Études de langue française/De la Langue de Corneille

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 117-178).

De la Langue de Corneille

Les poètes qui passent à la postérité n’y arrivent pas tout entiers ; pour elle les essais, les intentions heureuses, ne sont rien : elle n’admet et ne consacre que des résultats.

À ses yeux, Corneille est le père de notre tragédie, celui qui le premier a substitué aux imitations froides et sans vie du théâtre de Sénèque, des chefs-d’œuvre d’action et de style, où les passions humaines se produisent avec leur véritable caractère, leur véritable langage, où le cœur parle et anime tout.

La critique voit dans Corneille plus encore ; né avec le xviie siècle, il semble chargé seul de l’immense tâche de constituer toute la littérature de ce temps. Il écrit d’aimables comédies avant Molière ; dans ses Examens, réellement dignes de ce nom, il censure avec bonne foi et ingénuité ses propres ouvrages, ramène toujours aux principes supérieurs de la littérature et de l’art les questions de détails, et devient le législateur de nos écrivains dramatiques, après en avoir été le modèle. On trouve dans ses œuvres des poésies galantes, médiocres, c’est une nécessité du genre, mais moins mauvaises que celles de ses contemporains ; d’excellentes épîtres, telles que l’Excuse à Ariste, qui continuent Régnier en faisant pressentir Boileau ; des panégyriques du Roi, un peu vides, mais où éclatent de temps à autre une vigueur, une énergie, fort rares dans les compositions de ce genre ; enfin des poèmes sacrés, qui ne sont point, comme c’est assez l’habitude, le produit d’une pénitence à la fois tardive et précipitée, mais le couronnement d’une vie pieuse, l’hymne suprême d’une âme que la grâce touche et qui n’est accessible ni à d’étroits scrupules, ni à de vaines terreurs.

Certains écrivains croient parvenir à la majesté et à l’éclat par l’étalage des maximes générales. Corneille est bien éloigné de ce défaut. Dans son Discours du poème dramatique, il parle en ces termes de la nécessité de « mettre rarement en discours généraux » les sentences et instructions morales :

« J’aime mieux faire dire à un acteur : l’amour vous donne beaucoup d’inquiétudes, que : l’amour donne beaucoup d’inquiétudes aux esprits qu’il possède[1]. »

Il applique le même principe au détail du style, et à l’expression la plus étendue il préfère presque toujours le mot particulier, parfois même le terme technique. Il prend possession, au nom de la poésie, du domaine entier de la langue française. Ces richesses, que Ronsard et son école allaient recueillir péniblement dans le grec et dans le latin, il sait les trouver toutes dans notre idiome national ; il met à profit le trésor immense des vocabulaires spéciaux. Il parle avec aisance et justesse de théologie, de chasse, d’art militaire, de broderie, de toutes choses ; les mots qui embarrassent notre prose viennent se placer naturellement dans ses vers. Parfois même, on doit l’avouer, cette facilité d’assimilation l’entraîne un peu plus loin qu’il ne faudrait ; s’il discute, dans ses Discours et ses Examens, contre les disciples outrés et aveugles d’Aristote, il adopte avec eux, et comme tout le monde alors dans le style technique, les termes barbares empruntés du langage de l’école, tels que protase, agnition, catastase, de ces mots que Molière, quelques années plus tard, place dans la bouche de M. Lysidas et fait railler par Dorante[2] ; enfin, il ne sait pas se garantir complètement des expressions des précieuses, qui se montrent, à de longs intervalles, mais d’une manière fort marquée, jusque dans ses tragédies[3].

De tout temps, du reste, les grands poètes ont parlé, et souvent en maîtres, des sciences et des arts ; et plus d’un savant, plus d’un amateur laborieux a recueilli dans leurs œuvres des témoignages et des exemples. C’est ainsi que Millin a écrit la Minéralogie homérique ; M. Malgaigne a écrit l’Anatomie et la physiologie d’Homère, sujet que dernièrement M. Daremberg a étendu et complété ; M. Menière, des Études médicales sur quelques poètes anciens et modernes ; M. Jal, le Virgilius nauticus ; M. Castil-Blaze, Molière musicien.

Corneille prêterait aussi à ces ingénieuses recherches : en mainte occasion, il emploie hardiment le mot propre. S’agit-il de l’arrivée des Maures, dans le Cid ? Il nous apprend qu’ils ancrent, tout comme l’eût fait un marinier de Rouen, racontant un événement du même genre ; ailleurs il se sert de l’expression prendre port, fort blâmée par Voltaire, qui objecte que ce n’est pas là un mot poétique. Est-il question d’art militaire ? il parle d’ordonner une armée, de quitter la campagne, de décamper, et Voltaire lui reproche encore ces tournures, toujours par le même motif. Scudéry, au contraire, si vain de ses connaissances spéciales, se plaint de ce que Corneille n’a pas écrit dans un style assez rigoureusement technique, et ne lui pardonne pas d’avoir appliqué le mot brigade à une troupe de plus de cinq cents hommes[4] ; par bonheur, Turenne, moins difficile, entendant Sertorius parler de l’assiette du camp, et employer longtemps ce langage avec autant de noblesse que de précision, s’écriait tout étonné : « Où donc Corneille a-t-il appris « les termes de l’art de la guerre ?[5] »

Il les avait appris de diverses manières, par la lecture, par l’étude de l’histoire, plus encore sans doute par la conversation. Ceux qui avaient été à la guerre, ceux surtout qui voulaient passer pour y avoir été, accumulaient à plaisir les mots techniques. Nous avons insisté, dans la Notice du Menteur[6], sur ce travers, très commun, paraît-il, en ce temps-là, et sur la façon dont Corneille s’en est moqué.

Le titre de cavalier, importé de l’Italie, excitait alors l’ambition de tous les jeunes gens, et il était devenu tellement à la mode du temps de Corneille, que notre poète qui, d’abord, avait, avec raison, préféré dans le Cid l’emploi de chevalier, y avait ensuite substitué partout cavalier. Ce mot, du reste, comme il arrive à tous ceux qu’on prodigue trop, tombe au siècle suivant dans une incroyable défaveur. Jean-Jacques Rousseau, après avoir écrit dans la Nouvelle Héloïse : « N’aperçus-je pas les cavaliers se rassembler autour de ta chaise ? » ajoute aussitôt en note : « Cavaliers, vieux mot qui ne se dit plus ; on dit hommes. J’ai cru devoir aux provinciaux cette importante remarque, afin d’être au moins une fois utile au public. » On ne le rencontre plus aujourd’hui que sur les affiches et les billets de bal.

Non seulement les jeunes cavaliers du xviie siècle employaient les termes militaires à chaque instant, mais ils s’appliquaient surtout à s’en faire honneur auprès des dames :

On s’introduit bien mieux à titre de vaillant ;
Tout le secret ne gist qu’en un peu de grimace,
À mentir à propos, jurer de bonne grâce,
Étaler force mots qu’elles n’entendent pas,
Faire sonner Lamboy, Jean de Vert et Galas,
Nommer quelques chasteaux, de qui les noms barbares,
Plus ils blessent l’oreille, et plus leur semblent rares ;
Avoir toujours en bouche angles, lignes, fossez,
Vedette, contr’escarpe et travaux avancez.

(Le Menteur, I. 6)

La Fontaine paraît s’être rappelé ce passage, lorsqu’il a dit, dans le récit des Amours de Mars et de Vénus, qui forme le neuvième fragment du Songe de Vaux :


En peu de temps Mars emporta la Dame.
Il la gagna peut-estre en luy contant sa flâme :
Peut-estre conta-t-il ses sièges, ses combats,
Parla de contr’escarpe, et cent autres merveilles

Que les femmes n’entendent pas
Et dont pourtant les mots sont doux à leurs oreilles.


Souvent, comme nous l’apprend le commandeur introduit par Callières dans son livre Des mots à la Mode, ces termes de guerre, employés figurément, faisaient le fond des déclarations des jeunes militaires d’alors : « Il y en a plusieurs qui, voulant exprimer leur attachement pour une dame ou quelques autres desseins particuliers, ne parlent que d’attaquer la place dans les formes, de faire les approches, de ruiner les défenses, de prendre par capitulation, ou d’emporter d’assaut. »

On pourrait même croire que ces termes formaient, dans certains cas, pour les amants, une sorte de langage secret fort complet et fort suivi ; car, dans la scène du Menteur citée plus haut, Dorante répond à Cliton, qui lui fait observer que son stratagème sera découvert, et qu’on s’apercevra bientôt que lui, écolier, a voulu s’introduire à titre de vaillant :

J’auray déjà gagné chez elle quelque accès,
Et loin d’en redouter un malheureux succès,
Si jamais un fascheux nous nuit par sa présence
Nous pourrons sous ces mots estre d’intelligence.

Si Corneille, dans sa réponse aux Observations de Scudéry, affirme avec une bonhomie maligne qu’il n’est pas homme d’éclaircissement, il n’en connaît pas moins bien le vocabulaire de l’escrime et les locutions introduites dans la langue par les duellistes ; c’est à ces origines qu’il faut rapporter les phrases suivantes : sortir de garde, vider une affaire sur le pré, tomber d’accord sans se mettre en pourpoint, et une foule d’autres du même genre.

Le moindre artisan aurait pu, à aussi juste titre que Turenne, s’étonner de l’exactitude technique de Corneille ; l’’énumération suivante, par exemple, n’est-elle pas de nature à surprendre un charpentier ou un maçon ?

Ce fer a trop de quoy dompter leur violence.
— Ouy, mais les feux qu’il jette en sortant de prison
Auroient en un moment embrasé la maison,
Dévoré tout à l’heure ardoises et goutières,
Faistes, laies, chevrons, montans, courbes, filières,
Entretoises, sommiers, colomnes, soliveaux,
Parnes, soles, appuis, jambages, traveteaux,
Portes, grilles, verroux, serrures, tuilles, pierre.
Plomb, fer, plastre, ciment, peinture, marbre, verre,
Caves, puys, cours, perrons, salles, chambres, greniers,
Offices, cabinets, terrasses, escaliers ;
Juge un peu quel désordre aux yeux de ma charmeuse.

(II, 472 et 473. Illus. 746–757.)

Ici Corneille pousse jusqu’à l’exagération et à la charge l’emploi des termes spéciaux, mais cela indique encore mieux à quel point ils lui sont familiers. Du reste, dans ses comédies, non content de rechercher ainsi l’exactitude des moindres détails du langage, il apporte un égal soin à la fidélité de la mise en scène, et les amateurs du réalisme au théâtre seraient fondés à invoquer en leur faveur son imposante autorité.

« J’ay… pris ce titre de la Galerie du Palais, dit-il dans l’examen de cette pièce, parce que la promesse de ce spectacle extraordinaire et agréable pour sa naïveté, devoit exciter vraisemblablement la curiosité des auditeurs, et ç’a été pour leur plaire plus d’une fois, que j’ay fait paraître ce même spectacle à la fin du quatrième Acte où il est entièrement inutile. »

Dans cette pièce. Corneille s’attache à reproduire avec une scrupuleuse exactitude des conversations entre les marchands et les acheteurs :


Voila du point d’Esprit, de Gènes, et d’Espagne.
— Cecy n’est guère bon qu’à des gens de campagne.
— Voyez bien, s’il en est deux pareils dans Paris…
— Ne les vantez point tant, ce dites-nous le prix.

— Quand vous aurez choisi. — Que t’en semble. Florice ?
— Ceux-là sont assez beaux, mais de mauvais service ;
En moins de trois savons on ne les connoit plus.

(II, 23 et 24. Gal. du Pal. 109–115.)

La scène continue, assez froidement il faut le dire, sur ce ton facile qui, malgré la simplicité du sujet, charmait alors les gens de goût, habitués jusque-là à n’entendre au théâtre qu’un dialogue entièrement dénué de naturel et d’aisance.

On trouve ailleurs, dans la même pièce[7], un long éloge des toiles de soie, alors fort en vogue. Corneille ne manque guère de faire allusion de la sorte aux modes et aux inventions nouvelles ; c’est ainsi que, dans le Menteur, il s’égaye au sujet de la poudre de sympathie, qui devait être encore très peu connue en France[8].

Lorsque la muse de Corneille aborde les sujets religieux, elle prononce sans hésiter, comme des paroles accoutumées, les mots étranges, mais profondément significatifs de cet immense vocabulaire que la théologie a mis tant de siècles à constituer. Malgré cette exactitude, qui semblait impossible à la poésie, et où elle trouve pourtant si bien son compte. Corneille regrette d’être obligé de renoncer à certaines expressions consacrées. Il s’en plaint en ces termes dans une des préfaces de l’Imitation de Jésus-Christ[9] : « Il s’y rencontre… des mots si farouches pour mes vers, que j’ay été contraint d’avoir souvent recours à d’autres, qui n’y répondent qu’imparfaitement. »

On est surpris qu’il ait pu encore en apprivoiser autant ; il fait entrer dans ses vers les espèces visibles, l’espèce du vin et du pain, la fraction du pain, le reniement de saint Pierre, la dilection, l’anéantissement de l’âme en présence de Dieu, les substractions de la grâce, les liquéfactions intérieures[10] et une foule d’expressions semblables.

Ce style a ses prérogatives particulières : grâce à lui, le poète peut traiter avec une grande hardiesse les questions les plus délicates ; il peut dire, en parlant de Dieu, et en s’adressant à la Vierge, dont il vante « l’adorable intégrité : »

Il entre dans tes flancs, il en sort sans brisure.
(IX, 46. Louanges, 715.)
et personne n’a le droit d’être choqué de ce langage, chaste comme la science, austère comme la foi.

Notre poète transporte souvent ces mêmes expressions dans ses tragédies chrétiennes ; Théodore, par exemple, n’hésite pas à dire :

Je saurai conserver, d’une âme résolue,
À l’époux sans macule une épouse impolluë.

