblent impliquer chez leur auteur l’intention de suggérer l’idée que les enseignements de l’Upanishad s’étaient transmis de précepteur à disciple à partir de l’être unique sous sa première manifestation anthropomorphe, c’est-à-dire sous la forme de Prajâpati ou du créateur ; mais ces listes sont probablement d’une date moins reculée que le reste de l’ouvrage, auquel elles n’auront été ajoutées qu’à une époque de discussion où l’on a senti le besoin d’en fonder l’autorité sur une base inébranlable. Toujours est-il qu’on ne rencontre nulle part ailleurs dans cette Upanishad de tentatives pour en rattacher les doctrines à une tradition régulière d’origine divine ; comme nous le verrons, au contraire, les autorités invoquées ne sortent jamais du cadre des anciens sages appartenant comme Yâjnavalkya, Uddâlaka Aruni, le roi Janaka, etc., à une période demi-légendaire, demi-historique, qui peut correspondre aux cinq siècles antérieurs à l’expédition d’Alexandre. Les auteurs de la Brihad-Âranyaka-Upanishad nous laissent donc l’impression de penseurs très-naïfs, très-sincères et assez peu mystiques, cherchant la vérité de bonne foi, plutôt pour eux-mêmes que pour autrui, et ne faisant point intervenir d’autorité surnaturelle à l’appui de leurs spéculations. Souvent ils dogmatisent et expriment des conceptions qu’ils se contentent d’affirmer ; souvent aussi ils dissertent, argumentent, ou bien invoquent des preuves sensibles et recourent à des exemples et à des comparaisons ; plus souvent enfin, ils s’autorisent des doctrines attribuées aux sages légendaires dont il vient d’être question. Quelquefois même, mais assez rarement, ils appellent en témoignage et commentent à leur guise, des textes empruntés aux Vedas ou aux Brâhmanas.

J’entrerai à cet égard dans quelques détails plus précis, et je citerai quelques exemples intéressants de ces modes primitifs de persuasion ou de démonstration.

Ordinairement, les enseignements qui sont empruntés à la tradition par la Brihad-Âran.-Up. sont précédés d’une certaine mise en scène qu’accompagnent des circonstances caractéristiques dont les côtés réels et parfois pittoresques contrastent avec la généralité et l’abstraction des exposés doctrinaux qui viennent ensuite. C’est ainsi qu’une leçon très-curieuse, sur la nature de l’âme suprême donnée par Yâjnavalkya[2] à l’une de ses femmes, a pour préambule le passage suivant (Brihad-Âran.-Up.. 4. 5, 1-4) :

« Yâjnavalkya avait deux femmes : Maitreyî et Kâtyâyanî. Maitreyî aimait à discourir sur Brahma, tandis que Kâtyâyani n’avait que l’intelligence (ou les préoccupations) d’une femme ordinaire. Or, Yâjnavalkya éprouva le désir d’embrasser un autre genre de vie.

Maitreyî, dit-il, voulant quitter cette situation de chef de maison, pour mener la vie de pèlerin[3], je vais partager ce que j’ai, entre toi et Kâtyâyanî.

Alors, Maitreyî lui dit : — Vénérable, si toute cette terre était à moi avec les richesses dont elle est pleine, serais-je immortelle pour cela ?

Oh ! non, non, répondit Yâjnavalkya, ta vie deviendrait pareille à celle des riches, mais la richesse ne donne pas même l’espoir de l’immortalité.

Maitreyî lui dit : — Puisque je ne deviendrais pas immortelle, au moyen de ces richesses, qu’en ferais-je ? Dis-moi seulement, vénérable, ce que tu sais de propre à me rendre immortelle[4]. »

Dans un autre passage (3. 1, 1-2), un concours est ouvert par Janaka, roi des Videhas[5], à l’occasion d’un sacrifice qu’il accomplit, afin de savoir quel est le plus instruit (anûcânatama) parmi les brâhmanes des Kurus et des Pancâlas[6] réunis autour de lui. Mille vaches aux cornes de chacune desquelles sont suspendus dix pâdas d’or[7] seront la récompense du vainqueur. Aucun des brâhmanes n’ose proclamer la supériorité de son savoir ; seul, Yâjnavalkya n’hésite pas à se dire le meilleur, le plus instruit des brâhmanes (bhrahmishtha) et à s’emparer du prix offert par le roi. Les autres concurrents, qui s’étaient tus jusque-là, trouvent alors le sage présomptueux ; ils veulent savoir s’il est aussi savant qu’il le prétend, et neuf d’entre eux, dont une brâhmanî (une femme de caste brâhmanique), l’interrogent tour à tour sur différents sujets relatifs à la nature de Brahma et à ses rapports avec le monde sensible. Les réponses que leur fait Yâjnavalkya, forment tout le troisième livre de la Brihad-Âran.-Up.

Ailleurs encore (Brihad-Âran.-Up. 6. 2, 1-16), la théorie de la transmigration et de la délivrance est esquissée par Pravahana Jaibali, roi des Pancâlas, contemporain de Janaka, dans les circonstances suivantes. Le roi s’étant rencontré à l’assemblée des Pancâlas avec Çvetaketu Aruneya qui, d’après la Chândyoya-Upanishad, (6. 1, 2) était un jeune brâhmane fier, orgueilleux de sa science et rempli de présomption[8], lui demande si son père l’a instruit et, sur sa réponse affirmative, lui pose différentes questions relatives à la vie future et au passage des êtres dans d’autres conditions d’existence. Çvetaketu, obligé d’avouer son ignorance, revient trouver son père Uddâlaka, auquel il fait part de l’échec éprouvé par son amour-propre. Uddâlaka n’y peut rien, car il a enseigné à son fils tout ce qu’il savait lui-même ; aussi prend-il la résolution de se rendre auprès de Pravahana en observant les rites à l’usage des disciples approchant de leur précepteur, afin d’apprendre la science qu’il ignore et, arrivé en présence du roi, il le prie de lui indiquer lui-même la réponse à faire aux questions qu’il a posées à Çvetaketu. Pravahana lui donne satisfaction, et sa leçon forme l’objet de la suite du chapitre.

Ces détails anecdotiques, qui intéressent autant l’histoire politique et sociale que l’histoire philosophique et religieuse de l’Inde ancienne, ne figurent pas, nécessairement, dans les passages où l’Upanishad invoque ou explique un texte emprunté aux Vedas ou aux Brâhmanas. Le morceau que je vais citer (1. 3, 28), fournira un exemple de la façon dont ces documents sont employés dans la Brih. Âr. Up.

