Études d’histoire religieuse - Le Christianisme et l’Invasion des Barbares/02

Études d’histoire religieuse - Le Christianisme et l’Invasion des Barbares
Revue des Deux Mondes3e période, tome 98 (p. 52-84).
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ETUDES
D'HISTOIRE RELIGIEUSE

LE CHRISTIANISME ET L'INVASION DES BARBARES

II.[1]
LE CHRISTIANISME EST-IL RESPONSABLE DE LA RUINE DE L’EMPIRE ?

Nous nous sommes un peu attardés à l’analyse de la Cité de Dieu. L’importance des derniers livres nous a fait oublier les premiers : il convient d’y revenir. Laissons de côté les grands développemens historiques sur la suite des empires et l’exposition magistrale de la doctrine chrétienne, quelque intérêt qu’on y trouve, pour nous occuper encore de la question que saint Augustin a voulu traiter au début de son ouvrage, et qui fut pour lui l’occasion de l’entreprendre.

A-t-il réfuté victorieusement ceux qui rendaient le christianisme responsable des malheurs publics ? Il faut bien croire que non, puisque, dans la suite, on a souvent renouvelé ce reproche. Pour ne parler que des temps rapprochés de nous, Montesquieu, en étudiant les causes de la décadence des Romains, s’est demandé si l’établissement du christianisme n’y était pas pour quelque chose ; mais, une fois la question posée, il tourne court et ne répond pas. L’abbé Raynal, dans son Histoire politique et philosophique des établissements des Européens dans les Indes, l’accuse d’être trop timide et se charge de répondre à sa place. Comme on peut s’y attendre, il le fait de façon à flatter toutes les opinions de son temps. Il maltraite Constantin et déclare que les lois qu’il a faites pour amener le triomphe du christianisme ont causé la ruine de l’empire. Il est vrai que ses argumens sont si médiocres et qu’il connaît si mal l’histoire qu’il est impossible de lui accorder la moindre autorité[2]. Gibbon, au contraire, en a beaucoup. Il n’a pas voulu aborder ouvertement, dans son ouvrage, la question qui nous occupe ; mais, à regarder de près, il la résout : tout y est dirigé de façon à rejeter sur les princes chrétiens et sur le christianisme lui-même les fautes qui furent alors commises, en sorte qu’on y prend cette impression que les contemporains n’avaient pas tort de prétendre qu’il avait tout perdu. Il me semble qu’avec quelques réserves et quelques adoucissemens, la plupart des historiens de nos jours pensent comme Gibbon.

Il faut voir s’ils ont raison. Le problème historique qui se posa en 410, à propos de la prise de Rome, mérite d’être repris et discuté. Je sais bien que la solution n’en est pas facile. Nous avons déjà grand’peine à bien connaître les événemens, surtout quand ils se sont passés si loin de nous et qu’ils nous ont été racontés par des témoins passionnés et partiaux ; comment espérer que nous pourrons en démêler les causes ? Il n’y a pas de science plus aventureuse que celle qu’on appelle la philosophie de l’histoire ; précisément parce qu’elle est fort incertaine, elle a le tort d’être d’une extrême complaisance et de fournir toujours les raisons qu’on veut trouver. Chacun en tire à sa volonté les conclusions les plus différentes, et les mêmes faits, suivant la façon dont on les présente, servent à soutenir des opinions entièrement opposées. Mais, s’il est difficile, dans les études de ce genre, de se satisfaire tout à fait, lorsqu’on les aborde sans parti pris, qu’on prend la résolution d’être sobre de conjectures, de s’abstenir de conclusions trop rapides, de se résigner à ignorer ce qu’il n’est pas possible de savoir, on peut espérer au moins approcher de la vérité.

I

Quand les païens soutenaient que l’abandon de l’ancien culte était la cause des malheurs de l’empire, ils l’entendaient de diverses façons. Ceux qui étaient croyans et crédules (il y en avait beaucoup) prenaient cette affirmation à la lettre. Ils se rappelaient les miracles qu’on leur avait contés dans leur jeunesse en leur montrant les vieux monumens, qui en conservaient la mémoire : Jupiter arrêtant les fuyards sur le Palatin, les Dioscures apparaissant aux combattans du lac Régille, Apollon perçant de ses flèches les ennemis d’Auguste sur la mer d’Actium, etc. Pleins de ces souvenirs, ils affirmaient, dans la sincérité de leur âme, que les choses allaient mal parce que les dieux ne venaient plus au secours d’un pays qui les avait délaissés. Dans les temps calmes, ils se taisaient, pour ne pas attirer sur eux la colère de l’empereur, qui, à leur grand scandale, s’était fait chrétien ; mais, à la moindre alerte, ils reprenaient courage et redemandaient les anciennes cérémonies. C’est à ceux-là surtout que s’adresse saint Augustin. Il n’y a pas à revenir sur la réponse qu’il leur a faite. Je suppose qu’il n’y a plus personne aujourd’hui qui pense que l’empire romain a péri parce que Jupiter et les autres dieux de l’Olympe ne sont pas venus le défendre.

Mais il se trouvait aussi, parmi les païens, des gens qui alléguaient des motifs plus sérieux et qui méritent d’être examinés. Ils soutenaient qu’on avait mal fait d’abandonner l’ancienne religion, uniquement parce qu’elle était ancienne et qu’il fallait garder les institutions du passé. Il n’y a jamais eu de conservateurs plus obstinés que les aristocrates de Rome. Ils regardaient comme le type d’un État parfait celui où rien ne change. Pendant deux cent cinquante ans, ils ont tenu tête aux plébéiens opprimés, qui réclamaient quelques garanties, en leur opposant toujours le même raisonnement : « Cela ne s’est jamais fait. » A quoi les plébéiens répondaient avec colère : « Ne faut-il donc rien faire que ce qui s’est fait auparavant ? Nullane res nova institui debet ? » Cette aversion des nouveautés survécut à la république. Pendant l’empire, elle se cantonna surtout dans le Sénat, où quelques personnages se rendirent célèbres et s’attirèrent l’estime universelle en repoussant toutes les innovations, même les plus raisonnables et les plus justifiées. Leur maxime paraît avoir été ce mot du jurisconsulte Cassius, une des lumières du parti, qui disait hardiment qu’il ne faut pas toucher aux institutions anciennes, parce que les aïeux avaient plus de bon sens que ceux qui sont venus après eux, et que « toutes les fois qu’on change, c’est pour faire plus mal. » De Tibère à Constantin, le Sénat s’est beaucoup modifié ; une aristocratie nouvelle a pris la place de l’ancienne, mais en la remplaçant, elle l’a continuée. Elle s’est approprié les traditions qu’elle a trouvées dans l’héritage et les a pieusement suivies. Quand a paru le christianisme, elle l’a surtout combattu parce qu’il était une nouveauté. C’est le grief principal qu’on a contre lui, c’est le grand argument qu’on lui oppose. Entre ses partisans et ses ennemis recommence le dialogue qu’on avait entendu pendant deux siècles entre les tribuns de la plèbe et les défenseurs de la noblesse. Symmaque dit : « Il n’est pas permis de renoncer aux usages des aïeux. Rome est trop vieille pour changer. Suivons nos pères, qui si longtemps avec profit ont suivi les leurs. » Et saint Ambroise répond : « Il n’est jamais trop tard pour apprendre. La sagesse consiste à passer dans le meilleur parti, quand on voit qu’on s’est trompé. Tout n’est pas parfait le premier jour. Le soleil ne brille pas de tous ses feux à son lever : c’est à mesure qu’il avance qu’il éclate de lumière et qu’il enflamme de chaleur. »

Le dialogue pouvait continuer longtemps, car les deux adversaires avaient d’excellentes raisons à donner pour défendre leur opinion. Un État a besoin à la fois de stabilité et de progrès ; la conservation à outrance et les révolutions sans fin lui sont presque également nuisibles. Les uns pouvaient donc soutenir que l’empire était trop malade pour supporter le moindre changement ; mais les autres pouvaient répondre que, dans la situation où il se trouvait, il était perdu s’il ne se renouvelait vite, et que ce qui meurt de langueur peut être sauvé par une crise violente. Entre ces affirmations contraires, qui ont toutes une apparence de raison, il est difficile de se décider, et tant que le débat reste dans ces termes généraux, où la vérité absolue n’est d’aucun côté, il risque de n’avoir pas de fin.

Voici pourtant un reproche plus précis et sur lequel il convient d’insister davantage. Si l’on ne peut pas dire qu’une innovation soit fâcheuse par elle-même, elle le devient toutes les fois qu’elle introduit dans l’État un élément contraire à ses institutions et qui ne peut se concilier avec elles. C’est ce qui arrivait précisément avec le christianisme. On sait que, dans le monde antique, les religions étaient locales, c’est-à-dire que chaque pays avait ses dieux à lui, auxquels il rendait des honneurs particuliers et dont il attendait des faveurs spéciales. Sans doute, cette conception de la divinité était moins large, moins philosophique que celle des chrétiens, qui admettent l’existence d’un Dieu unique, le même pour tous, à l’affection duquel toutes les nations ont un droit égal ; mais elle avait l’avantage d’attacher plus étroitement les citoyens à la cité ; elle donnait au patriotisme un caractère plus saint, et par conséquent plus fort, en le faisant profiter de ce respect, de cette vénération qu’on accorde aux choses religieuses. De là peut-être sont venus chez les peuples antiques, quand ils étaient encore jeunes et croyans, cette ardeur, cet élan admirable pour défendre la patrie menacée, ces miracles de dévouement, d’énergie, d’oubli de soi-même au moment du danger commun, cette passion pour la rendre florissante et glorieuse. En ce sens, les ennemis du christianisme pouvaient dire qu’en détruisant l’ancienne religion, il avait ôté un de ses ressorts au patriotisme et affaibli la résistance contre l’étranger.

Mais ce qui enlève à cette accusation beaucoup de sa force, c’est que la religion romaine, au IVe siècle, n’avait plus le même caractère qu’à ses débuts. Aux dieux du pays, beaucoup d’autres étaient venus se joindre : « Dieux du ciel et de la terre, dit saint Augustin, dieux de la nuit, des fontaines et des fleuves, indigènes et étrangers, grecs et barbares : qui pourrait les compter ? Élevant dans les airs l’orgueilleuse fumée de ses sacrifices, Rome avait appelé, comme par un signal, cette multitude de divinités à son aide, et leur prodiguait les temples, les autels, les victimes et les prêtres. » A la vérité, la religion officielle n’était pas changée en apparence ; les rites s’accomplissaient de la même façon, et l’on s’adressait toujours dans les mêmes termes à Jupiter très bon et très grand, à Mars vengeur et à Vénus mère ; mais c’étaient, pour le plus grand nombre, de vaines formalités, des cérémonies de parade qui laissaient l’âme indifférente. La dévotion véritable s’adressait aux dieux du dehors. Leur culte comportait plus de passion et de mystère ; ils jouissaient du crédit que donne toujours la nouveauté ; ils inspiraient plus de confiance, parce qu’ayant été moins souvent invoqués que les autres, ils avaient eu moins l’occasion de tromper leurs adorateurs. Mais il faut reconnaître que cette dévotion n’était pas de nature à profiter beaucoup au patriotisme. Des divinités étrangères, comme Sérapis ou Mithra, ne pouvaient pas fournir au sentiment national un aide plus puissant que le Dieu des chrétiens. On a donc tort d’accuser le christianisme d’avoir brisé cette alliance entre la religion et la patrie ; elle n’existait plus guère avant lui. Si c’est vraiment un malheur pour l’État qu’elle ait été rompue, il n’en est pas la cause, et la séparation avait commencé bien avant qu’il ne devînt la religion de l’empire.