(V, 51. Théod., 780.)
et ces mots ont paru étranges au théâtre, non pas seulement pour leur forme archaïque et passée d’usage, mais sans doute aussi parce que les critiques n’ont pas voulu comprendre l’intention du poète et la naïve bonne foi avec laquelle il réglait son style sur son sujet.

Ce goût de Corneille pour le langage particulier de chaque science, devait le conduire à employer très souvent dans un sens figuré les termes qu’elles fournissent.

La vénerie, dont notre poète connaissait aussi fort bien le vocabulaire, comme il l’a prouvé en plus d’un endroit de Clitandre, a donné à notre langue, suivant les curieuses remarques d’Estienne et de Bouhours, un grand nombre d’expressions familières que Corneille n’a point négligées, telles que : être aux abois, donner dans l’aile, piper, piperie, et cent autres du même genre. Il en est quelques-unes, comme gens attitrés[11], dont la provenance est moins évidente, et qui doivent cependant être rapportées à la même origine. La fauconnerie fournit aussi un contingent considérable ; nous citerons seulement : leurre, débonnaire, entregent[12]

On comprend combien l’habitude de puiser à tant de sources diverses doit influer sur le caractère général des écrits de notre auteur, et surtout quelle variété de ton elle doit produire.

Si les observations que nous venons de faire n’ont pas été inutiles pour nous initier à un des procédés ordinaires du style de notre poète, elles ne sont pourtant pas de nature, il faut en convenir, à satisfaire notre plus vive et plus légitime curiosité.

Quand on étudie Corneille, on songe assez peu à la Galerie du Palais, à l’Illusion comique, voire même à l’Imitation : ce qu’on voudrait surprendre, c’est l’art qui a produit le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, et tant d’autres chefs-d’œuvre ; mais le génie, comme la nature, ne livre pas ses secrets.

Une source coule abondante et limpide, au pied des rochers, sous le feuillage ; ses vertus sont nombreuses et parfois presque opposées ; elle rend la force, la santé à ceux qui viennent s’abreuver de son eau ou y plonger leurs membres endoloris. Un chimiste survient, qui l’analyse avec la rigueur la plus scientifique : il en énumère les éléments, leur proportion et leur mélange, dit ce qu’elle contient au juste de soufre, de magnésie, de phosphate de chaux et d’acide carbonique, puis il en compose une toute semblable ; la science n’y aperçoit aucune différence, les malades seuls ne s’y trompent point : l’onde si salutaire n’est plus qu’un remède d’une efficacité contestable. Que manque-t-il donc ? Ce que personne n’est capable de connaître, ce que les savants ne peuvent apprécier, quelque chose de divin et d’insaisissable, ce θεὶον qu’Hippocrate signale dans les maladies, et qui existe aussi dans les remèdes.

Voilà justement l’histoire des écrivains et de leurs commentateurs. Dans un poème hors ligne, il y a toujours quelque chose qui échappe à l’analyse la plus patiente, et qui ne tient ni au choix artificiel des expressions, ni à la savante construction des phrases : c’est l’accent du cœur, le cri de l’âme même. Lorsqu’une grande passion possède un homme entièrement étranger à l’art de la parole, il trouve parfois de ces mots inattendus qui, dans toute une foule, viennent frapper chaque assistant, et changent les résolutions et les volontés. Les orateurs, les poètes, quand ils sont agités de semblables mouvements, savent en diriger la force, en augmenter la portée : les expressions, qu’ils cherchent parfois, viennent alors d’elles-mêmes et se subordonnent à la pensée dominante ; le langage s’élève ; la différence des styles, celle des temps même disparaît, et si plusieurs écrivains de date fort diverse rencontrent une idée sublime, ils parlent tous la même langue.

Tenter un parallèle entre Garnier et Corneille ou Racine, serait insensé ; mais n’est-il pas fort remarquable qu’il se rapproche parfois d’eux précisément dans les endroits où ils excellent, et qu’en certaines rencontres il ne se montre pas trop inférieur à leur génie, lui qui n’atteint nulle part à leur talent ?

On trouve dans ses tragédies des morceaux tout près d’être sublimes, auxquels il ne manque pour cela qu’une vivacité, une concision, que Corneille ou Racine ont su donner aux mêmes idées lorsqu’ils les ont abordées à leur tour.

Qui ne retrouverait dans ce dialogue la première idée du fameux qu’il mourût du vieil Horace :

C’est vergongne à un Roy de survivre vaincu :
Un bon cœur n’eust jamais son malheur survescu.
— Et qu’eussiez-vous peu faire ? — Un acte magnanime,
Qui malgré le destin m’eut acquis de l’estime.
Je fusse mort en Roy, fièrement combatant,
Maint barbare adversaire à mes pieds abatant.

(Les Iuiſues, IV, 33.)

Voici une confession de foi vive et hardie :

Le Dieu que nous servons est le seul Dieu du monde,
Qui de rien a basti le Ciel, la terre et l’onde ;
C’est luy seul qui commande, à la guerre, aux assaus ;
Il n’y a Dieu que luy, tous les autres sont faux.

(Les Iuiſues, acte iv, 115.)

Corneille a ainsi exprimé les premières idées contenues dans ce passage :

Je n’adore qu’un Dieu maistre de l’Univers,
Sous qui tremblent le ciel, la terre, et les enfers.

(III, 564. Pol. 1657 et 1658.)

Quant au dernier trait, il se trouve reproduit d’une manière sublime dans ce vers d’Athalie (II, 7) :

Lui seul est Dieu, Madame, et le vôtre n’est rien…

Si le vieux poète a été vaincu par ses successeurs, il faut reconnaître néanmoins qu’il a su exprimer de grandes pensées, dans un style simple et tout moderne. Toutefois chez lui, de telles rencontres sont rares. On trouve souvent dans ses pièces des pensées gracieuses, de fraîches peintures de la campagne, des paysages calmes et riants ; mais une expression vulgaire, une trivialité vient tout à coup détourner notre attention et troubler notre plaisir, il manque complètement de cette élévation, de cette dignité soutenue, qui forme le fond du langage de la tragédie, et constitue ce que nous appelons en France le slyle noble.

On ne saurait, du reste, le lui reprocher ; de son temps ce style n’existait pas encore : c’est un produit des plus curieux de notre civilisation et de nos préjugés.

L’antiquité grecque n’a rien connu de semblable ; la langue, possédant en elle-même ses radicaux, et se rattachant tout entière à une seule origine, était d’une fort grande unité, que les licences accordées à la poésie et les variétés provenant des dialectes, ne pouvaient altérer en rien ; les citoyens, quelles que furent leurs occupations, leur fortune, leur intelligence, employaient, avec plus ou moins d’élégance, les mêmes mots, les mêmes tournures de phrases, et par un singulier privilège, cet admirable idiome subissait si peu l’influence du temps, que les écrivains d’Alexandrie auraient été encore compris, sinon approuvés, d’Homère.

Il n’en fut déjà plus ainsi du latin. Les habitants du Latium, de l’Étrurie, du pays Osque, parlaient divers langages qui devinrent, en se confondant, la langue du peuple romain. Quant à sa littérature, elle ne fut pas un fruit naturel et spontané du sol, mais le résultat d’une culture artificielle dirigée avec autant d’habileté que de bonheur.

La distinction entre les diverses classes, plus profonde qu’en Grèce, et surtout l’habitude de la vie des camps, favorisaient le développement parallèle de deux langages séparés : l’un simple et familier, l’autre littéraire et savant, que le peuple entendait, mais qu’à coup sûr, il ne parlait pas.

Dire comment le latin rustique des légions a, par son mélange avec les idiomes indigènes, formé les langues néo-latines, et en particulier la nôtre, est une tâche immense que nous ne saurions entreprendre ici. Remarquons seulement l’espèce d’unité qui a présidé à la formation de ce langage nouveau, exclusivement composé d’éléments populaires, et dominé toujours par la langue latine, qui conservait son caractère officiel. Elle suffisait au besoin des affaires, aux communications des savants, à la liturgie et aux discours d’apparat ; mais les genres les plus animés et les plus vivants lui échappaient peu à peu. Le théâtre, ou, si l’on veut, les tréteaux improvisés, sur lesquels on représentait les mystères, retentirent bien vite du français substitué au latin, et, malgré l’immense différence des rangs et des positions sociales, les spectateurs, rapprochés par une commune ignorance, reconnaîtraient tous une même langue comme interprète de leurs pensées et de leurs sentiments.

Au seizième siècle tout change ; la splendeur des littératures anciennes, subitement révélées, éblouit et charme les esprits ; mais, au lieu d’imiter avec discrétion et mesure, on essaye follement de s’emparer des phrases, des tournures, des mots ; les expressions grecques et latines introduites seulement avant cette époque pour le seul besoin des sciences et par l’intermédiaire des traducteurs, sont alors prodiguées par les poètes. Le français se partage en deux langues parfaitement tranchées : l’ancienne, que tout le monde comprend et parle, et qui, par cela même, est aux yeux de bien des gens, tout à fait indigne de l’éloquence et de la poésie ; la nouvelle, qui procède du grec et du latin, non plus comme la première par un lent travail d’assimilation, mais directement et sans avoir égard à la différence des temps et des habitudes.

Jodelle rompt le premier avec toutes les traditions du théâtre du moyen âge ; c’est là, il est vrai, que ce langage était le moins déplacé. Ces mots transcrits du latin, dont Ronsard s’est plus d’une fois servi si mal à propos en faisant parler les paysans de nos campagnes, choquent moins dans les entretiens des personnages célèbres de l’antiquité. Sauf d’ailleurs quelques passages bien peu nombreux, où, comme nous l’avons vu chez Garnier, la dignité du style naît de l’élévation des sentiments, c’est seulement grâce à ces expressions que les tragiques antérieurs à Corneille rencontrent parfois une certaine grandeur tendue et boursouflée, mais toute nouvelle. Jodelle savait si bien que c’était surtout cette noblesse un peu emphatique que ses partisans attendaient de lui, qu’au commencement du Prologue de l’Eugène, il croit devoir s’excuser en ces termes de leur donner une comédie :

Assez, assez le Poète a peu voir
L’humble argument, le comicque deuoir,
Le vers demis, les personnages bas,
Les mœurs repris, à tous ne plaire pas,
Pource qu’aucuns de face sourcilleuse
Ne cherchent point que chose sérieuse.

Du reste il poursuit encore, dans ce Prologue même, une certaine élévation de style, supérieure au ton de la comédie antique, et sur laquelle il compte pour améliorer notre langue :

Bien que souuent en ceste comédie
Chaque personne ait la voix plus hardie,
Plus graue aussi qu’on ne permettroit pas
Si l’on suyuoit le latin pas à pas,
Iuger ne doit quelque seuere en soy
Qu’on ait franchi du comicque la loy.
La langue, encor foiblette de soy-mesme,
Ne peut porter vne foiblesse extreme.
Et puis ceux-ci dont on verra l’audace
Sont vn peu plus qu’un’ rude populace.
Au reste tels qu’on les voit entre nous
Mais, dites-mov, que recueilleriez-vous,
Quel vers, quel ris, quel honneur et quels mots,
S’on ne voyoit ici que des sabots ?

On se doute du résultat. Le style de cette pièce est un mélange perpétuel d’enflure et de bassesse, et non seulement ici Jodelle ne tient point ce qu’il vient de promettre, mais, dans tout son théâtre, il remplace souvent, sans le savoir, par les sabots, le brodequin et même le cothurne. Il croyait élever un monument, et ne faisait qu’amasser des matériaux, dont quelques-uns seulement étaient de nature à être utilisés par ses successeurs.

Corneille sut fort bien distinguer ce qu’il y avait de réellement précieux parmi tant de richesses décevantes, et fit entrer pour jamais dans le vocabulaire tragique un grand nombre d’expressions qui faisaient partie du bagage des poètes qui l’avaient précédé. Telles sont, par exemple, les suivantes : ma chère âme, le conseil en est pris, détruire quelqu’un, déplorable, appliqué aux personnes, amollir pour attendrir, chatouiller, chétif heureusement employés au figuré, ennui pour chagrin, courage pour cœur ; douteux, lorsqu’il est question de l’esprit et de ses incertitudes. Telle est encore cette tournure, tant attaquée par Voltaire, et qui consiste à s’adresser à son âme, à son cœur, à son esprit[13] ; la voici dans les Amours de Ronsard :

Fuyons, mon cœur, fuyons, que mon pied ne s’arreste
Vne heure en cette ville, où par l’ire des Dieux
Sur mes vingt et vn ans le feu de deux beaux yeux
(Souuenir trop amer !) me foudroya la teste

(Livre I, pièce XVI, vers 1–4.)

On la retrouve dans le passage suivant de Jodelle, avec la locution : pleurez, mes yeux, dont Corneille s’est servi dans le Cid :


Sus donc, esprit, sois soucieux :

Sus donc, sus donc, pleurez mes yeux ;
Ostez le pouuoir à la bouche
De dire le mal qui me touche.

(L’Eugène, acte III, scène iii.)

Il est tout simple qu’on rencontre ainsi dans les ouvrages antérieurs à ceux de nos auteurs classiques la plupart des expressions qu’ils nous ont fait connaître et que nous avons apprises d’eux ; on ne peut s’empêcher toutefois de s’en étonner au premier abord.

À distance un poète grandit de tout le prestige dont l’entoure son génie ; supérieur à ses prédécesseurs, à ses contemporains, il les fait tous oublier ; on ne les lit plus, on n’ouvre même pas leurs œuvres ; peu à peu on se persuade, sans se le bien expliquer, qu’il a toujours été isolé sur ce piédestal où l’a placé la légitime admiration des siècles, et il passe bientôt pour n’avoir rien puisé nulle part, pour avoir tout créé, tout inventé, jusqu’à la langue qu’on parlait de son temps.

Il n’y a pas d’erreur plus profonde : en pareille matière chacun a son rôle parfaitement déterminé à l’avance ; les gens de talent, les gens d’esprit, inventent souvent des mots ; les hommes de génie consacrent ceux qui sont bons, en les plaçant dans leurs chefs-d’œuvre.