« Il faut (dans une certaine cérémonie dont il vient d’être question) prononcer à voix basse les paroles suivantes empruntées aux Vedas : — « Fais-moi passer de ce qui n’est pas (ou du non-être) dans ce qui est (ou l’être), fais-moi passer des ténèbres dans la lumière, fais-moi passer de la mort dans l’immortel (l’immortalité), » Quand on dit, « fais-moi passer de ce qui n’est pas dans ce qui est, » ce qui n’est pas est la mort, ce qui est, est l’immortel ; c’est-à-dire, « conduis-moi de la mort dans l’immortel, rends-moi immortel. » Quand on dit « conduis-moi des ténèbres dans la lumière, » les ténèbres sont la mort, la lumière est l’immortel ; c’est-à-dire « conduis-moi de la mort dans l’immortel, rends-moi immortel. » Quand on dit « conduis-moi de la mort dans l’immortel, » il n’y a pour ainsi dire rien de caché (le sens est clair)[9] ».

D’autres fois, comme au livre 3, chapitre 4, versets 11 et suivants, les citations ont lieu sans commentaire et afin seulement d’appuyer une théorie qui vient d’être exposée.

Des preuves tirées de l’observation et de l’expérience se rencontrent assez fréquemment dans la Brih. Âr. Up., mais il est très-remarquable qu’en pareilles circonstances, les faits d’expérience sont toujours présentés comme les conséquences des assertions qu’ils confirment, et non pas comme la base des principes dont ces assertions sont inférées. C’est ce que feront voir les différents textes que je vais rapporter et traduire.

1. 4, 1. — « Au commencement, cet (univers) était l’âme (ou le moi) ; elle avait la forme humaine. Ayant regardé autour d’elle, elle ne vit pas autre chose qu’elle-même (ou l’âme, le moi). Elle dit d’abord « je suis celle-ci ; » de là fut produit le mot « je. » C’est pour cela qu’aujourd’hui encore, quand on est interpellé, on dit d’abord « c’est moi » (m. à m. je suis celui-là), puis l’on décline l’autre nom qu’on a en propre…[10] ».

1. 4. 2. — « Elle (l’âme sous forme humaine) eut peur. C’est pour cela qu’une personne seule a peur…[11] ».

1. 4. 3. — « Elle (l’âme) n’éprouvait pas de plaisir. C’est pour cela qu’une personne seule n’éprouve pas de plaisir… »[12].

Plus loin (1. 4. 7.), les auteurs de l’Upanishad voulant établir que l’ensemble des choses sensibles se divise en deux grandes catégories, le nom et la forme, diront :

« Cet (univers) n’était donc pas manifesté. Il se manifesta par le nom et la forme, de sorte qu’on pût dire « il a tel nom, telle forme. » Aujourd’hui encore, il se manifeste de manière qu’on puisse dire (pour désigner un objet quelconque), « il a tel nom, telle forme »[13].

Yâjnavalkya, dans un des passages où il est mis en scène (3. 7, 2), a recours au même procédé de démonstration, ou plutôt de confirmation.

« C’est l’air, dit-il, ô Gautama, qui est le fil par lequel ce monde-ci et l’autre, et tous les êtres sont reliés ensemble. C’est pour cela, ô Gautama, qu’on dit d’un homme mort, « ses membres sont détendus, » car l’air (les esprits vitaux), ô Gautama, est le fil qui les reliait[14]. »

Et aussi dans un autre passage (4. 3. 5) où, à cette question que lui pose Janaka : « Quelle est la lumière de l’homme (ou la lumière qui est l’homme, c’est-à-dire l’âme, par suite d’un jeu de mots sur le double sens de purusha, qui signifie homme et âme suprême) quand le soleil et la lune sont couchés et que le feu est éteint ? »

Il répond :

« La parole est sa lumière ; car c’est avec la parole comme lumière qu’il s’assied, se promène, fait sa besogne et revient chez lui. C’est pour cela, ô grand roi, que quand l’obscurité est telle qu’on ne distingue pas sa propre main, on se dirige là d’où vient la voix[15]. »

N’oublions pas non plus cette façon de montrer que les sens sont impuissants sans le concours de l’esprit (Brihad-Âran.-Up. 1. 5. 3.) :

« De ce qu’on dit — « ma pensée était ailleurs, je n’ai pas vu ; mon esprit était ailleurs, je n’ai pas entendu, » il résulte que c’est par la pensée seulement qu’on voit, c’est par la pensée qu’on entend[16]. »

Mais c’est dans la Chândogya-Upanishad (6. 7. 1-5), que nous trouvons l’exemple le plus curieux de cette sorte de contrôle par l’expérience d’affirmations présentées d’abord dogmatiquement. Uddâlaka Aruni veut que son fils Çvetaketu constate sur lui-même l’exactitude d’une théorie très-matérialiste en apparence qu’il vient développer devant lui et en vertu de laquelle la pensée a pour base la nourriture. Il lui dit :

« L’homme, ô mon ami, est composé de seize parties. Reste quinze jours sans rien manger, mais bois de l’eau à ta guise, car le souffle vital ayant l’eau pour base s’éteindrait si tu ne buvais pas. »

Il (Çvetaketu) resta quinze jours sans rien manger, puis il vint près de lui (son père) : — « Que dois-je dire (réciter comme leçon) ? » lui demanda-t-il. — « Les vers du Rig-Veda, du Yajur-Veda et du Sâma-Veda, ô mon ami, » répondit le père. — « Je ne les ai pas présents à l’esprit, dit-il. »

« Uddâlaka lui dit : — « De même, ô mon ami, qu’un seul charbon pas plus gros qu’un khadyota (sorte de mouche luisante), reste d’un grand bûcher, ne donnerait pas beaucoup de chaleur, de même, ô mon ami, il ne te reste qu’une seule partie des seize qui composaient l’homme en toi, et tu ne peux maintenant retenir les Vedas avec elle seule. Mange,

« Et tu me comprendras. » — Il (Çvetaketu) mangea, puis il vint trouver son père et lui fournit (récita) tout ce qu’il lui demanda. Il (Uddâlaka) lui dit : — « De même, ô mon ami, qu’on ferait flamber en le chargeant d’herbes sèches un seul charbon pas plus gros qu’un khadyota qui serait le reste d’un grand bûcher, et que par ce moyen il donnerait beaucoup de chaleur,

« De même, ô mon ami, il n’y avait qu’une seule partie qui restât des seize qui composent l’homme en toi ; l’ayant couverte (fournie) de nourriture, elle a flambé et, grâce à elle, tu retiens maintenant les Vedas. C’est que la pensée, ô mon ami, a pour base la nourriture…[17] »

À cet ordre de procédés démonstratifs se rattachent étroitement les exemples, les comparaisons et surtout les apologues dont on rencontre quelques ébauches dans les plus anciennes Upanishads. Le plus célèbre est celui de la lutte des sens et du souffle vital. Il en existe plusieurs versions peu différentes les unes des autres ; voici le résumé de celle de la Brih. Âr. Up. (6. 1, 1-14).