II

Il faut remarquer pourtant que les Romains ne plaçaient pas le dieu des chrétiens sur la même ligne que Sérapis et que Mithra, comme nous venons de le faire ; ils mettaient entre eux beaucoup de différence. Tandis que ces derniers s’accommodaient des dieux de Rome et consentaient à vivre en leur compagnie, le christianisme les avait en horreur et déclarait « que ceux qui leur offrent des sacrifices doivent être déracinés de la terre. » C’était donc, pour les Romains, non-seulement une religion étrangère, mais une religion ennemie. Les dieux ne pouvant pas s’entendre ensemble, on supposait que leurs adorateurs ne pouvaient pas se souffrir. Ce qui aidait à croire que les chrétiens étaient mal disposés contre leurs princes et leur pays, c’est la façon cruelle dont on les traitait. Il était naturel de supposer que des gens qu’on persécutait sans pitié en devaient éprouver un ressentiment violent et qu’ils ne cherchaient qu’à se venger. On se trouvait donc amené, comme il arrive toujours, à les haïr et à les craindre davantage par le mal même qu’on leur faisait. Aussi les regardait-on comme des ennemis irréconciliables de tous ceux qui pratiquaient un autre culte, des gens qui méditaient toute sorte de mauvais desseins contre la paix publique. C’est bien l’idée qu’en donne Celse, au commencement de l’ouvrage qu’il a composé contre eux. « Il y a, dit-il, une nouvelle race d’hommes, nés d’hier, sans patrie ni traditions antiques, ligués contre toutes les institutions civiles et religieuses, poursuivis par la justice, généralement notés d’infamie et se faisant gloire de l’exécration commune : ce sont les chrétiens. »

Voilà comment on se les figurait au IIe siècle, même dans les sociétés les plus éclairées ; mais on se trompait. Assurément ils détestaient l’ancienne religion et n’aspiraient qu’à la détruire ; mais leur haine s’est-elle étendue jusqu’aux princes qui les maltraitaient et à l’état social qui ne voulait pas leur laisser le droit de vivre ? C’est ce qu’on ne voit nulle part. Il est impossible de prouver qu’ils aient fait la moindre tentative pour changer des institutions dont ils avaient tant à souffrir. S’ils avaient voulu se venger de leurs ennemis, les occasions ne leur auraient pas manqué ; ils n’en ont pas profité. De Néron à Constantin, les conspirations ont été fort nombreuses ; dans aucune d’elles, ils n’ont jamais été compromis. Leur loi leur faisait un devoir d’être soumis aux puissances, et aucune épreuve n’a pu ébranler leur fidélité. On a souvent cité le passage de Tertullien qui les montre priant, dans leurs oratoires secrets, pour l’empereur qui les frappe, et demandant pour lui une longue vie, une domination tranquille, une famille unie, des armées victorieuses, un sénat fidèle, un peuple obéissant et la paix dans le monde, ce qui n’est certes pas une attitude de factieux. Toute la littérature chrétienne de ce temps, les traités des apologistes, les lettres des évêques, les actes des martyrs[3], confirment le témoignage de Tertullien ; il ne s’y trouve rien qui puisse justifier cet odium generis humani, qui fut pourtant le grief principal de la société romaine contre le christianisme.

Il faut cependant faire une exception. Une haine violente, féroce, éclate par momens dans les chants des poètes sibyllins. Ces chants ont un caractère fort original dans l’ancienne littérature chrétienne. Ils sont l’œuvre de lettrés qui connaissent et imitent les classiques, mais ces lettrés ont vécu avec le peuple et ils en ont pris toutes les rancunes. Ils sont amers contre les riches, qu’ils accusent de vouloir tout accaparer et de ne rien laisser aux autres : « Si la terre n’était pas assise et fixée, disent-ils, ils s’arrangeraient pour que la lumière ne fût pas également répartie entre tous, et le soleil, acheté à prix d’or, ne luirait que pour quelques-uns. » Surtout ils détestent Rome, « la méchante ville, qui a tant fait souffrir le monde ; » ils entrevoient, ils saluent d’avance sa ruine et souhaitent d’en être témoins : « Quand verrai-je ce jour terrible pour toi et pour tous les Latins ? » Certainement les Romains ont dû avoir connaissance de ces imprécations ; s’ils ne les lisaient pas d’eux-mêmes, les apologistes avaient l’imprudence de les leur signaler, parce qu’ils croyaient y voir des preuves certaines de la vérité de leur doctrine. Que de colères a dû soulever chez eux cette lecture ! et comment n’y auraient-ils pas vu la preuve manifeste qu’ils avaient bien raison de regarder les chrétiens comme de mauvais citoyens ? Mais il faut ne pas oublier que ces chants sont nés dans l’Orient grec, c’est-à-dire dans cette partie du monde que Rome ne s’est jamais complètement assimilée, qu’ils viennent presque tous d’Alexandrie, « la divine Alexandrie, mère de cités illustres, » mais aussi ville de railleurs et de mécontens, où l’on se moquait de tout et de tous, qu’enfin la plupart ont pour auteurs des juifs ou des judéo-chrétiens, qui ne pouvaient prendre leur parti de la ruine de Jérusalem et de la destruction du temple. C’étaient quelques sectaires qui vivaient à l’écart, dans leurs colères et leurs rêves, et sur lesquels il ne faudrait pas juger tous les chrétiens. Ceux de l’Occident surtout, si l’on excepte Commodien, le poète des pauvres, avaient d’autres sentimens. Tant que le christianisme se tint caché dans les étages inférieurs des grandes villes, où vivaient confusément des gens de tous les pays, il se soucia pou de patriotisme et de politique. Mais lorsqu’il pénétra dans les classes bourgeoises ou aristocratiques, evenues si solidement romaines dans tout le monde occidental, il en prit les opinions et les idées et devint romain comme elles ; à partir de ce moment, il n’y eut plus aucun moyen de prétendre qu’un chrétien ne pouvait être qu’un ennemi de Rome.

Tout ce qu’on pouvait dire, c’est que, quelque affection qu’il pût éprouver pour elle, il professait certaines doctrines qui, prises à la lettre, paraissaient contraires aux lois et aux usages de son pays. Réduites à ces termes, les assertions de Celse ne manquent pas de vraisemblance. Il est certain que, sur les questions les plus graves, la famille, la propriété, le service de l’état, le christianisme, au moins dans les premiers temps, s’était mis ouvertement en désaccord avec l’opinion. Il recommandait de fuir les fonctions publiques ; il préférait la virginité au mariage ; il honorait le célibat, que le législateur traitait comme un crime ; il conseillait aux riches de renoncer à leur fortune pour être parfaits ; il condamnait la guerre et détournait les siens de servir dans les armées. C’étaient des maximes qu’un conservateur nourri dans les vieilles traditions devait trouver subversives, et il n’est pas douteux qu’appliquées dans la rigueur elles pouvaient causer un grand dommage à l’empire. Mais tout change avec le temps, même les institutions qui se piquent le plus d’être immuables. Pendant cette lutte de trois siècles que soutint l’Église pour conquérir le droit d’exister, elle s’est plus d’une fois modifiée, elle a cédé à des résistances qu’elle désespérait de vaincre. Sans renoncer à ses principes, elle les a tempérés dans l’application de façon à les rendre acceptables même à ceux auxquels ils répugnaient le plus. Pour le montrer, il faudrait refaire ici toute son histoire, ce qui n’est pas possible. J’aurai l’occasion d’indiquer, dans la suite de cette étude, quelques-unes des concessions qu’elle a faites pour s’accommoder au milieu dans lequel elle voulait vivre. Qu’il me suffise de dire, pour le moment, qu’au commencement du IVe siècle, quand parut Constantin, les plus grandes difficultés étaient aplanies, qu’il ne restait plus entre l’empire et elle de ces oppositions violentes qui auraient rendu la vie commune impossible, et qu’elle pouvait se substituer à l’ancienne religion sans produire un de ces déchiremens qui compromettent la sécurité publique.


III

Ce qui prouve mieux que tous les raisonnemens du monde que le christianisme et l’empire n’étaient pas incompatibles, c’est qu’ils ont vécu ensemble de bonne intelligence pendant un siècle. De Constantin à Théodose, tous les princes, à l’exception d’un seul, sont chrétiens, et pourtant on ne voit pas qu’il soit survenu des changemens graves dans la conduite des affaires. La machine marche à peu près comme auparavant. Le mouvement donné par Dioclétien continue : Constantin achève d’organiser la monarchie administrative créée par son prédécesseur. Même les privilèges accordés à l’Église n’ont rien qui ait dû beaucoup étonner les gens de cette époque, car ils sont ceux dont jouissait l’ancien culte. Elle les partage d’abord avec lui, puis elle prend sa place, sans trop déranger le reste. C’est à peine si dans quelques-uns des actes de Constantin l’influence de ses croyances nouvelles se fait sentir ; le plus souvent ses lois sont rédigées dans le même esprit que celles des princes païens ; il y tient le même langage, celui d’un souverain qui se regarde comme un dieu ; il y parle de « sa divinité, » de « son éternité ; » il appelle « des oracles immuables » les manifestations de sa volonté, même quand il annonce qu’il n’est plus du même avis. J’imagine qu’en les lisant, ceux qui ne jugent des affaires publiques que par les documens officiels pouvaient croire qu’il n’y avait rien de changé dans l’empire que l’empereur, ce qui arrivait trop souvent pour causer quelque surprise.

On peut répondre, je le sais bien, que ce n’est là qu’une apparence, que l’immobilité n’est qu’à la surface, et qu’au-dessous de ce lit égal et uni que les convenances officielles étendent sur les gouvernemens réguliers, on s’aperçoit, en regardant de plus près, qu’il s’est fait alors plus de modifications qu’il ne le paraît, et que quelques-unes ont très mal tourné pour l’empire. Parmi les plus pernicieuses, on en signale deux : l’autorité que s’arrogèrent les évêques dans les affaires de l’État et l’ardeur des querelles religieuses, qui troubla l’union des citoyens et affaiblit la résistance à l’étranger.

