Études d’histoire religieuse - De la Modernité des prophètes/02

Etudes d’histoire religieuse
Ernest Havet

Revue des Deux Mondes tome 94, 1889


ETUDES
D'HISTOIRE RELIGIEUSE

DE LA MODERNITE DES PROPH7TES[1]
DERNIERE PARTIE


IV

Ici, je suis obligé d’interrompre la suite des Douze ; car les prophètes dont il me reste à parler appartiennent évidemment à un autre âge que ceux que j’ai étudiés jusqu’à présent.

La tradition elle-même en témoigne, car tandis qu’elle rapporte ceux qui précèdent à une haute antiquité, les plaçant au plus tard au temps où commence, après la destruction du royaume de Juda, la captivité de Babylone, elle suppose au contraire qu’Aggée et Zacharie (voir les préambules de ces deux prophètes) n’ont paru qu’au temps où Zorobabel rebâtit le Temple au commencement du règne de Darius, comme le dit le livre d’Esdras (4-24). Et il s’agit du second Darius, comme l’indiquent les noms de Xerxès et d’Artaxercès, mentionnés comme ses prédécesseurs au même chapitre (versets 6 et 7), ce qui mettrait les deux prophètes à plus de cent ans après les autres. Maintenant, si on est bien pénétré de la nécessité de faire ce que j’ai appelé une transposition, il doit y en avoir encore une à faire, et il ne faut accepter la tradition que relativement, et en conclure seulement, après avoir fixé la date des premiers prophètes au IIe siècle, que les deux autres, étant plus récens encore, ont paru à une distance du IIe siècle à peu près égale à celle qu’il faudrait supposer entre les uns et les autres, d’après la tradition même. Quelle sera cette distance, et où les placerons-nous ? Il me semble qu’avant tout examen, on pense naturellement au règne d’Hérode. En effet, l’histoire des temps qui séparent le premier Hyreau d’Hérode n’était pas faite pour inspirer les écrivains. L’intervalle est rempli à la fois par des désordres et des guerres civiles qui déchirent le pays au dedans, et par des coups terribles frappés du dehors. Pompée entre dans Jérusalem et emporte le Temple d’assaut en l’an 63 avant notre ère, et les Israélites furent dès lors des sujets. Puis la révolte de César bouleverse le monde entier, et avec le monde, le peuple d’Israël. La race illustre des Asmonées s’éteint au milieu de l’anarchie. Voilà ce qu’auraient eu à dire les prophètes d’alors.

Tout à coup, Hérode est roi. Il s’était élevé, en dehors de la race royale, je dirais presque en dehors de la nation, car il était d’une famille de l’Idumée, et un Iduméen n’était, dit Josèphe, qu’un demi-juif (Antiq., 18-5-4). Nullement scrupuleux et très habile, il fut de très bonne heure un personnage. Héritier d’une fortune énorme, amassée par son père Antipater, et qu’il grossit encore, il la mit au service d’Antoine d’abord, puis d’Octave, aussitôt qu’Antoine fut détruit, et s’assura ainsi l’appui des Romains. Ils le firent roi et lui prêtèrent une armée romaine, pour assiéger et prendre avec lui Jérusalem. Il eut un règne de quarante ans, prospère et brillant même.

Les Romains lui avaient rendu tout ce que Pompée avait ôté à ceux d’avant lui ; jamais le pays n’avait été si grand ni si riche. Il se passait, il est vrai, d’étranges scènes dans l’intérieur du palais du roi ; mais les désordres ou même les assassinats n’allaient pas jusqu’à la foule. Son autorité ne fut menacée qu’une fois, au moment où il allait mourir, et il la maintint à force d’être impitoyable. Ses bâtimens étaient magnifiques, et son crédit auprès des maîtres du monde se soutint toujours. Ses sujets, sans doute, ne l’aimaient pas : c’était un Iduméen, un fils d’Esaü ; c’était le meurtrier des Asmonées, rois et grands-prêtres ; c’était le courtisan de César ; c’était un Grec, un homme des Nations, par les mœurs et l’indifférence. Mais ses trésors lui permirent de soulager efficacement le pays frappé par de grandes calamités, en même temps qu’il l’éblouissait et qu’il flattait son orgueil par la magnificence de ses bâtimens. Et en ce genre, il lui fut donné de faire une chose qui força tout Israël à le célébrer. Il reconstruisit le Temple, maltraité par les Syriens et par les Romains, et il en fit un monument digne du prestige qui entourait alors le dieu. Déjà si obligés à un prince qui les avait nourris dans la famine, et qui rebâtissait les maisons détruites par un tremblement de terre, ses sujets, je dis les plus dévots mêmes, ne pouvaient ne pas lui savoir gré d’avoir restauré le Temple de Jehova. Ce Temple attirait maintenant les yeux de tous les peuples, car si Juda paraissait avoir grandi, le judaïsme avait grandi bien plus encore.

La propagande israélite, qui avait commencé bien avant l’époque des Asmonées, avait fait depuis des progrès considérables, pour des raisons que j’ai développées ailleurs, mais qui ne sont pas ici de mon sujet. Les Israélites formaient une espèce d’association internationale, qui pénétrait peu à peu dans l’empire romain tout entier. On voit par Varron que leur religion, en même temps qu’elle s’étendait parmi les petits et les humbles, occupait déjà les esprits curieux et réfléchis. Strabon dit qu’il n’y avait pas de cité où il n’y eut une colonie d’Israël, avec laquelle il fallait compter. L’importance de la religion de Jéhova était arrivée à son comble précisément à l’époque du règne d’Hérode, et Hérode lui-même y ajoutait.

Enfin les destinées de ses héritiers, à la fois tristes et mesquines, liront ressortir encore sa gloire, et on l’appela Hérode le Grand[2]. On comprend donc que ce règne ait eu aussi une littérature, non pas égale sans doute à celle de la fin du IIe siècle, car celle-ci était éclose aux rayons de la liberté, non de la faveur d’un maître ; mais cette littérature royale a pu cependant avoir ses beaux jours et être goûtée et applaudie. Voyons si on reconnaît en effet l’influence du règne d’Hérode dans les prophéties d’Aggée et de Zacharie.

Toutes deux sont censées célébrer la reconstruction du Temple par Zorobabel, mais il est aisé de voir que ce n’est pas cela dont il s’agit en réalité. On lit tout d’abord (1-2) : « Ainsi parle Jéhova Sabaoth : Ce peuple dit : Le temps n’est pas venu, le temps de bâtir le Temple de Jehova… Mais est-il temps pour vous d’habiter vos maisons lambrissées, tandis que la mienne est abandonnée ? » Ces paroles ne s’expliquent guère au temps de Zorobabel ; mais au temps d’Hérode, elles s’expliquent très bien par le témoignage de Josèphe (Antiq., 15-11-1). Le roi n’étant pas populaire, la foule ne croyait pas à ses promesses, et peut-être aussi ne se souciait pas qu’il eût l’honneur de rebâtir le Temple ; elle se montra d’abord opposée à ce projet, et il eut de la peine à la ramener. Jéhova continue et déclare que c’est parce qu’ils ne rebâtissaient pas sa maison, qu’il a déchaîné contre eux la famine (1-10 et 2-16) ; cette famine, qui désola la Terre-sainte et la Syrie, sévit en effet peu avant qu’Hérode eût commencé à rebâtir le Temple (Josèphe, 15-9-1).

A côté de Zorobabel, Aggée nomme le grand-prêtre Jésus ou Josué. Au temps des Asmonées, le grand-prêtre était le même que le prince ; mais il n’en était plus ainsi sous Hérode ; car en se substituant à eux comme roi, il n’osa se faire grand-prêtre, étant profane comme Iduméen. Il y eut donc alors un roi et un grand prêtre en face l’un de l’autre, comme cela est mieux marqué encore dans Zacharie. — Du reste, ce Josué ou Jésus figure avec Zorobabel dans le livre d’Esdras ; mais il n’y est pas dit qu’il fût grand-prêtre.

Mais voici comment Jéhova lui-même parle du Temple dans Aggée : « Qui est-ce qui reste parmi vous, qui a vu cette maison dans sa gloire première ? Et quand vous la voyez maintenant, n’est-il pas vrai qu’elle est comme rien à vos yeux ? .. Mais je mettrai en mouvement toutes les nations, et ici viendront les trésors de tous les peuples, et je remplirai cette maison de splendeur. L’or est à moi, l’argent est à moi, et grande sera la splendeur de cette maison, plus encore que celle de la première, et en ce lieu je mettrai la paix (2, 3-9). » De telles paroles ne peuvent convenir qu’au Temple d’Hérode. Au temps de Zorobabel, sous le second Darius, il ne restait personne qui eût pu voir l’ancien Temple. Mais au temps d’Hérode, beaucoup avaient vu le Temple, tel qu’il était avant la prise de la ville par Hérode et Sossius, c’est-à-dire seize ans auparavant, et le comparer à ce qu’il était depuis ces seize ans. Et surtout les magnifiques promesses qu’on vient de lire ne peuvent se rapporter qu’à ce règne à la fois brillant et paisible, et à une époque où le Temple en effet recevait des offrandes apportées de tous les points du monde, et même du Palatin.

Enfin voici ce qu’on lit aux derniers versets (2-21-23) : « Voici que j’ébranle le ciel et la terre ; je renverse le trône des rois, et je brise la puissance des royaumes des Nations ; je culbute les chars et ceux qui les montent, et les chevaux tomberont et les cavaliers avec eux, chacun par l’épée de son frère. Et en ce temps-là, je te prends, Zorobabel, fils de Salathiel, mon serviteur, et je t’établis pour être mon anneau[3], car je t’ai choisi, dit Jéhova Sabaoth. » Ces paroles sont d’une parfaite clarté. En ce temps-là en effet tombent à la fois les rois de Juda et les royaumes des Nations, c’est-à-dire la Syrie et l’Egypte ; tout cela à travers les guerres civiles des Romains. C’est alors qu’Hérode devient roi, sans droit, sans titre, d’une manière inattendue, simplement parce que Jéhova l’a choisi.

Il y a un verset (1-13) où Aggée s’appelle lui-même messager de Jéhova. C’est le même mot hébreu qu’on traduit ailleurs par ange, ange n’étant en effet que le mot grec qui signifie un messager.

Les deux courts chapitres d’Aggée contiennent donc déjà, sur le temps où ils ont été écrits, les indications les plus décisives ; mais la prophétie plus étendue de Zacharie est pleine de témoignages dans le même sens.

Le prophète voit quatre cornes, « qui ont jeté au vent Juda, Israël et Jérusalem (2-2), » puis quatre forgerons, chargés d’abattre ces cornes ennemies. Les quatre cornes sont les quatre empires qui ont tour à tour asservi Juda (Assyriens, Chaldéens, Perses, Macédoniens), et les forgerons sont les conquérans qui ont détruit ces empires (Nabuchodonosor, Cyrus, Alexandre et Pompée).

Jérusalem est reconstruite sans murailles ; ce sa muraille sera Jéhova (2-8). » — C’est que les Romains ne permettaient pas que Jérusalem fut une place forte ; mais Zacharie aime mieux dire qu’elle est maintenant trop peuplée pour pouvoir être enfermée dans une enceinte. Elle se peuplait en effet de tous les Juifs qui s’étaient réfugiés en Syrie (2-11), pendant les cruelles épreuves qui avaient précédé le règne nouveau.