Les différentes facultés vitales, à savoir la voix, la vue, l’ouïe, l’organe de la pensée (manas), l’organe de la génération et le souffle vital (prâna) se disputèrent un jour sur la prééminence et vinrent trouver Brahma pour qu’il leur dît laquelle d’entre elles était la meilleure (vasishtha). C’est celle-là, leur répondit-il, en l’absence de laquelle le corps serait dans le plus mauvais état. Sur cette réponse, les facultés vitales, à commencer par la voix, sortent du corps chacune à leur tour pendant un an. Le corps est successivement muet, aveugle, sourd, eunuque et idiot, tout en restant en vie cependant. Mais quand vient le tour du souffle vital, aux mouvements qu’il fait pour partir, il jette un tel trouble dans les autres facultés qu’elles s’écrient : « Ne t’en va pas, nous ne pouvons pas vivre sans toi[18] ! » La conclusion désormais est facile à tirer : le souffle vital est le meilleur.

En fait de comparaisons proprement dites, la Brih. Âr. Up. (3, 9, 28) en établit une contre l’homme et l’arbre dont les détails sont originaux et les conclusions intéressantes.

« L’homme est, en vérité, pareil à l’arbre, au prince des forêts : ses cheveux (ou ses poils) sont (comme) les feuilles de l’arbre ; sa peau en est (comme) l’écorce extérieure ; de sa peau (entamée) jaillit le sang, comme la sève jaillit de la peau (entamée de l’arbre) ; quand il est blessé le sang coule, comme la sève quand l’arbre est blessé ; ses chairs sont (comme) les couches concentriques d’aubier ; l’écorce fibreuse est forte comme les tendons de l’homme ; ses os sont (comme) le bois intérieur (dur, par opposition à l’aubier) ; la moelle (des os de l’homme) est pareille à la moelle (de l’arbre). De même que l’arbre abattu repousse nouvellement de sa racine, de quelle racine repousse l’homme abattu par la mort ? Ne dites pas « de la semence », car cela (la semence) est produit par un homme vivant (et non par un mort, comme dans l’hypothèse en question) et l’arbre venant aussi de graine se reproduit aussitôt après qu’il est mort. Mais si l’on arrache l’arbre il ne repousse plus, de quelle racine donc (puisqu’il en faut une) repousse l’homme abattu par la mort ? Celui qui est né ne renaît plus (ne repousse plus comme d’une racine) ; qui donc lui rend de nouveau l’existence ? C’est Brahma, qui est l’intelligence, la félicité[19]. »

Cette autre comparaison empruntée à la Chândogya-Upanishad (6. 12, 4-3) mérite aussi d’être citée. Uddâlaka Aruni voulant donner à son fils Çvetaketu une idée de la nature de Brahma lui dit :

« Cueille un fruit de ce nyagrodha (ficus indica). — Voilà, vénérable. — Ouvre-le. — Je l’ai ouvert, vénérable. — Qu’y vois-tu ? — Comme de petites graines, vénérable. — Eh bien ! ouvre une de ces graines. — Je l’ai ouverte, vénérable. — Qu’y vois-tu ? — Pas la moindre chose, vénérable.

( Il (Uddâlaka) lui dit : — « Ô mon ami, ce grand nyagrodha que voilà sort pourtant du germe ténu que tu ne peux apercevoir dans cette graine.

« Crois-moi, mon ami, cette particule que l’univers a pour essence, qui est le vrai (et qui est semblable au germe du nyagrodha) c’est l’âme universelle ; tu es cela, ô Çvetaketu[20]. »

Enfin, on trouve aussi parfois dans les anciennes Upanishads l’emploi de la méthode déductive qui devait prendre plus tard tant de développement chez les commentateurs, comme le syllogisme dans la scolastique du moyen-âge. C’est ainsi que les auteurs de la {{lang|sa-Latn|Brihad-Âran.-Up., voulant prouver la différence de condition de l’être* divisé en sujet et objet et de l’être comprenant en soi le sujet et l’objet unifiés, développent leur raisonnement en ces termes (4. 5, 15) :

« Là où il y a comme dualité l’un voit l’autre, l’un sent l’autre, l’un goûte l’autre, l’un parle à l’autre, l’un entend l’autre, l’un pense l’autre, l’un touche l’autre, l’un connaît l’autre ; mais là où tout est l’âme universelle, comment voir quelqu’un (ou quelque chose), comment sentir quelqu’un, comment goûter quelque chose, comment parler à quelqu’un, comment entendre quelqu’un, comment penser quelqu’un, comment toucher quelqu’un, comment connaître quelqu’un ? Comment connaître celui par lequel on connaît cet univers[21] ? »

Voici un autre raisonnement fort original, sinon fort juste, tiré de la Chândogya-Upanishad (7, 8, 1).

« La force est supérieure à l’intelligence. Est-ce qu’un seul être doué de force n’en fait pas trembler cent doués d’intelligence ? Quand on est fort on se tient debout, quand on se tient debout on sert (un maître etc.), quand on sert on s’approche (d’un maître spirituel), quand on s’approche d’un maître spirituel on voit, on entend, on pense, on connaît, on agit, on comprend (par l’effet de ses enseignements). C’est par la force que la terre existe, c’est par la force que l’atmosphère existe, c’est par la force que le ciel (la voûte éthérée) existe, c’est par la force que les montagnes existent, c’est par la force que les dieux et les hommes existent, c’est par la force que le bétail, les oiseaux, les plantes et les arbres, les animaux sauvages jusqu’aux vers, aux papillons et aux fourmis existent, c’est par la force que le monde existe. Il faut adorer la force[22]. »

La Chàndogya-Upanishad, à laquelle nous venons de faire cet emprunt et qui présente à tous égards une très-grande ressemblance avec la Brih. Âr. Up., contient pourtant quelques particularités, quant à la manière d’autoriser ses doctrines, qu’il importe de signaler.

Dans deux chapitres différents (3. 11, 4 et 8. 15) dont l’un termine l’ouvrage, nous trouvons la formule suivante qui paraît correspondre aux listes de maîtres de la Brihad-Aranyaka-Up.

« Ceci (cet enseignement) a été dit (donné) à Prajâpati par Brahma, à Manu par Prajâpati et aux hommes par Manu[23] »

C’est, comme on le voit, affirmer très— explicitement que les leçons de l’Upanishad sont issues de la révélation divine. Il reste à savoir si nous n’avons pas là une interpolation d’une date postérieure aux autres parties du livre ; c’est, je dois le dire, une conjecture qui me paraît assez vraisemblable.