Dans l’ancienne religion, les prêtres, en tant que prêtres, ne possédaient aucune influence politique ; avec la nouvelle, ils se glissèrent dans le gouvernement et y prirent une place importante. Je ne veux pas seulement parler de ceux qui devinrent les conseillers et presque les ministres de l’empereur ; dans les provinces même, loin de l’autorité souveraine, il leur arrivait souvent de gêner par leur intervention le jeu régulier de l’administration impériale. Macédonius, un des gouverneurs de l’Afrique, qui était pourtant un homme pieux et doux, demandait un jour à saint Augustin, avec un ton de mauvaise humeur visible, pourquoi les évêques se croyaient obligés de réclamer la grâce des criminels et se tâchaient quand on ne voulait pas l’accorder. « S’il est vrai, disait-il, qu’il soit aussi coupable d’approuver une faute que de la commettre, on s’associe à un crime toutes les fois qu’on souhaite que l’auteur demeure impuni. » Saint Augustin lui écrivit une longue lettre pour justifier la conduite des évêques. Il y laissait entendre que le juge n’est pas toujours irréprochable, qu’il cède quelquefois à des mouvemens de colère, qu’il peut lui arriver d’oublier qu’il est le ministre de la loi, chargé de venger les injures d’autrui, non les siennes. C’est donc le servir lui-même et servir l’Etat que de le rappeler à la clémence. « Votre sévérité, lui disait-il en concluant, est utile : elle aide au repos de tous ; mais notre intercession est utile aussi : elle tempère votre sévérité. » Saint Augustin avait raison. Je comprends sans doute que ces grands personnages n’aient pas été satisfaits de rencontrer des résistances auxquelles ils n’étaient pas accoutumés. Mais s’il est vrai, comme on l’a dit souvent, que le despotisme impérial n’ait eu des conséquences si funestes que parce que c’était un pouvoir sans limite et sans contrôle, n’était-il pas bon qu’il se dressât, en face de lui et de ses agens, une autorité morale qui leur imposât la modération et la justice ?

Les querelles religieuses firent plus de mal. Le monde ancien ne les avait guère connues ; elles prirent une grande intensité avec le triomphe du christianisme. Les écrivains païens ont toujours été fort surpris de la manière dont les sectes chrétiennes se malmenaient entre elles. Déjà Celse en fait la remarque : « Ils se chargent à l’envi, dit-il, de toutes les injures qui leur passent par la tête, se refusant à la moindre concession pour le bien de la paix, et animés les uns contre les autres d’une haine mortelle. » Amnien Marcellin est encore plus dur et déclare « qu’il n’y a pas de bêtes féroces qui le soient autant contre les hommes que les chrétiens le sont entre eux. » Assurément ces querelles étaient très fâcheuses dans un État qui avait besoin d’unir toutes ses forces pour résister à l’ennemi du dehors, mais il était bien difficile de les éviter. La lutte est la condition de la vie ; l’ardeur des croyances amène la vivacité des disputes ; les discussions religieuses ne cessent entièrement que quand il n’y a plus de religion. Il reste à savoir si ces passions, qui sont la conséquence inévitable des fortes croyances, et qui peuvent troubler par moment la surface des États, n’entretiennent pas dans les esprits une animation, un mouvement, une énergie dont tout profite, et si un peuple inerte, qui s’est désintéressé de tout, et dont le calme n’est fait que d’indifférence, est un appui sur lequel on puisse compter au moment du péril ! Il me semble que le mal n’était pas dans ces discussions elles-mêmes, mais dans le rôle que l’État crut devoir y prendre. Ces sortes de luttes s’enveniment dès qu’il s’en mêle. En poursuivant et en proscrivant les sectes, non seulement il les rend plus irréconciliables entre elles, mais il les tourne contre lui ; il commet la plus grande des maladresses, qui est de se faire gratuitement des ennemis. On ne met pas hors la loi vingt-deux hérésies d’un seul coup, comme fit un jour Théodose, sans exciter des haines qui se retrouvent au moment du danger. On raconte que Genseric, quand il envahit l’Afrique, trouva des alliés dans les restes des donatistes que les empereurs orthodoxes avaient cruellement persécutés, et qu’ils lui rendirent la victoire plus facile. Il faut dire pourtant que l’autorité, qui, en se mêlant aux querelles religieuses, les envenimait, avait fait aussi, quelques efforts pour les apaiser. On est surpris de voir qu’autour des princes chrétiens, au centre même du gouvernement, elles paraissent moins violentes qu’ailleurs. Les empereurs qui semblent le plus zélés pour leur foi n’hésitent pas à employer des gens qui pratiquent des religions contraires, et même à les élever aux premières dignités de l’empire, quand ils sont contens de leurs services. Peut-être ne faut-il pas leur en savoir trop de gré. Il y a des nécessités qui s’imposent à tous ceux qui gouvernent, quelles que soient leurs dispositions et leurs préférences. Un bon général, un administrateur habile, sont toujours rares, et un prince qui est sage les prend où il les trouve. Mais il naissait de là des contrastes fort singuliers. L’empereur poursuit le paganisme avec acharnement ; il veut à toute force le détruire ; dans les édits qu’il publie contre lui, il enfle la voix pour le menacer : Cesset superstitio ; sacrificiorum aboleatur insania ; et, en même temps, il s’entoure de païens que non seulement il nomme préteurs et consuls, préfets de la ville et du prétoire, mais auxquels il confie des charges de cour qui les approchent de sa personne. Nicomachus Flavianus, dont on sait les opinions, fut quelque temps une sorte de favori de Théodose et obtint la questure du palais, poste de confiance, que l’empereur ne donnait qu’à ceux dont il était sûr.

Il en résulte que le conseil de Valentinien et de Théodose devait ressembler à celui de beaucoup de princes de nos jours. On y voyait siéger ensemble des personnes de religion différente, occupant des magistratures semblables, associés aux mêmes affaires. Nous regardons comme une grande victoire du bon sens, qui a coûté des siècles de combats, qu’on ait fini par ne plus demander compte à ceux qu’on admet aux emplois publics du culte qu’ils professent et par croire qu’ils peuvent être séparés sur tout le reste, pourvu qu’ils soient unis par le désir d’être utiles à leur pays. Les Romains du IVe siècle y étaient arrivés du premier coup. La nécessité leur avait fait trouver une sorte de terrain commun sur lequel les gens de tous les partis pouvaient se réunir : c’était le service de l’état, auquel des païens résolus, comme Symmaque ou Nicomer, et des chrétiens pieux, comme Probus ou Mallius Theodorus, consacraient leur vie avec un dévoûment, une fidélité, qui ne se sont jamais démentis. Au fond, ces grands personnages ne s’aimaient guère ; mais l’habitude de se fréquenter, d’être assis dans les mêmes conseils, de travailler à la même œuvre, avait amené entre eux une sorte d’accord et de tolérance réciproque dont l’empire aurait tiré un grand profit, s’il avait su s’en servir. On a cru longtemps qu’un pays ne peut subsister dans sa force et son unité que si tous les citoyens partagent les mêmes croyances. On pense aujourd’hui que, même divisés entre des religions différentes, ils peuvent s’entendre et s’unir, quand il s’agit du bien commun et que la diversité des cultes n’est pas une cause nécessaire d’affaiblissement pour le sentiment national. C’est la condition de la plupart des États modernes, elle ne nuit pas à leur prospérité, et il n’y avait pas de raison pour que l’empire romain s’en trouvât plus mal qu’eux.


IV

Il semble donc que le christianisme et l’empire n’étaient pas, de leur nature, irréconciliables et incompatibles, puisqu’ils ont vécu ensemble pendant tout un siècle, sans se trop gêner l’un l’autre. Ce siècle nous paraît en général fort triste, et nous sommes tentés de le juger avec rigueur. Nous avons toujours devant les yeux la terrible catastrophe qui le termine ; elle projette son ombre sur les années qui précèdent et nous rend injustes pour les princes qui n’ont pas su l’éviter. Les contemporains étaient moins sévères que nous, et les lettres de Symmaque nous montrent que même les païens ne se trouvaient pas alors trop malheureux de vivre. Cependant on peut trouver que cette expérience, quelque longue qu’elle soit, n’est pas tout à fait décisive. Il peut se faire que l’accord entre les deux élémens contraires n’ait été qu’apparent, que, pendant qu’ils semblaient s’accommoder ensemble à la surface, ils aient continué à lutter dans l’intérieur de la machine à des profondeurs où l’œil ne peut plus rien apercevoir, et que ce travail souterrain ne se soit trahi que par le désastre qui en a été la conséquence.

Pour décider si cette supposition est juste et si c’est bien le christianisme qui a entraîné le monde romain à sa perte, je ne vois qu’un moyen. Reprenons les principales causes que les historiens assignent à la ruine de l’empire ; demandons-nous pour chacune d’elles, autant qu’on peut le savoir, à quelle époque le mal a commencé. Si cette époque est antérieure à l’établissement du christianisme, il faudra bien reconnaître qu’il n’en est pas responsable.

La plus grave peut-être des maladies dont l’empire est mort, c’est le mauvais état des finances publiques. Les guerres extérieures et intérieures qu’il fut forcé de soutenir pendant le IIIe siècle les avaient épuisées. La misère ayant augmenté et la population se faisant plus rare, l’impôt devint trop lourd et fut recouvré difficilement. Comme les empereurs ne voulaient rien perdre et qu’ils obligeaient les villes à payer la somme à laquelle on les avait taxées, les curiales ou décurions, c’est-à-dire les membres du conseil de la cité, étaient forcés de fournir de leur fortune ce qui manquait. Le résultat de ces mesures fut qu’on ne trouva plus de curiales. On se cachait, on fuyait pour éviter de l’être ; mais la loi implacable poursuivait les récalcitrans jusque dans les déserts et chez les barbares, et, quand elle avait pu mettre la main sur eux, les ramenait sans miséricorde à ces dignités dont elle avait fait un supplice.

On a prétendu que cette fuite des magistratures municipales, que la politique fiscale des empereurs explique suffisamment, était en partie imputable au christianisme. Le Christ avait dit que son royaume n’est pas de ce monde ; naturellement ses disciples témoignaient peu de goût pour la politique, et les honneurs ne les tentaient pas. Comment des hommes sans cesse occupés des choses du ciel auraient-ils pu prendre sur eux de descendre aux intérêts de la terre ? « Nous vous laissons, disait Minucius Félix, vos robes aux bandes de pourpre. » Tertullien fortifiait cette répugnance en montrant qu’un magistrat est sans cesse obligé d’aller dans les temples, d’assister à des sacrifices, de donner des jeux, c’est-à-dire de faire tous les jours une profession manifeste de la religion officielle. Aussi affirmait-il hardiment qu’un chrétien ne peut en aucune façon accepter de fonctions publiques et « qu’il n’y a rien à quoi il soit plus étranger qu’aux affaires de son pays. »

Tout le monde pourtant ne pensait pas comme lui. Au moment même où il s’exprimait avec cette violence, il y avait dans son entourage des chrétiens qui se croyaient obligés par leur situation sociale ou les traditions de leur famille d’occuper les magistratures qu’on leur offrait. Lui-même l’avoue dans cette fameuse phrase où il veut montrer aux païens que le christianisme, en quelques années, a tout envahi : « Nous remplissons, dit-il, le sénat et le forum. » Il veut faire entendre, sans doute, qu’il y a beaucoup de chrétiens décurions ou duumvirs dans les municipes de l’Italie ou des provinces, et que quelques-uns même se sont glissés jusque dans le sénat de Rome. L’église ne paraît pas s’y être formellement opposée. Elle comprenait bien qu’il lui fallait renoncer à faire des conquêtes dans les rangs élevés de la société, si elle interdisait à ceux qui étaient tentés de venir à elle de remplir les devoirs que leur imposait leur naissance. Elle pensait d’ailleurs qu’en occupant ces hautes fonctions, un chrétien pouvait être utile à ses frères. Aussi la voyons-nous de bonne heure occupée à lui fournir quelque moyen de concilier ce qu’il devait à sa foi et ce que réclamaient les dignités publiques. Vers le commencement du règne de Dioclétien, le concile d’Elvire s’occupa de traiter cette question délicate. En maintenant l’excommunication contre les flamines, qui donnaient des jeux ou faisaient des sacrifices, les évêques permirent aux chrétiens d’être duumvirs, c’est-à-dire premiers magistrats de leurs municipes, ce qui les obligeait d’assister souvent aux cérémonies païennes ; ils leur demandaient seulement de ne pas paraître dans l’assemblée des fidèles pendant l’année où ils remplissaient leurs fonctions : c’était une sorte de souillure temporaire dont il ne restait pas de trace l’année suivante[4]. L’église semblait deviner que son triomphe était proche ; elle voulait montrer d’avance qu’elle comprenait les nécessités de la vie publique, qu’elle était prête à s’y soumettre, et que sa victoire ne nuirait pas à l’administration des affaires.