Le grand-prêtre revient dans Zacharie, mais avec des détails curieux. Il comparait devant l’ange de Jéhova (3-1) ; mais à sa droite se tient l’Accusateur (le Satan) pour l’accuser. Jéhova fait taire l’Accusateur. Celui-là, dit-il, c’est un tison retiré du feu, c’est-à-dire qui a été en péril, mais qui est sauvé. Et Jésus était vêtu d’habits misérables (comme accusé). Mais Jéhova lui fait retirer ces habits, et le fait revêtir de vêtemens magnifiques. — Tout cela nous est expliqué par Josèphe dans l’histoire d’Hérode. Celui-ci, je l’ai dit, n’osant succéder comme grand-prêtre aux Asmonées, avait fait un grand-prêtre, nommé Ananel. Mais il restait un petit-fils d’un Asmonée. Hérode, qui lui-même avait épousé une fille des Asmonées, Mariamne, n’osa refuser à la mère de cet héritier des rois de le faire grand-prêtre, et pour lui donner ces hautes fonctions, il les ôta à Ananel que, sans doute, il en déclara indigne. Mais il se repentit bientôt de sa complaisance pour le sang royal, et le jeune grand-prêtre disparut en moins d’une année, s’étant noyé, disait-on, en prenant un bain. Ananel fut alors rétabli dans son office de grand-prêtre[4]. C’est lui qu’il faut entendre sous ce nom de Jésus. Zacharie est le seul prophète qui parle de ce Satan, sorte de ministre de Jéhova chargé de sa police, comme on le voit par le préambule du livre de Job. On pourrait presque dire aussi que c’est le seul où on voit un ange, maleac. Il y en a bien un dans Osée, mais Osée ne fait que reproduire une histoire qu’on lit dans la Genèse (32-29), et dans la Genèse les anges ne sont que le dieu lui-même apparaissant sous une forme humaine, tandis que dans les livres historiques plus récens, ils sont plutôt ce que nous sommes habitués à appeler de ce nom. Il en est de même dans Zacharie, puisqu’il y a un endroit où l’ange de Jéhova dialogue avec Jéhova lui-même (1-12-13).

L’ange de Jéhova annonce, pour ainsi dire, au grand-prêtre le règne d’Hérode ; « Pousse est son nom (3-8) ; » un nom emprunte à Jérémie[5] un règne qui permettra à chacun de jouir en paix sous sa vigne et sous son figuier[6]. Puis le prophète voit un candélabre d’or, surmonte d’un vase d’où l’huile se verse dans sept lampes. De part et d’autre s’élèvent deux oliviers, à côté desquels deux tuyaux d’or versent encore l’huile. Les versets qui suivent montrent que le candélabre représente Zorobabel, c’est-à-dire Hérode, dont il est dit qu’il règne, « non par les armes ni par la force, mais par mon inspiration, dit Jéhova Sabaoth, » et encore, « qu’il posera au Temple nouveau la pierre angulaire, qu’il l’a commencé et qu’il l’achèvera. » — Mais qu’est-ce que les deux oliviers ? Le prophète fait la question et la réponse : « Ce sont les deux fils de l’huile, qui se présentent devant le Seigneur maître de la terre (13-13). « Les fils de l’huile, ce sont les fils de l’Oint, c’est-à-dire du roi, et ces paroles ont encore leur explication dans Josèphe. Immédiatement après la reconstruction et l’inauguration du Temple. Hérode alla à Rome, et il en ramena, avec la permission d’Auguste, les deux fils qu’il avait eus de Marianme ; ils y faisaient leur éducation, et ils y étaient aussi des espèces d’otages. Et Josèphe nous dit (16-1-2) : « Quand ils arrivèrent d’Italie, la foule s’empressa autour de ces jeunes gens, et tous les regards se portèrent sur eux, parés qu’ils étaient de la grandeur de leur fortune, et de leur beauté, qui répondait à la noblesse de leur sang royal. » Et ce fut sans doute au Temple, relevé par leur père avec tant d’éclat, qu’ils se donnèrent d’abord en spectacle.

Plus loin, Jéhova présente encore une fois Hérode au grand-prêtre, c’est-à-dire au peuple : « voici l’homme : Pousse est son nom ; il poussera de lui-même, et il bâtira le Temple de Jéhova. … Il sera plein de gloire, et il régnera sur son trône ; et le prêtre sera aussi sur son siège, et il y aura esprit de paix entre les deux ((6-12-13). »

On ne peut méconnaître Hérode dans ce roi qui pousse de lui-même, et non pas d’une autre tige, et qui partage en quelque sorte avec un grand-prêtre sa dignité.

L’auteur du psaume 110, qui est sans doute aussi du temps d’Hérode, et qui lui fait dire par Jéhova : « Sieds à ma droite, » n’a pas besoin d’autre prêtre que le roi lui-même, et ne craint pas de lui dire : « Tu es prêtre à jamais (toi et les tiens) suivant l’institution de Melchisédech. » C’est-à-dire comme ce vieux roi de Salem (la même que Jérusalem), que la Genèse nomme dans l’histoire d’Abraham (14-18), et qui y figure à la fois connue roi et comme prêtre. Ainsi s’explique ce verset, autrement inexplicable, car ce n’est pas l’expliquer que le rapporter au personnage imaginaire du Messie.

Comme Aggée, Zacharie dit encore que c’est à partir du Temple rebâti que renaît la prospérité de Jérusalem (8-10), que Juda et Israël seront désormais aux yeux des nations le peuple béni, comme elles étaient en d’autres temps le peuple maudit (2-13) ; que de tous côtés on affluera vers Jérusalem ; que d’une ville à l’autre les gens se diront, : « Allons, cherchons Jéhova Sabaoth ; moi aussi, j’y irai ; et les hommes des Nations de toutes les langues saisiront le pan de la robe du juif, disant : Nous allons avec vous, car nous savons qu’un dieu est avec vous (8-20-23). » Aucun passage n’accuse mieux la modernité de cette prophétie. Et le mot même de Juif ou Judéen (Iehoudi) est un mot nouveau, qui ne se trouve jusque-là dans aucun prophète[7], et qui n’a pu s’introduire que quand Israël ne s’est plus distingué de Juda, et que toutes les tribus ensemble ont formé ce que les Nations ont appelé la Judée, car ce dernier mot est également nouveau.

Il y a dans Zacharie une menace adressée à Tyr (9-2-4), mais ce passage n’est pas plus satisfaisant que ceux qu’on a lus dans d’autres prophéties. Pour voir Tyr brisée dans sa puissance au milieu de la mer, pour la voir en feu, il faudrait remonter jusqu’à l’époque d’Alexandre. Mais d’après ce qui suit jusqu’au verset 7, il semble que, dans Zacharie comme dans le Premier Isaïe, le souvenir de cette catastrophe n’est rappelé que pour montrer ces peuples des bords de la mer, autrefois frappés par Jéhova (9-4), revenus maintenant à lui, et se confondant avec les Juifs pour l’adorer (9-7). (Voir Isaïe, 23-18.) « L’orgueil d’Assur est abattu, dit Zacharie, et le sceptre de l’Egypte lui est retiré (10-11). » Il parle encore là comme Aggée. Le royaume d’Egypte avait fini quelques années avant qu’Hérode commençât la reconstruction du Temple.

Puis vient le tableau des malheurs et de la ruine des Asmonées : « Les cèdres du Liban sont abattus (11-1). » — « En un mois, dit Jéhova, j’ai retranché trois pasteurs (11-8). » En un mois, c’est-à-dire en un court espace : il s’agit du second Hyrcan, d’Aristobule et d’Antigone. Le pasteur supérieur, Jéhova, ne se charge plus de conduire le troupeau et brise sa houlette. Il demande cependant (ou le prophète demande en son nom) qu’on lui paie le prix de la peine qu’il s’était donnée jusque-là, et on lui paie en effet trente sicles d’argent (11-12), qui sont versés au trésor du Temple. Je ne cite ce passage singulier et obscur que parce que c’est de là que vient, dans les Evangiles, l’histoire des trente deniers de Juda.

Quant au mauvais pasteur du verset 16, c’est sans doute Antigone, celui qui régnait au moment où Hérode, aidé des Romains, lui a arraché la royauté avec la vie.

Au chapitre suivant (12-2), une ivresse s’empare des peuples et leur fait assiéger Jérusalem, et Juda même l’assiège avec eux. Juda, c’est Hérode lui-même, en compagnie de Sossius, et c’est en effet la première fois, et la seule fois dans l’histoire, qu’on voie des Juifs assiéger Jérusalem. Le prophète revient plus loin sur un fait aussi étrange (12-7 et 14-14). Il est impossible d’expliquer ce passage d’une manière satisfaisante, si on ne se place pas au temps d’Hérode.

Mais, pour l’avenir, Jérusalem n’a plus maintenant rien à craindre : le plus faible y est désormais un David, et la maison de David (c’est-à-dire la royauté) y est un dieu : « c’est l’ange de Jéhova qui marche devant son peuple (12-8). »

« Et Jéhova répand sur la maison de David et sur les habitans de Jérusalem un esprit d’affection et d’imploration, et ils se tournent vers moi, vers celui qu’ils ont déchiré, et ils pleurent comme sur un premier-né, comme sur un fils unique (12-10). » Ce déchiré métaphorique pouvant être pris aussi au sens propre[8], on trouve ce verset, dans le quatrième évangile (19-37), appliqué au Christ mis en croix.

Cependant, Juda règne d’une mer à l’autre (9-10) et fait régner la paix autour de lui. Plus d’armes, plus de chars de guerre. Son roi fait son entrée sur l’âne, sur le poulain, fils de l’ânesse (9-9)[9] ; c’est la monture de la paix. Cette image, quand on ne s’est plus soucié d’Hérode, a été transportée au Messie, dont l’idée date de cette même époque, et de là, chez les évangélistes, l’entrée de Jésus sur une ânesse dans Jérusalem. Déjà plus haut, l’écrivain avait figuré la paix d’une autre manière (8-4). « On verra les vieux et les vieilles assis dans les rues de Jérusalem, le bâton à la main à cause du nombre de leurs jours ; tandis que les jeunes garçons et les jeunes filles joueront çà et, là dans les rues. » Pourtant ils auront aussi leurs victoires : « Je tends Juda comme un arc, et je mets dessus Éphraïm (qui est la flèche), et je fais lever tes fils, Sion, contre tes fils, Javan (9-13). » Les fils de Javan, ce sont les Grecs (ceux de la Syrie) ; c’est peut-être une allusion à l’expédition d’Hérode dans la Trachonitide (Antiquités, 16-9-1). Je ne sais si les idoles, détruites à l’époque des grands Asmonées, avaient reparu depuis, pendant les temps des troubles ; mais elles disparaissent cette fois pour jamais (13-2). Zacharie ajoute qu’avec elles disparaît aussi la prophétie, et ce passage est fort curieux : « J’ôterai de cette terre les prophètes et l’esprit d’infidélité. Quand quelqu’un prophétisera, dorénavant son père et sa mère, qui l’auront engendré, lui diront : — Tu ne vivras pas, car tu as proféré le mensonge au nom de Jéhova ; et ils te tueront. Et les prophètes eux-mêmes auront honte de leurs visions, et ils ne se revêtiront plus du manteau de poil pour mentir, disant : — Je ne suis pas prophète ; je travaille la terre ; on m’a acheté pour cela tout enfant. — Et on lui dira : — Qu’est-ce que ces cicatrices à tes mains ? — et il répondra : — Ce sont des coups que j’ai reçus dans la maison des miens (12-2-6). »

On a déjà vu quelque chose de cela dans Amos (7-14) ; mais ce n’est pas précisément la même chose. Là ce prophète, à qui on reproche de jeter le trouble dans les esprits, répond que ce n’est pas sa faute, qu’il n’a pas prétendu être prophète, que c’est Jéhova qui l’a fait tel malgré lui. Ici l’homme qui s’est donné pour prophète avoue son mensonge. Zacharie cependant prophétise lui-même, mais probablement il ne prophétisait que par écrit, et ne prenait pas le costume ni les allures de prophète. Ceux qui les prenaient étaient obligés de les désavouer. La prophétie, déjà suspecte peut-être sous le premier Hyrcan, l’était devenue bien davantage, sous un pouvoir d’autant plus ombrageux que lui-même il a un maître, et qu’il aurait à répondre aux Romains de tout ce qu’il aurait permis. S’il y a encore des prophéties, c’est à condition qu’elles soient très discrètes. Si chez nous un pouvoir supprimait la presse, il n’en aurait pas moins ses journaux. La prophétie de Zacharie est une prophétie de gouvernement. Le manteau de poil est le même que prit un peu plus tard Jean le Baptiste.