Une autre remarque à faire sur la même Upanishad, c’est la bizarrerie avec laquelle certaines doctrines y sont exposées non-seulement par des animaux, mais même par des choses inanimées, ce qui ne se concilie guère, il faut l’avouer, avec la révélation divine.

C’est ainsi que nous voyons tour à tour (4, 5-8) un taureau (rishaha)y le feu (du sacrifice) (agni), un cygne (hamsa) et un oiseau d’eau (madgu) donner à Satyakâma Jâbâla, des détails sur la nature de Brahma qu’ils identifient aux différentes parties de l’univers. Un peu plus loin (4, 11-13) les différents feux du sacrifice, le feu gârhapatya, le feu anvâhâryapacana et le feu âhavanîya, tiennent successivement un langage à peu près semblable. Dans l’état actuel de nos connaissances sur les textes et les idées des dernières périodes de l’époque védique, il est difficile de décider s’il faut voir dans ces étranges récits des sortes de symboles imaginés de toutes pièces et dont le sens est encore obscur ou problématique, ou bien les débris de légendes antérieures amalgamées aux idées philosophiques nouvelles.


II. Les Upanishads postérieures.

Dans la plupart des autres Upanishads qui, comme nous l’avons vu, sont postérieures à la Brihad-Aranyaka et à la Chàndogya, l’intention qu’ont eue les auteurs de s’appuyer avant tout sur la révélation est évidente.

Dans la Kaushîtaki-Up. (3e chapitre), c’est le dieu Indra lui-même qui enseigne à Pratardana, fils de Divodâsa, l’identité du souffle vital (prâna) et de l’âme individuelle (projnâ) avec lui-même, considéré comme l’être unique et éternel.

De même, dans la Bhrigu-Vallî, qui forme la dernière partie de la Taittirîya-Upanishad, Bhrigu, fils (adoptif) du dieu Varuna, vient trouver son père et lui demande de lui enseigner la science de Brahma[24] ; Varuna le satisfait en identifiant tour à tour Brahma à la nourriture (anna), au souffle vital (prâna), à la pensée (manas), à l’intelligence (vijnâna) et au bonheur (ânanda), c’est-à-dire aux différentes transitions par lesquelles passent les êtres avant de perdre leur individualité dans l’être universel.

La Praçna-Upmiishad, sans procéder d’une autorité aussi haute, puisqu’elle consiste dans les réponses que fait le sage Pippalâda aux questions que lui adressent six brahmanes désireux de connaître Brahma suprême (param hrahma), repose également sur la révélation car, à l’époque où elle a été composée, Pippalâda, à titre de chantre de l’Atharva-Veda, devait être considéré comme un auteur inspiré d’en haut.

La doctrine de la Katha-Upahishad, est exposée à Naciketas par Mrityu, ou la mort personnifiée, dans des circonstances singulières. Naciketas étant encore tout jeune (kumâra) voit son père donner aux brahmanes, comme salaire des sacrifices qu’ils célèbrent pour lui, des vaches mourant de soif et de faim, dont le lait a été trait et qui sont épuisées[25]. Il en conclut que ce défaut de libéralité aura pour effet de ne procurer à son père que des mondes dépourvus de bonheur (anandâ nama lokâh) et, pour éveiller son attention à cet égard, il lui demande à qui il le donnera lui-même, comme pour indiquer que ses dons ne sont pas suffisants et qu’il doit joindre son fils au bétail offert par lui aux prêtres. Le père saisit l’intention de reproche que contient, cette question et lui répond dans sa colère qu’il le donne à la Mort. Cette parole imprudente reçoit son exécution sur les instances de Naciketas lui-même, qui dit à son père pour le consoler : « L’homme se consume comme un grain (de blé ou de riz) et, comme un grain, il renaît[26]. » Arrivé chez la Mort, il est accueilli par elle avec les égards qu’on doit à un hôte et elle l’engage à présenter trois demandes qu’elle promet de satisfaire. Le premier vœu de Naciketas est que son père le reconnaisse quand la Mort le renverra[27] ; le second, est de connaître le feu (du sacrifice) qui procure le ciel[28], car ceux qui possèdent le ciel jouissent de l’immortalité[29] ; le troisième, enfin, est d’apprendre la science qui fait cesser le doute que l’on a sur la condition de l’homme après la mort, les uns disant ce il est (encore) », d’autres « il n’est plus[30]. » La Mort, qui consent volontiers à accomplir les deux premiers souhaits de Naciketas, fait des difficultés pour celui-ci. « Les. dieux eux-mêmes, dit-elle, ont éprouvé jadis des doutes à cet égard, car c’est une science difficile ; il s’agit de choses subtiles. Fais un autre choix[31] » Mais c’est en vain qu’elle insisté et lui offre en échange des fils et des petits-fils qui vivront cent ans, du bétail en quantité, des éléphants, de l’or, des chevaux, un vaste domaine, une vie aussi longue qu’il peut le désirer, tout ce qu’il y a d’exquis dans le monde des mortels, des femmes montées sur des chars, ayant avec elles des instruments de musique et que les hommes ne sauraient rencontrer nulle part, — tout en un mot, excepté les secrets de la mort[32]. Naciketas, dont la situation n’est pas sans analogie avec celle d’Hercule ayant à se décider entre le Vice et la Vertu, ne succombe pourtant pas à de telles tentations. « Non, répond-il, la vie, quelque complète qu’elle soit, est peu de chose ; garde pour toi les montures, les danses et les chansons ; ce n’est pas la richesse qui doit réjouir l’homme… Le désir que j’ai exprimé est le seul dont je veuille la réalisation[33]. » La Mort finit par céder et le reste de l’Upanishad est consacré aux enseignements qu’elle donne à son hôte sur la nature de l’âme suprême.

Dans la Mundaka-Upanishad l’entrée en matière n’est pas entourée de circonstances d’un intérêt aussi général que celles dont je viens de présenter l’analyse, mais en revanche elle est aussi décisive, que possible pour le point spécial qui nous occupe. On ne saurait, en effet, s’appuyer plus explicitement sur l’autorité de la révélation que ne l’ont fait les auteurs de cet ouvrage dans les versets suivants qui en forment le début.

« Brahma (masculin)[34], le premier des dieux, se manifesta comme l’auteur de l’univers et le gardien du monde. Il enseigna à Atharvan, son fils aîné, la science de Brahma (neutre) qui est la base de toute science.

« Cette science de Brahma, que Brahma avait enseignée à Atharvan, Atharvan renseigna d’abord à Angir (ou Angiras) ; celui-ci l’enseigna à Bhâradvâja Satyavâha, et Bhâradvâja enseigna (cette science) supérieure et inférieure (c’est-à-dire, qui embrasse tout) à Angirasa.