Il peut se faire sans doute qu’avant cette époque des scrupules religieux aient empêché quelques chrétiens d’être décurions ou duumvirs, et leur aient fait un devoir de s’enfermer dans la vie privée. Il y a des familles romaines, au IIe siècle, qui, après avoir jeté quelque éclat, disparaissent tout d’un coup des fastes. On les croirait éteintes, si leur nom ne se retrouvait un peu plus tard aux catacombes. Elles sont devenues chrétiennes, et il est probable qu’elles n’ont renoncé aux magistratures que pour se consacrer à leur foi nouvelle. Le christianisme a donc sa part, une petite part, dans cette désertion de la vie politique, qui fut une calamité pour l’empire ; mais elle avait commencé bien avant lui, et l’exemple venait de plus loin. Vers l’époque de César, une secte philosophique très puissante, qui l’emportait alors sur toutes les autres, avait prêché la même conduite pour des motifs bien différens. L’école d’Épicure professait qu’il est insensé de compromettre son repos dans les agitations des affaires et les embarras des honneurs. Elle ne trouvait pas de plaisir plus sensible pour le sage que de contempler du haut d’une retraite calme et sûre les tempêtes de la politique et de voir les sots s’exposer à des naufrages dont il s’est mis à l’abri :


Suave mari magno, turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.


Cette sagesse égoïste indigne Cicéron, qui a consacré plusieurs endroits de ses livres, notamment le début éloquent de la République, à la combattre. Les gens qui se conduisent ainsi lui semblent des ingrats, qui ne donnent pas à la patrie ce qu’elle est en droit d’exiger de ses enfans, des lâches et des traîtres qui désertent en face de l’ennemi, et il défend « qu’on écoute ce signal qui sonne la retraite au moment où la lutte est engagée. »

Voilà le péril nettement indiqué ; jusqu’au IVe siècle, il n’a fait que s’accroître. Sénèque parle d’un sénateur, Servilius Vatia, qui avait cessé de venir à Rome et s’était enfermé dans une belle maison de campagne, près de Baïes, où il vivait dans le repos et le plaisir. Il s’en montre fort scandalisé, et raconte qu’il ne passait jamais le long de cette charmante villa sans dire : Ci-gît Vatia, Vatia hic situs est. Vatia pouvait répondre que, pour un grand personnage comme lui, cacher sa vie, renoncer au consulat et à la prêture, était, sous Néron, le seul moyen d’éviter la mort. Cela était si vrai que Sénèque finit par regretter amèrement d’avoir été trop ambitieux et par conseiller la retraite à ses disciples. En province le danger était autre ; on ne risquait pas sa vie à briguer les dignités municipales, on risquait sa fortune ; les honneurs publics étaient ruineux. Un magistrat de petite ville était forcé de donner des repas et des jeux à ses administrés, de paver les rues, de réparer des aqueducs et des temples, ou d’en bâtir de nouveaux à ses frais. Aussi essayait-on de se dérober à ces lourdes charges par quelque prétexte honnête. On demandait à l’empereur, et, si l’on avait auprès de lui quelques amis puissans, on finissait par obtenir l’exemption des honneurs publics (vacationes munerum). Il en résulta qu’avec le temps le nombre des exemptés s’accrut, et qu’on ne trouva plus assez de citoyens pour être magistrats. La loi municipale de Salpensa, qu’on a découverte il y a quelques années, prévoit le cas où les candidats feront défaut et permet de nommer d’office des gens qui ne sont pas présentés, pourvu qu’ils remplissent les conditions requises. On peut donc devenir magistrat malgré soi, et il est vraisemblable que, pour compléter le sénat des villes, grandes ou petites, on avait souvent recours à la contrainte. Une loi de Marc-Aurèle, insérée dans le Digeste, parle des décurions qui le sont de leur plein gré et de ceux qui ne le sont que par force. C’était pourtant le siècle des Antonins, le temps le plus beau, le plus florissant de l’empire, et déjà se montraient à la surface les maladies cachées qui devaient le perdre.

On voit qu’elles ont précédé de beaucoup la victoire du christianisme. Il a eu le malheur d’hériter d’une situation fort compromise. Au moment où il prit la direction des affaires, les finances publiques étaient ruinées par deux siècles de désordres. Lactance, qui écrivait à la veille du jour où Constantin allait être le maître unique du monde, nous dit que l’impôt était devenu si lourd qu’il fallait une armée de percepteurs pour le recouvrer. « Ceux qui demandent sont plus nombreux que ceux qui donnent. Il faut payer pour tout ; on inscrit chaque motte de terre ; chaque vigne et chaque arbre sont comptés. Contre ceux qui n’ont pas d’argent, on emploie le fouet et la torture. » La fuite des fonctions publiques remontait plus haut, puisque nous en avons trouvé des symptômes dans Cicéron, et que dès l’époque des Antonins on avait imaginé de forcer les gens à être magistrats malgré eux. C’est le commencement de cette effroyable tyrannie, qui enchaîna l’ouvrier à son métier, le fonctionnaire à sa fonction, et qui a fait le tourment du monde romain à ses derniers jours. Ce ne sont pas les princes chrétiens qui l’ont inventée : elle s’est aggravée sous eux ; par une sorte de pente naturelle, les choses sont allées à l’extrême, mais leur religion n’y est pour rien. Il est bien vraisemblable que des princes païens auraient pratiqué le même système, qui était dans les traditions de l’empire, et que les mêmes causes auraient produit les mêmes effets.


V

Il y avait un autre symptôme qui semblait annoncer la ruine prochaine : la population, même dans les pays les plus riches, comme l’Egypte et la Gaule, diminuait d’une manière inquiétante. Le cens, qui se faisait tous les cinq ans, permettait à l’autorité de s’en rendre compte ; et à défaut du cens, la difficulté qu’elle éprouvait à recruter les armées et à faire rentrer les impôts l’empêchait d’ignorer que le nombre de ceux qui se battent et qui paient devenait moindre tous les ans.

Il est naturel qu’on ait songé à en rendre le christianisme responsable. On savait qu’il a pour principe de préférer la virginité au mariage. Un de ses docteurs les plus illustres, Tertullien, semble avoir pris plaisir à le proclamer, sans se soucier du scandale qu’il allait soulever parmi les partisans des anciennes maximes. Les gens du monde qui, vers la fin du IIe siècle, jetaient les yeux sur les écrits de ce bel esprit violent et subtil, qui faisaient tant de bruit parmi les personnes de sa secte, y voyaient avec indignation qu’il détournait les gens de se marier et leur conseillait d’avoir le moins d’enfans possible. Quels sentimens de surprise et de colère ne devaient-ils pas éprouver quand ils tombaient sur des phrases comme celle-ci : « Dieu, dans l’ancienne loi, disait : croissez et multipliez. Il dit dans la nouvelle : arrêtez-vous, et que ceux qui ont des femmes fassent comme s’ils n’en avaient pas. » En parlant ainsi, le docteur chrétien se met en opposition avec toute la législation romaine ; il attaque de front les institutions d’Auguste qui récompensait les pères de famille et punissait les célibataires. Et pourtant nous ne voyons pas que ces paroles imprudentes lui aient été reprochées et qu’on en ait fait un crime aux chrétiens. Celse, qui signale et combat l’aversion qu’ils éprouvent pour les fonctions publiques, ne dit rien de leur opinion sur le mariage. Il est vraisemblable qu’à ce moment les conseils de Tertullien n’étaient pas très suivis et que la plupart des fidèles, dans la vie ordinaire, se conduisaient comme tout le monde. C’est ce que semble bien indiquer Athénagore quand il dit à l’empereur, dans son Apologie : « Nous nous sommes mariés d’après les lois que vous avez faites. » On peut donc croire que ceux qui pratiquaient la continence n’étaient pas encore assez nombreux, parmi les fidèles, pour être remarqués par les ennemis du christianisme. C’est seulement à la fin du IVe siècle, quand la vie monastique commença d’être connue et pratiquée en Occident, que l’église fut ouvertement accusée de détruire la famille et de dépeupler l’empire.

On raconte que c’est saint Athanase qui la fit le premier connaître aux Romains : dans un voyage qu’il entreprit en 340, pour gagner le pape à sa cause, il amena deux moines avec lui, les premiers qu’on eût encore vus à Rome. Ces moines excitèrent une grande surprise ; on les fit parler, on apprit d’eux ce qui se passait dans les couvens de l’Egypte depuis près d’un siècle, et quelques gens pieux, édifiés par leur entretien, entreprirent de les imiter. Mais ces premiers essais firent peu de bruit, et l’institution resta dans l’ombre jusqu’au grand élan qui fut donné, vers 374, par saint Jérôme. Du désert de Syrie, où il s’était retiré, et où il se condamnait à d’effroyables austérités, il envoya en Occident la vie de saint Paul, de Thèbes, le premier des anachorètes. Ce petit livre, où l’habile écrivain se faisait naïf et simple, pour être saisi de tout le monde, et qui était rempli de récits extraordinaires, de légendes et de miracles, passionna le public. En même temps qu’il s’adressait à la foule, par ses vies des saints, l’auteur essayait d’attirer vers le désert ses amis, des lettrés comme lui, en leur écrivant des lettres pleines d’une rhétorique enflammée, qui couraient le monde et remuaient les âmes : « Que faites-vous dans le siècle, leur disait-il, vous qui valez mieux que lui ? Jusques à quand voulez-vous demeurer à l’ombre des maisons ? Pourquoi restez-vous emprisonnés dans les villes pleines de fumée ! Croyez-moi ; la lumière ici a je ne sais quoi de plus brillant ; ici, on dépose le poids du corps et l’on s’envole aux pures et resplendissantes régions de l’éther. »