Au xviie siècle, d’ailleurs, les créations de ce genre, auxquelles l’habitude nous a rendus indifférents et même inattentifs, étaient une affaire sérieuse qui avait ses règles et, pour ainsi dire, son cérémonial. D’ordinaire c’était dans la conversation, alors assez travaillée pour devenir une œuvre littéraire, assez libre pour conserver une heureuse audace, que s’introduisaient d’abord les nouveautés ; elles passaient ensuite, le plus souvent du moins, dans la prose, subissaient le contrôle des grammairiens, et n’entraient dans la poésie que lorsqu’elles étaient définitivement reçues ; car si l’on reconnaissait aux poètes le droit d’user avec discrétion de locutions déjà vieillies, on trouvait avec raison que presque toujours le néologisme enlevait à la fois à leurs vers la noblesse et le naturel.

Vaugelas remarque, dans sa Préface (s. xi) « qu’il est justement des mots comme des modes. Les Sages ne se hazardent jamais à faire ny l’un ny l’autre ; mais si quelque temeraire ou quelque bizarre, pour ne luy pas donner un autre nom, en veut bien prendre le hasard, et qu’il soit si heureux qu’un mot, ou qu’une mode qu’il aura inventée luy réussisse, alors les Sages, qui sçavent qu’il faut parler et s’habiller comme les autres, suivent non pas, à le bien prendre, ce que le téméraire a inventé, mais ce que l’usage a receu, et la bizarrerie est égale de vouloir faire des mots et des modes, et de ne les vouloir pas recevoir après l’approbation publique. »

Molière a trouvé cette comparaison si juste qu’il s’en est emparé, en ayant soin toutefois de la renfermer en quatre vers :

… Tout homme bien sage
Doit faire des habits ainsi que du langage,
N’y rien trop affecter, et sans empressement
Suivre ce que l’usage y fait de changement.

(L’École des maris, I, i.)

Il observe d’ailleurs fort strictement ce précepte ; jamais il n’invente de mots : désamphidryonner, désosier, ou tartufiée, ne peuvent être considérés comme des néologismes. Ce sont là de ces créations bouffonnes dont les poètes comiques ont toujours eu l’incontestable privilège. Suivant M. Castil-Blaze, il est vrai, c’est dans le Bourgeois gentilhomme que chanteur a été employé pour la première fois au lieu de chantre, qui jusqu’alors était seul usité[14] ; mais cette assertion est sans fondement, car si chanteur manque dans plusieurs de nos anciens dictionnaires, on le trouve dans la seconde édition des Recherches françaises et italiennes d’Antoine Oudin, en 1643, c’est-à-dire vingt-deux ans avant la première représentation du Bourgeois gentilhomme.

On pourrait du reste, sans crainte, tenir le pari de trouver ainsi un père ou du moins un parrain à tous les termes que les critiques et les commentateurs ont signalés comme nouveaux dans les œuvres des écrivains éminents.


Moutonnier, indiqué à tort comme étant de la création de La Fontaine, a été trouvé dans Rabelais par M. Génin ; ratte, qui lui est attribué par M. Walckenaer, se rencontre chez Marot ; nivellerie est dans les Recherches italiennes d’Oudin ; bestion, dans les œuvres de Philibert Delorme, et poulaille, partout[15].

Il en est de même en ce qui concerne Corneille ; Bouhours, qui avait plus de goût que d’érudition, n’hésite pas, dans ses Doutes sur la langue française[16], à le mettre au nombre des inventeurs de mots : « Le public est si jaloux de son autorité qu’il ne veut la partager avec personne, et c’est peut-être pour cela qu’il rebute d’ordinaire les mots dont un particulier se déclare l’inventeur ou le patron. Témoin l’esclavitude et l’insidieux, de M. de Malherbe ; le plumeux, de M. Desmarets ; l’impardonnable, de M. de Segrais ; l’invaincu et l’offenseur, de M. de Corneille. »


Le piquant, c’est qu’aucun des mots cités ici par Bouhours n’a été réellement créé par l’auteur auquel il l’attribue ; Ménage, qui se laisse si souvent battre quand il s’agit de questions purement littéraires, triomphe ici sur tous les points. Il établit qu’insidieux est dans Nicot, plumeux dans le baron de Fœneste, et que Malherbe n’a pas fait esclavitude ; enfin, en ce qui touche particulièrement Corneille, il fait observer que l’Académie a loué l’emploi d’offenseur[17], et que notre poète n’a fait ni ce mot ni celui d’invaincu[18]. « J’ai bonne mémoire, dit-il, d’avoir lu le premier dans l’Astrée, et pour le second il est dans Nicod[19].

Nous avons rapporté, dans notre Lexique, des autorités plus anciennes que celles qu’invoque ici Ménage.

De notre temps on s’est efforcé de nouveau de faire de Corneille un néologue, et cela, suivant toute apparence, afin d’ajouter quelque chose à sa gloire. Voici en quels termes M. Aimé Martin s’exprime à ce sujet : « C’était peu de dégrossir la langue, il fallait réparer ses pertes ; il fallait plus, il fallait l’élever jusqu’à la poésie et la rendre capable d’exprimer noblement de nobles pensées. Telle était alors sa pauvreté, qu’un poète n’aurait pu qualifier, sans de longues périphrases, soit le bras qui punit, soit le cœur qui pardonne, soit les disgrâces du sort et de la fortune, soit enfin cette qualité de l’esprit qui fait entreprendre les choses avec une adroite légèreté. Corneille voulant que toutes ces choses pussent se dire d’un mot, il fit punisseur, exorable, infélicité, qui sont restés français, et popularisa dextérité, depuis peu introduit dans la langue. Des circonvolutions interminables étaient également nécessaires pour spécifier un raisonnement qui n’a que l’apparence de la vérité, ou une finesse difficile à démêler, ou un caractère plein de ruses et de déguisements ; Corneille créa le mot captieux, qui représente aujourd’hui toutes ces nuances d’idées ; il créa également le mot impénétrable, mot si nécessaire qu’on le croirait aussi vieux que la langue, et qui cependant n’y entra qu’en 1640. Ainsi, avant Corneille, on n’aurait pu dire des arbres impénétrables aux rayons du soleil, ou figurément, en se servant de la même expression : les desseins de Dieu sont impénétrables[20]. »

Toutes ces assertions si formelles sont fausses : punisseur se trouve dans les tragédies de Garnier ; exorable, dextérité, impénétrable, figurent en 1607 dans le Thrésor des deux langues française et espagnolle de César Oudin ; on rencontre infélicité dès 1530, dans la grammaire de Palsgrave ; enfin, captieux qualifie le mot projet dans Juvénal des Ursins.

Ces mots, loin d’être nouveaux du temps de Corneille, commençaient, pour la plupart, à être oubliés ; ce sont de beaux débris du vocabulaire de la Pléïade, recueillis et habilement mis en œuvre par notre poète.

Les substantifs en eur tirés de nos verbes, tels qu’offenseur et punisseur, ont été créés en grand nombre par les écrivains du xvie siècle ; on, les formait alors à volonté. Plusieurs sont définitivement entrés dans notre langue ; beaucoup ont disparu dès les premières années du xviie siècle ; d’autres, rarement employés, surprennent encore chaque fois qu’on les entend. Il en est de même de captieux et de la plupart des adjectifs de cette terminaison : tantôt tirés des adjectifs latins en osus, tantôt formés directement sur des substantifs français, ils se montrent souvent tour à tour sous ces deux formes, comme il arrive pour nuageux et nébuleux ; dans ce cas, la première a seule pénétré dans les rangs inférieurs de la société, et Tallemant des Réaux nous raconte, dans une anecdote impossible à reproduire ici, combien le président de Chevry[21] trouvait la seconde inquiétante dans la bouche d’une paysanne.

Quant aux réduplicatifs, on les formait, suivant le besoin, soit en parlant, soit en écrivant, et il faut tenir singulièrement à donner à Corneille un grand rôle dans la création de notre vocabulaire, pour lui attribuer rapaiser, rembraser, reflatter[22], etc. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que les verbes composés avec entre, dont notre poète a fait grand usage, sont fort anciens dans notre langue.

Dans ses notes, M. Aimé Martin indique un bon nombre de termes comme inventés par Corneille, mais toujours avec aussi peu de fondement ; ainsi éloigner la ville, en parlant d’un vaisseau, est signalé comme vieux dans une excellente remarque de Ménage sur Malherbe, et déceptif se trouve dans Garnier, qui employait aussi déceveur. Ce qu’on aura peine à croire, c’est que penser pris substantivement a passé aussi pour une création de Corneille, tandis que cette tournure, et en général l’emploi analogue des infinitifs, remonte aux origines mêmes de la langue.

En voyant les commentateurs les plus estimés de nos auteurs classiques tomber, au sujet de la date des mots, dans de si fréquentes méprises, on se demande avec étonnement ce qui peut les occasionner. La confiance illimitée qu’ils accordent à Nicot doit être considérée comme la principale cause de leurs erreurs ; ils s’imaginent, bien gratuitement, que son Dictionnaire est complet, et, tous les mots qu’ils n’y trouvent pas, ils les attribuent à l’auteur qu’ils publient.

On ne se rend guère compte des motifs qui ont pu acquérir à ce Dictionnaire une si grande autorité ; s’il renferme de curieux renseignements, la nomenclature n’en est pas moins des plus défectueuses, et souvent un mot qui manque à son rang alphabétique se trouve employé dans le cours d’un autre article ; c’est, par exemple, ce qui arrive pour captieux, qu’on ne rencontre qu’au mot subtilité.

Comme les Dictionnaires de ce temps sont rédigés avec une absence complète de méthode, on ne saurait en consulter un trop grand nombre ; il existe une foule de Lexiques français-anglais, français-italiens, français-espagnols, trop peu connus, trop peu recherchés, et qui pourraient cependant être du plus grand secours. Les principaux sont : en 1509, le Recueil de dictionnaires françoys, espaignols et latins d’Henri Hornkens ; en 1603, le Dictionnaire françois et italien de Pierre Canal ; en 1607, le Thrésor des deux langues françoise et espagnolle, par César Oudin ; en 1609, le Thrésor des trois langues française, italienne, espagnolle, par Hierosme Victor ; en 1611, l’excellent Dictionnaire françois-anglois de Cotgrave, bien plus complet que Nicot ; en 1643, les Recherches françoises et italiennes d’Antoine Oudin. Enfin, le curieux Glossaire de Sainte-Palaye, qui n’a été imprimé que jusqu’au mot asseureté[23], mais dont les matériaux, disposés alphabétiquement, sont conservés au Département des manuscrits de la Bibliothèque impériale, offre d’inépuisables ressources pour l’histoire de notre langue.

Il est vrai que tous ces lexiques ne remplacent pas la lecture attentive de nos anciens auteurs, mais du moins ils mettent sur la voie, et empêchent de tomber dans des erreurs aussi graves et aussi nombreuses que celles que nous venons de signaler.

Tandis que les commentateurs de Corneille lui attribuaient des expressions qui, loin d’être nouvelles, commençaient au contraire à vieillir lorsqu’il en a fait usage, ils négligeaient d’en noter quelques autres qu’il peut passer pour avoir, sinon créées, du moins introduites dans notre langue : tel est alfange, mot d’origine arabe, qu’il transcrivait littéralement, en 1660, de l’espagnol pour le faire entrer dans le Cid à la place du mot épée. Cet essai assez curieux de stricte fidélité historique ne fut pas fort goûté, et, bien que Corneille ait constamment maintenu sa nouvelle rédaction, on en revint au théâtre à son premier texte.

Le mot Cid, que Corneille avait prudemment accompagné de cette glose poétique (IV, 3) :

… Cid en leur langue est autant que Seigneur.
(III, 170. Cid, 1223.)
fut au contraire promptement compris et accepté.

Parfois notre poète emprunte à la langue espagnole des tournures et des locutions toutes faites. S’il faut en croire Ménage, la phrase donner la main, darse las manos, pour se promettre mariage, se marier, s’épouser, est de ce nombre[24].

Bouhours blâmait cette locution, qui du reste ne s’emploie aujourd’hui qu’avec l’adjectif possessif, donner sa main, et non donner la main ; il critique surtout l’expression prêtez-moi votre main pour feignez de m’épouser, qui se trouve dans Pulchérie (V, 3) et qui est vraiment un peu étrange. Ménage se contente de défendre ainsi notre poète : « J’ai ouï dire plus d’une fois à M. Corneille que ce vers :

Prêtez-moy vostre main, je vous donne l’Empire,
étoit un des plus beaux qu’il eût jamais fait. » Cela, il faut en convenir, ne prouve pas grand’chose, si ce n’est que le savant grammairien était dans une certaine intimité avec l’illustre tragique ; c’est peut-être, du reste, tout ce qu’il tenait à établir.

En recherchant, chez les contemporains de notre poète et dans ses propres œuvres, les rares témoignages relatifs aux locutions introduites par lui dans la langue, nous avons noté ce passage de la Suite du Menteur, où Corneille signale avec une certaine complaisance un proverbe auquel avait donné lieu sa précédente comédie :

La pièce a réussi, quoique foible de style,
Et d’un nouveau proverbe elle enrichit la ville ;
De sorte qu’aujourd’hui presque en tous les quartiers
On dit, quand quelqu’un ment, qu’il revient de Poitiers.

(IV, 305, Suite du Ment., 295–298.)

Le fait est curieux, mais il se pourrait bien que ce ne fut là qu’une simple bouffonnerie de Cliton.

Sans parler des vers du Cid, que l’on cite à chaque instant, tels que :

La valeur n’attend point le nombre des années…

III, 129. Cid, 406.)