« Çaunaka, le grand chef de maison, s’étant approché d’Angirasa selon les règles (prescrites aux disciples à l’égard des précepteurs), lui fit cette question : « Quel est celui, ô vénérable, par la notion duquel tout cet univers est connu[35] ? »

Mais la science de Brahma, telle qu’on la comprenait à l’époque où ces dernières Upanishads ont été rédigées, n’était plus de nature, en raison même du caractère surnaturel et révélé qu’on était enclin de plus en plus à lui attribuer, à trouver des adeptes persuadés à l’aide des seules lumières de la raison ou confiants dans les leçons des anciens sages, comme cela pouvait avoir eu lieu à une période antérieure. Il fallait surtout, maintenant, pour que cette science devînt réelle et efficace, pour qu’elle produisit la métamorphose psychologique qui en est simultanément la condition et le résultat et dont nous aurons à nous occuper plus tard, le concours des forces mystiques et spontanées qui tiennent de l’intuition et de la foi religieuse. C’est ce qu’indiquent les textes suivants que nous emprunterons encore aux mêmes Upanishads.

Katha-Up. 1. 2, 23. — « Cette âme universelle ne peut être perçue ni par l’audition des leçons du maître, ni par la mémoire, ni à l’aide d’une grande science. C’est par elle-même — elle, l’objet désiré — que l’âme universelle peut être perçue. L’âme (de celui qui la désire ainsi) reconnaît alors sa propre essence[36].

2. 3, 9. — « Sa forme ne tombe pas sous le regard, nul ne le voit (Brahma ou l’âme universelle) par les yeux ; c’est par le cœur, par la réflexion, par la pensée (de celui qui se porte vers lui) qu’il devient perceptible[37]. »

2. 3, 12 et 13. — « Ce n’est pas par la parole, la pensée ou la vue qu’on peut l’obtenir. Comment le concevoir autrement qu’en disant, « il est ? »

« On peut le concevoir en disant, « il est » et en formant une vraie notion des deux (formes de Brahma ; sa forme sensible et sa forme idéale). La vraie notion (de Brahma) se présente à celui qui l’a conçu en disant, « il est[38]. »

Cependant, les propagateurs de la science suprême enseignée dans les Upanishads ne devaient pas se préoccuper seulement de fonder l’autorité de la doctrine ; ils avaient aussi à en maintenir l’intégrité et à en assurer la transmission. C’est un souci qu’ils n*ont pas négligé, comme l’attestent les prescriptions suivantes destinées à garantir la perpétuité de la tradition orthodoxe.

Mundaka-Upanishad (1. 2, 12 et 13).

« Le brahmane qui s’est convaincu que les mondes (c’est-à-dire le séjour dans des mondes successifs, la transmigration) sont accumulés par les œuvres (et qui en connaît l’inanité) se vouant au renoncement (consistant à penser), « rien n’est ici-bas qui ne soit le résultat de l’œuvre, » doit, afin d’obtenir cette science (celle de l’âme suprême), venir, le combustible du sacrifice à la main, trouver un précepteur versé dans la tradition sacrée et plongé dans Brahma.

« Ce sage enseigne (à son disciple), qui l’approche avec un esprit calme et apaisé, cette science réelle de Brahma[39]… »

Katha-Upanishad (1. 2. 7-9). « Beaucoup ne sauraient l’entendre (comprendre Brahma) et beaucoup de ceux mêmes qui l’entendent (définir par leurs précepteurs) ne le connaissent pas. Il est extraordinaire de voir quelqu’un qui l’ait bien conçu tout en le définissant ; il est extraordinaire de voir quelqu’un qui le connaisse après avoir reçu les enseignements d’un maître habile.

« Il n’est pas facile à connaître quand il est enseigné par un homme inférieur, car il est l’objet de diverses conceptions ; mais quand il est enseigné (par un maître habile. Com.) avec ses caractères distinctifs, ce résultat n’est pas possible (on le connaît aisément).

« Cette théorie (la science de Brahma) ne doit pas être formée par le raisonnement, mais pour la bien connaître, il faut qu’elle soit enseignée par un autre (un maître en possession de la tradition, d’après le commentaire)[40] ».

Ces textes montrent que des maîtres se réservaient dès lors avec un soin jaloux la direction du vedântisme ; l’école était constituée et les documents auxquels nous allons passer en sont les œuvres.


III. Le Vedântisme systématisé.

Malgré le précepte de la Katha-Upanishad cité plus haut, en vertu duquel la science de l’âme suprême ne doit pas s’acquérir par le raisonnement, le moment vint où les vedântins jugèrent nécessaire de controverser contre les écoles rivales et de raisonner tous les points de la doctrine pour établir, contrairement à celles-ci qui avaient la même prétention, qu’elle découlait à titre exclusif des livres sacrés. C’est une des principales raisons, sans doute, qui donna lieu à la rédaction des Vedânta-Sûtras. Cet ouvrage forme une suite de déductions reposant implicitement ou explicitement sur les différentes sortes d’autorités et de preuves dont nous avons vu l’emploi dans les plus anciennes Upanishads, mais rangées désormais sous les quatre catégories scolastiques suivantes : la çruti ou la révélation comprenant tous les livres védiques, c’est-à-dire les hymnes, les Brâhmanas et les Upanishads ; la smriti ou la tradition autorisée, se composant surtout des livres de lois, comme celui de Manu ; le pratyakshà ou la perception et l’anumana ou la déduction. Mais nous devrons avoir recours aux commentaires de Çankara pour savoir quels sont, au point de vue du vedântisme, les rapports mutuels et la hiérarchie de ces différents moyens d’acquérir la certitude.

L’analyse avait été poussée assez loin bien avant l’époque du célèbre théologien pour qu’on sût que le Vedânta, comme toutes les croyances dogmatiques en général, ne pouvait reposer que sur la seule autorité de la tradition d’origine humaine ou divine, ou sur la çruti et la smriti réunies sous la désignation commune d’âgama, C’est ce que Çankara établit de la manière suivante dans la préface de la Brihad-Aranyaka-Upanishad}.