Mais l’Occident latin était, de sa nature, sage et tempéré : il n’alla pas tout à fait jusqu’au désert et s’arrêta sur la route. Après un premier éblouissement causé par le tableau de ces merveilles lointaines, le bon sens reprit le dessus. Les ascètes de l’Egypte (c’est saint Augustin qui parle) parurent s’être mis un peu trop en dehors de l’humanité ; on ne voulut pas les suivre dans leurs pénitences extraordinaires. Saint Antoine ne comprenait pas la vie monastique sans la solitude ; il disait qu’un anachorète qui sort du désert est « comme un poisson sur le rivage. » Les moines de l’Occident, au moins ceux de cette époque, restent dans le monde, pour agir sur lui. Ils choisissent quelque maison isolée, aux portes d’une ville, ou dans la ville même. Là, ils se réunissent, sous la direction d’un chef auquel ils promettent d’être soumis, mettant leurs biens en commun et vivant ensemble dans la continence et la pauvreté. Ce sont les deux vertus essentielles de la vie religieuse et qui ont fait sa force. Sans famille et sans fortune, le moine n’existe que pour sa foi. C’est en elle que se concentrent toutes ses affections. Les sacrifices qu’il lui a faits ne la lui rendent pas moins chère et moins précieuse ; au contraire : on s’attache aux choses moins par les satisfactions qu’elles donnent que par les peines qu’elles ont coûtées. Sans doute, la nature résiste, et il faut lutter contre elle ; mais cette lutte même, quand on en sort vainqueur, met l’homme en possession de toute son énergie. Que ne fera-t-il pas, s’il tourne cette énergie, qui s’est trempée par le combat et la victoire, vers le triomphe de ses idées ! Ce qui est remarquable dans ces premières règles monastiques de l’Occident, ce qui en fait le caractère essentiel, c’est le soin avec lequel on évite toutes les exagérations. Les moines doivent vivre sobrement, pratiquer le jeûne et l’abstinence, mais d’une façon raisonnable. Les excès des ascètes orientaux, qui font l’admiration des fanatiques, sont sévèrement bannis ; celui qui veut jeûner plus que ses forces le lui permettent encourt le blâme de ses supérieurs. Le même esprit de bon sens et de modération se retrouve dans la manière dont les gens sages résolurent une question qui était alors fort débattue. On se demandait, dans les couvens, si, en dehors de la prière et des bonnes œuvres, le moine doit travailler de ses mains. Quelques-uns ne voulaient rien faire, alléguant cette parole du Christ, « que les oiseaux ne sèment point, ne moissonnent point, n’entassent point dans les greniers, et que le Père céleste se charge de les nourrir ; » mais saint Augustin répondait par le mot de saint Paul : « Que celui qui ne veut pas travailler ne mange pas ; » et ce précepte devint la loi. C’est ainsi que furent constitués les premiers monastères d’Occident, avec ce mélange d’enthousiasme et de raison, de passion et de mesure, qui est dans le tempérament des gens de ce pays.

Ainsi modifiée et corrigée, l’institution nouvelle était faite pour eux et leur convenait entièrement ; elle répondait trop à leurs idées et à leurs besoins pour ne pas obtenir un grand succès. Il s’en faut pourtant qu’elle ait contenté tout le monde. Je ne parle pas des païens, qui naturellement lui furent très contraires ; mais parmi les chrétiens eux-mêmes il y eut, dès le premier jour, des oppositions et des résistances. Saint Ambroise était un des évêques de ce temps qui poussait le plus vers la vie religieuse. Il s’adressait surtout aux jeunes filles, et, pour les entraîner au célibat et à la retraite, il leur faisait des tableaux peu séduisans de la vie de famille, et s’étendait volontiers sur ce qu’il appelait crûment « les indignités du mariage. » Beaucoup de personnes en étaient blessées. « Ainsi, lui disait-on, vous ne voulez pas qu’on se marie ? » Et saint Ambroise avait quelque peine à s’en disculper. Parmi les réponses qu’il faisait à ce reproche, je n’en veux citer qu’une, parce qu’elle a rapport au sujet que je traite en ce moment. A ceux qui paraissent craindre que ce goût de la vie religieuse, qu’il veut inspirer, ne change l’empire en désert, il fait remarquer que les contrées qui fournissent le plus de vierges à l’église sont précisément les plus peuplées. Du reste, les objections qu’on lui oppose ne le troublent guère. Il a une façon aisée d’y répondre qui montre qu’il n’est pas inquiet de l’effet qu’elles peuvent produire. Il voyait les jeunes filles affluer à Milan pour recevoir le voile de sa main. « Il en vient de Plaisance, disait-il, il en vient de Bologne, et même de l’Afrique. » Ce qui explique cet empressement des jeunes filles, indépendamment de la parole ardente de saint Ambroise et des émotions religieuses qu’il éveillait dans les âmes, c’est que le couvent leur donnait ce qu’elles ne trouvaient pas toujours dans le mariage. Il nous semble une servitude ; elles le regardaient comme une émancipation. Il n’était pas dans les bienséances que la jeune fille choisît son époux. C’est l’affaire de la famille, et la loi ne lui donne le droit de le refuser que s’il est difforme ou de mœurs infâmes. Les deux fiancés ne se connaissent pas d’avance ; ils se voient pour la première fois le jour des noces. « Un cheval, dit plaisamment Sénèque, un âne, un bœuf, un esclave, on les examine au moins avant de les acheter. La femme est la seule chose qu’on prenne sans l’avoir vue. On a craint sans doute, ajoute-t-il, qu’on ne l’épousât jamais, si on l’avait vue auparavant. » En préférant la vie religieuse, la jeune fille échappe à cette contrainte ; elle dispose d’elle en liberté. L’esclavage du couvent lui paraît léger, parce qu’elle l’a volontairement choisi. Elle se plie sans peine à une règle à laquelle elle s’est soumise de son plein gré. Quelle que soit sa naissance, les services les plus rebutans ne lui coûtent pas. « Celles qui ne pouvaient souffrir de mettre le pied sur les pavés des rues, dit saint Jérôme, qui se faisaient porter en litière par les bras des eunuques, qui regardaient comme un fardeau une robe de soie et qui n’auraient pas voulu exposer leur visage aux ardeurs du soleil, aujourd’hui couvertes de vêtemens simples et sombres, allument le feu, préparent les lampes, balaient le plancher, épluchent les légumes et les jettent dans les marmites bouillantes. » Tant d’humilité dans une fortune si haute inspire une grande admiration à saint Jérôme ; d’autres, au contraire, en étaient fort mécontens. Je crois bien que si, parmi ceux qui se consacraient à la vie religieuse, il n’y avait eu que des enfans d’affranchis ou d’esclaves, personne n’aurait songé à s’en plaindre. Mais on ne pouvait pas souffrir de voir des gens qui portaient un nom illustre renoncer au monde, où ils tenaient une place si élevée, pour s’enfermer dans un couvent. Ces grands personnages semblaient ne pas s’appartenir à eux-mêmes ; on leur refusait le droit de régler leur vie comme ils l’entendaient. Ils étaient esclaves de leur naissance et forcés de suivre la route où leurs pères avaient marché. Quand on apprit que Pontius Paulinus, qui avait été consul, vendait ses biens et quittait son pays pour se retirer auprès du tombeau de saint Félix à Noles, les gens du monde, les politiques, qui attendaient de lui d’autres services, en furent indignés. « Un homme de ce rang ! disaient-ils ; de cette naissance ! de ce caractère ! cela ne peut se souffrir. » Ce qui est plus étonnant, c’est que la populace ne leur était pas non plus favorable. Blésilla, la fille de saint Paule, étant morte à vingt ans, le bruit courut qu’elle était victime de ses austérités, et, à ses funérailles, la foule, s’en prenant aux moines dont elle avait trop suivi les conseils, criait « qu’il fallait les mettre à la porte de Rome, les chasser à coups de pierre, ou les jeter dans le Tibre. » Les empereurs aussi, quoique chrétiens, et souvent chrétiens fort zélés, paraissent s’être méfiés d’eux. Valens, dans une de ses lois, parle avec colère « de ces fainéans, qui, pour se soustraire aux charges municipales, se réfugient dans les déserts et les solitudes, » et ordonne qu’on aille les y chercher. Au contraire, le pieux Théodose veut les empêcher d’en sortir. Irrité de voir que ces hommes noirs, comme les appelle Libanius, quittent leurs couvens, se réunissent en grandes troupes, et, sous prétexte de détruire les temples ou de combattre les Ariens, troublent la paix publique, il leur défend d’entrer dans les villes : « Puisqu’ils font profession d’habiter les déserts, qu’ils y restent. » Ces mesures sévères, et surtout ce ton de mauvaise humeur, montrent bien que les princes étaient mal disposés pour eux. C’est qu’évidemment ils les croyaient nuisibles aux intérêts de l’État. Les polémiques violentes auxquelles se livraient alors Jovinien et Vigilance contre saint Jérôme et saint Augustin, pour savoir s’il faut mettre les vierges au-dessus des femmes mariées, devaient nécessairement attirer leur attention[5]. Préoccupés, comme ils l’étaient, de voir que certaines provinces avaient perdu une partie de leurs habitans, comment n’auraient-ils pas éprouvé quelque inquiétude au sujet d’une institution qu’on accusait de discréditer le mariage, et qui pouvait ainsi accroître le mal qu’ils s’efforçaient de guérir ?

Cette fois il paraît bien difficile que le christianisme puisse se défendre contre des reproches qui lui viennent de tant de côtés, et il faut bien reconnaître que cette préférence donnée si ouvertement à la virginité sur le mariage, cette passion de célibat qui saisit es gens du Ve siècle, a dû contribuer, dans une certaine mesure, à la dépopulation de l’empire. Mais ici encore le mal remontait plus haut ; il était plus ancien que le christianisme, et l’on s’en était aperçu vers la fin de la république. Dès cette époque, la grande ville attirait dans ses murs les cultivateurs d’alentour et faisait le vide autour d’elle. Virgile, Tite-Live, Properce remarquent avec tristesse que tous ces vaillans petits peuples de la banlieue romaine qui avaient arrêté les légions pendant des siècles n’existent plus ; déjà se formait autour de Rome le désert de la Campagna. Lucain est plus sombre encore ; il nous dit que la désolation et la ruine s’étendent à toute l’Italie :