À vaincre sans péril on triomphe sans gloire…

(III, 130. Cid, 434)

… Le combat cessa faute de combatans…

(III, 175. Cid, 1328.)
ce chef-d’œuvre de notre poète a donné lieu à un proverbe des plus glorieux pour lui, et Pellisson nous raconte, dans son Histoire de l’Académie, qu’il passa en coutume de dire : « Cela est beau comme le Cid[25]. »

Corneille parvint à de tels succès avec bien moins d’efforts que ses prédécesseurs ; il sut constituer seul ce style noble dont ils avaient le sentiment, mais auquel il ne leur avait pas été donné d’atteindre, et cela fort simplement à coup sûr, mais avec la simplicité du génie.

Ennemi déclaré, quoi qu’on en ait dit, de toute création de mots, n’admettant ceux de la Pléïade qu’après un choix habile et surtout des plus discrets, ce fut dans le vocabulaire national qu’il puisa presque toujours. Il n’est pas rare de lui voir recueillir des termes d’un usage assez peu répandu, oubliés par les lexicographes contemporains, et connaissant bien mieux qu’eux les ressources et l’étendue de notre vocabulaire, il place souvent de la manière la plus heureuse, dans ses œuvres, tel mot, dont on l’a cru l’inventeur faute de le trouver à son rang alphabétique dans les dictionnaires.

Quant à ses modèles dramatiques, ce n’est pas au théâtre grec qu’il va les demander, il les doit presque tous à l’Espagne, et, même lorsqu’il les cherche dans l’antiquité latine, c’est encore, comme il le remarque lui-même[26], aux auteurs de ce pays qu’il a surtout recours. Mais l’ardeur méridionale est constamment tempérée dans ses écrits par la sapience normande ; la vivacité de la passion unie au calme du bon sens forme le caractère propre de son génie. C’est là le fond commun que nous retrouvons dans les personnages si divers qu’il a fait parler ; c’est de là que procèdent la majesté familière d’Auguste, la fermeté si mâle et pourtant si attendrie du vieil Horace, le courage ému de Rodrigue, l’héroïsme exalté, et pourtant toujours simple et naturel de Polyeucte.

Corneille ne court point après le majestueux et le sublime ; il s’étudie généralement à proportionner son langage aux sujets qu’il traite et aux gens qu’il fait parler ; chez lui la noblesse du style dépend surtout de la noblesse des sentiments. Qu’on écoute Maxime et Félix, on se convaincra bien vite que parfois notre poète abaisse à dessein le style de la tragédie jusqu’au ton le plus vulgaire de peur d’ennoblir, par l’expression, des pensées qui doivent demeurer viles et abjectes. Dans la comédie, il recherche le langage simple de la bonne compagnie, et il nous apprend que ce fut là un des principaux motifs de succès de Mélite :

« La nouveauté de ce genre de comédie, dont il n’y a point d’exemple en aucune langue, et le style naïf, qui faisoit une peinture de la conversation des honnêtes gens, furent sans doute cause de ce bonheur surprenant, qui fit alors tant de bruit[27]. »

Voilà, pour la langue, dans tous les genres qu’il a traités, le premier modèle de notre poète : la conversation des honnêtes gens ; cette conversation tour à tour grave et enjouée, qui abordait si résolument les sujets religieux, philosophiques, littéraires, et où, comme dans un combat à armes courtoises, la politesse n’excluait la vivacité ni de l’attaque, ni de la défense.

Ce précieux secours manquait aux prédécesseurs de Corneille, au milieu de ce xvie siècle si intelligent et si agité, où les vertus, les vices, les ambitions, les talents, le génie, la médiocrité, luttaient pêle-mêle, sans que l’unité ni la mesure existassent nulle part ; mais lorsque Mélite parut, ce langage exquis de la conversation avait déjà eu le temps de se former, sans aucun profit toutefois pour nos auteurs dramatiques, qui écrivaient encore dans le style de convention, le style factice de l’école de Ronsard. Notre poète comprit le premier, dès son début, l’importance de cet élément nouveau, et il sut s’en servir non seulement comme d’un exemple utile pour le langage de la comédie, mais encore comme d’un point de départ pour s’élever à celui de la tragédie, qui, sauf les passages où la passion domine n’est, à bien prendre, qu’une suite de conversations entre personnages illustres.

Dans les ouvrages de Corneille, le style noble diffère plus du langage ordinaire par l’exclusion de certains mots que par l’emploi fréquent d’expressions sonores et d’élégances convenues ; encore notre poète se montre-t-il fort sobre d’exclusions, et, désirant se renfermer le plus possible dans le vocabulaire courant, il n’en retranche rien qu’à regret. Mais tandis que les esprits sages et justes restreignaient de plus en plus l’usage des termes de Ronsard, l’hôtel de Rambouillet, qui, à bien des égards, avait conservé les traditions de la Pléïade, poursuivait rapidement son travail de proscription sur le fond même de notre langue avec autant de tranquillité, autant de confiance, que si les mots étranges dont on prétendait l’avoir enrichie eussent été admis définitivement ; si bien que le style noble, ainsi travaillé par les écrivains judicieux qui retranchaient les importations maladroites, et par les précieuses qui écartaient avec soin les mots du langage ordinaire, ressemblait fort à cet homme entre deux âges dont les fabulistes nous ont raconté la plaisante mésaventure.

Rien, du reste, ne serait plus délicat que de dresser définitivement, sans mauvais goût comme sans pruderie, la liste des mots qui ne doivent jamais entrer dans le style noble. L’important est d’en bannir sans retour toute pensée puérile ou mesquine. Quand Horace critique ce vers de Furius Bibaculus (liv. II, Sat. V, vers 41) :

Jupiter hibernas cana nive conspuet Alpes,
c’est encore plus parce que l’image n’est pas d’une ampleur suffisante pour l’idée, que pour ce qu’il y a de répugnant dans l’expression. Nous croyons qu’on en peut dire autant, en notre langue, du passage qui suit et de bien d’autres du même genre :

La tombante tempeste
Aduersaire à l’orgueil
Escarbouilla leur teste.

(Iodelle, Cléopâtre, acte ii, chœur.)

Le mot vomir, qui, au sens propre, choque notre délicatesse, peut être au figuré d’une très grande énergie. Vaugelas l’a bien compris, et il prend dans ses Remarques[28] la défense de cette expression fort mal reçue à la cour, « principalement des dames, à qui un si sale objet est insupportable ». Dans une langue artificiellement formée, comme l’a été, en partie du moins, notre langue littéraire, des circonstances fortuites ont un grand pouvoir ; l’avis des grammairiens est parfois d’un poids immense, et deux lignes de l’un d’entre eux peuvent nous conserver une locution excellente, que l’exemple de nos premiers écrivains n’aurait peut-être pas suffi à sauver.

Par malheur, il est rare que les grammairiens se montrent cléments, et, plus d’une fois, d’accord avec les précieuses, ils sont parvenus à bannir des termes tout à fait indispensables. Les étrangers doivent être fort surpris de voir que, dans notre style noble, il est impossible de nommer avec quelque précision les différentes parties du corps.

Ventre, dont se servaient les anciens tragiques, est devenu trivial, et Corneille n’aurait pas osé dire comme Jean Heudon :

C’est par trop viure :
Entre, lame pointue, en mon ventre, et déliure
Mon corps de son esprit, mon esprit de langueur.

(Pyrrhe, acte V.)

On trouve qu’estomac, dont notre poète se sert souvent, rappelle trop l’idée des phénomènes de la digestion ; poitrine paraissait à certains délicats devoir être évité, parce qu’on dit une poitrine de veau, et Vaugelas, qui nous l’a conservé, n’a pas réussi, pendant un temps du moins, à maintenir face qu’ils attaquaient également ; plus d’un n’a voulu supporter flanc qu’accompagné d’une épithète. Sein s’est alors employé dans un sens fort général pour tenir lieu de la plupart de ces mots qui disparaissaient, mais, par un singulier contraste, il perdait en même temps son acception particulière, qui commençait à sembler un peu libre ; elle choquait surtout au théâtre, et Corneille, qui avait d’abord écrit dans la Veuve (1, 3) :

Vous portez sur le sein un mouchoir fort carré,
(Tome I, p. 499, vers 211 var.)
remplaça plus tard sein par gorge, terme plus général et plus vague qu’il a substitué, dans Médée[29], en parlant d’un dragon, au mot gueule qu’il trouvait répugnant.

Les poètes contemporains de Corneille, loin de se permettre l’emploi des termes relatifs aux différentes professions, comme nous avons vu qu’il aimait à le faire, évitaient, au contraire, avec le plus grand soin, tout mot qui avait dans une science quelconque, une acception technique et particulière, et nous apprenons de Vaugelas et de Ménage[30] que futur, même employé adjectivement, était dans la prose banni du beau langage comme sentant le notaire et le grammairien. On a évité de même les expressions qui rappelaient les noms des contrats, des conventions d’affaires. Ménage a beau dire, dans ses notes sur Malherbe, que ceux qui blâment loyer pour récompense sont trop délicats, malgré l’emploi excellent que Corneille a souvent fait de ce mot, il est devenu bien rare ainsi que congé dans le sens général de permission. Les termes qui, par une seule de leurs acceptions, faisaient penser aux détails du ménage, étaient encore bannis plus rigoureusement. Vers le milieu du xviie siècle, un amant qui, au lieu de déclarer sa flamme, eût parlé de sa braise, aurait été sans doute fort mal accueilli, quoique Corneille n’ait pas hésité, dans ses premières pièces, à se servir de cette expression, et que tous les mots qui ont la même origine, tels qu’embraser, embrasement, brasier, soient, même maintenant, du haut style. C’est un motif analogue qui a porté à exclure de la langue bouillons, au figuré, quoique on dise encore bouillonner, et qui a fait critiquer vivement l’expression passer l’éponge, employée par notre poète dans la tragédie, d’une manière fort heureuse.

On ne voit pas que tant d’entraves aient beaucoup gêné le premier élan du style de Corneille. Les critiques survenant, il lui arrivait d’effacer et de retoucher, mais il n’allait guère de lui-même au-devant des objections, et continuait toujours à faire parler ses personnages avec autant d’aisance et de naturel.

Il en résulte assurément quelques trivialités relevées dans notre Lexique, et parmi lesquelles nous citerons comme exemples : cajoler, tâter pour éprouver, pousser à bout, prendre en traître, tomber des nues, se moquer de, faire pester, avoir la larme à l’œil, avoir sur les bras, bonace, charogne, crachat, chiche, en colère, le cœur gros de soupirs, crève-cœur, ébahi, être aux écoutes, soûler. Remarquons toutefois que ces expressions n’ont pas été blâmées par les contemporains ; plusieurs d’entre elles peuvent fort bien n’être devenues trop familières qu’assez tard. Quelques-unes, comme pousser à bout, le cœur gros de soupirs, se retrouvent chez Racine[31] ; parfois aussi celles qu’on rencontre chez ce dernier poète, si elles ne sont pas identiques, sont du moins équivalentes.

D’ailleurs, si le style de Corneille n’a pas cette élévation continue que certains écrivains ont regardé comme une condition essentielle de la tragédie, on en est bien dédommagé par un grand nombre d’expressions de la plus énergique simplicité[32].

En le lisant, on est surpris et attristé des pertes que notre langue a faites[33] ; les mots qui depuis son temps ont vieilli et qui sont maintenant hors d’usage, sont extrêmement nombreux, quoi qu’il n’ait jamais recherché les archaïsmes et qu’il se soit toujours efforcé, au contraire, comme le veut tout particulièrement le genre dramatique, de se conformer le plus fidèlement possible au langage de son époque. Certains de ces termes surannés figurent seulement dans ses premières pièces ; il en est d’autres qu’il n’a pas même laissés subsister là et qu’il a fait disparaître dans ses dernières éditions.

Quelques expressions encore employées aujourd’hui, mais qui se sont affaiblies et altérées par l’usage, comme les monnaies par la circulation et le frottement, demandent un peu plus d’attention : abîmer, après avoir signifié précipiter dans un abîme, veut dire simplement gâter, endommager, salir ; chagrin, déplaisir, être fâché, en colère, en fureur, ont tant perdu de leur valeur à force de servir à exprimer la contrariété la plus légère, qu’ils ne peuvent plus guère trouver place dans le haut style ; il en est de même de méchant, au sens général de mauvais, de mutin, mutinerie, prodigués pour la moindre faute commise par un enfant. Mélancolie se disait en médecine du délire d’une personne tourmentée par une grande abondance de bile noire, et, au figuré, du chagrin le plus vif, le plus exclusif ; il est resté noble, n’a nullement vieilli, et on le prodiguait, il n’y a pas longtemps, dans certains ouvrages alors à la mode ; mais c’était pour exprimer un état qu’on ne peut pas nommer douloureux, une tristesse vague, ou plutôt un simple penchant à la tristesse, qui n’exclut ni la vie du monde, ni les distractions, ni les plaisirs, au milieu desquels on se contente de porter un visage quelque peu assombri.

Ennui, qui s’appliquait pendant le cours du xviiie siècle aux chagrins qui s’emparent de l’âme tout entière, n’est plus aujourd’hui en usage que pour exprimer l’état produit par une contrariété légère ou par l’absence d’occupation ; et gêne, qui, au propre, désignait les tourments de l’enfer, et, par suite, les plus violentes douleurs morales, ne se dit plus que de la souffrance que cause une chaussure trop juste, un vêtement mal fait, ou tout au plus un manque de fortune encore fort éloigné de l’indigence. C’est incommodé qu’on employait en ce dernier sens du temps de Corneille ; il convenait alors aussi bien au peu de richesse qu’au peu de santé ; puis, par une conséquence naturelle, on se servait d’accommodé en parlant d’une personne dans l’aisance.