Les cicatrices sont les marques des incisions, des balafres que se faisaient antérieurement les prophètes pour marquer qu’ils ne se possédaient plus, et qu’ils étaient emportés par une espèce de fureur divine. Pour les expliquer, le faux prophète de Zacharie les attribue à des coups qu’il a reçus « dans la maison des siens. » Le mot à mot est : « dans la maison de ceux qui m’aiment. » Cette manière de désigner ses parens, quand il s’agit de coups et de plaies, peut étonner ; mais l’éducation juive était rude, comme en témoigne le livre des Proverbes[10].

Au dernier chapitre (4-2), on voit Jérusalem prise d’assaut et subissant toutes les horreurs accoutumées. (Comparez Josèphe, Antiquités, 14-15-2.) Puis Jéhova, qui a sauvé son peuple des ennemis conjurés contre lui, révèle sa puissance par une manifestation extraordinaire. Le sol s’entr’ouvre, les montagnes se déplacent et les hommes fuient de toutes parts, « comme ils ont fui devant le tremblement de terre au temps d’Osias, roi de Judée (14-5). » Le tremblement de terre du temps d’Osias n’est pas mentionné dans les livres bibliques qui nous restent ; mais celui qu’a vu le Prophète nous est connu encore par Josèphe (Antiquités, 15-5-2). Il se produisit l’année de la bataille d’Actium et causa d’affreux désastres. Le tremblement de terre du règne d’Osias est mentionné aussi dans le préambule du livre d’Amos. Mais ces préambules sont évidemment postérieurs aux livres prophétiques auxquels on les a attachés, et il est probable que cette mention a été empruntée à Zacharie. Les derniers versets célèbrent encore la gloire de Jéhova et de son Temple, où les peuples affluent : « Jéhova est roi dans toute l’étendue du pays ; Jéhova est unique et son nom unique (14-9). » — Et tout ce qui subsiste des Nations qui marchaient contre Jérusalem y monte tous les ans pour adorer Jéhova Sabaoth et pour célébrer la fête des Tentes (14-16)[11]. » — « En ce jour, sur les clochettes des chevaux se verra gravé : Consacré à Jéhova, et les marmites de la maison de Jéhova seront comme des coupes devant l’autel (c’est-à-dire aussi nombreuses). Toute marmite à Jérusalem et en Juda est consacrée à Jéhova Sabaoth. Tous ceux qui viennent sacrifier en prendront et y feront cuire, et en ce jour il n’y aura plus de marchand dans la maison de Jéhova (14-20-21). » C’est le tableau, idéal peut-être, d’un pèlerinage universel, où les marchands ne suffiront plus, et ce tableau, qui représente l’apogée du judaïsme, ne peut se placer dans aucun temps antérieur.

Quand on rassemble tant d’indications si précises, tant de rapprochemens si décisifs et qu’on lit parallèlement Zacharie et l’Histoire juive de Josèphe, on ne comprend même plus quel aveuglement a pu faire méconnaître si longtemps la jeunesse de ce prophète, et chercher, dans des siècles où les Juifs étaient ignorés du monde, l’explication d’idées et de sentimens qui n’ont pu se produire qu’à une époque où le monde commençait déjà à devenir juif.


La prophétie de Malachie est une des plus courtes, et aussi une de celles qui nous en apprennent le moins. La place qu’elle occupe dans le recueil des Douze (c’est la dernière) semble indiquer qu’elle est au moins aussi récente que les deux qui la précèdent, et, d’un autre côté, l’invective contre l’Idumée par laquelle elle s’ouvre ne permet pas de croire qu’elle ait été écrite du vivant du roi iduméen ; on peut la placer plutôt dans les temps troublés qui suivirent sa mort.

En reprochant aux prêtres de son temps d’offrir à Jéhova des victimes de mauvaise qualité, apparemment pour s’approprier l’argent qu’auraient coûté des viandes meilleures, Jéhova ajoute (1-11) : « Car depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, mon nom est grand parmi les peuples, et en tout lieu on présente en invoquant mon nom des parfums et des offrandes de choix. » Puisqu’on ne sacrifiait qu’à Jérusalem, il faut entendre par en tout lieu que de tout lieu on envoyait ces offrandes choisies, que le prophète oppose à celles que les prêtres fournissaient pour le service de tous les jours. On voit que ce verset témoigne encore du culte universel que le dieu des juifs recevait alors.

Malachie reproche ensuite aux juifs de violer la Loi, particulièrement en ce qu’ils épousent des filles d’un dieu étranger, et qu’en les introduisant dans leur maison ils attristent la femme juive qui était la femme de leur jeunesse. Celle-ci pleure devant l’autel de Jéhova, et le dieu ne peut plus agréer une offrande gâtée par ses larmes (2-13). Il y a là un passage assez obscur, mais où on voit pourtant se manifester l’esprit nouveau qui aboutit, mais plus tard seulement, à condamner la polygamie. Car ce n’est que la répudiation qu’il condamne ; il permet, au contraire, qu’on se sépare de sa femme qu’on n’aime plus ; mais il ne veut pas qu’on lui fasse subir la vue odieuse d’une rivale plus jeune et plus aimée (2-16). Et il n’accepte pas même l’exemple d’Abraham, l’excusant seulement par la nécessité où il était de faire naître l’enfant de la promesse. On sent là encore qu’on approche des temps chrétiens.

Enfin le prophète annonce l’avènement prochain du Seigneur (3-1), qui condamnera l’iniquité et établira la justice. Mais il annonce aussi quelque chose de tout nouveau, et dont il n’est parlé nulle part ailleurs, la venue d’Elie, qui préparera le jour de Jéhova (3-23). Les évangiles témoignent combien cette idée s’était répandue et accréditée à l’époque chrétienne. On se demande si Jean le Baptiste n’était pas Élie (Marc, 9-12). Et qui sait si ce n’est pas en effet la prédication de Jean le Baptiste qui a inspiré ce passage de Malachie ?


J’ai épuisé la liste des prophètes, mais je rappelle qu’au début de ce travail, en parlant du livre qui porte le nom d’Isaïe, j’ai laissé de côté toute une moitié de ce livre, qui commence au chapitre XL, qui diffère sensiblement de la première partie, que tous les critiques s’accordent à reconnaître comme plus récent et qu’on est convenu d’appeler le Second Isaïe : il me faut enfin l’aborder. Quand on plaçait le Premier Isaïe au XIIIe siècle avant notre ère, le rationalisme moderne ne permettait pas de mettre à la même date cette seconde partie, puisqu’on y trouvait le nom de Cyrus. Pour moi, qui crois le Premier Isaïe du IIe siècle, ce n’est pas là ce qui me forcerait de séparer les deux prophéties. Mais dès qu’on passe de l’une à l’autre, on s’aperçoit tout de suite qu’il y a dans la seconde un autre esprit que dans la première, un autre accent, évidemment plus moderne. Et après avoir traversé les discussions qui précèdent, mes lecteurs ne seront pas étonnés de m’entendre dire qu’à mon sens le Second Isaïe est du temps d’Hérode.

Ce n’est pas que cette date puisse s’établir par des argumens aussi multipliés et surtout aussi précis que ceux que m’ont fournis Aggée et Zacharie. Ceux-ci enregistrent, pour ainsi dire, les événemens comme ferait un chroniqueur, en les couvrant à peine par des expressions symboliques ; mais on peut suivre ces événemens dans leurs livres aussi facilement que dans Josèphe. Le Second Isaïe est un poète plein de sensibilité et d’imagination, et qui se laisse aller à nous émouvoir plus qu’il ne s’occupe de nous renseigner. Cependant, je trouve encore chez lui assez de témoignages pour n’avoir pas de doutes sur le temps où il a écrit.