At nunc semirutis pendent quod mœnia tectis
Urbibus Italiæ…


si tant de belles contrées sont dépeuplées, « si quelques habitans à peine errent dans les rues désertes des vieilles villes, » c’est pour lui la faute de Pharsale. Auguste en accuse les habitudes égoïstes de la société de son temps. Le mariage y semble une servitude, la famille un embarras ; on cherche à se faire une existence libre, où l’on n’ait qu’à songer à soi. Le bonheur consiste à vivre seul, sans femme, sans enfant, sans charge, sans devoir, situation charmante, enviée de tous, qui s’exprime d’un mot difficile à rendre en français, orbitas, prœmia orbitatis. C’est contre ces célibataires obstinés qu’Auguste dirige la sévérité de ses lois. Par des menaces, par des exhortations, par des peines, par des récompenses, il prétend les forcer à se marier ; mais l’intervention de l’autorité dans les questions de ce genre est toujours indiscrète et rarement profitable. Les lois Juliennes, qui semblaient devoir sauver l’empire, ne servirent qu’à tracasser inutilement plusieurs générations : c’est d’elles que Tacite a dit : « Autrefois, nous souffrions des maladies, maintenant nous sommes malades des remèdes. » Ajoutons que ces remèdes, qui sont pires que le mal, ne le guérissent pas ; la dépopulation augmente toujours. « L’heureuse Campanie, qui n’a pas encore vu un barbare, compte déjà 120,000 hectares où il n’y a ni une chaumière, ni un homme. » Sous Gallien, la grande ville d’Alexandrie n’a plus que la moitié de ses habitans. Si l’on applique cette proportion au monde entier, dit Gibbon, on est autorisé à croire que la moitié du genre humain avait disparu. Il fallait trouver au plus vite un moyen d’arrêter ce fléau qui privait l’empire de laboureurs et de soldats. Les princes en imaginèrent un qui devait avoir les conséquences les plus funestes. Ils se résignèrent à introduire les barbares dans les provinces les plus malheureuses. C’était un grand péril d’établir ainsi l’ennemi chez soi ; les peuples n’y virent qu’un grand bienfait. Comme l’impôt devait toujours être le même, et que ceux qui restaient dans un pays payaient pour ceux qui n’y étaient plus, la charge devenait plus légère quand le nombre des habitans augmentait. On ne se demandait pas d’où ils venaient, s’ils payaient leur part et diminuaient ainsi celle des autres. L’intérêt du moment faisait oublier les dangers du lendemain. Constance Chlore, ayant laissé entrer des barbares de la Frise, pour peupler un canton abandonné de la Gaule, son panégyriste ne trouve pas de termes assez vifs pour l’en remercier. « Ainsi, le Chamave laboure pour nous. Lui, qui nous a si longtemps ruinés par ses déprédations, s’occupe maintenant à nous enrichir. Le voilà vêtu en paysan qui s’épuise à travailler, qui fréquente nos marchés et apporte ses bêtes pour les vendre. C’est ainsi qu’un barbare, devenu laboureur, contribue à la prospérité publique. »

Songeons qu’à ce moment la vie monastique naissait à peine dans les solitudes de l’Egypte et de la Syrie. L’Occident ne devait la connaître qu’un siècle plus tard. Il est donc impossible de la rendre responsable d’une dépopulation que les désastres de cette époque suffisent à expliquer et de l’expédient périlleux qu’on avait trouvé pour y remédier. Le mal et le remède sont beaucoup plus vieux qu’elle.


VI

On fait au christianisme un autre reproche, qui n’est pas moins grave : on dit que, par la nature même de sa doctrine, il répugne à la guerre, qu’il peut produire des saints, mais qu’il empêche de former des soldats ; il s’ensuit que, comme les États ont besoin de soldats pour se défendre, le christianisme est contraire au salut des États. Le reproche est ancien ; on le lui faisait déjà au Ve siècle, et saint Augustin, dans ses lettres, l’a discuté. Il est naturel de lui laisser la parole pour y répondre.

Voici comment la question fut soulevée :

Volusianus était un très grand personnage qui appartenait à la famille des Celonii Albini. Cette famille se flattait de descendre de ce Clodius Albinus qui prit la pourpre sous Septime-Sévère. Elle était alliée à toutes les grandes maisons de l’empire, et, par sa mère, l’empereur Julien s’y rattachait[6]. Elle était restée fidèle à l’ancienne religion, comme presque toute l’aristocratie romaine ; cependant une chrétienne y avait pénétré par un mariage, et, selon l’usage, le christianisme y était entré avec elle. La mère, tendrement aimée, avait obtenu de son époux qu’on laissât baptiser sa fille, qui fut plus tard sainte Læta ; mais le fils appartenait toujours à la religion de son père. On pense bien que sa mère et sa sœur souhaitaient ardemment l’attirer à leur foi ; il résistait par habitude, par tradition de famille, par préjugé de bel esprit et d’esprit fort. Cependant il ne put pas leur refuser d’entrer en relation avec l’évêque d’Hippone, dont elles admiraient beaucoup le génie, et il consentit à lui communiquer ses doutes. La lettre qu’il lui écrivit, et que nous avons conservée, est d’un homme du monde, qui veut paraître plus indifférent qu’il ne l’est à ces graves problèmes, et semble n’y toucher que par hasard. Il raconte qu’il s’est trouvé dans une réunion d’amis, de lettrés et de gens d’esprit, où chacun a pris la parole sur les études qui l’occupent. L’un cause de rhétorique, un autre de poésie, un troisième traite des doctrines des philosophes : ce sont des sciences dont on peut entretenir Augustin, car, dans chacune d’elles, il est un maître. Au milieu de ces conversations variées, un des assistans arrive à toucher à la religion. Il expose assez timidement ses incertitudes au sujet du christianisme ; il pose quelques questions et demande qu’on y réponde. Puis, comme Volusianus ne veut pas faire sa lettre trop longue, ce qui serait d’un homme mal élevé (les lettres courtes étaient alors à la mode), il s’arrête au milieu du chemin et laisse son ami Marcellinus présenter les objections qu’il n’a pas voulu faire. Tout cela est dit du ton dégagé d’un homme qui ne veut pas être trop sérieux, même dans des discussions graves, de peur de passer pour pédant. De toutes ces objections, il n’y en a qu’une qui nous intéresse : Volusianus, avec ses airs de lettré et d’homme du monde, est au fond un politique, que sa naissance destine à gouverner des provinces, à être préfet du prétoire ou de la ville et qui se demande d’abord si la victoire du christianisme pourra servir l’Etat où lui nuire. La réponse lui semble facile. Le christianisme, dit-il, prêche le pardon des offenses, il veut qu’on ne rende à personne le mal pour le mal, qu’après avoir été frappé sur une joue, on présente l’autre, et que celui dont on a pris le manteau donne encore sa tunique. Quel sera, pour un pays, le résultat de cette admirable morale ? Il n’aura donc pas le droit de faire la guerre pour se défendre ou se venger ! Il lui sera interdit de rendre le mal pour le mal à l’ennemi qui le ravage ! la pratique de ces vertus évangéliques le conduit inévitablement à sa perte ; et voilà comment, ajoute Volusianus, les princes chrétiens sont incapables de sauver l’empire.

Ce raisonnement semblait difficile à réfuter. Il est certain que le christianisme, qui est une religion de paix, a toujours témoigné un grand éloignement pour la guerre. Tertullien, qui ne marchande jamais à dire ce qu’il pense, l’a formellement condamnée pour deux motifs. Le premier est tout théologique : « Le Seigneur, dit-il, en ordonnant à saint Pierre de remettre son épée au fourreau, a désarmé les soldats. » L’autre est d’ordre plus humain. Parmi les barbares que l’on va combattre, il peut se trouver des chrétiens, car le christianisme a pénétré plus loin que les aigles romaines et il a fait des conquêtes dans toute la Germanie. On est donc exposé à tuer des frères, ce qui ne peut pas être permis. Tertullien, qui, comme on l’a vu, n’est guère Romain de sentiment, et qui déclare que les affaires de son pays lui sont tout à fait étrangères, ajoute : « Nous n’avons qu’une république, c’est le monde. » Pour qui fraternise avec l’univers entier, la guerre est le plus grand des crimes.

Par un étrange contraste, le christianisme, qui avait si peu de goût pour la guerre, paraît s’être beaucoup répandu parmi les soldats. Nous savons qu’ils étaient d’ordinaire très superstitieux ; les inscriptions nous les montrent élevant sans cesse des temples et des autels. Ils aimaient assez les dieux nouveaux et prenaient facilement la religion des pays qu’ils traversaient. Nous voyons que beaucoup étaient des adorateurs zélés de Sérapis, de Mithra, du Jupiter d’Héliopolis ou de Doliché. Beaucoup aussi s’affilièrent à la religion du Christ. Comme il n’était pas dans les habitudes de leur métier d’être prudens, ils le laissèrent voir, et, pendant les persécutions, ils furent impitoyablement poursuivis et condamnés. Quelques-uns même, en pleine paix, attirèrent les supplices sur eux en venant déposer leurs armes aux pieds de leurs chefs et déclarer que leur foi ne leur permettait pas de se battre,

C’est ce qu’aucun prince ne pouvait autoriser sans se perdre. Si le christianisme voulait devenir la religion de l’État, il lui fallait au plus tôt répudier ces doctrines. Il ne s’y résigna qu’avec beaucoup de répugnance, et, de toutes les concessions qu’il a faites pour se plier aux nécessités d’un gouvernement, aucune ne semble lui avoir coûté davantage. Même après Constantin, nous voyons saint Martin, qui était centurion, se présenter à l’empereur, à la veille d’une bataille, et lui dire : « Je suis soldat du Christ ; il ne m’est pas permis de tirer l’épée. » Le bon saint Paulin, qui pourtant avait été consul et mêlé aux grandes affaires, félicite beaucoup Victorius d’avoir jeté son baudrier militaire, quand il devint chrétien. Il y avait là, il faut le reconnaître, de quoi justifier Volusianus quand il affirmait « que le christianisme est contraire au salut des États. »

Mais saint Augustin, lui, n’hésite pas ; il a compris, avec son grand bon sens, que la sécurité de l’empire et le salut de la civilisation romaine exigeaient qu’on rassurât la conscience des soldats. Pour leur laisser leurs forces intactes, il fallait leur ôter leurs scrupules. Il affirme donc à Volusianus que le christianisme ne condamne pas la guerre, quand elle est juste et qu’on la fait avec humanité. Le Christ n’a pas dit aux soldats qui venaient à lui de quitter l’armée ; il leur a dit : « Gardez-vous de toute concussion et de toute violence et contentez-vous de votre solde. » Ce qui indique bien qu’il leur laissait le droit de porter les armes. Voilà la doctrine de saint Augustin. Ce qu’il a dit à Volusianus, il le répète avec la même force au comte Bonifacius, gouverneur de l’Afrique, qui l’a consulté : « N’allez pas croire qu’on ne puisse pas plaire à Dieu dans les camps : David était un guerrier ; » et il le redit encore à plusieurs reprises dans la Cité de Dieu. C’était, du reste, à ce moment, la doctrine officielle de l’Église : dès 314, quelque temps après la victoire de Constantin, un concile d’Arles avait prononcé l’anathème contre ceux qui se refuseraient au service militaire.