Beaucoup de mots, qui à cette époque se pliaient à plusieurs significations, se sont, de la façon la plus bizarre, immobilisés et pétrifiés, si l’on ose le dire, dans des sens étroits et restreints : succès, par exemple, s’employait fort bien de la façon la plus générale, sans rien préjuger quant à la nature du résultat, tandis que succéder, pris absolument, signifiait souvent réussir, ce qui n’a plus lieu. Plusieurs termes, dont nous n’avons conservé que des acceptions fort détournées, paraissent dans toute leur énergie étymologique : stupide, stupidité, expriment la stupeur plutôt encore que la lourdeur d’esprit, que le manque d’intelligence ; imbécile signifie faible plus fréquemment que sot ; secrétaire se dit fort bien pour confident ; ressentiment, redite, guindé, et même divaguer, se rencontrent dans un sens favorable ; procurer, au contraire, se prend souvent en mauvaise part ; le divorce n’est pas seulement la rupture du mariage, mais une séparation quelconque ; le mot génie exprime le caractère propre, le naturel de chacun, et n’est pas exclusivement réservé aux intelligences créatrices ; la préoccupation est souvent l’état d’un esprit occupé d’avance par un autre sujet que celui qu’on veut lui proposer, et non pas d’un esprit distrait ; rabaisser, c’est parfois abaisser de nouveau, et non dénigrer ; idée ne signifie fréquemment qu’image ; hôtesse a un sens réciproque qui s’applique aussi bien à celle qui est reçue qu’à celle qui reçoit ; divertir, comme distraire, c’est détourner d’une pensée dominante ; le sens d’amuser n’est que secondaire et accessoire ; se rafraîchir ne signifie pas seulement prendre des rafraîchissements, mais aussi se reposer ; monument se dit surtout d’une construction destinée à rappeler le souvenir de quelqu’un, d’un sépulcre, d’un tombeau.

Certains mots ne s’appliquent qu’aux personnes, d’autres ne se disent que des choses ; Corneille n’a pas observé toutes ces distinctions, ou plutôt elles n’existaient pas alors. Il n’a pas hésité à employer les expressions suivantes : « des vœux, des désirs contents, des événements dénaturés, prince déplorable, ennemi pompeux, l’empressement d’une affaire, accabler un vaisseau ; dépayser un sujet de pièce, héros miraculeux, suborner des pleurs. »

On retrouve souvent avec plaisir, dans toute la force de leur sens primitif, des termes que nous ne prenons plus qu’au figuré, ou qui n’ont été conservés que dans les vocabulaires spéciaux des arts ou des sciences ; débiliter, qui aujourd’hui ne se dit guère qu’en médecine, était alors du langage ordinaire ; captiver, ravi, s’employaient souvent au propre. D’un autre côté, beaucoup d’expressions qu’on n’oserait plus prendre au figuré étaient hasardées par notre poète : dans son hardi langage, étaler tout Pompée aux yeux des assassins, c’est leur faire connaître la grande âme du héros ; il se sert du mot bouche en parlant d’une plaie, de support dans le sens où nous employons appui, de secret pour ressort : « le secret a joué[34] » ; de remplage, de véhicule, de sucre, dans des acceptions métaphoriques qui, il est vrai, ne nous semblent pas irréprochables, mais seulement parce que l’usage ne les a pas consacrées.

Faire rendre aux mots tout ce qu’ils peuvent donner, en varier habilement les acceptions et les nuances, les ramener à leur origine, les retremper fréquemment à leur source étymologique, constituait un des secrets principaux des grands écrivains du xviie siècle. Un de leurs prédécesseurs avait, du reste, donné d’admirables exemples de cette manière d’écrire et en avait même ainsi exprimé la règle fondamentale :

« Le maniement et employte des beaux esprits, dit Montaigne, donne prix à la langue, non pas en l’innouant, tant comme la remplissant de plus vigoreux et diuers seruices, l’estirant et ployant[35]. »

L’oubli de ce précepte a fortement contribué à faire naître le néologisme. Quand on n’a plus su profiter des richesses que fournit notre langue, on l’a crue pauvre ; on a voulu l’enrichir. Par malheur, au lieu d’en creuser le fond plus avant et d’en étendre le domaine, on l’a surchargée sans besoin d’ornements d’emprunt, et l’amour de la nouveauté qui, bien dirigé, tendait de plus en plus du temps de Corneille à rapprocher les poètes du génie propre à notre idiome, est précisément ce qui les en éloigné aujourd’hui.

Rien ne serait si facile, comme on l’a remarqué plus d’une fois, que de suivre dans le théâtre de Corneille le progrès des mœurs publiques ou du moins des convenances extérieures. Plus chaste, dès son début, que la plupart des poètes dramatiques de son temps, il avait néanmoins écrit dans ses premières pièces, et notamment dans Clitandre, certaines scènes qu’il retrancha soigneusement plus tard comme ne répondant pas à la dignité qu’il avait su donner à la comédie, et dont il s’applaudit avec un si juste orgueil à la fin de l’Illusion comique. Plusieurs des mots dont notre auteur s’est servi dans ses premiers ouvrages, suffiraient à eux seuls pour témoigner de la licence du théâtre au moment où il les écrivait ; il parle de maîtresse engrossée, de fille forcée, sans jamais chercher à adoucir, par le choix de l’expression, ce que l’idée a de choquant. Il faut reconnaître néanmoins que certaines de ces libertés de langage témoignent plutôt de la simplicité des mœurs de cette époque que de leur corruption ; les jeunes filles traitent ouvertement d’amants ceux qui les courtisent ; elles les tutoient jusque dans Horace et le Menteur, sans que cela excite un sourire ; enfin Corneille employait, même dans la tragédie, l’expression faire une maîtresse, que nous voyons employée par Corneille même dans la tragédie, s’applique à une recherche honorable, et ne sent nullement le libertinage. Ce dernier mot, et celui de libertin, n’avaient pas le même sens que nous leur donnons aujourd’hui ; ils désignaient seulement une certaine indépendance, une liberté plus ou moins grande dans la manière de penser ou d’écrire ; notre auteur ne les emploie que comme termes de poétique.

Le vocabulaire de la galanterie était dès lors très étendu et très raffiné. Ce n’est pas Bélise qui a inventé d’appeler les yeux des truchements ; cette expression paraît dans Mélite et se trouve encore dans Suréna ; quant au mot objet, on le rencontre à chaque instant, non seulement pour signifier la personne aimée elle-même, mais pour désigner son apparence extérieure, son aspect, son image :

… Angélique est fort dans ta pensée.
— Hélas ! c’est mon malheur ; son objet trop charmant,
Quoy que je puisse faire, y règne absolument.

(II, 232. La place royalle, I. IV, 4. 182–184.)

Ces termes viennent pour la plupart de l’Astrée, où on lit aussi particulariser une personne, en faire sa particulière dame, tournure qui a donné naissance à l’expression ma particulière, encore fort en usage tout au moins dans nos régiments.

Non content de se servir de ces termes dans la comédie, Corneille en place plus d’un dans la bouche des personnages de l’antiquité. Il en fait autant, comme en général ses contemporains, pour les formules habituelles de la politesse de son temps, qu’il introduit, sans y prendre garde, dans ses tragédies ; il y est très question de civilités, d’incivilité, de compliments, de visites ; on y parle de la condition des personnages, et on les appelle constamment Monsieur, Madame, Seigneur. Corneille, cependant, a été moins loin dans cette voie que ses prédécesseurs ; dans les Juives de Garnier, Amital dit à Nabuchodonosor (III, 72) :

Las ! n’est-ce rien souffrir quand vn royaume on perd !
Sire, Dieu vous en garde !…

Il est peu de titres honorifiques qu’on n’ait ainsi transportés dans les temps anciens.

On n’est pas moins surpris de voir dans Mélite, par une bizarrerie toute contraire, Éraste qui, pendant un accès de folie, se croit poursuivi par les divinités infernales, et invoque les dieux comme un païen pourrait le faire ; mais c’était encore là une tradition, trop fidèlement suivie par Corneille. Dans l’Eugène de Jodelle, le principal personnage n’agit pas autrement (acte III, scène ii) :

Ô Jupiter ! que sommes-nous ?
Pouuons-nons rien de nous promettre ?

s’écrie-t-il dans un moment d’abattement, soit que les poètes d’alors aient contracté cette habitude par la traduction des auteurs profanes, soit qu’elle ait eu une sorte de fondement réel, et qu’à cette époque, dans une société imbue de la connaissance de l’antiquité, les expressions par Jupiter, par les Dieux, aient eu effectivement cours dans la conversation, précisément pour éviter des jurements plus en rapport avec nos croyances, et par cela même plus répréhensibles.

Les mots qui désignent les différentes classes et catégories de personnes méritent attention. Quant à la forme, ils sont les mêmes qu’aujourd’hui ; mais quant à la signification, ils sont entièrement différents. C’est en pareil cas surtout qu’il importe d’oublier ce que l’on sait, et de ne juger du sens d’une expression que par celui de la phrase entière. Rien ne trompe davantage les Français médiocrement lettrés, persuadés bien gratuitement qu’ils connaissent leur langue, et plus déroutés souvent que les étrangers qui doutent et cherchent.

Au xviie siècle, pour être honnête homme la probité ne suffisait pas ; on disait même que c’était, à tout prendre, la moins nécessaire des qualités requises ; on devait d’abord être du monde, c’est-à-dire en connaître le ton et le langage, puis avoir de l’esprit, de la grâce, de la tournure ; enfin répondre à un idéal que bien des contemporains se sont efforcés de définir, mais dont ils n’ont jamais pu indiquer que les traits principaux.

Les gens de lettres formaient une classe toute nouvelle, qui n’était généralement désignée sous ce nom que depuis peu de temps, bien qu’il paraisse déjà dans les Commentaires de Blaise de Montluc ; les jeunes gens qui fréquentaient les cours des écoles ne s’intitulaient pas étudiants, et souffraient qu’on les appelât écoliers. Le mot artisan était appliqué par La Fontaine aux peintres, par Boileau aux sculpteurs, par Corneille aux poètes, et le terme d’ouvrier se disait alors fort bien d’une personne à laquelle on accorderait aujourd’hui sans conteste le titre d’artiste.

Les marchands parlaient de leur chalandise, et le désir d’employer des expressions plus relevées ne devait pas de sitôt leur suggérer la ridicule pensée de se servir des mots de clientèle et de clients, et de se faire ainsi les patrons de leurs acheteurs.

Quelques termes d’ajustements, qu’on trouve dans Corneille, pourraient embarrasser un instant. Nous les avons expliqué dans le Lexique : le tapabord était une sorte de chapeau employé sur mer et en voyage ; la petite-oie, une garniture d’habit ; le galand, un nœud de ruban ; du reste, il suffit de lire la dernière scène des Mots à la mode de Boursault, pour se convaincre que certaines parties du costume des femmes portaient parfois des noms encore beaucoup plus singuliers.

Ce n’est pas seulement sur les dénominations de ce genre que la mode exerçait son empire ; elle changeait tout à coup la signification d’un terme étranger à son domaine et datant des origines mêmes de la langue. Jadis le mot viande s’appliquait à toute espèce d’aliments ; mais à la fin du xvie siècle, la cour, comme nous l’apprend Nicot, introduisit la coutume d’en limiter la signification et de la restreindre à la nourriture animale, désignée jusqu’alors par le mot chair ; Corneille et nos autres grands écrivains tentèrent vainement de lui maintenir un sens plus large : le caprice l’emporta sur la raison.

Si l’examen des œuvres de Corneille facilite singulièrement l’étude de la formation du style noble et la connaissance des acceptions particulières de certains mots pendant le cours du xviie siècle, il nous découvre aussi des sources d’une importance exceptionnelle pour l’histoire chronologique de nos règles grammaticales.

Depuis 1629, date fort probable de Mélite, jusqu’à 1674, époque de la première représentation de Suréna, de profonds changements eurent lieu dans la langue, et l’histoire de la carrière dramatique de notre poète coïncide admirablement avec celle de la constitution définitive du français moderne ; l’étude du sens des mots et de la nature des règles qui doivent les régir occupait les savants, défrayait les conversations des ruelles, et se faisait place jusque dans les lettres galantes entre une déclaration et un madrigal. Au milieu de tant de doutes, de questions, de remarques, de décisions, d’arrêts, la langue marchait si vite que les travaux d’érudition ne pouvaient la suivre. L’Académie fut obligée, avant de publier son Dictionnaire, d’en modifier entièrement les premières lettres, tant l’usage avait changé pendant qu’elle le rédigeait ; et Vaugelas récrivit plusieurs fois sa traduction de Quinte-Curce : nous ne la possédons, par malheur, que sous sa forme définitive, et l’on ignore le sort du manuscrit original, qui nous ferait connaître les scrupules et les préférences du savant grammairien.

Pressés de profiter de l’à-propos et des circonstances, les poètes dramatiques ne pouvaient ainsi revoir leurs écrits à loisir avant la publication ; mais ceux qui, comme Corneille, parcourent glorieusement une longue carrière, ont tout le temps de revenir sur leurs ouvrages de jeunesse et d’en faire disparaître les expressions hors d’usage. Il ne manqua point d’agir ainsi ; chaque édition nouvelle était pour lui une occasion de corrections et de retouches. Mais celle de 1660 est surtout remarquable à cet égard ; c’est là qu’il arrête à peu près définitivement son texte, et que, désormais fixé sur les règles de la poétique, il nous donne pour la première l’ois les admirables Examens où il critique ses propres œuvres avec tant de franchise, et les Discours où il discute les principes mêmes de l’art. Dans celui qui est consacré aux trois unités, il dit, en parlant de la nécessité de la liaison des scènes : « Ce qui n’étoit point une règle autrefois l’est devenu maintenant par l’assiduité de la pratique[36]. » Cette remarque s’appliquerait fort bien aux préceptes de la grammaire : la plupart des points en litige avaient été décidés, les genres commençaient à se fixer, les diverses parties du discours, mieux définies, ne s’employaient plus aussi facilement les unes pour les autres ; la syntaxe avait des principes plus sûrs et plus uniformes.