Les premiers chapitres, XL à XLIV, peignent surtout la situation générale d’Israël. Israël vient de souffrir plus qu’il n’a jamais souffert, mais tout à coup il est sauvé, sauvé par son dieu. Et cela est présenté comme un miracle absolument extraordinaire, et que le monde ne pouvait attendre. Et, en effet, jamais les Juifs, depuis les grands Asmonées, n’étaient tombés à un tel degré d’humiliation et de misère. Déchirée par l’anarchie, puis investie par les Romains, Jérusalem avait été tout près de périr et le Temple avec elle. Mais Jéhova veille sur son peuple : « Ne crains rien, car je suis avec toi… Ne crains rien, Jacob, pauvre vermisseau (41-10-14). » Jacob est bien petit, mais Jéhova est si grand ! Aucun prophète jusque-là ne l’avait porté si haut : « Il pèse les montagnes dans ses balances… Les nations sont pour lui comme une goutte dans un seau… Tous les peuples sont comme rien devant lui : du néant et du vide (40-15)[12]. » — « Et à qui me comparez-vous pour le trouver semblable ? Lovez les yeux en haut et Voyez : il a créé les armées du ciel ; il les range on bon ordre ; il appelle chacun des astres par son nom et nul ne manque (40-25). » voilà comme le sentiment religieux s’est exalté, soit par l’effet du temps et le développement de la pensée, soit surtout par le spectacle des révolutions de cette époque, bien autrement étonnantes que celle par exemple qui a inspiré, dans une oraison funèbre, l’éloquence de Bossuet, puisqu’on avait vu à la fois deux antiques royaumes disparaître, et le monde tout entier bouleversé par les guerres civiles de Rome et l’avènement des Césars ; rien n’était plus fait pour rapetisser les hommes et grandir le dieu qu’on imaginait au-dessus d’eux. D’ailleurs, Juda a d’autant plus de confiance dans ce dieu que le judaïsme prenait alors de plus en plus possession des esprits et se faisait une plus grande place dans le monde. Le peuple juif n’a plus l’orgueil qu’on sent dans les prophètes de la fin du IIe siècle ; sous le poids de la puissance romaine, cette espèce d’orgueil n’était plus permis ; mais il en a un autre, que le Second Isaïe explique à merveille. « Voici mon serviteur, dit Jéhova (c’est Israël qu’il appelle ainsi) ; j’ai mis sur lui mon esprit, il donnera aux Nations sa justice. Il ne crie pas, il n’élève pas la voix, il n’ameute pas la foule ; il ne casse pas le roseau qui plie ; il n’éteint pas la mèche qui fume ; il enseigne la justice véritable ; il ne se lasse pas, il ne faiblit pas jusqu’à ce qu’il ait établi le droit sur la terre (42-1-4). » C’est comme s’il disait : Il ne conquiert pas le monde, il le convertit. Ce peuple, qui semblait si peu de chose, son dieu lui a communiqué sa grandeur ; il lui fait briser sous lui les montagnes (41-13), en ce sens du moins que le dieu les brise pour lui et à son profit. Ces montagnes, ce sont les deux grands royaumes qui étaient pour les juifs des ennemis à travers les siècles, l’Egypte et la Syrie. Jéhova dit à Israël : « J’ai donné l’Egypte pour ta rançon (43-3), » parole mémorable, et qui ne trouve son application qu’à ce moment de l’histoire, où la Judée semblait tout près d’être engloutie par la puissance romaine, et où tout à coup c’est l’Egypte que Rome dévore, en même temps qu’elle agrandit la Judée, dont le roi l’avait servie à son gré, avec des morceaux de la Syrie qui étaient les dépouilles de Cléopâtre. C’est aussi Jéhova qui envoie à Babel et en fait sortir les Chaldéens (43-14) ; sans doute quand Rome encore réduit la Syrie en province romaine et en chasse les derniers rois syriens. Ce sont les deux grands faits du temps, et il y en avait un autre qui, bien que moins considérable, ne frappait pas moins les Juifs, c’est-à-dire la dégradation des Asmonées, rois et grands-prêtres : « J’ai profané les princes du sanctuaire (43-28). » Suul le peuple juif a grandi ; tous ils prospéreront désormais, car il n’y a plus parmi eux que des fidèles ; « tous appartiennent à Jéhova, tous sont les vrais héritiers de Jacob (44-5). »

Mais ce qui émerveille surtout le poète, c’est l’inattendu, l’inespéré de cette restauration d’Israël. Ni ses ennemis ne prévoient leur ruine, ni lui-même ne prévoyait son salut, car il n’avait rien fait pour le mériter. « Tu n’as pas prodigué l’argent pour m’offrir des parfums ; tu ne m’as pas rassasié de la graisse de tes sacrifices ; tu m’as mis seulement au service de tes péchés. C’est moi qui efface tes péchés pour l’amour de moi (43-24). » Eux-mêmes, les juifs, étaient des aveugles (42-18). Mais comme il insulte à cette astrologie babylonienne qui n’a pas su dire à Babylone ce qui l’attendait (47-14) et généralement à tous ces dieux, incapables de rien savoir ni de rien prédire ! Jéhova seul voit l’avenir et l’annonce (42-9), etc. Pour s’expliquer ces paroles, il faut se rappeler que les prophètes du IIe siècle ont tous célébré l’affranchissement de Juda à la fin de la guerre contre la Syrie, et qu’ils l’ont fait sous la forme de prédictions attribuées aux prophètes des anciens temps. Cette forme de prophétie, subsistant toujours, a paru plus tard se rapporter, non plus à un présent devenu le passé, mais à une situation nouvelle, et c’est ainsi que, quand il s’est produit une restauration, elle a paru avoir été prédite par Jéhova. Qu’ils en fassent autant, ces dieux misérables, s’ils veulent qu’on les croie des dieux (41-23). Mais que sont-ils pour pouvoir entrer en comparaison avec lui (40-25) ? Aussi le Second Isaïe s’exprime, au sujet des idoles, avec une violence de mépris qui dépasse les prophètes antérieurs. « On plante un pin, et la pluie le fait grandir, et on s’en sert pour se chauffer. On en prend du bois, dont on se chauffe ; on en allume le four pour cuire du pain ; avec le reste on fait un dieu et on se prosterne pour l’adorer. On prend un morceau pour brûler ; on en prend un pour cuire la viande ; on la fait rôtir et on s’en régale, ou bien on se chauffe et on dit : « Bon, j’ai chaud, voilà du feu. » On fait ensuite un dieu avec le reste, une image devant laquelle on se prosterne ; on lui adresse des prières et on lui dit : « Sauve-moi, tu es mon dieu. » Ils ne savent pas ce qu’ils font, car leur esprit est aveuglé pour qu’ils ne voient point, et leur intelligence est bouchée pour qu’ils n’entendent point. Et leur pensée ne leur rappelle rien, et leur esprit ne les avertit pas. Ils ne se disent pas : J’ai fait du feu avec un morceau de ce bois, j’en ai cuit du pain ; j’en ai rôti de la viande, que j’ai mangée, et, avec le reste, vais-je faire une abomination ? vais-je adorer un morceau de bois (44-14) ? » Voir aussi 40-19 et 46-1 et 6. On sent que l’idolâtrie est bien définitivement détruite en Judée, en attendant que l’esprit juif, poursuivant son œuvre, arrive à la détruire dans le monde entier[13].

Et c’est ici enfin que se rencontre pour la première fois cette grande parole : « Je suis le premier et le dernier (44-6) »[14], c’est-à-dire celui qui existe avant toutes choses et après toutes choses, formule métaphysique toute nouvelle, née sans doute de quelque infiltration de la philosophie des Grecs.

Je n’ai pas encore parlé de l’homme que Jéhova a chargé de l’exécution de ses desseins, et auquel le prophète va s’arrêter tout à l’heure, mais qui était déjà indiqué par un verset presque à l’ouverture du livre (41-2) : « Qui est-ce qui a fait lever de l’Orient celui dont la justice accompagne les pas ; qui a amené à lui les peuples et a mis les rois en sa puissance, de manière qu’ils n’ont été qu’une poussière devant son épée, qu’une paille devant ses flèches ? Il les a poursuivis en passant en paix parmi chemin où il n’a pas posé ses pieds. » Et un peu plus loin (41-25) : « Je l’ai appelé du Nord, c’est de l’Orient qu’il a invoqué mon nom ; il foule aux pieds les puissans comme la boue des rues, comme le potier pétrit l’argile. »

Si on croit que le livre est du temps d’Hérode, c’est à Hérode qu’on rapportera ces paroles, qui lui conviennent très bien en effet. On voit dans Josèphe qu’Hérode, étant chassé de Jérusalem par Antigone, aidé des Part lies, eut l’idée hardie d’abandonner pour un temps la Judée et d’aller chercher aide et vengeance à Rome, près d’Antoine, qui le fit déclarer roi de Judée par le sénat et le mit ainsi sous la protection des armes romaines (Antiq., XIV, 14-2-5). Revenu de Rome en Asie, il apprend qu’Antoine est occupé au siège de Saniosate et entouré de barbares ; il se hâte de le rejoindre, en lui amenant des troupes juives qui se trouvent venir en ce moment très à propos, et achève ainsi de se l’attacher. Et c’est bien de l’Orient et du Nord, car c’est de Samosate que, suivi de deux légions qu’Antoine fait partir avec lui, il vient tout à coup assiéger Jérusalem (14-15-8). Quant à ce chemin par lequel il passa tranquille, en poursuivant Antigone, sans qu’il y eût posé les pieds, je pense que c’est la mer, qu’il avait traversée deux lois, et dont il a fait ainsi le chemin de sa victoire.

Mais voici comme, parle Jéhova en un autre endroit (44-26) : « J’accomplis les promesses de mes messagers ; je dis de Jérusalem : Elle sera repeuplée, et des villes de Juda : Elles seront rebâties ; je relèverai leurs ruines. Je dis à la mer : Dessèche-toi, je taris tes eaux. Je dis à Cyrus : Sois mon pasteur, accomplis mes volontés. Je dis de Jérusalem : Qu’elle soit reconstruite ; et toi, Temple, sois rebâti. Ainsi dit Jéhova à son Oint, Cyrus : Je le tiens par la main ; j’abaisse devant lui les peuples ; je brise la force des rois ; j’ouvre devant lui les portes, et elles ne se ferment pas pour lui. Moi-même je marche devant toi, j’aplanis les obstacles ; j’enfonce les portes d’airain ; je brise les barreaux de fer. Je te donne des trésors enfouis dans l’ombre et profondément cachés, afin que tu saches que c’est moi, Jéhova, qui t’appelle, le dieu d’Israël. En faveur de Jacob, mon serviteur Israël, mon élu, je t’ai appelé par ton nom, je t’ai donné ton titre, et tu ne me connaissais pas. »

En lisant le nom de Cyrus, il semble qu’on est bien loin d’Hérode ; mais que faut-il penser de ce nom ? On a vu déjà que les noms propres peuvent tromper dans les prophètes ; Nabuchodonosor n’est pas Nabuchodonosor ; Zorobabel n’est pas Zorobabel ; pourquoi Cyrus serait-il Cyrus ? Eh bien ! ce n’est pas Cyrus, et on peut en donner des preuves. La première, la plus éclatante, c’est qu’il n’est pas possible qu’un juif ait appelé Cyrus l’Oint de Jéhova. Jéhova ne pouvait avoir ni un Oint ni un pasteur de son troupeau hors de Juda, de son roi ou de son grand-prêtre. Un roi des Perses, quelque favorable qu’il pût être à son peuple, n’était pas son Oint.

De plus, dans ces versets sur un prétendu Cyrus, il n’est pas question de ce qui a été avant tout l’œuvre de Cyrus, c’est-à-dire de la destruction de l’empire babylonien (on n’y nomme pas même Babylone), ni de l’affranchissement des juifs qui en a été la suite. Il n’y est parlé que de la restauration du Temple, où Cyrus, en réalité, n’a été pour rien, puisqu’on voit par le livre d’Esdras et par Aggée et Zacharie, que le Temple n’a été reconstruit que sous le second Darius. Il est vrai qu’il existe un récit qui donne dans cette restauration une part à Cyrus[15] ; mais il suffit de lire ce récit pour y reconnaître une pure légende : « Jéhova inspira l’esprit de Cyrus, roi de Perse, et il fit répandre par tout son royaume des annonces et aussi des lettres qui disaient : Ainsi a dit Cyrus, roi de Perse : Jéhova, le dieu du ciel, m’a donné tous les royaumes de la terre, et lui-même il m’a ordonné de lui bâtir une maison à Jérusalem en Judée, etc. » Il est clair que ce langage n’est pas du temps de Cyrus, mais d’une époque où les juifs étaient devenus assez considérables pour prétendre que c’était pour eux que tout se faisait dans le monde, et que tous les puissans étaient les serviteurs et les instrumens de leur Dieu.