« Cette science,[41] dit-il, n’est pas du domaine de la perception ; autrement elle n’aurait pas de contradicteurs. En effet, si la réalité de l’âme tombait sous les sens, les matérialistes et les buddhistes ne pourraient pas dire « il n’y a pas d’âme. » On ne saurait dire, par exemple, à propos d’un pot qu’on a sous les yeux, « ce pot n’est pas, » Mais l’âme n’étant pas un objet sensible, la perception ne peut pas en prouver l’existence. La déduction logique (ayant la perception pour point de départ) ne saurait non plus servir de preuve en pareille matière ; car si l’on affirme que l’existence de l’âme est établie par la çruti au moyen d’arguments, et que ces arguments résultent de la perception, nous disons que c’est une erreur. On ne se rend pas compte, en effet, par les sens de l’existence de l’âme sujette à la transmigration, et ceux qui présentent l’objection en question, quoique l’existence de l’âme soit prouvée par la tradition védique et par des preuves ordinaires indiquées par les Vedas, s’imaginent à tort que la perception du moi et les preuves empruntées aux Vedas sont le fruit de leur propre intelligence, et que l’existence de l’âme est établie par la perception et la déduction[42]. »

Mais si la perception et la déduction ne peuvent servir de base au système même, il est permis d’en user à l’intérieur des dogmes qui le circonscrivent. Çankara le constate en ces termes, dans un passage de son commentaire sur le deuxième sûtra des Vedânta-Sûtras :

« Les préceptes du Vedânta établissant que (Brahma) est l’auteur de la création, de la conservation et de la destruction du monde, il n’est pas interdit d’employer comme moyen de preuve la déduction logique en harmonie avec ces préceptes, afin d’en confirmer la compréhension. Le raisonnement, en effet, est d’accord avec la çruti. Les passages tels que ceux-ci qui s’y trouvent, « Il faut entendre (les enseignements relatifs à l’âme suprême], il faut y réfléchir, » montrent que l’intelligence humaine est l’auxiliaire (de la science) de l’âme suprême. Il n’en est pas ici comme pour le désir de connaître le devoir (le système de la Pûrva-mîmâmsâ qui suppose et favorise la transmigration), où la çruti seulement et ce qui en dépend sert de preuve ; en ce qui regarde le désir de connaître Brahma (le système Vedânta), la çruti et ce qui en dépend, ainsi que la perception et ce qui en dépend, servent de preuves correspondantes[43]. »

En ce qui concerne la smriti, Çankara (Com. sur les Vedânta-Sûtras 2. 1. 1) divise en deux classes les ouvrages qui sont rangés cette dénomination générique. Les uns, rédigés par les grands sages et interprétés par les savants, tels que les lois de Manu, servent à atteindre un but qu’on a en vue (le passage dans des mondes meilleurs par la transmigration, par exemple) et, par conséquent, sont utiles (sâvakâça). D’autres, qui ont été composés à la suite de ceux-là, comme les sûtras de Kapila relatifs au système Sâmkhya, et qui admettent comme cause du monde la nature inconsciente et maîtresse d’elle-même (acetanam pradhânam svatantram jagatah karânam), ne servent à l’accomplissement d’aucune pratique ayant le bien de l’homme pour conséquence et ne sont d’aucun usage (anavakâca).

Çankara établit encore (Com. sur les Vedânta-Sûtras 2. 4. 11) qu’on ne doit pas argumenter à l’aide du raisonnement seul sur une question qu’on peut résoudre avec les livres autorisés (ou la révélation) car, les conceptions étant libres, les raisonnements qui ne reposent pas sur ces livres et dépendant seulement des conceptions de l’homme n’ont pas de base fixe[44].

Le Vedânta-Sâra, postérieur de beaucoup à Çankara et ayant tous les caractères d’un manuel, a resserré le système vedântique dans ses plus étroites limites et lui a donné la plus grande consistance logique dont il fût susceptible. Aussi l’auteur va-t-il droit au but en matière d’autorité ; il n’en connaît d’autres que la çruti, représentée par les Upanishads et les Vedânta-Sûtras qui en dépendent[45].

Tout ce qui suit est en parfaite harmonie avec ce principe par lequel l’ouvrage débute. Le néophyte vedântin doit, pour pouvoir être initié à la doctrine, se trouver dans certaines dispositions d’esprit qui sont minutieusement décrites et prescrites et qui impliquent l’adhésion préalable aux points principaux de la métaphysique vedântique. Du reste, une de ces dispositions est la foi (çraddhâ), c’est-à-dire la confiance dans les préceptes de son maître spirituel et ceux du Vedânta[46].

Le catéchumène conserve bien une certaine activité intellectuelle dont les modes sont l’audition (çravana), la réflexion (manana), la contemplation (nididhyâsana), et la méditation (samâdhi) ; mais cette activité est circonscrite dans des limites si étroites et si bien définies qu’elle exclut, à vrai dire, toute liberté.

Ainsi l’audition de la doctrine enseignée par le précepteur à son disciple est soumise à des conditions scolastiques qui ne permettent pas à celui-ci de perdre de vue l’objet à atteindre, c’est-à-dire la notion de l’unité de l’être.

La réflexion est définie comme étant « la pensée s’appliquant sans interruption à l’être unique à la suite de la leçon orale dont il a fait l’objet, avec des considérations conformes au Vedânta[47] ».

La contemplation « est le courant homogène de l’intelligence qui a pris la forme de (ou qui réfléchit) l’être unique dégagé de l’idée hétérogène de corps ou de toute autre semblable[48] ».

Quant à la méditation, elle est de deux sortes : celle où l’on tient compte encore de la distinction du sujet et de l’objet (savikalpaka), et celle où l’on ne s’aperçoit plus de cette distinction (nirvikalpaka).

La première consiste dans a un état durable où les modifications de la pensée qui ont pris la forme de l’être unique n’ont pas en vue l’extinction de la différence entre le connaisseur et (l’objet de) la connaissance, etc.[49] ».

La seconde est au contraire a un état durable où les modifications de la pensée qui ont pris la forme de l’être unique ont en vue l’extinction de la différence entre le connaisseur et (l’objet de) la connaissance, avec parfaite unification (de l’être et de l’intelligence qui le comprend)[50] ».

Dans tous les cas, on le voit, la pensée ne peut plus s’écarter du but vers lequel elle est dirigée. D’ailleurs, l’orthodoxie repose sur des textes précis et considérés comme sacrés ; l’intelligence n’a plus la liberté de ses mouvements, et la doctrine vedântique, après avoir exercé longtemps les facultés créatrices et organisatrices de l’esprit humain, en est arrivée désormais à les rendre inutiles et tend à les anéantir. C’est le résultat auquel aboutissent fatalement les systèmes fondés avant tout sur la tradition devenue le véhicule de conceptions dogmatiques ou mythiques à l’origine. Le vedântisme était dans ce cas et l’on ne doit pas s’étonner s’il produisit de telles conséquences après mille ans de spéculations de moins en moins originales et de moins en moins libres.