Vaugelas rédigea le premier ces régies nouvelles, et il eut d’autant moins de peine à les faire adopter qu’elles n’étaient que les simples résultats de l’usage le plus général, habilement mis en rapport avec le génie de notre langue. Ce travail si important fut présenté au public de la façon la plus simple, la plus modeste, sans aucun appareil d’érudition, sans la moindre prétention philosophique. Cela devait plaire à Corneille, qui attacha, en effet, une grande importance à ce livre. Il ne nous le dit point, mais il est facile de voir que les Remarques, publiées en 1647, ont été son principal guide dans les révisions entreprises par lui depuis cette époque. Presque partout il se conforme aux arrêts de l’habile grammairien ; et lorsqu’il a l’intention de les suivre, s’il arrive qu’une expression souvent répétée se trouve, en certains endroits, engagée trop avant dans le tissu même de l’œuvre et ne peut être enlevée sans endommager l’ensemble ou sans entraîner de graves modifications, il la retranche du moins partout où il peut le faire facilement, afin que, moins fréquemment employée, elle passe presque inaperçue.

Un des travers de notre temps est de faire la part trop grande à l’inspiration. Nous sommes portés à nous représenter Corneille comme un génie des plus indépendants, indomptable, audacieux, inégal, s’abandonnant sans préoccupation et sans réserve à son enthousiasme poétique. Rien n’est plus éloigné de la vérité : peu confiant en lui-même, il avait un fréquent besoin d’aide et de conseil ; plus d’une fois la veine stérile de Pierre réclamait une rime à la banale facilité de Thomas ; souvent notre poète, timide outre mesure et trop docile à la critique, affaiblissait un vers pour en faire disparaître une légère incorrection, et tout prouve que la puissante originalité de son style est due à la profondeur et à l’éclat de la pensée bien plus qu’à une manière individuelle, une façon d’écrire tellement indépendante qu’elle refuse de se soumettre aux règles généralement adoptées.

Les bizarreries qu’on peut noter dans les ouvrages de Corneille se retrouvent chez la plupart de ses contemporains.

L’une des plus étranges pour nous, mais des plus ordinaires alors, était l’usage de franciser la plupart des noms propres. Il n’hésite pas à dire : Mome, Pyrrhe, Brute, Crasse, au lieu de Momus, Pyrrhus, Brutus, Crassus.

Cela peut surprendre au premier aspect, mais la surprise cesse, ou du moins nous nous expliquons sans peine que Corneille parle ainsi quand nous apprenons, par les Remarques de Vaugelas et les Observations de Ménage, combien on a été divisé à ce sujet, et que nous trouvons dans ces ouvrages de grammaire ces mêmes noms que nous venons de rapporter[37]. On en peut dire autant de la plupart des autres anomalies (anomalies à notre point de vue) que nous avons relevées dans notre Lexique. Nous avons presque toujours pu y joindre des exemples d’écrivains antérieurs ou contemporains qui prouvent que notre poète se conformait très scrupuleusement à l’usage le plus général.

Sans revenir ici sur les preuves déjà données, nous nous contenterons de passer très rapidement en revue les faits qui paraissent dignes d’attention.

Parfois, au contraire, Corneille a conservé certains noms propres que nous francisons toujours. Au lieu d’écrire Caron, il met Charon (Mélite, IV, vi), orthographe plus rapprochée de la forme latine et surtout de l’origine grecque.

Notons en terminant quelques substantifs communs empruntés à des nombres propres et destinés à désigner un parti littéraire ; tels sont les mots Uranin et Jobelin :


Nos Uranins ligués contre nos Jobelins
Portent bien au combat une autre véhémence.

(Sonnet sur la contestation entre le sonnet
d’Uranie et celui de Job.)

Tel est encore le nom de Gersoniste (Lettre II sur l’Imitation) donné aux personnes qui considèrent Gerson comme l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ ; mais il importe de remarquer que Corneille n’a pas inventé ces diverses dénominations et qu’il n’a fait, en les employant, que suivre l’usage général.


Corneille emploie au pluriel certains mots que les grammairiens considèrent comme inusités à ce nombre tels qu’aucuns, par exemple ; et il en met, au contraire, d’autres au singulier, comme débris, dont on n’oserait plus faire usage de la sorte.

Épigramme, intrigue, épitaphe, voile de vaisseau, offre, équivoque, limites, sont masculins dans ses œuvres ; échange et risque y sont féminins ; idole et rencontre y prennent les deux genres.

Il place l’adjectif avant le substantif dans bien des cas où on le mettrait aujourd’hui le second ; cela arrive même souvent à l’égard des locutions dans lesquelles les règles postérieures des grammairiens ont fait dépendre le sens de la place de l’adjectif ; ainsi, l’on trouve la même vertu pour la vertu même ; mains propres pour propres mains ; causes secondes pour secondes causes, etc.

Les verbes donneraient lieu à de nombreuses remarques. Souvent Corneille se sert du simple où nous mettrions le composé, et dit croître pour accroître, porter pour supporter, alentir pour ralentir, suivre pour poursuivre, vendiquer pour revendiquer ; parfois, au contraire, il emploie certains réduplicatifs tirés du latin avec le sens du verbe simple, comme lorsqu’il dit dans Mélite (I, i, 104) :

… C’est en vain qu’on recule,
C’est en vain qu’on refuit.

ou qu’il emploie rechanter dans le sens de chanter, célébrer.

Beaucoup de verbes, aujourd’hui nécessairement neutres, étaient alors employés activement ; ainsi l’on trouve attenter, contribuer quelque chose, crier, moquer une personne, passer quelqu’un pour tyran.

Le parfait défini s’employait souvent à la place du parfait indéfini[38], et l’on se servait du subjonctif dans une foule de cas où il ne serait plus en usage, uniquement parce que la phrase renfermait une idée de conditionnel[39], ou même en vertu d’une règle qui n’a peut-être été écrite que dans ces derniers temps, mais qui n’en a pas moins été observée avec beaucoup d’exactitude, et qui veut que si un que se trouve entre deux verbes le second soit mis au subjonctif[40].

Le participe présent n’était pas restreint à son usage actuel ; parfois il jouait le rôle du gérondif latin[41] ; souvent c’était un véritable adjectif verbal susceptible de genre et de nombre[42].

Le participe passé restait invariable dans des circonstances où il prendrait nécessairement aujourd’hui le genre et le nombre de son régime direct ; il entrait aussi dans des phrases très usitées à cette époque, mais dont la construction ne serait plus admise aujourd’hui[43].

Les prépositions et les adverbes n’étaient pas encore complètement séparés dans l’usage, et sur, dessus, sous, dessous, dans, dedans, étaient pris très souvent les uns pour les autres ; de plus, les prépositions s’employaient chacune dans une foule d’acceptions différentes ; elles n’avaient pas encore été ramenées à la rigueur absolue d’un sens unique, et leur incroyable flexibilité créait une foule de tours nouveaux et facilitait singulièrement la tâche si difficile du poète ; il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir dans notre Lexique les articles à et de.

Mais c’est dans la syntaxe surtout que régnait alors la plus heureuse liberté ; l’accord se faisait bien plus avec l’idée qu’avec les mots, et les constructions les plus vives, les tournures les plus elliptiques passaient pour les meilleures, pourvu qu’elles fussent toujours parfaitement intelligibles.

Les questions relatives à la prononciation et à l’orthographe doivent être abordées ici avec quelques détails ; il ne suffit pas, en effet, de les examiner à l’occasion de chaque mot en particulier, et elles s’éclairent singulièrement par le rapprochement des faits de même nature.

Corneille écrit aversaire pour adversaire ; avenir pour advenir ; abjet pour abject ; on doit voir là une transcription fidèle de la prononciation du temps, l’usage était très variable dans les cas de ce genre, et il était impossible de conclure d’un mot à l’autre ; ainsi nous apprenons du Père Chiflet[44] qu’on disait ajuger et adjudication.

Notre poète emploie garanne et non garenne ; nous ne devons pas en être surpris, l’e et l’a se confondaient alors très souvent, et le grammairien que nous venons de citer nous apprend qu’en 1668 arrhes, catarrhes, se prononçaient erres, caterres, et que la cour disait encore sarge au lieu de serge. On trouve dans les œuvres de notre auteur crotesque au lieu de grotesque ; car il y avait d’aussi fréquentes permutations entre le c et le g qu’entre l’e et l’a. Ménage veut qu’on écrive segond, segret, segrétaire et ganif ; Chiflet prétend qu’on prononçait vacabond, et, encore maintenant, nous disons cangrène, tout en écrivant gangrène comme le veut l’étymologie.

Nous voyons dans le Compendium grammaticæ galîicæ de Duez, publié en 1647[45] que meur se prononçait comme peur, tandis qu’on agissait à l’égard de jeune, heurt, heurter et seur, comme si ces mots étaient écrits simplement par un u ; dans Corneille, meur rime avec humeur ; quant à seur, il faut distinguer : dans les premières pièces il rime avec sœur et possesseur ; mais dans les suivantes sure rime avec mesure et murmure. Dans la grammaire que nous venons de citer, on trouve la liste suivante des mots où oi se prononce è : courtois, courtoisie, endroit, estroit, adroit, froid, croire. Dix-sept ans plus tard Raillet, dans son Triomphe de la langue françoise, en donne une autre composée à peu près de même, mais contenant en plus : croître, endroit, étroit, connoître, paroître. Dans Corneille, nous ne trouvons cette prononciation, indiquée par les rimes que pour maladroit, croître et paroître ; quant à je connoi il rime plusieurs fois avec des mots en oi. Ces différentes prononciations ont laissé, du reste, des traces durables dans la langue, et il est certain, par exemple, que froid et frais, froideur et froidure, croyance et créance, harnois et harnais, qui diffèrent maintenant par la signification, ne sont pas des forces diverses, mais seulement des façons variées de prononcer un même mot.

Quant aux imparfaits des verbes, Corneille les a fait souvent rimer avec des mots en oi, quoique de son temps déjà on les prononçât assez généralement comme aujourd’hui. Nous lisons dans un Discours nouveau sur la mode, publié en 1613 :

Il faut, quiconque veut estre mignon de court,
Gouverner son langage à la mode qui court
Qui ne prononce pas il diset, chouse, vendre,
Parest, contantemens, fût-il un Alexandre,
S’il hante quelquefois avec un courtisan,
Sans doute qu’on dira que c’est un païsan,
Et qui veut se servir du françois ordinaire,
Quand il voudra parler sera contraint se taire.

Le témoignage suivant de Chiflet, en 1668, explique et complète le passage que nous venons de rapporter : « Les estrangers ont tort de dire que cette prononciation est une nouveauté, car il y a plus de quarante ans que je l’ay veuë dans le commun usage. Il est vray qu’on luy a long-temps résisté, comme à une mollesse affectée de langage efféminé ; mais enfin elle a gagné le dessus[46] » Le même auteur reconnaît du reste, dans un autre endroit de son livre, que les deux prononciations avaient cours de son temps : « Il est plus doux et plus commun entre les biendisans de prononcer je parlais ; toutefois ce n’est pas une faute de dire je parlois, puis qu’à Paris, dans le barreau et dans les chaires de Prédicateurs, il y a beaucoup de langues éloquentes qui ne refuyent pas cette prononciation[47]. »

Il ne nous reste à parler que des infinitifs de la première conjugaison, tels que charmer, dissimuler, donner, que Corneille fait rimer avec air, clair, amer et autres mots du même genre. C’est là ce que Ménage, qui relève des exemples analogues dans les poésies de Malherbe, appelle des rimes normandes ; elles n’étaient nullement motivées par la prononciation du temps ; car si dans certains mots tels qu’altier, entier, familier, régulier, séculier, e, comme nous l’apprend Chiflet[48], avait un son ouvert, il faut remarquer qu’on ne prononçait l’r final devant une consonne ou à la fin d’une phrase, ni dans les infinitifs en er, ni même dans ceux en ir[49] ; bien plus, on ne faisait pas sentir cette lettre à la fin d’un certain nombre de mots en ir et en oir, tels que plaisir, loisir, miroir, mouchoir, etc.[50].

Pour l’orthographe, Corneille a suivi, dans l’édition de 1682, un système particulier qui constitue un compromis très sage et très prudent entre les méthodes en usage à cette époque, et dont il fait connaître les principes essentiels dans sa préface. Il introduit dans les habitudes typographiques trois modifications importantes : d’abord il établit entre la petite s et la grande une différence qu’il expose en ces termes : « Je n’ay pu souffrir que ces trois mots : reste, tempeste, vous estes, fussent écrits l’un comme l’autre, ayant des prononciations si différentes. J’ay réservé la petite s pour celle où la syllabe est aspirée, la grande pour celle où elle est simplement allongée, et l’ay supprimée entièrement au troisième mot, où elle ne fait point de son, la marquant seulement par un accent sur la lettre qui précède. » La suppression de l’s dans les mots où elle ne se prononce pas a rendu inutile cette réforme ingénieuse ; mais l’emploi de l’è dans les mots excès, succès, procès, qui, comme nous l’apprend Corneille, avaient été jusqu’à lui écrits avec l’é aigu, comme les terminaisons Latines, quoy que le son en soit fort différent », est encore aujourd’hui en usage, et l’emploi de l’é aigu dans les corps même des mots, comme dans sévérité, est une excellente innovation qu’on lui doit ; auparavant, on ne s’en servait que pour les finales ou dans le cas de la suppression d’une s.

M. Taschereau a indiqué, dans sa préface des œuvres de notre poète, quelques autres habitudes orthographiques fort constantes que Corneille n’a pas érigées en règles, mais dont il ne s’est jamais départi. Il supprime dans une foule de cas les doubles consonnes ; il écrit toujours maistre et maîtresse ; enfin, à la seconde personne de l’impératif et à la première du présent de l’indicatif, il écrit voy, pren, devant une consonne, et vois, prens, devant une voyelle. Cette dernière observation est fort importante, elle prouve combien on s’est mépris quand on a regardé la suppression de l’s en pareil cas comme une licence destinée à faciliter la rime ; c’était un usage général observé non seulement par Corneille, mais par la plupart de nos classiques.