Je conclus que le Cyrus du Second Isaïe est Hérode : Aggée et Zacharie l’avaient représenté sous le nom de Zorobabel ; un prophète, qui avait l’imagination plus vive, n’a pas jugé ce nom assez glorieux et assez royal, et il a trouvé un plus brillant parallèle. Tout le détail de ces versets s’applique alors à merveille. Nous savons ce que c’est que « ces trésors enfouis dans l’ombre. » Josèphe nous a renseignés sur cette immense opulence, amassée sans bruit par Antipater et qui éclata sous Hérode, son fils, à l’étonnement de tous ; sur ces richesses dépensées à profusion pour les chefs romains d’abord, puis pour son peuple, quand, après Actium, il se trouve plus riche que jamais par ses prodigalités mêmes (Antiquités, 15-6, 15-5)[16]. Et ce mot : « Tu ne me connaissais pas, » s’adresse on ne peut mieux à cet Iduméen, nullement dévot, dont la foi même était fort suspecte, qui avait failli être condamné par le Sanhédrin[17], qui, avec les Nations, avait pris d’assaut la ville sainte et ne prétendait pas alors agir au nom de Jéhova.

Un peu plus loin, Jéhova dit à son peuple (45-14) : « Le travail de l’Egypte, le commerce de l’Ethiopie et des Sabéens à la haute stature passera à toi ; ils t’appartiendront, ils marcheront à ta suite, ils défileront enchaînés, ils se prosterneront devant toi en supplians, disant : Chez toi seulement est le Fort, et il n’y a pas d’autre dieu. Oui, tu es le Fort qui te caches, le dieu d’Israël sauveur. »

Ce verset paraît faire allusion à l’expédition d’Hérode chez les Arabes, racontée par Josèphe (Antiquités, 15-5), où il fit tant de prisonniers et d’où il rapporta un si riche butin ; les Arabes transportaient en Syrie les marchandises de l’Egypte. Quant à cette formule d’un dieu caché, on sait quelle fortune elle a faite ; elle n’est ici qu’une nouvelle expression de l’étonnement qu’excitait la prospérité inattendue de la Judée.

Jéhova dit encore (46-11) : « De l’Orient j’ai appelé l’aigle ; d’un pays lointain j’ai fait venir l’homme de mes desseins. » On n’a vu dans cet aigle qu’une métaphore : pourquoi ne serait-ce pas l’aigle romaine qui conduisit Hérode d’Antioche à Jérusalem ?

J’ai déjà signalé ces mots : « J’ai donné l’Egypte pour ta rançon. » Mais le poète triomphe surtout de l’abaissement des Syriens, l’ennemi perpétuel, sous le nom de Babel ou Babylone (47-1)[18]. » Tout ce chapitre est rempli du développement de cette ruine d’une puissance si redoutable et qui, par son astrologie, semblait même en commerce avec le ciel. Jehova dit : « Je ferai manger à tes oppresseurs leur propre chair et je les enivrerai de leur sang (49-26) ; » allusion sans doute aux discordes intérieures dans lesquelles s’est abîmée la monarchie syrienne et par où elle est tombée aux mains des Romains. Beaucoup de juifs étaient relégués parmi ces impies, soit que l’anarchie et la guerre les eussent chassés de la Judée, soit qu’ils fussent retenus malgré eux par les Syriens. Et le prophète leur criait : « Sortez de Babylone, fuyez de chez les Chaldéens (48-20). » Ce sont les Syriens, au contraire, qui sortent maintenant de la Judée (49-17). Leurs dieux sont chassés aussi ; Bel et Nébo sont emportés par les bêtes de somme (46-1). S’agit-il d’idoles qui avaient reparu en Judée pendant que la Judée n’était plus maîtresse d’elle-même ? ou de quelques divinités emportées de la Syrie par les Romains, seulement pour en orner la ville souveraine ? Ou ces versets s’appliquent-ils à un de ces territoires syriens cédés par Auguste à Hérode, et dont celui-ci s’empressa sans doute de faire disparaître des images odieuses aux juifs ?

J’ai épuisé les faits extérieurs qu’on reconnaît ou qu’on peut croire reconnaître dans le Second Isaïe ; mais il s’en faut bien qu’ils fassent la principale préoccupation du prophète. Hérode lui-même, avec quelque éclat qu’il paraisse dans ce livre, n’y tient pas après tout une très grande place. Le poète n’est pas un poète de cour. Ce qui l’occupe, ce qui le passionne, c’est la fortune du judaïsme. Il grandissait tous les jours en dehors même de la Judée, et on pouvait pressentir déjà la révolution qu’on appelle l’avènement du christianisme, et que les juifs auraient eu le droit d’appeler l’avènement du judaïsme chez les Nations. Jéhova dit à son peuple : « C’est peu que tu sois mon serviteur pour relever les tribus de Jacob et ramoner les restes d’Israël. Je te réserve pour être la lumière des Nations, afin que le salut que je vous donne aille jusqu’au bout de la terre. Ainsi parle Jéhova à celui qui est méprisé de chacun, haï des peuples, esclave des puissans. Les rois ont vu, et ils se lèvent, les princes aussi, et ils se prosternent à cause de Jéhova qui est fidèle, et du Saint d’Israël qui t’a choisi (49-6-7). » C’est la première fois, et c’est la seule fois, dans l’histoire des juifs, qu’ils ont pu associer cette glorification d’eux-mêmes avec cette conscience de leur déchéance.

Le monde entier s’intéresse maintenant à Jérusalem et se met à son service. Les puissans s’emploient à la repeupler. Elle entend ses fils qui reviennent de tous côtés et qui se disent : « La place est trop étroite ici, serre-toi contre moi pour que je puisse me loger. Et tu diras : Qui m’a enfanté tous ceux-là ? .. où étaient-ils ?… Les peuples apportent tes fils dans leurs bras et tes filles sur leurs épaules. Les rois prennent soin de toi, les princesses te servent de nourrices ; la tête humblement baissée, ils se prosternent et lèchent la poussière de tes pieds, et tu sauras que je suis Jéhova (49-20-23). » (Voir encore 54-2.)

Un peu plus loin se trouve le passage fameux où est développée avec une complaisance particulière l’idée que la grandeur d’Israël est sortie de ses humiliations mêmes et de la patience avec laquelle il a souffert : « Voyez, mon serviteur est adroit ; il monte, il s’élève, il grandit. Combien on a été surpris à son sujet ! car son aspect était étrangement misérable, et son visage plus triste à voir qu’aucun visage ! Eh bien ! il émerveille les peuples, et les rois demeurent muets d’étonnement, car ils voient ce dont on n’avait rien dit, ils entendent ce dont personne n’avait parlé. Qui a cru à ce que vous annonciez ? Qui a reconnu le bras de Jéhova ? Voilà qu’il s’élevait devant lui comme une jeune pousse qui germe sur un sol aride ; il n’avait nulle beauté quand nous l’avons vu, nul éclat qui put nous attirer. Méprisé et abandonné des hommes, homme des douleurs, portant la marque de la souffrance, comme quelqu’un dont les visages se détournent, nous le méprisions et ne tenions aucun compte de lui. Mais il a pris sur lui nos plaies ; nos châtimens, c’est lui qui les a supportés. Et nous, nous le considérions comme un malheureux, frappé par la colère divine. Il a été maltraite pour nos péchés, châtié par nos injustices ; la punition est tombée sur lui pour notre salut ; les coups qu’il a reçus ont fait notre guérison. Tous nous errions comme des brebis égarées et qui n’ont point de berger ; nous suivions chacun notre voie ; mais Jéhova a jeté sur lui nos crimes à tous. Il a été inquiété, tourmenté, mais il n’a pas ouvert la bouche, comme le mouton qu’on va égorger, comme la brebis qui reste muette entre les mains qui la tondent. Saisi et condamné, quand il a été retranché de la terre des vivans, qui se l’est expliqué parmi les hommes de cet âge ? Qui a compris que c’est pour les crimes de mon peuple qu’ils sont frappés ? Sa sépulture a été parmi les impies, son tombeau au milieu des rebelles, quoiqu’il n’eût pas fait de violence et qu’il n’y eût pas de mensonge dans sa bouche. Pourtant Jéhova a voulu le briser, il lui a porté un coup mortel. Mais après que sa vie aura été prise en expiation, il verra sa postérité, il aura de longs jours, et la volonté de Jéhova s’accomplira par ses mains. Au sortir de ses épreuves, il verra la satisfaction ; par sa sagesse, ce juste, mon serviteur, fait aimer à beaucoup la justice, et il prend sur lui leurs péchés. Aussi je lui donne un lot parmi les puissans, et il partage le butin des forts, parce qu’il a abandonné sa vie à la mort, qu’il a été confondu avec les méchans, qu’il a pris sur lui le péché du grand nombre, et qu’il a répondu pour les pécheurs (52-13, 53-12). »

Il y a plus d’un détail obscur dans cette page, mais le sens général n’en est pas douteux. C’est l’histoire d’Israël sous la figure du serviteur de Jéhova. L’Israël d’aujourd’hui a souffert pour les péchés de l’Israël d’autrefois ; mais ces péchés, il les a rachetés, et il n’a plus à attendre qu’un avenir prospère. Il ne faut pas entendre, comme on l’a fait quelquefois, qu’il s’est chargé des péchés des autres peuples, des Nations : c’est là une idée absolument étrangère au judaïsme. Dans ce texte, Israël est dédoublé, comme si on disait dans un temps calamiteux pour notre pays, que les Français souffrent pour les péchés de la France ; ou, si on veut une distinction plus marquée, les fidèles, les bons souffrent pour les fautes des méchans et les expient. On a pu remarquer un pluriel que j’ai souligné et qui montre assez que ce serviteur de Jéhova, c’est tout un peuple.

Tout cela ne convient qu’au temps que j’ai cru reconnaître dans l’ensemble de ce livre, et il faut surtout, au dernier verset, signaler cette phrase : « Il partage le butin des forts. » C’est-seulement à cette date que les juifs ont partagé le butin des puissances, lorsque, après Actium, Octave a donné libéralement à Hérode des villes et des territoires détachés de la Syrie, qu’Antoine avait donnés à Cléopâtre et qui furent la part des juifs dans les dépouilles de l’Egyptienne.

Mais ce qui ne s’était pas vu non plus avant cette époque, c’est l’état d’anéantissement où était la Judée au. moment où cette prospérité l’a surprise ; c’est le portrait du juif méprisé, impuissant, muet sous l’outrage, mort en quelque sorte, et enterré parmi les impies, c’est-à-dire réduit à se perdre chez les Égyptiens et les Syriens.

On lisait déjà en un autre endroit (50-6) : « J’ai abandonné mon dos aux coups et ma barbe à ceux qui la tirent ; je n’ai pas dérobé mon visage aux insultes ni aux crachats. Mais le seigneur Jéhova m’assiste, c’est pourquoi je n’ai pas honte ; j’ai fait de ma face un caillou, sachant que je ne serais pas avili. » On sait ce que sont devenus, entre les mains des chrétiens, ces passages célèbres. Ils les ont appliqués à Jésus ; ils y ont vu la Passion et la résurrection du Christ, tandis qu’il n’y faut voir que la Passion et la résurrection d’Israël. On peut supposer même que le récit des évangiles contient tel détail qui n’a rien d’historique et est simplement emprunté à la prophétie, comme celui des crachats (Marc, 14-65 et 15-19). Il est vrai qu’on y trouve en revanche des traits qui la contredisent ; où est le Jésus à qui le grand-prêtre demande : « Est-ce toi qui es le Christ ? » et qui répond fièrement : « Oui, et vous verrez, le Fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et marchant sur les nuées » (Marc, 14-62). Il ne ressemble guère à la brebis humble et muette du Second Isaïe, quoi qu’en dise le livre des Actes (8-32). Mais c’est certainement au chapitre du Second Isaïe qu’est due l’idée même de la Rédemption et de l’agneau qui se charge des péchés du monde.