Devons-nous penser que ces hésitations, ces incertitudes ont pu, à de certaines occasions, jeter le trouble dans l’âme des soldats ou détourner des camps quelques-uns de ceux qui auraient pu y rendre des services ? En faut-il conclure que la responsabilité du christianisme est engagée dans l’affaiblissement de l’esprit militaire, qui fut une des grandes causes de la ruine de l’empire ? C’est bien possible. N’oublions pas pourtant que cet affaiblissement remonte beaucoup plus haut et que les premiers symptômes en sont plus anciens que la naissance du Christ. Pendant longtemps, c’était Rome et sa banlieue de vigoureux paysans qui fournissaient les meilleurs soldats à la république. A l’époque d’Auguste, la sève est tarie. La grande ville cosmopolite et ses environs déserts ne peuvent plus recruter les légions. Le soldat venu de Rome ne se reconnaît pas à son courage, comme autrefois. Tacite nous le dépeint beau parleur, indiscipliné, gâté par les cabales du théâtre et du cirque, qui lui ont donné le goût de l’intrigue. Les bons soldats venaient alors de l’Italie, puis des provinces ; mais les provinces s’épuisèrent à leur tour. Les empereurs, qui auraient dû faire des efforts pour atténuer le mal, l’aggravèrent. Comme ils craignaient qu’un ambitieux ne se fit un parti dans l’armée, ils détournaient les gens riches de servir ; Gallien le défendit expressément à tous les sénateurs. Dès lors, les citoyens prirent l’habitude de déserter les camps : ils furent remplacés par les barbares. Rome en avait toujours eu à sa solde : même aux plus belles époques, ses armées se composaient en nombre égal de légions et d’auxiliaires. Avec le temps, les auxiliaires devinrent plus nombreux que les légions, et ils finirent par composer l’armée presque entière. Déjà, sous Tibère, un Gaulois osait dire : « Il n’y a de fort, dans les troupes romaines, que ce qui vient de l’étranger, nihil validum in exercitibus, nisi quod externum. »

Ces changemens ont mis des siècles à s’accomplir ; l’origine en remonte à Auguste, qui sépara le soldat du citoyen en rendant les armées permanentes. Tout était en germe dans cette innovation, et le germe s’est développé peu à peu à travers tout l’empire, produisant l’une après l’autre toutes ses conséquences, sans qu’il soit possible de dire exactement ce que le christianisme a pu ajouter à un mal qui était plus ancien que lui, et qui provenait d’autres causes.


VII

On a vu que Volusianus tenait à ne pas écrire des lettres trop longues. Je crois bien que, dans son désir d’être court, il n’a pas voulu tout dire. Il devait avoir un autre grief contre le christianisme dont il n’a pas entretenu saint Augustin, peut-être parce qu’il craignait de le blesser. Les beaux esprits qu’il réunissait chez lui, pour causer de rhétorique ou de philosophie, ne doutaient pas que les chrétiens ne fussent des ennemis déclarés des sciences et des lettres et que leur domination, quand ils deviendraient les maîtres, ne fît régner avec eux la barbarie sur la terre. Quelle raison avaient-ils de le croire ? Une seule, et qui n’était pas juste. Ils se souvenaient toujours du temps où les chrétiens ne se recrutaient guère que parmi les gens de basse naissance, qui ne connaissaient ni Homère, ni Virgile, ni Platon, ni Cicéron, et qui ne se souciaient pas de pratiquer les finesses de leur langage. C’est alors que le monde élégant avait pris d’eux une mauvaise opinion, et, une fois qu’on l’eut prise, on n’en changea plus. Les années passent, les préjugés restent : il est si commode de répéter de confiance ce qu’on a entendu dire, sans se donner la peine d’en vérifier l’exactitude. Cependant l’Église, pour se répandre dans les classes lettrées, avait dû se familiariser avec la littérature. Elle s’était mise à l’école des grands écrivains de la Grèce et de Rome. Elle comptait des orateurs et des philosophes distingués, mais les beaux esprits s’en moquaient toujours. En Afrique, dans un pays qui avait produit Tertullien, saint Cyprien, Arnobe, Lactance, et qui possédait encore saint Augustin, quand on rencontrait un chrétien, « on l’insultait, on le raillait, on se moquait de lui, on l’appelait un ignorant, un sot, un homme sans esprit et sans connaissances. » Le merveilleux, c’est qu’à force de le dire, on l’a fait croire à tout le monde. Aujourd’hui, c’est presque un lieu-commun de soutenir que l’Église a détruit l’ancienne littérature, et l’on ne paraît pas douter que les ténèbres du moyen âge ne soient son œuvre.

Il n’y a rien qui soit moins conforme à la vérité, et ceux qui soutiennent cette opinion ne semblent guère connaître l’histoire de la littérature latine pendant l’empire. On peut la résumer en quelques mots. Après un moment d’éclat incomparable sous Auguste, elle avait promptement déchu. Pendant les deux premiers siècles, cette décadence est glorieuse encore. Quelques-uns des écrivains de ce temps, Sénèque, Tacite, Juvénal, sont parmi les plus grands que Rome ait produits. Par la force de la pensée, ils dépassent même quelquefois ceux de la république ; c’est seulement par la façon d’écrire qu’ils leur sont intérieurs. Cependant, vers les dernières années, la faiblesse se trahit, la fin s’annonce. Elle vint avec une brusquerie étrange. L’époque d’Antonin et de Marc-Aurèle compte encore des gens de talent : Suétone, Fronton, Apulée ; mais dans celle qui suit, il n’y a plus rien : c’est pour nous un siècle entier de profonde obscurité. Assurément, il n’est pas possible de croire que les lettres aient été tout d’un coup abandonnées : la société les aimait avec passion ; elle était élégante, polie, raffinée. Les écoles florissaient, on comblait les professeurs de distinctions flatteuses. Il n’y a donc pas de doute qu’après les Antonins on ait continué à parler, à écrire ; on devait faire de petits vers galans, comme ceux du Pervigiliwn Veneris ; on déclamait des panégyriques ; mais tout ou presque tout est perdu. Est-ce un hasard ? J’ai peine à le croire, et je soupçonne plutôt que rien n’a survécu, parce que rien ne méritait de vivre. En supposant qu’une mauvaise chance nous eut privés de tous les ouvrages qui furent composés alors, les noms des auteurs au moins se seraient conservés. Or, à l’exception de quelques grammairiens et de quelques jurisconsultes, aucun nom illustre n’est arrivé jusqu’à nous. Quelles que soient les causes de cette éclipse subite, en pleine civilisation, dont il n’y a peut-être pas d’autre exemple dans l’histoire littéraire, il est difficile d’en accuser le christianisme, qui n’avait encore qu’une assez médiocre importance. Au contraire, c’est le christianisme qui fait seul quelque figure au milieu de cette décadence. Les meilleurs écrivains du temps, les seuls dont le souvenir n’ait pas péri, sont ses apologistes, Tertullien, Minucius Félix, et les autres, qui étaient des lettrés fort habiles en même temps que des penseurs subtils et vigoureux. C’est grâce à eux que cette chaîne de grands esprits, qui va depuis les guerres puniques jusqu’à la fin de l’empire, ne se trouve pas subitement rompue, et qu’il reste encore quelques écrivains distingués dans ce désert qu’on traverse de Marc-Aurèle à Dioclétien.

Mais voici un phénomène plus singulier. Tout d’un coup, ce désert commence à se repeupler. Avec la sécurité qui revient, les lettres se raniment. Dès le règne de Constantin, les écrivains en prose et en vers deviennent plus nombreux, et bientôt un grand siècle littéraire commence. On a le droit de l’appeler ainsi, non-seulement quand on l’oppose à la stérilité de l’époque d’où il sort, mais lorsqu’on songe qu’il a produit des poètes comme Ausone et Paulin de Noles, comme Prudence et Claudien ; des polygraphes comme Symmaque et saint Jérôme, des orateurs comme saint Ambroise et saint Augustin. Je ne crois pas possible de nier que cette renaissance, comme l’appelle justement Niebuhr, ne soit due en partie au christianisme et à l’élan qu’il a donné aux esprits et aux âmes. Ce qui est remarquable, c’est que tout le monde en a profité ; les lettres profanes sont en progrès comme les lettres sacrées ; c’est un réveil de la littérature entière.

Dans cet éclat, il reste toujours un point obscur. La langue que parle cette littérature renouvelée n’est plus tout à fait la même qu’autrefois, elle se sert d’un latin fort altéré, par moment barbare. Ici, la responsabilité du christianisme paraît moins douteuse, il faut bien le reconnaître, mais il n’est pas le seul coupable. Le latin s’est décomposé peu à peu, et par degrés. Lorsqu’on rétablit les intermédiaires, au lieu de passer sans transition d’une extrémité à l’autre, on devient plus juste pour les écrivains ecclésiastiques, et l’on est moins tenté de faire tout retomber sur eux. Ils ne sont en réalité que le dernier terme d’une décadence qui pendant trois siècles ne s’est pas arrêtée. J’ai besoin, pour le faire voir, d’entrer dans quelques détails techniques, que je prie le lecteur de me pardonner ; ils ne sont pas sans intérêt pour nous, puisque c’est de la décomposition du latin que notre langue est sortie.

Un siècle sépare à peine Tacite de Tite-Live ; et cependant les deux historiens ne parlent pas tout à fait la même langue. Celle de Tacite est toute pleine de termes et de tournures empruntés à la poésie ; la syntaxe y est profondément modifiée ; il emploie l’infinitif, les participes, le génitif et l’ablatif absolu d’une manière nouvelle. Entre Tacite et saint Augustin, il s’écoule près de deux cent cinquante ans. La route ayant été beaucoup plus longue qu’entre Tite-Live et Tacite, on comprend que les altérations de langage soient aussi bien plus considérables ; et, même quand on trouverait que le changement dépasse ce qu’il était naturel d’attendre en raison du temps écoulé, il ne faudrait pas être trop étonné : on sait que les décadences se précipitent par leur durée même, comme, dans la chute des corps, la vitesse augmente par la distance. Il était donc dans la nature des choses qu’en deux cent cinquante ans le latin changeât trois fois plus qu’il ne l’avait fait en un siècle, et ceux qui en témoignent quelque colère, ou même quelque surprise, qui en accusent uniquement certains écrivains ou certaines doctrines, au lieu de reconnaître que c’est le temps qui est le plus grand coupable, montrent bien qu’ils ignorent les lois qui président aux évolutions du langage.

On peut faire pourtant aux auteurs chrétiens deux reproches mérités. D’abord ils ont introduit un grand nombre de mots nouveaux, tirés du grec ou de l’hébreu, qui altèrent singulièrement la physionomie du vieux latin et lui donnent un air fort étrange. Il faut avouer qu’il leur était bien difficile de ne pas le faire. Une première fois le latin avait subi un assaut, quand il s’était agi d’introduire à Rome la philosophie grecque. Ce n’étaient pas seulement les préjugés nationaux, le respect des anciens usages, qui s’opposaient à la propagation des doctrines philosophiques, on peut dire que la langue elle-même y répugnait : on a remarqué combien elle est pauvre en termes abstraits ; les substantifs y sont rares, et les bons écrivains les remplacent le plus qu’ils peuvent par des formes verbales. C’est la langue d’un peuple jeune, actif, pratique, peu porté vers les spéculations de l’esprit, et chez qui la pensée cherche à se rendre visible et palpable. Aussi Lucrèce, lorsqu’il voulut exposer en vers le système d’Épicure, se plaignit-il amèrement des difficultés qu’il éprouvait,


Propter egestatem linguæ et rerum novitatem. Il fallut donc, pour remédier à cette disette, inventer des mots et des tours nouveaux. Mais on était alors à une époque pleine de goût, de mesure, de délicatesse, et les innovations se firent d’une manière habile et discrète. Il n’en fut pas tout à fait de même plus tard, quand une nouvelle religion, étrangère par ses origines au monde gréco-romain, se répandit dans l’empire. Cette fois les changemens furent très considérables. On fut bien forcé de créer une foule de termes pour exprimer des idées, des croyances, des rites, que Rome ne connaissait pas ; et quoiqu’au dire de M. Gœlzer[7] cette invasion de mots nouveaux se soit faite d’une façon moins irrégulière qu’on ne croit et plus conforme au génie du latin, il n’en reçut pas moins une atteinte très profonde.