En présence d’un système orthographique aussi suivi, aussi particulier, nous avons cru devoir écrire partout les exemples et les passages allégués comme ils l’ont été par l’auteur même, bien que dans notre opinion les bases de cette méthode appartiennent plutôt à Thomas qu’à Pierre, qui, du reste, l’a en tout cas franchement adoptée et défendue avec ardeur.

Ce qui nous semble plus particulier à notre poète, c’est le soin qu’il a pris de perfectionner la versification, soit en observant d’une manière plus constante les règles qui, jusqu’à lui, n’avaient été que facultatives, soit en revenant, pour le nombre des syllabes de certains mots, aux habitudes suivies par nos anciens auteurs.

Ménage, qui cite volontiers avec une orgueilleuse confiance son idylle de l’Oiseleur à côté du Cid et de Cinna, remarque, par exemple, dans ses Observations sur Malherbe, que Corneille a osé le premier faire meurtrier de trois syllabes,

Jamais un meurtrier en fit-il son refuge ?
Jamais un meurtrier s’offrit-il à son juge ?

(Le Cid.)
et il ajoute : « Je suis un des premiers qui ay imité en cela M. Corneille, aïant remarqué que les Dames et les Cavaliers s’arrestoient, comme à un mauvais pas, à ces mots de meurtrier, sanglier, bouclier, peuplier, lorsqu’ils étoient de deux syllabes, et qu’ils avoient peine à les prononcer. M. de Segrais, qui a l’oreille fort délicate, et qui n’est pas moins bon Juge de la Poësie que bon Poëte, se joignit aussi-tost à nostre parti. »

Le désir naïf d’une assimilation impossible se montre bien clairement ici, et Ménage tenait si fort à cette remarque que, tout en reconnaissant, dans la deuxième édition de ses Observations sur la langue française, que Corneille n’a fait en cela que revenir à un usage ancien dont on trouve des exemples dans Jodelle et dans Régnier, il laisse subsister néanmoins son texte primitif sans aucune modification.

Parmi les citations de Corneille, accumulées par Ménage dans le livre dont nous venons de parler, il en est deux qui méritent une attention toute particulière. À l’occasion de la locution où que, Ménage rapporte ce vers de notre poète, dans sa Thébaïde, page 68 :

Où qu’il jette la vue, il voit briller des armes.
et plus loin, parmi les auteurs qui ont employé sphinx au masculin, il mentionne « M. Corneille dans sa Thébaïde, livre II, p. 65 ».

Dont autrefois le Sphinx, ce monstrueux oiseau,
Avoit pour son repaire envahi le coupeau.

Ces trois vers sont tout ce qui nous reste d’un ouvrage aujourd’hui perdu, d’une traduction en vers français de la Thébaïde de Stace, dont fait mention le privilège de Tite et Bérénice accordé à Corneille le 31 décembre 1670.

Il est étrange de se voir ainsi contraint de recueillir chez un grammairien de minces fragments d’un ouvrage imprimé de Corneille, tout comme s’il s’agissait d’un poème appartenant à la plus haute antiquité. Ce livre, qu’on doit encore conserver l’espoir de retrouver quelque jour, n’ajoutera rien, à coup sûr, à la gloire de notre auteur ; mais il contribuera peut-être à accroître encore l’opinion que nous devons nous faire de la flexibilité trop peu appréciée de ce merveilleux génie.

C’est le même genre d’utilité qu’a eu le charmant petit poème, tout récemment découvert et publié, du Presbytère d’Hénouville. Avant qu’il eût paru, on ne connaissait guère d’autre passage de Corneille témoignant d’un vif sentiment de la nature champêtre que ces quatre vers de la première édition de Clitandre (II, VI, 13) :

Ne craignés point, au reste, un pauvre villageois
Qui seul, et désarmé, cherche dedans ce bois
Un bœuf, piqué du taon, qui brisant nos closages
Hier, sur le chaud du jour, s’enfuit des pasturages.

La pièce, nouvellement publiée, confirme ce que ceci faisait seulement pressentir, et nous montre Corneille épris de ses paysages normands et surtout des riants aspects de la Basse Seine, mais unissant d’ailleurs à cette admiration toute spéculative et toute poétique une estime de campagnard connaisseur pour les poissons de l’étang, les lapins de la garenne et les faisans de la basse-cour.

M. Lefèvre, en publiant ce poème, a négligé les détails qui auraient complété, sur un nouveau point, l’histoire de la vie de Corneille et des personnes avec lesquelles il s’est trouvé en rapport. Ces recherches, qui conduiraient assez loin, seraient ici fort déplacées ; mais nous n’avons pu nous soustraire au désir de donner du moins quelques renseignements tout à fait indispensables à l’intelligence de ce curieux morceau[51].

Le Timandre dont parle Corneille n’est autre qu’un certain abbé Le Gendre, curé de léglise Saint-Michel d’Hénouville, fort grand amateur d’horticulture, et revêtu du titre officiel de contrôleur des jardins fruitiers de Sa Majesté ; en 1657, il se fit adjuger vingt-sept arpents de bois sur la lisière de la forêt de Roumare pour y faire l’essai de la culture de la vigne, et l’on trouve encore aujourd’hui, au milieu du fourré, quelques ceps qui font connaître l’emplacement de ses anciennes possessions. Quant à sa demeure, elle a bien perdu de son éclat, sans pouvoir perdre de son agrément, et le jardin, cultivé jadis avec tant de sollicitude, n’est plus qu’une de ces vastes cours champêtres, toutes plantées de pommiers, dont les branches viennent pendre jusque sur l’herbe. Ce qui n’a point changé, ou bien peu, c’est l’admirable vue dont il jouit :

La Seine, en divers lieux, bat le pied des rochers ;
L’œil, en se promenant, découvre huit clochers
Dont les noms, par hazard, terminant tous en ville,
Semblent servir de rime à celuy d’Hénouville.

M. Lefèvre, qui a recueilli avec tant de soin jusqu’aux moindres fragments de Corneille, a pourtant oublié deux opuscules, peu importants il est vrai, mais curieux pour l’histoire de la représentation des pièces de notre poète : les Desseins d’Andromède et de la Toison d’or. Ils ont échappé, du reste, aux plus exacts historiens et aux plus consciencieux éditeurs, et tout récemment encore à M. Édouard Frère, dans son excellent Manuel de bibliographie normand.

Le second de ces ouvrages de Corneille devrait cependant être connu depuis fort longtemps, car il figure parmi les opéras, sous le no 5969 A, dans le Catalogue des livres imprimés de la Bibliothèque du Roy, publié en 1750 ; quant au premier, il est entré dans le même établissement à une époque postérieure, mais à coup sûr encore fort ancienne, et porte le no 5564 B. Ces desseins sont des livrets faits par l’auteur pour l’intelligence de son ouvrage ; on les vendait sans doute au théâtre, et même, lorsque la représentation avait lieu à la cour ou chez quelque riche particulier, on les donnait aux personnages de distinction. La première entrée du divertissement quit suit le Bourgeois gentilhomme nous fait assister à une distribution de ce genre ; un des personnages s’écrie :

De tout ceci, franc et net
Je suis mal satisfait,
Et cela sans doute est laid,
Que notre fille,
Si bien faite et si gentille,
De tant d’amoureux l’objet,
N’ait pas à son souhait
Un livre de ballet
Pour lire le sujet.

Quand le livret était ainsi destiné à expliquer un ballet, il formait à lui seul toute la publication ; mais, lorsqu’il s’appliquait à un opéra, il paraissait d’ordinaire avant l’ouvrage ; voici, du reste, les détails que Corneille nous donne à ce sujet à la fin du dessein d’Andromède : « J’ay dressé ce discours seulement en attendant l’impression de la pièce entière, pour seruir à soulager la pluspart de mes spectateurs, qui, pour mieux satisfaire la veuë par les grâces de la perspective, se placent dans les loges les plus esloignées où beaucoup de vers échappans à leurs oreilles, ne leur laissent pas bien comprendre la suite de mon dessein. J’y ay meslé les paroles qui se chantent en musique, et qu’il est impossible d’entendre quand plusieurs voix ensemble les prononcent. »

En rapprochant les morceaux dont parle ici Corneille du texte des pièces entières, on rencontre quelques variantes, parfois même des passages retranchés plus tard ; on en trouve un, assez important, dans le Prologue de la Toison d’or.

Nous ne pousserons pas plus loin cette étude sur la langue de Corneille, car, pour la développer et l’étendre, il faudrait ou empiéter sur le Lexique, dont elle ne doit être que la préface et l’analyse, ou aborder l’appréciation, non pas seulement de la langue, mais du style de Corneille, sur lequel on a depuis longtemps tout dit, et si bien. D’ailleurs, à voir soutenir, à l’occasion du même écrivain, des opinions si diverses, parfois même si contradictoires, on se sent pris d’un tel scepticisme littéraire et d’un si grand découragement, qu’on se borne volontiers aux humbles recherches grammaticales et que, même sur ce terrain, on s’écarte le moins qu’on peut de l’observation des faits.

En commençant notre Lexique, nous voulions entreprendre de tout expliquer, résoudre toutes les objections, relever toutes les méprises des commentateurs ; mais nous nous sommes peu à peu convaincu que cela n’était point nécessaire et que notre tâche était plus facile ; que d’ordinaire la réunion des divers exemples, groupés sous un même mot et confirmés au besoin par des passages empruntés aux prédécesseurs et aux contemporains de Corneille, répondait assez aux attaques injustes, et tenait parfois lieu de toute autre explication. Nous conservions encore cependant quelques scrupules au sujet de cette méthode ; la Préface du Dictionnaire historique de la langue française les a fait disparaître.

Grâce à ce procédé, le plus simple et le plus scientifique en même temps, les tournures reprochées à nos auteurs classiques, et considérées à tort comme des exceptions et des licences, témoignent, par leur nombre même, d’un usage fréquemment répété, dont il est facile de déduire des règles très différentes des nôtres, mais souvent plus logiques et toujours appliquées d’une façon aussi sûre et aussi constante.

Après quelques études de ce genre faites sur nos principaux écrivains, on possédera les matériaux nécessaires pour entreprendre une véritable grammaire française historique, remontant aux origines mêmes de la langue, indiquant les diverses habitudes suivies par ceux qui l’ont successivement parlée, signalant l’époque où elles se formulent en préceptes, le court instant où les grammairiens et les auteurs paraissent d’accord, et les circonstances qui rompent cette passagère harmonie : œuvre immense par les travaux qu’elle demanderait, mais aussi par ses conséquences ; où les principes de la grammaire générale, présentés au début, répandraient sur tout le livre une heureuse clarté, sans être nulle part opposés comme un obstacle aux vives allures et aux libertés de notre idiome ; où les opinions les plus diverses, les plus contradictoires, les archaïsmes du peuple et les scrupules des délicats, trouveraient leur éclaircissement et leur conciliation, à l’aide d’études chronologiques donnant tort à tous en général, et raison à chacun à un certain moment et à une date déterminée ; dans laquelle aussi, comme conclusion et comme résultat définitif, on chercherait à établir les règles du langage moderne, strictes et rigoureuses pour les matières administratives et judiciaires, plus flexibles pour la conversation et la correspondance, plus larges encore pour l’écrivain et le poète, qu’elles doivent guider sans jamais l’assujettir.

  1. Tome I, p. 18. Édition Marty-Laveaux.
  2. Voyez La Critique de l’École des femmes, scène vii.
  3. Voyez particulièrement au tome VI, p. 111 et suivantes.
  4. Voyez, au tome II du Lexique, l’Appendice, p. 460, et à la page 496. la réponse de l’Académie à cette critique de Scudéry.
  5. Voyez la Notice de Sertorius, au tome VI, p. 354.
  6. Voyez tome IV, p. 120–122. — On peut ajouter aux rapprochements que nous avons faits en cet endroit ces vers de Joachim du Bellay :

    Ce sont beaux mots que brauade,
    Soldat, cargue, camyzade,
    Auec vng braue san-dieu
    C’est pour faire vng Demi-dieu.

    (Discours sur la louange de la vertu, à Salmon Macrisi, tome II, p. 40 de mon édition) ; et ce passage de la Muse historique, où Loret nous peint les bourgeois de la Fronde de retour chez eux après un combat :

    Ensuite, étant dans leurs familles,
    Avec leurs femmes et leurs filles,
    Ils ne disoient parmi les pots
    Que mots de guerre à tous propos :
    Bombarde, canon, coulevrine,
    Demy-lune, rampart, courtine,
    Poste, terre-plein, bastion,
    Lignes, circonvallation.
    Mon tire-bourre, mon écharpe,
    Le parapet, la contrescarpe,
    Et a’autres tels mots triomphants
    Qui faisoient peur à leurs enfants

    (Tome I, p. 243, édition de M. Ravenel.)
  7. Tome II, p. 21, vers 78 et suivants.
  8. Voyez tome IV, p. 204, note 1.
  9. Tome VIII, p. 10.
  10. Voyez le Lexique, à ces divers mots.
  11. Voyez au tome I du Lexique, p. 88, la fin de l’article Attitré.
  12. Voyez au tome I du Lexique, p. 258 et p. 376, et au tome II, p. 50.
  13. Voyez, au tome II du Lexique, l’Appendice, p. 457 et p. 487.
  14. Molière musicien, Paris, 1852, t. II, p. 34.
  15. Voyez notre Essai sur la langue de La Fontaine, p. 37 et suivantes.
  16. Page 59.
  17. Voyez, au tome II du Lexique, l’Appendice, p. 487.
  18. Cela n’a pas empêché Victor Hugo de dire « Plusieurs ont créé des mots dans la langue. Vaugelas a fait pudeur, Corneille invaincu, Richelieu généralissime. » (Littérature et Philosophie mêlées, Paris, Charpentier, 1842, p. 163) Remarquons en passant que Vaugelas, loin d’avoir créé pudeur, en a attribué la création à des Portes (Remarques, p. 538} et qu’ainsi que l’a fait observer M. Littré, généralissime se trouve déjà dans d’Aubigné.
  19. Observations de M. Ménage sur la langue françoise, seconde édition, tome I, p. 362.
  20. Étude de la Langue de Corneille. Œuvres de Corneille, édition de Lefèvre, tome I, p. XI.
  21. Historiettes, tome I, p. 426.
  22. On pourrait noter chez les tragiques antérieurs à Corneille un grand nombre de réduplicatifs qu’il n’a pas imités, et qui sont aujourd’hui complètement hors d’usage. Nous nous contenterons de quelques exemples :

    Raller :

    Sans travail les biens à foison
    Sont apportés en ma maison,
    Biens, je dy, que jamais n’acquirent
    Les parents qui naistre me firent,
    Et qui ainsi donnez me sont
    Qu’à mes héritiers ne revont.