Ce rapport entre le prophète et le fond même du christianisme suffit pour montrer combien ils sont voisins l’un de l’autre, et qu’on est là bien loin du temps de Cyrus.

Le christianisme doit encore au Second Isaïe une idée qui y a tenu longtemps une grande place, celle de la nouvelle Jérusalem. Le prophète célébrait Jérusalem restaurée, mais restaurée de deux manières, matériellement et moralement, dans ses bâtimens par la magnificence d’Hérode, dans son influence par le succès de la propagande juive. Il accumule les images brillantes ; j’en ai déjà cité quelque chose ; mais il dit encore (c’est Jéhova qui parle) : « J’enchâsse tes pierres dans l’antimoine (dont on faisait un fard pour les femmes), et je te donne pour fondemens des saphirs. Je te donne pour créneaux des rubis, et pour portes des escarboucles, et toute ton enceinte est de pierres précieuses » (64-11-12). Ces figures ont été prises à la lettre, et une pareille ville ne pouvait, dès lors, être placée que dans le ciel, comme on le voit dans l’Apocalypse (21-10). On attendit longtemps qu’elle descendit en effet du ciel. Puis ces rêves s’évanouirent, et alors on entendit simplement par la nouvelle Jérusalem l’église chrétienne. C’est ainsi que Racine l’a présentée dans la prophétie de Joad[19].

Dans ce cas, l’idée de la nouvelle Jérusalem se confond avec celle de la vocation des Gentils. Celle-ci n’est pas étrangère aux prophètes de la fin du IIe siècle, puisqu’ils avaient vu Hyrcan imposer le judaïsme, d’abord aux tribus séparées et puis aux Iduméens. Leur Jéhova était déjà assez grand pour qu’ils aient pu se représenter les peuples acceptant sa loi. Mais ce fut bien autre chose sous Hérode, quand la propagande était déjà presque ce que nous voyons qu’elle est au temps de Philon. De là la manière dont elle éclate dans Zacharie, et le Second Isaïe la développe avec toute son éloquence : « Le Saint d’Israël s’appelle le dieu de toute la terre. » Ensuite : « voici que ce peuple que tu n’as pas connu, tu l’appelles, et des nations qui ne te connaissaient pas accourront à toi » (55-5). Et surtout : « Que l’étranger qui s’est attaché à Jéhova ne dise pas : Jéhova m’exclut et me retranche de son peuple. Et que l’eunuque ne dise pas : Je ne suis qu’une tige stérile. Car ainsi parle Jéhova sur les eunuques : Ceux qui observent mes sabbats, qui font ce qui m’est agréable, et qui sont fidèles à mon pacte, je leur donne dans ma maison et dans mon parvis une place et un nom qui valent mieux que des fils et des filles ; je leur donne un nom perpétuel, qui ne mourra pas. Et les fils d’une terre étrangère qui s’attachent à Jéhova pour lui appartenir, pour aimer le nom de Jéhova et être ses serviteurs ; tous ceux qui gardent le Sabbat sans le profaner et qui restent fidèles à mon pacte ; je les amène sur ma montagne sainte, dans les joies de la maison où on me prie ; leurs holocaustes et leurs sacrifices me sont agréables sur mon autel, et ma maison t’appelle maison de prières pour tous les peuples » (56-3-7).

Les trois premiers versets sont d’autant plus remarquables qu’ils sont un désaveu formel des prescriptions du Deutéronome, au chapitre XXIII, où il est dit expressément que l’eunuque n’est pas admis « dans l’église de Jéhova, » et qui repoussent également l’étranger et ses descendans, accordant seulement aux fils de l’Iduméen et à ceux de l’Egyptien d’être reçus à la troisième génération. Mais ce qui suit dans le prophète est l’admirable expression du caractère qu’avait pris alors la propagande juive et par lequel elle s’est emparée du monde. Si le monde en effet a judaïsé à l’époque chrétienne, c’est parce que le judaïsme lui-même s’était jusqu’à un certain point déjudaïsé, en ce sens du moins qu’il prétendait gagner tous les hommes à sa croyance et devenir ainsi une religion universelle.

Je crois que c’est par ce beau passage que se terminait le livre du Second Isaïe. Le morceau qui suit (56-8, 57-21), qui représente Israël livré, non-seulement aux vices, mais aussi à toutes les pratiques de l’idolâtrie, semble d’un autre temps et rappelle les prophètes du IIe siècle. Plus loin, au chapitre LXIII, l’image de ce vengeur, tout couvert de sang, qui punit les crimes de l’Idumée, n’a pu se produire sous l’Iduméen Hérode. J’expliquerai tout à l’heure ma pensée sur ces additions en général. Mais je dois revenir encore sur les dix-sept chapitres que j’ai étudiés jusqu’ici, pour y considérer, non plus ce qu’ils nous apprennent sur les événemens particuliers de ce temps, ou même sur la situation générale d’Israël, mais le développement de cet esprit religieux qu’on peut appeler chrétien, et qu’on sent déjà dans les prophètes du IIe siècle, mais qui prend ici un accent encore plus vif et plus tendre. Les premières paroles du livre : « Consolez, consolez mon peuple, » en donnent tout de suite le ton (40-1). Et immédiatement après, vient un verset qui a passé dans l’Evangile : « Une voix crie : Frayez dans le désert la voie de Jéhova[20]. » Un peu plus loin : « L’herbe se dessèche, la fleur tombe, mais la parole de Jéhova subsiste à jamais » (40-8). Ou encore : « Les deux s’évanouiront comme une fumée, et la terre s’usera comme une étoile, et ainsi périront ses habitans ; mais ma promesse et ma justice dureront toujours. » (51-6). Comparez Matth. (13-31).

Jéhova est « comme le berger qui conduit son troupeau : il prend dans ses bras les agneaux et les porte dans son sein ; il aide à marcher les brebis pleines » (40-11). Comparez Matth. (12-11). Jéhova est déjà le bon pasteur (Jean, 10-14).

« Cieux, répandez votre pluie et que les nuées nous versent la paix ; que la terre s’ouvre ; que le salut germe et qu’on voie pousser la justice » (45-8). Cet admirable verset n’a pas été reproduit dans le Nouveau Testament, mais l’église chrétienne s’en est emparée et le répète tous les ans dans l’office de Noël : Rorate cœli desuper.

« Sion a dit : « Jéhova m’a abandonné, le Seigneur m’a oublié. Mais est-ce que la femme oublie son nourrisson ? Est-ce qu’elle laisse à l’abandon le fruit de ses entrailles ? Et quand elle oublierait, moi, je ne t’oublierai pas » (49-14). Jéhova est là plus que paternel. »

« Qu’ils sont beaux sur les montagnes, les pieds de celui qui annonce la bonne nouvelle, du messager de bonheur qui apporte le salut, qui dit à Sion : Ton dieu est roi ! » (52-7). C’est le verset que Paul applique à ceux qui prêchent l’évangile (Rom., 10-15) et qui revient dans je ne sais combien de sermons.

« Allons, vous tous qui avez soif, venez, voici l’eau. Quand vous n’auriez pas d’argent, venez, prenez, nourrissez-vous, venez, prenez, sans argent et sans payer, du vin et de lait. Pourquoi donnez-vous de l’argent pour ce qui n’est pas du pain ? Votre peine pour ce qui ne rassasie pas ? Approchez, écoutez ma voix et mangez ce qui est bon ; nourrissez-vous d’une graisse délectable. Prêtez l’oreille et venez à moi ; écoutez, et vous trouverez la vie » (55-1)[21]. C’est ce touchant appel qui a inspiré celui de l’évangile : « venez à moi, vous tous qui êtes surchargés et accablés, et je vous soulagerai » (Matth., 11-26).

« Cherchez Jéhova, pendant que vous pouvez le trouver ; invoquez-le, pendant qu’il est proche » (55-6). Et dans Mathieu : « Cherchez et vous trouverez » (7-7).

« Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant mes voies sont au-dessus de vos voies et mes pensées de vos pensées » (55-9). Paul dit à son tour : « O profondeur de la sagesse de Dieu ! Combien ses conseils sont incompréhensibles et combien ses voies inexplicables ! » (Rom., 11-33.) Et cela est devenu un des lieux-communs de la prédication chrétienne.

En vérité, ne faut-il pas bien de la complaisance pour admettre que de pareilles idées ont été exprimées dans de pareils termes, soit au temps de Sennachérib, soit à l’époque de Cyrus ?


V

On a vu que tout ce qu’on lit sous le nom d’Isaïe, depuis le chapitre XI, jusqu’au chapitre LXVI inclusivement, est une addition au texte du Premier Isaïe, addition qui forme une composition à part, la mieux suivie certainement qu’il y ait dans aucun livre prophétique. Cela fait présumer qu’il peut se trouver ailleurs d’autres additions-moins considérables, et je crois qu’il s’en1 trouve en effet : les unes suggérées par des événemens postérieurs à la date de l’œuvre principale où on les a placées, les autres qui peuvent être d’une date quelconque, mais qui, étant éparses et ne s’étant pas produites sous un nom qui les recommandât à l’attention, n’ont pu se conserver que, quand on les a jetées dans un recueil déjà existant. Ce sont des additions de ces deux espèces qui forment les derniers chapitres rassemblés sous le nom d’Isaïe. Le chapitre LX n’est guère qu’une répétition des chapitres LIX et LIV. Aux chapitres LXV et LXVI, le prophète s’indigne contre ceux qui mangent de la viande de porc ; ce trait, dont on ne trouverait l’équivalent dans aucun autre prophète, me paraît d’un âge inférieur religieusement à celui où on se sentait placé jusque-là.

En revanche, il se trouve encore dans ces chapitres tel trait qui rappelle l’accent du Second Isaïe : « C’est toi qui es notre père ; Abraham ne nous connaît pas et Israël ne sait qui nous sommes : notre père, c’est toi, Jehova » (63-16). C’est déjà le Pater noster.

Un verset d’un tout autre caractère se trouve tout à la fin du recueil (66-24) : « Ils sortiront, dit Jehova, et ils verront les corps morts des hommes qui se sont révoltés contre moi ; car leur ver ne meurt pas, et le feu qui les consume ne s’éteint pas. » Il y a là une haine féroce, qui ne peut s’excuser que parce que les juifs soutiraient beaucoup sans doute à l’époque où ils parlaient ainsi. Il est triste que l’évangile ait cru devoir recueillir encore ces paroles et les mettre dans la bouche de Jésus lui-même (Marc, 9-45).

Je parcours maintenant, en cherchant des additions, les autres prophètes. On est tenté d’en reconnaître une dans le Premier Isaïe, aux quatre derniers versets du chapitre XXIII au sujet de Tyr. Il n’est pas impossible, je l’ai dit, de les rapporter au temps du premier Hyrcan ; mais on comprendra encore mieux, si ces quatre versets ont été ajoutés au temps d’Hérode, la révolution qu’ils annoncent. et l’intervalle qu’ils font tout à coup franchir au lecteur. Et ce qui appuie cette conjecture, c’est que les Psaumes, dont la date est aussi, selon toute apparence, celle d’Hérode, reviennent plusieurs fois sur cette conversion de Tyr et des villes qui en dépendent. Voir aussi Zacharie (9-2-7).