(À continuer.)
Paul Regnaud.
  1. Voir la Revue philosophique du 1er juin 1876.
  2. Maître célèbre dont il est très-souvent question dans le Çatapatha-Brâhmana, ouvrage où se trouve compris la Brihad-Âranyaka-Up. Les Indous lui attribuent un code de lois qui a été publié et traduit en allemand par Stenzler (Berlin, 1849), mais dont la rédaction sous sa forme actuelle ne remonte qu’aux premiers siècles de l’ère chrétienne.
  3. Ou de religieux mendiant. C’est le quatrième état de la vie brâhmanique. Voir les lois de Manu.
  4. Atha ha yâjñavalkasya dve bhârye babhûvatur maitreyî ca kâtyâyanî ca tayor ha maitreyî brahmavâdinî babhûva strîprajñaiva tarhi kâtyâyany atha ha yâjñavalkyo’nyad vrttam upâharishyan. Maitreyîti hovâca yâjñavalkyah pravrajishyan va are’ham asmât sthânâd asmi hanta te’nayâ kâtyâyanyântam karavânîti. Sâ hovâca maitreyî yan me ma iyam bhagoh sarvâ prthivî vittena pûrnâ syât syâm nv aham tenâmrtâho neti neti hovâca yâjnavalkyo yathaivopakaranavatâm jîvitam tathaiva te jîvitam syâd amrtatvasya tu nâçâsti vitteneti. Sa hovâca maitreyî yenâham nâmrtâ syâm kim aham tena kuryâm yad eva bhagavân vettha tad eva me vibrûhîti.
  5. Peuple qui habitait au nord du Gange, dans la contrée appelée aujourd’hui Tirhut. La capitale des Videhas était Mithilâ.
  6. Noms de deux autres peuples très-puissants durant la période des Brâhmanas et qui résidaient dans la partie orientale de l’Inde.
  7. Sorte de poids équivalant à 11 grammes environ.
  8. Mahâmanânûcânamânî stabdhah.
  9. Sa… etâni japet asato mâ sad gamaya tamaso mâ jyotir gamaya mrtyor mâmrtam gamayeti sa yadâhâsato mâ sad gamayeti mrtyur vâ asat sad amrtam mrtyor màmrtam gamayâmrtam mâ kurvity evaitad âha tamaso mâ jyotir gamayeti mrtyur vai tamo jyotir amrtam mrtyor mâmrtam gamayâmrtam mâ kurvity evaitad âha mrtyor mâmrtam gamayeti nâtra tirohitam ivâsti.
  10. Âtmaivedam agra âsît purushavidhah so’ nuvîkshya nânyad âtmano’ paçyat so’ ham asmîti agre vyâharat tato’ ham namâbhavat tasmâd apy etarhy âmantrito’ ham ayam ity evâgra uktvâthânyan nâma prabrûte yad asya bhavati.
  11. So’ bibhet tasmâd ekâkî bibheti.
  12. Sa vai naiva reme tasmâd ekâkî naramate.
  13. Tad dhedam tarhy avyâkrtam âsît tan nâmarûpâbhyâm eva vyâkriyatâsau nâmâyam idamrûpa iti tad idam apy etarhi nâmarûpâbhyâm eva vyâkriyate’sau nâmâyam idamrûpa iti.
  14. Vâyunâ vai gautama sûtrenâyam ca lokah paraç ca lokah sarvâni ca bhûlâni sa'mdrbdhâni bhavanti tasmâd vai gautama purusham pretam âhur vyasramsishatâsyângânîti vâyunâ hi gautama sûtrena samdribdhâni bhavanti.
  15. Astam ita âditye yâjñavalkya candramasy astamite çânte’ gnau kim jyotir evâyam purusha iti vâg evâsya jyotir bhavatîti vâcaivâyam jyotishâste palyayate karma kurute vipalyetîti tasmâd vai samrâd api yatra svahnir na vinirjñâyate’ tha yatra vâg uccarayaty upaiva tatra nyeti.
  16. Anyatramanâ abhûvam nâdarçam anyatramanâ abhûvam nâçrausham iti manasâ hy eva paçyati manasâ çrnoti.
  17. Shodaçakalah somya purushah pañcadaçâhâni mâçîh kâmam apah pibâpomayah prâno na pibato vicchetsyata iti. Sa ha pañcadaçâhâni nâçâtha hiainam upasasâda kim bravîmi bho ity rcah somya yajumshi sâmânîti sa hovâca na vai mâ pratibhânti bho iti. Tam hovâca yathâ somya mahato’bhyâhitasyaiko ngàrah khadyotamâtrah pariçishtah syât tena tato’ pi na bahu dahed evam somya te shodaçânâm kalànâm ekâ kalâtiçishtâ syât tayaitarhi vedân nânubhavasy açâna. Atha me vijnâsyasîti sa hâçâtha hainam upasasâda tam ha yat kim ca papraccha sarvam ha pratipede tam hovâca. Yathà somya mahato’ bhyâhitasyaikam angâram khadyotamâtram pariçishtam tam trnair upasamâdhâya prâjvalayet (sic) tena tato’ pi bahu dahet. Evam somya te shodacânâm kalânâm ekà kalâtiçishtâbhût sànnenopasamâhitâ pràjvâlît tayaitarhi vedân anubhavasy annamayam bi somya manah.
  18. Ma bhagava ulkramir na vai çakshyâmas tvadrte jîvatum.
  19. Yathâ vrksho vanaspatis tathaiva purusho’ mrshâ, tasya lomâni parnâni tvag asyotpâtikâ vahih ; tvaca evâsya rudhiram prasyandi tvaca utpatah tasmât tad âtrnât praiti raso vrkshâd ivâhatât ; mâmsâny asya çakarâni kimâtam snâva tatsthiram, asthîny antarato dârûni, majjâ majjopamâ krtâ ; yad vrksho vrkno rohati mûlân navatarah punah, martyah svin mrtyunâ vrknah kasmân mûlât prarohati ; retasa iti ma vocata jîvatas tat prajâyate, dhânârûha iva vai vrksho ’njasâ pretya sambhavah; yat samûlam âvrheyur vrksham na punar âbhavet, martyah svin mrtyunâ vrknah kasmân mûlât prarohati ; jâta eva na jâyate ko ’nv enam janayet punah, vijnânam ànandam brahma.
  20. Nyagrodhaphalam ata âharetîdam bhagava iti bhindhîti bhinnam iti kim atra paçyasîty anvya ivemâ dhânâ bhagava ity âsâm angaikâm bhindhîti bhinnâ bhagava iti kim atra paçyasîti kim cana na bhagava iti. Tam hovâca yam vai somyaitam animânam na nibhâlayasa etasya vai somyaisho’ nimna evam mahânyagrodhas tishthati. Çraddhatsva somyeti sa ya esho’ nimaitadâtmyam idam sarvam tat satyam sa âtmâ tat tvam asi çvetaketo.