    (Iodelle, l’Eugène, I. 1.)

    Raveugler :

    Ore il cognoist sa faute, et ore
    Sa peine le raveugle encore
    Fuyant sa guarison.

    (Iodelle, Didon, fol. 290, vo.)

    Redélivrer :

    … Qu’un Brute puisse renaistre
    Courageusement exité,
    Qui des insolences d’un maistre
    Redelivre nostre cité.

    (Garnier, Cornélie, II, 379.)

    Refourmiller, reguerir :

    Ta raison première
    Débrouillant les poisons de ta belle sorcière,
    Reguerit ton esprit, et lors de toutes pars
    Tu fais refourmiller la terre de soldars.

    (Garnier, Antoine, I, 81.)

    Rencouragé :

    Trois fois les bataillons esclaircis de soldars
    S’allèrent rallier dessous les estandars
    Pour reprendre l’haleine, et puis l’ayant reprise
    Trois fois rencouragés revindrent à la prise.

    (Garnier, Cornélie, V, 177.)

    Rengendrer :

    Ores voicy le temps, auquel doyvent les Dieux
    Destruire courroucez ce monde vicieux
    Afin de r’engendrer une autre sorte d’hommes,
    Meilleurs et plus entiers que cent fois que nous sommes.

    (Garnier, Porcie, III, 27.)
  23. La Bibliothèque impériale possède de ces premières feuilles du Glossaire des épreuves, la plupart corrigées à la main et dont une porte la date du 21 octobre 1775.
  24. Voyez l’article main dans le Lexique, tome II, p. 65.
  25. On peut rappeler à ce propos que de même, en espagnol, pour vanter l’excellence de quelque œuvre, il était passé en proverbe de dire : Es de Lope, « c’est de Lope. » Voyez les Lettres de Mme de Sévigné, tome V. p. 506 et note 6.
  26. « J’ai cru que nonobstant la guerre des deux couronnes, il m’étoit permis de trafiquer en Espagne. Si cette sorte de commerce étoit un crime, il y a longtemps que je serois coupable, je ne dis pas seulement pour le Cid, où je me suis aidé de Don Guillem de Castro, mais aussi pour Médée, dont je viens de parler, et pour Pompée même, où, pensant me fortifier du secours de deux Latins, j’ay pris celui de deux Espagnols, Sénèque et Lucain, étant tous deux de Cordoue. » (Tome IV, p. 131, Épître du Menteur.)
  27. Tome I, p. 138.
  28. Page 127.
  29. Tome II, p. 362, vers 425.
  30. Remarques, p. 787, édition de 1697. — Les Œuvres de François Malherbe avec les observations de M. Ménage, édition de 1723, tome III, p. 99.
  31. Voyez le Lexique de Racine.
  32. Voyez au Lexique les articles gris (cheveux), main (tenir dans sa), etc.
  33. On peut voir, par exemple, dans notre Lexique, les mots suivants : accort, accortement, affêté, affiner, affoler, affronter, allégeance, assiette (pour situation), attache (pour attachement), benignité, charmeur, chef (pour tête), coléré, congratulation, congraluler, conqueter, courre, coutumier, dam, desanimé, au desçu, dextre, dextrement, envieilli, épartir, forcément, forcènerie, galantiser, incaguer, ire, magnifier, marri, muable, nef, outrecuidé, portraire, quérir.
  34. Tome IV, p, 210, le Menteur, vers 1301.
  35. Essais, livre III, chapitre V, édition de 1886, tome III, p. 322.
  36. Tome I, p. 102.
  37. C’était l’usage général de nos anciens tragiques de terminer par un e muet beaucoup de noms latins auxquels nous conservons aujourd’hui leur terminaison ; Garnier a dit :

    Reuienne encore Brute, et le hardi Sceuole
    Camille et Manle (Manlius) armez pour notre Capitole
    Reuiennent… (Garnier, Cornelie, acte I, vers 17.)

    J’ay veu, quand i’estois jeune, acharnez contre Sylle,
    Maire (Marius), Cinne, Carbon, tyranniser la ville.

    (Ibidem, acte II, vers 133.)

    Scipion est occis, et Caton, et Petree
    Et Vare, et Sube, roy de la More contrée.

    (Ibidem, acte III, vers 141.)

    Corneille a fait de même pour les terminaisons us et a, et parfois pour la terminaison ius, comme on va le voir par les exemples qui suivent.

    Terminaisons us et ius remplacées par e.

    Brute :

    Il est des assassins, mais il n’est plus de Brute.
    (III, 405. Cin. 438.)

    Cosse :

    Les Cosses, les Métels, les Pauls, les Fabiens.
    (III, 452. Cin. 1536.)

    Crasse :

    Veuve du jeune Crasse
    (IV, 68. Pomp. 990.)

    Crispe : Le gendre de Phocas se nomme ainsi dans Héraclius, mais dans l’avis Au Lecteur il est appelé Crispus.

    Fauste : Dans le discours sur la tragédie.

    Icille : (III, 451. Cin. 1490.)

    Iphite : (Toison d’or, V, v, 35.)

    Lépide : (Cinna, III, iv, 9.)

    Mome : (Psyché, se Intermède.)

    Mopse : (La toison d’or, V, v, 35.)

    Pomponne : (Cinna, V, i, 66.)

    Romule :

    Respecte une ville à qui tu dois Romule.
    (Horace, I, i, 52.)

    Rutile : (Cinna, V, i, 65.)

    Sext : (Cinna, IV, ii, 15.)

    Tulle :

    Leur plus bouillante ardeur cède à l’avis de Tulle.
    (Horace, III, ii, 59.)

    Terminaison ius remplacée par ie.

    Cassie : (Cinna, I, iii, 25.)

    Décie : (Polyeucte, I, iii, 50, 55, etc.)

    Manlie :

    Ainsi l’ont autrefois versé Brute et Manlie.
    (Polyeucte, V, iv, 19.)

    Terminaison a changée en e muet.

    Agrippe :

    Jodelle a employé cette forme dans le second acte de sa Cléopâtre, et Corneille dans Cinna (II, i, 39.)

    Caligule :

    Tibère étoit cruel, Caligule brutal.
    (Othon, III, v, 38.)

    Jugurthe :

    … Un Pyrrhus, un Jugurthe, un Persée.
    (Victoires du roy sur les États de Hollande.)

    Murène :

    Murène a succédé, Cépion l’a suivy.
    (Cinna, IV, iii, 9.)

    Terminaison anus traduite en français par an et non par en comme aujourd’hui.

    Dioclétian :

    Quand Dioclétian fut maisire de l’Empire.
    (Théodore, I, i, 35.)

    Octavian :

    Dépesche Octavian
    (Héraclius, V, iii, 56.)

    Turpilian :

    Varron, Turpilian, Capiton et Macer.
    (Othon, I, i, 52.)

    Valentinian :

    Je reverray mon frère en Valentinian.
    (Attila, III, iv, 75.)

    Virginian : (Cinna, V, i, 65.)

    Terminaison ias rendue par ie.

    Tirésie :

    Vous pouvez consulter le devin Tirésie.
    (Œdipe, III, iv, 38.)
  38. Voyez dans les Thèses de Grammaire, par B. Jullien, le chapitre du prétérit en français, où plusieurs exemples tirés des pièces de Corneille sont éclaircis et justifiés.
  39. Subjonctif dans le sens du conditionnel.
    … S’il fust jor, ge me levasse.
    (Roman de la Rose, 2512.)
    Qui me payast, je m’en allasse.
    (Patelin, 603.)

    C’est l’espoir qui nourrist mes jours infortunez
    Sans cela dès longtemps ils fussent terminez.

    (Garnier, Cornélie, III, 276.)
    … Je crains qu’un amy en perdist le repos.
    (Corneille, la Galerie du Palais, III, i, 68.)

    Mais, encor, une fois, souffrez que je vous die
    Que cette passion dust estre refroidie.

    (Cinna, I, ii, 9 ; 1643–1648.)

    Plus tard :

    Qu’une si juste ardeur devroit estre attiédie
    D’un cœur comme le mien qu’est-ce qu’elle n’obtienne ?

    (Polyeucte, II, ii, 92 ; 1643–1648.)

    Je ne vois pourquoy cela ne puisse arriver qu’à un prince. (Dédicace de Don Sanche.)

  40. Que entre deux verbes, exigeant que le second soit mis au subjonctif.

    Cette règle a été formulée par M. Génin à l’occasion du passage suivant de la Farce de Patelin (896).

    Suis-je des foireux de Bayeux ?
    Jehan de Quemin sera joyeux,
    Mais qu’il sache que je le sée.

    Elle explique les exemples de Corneille que nous allons rapporter :

    Je vois avec chagrin que l’amour me contraigne
    À pousser des soûpirs pour ce que je dédaigne.

    (Le Cid, I, ii, 59.)
    La plus belle des deux, je croy que ce soit l’autre.
    (Le Menteur, I, iv, 11.)

    J’aurois crû qu’Aristie icy réfugiée.
    Que forcé par ce maistre il a repudiée,
    Par un reste d’amour, l’attirast en ces lieux.

    (Sertorius, I, ii, 33.)
    Je croyais qu’elle peust se rompre pour un Roy.
    (Suréna, III, iii, 18.)
  41. Participe présent employé comme le gérondif latin.
    Gaignez une maîtresse, accusant un rival.
    (Cinna, III, i, 24.)

    … Toujours ma vertu retrace dans mon cœur
    Ce qu’il doit au vaincu, bruslant pour le vainqueur.

    (Pompée, II, i, 3.)
  42. Participe présent employé adjectivement.

    Las ! mais ne voy-je pas s’acheminer vers moy
    La fille de Caton regorgeante d’esmoy ?

    (Garnier, Porcie, II, 266.)

    Ces ennemis publics dont vous l’avez vengée,
    Après vostre trépas à l’envy renaissans,
    Pilleroient sans frayeur les Peuples impuissans.

    (Corneille, Œdipe, I, i, 58.)
  43. Nos vieux poètes plaçaient souvent le régime entre l’auxiliaire avoir et le participe, et dans ce cas il y avait nécessairement accord ; Garnier a dit :
    César des vieux guerriers a la louange estainte.
    (Cornélie, IV, 270.)
    Toy qui dessous ton joug as l’Afrique rangée.
    (Porcie, II, 222.)
    Ils ont jà tant de fois nostre attente trompée.
    (Ibid., 533.)

    Corneille a soigneusement conservé cette tournure si vive ; elle revient à chaque instant dans ses œuvres.

    Va-t’en chercher Philandre, et dy-luy que Mélite
    A dedans ce billet sa passion décrite.

    (Mélite, II, v, 1.)
    J’avois de point en point l’entreprise tramée.
    (Clitandre, II, i, 33.)
    J’ay leur crédulité sous ces habits trompée.
    (Clitandre, II, ii, 23.)

    … L’heureux malheur qui vous a menacez
    Avec tant de justesse a ses temps compassez.

    (Ibid., III, i, 7.)

    Le ciel, qui nous choisit luy-mesme des partis,
    A tes feux et les miens prudemment assortis.

    (La Veſve, I, i, 70.)
    Oui, sans doute, Clarice a son ame blessée.
    (Ibid., IV, v, 10.)
    Cette heureuse nouvelle a mon ame ravie.
    (Ibid., IV, vi, 29.)

    Mon père est mort, Elvire, et la première épée
    Dont s’est armé Rodrigue a sa trame coupée.

    (Le Cid, III, iii, 5.)
    Aucun étonnement n’a leur gloire flestrie.
    (Horace, III, v, 37.)

    Quelle horreur, d’embrasser un homme dont l’épée
    De toute ma famille a la trame coupée.

    (Ibid., V, iii, 21.)
    Le seul amour de Rome a sa main animée.
    (Horace, V, iii, 61.)

    Mais vous ne scavez pas, Seigneur, que son épée
    De l’horrible Méduse a la teste coupée.

    (Andromède, IV, i, 20.)

    … Déjà la noire Alecton
    Du fond des Enfers déchaisnée,
    A, par les ordres de Pluton,
    De mille cœurs pour toy la fureur mutinée,

    (Ibid., IV, v, 5.)
    Qui vous a contre moy sa fourbe découverte.
    (Nicomède, IV, ii, 86.)

    Dans le passage qui suit et qui, sous le rapport de la construction, est tout à fait analogue aux précédents, Corneille a laissé le participe invariable :

    Pour eux seuls ma justice a tant de cœurs gagné.
    (Pertharite, II, v, 88.)

    Il a pris une liberté du même genre dans ces vers de Cinna (I, iii, 33) :

    Là, par un long récit de toutes les misères
    Que, durant nostre enfance ont enduré nos pères.

    Et il a été approuvé par Voltaire, qui dit à cette occasion : « S’il n’est pas permis à un poète de se servir dans ce cas du participe absolu, il faut renoncer à faire des vers. »

  44. Essay d’une parfaite grammaire, 1668, page 242.
  45. Page 9.
  46. Page 215.
  47. Page 191.
  48. Page 201.
  49. Chiflet, pages 224, 225.
  50. Duez, page 22.
  51. Nous les devons à l’aimable obligeance de notre confrère, M. Ch. de Beaurepaire, archiviste de la Seine-Inférieure.