Dans Jérémie, je ne vois pas que tel passage attire particulièrement l’attention ; mais on ne peut s’empêcher de remarquer que le nom de juif ou judéen, qui ne se rencontre jamais dans les prophètes du IIe siècle, se présente au contraire souvent dans celui-là, mais seulement dans les derniers chapitres, et pas une seule fois auparavant. Or c’est surtout dans cette dernière partie du livre que Jérémie est donné comme môle île sa personne aux événemens qui aboutissent à la ruine de Jérusalem. Il y a là de quoi donner à réfléchir sur la valeur de ces récits. Voir plus haut mes réflexions sur Zacharie, 8-23.

Mais l’étude des chapitres XXXVIII, XLVIII d’Ezéchiel est particulièrement intéressante à ce point de vue. Les deux premiers contiennent, la description fameuse d’une aventure extraordinaire. Gog, prince de Magog, deux noms d’ailleurs inconnus[22], parti du fond des régions du nord et traînant une multitude de peuple à sa suite, vient porter la guerre sur la terre d’Israël, où il est vaincu et tué. Les commentateurs n’ont pu trouver une explication plausible de ces chapitres. La difficulté disparaît si on suppose qu’ils ont été ajoutés au texte d’Ézéchiel à l’époque de l’invasion des Parthes en Judée, où ils n’avaient pas encore paru, et où Antigone les appela vers l’an 40 avant notre ère. Gog est le Pacorus des historiens grecs et de Josèphe. La bataille où il fut vaincu et tué (par les Romains) n’eut pas lieu précisément en Judée, mais à côté, dans ce qu’on appelait la Cyrénaïque (Plut., Antoine, 34). De plus, en Judée même, les Parthes avaient livré à Hérode plusieurs combats où ils furent défaits et où ils laissèrent des morts (Antiq., 14-13-8). Ce sont ces événemens que le prophète traduit avec une imagination dont les hyperboles répondent à la fois aux habitudes du genre et à l’impression qu’avait dû faire sur les juifs une invasion si inattendue et que les juifs étaient incapables de repousser par eux seuls.

Plus tard, quand Pacorus fut oublié, car cette espèce d’inondation n’eut qu’un temps bien court, ces deux chapitres ne durent paraître qu’une vision sans réalité présente, que l’avenir seul accomplirait, un avenir qui se confondait avec l’attente de la fin du monde. C’est ainsi que dans l’Apocalypse, après le règne de mille ans, on voit Gog et Magog[23], qui assiègent la ville des saints avec des armées innombrables, mais qui sont dévorées par le feu du ciel (20-7).

Les neuf derniers chapitres du livre qui porte le nom d’Ézéchiel sont remplis par le plan purement idéal d’une restauration du Temple, d’autant plus grandiose qu’elle ne coûte rien à l’écrivain. C’en est assez pour conjecturer tout d’abord que ce morceau a été écrit à l’époque où Hérode a pensé à rebâtir le Temple, et avant que cette reconstruction ait été exécutée. Et ce qui confirme cette conjecture, c’est la place que tient dans ces chapitres le Chef, nasi, qui n’est pas grand-prêtre et n’offre de sacrifices que par la main des prêtres (46-2), mais qui fournit les victimes et qui a droit ainsi que ses fils à des honneurs et à un domaine qui le mettent tout à fait à part (45-7-17 et 46-16.) Ces pages donc n’ont pu être écrites au IIe siècle sous les Asmonées, mais seulement sous Hérode.

Il est à remarquer que d’après Josèphe (Antiq., 10-5-1) Ézéchiel avait laissé deux livres de prophéties. Je crois comme Huet que ce ne livre se composait de ce que je regarde comme une addition. Seulement Huet ne comprenait dans cette addition que les neuf derniers chapitres, tandis que j’y comprends les onze derniers[24].

J’ai déjà dit un mot de la Prière qui forme le chapitre III d’Habacuc : c’est encore une addition du temps d’Hérode. On le reconnaîtrait rien qu’à ces mots : ton Oint (verset 13), pour désigner le prince des juifs, expression qui ne se rencontre pas avant cette époque.


VI

Le livre de Daniel n’était pas compté par les juifs parmi les livres des prophètes. Il ne faut pas se lasser de le redire, puisque l’église catholique le leur a assimilé[25]. Il ne ressemble d’ailleurs à aucun autre, en ce sens que les prophéties qui y sont contenues sont d’un tout autre caractère. Elles y ont, particulièrement au chapitre XI, la précision d’un procès-verbal, auquel il ne manque que les noms propres, et qui suit les rois macédoniens qui ont dominé sur la Judée, depuis Alexandre jusqu’à Antiochus l’Épiphane. Aussi la critique n’a-t-elle eu aucune difficulté à reconnaître que cet écrit ne pouvait être du temps de Cyrus, et Porphyre avait déjà constaté que nécessairement l’écrivain avait vu Antiochus et ses violences contre les juifs. Mais c’était encore le faire trop vieux, et on va voir qu’il ne peut être antérieur au règne d’Hérode, ni même à sa mort.

Nabuchodonosor voit en songe une statue, dont la tête est d’or, la poitrine d’argent, le ventre de cuivre et les jambes de fer ; seulement, aux pieds, le fer est mêlé d’argile. Tout à coup une pierre vient la frapper, qui n’est pas lancée de main d’homme ; et rencontrant les pieds d’argile, elle la fait tomber ; tout est brisé. Puis la pierre grossit et devient une grande montagne, qui remplit toute la terre. Il est clair que les quatre métaux représentent les quatre empires qui se sont succédé à partir des Babyloniens en comptant comme deux empires distincts celui des Mèdes et celui des Perses ; le quatrième est, celui des Macédoniens. Il est clair aussi que la pierre est l’empire romain, qui est l’empire du monde.

Au chapitre VII paraissent quatre bêtes, qui représentent aussi quatre empires. Ici la quatrième est l’empire romain, la seconde représente à la fois les Mèdes et les Perses. Mais il n’y a pas moyen de ne pas reconnaître Rome dans la quatrième bête, ainsi décrite : « Voici un quatrième animal, terrible, formidable et extrêmement fort ; il avait de grosses dents de fer ; il mangeait, brisait et foulait le reste sous ses pieds ; il était différent de tous les autres d’avant lui » (7-7). Et plus loin : « Il dévorera toute la terre » (7-23).

La quatrième bête portait dix cornes. Ces cornes sont les chefs suprêmes des juifs, les Asmonées, les seuls princes qui comptent aux yeux des juifs à cette époque, depuis que les royaumes de Syrie et d’Egypte n’existent plus. Ils sont exactement au nombre de dix, si on y comprend Judas le Maccabée, que Josèphe compte comme grand-prêtre, quoiqu’il ne paraisse pas l’avoir été (Antiq., 12-10-6). L’écrivain a le droit de les rattacher à l’empire romain, puisque le Premier livre des Maccabées et Josèphe nous les représentent comme s’appuyant sur nome, dès le temps même de Judas (I Macc, 8-1, etc.). On comprend dès lors aisément que la petite corne qui s’élève du milieu des grandes est le parvenu Hérode. Il arrache trois cornes, c’est-à-dire les trois derniers Asmonées. Et c’est alors que la petite corne prend une figure humaine et une bouche insolente.

Son histoire se répète au chapitre VIII, avec des variantes[26] ; il y est dit qu’elle s’étend, c’est-à-dire la puissance d’Hérode, vers le sud, vers l’Orient et vers le beau pays, expression biblique qui signifie la Terre sainte[27]. La suite annonce que ce roi s’attaquera à Jéhova lui-même, qu’il suspendra le sacrifice quotidien, qu’il l’empêchera en assiégeant le Temple avec une armée. Ce roi au dur visage sera fort, mais cette force ne sera pas la sienne, et qu’enfin il sera brisé, mais non par la main d’un homme (8-23-25).

Au chapitre IX est le fameux compte des soixante-dix semaines, très obscur quant à son point de départ, mais où on se retrouve à la fin. Un Oint est retranché : je pense que c’est Hyrcan, dépouillé de sa prêtrise ; un peuple étranger ravage la ville et le sanctuaire. Le sacrifice quotidien est suspendu, et sur l’aile des abominations le dévastateur (9-27). L’aile, c’est le faite du Temple[28]. Le dévastateur, c’est l’aigle, symbole de Rome, la grande dévastatrice. Et il s’agit de l’aigle d’or qu’Hérode avait fait placer sur la principale porte du Temple, ce qui était une abomination aux yeux des fidèles, de sorte qu’Hérode étant mourant et comme déjà on le disait mort, une jeunesse ardente, soulevée par des docteurs fanatiques, abattit l’aigle et le mit en morceaux. Hérode fit brûler vifs les principaux auteurs de cette insulte (Antiq., 17-6).

Tout concourt donc jusqu’ici à rapporter le livre de Daniel au temps d’Hérode. Mais au chapitre XI se présente une difficulté. Comment un écrivain de cette époque a-t-il eu l’idée de remplir tout ce chapitre de l’histoire des rois de Syrie, continuée jusqu’à Antiochus l’Epiphane auquel il s’arrête ? C’est cette circonstance qui a fait admettre généralement par les critiques, depuis Porphyre, que le livre est écrit du temps d’Antiochus. Et on ne comprend pas d’abord quel intérêt ce chapitre pouvait avoir pour des lecteurs du temps d’Hérode. Je crois que l’explication de ce problème doit être cherchée dans cette supposition, qu’en paraissant parler d’Antiochus, l’auteur parle, en effet, d’Hérode lui-même. Antiochus avait été, au IIe siècle, le type de l’ennemi de Dieu. Hérode est un nouvel Antiochus. Comme le premier, il fait la guerre à Jéhova et à ses fidèles : comme lui il livre Jérusalem en proie aux armes des Nations ; il suspend le sacrifice quotidien ; il profane le Temple en y étalant une image. Mais qu’on remarque les premières paroles par lesquelles l’écrivain l’annonce (11-21) : « Alors s’élève un homme méprisé, pour qui la dignité royale n’était pas faite ; mais il vient sournoisement et s’empare du royaume par des intrigues. » Un pareil portrait n’est pas celui du fils d’Antiochus le Grand, et on ne peut y reconnaître que l’usurpateur iduméen. Dans les versets suivans, on trouve des traits pris à l’histoire d’Antiochus, puisque c’est là la fiction adoptée ; mais on en trouve aussi qui n’ont aucun rapport avec cette histoire, comme M. Edouard Reuss l’a fort bien vu, et il semble que c’est encore au temps d’Hérode qu’il faut les placer. « Le charme des femmes » (11-37) peut faire allusion à la destinée tragique de la fameuse Mariamne. Le roi du sud et le roi du nord (11-40) sont peut-être le roi d’Arabie et celui des Parthes ; l’établissement entre la mer et la sainte-montagne (11-48) serait Césarée. Les nouvelles inquiétantes de l’Orient et du nord paraissent être celles qui remplissent le chapitre IX du livre XVI de Josèphe. Enfin le morceau se termine par l’annonce de la mort d’Hérode. L’auteur, qui écrivait probablement sous le fils d’Hérode Archélaüs, pouvait ainsi sans se compromettre satisfaire ses ressentimens.