  21. Yatra hi dvaitam iva bhavati taditara itaram paçyati taditara itaram jighrati taditara itaram rasayate taditara itaram abhivadati taditara itaram çrnoti taditara itaram manute taditara itaram sprçati taditara itaram vijânâti yatra tv asya sarvam âtmaivâbhût tat kena kam paçyet tat kena kam jighret tat kena kam rasayet tat kena kam abhivadet tat kena kam çrnuyât tat kena kam manvîta tat kena kam sprçet tat kena kam vijànîyâd yenedam sarvam vijânâti tat kena vijânîyât.
  22. Balam vâva vijñânâd bhûyo’ pi ha çatam vijñânavatâm eko balavân kampayate sa yadâ balî bhavaty athotthâtâ bhavaty uttishthan paricaritâ bhavati paricarann upasattâ bhavaty upasîdan drashtà bhavati çrotâ bhavati mantâ bhavati boddhâ bhavati kartâ bhavati vijñâtâ bhavati balena vai prthivî tishthati balenàntariksham balena dyaur balena parvatâ balena devamanushyâ balena paçavaç ca vayâmsi ca trnavanaspatayah çvâpadâny â kîtapatangapipîlakam balena lokas tishthati balam upâsveti.
  23. Tad dhaitad brahmâ prajâpataya uvâca prajàpatir manave manuh prajàbhyah.
  24. Adbîhi bhagavo brahmeti.
  25. Pîtodakâ jagdhatrnâ dugdhadohâ nirindriyàh.
  26. Sasyam iva martyah pacyate sasyam ivàjàyate punah.
  27. Tvatprasrshtam màbhivadet (pità), pratitah.
  28. Agnim svargyam.
  29. Svargalokâ amrtatvam bhajantê.
  30. Yeyam prête vicikitsâ manushye’ stîty eke nayam astîti caike etadvidyàm anuçishtas tvayâham varânâm esha varas trtîyah.
  31. Devair atrâpi vicikitsitam purâ na hi suvijñeyam anur esha dharmah anyam varam naciketo vrnîshva.
  32. Çatàyushah putrapautrân vrnîshva bahûn paçûn hastihiranyam açvân, bhumer mahad âyatanam vrnîshva svayam ca jîva çarado yâvad icchasi… ye ye kâmâ durlabhâ martyaloke sarvàn kàmâmc chandatah prârthayasva, imâ râmâh sarathâh satûryâ nahîdrçà lambhanîyâ manushyaih, âbhir matprattâbhih paricârayasva naciketo maranam mànuprâkshîh.
  33. Api sarvam jîvitam alpam eva, tavaiva vâhâs tava nrtyagîte ; na vittena tarpanîyo manushyo… varas tu me varanîyah sa eva.
  34. Dieu mythologique et anthropomorphe qui fait partie de la trinité indienne et qu’il ne faut pas confondre avec Brahma (neutre), personnification, ou plutôt désignation philosophique et abstraite de l’âme suprême et universelle.
  35. Brahmâ devânàm prathamah sambabhûva viçvasya kartà bhuvanasya goptâ, sa brahmavidyàm sarvavidyâpratishthâm atharvàya jyeshthaputràya prâha. Atharvane yàm pravadeta brahmâtharvà tâm purovâcângire brahmavidyàm, sa bhàradvàjâya satyavâhâya pràha bhàradvâjo’ nigirase paràvarâm. Çaunako ha vai mahâçâlo’ ngirasam vidhivad upasannah papraccha, kasmin nu bhagavo vijñàte sarvam idam vijnâtam bhavatîti.
  36. Nâyam âtmâ pravacanena labhyo na medhayâ na bahunâ çrutena, yam svaisha vrnute tena, labhyas tasyaisha âtmâ vrnute tanûm svâm.
  37. Na samdrçe tishthati rûpam asya na cakshushà paçyati kaç canainam, hrdâ manîshà manasâbhikliptah.
  38. Naiva vâcâ na manasâ prâptum çakyo na cakshushâ, astîti bruvato’ nyatra katham tad upalabhyate. Astîty evopalabdhavyas tattvabhâvena cobhayoh, astîty evopalabdhasya tattvabhâvah prasîdati.
  39. Parîkshya lokân karmacitân bràhmano nirvedam âyan nâsty akrtah krtena, tadvijñiânârtham sa gurum evâbhigacchet samitpânih çrotriyam brahmanishtham. Tasmai sa vidvân upasannâya samyak praçântacittàya çamànvitâya… provâca tâm tattvato brahmavidyâm.
  40. Çravanâyâpi bahubhir yo na labhyah çrnvanto’ pi bahavo yam na vidyuh, âçcaryo vaktâ kuçalo’ sya labdhâçcaryo jñàtâ kucalânuçishtah. Na narenâvarena prokta esha suvijñeyo bahudhâ cintyamânah, ananyaprokte gatir atra nâsti. Naisha tarkena matir âpaneyâ (sic) proktânyenaiva sujnànâya.
  41. Celle de l’existence de l’âme indépendamment du corps et par suite celle du Vedânta qui repose en partie sur ce principe.
  42. Introduction au commentaire sur la Brihad-Aranyaka-Upanishad ;traduction Röer, p. 3 et 4.
  43. Satsu tu vedàntavâkyeshu jagato janmâdikâranavâdishu tadarthagrahanadàrdhâyânumânam api vedântavâkyâvirodhi pramànam bhavan na nivâryate. Çrutyaiva ca tarkasyâpy abhyupetatvât. Tathâ hi crotavyo mantavya itiçrutih… iti ca purushabuddhisâhâyyam âtmano darçayati. Na dharmajijñâsâyâm iva çrutyudaya eva pramànam brahmajijñâsâyâm kim' tu çrutyâdayo’ nubhavàdayaç ca yathâsambhavam iha pramànam.
  44. Nâgamagame rthe kevalena tarkena pratyavashthâtavyam yasmân nirâgamàh purushotprekshâmâtranibandhanâs tarkâ apratishthitâh sambhavanty utprekshâyâ nirankuçatvât.
  45. Vedânto nâma upanishatpramânam tadupakàrîni çârîrakâdîni ca.
  46. Guruvedântavâkyeshu viçvâsah çraddhâ.
  47. Mananam tu çrutasyâdvitîyavastuno vedântânugunayuktibhir anavaratam anucintanam.
  48. Vijâtîyadehâdipratyayarahitâdvitîyavastuni tadâkârâkâritàyà buddheh sajâtîyapravâho nididhyâsanam.
  49. Tatra savikalpo nâma jñâtrjñânâdivikalpalayânapekshayâdvitîyavastuni tadâkârâkâritâyâç cittavrtter avasthânam.
  50. Nirvikalpas tu jñâtrjñânàdibhedalayâpekshayâ advitîyavastuni tadàkâràkàritâyâ buddhivrtter atitarâm ekîbhavenâvasthànam.