Mais les innovations de mots ne sont pas ce qui altère le plus une langue. Tant que la syntaxe résiste, rien n’est perdu. Par malheur, la syntaxe aussi fut entamée ; elle eut beaucoup à souffrir de la grande place que les auteurs chrétiens laissèrent prendre, dans les ouvrages écrits, à la langue populaire et parlée : c’est le second reproche, et le plus grave, qu’on leur adresse.

Dans aucun pays du monde, le peuple ne s’exprime tout à fait comme les gens bien élevés ; mais à Rome la différence semble avoir été plus tranchée qu’ailleurs. On y trouve toujours, au-dessous du langage des personnes du monde (sermo urbanus), une façon de parler plus commune, à l’usage de la populace (sermo plebeius). Partout, de sa nature, le sermo plebeius est envahissant, dominateur, et cherche à se glisser jusque dans la bonne compagnie. A Rome, il fut contenu, pendant quatre siècles, par la langue littéraire, et forcé de rester dans ses limites. Mais, dès que la littérature s’affaiblit, il en sort, et, ne se sentant plus maîtrisé, il s’impose à tout le monde. Ce ne sont pas seulement les auteurs chrétiens qui le subissent, comme on le croit d’ordinaire ; il s’introduit aussi chez ceux qui n’ont jamais professé le christianisme, comme Ammien Marcellin, ou qui même lui étaient hostiles, comme Macrobe. Si chez les chrétiens il a fait plus de ravages, c’est que le peuple a pris plus d’importance dans la nouvelle religion. L’auditoire, dans les églises, se compose surtout d’ignorans et d’illettrés ; il faut un peu parler comme eux, pour s’en faire entendre. Saint Ambroise ne paraît pas s’en être beaucoup préoccupé, et ses sermons ne diffèrent pas de ses autres écrits ; mais il s’adressait à des Italiens, dont le latin était la langue nationale, et qui étaient capables de suivre sans efforts même des gens qui parlaient mieux qu’eux. Il n’en était pas ainsi aux extrémités du monde romain, à Hippone, par exemple, dans une ville dont les voisins parlaient berbère ou punique ; là, il fallait bien faire plus de sacrifices au mauvais langage, si l’on voulait être compris. Saint Augustin s’y est résigné dans ses sermons. Ce fin lettré, qui admirait tant Cicéron et Virgile, ne s’est pas fait barbare de gaîté de cœur, comme Commodien, mais il n’a jamais reculé devant un terme ou un tour populaires, quand il s’agissait de rendre sa pensée plus claire à ses auditeurs. « J’aime mieux, disait-il, que les grammairiens se plaignent que si le peuple ne saisissait pas. » C’est ce qui fait que, dans ses sermons, la langue a pris un caractère nouveau[8]. On remarque que la syntaxe se rapproche de celle des langues modernes. Les prépositions sont en train d’y remplacer les cas : on y dit, comme en français, credere ad justitiam (croire à la justice), gaudere de pace (se réjouir de la paix) ; les verbes auxiliaires avoir, faire, venir, s’y multiplient sans mesure. Mais ce qui a changé surtout, c’est l’arrangement des mots, le tour et l’accent de la phrase. L’ancienne période, avec sa marche toujours semblable, son harmonie savante, ses proportions régulières, est brisée. Les mots ne viennent plus se ranger d’eux-mêmes dans l’ordre accoutumé ; ils ne reconnaissent d’autre loi que de se régler au mouvement de la pensée. Le verbe n’est plus rejeté d’ordinaire à la fin, comme chez Cicéron et ses imitateurs, et commence à prendre, dans la phrase, la place qu’il occupe chez nous entre le sujet et le régime. C’étaient là des altérations graves. Je comprends qu’elles blessent les admirateurs du vieux langage classique, si élégant, si harmonieux, si savamment construit. Mais était-il possible alors de le ressusciter ? Ceux qui le tentèrent, comme les rhéteurs d’Autun dans leurs panégyriques, quelque talent, qu’ils aient dépensé à cette œuvre ingrate, n’ont abouti qu’à de froides imitations, qui pouvaient charmer quelques gens de lettres, réunis dans une école, mais laissaient le grand public indifférent. Au contraire, la langue des sermons de saint Augustin est ce qu’il faut pour enlever une grande assemblée. Elle est ample et franche, nette et colorée ; elle possède les qualités qu’une langue gagne toujours au contact du parler populaire, la vérité et la vie.

Il n’est donc pas juste d’accuser le christianisme de la décadence des lettres romaines, puisqu’elles semblaient presque mortes avant lui, et qu’elles ont paru se ranimer dès qu’il est devenu le maître. Quant à la corruption de la langue, il y a travaillé sans doute, mais elle ne date pas de lui ; ce n’est pas lui qui a mis le latin sur la route où il devait arriver à la barbarie.


VIII

Il est temps de tirer une conclusion de cette longue étude. Il y en a une qui se dégage d’abord des faits qui viennent d’être exposés, c’est que la décadence de Rome, comme sa grandeur, a suivi une marche très régulière, et qu’il ne s’y produit rien de brusque et de heurté. L’histoire romaine est peut-être la plus logique de toutes, celle où les faits s’enchaînent le mieux et sortent le plus clairement les uns des autres. Comme il y a plus d’imprévu dans l’histoire des Grecs, l’imagination peut y trouver plus d’agrément ; mais la raison et le bon sens se satisfont mieux et se sentent plus à l’aise dans celle des Romains, il n’y a pas de meilleur exercice pour l’esprit que de la suivre dans ses phases diverses ; nulle part on n’aperçoit mieux le passage de la cause à l’effet et des principes aux conséquences : aussi sera-t-elle toujours un des fondemens de l’éducation de la jeunesse.

Les contemporains d’Auguste, malgré l’éclat d’un grand règne qui pouvait les abuser, s’aperçurent confusément que la décadence commençait ; ils sentaient que, selon le mot du poète, Rome ne pouvait plus soutenir sa grandeur. Ils ne se trompaient pas : on était sur le sommet, et l’on s’apprêtait à descendre. Depuis ce jour, pendant quatre siècles, on a toujours descendu. La chute a été un peu plus rapide ou un peu plus lente, elle ne s’est jamais arrêtée.

Ce qui pouvait dissimuler par momens cette décadence, c’est qu’elle ne ressemblait pas tout à fait aux autres. La plus grande misère des États qui périssent, c’est de n’avoir plus d’hommes. Rome, jusqu’à ses derniers momens, n’en a jamais manqué. Quand l’Italie fut épuisée d’en produire, les provinces lui en ont fourni, et, à la fin, elle a pris à son service des barbares qui méritaient d’être Romains. « Il vint un temps, dit Ozanam, où Rome ne se souvint plus de l’art de vaincre, mais elle n’oublia jamais l’art de gouverner. » La phrase n’est vraie qu’à moitié. Non-seulement elle a toujours su trouver des fonctionnaires habiles pour administrer le monde, mais jusqu’à la fin elle a remporté des victoires. A la veille de la prise de Rome, Stilicon avait battu Alaric ; plus tard, quand l’empire semblait tout à fait perdu, Aétius, avec une armée de Goths et de Francs qui servaient sous les aigles, a écrasé les hordes d’Attila. Ce qu’il y a de plus surprenant encore, c’est qu’à la même époque elle a eu la chance d’être gouvernée par des princes intelligens et énergiques, qui ont contenu les rivalités intérieures et vaincu les ennemis du dehors. Citons, pour ne parler que du IVe siècle, Constantin, Julien, Valentinien et Théodose. Tant qu’ils ont régné, on a cru le mauvais sort de l’empire conjuré, et il a semblé que la décadence s’était arrêtée. On se trompait ; la prospérité n’était qu’à la surface, le mal poursuivait son œuvre en dessous ; à leur mort, l’empire, qui s’était cru sauvé, se retrouvait plus malade qu’auparavant, si bien qu’après le plus glorieux de tous ces règnes, celui de Théodose, il était tout à fait perdu. Quelle pouvait être cette cause intérieure de ruine, à laquelle rien n’a résisté, qui paralysait l’effet de grandes victoires, qui rendait inutiles les efforts des princes, l’habileté des administrateurs, le talent des généraux ? Je ne me charge pas de la découvrir. Les païens l’appelaient le Destin et les chrétiens la Providence ; mais comme le Destin n’a dit son secret à personne, et que nous ignorons les desseins de Dieu sur le monde, parler du Destin et de la Providence, c’est, en termes plus convenables, avouer qu’on ne sait rien.

Si cette cause première nous échappe, elle agit par des causes secondes, ou, si l’on aime mieux, elle se révèle par des symptômes qu’on peut saisir. Nous venons de les indiquer rapidement ; on a vu qu’ils sont tous fort anciens et qu’il n’y en a aucun qui apparaisse pour la première fois au moment de la victoire du christianisme. La conséquence qu’on en peut tirer, c’est qu’elle n’a pas causé à l’empire une secousse assez forte pour qu’il en ait sérieusement souffert. Il est probable que le changement a été moins complet qu’on ne l’imagine ; comme l’Église avait fait depuis longtemps des concessions importantes aux lois et aux usages de la société dont elle allait prendre la direction, la transition d’un régime à l’autre s’est accomplie sans trop de violence.

Ainsi l’empire a péri de maladies qui remontaient plus haut que le christianisme ; on peut donc affirmer qu’il n’est pas la cause directe de sa ruine. Mais ce qui n’est pas moins sûr, c’est qu’il a été impuissant à l’arrêter. L’a-t-il retardée ou rendue plus rapide, c’est une question qu’on peut débattre. Dans tous les cas, l’empire était si profondément atteint que, sous quelque régime religieux ou politique qu’on l’eût fait vivre, un peu plus tôt ou un peu plus tard, sa fin était inévitable.


G. BOISSIER.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. Il attribue à Constantin une loi qui déclarait libres tous les esclaves qui se faisaient chrétiens. Je n’ai pas besoin de dire qu’il n’y a pas trace d’une loi aussi insensée dans le code théodosien ni ailleurs.
  3. Dom Ruinard n’a relevé, dans les interrogations des martyrs, qu’une seule réponse qui puisse paraître séditieuse. (Voyez les Actes de saint Tarachus.)
  4. M. l’abbé Duchesne a éclairci cette question dans son mémoire sur le Concile d’Elvire et les flamines chrétiens, inséré dans les Mélanges publiés par l’École des hautes études en l’honneur de M. Léon Renier.
  5. Jovinien soutenait que les vierges et les femmes mariées ont un égal mérite devant Dieu, si leurs œuvres ne mettent pas entre elles de différence, et qu’il est indifférent de s’abstenir de viandes ou d’en user modérément en rendant grâces à Dieu qui les donne. Vigilance attaquait avec une violence extrême le célibat des prêtres et le culte des reliques. C’est une première apparition de la Réforme, une sorte d’annonce de Luther, dès le IVe siècle.
  6. Je suis la généalogie que Seck a tracée de cette famille dans les prolégomènes de son édition de Symmaque.
  7. Dans son excellent ouvrage sur la Latinité de saint Jérôme.
  8. On peut voir, pour plus de développement, le livre de M. Adolphe Régnier sur la Latinité des sermons de saint Augustin.