Après la mort du roi, et après quelque temps de troubles et d’anarchie, le triage se fait entre ceux qui avaient été fidèles à Jéhova et ceux qui ne l’avaient pas été. « Beaucoup de ceux qui dorment dans la poussière de la terre se réveillent, les uns pour une vie éternelle, les autres pour l’opprobre et une éternelle ignominie » (12-2). Cette résurrection n’est, je crois, qu’une figure de style, pour dire que les mérites et les démérites, jusque-là enfouis dans l’ombre, reparaissent au grand jour. Ainsi se termine le livre de Daniel.

Mais je n’ai pas encore parlé d’un passage très remarquable. Après que les quatre bêtes du chapitre vu ont été condamnées et détruites, on voit paraître sur les nuées la figure d’un fils d’homme, c’est-à-dire d’un homme (en style juif) (7-13), qui reçoit de l’Etre aux longs jours (7-9), c’est-dire du dieu suprême[29], un empire qui doit survivre à tous les autres et durer éternellement. C’est la première et la seule fois que parait, dans l’Ancien Testament, l’idée du Royaume des Saints (7-22) ; je ne l’appellerai pas l’idée messianique, car il ne faut pas voir dans ce passage ce qu’on a appelé plus tard le Messie, et qui, dans l’Ancien Testament, n’est absolument nulle part. La forme humaine du verset 13 n’est qu’un symbole. Tandis que les empires des Nations sont figurés par quatre bêtes, l’empire des Saints l’est par un homme ; c’est l’expression de sa supériorité et de sa dignité. Il n’en est pas moins vrai d’ailleurs que dans la suite, quand se forma l’idée d’un Messie, on crut le reconnaître dans ce passage de Daniel ; de là est venue, pour le désigner, cette expression de Fils de l’homme, adoptée peut-être par tous ceux qui l’attendaient et qui l’annonçaient, mais qui l’a été certainement par Jésus, de la bouche de qui elle a passé dans les Evangiles. Il n’y a rien dans Daniel qui marque mieux la modernité du livre, et qui le fasse reconnaître comme plus proche du christianisme.


J’ai achevé ma tâche, et je crois que ma démonstration est faite, soit pour le premier âge prophétique, qui est la fin du IIe siècle, soit pour le second âge, celui d’Hérode, et cette fois peut-être encore plus complètement et avec plus de précision. Ces deux âges littéraires sont en même temps, comme il est naturel, deux grandes époques de l’histoire des Juifs : la première qui est de beaucoup la plus belle, pleine de vigueur et de passion, où ce peuple, qui semble tout près d’être écrasé par une puissance redoutable, lutte et s’affranchit, à l’aide sans doute de l’affaiblissement inattendu de ses maîtres, mais d’abord par son énergie et par sa foi en son dieu, c’est-à-dire sa foi en lui-même. La seconde, très inférieure en réalité, et sur laquelle pèse la domination romaine, a cependant encore l’apparence au moins de la grandeur, grâce à un règne prospère et même brillant, mais surtout parce que la servitude de la Judée était couverte en quelque sorte par la fortune inespérée du judaïsme, qui s’emparait déjà à cette époque du monde grec.

Maintenant réussirai-je à faire adopter mon opinion à mes lecteurs ? Je n’ose y compter, car, sans parler de la puissance d’une idée depuis longtemps accréditée, la tradition a des sentimens religieux qui la protègent. Tel ministre protestant, même des plus libres, qui ne croira pas, par exemple, que les Prophètes aient réellement prophétisé, aura peine cependant à diminuer, en les rajeunissant, la vénération qui entoure leurs noms et leurs œuvres. Les Israélites, ayant peu de dogmes, ont par cela même une grande liberté ; mais ils ont aussi l’orgueil, d’ailleurs légitime, de leur religion et, de leur bible, et ils tiennent aux dates antiques de leurs livres comme à des titres de noblesse ; ils reprocheront à ceux qui penseraient comme moi de ne pas les respecter.

Je ne crois pas cependant que cette manière nouvelle de considérer les livres prophétiques les diminue. Quand on les reportait à une haute antiquité, l’idée qu’on pouvait s’en faire était bien confuse. Si on les croyait écrits avant les catastrophes qui mirent fin aux deux royaumes, et qu’on y supposait annoncées, on était tout à fait en dehors du rationalisme et en plein surnaturel. Si on les plaçait après la captivité de Babylone, le feu et la passion qu’on y sentait, l’orgueil et l’enthousiasme qui y éclatent, ne répondaient en aucune manière à la reconstitution lente, laborieuse et faible d’Israël. Au contraire, quand on les met au IIe siècle avant notre ère, tout est clair et tout est vivant. Les événemens qui se succèdent dans le cours si entraînant de vingt-cinq années, pleines des situations les plus émouvantes, donnent à tous les détails de la prophétie un sens et une couleur. Telle page même, toujours admirable dans toute hypothèse, comme le champ des ossemens dans Ezéchiel, est encore plus admirée et mieux sentie. On comprend que sous le coup de ces péripéties et dans l’enivrement de la victoire et de la liberté, la poésie soit éclose. On s’explique qu’il se soit élevé des voix dans lesquelles on entendait la voix collective de tout un peuple, et on ne s’étonne pas que ces écrivains qui parlaient pour tout le monde, et sans préoccupai ions proprement littéraires, aient imaginé de donner la parole aux Prophètes des temps antiques, qui, ceux-là, n’avaient rien écrit, mais qui avaient agi avec éclat et dont l’action remplissait l’histoire mythologique des vieux rois.

Un israélite français éminent, M. James Darmesteter, le répétait dernièrement : « Tout mouvement national produit un dégagement de poésie[30]. » Je le crois et je crois aussi que cela ne s’est jamais mieux vérifié que par l’épanouissement de la prophétie à la fin du IIe siècle.

Mais si on veut reconnaître le tort que rattachement à la chronologie traditionnelle peut faire aux livres des Prophètes, on n’a qu’à ouvrir la savante traduction de M. Edouard Reuss, où l’auteur n’a pas voulu laisser passer le moindre détail sans essayer de s’en rendre compte. Par cela seul qu’on détachait ces compositions de leur date réelle, les interprétations qu’on en donnait devenaient arbitraires, et par cela seul qu’elles étaient arbitraires, elles ne pouvaient guère être toujours d’accord entre elles. De là des difficultés de tout genre, qui ont amené souvent la critique à isoler les morceaux les uns des autres, de manière à produire une véritable dislocation des Prophètes. C’est ainsi que le Premier Isaïe, à lui seul, a fourni jusqu’à seize fragmens prétendus distincts, et dispersés même en deux volumes, disjuncti membra prophetœ ; tandis que tout se concilie quand on replace les prophéties au IIe siècle, ou s’il y a quelque part une addition ou une interpolation, on a vu que cela se réduisait à bien peu de chose.

Pour dire toute la vérité, je crois que le plus grand obstacle que peut rencontrer aujourd’hui la thèse que je soutiens est l’indifférence du public sur ces matières. Au temps de Voltaire, la France était passionnée pour la critique biblique, et elle devait l’être, car la critique lui apportait la liberté de la pensée. Aujourd’hui cette liberté est pleinement acquise ; les grandes questions, en fait d’exégèse, sont épuisées, et celles qui restent paraissent à beaucoup plus difficiles que intéressantes. Il y a dans les Prophètes des pages éclatantes, que tout le monde a lues. Mais bien des parties dans leurs livres sont arides et même obscures, surtout quand on ne les met pas à leur place. Rechercher la date exacte de ces écrits est un travail ingrat, dont on ne se soucie pas de se donner la peine. Cependant il y a encore des esprits curieux, qui voudraient, non pas tout savoir (ce qu’on peut espérer de savoir de ces temps-là est si peu de chose ! ), mais savoir le plus possible, et surtout n’être pas dupes ; ne pas attribuer, par simple accoutumance, au temps de Nabuchodonosor, ou même de Sennachérib, ce qui a été pensé et écrit sous les Antiochus ou les Ptolémées. Ceux-là ne sont pas nombreux, mais ils sont prêts à tout lire, et c’est pour eux que j’ai écrit.


ERNEST HAVET.


  1. Voyez la Revue du 1er août.
  2. Josèphe (Antiquités, 18, 5, 4).
  3. C’est-à-dire mon sceau, l’instrument et la manifestation de ma puissance.
  4. Josèphe (Antiquités, 16, 2, 4 et 3, 3).
  5. Dans Jérémie, 33, 3. « C’est une pousse qui sort de David ; il s’agit d’un chef libérateur d’Israël, et, par cette expression, il faut entendre un chef israélite, non un étranger.
  6. Expression encore empruntée (Michée, 4, 5).
  7. Excepté dans les vingt derniers chapitres de Jéremie. J’aurai à m’expliquer plus tard sur cette exception.
  8. Gesenius, p. 230.
  9. Le mot de poulain est le seul que je trouve à employer.
  10. Prov., 13-24. • Celui qui épargne les verges à son fils est son ennemi ; celui qui l’aime s’applique à le corriger. » Voir aussi, 20-30, sur la vertu qu’ont des coups « qui pénètrent jusqu’aux entrailles. » Et 19-18 : « Châtie ton fils, mais ne t’emporte pas jusqu’à le tuer. »
  11. Sur cette fête, Voir Néhémie, 8, 14.
  12. Et les faibles mortels, vains jouets du trépas,
    Sont tous devant tes yeux comme s’ils n’étaient pas.
    (RACINE, Esther.)
  13. Il ne s’agit pas ici, bien entendu, d’examiner si cette espèce d’argumentation était bien solide, philosophiquement parlant. Il suffirait, pour qu’on pût s’en servir, que Jéhova n’eût pas d’image.
  14. L’alpha et l’oméga, dans l’Apocalypse, 22, 13.
  15. Voir II, Chroniques, 36, 22, et Esdras, I, 1.
  16. Il revient sans cesse sur les richesses et sur les dépenses d’Hérode, qui firent pendant tout son règne l’étonnenment, non-seulement des Juifs, mais même des Romains.
  17. Josèphe, Antiquités, 14, 9, 4.
  18. Ailleurs, on retrouve le nom d’Assur, 52, 1.
  19. Quelle Jérusalem nouvelle ?… etc.
    (Athalie, acte III, scène VII.)
  20. Matth., 3, III ; mais l’évangéliste a déplacé les mots : dans le désert.
  21. Par quelle erreur, âmes vaines,
    Du plus pur sang de vos veines
    Achetez-vous si souvent,
    Non un pain qui vous repaisse,
    Mais une ombre qui vous laisse
    Plus affamés que devant !
    Le pain que je vous propose…
    C’est ce pain si délectable
    Que ne sert point à sa table
    Le monde que vous suivez.
    Je l’offre à qui veut me suivre :
    Approchez. Voulez-vous vivre ?
    Prenez, mangez et vivez.
    (RACINE, Cantiques, 4.)
  22. Chacun des deux se trouve une fois dans la Bible (Genèse, 10, 2 et II, Chron., 5, 4), mais sans aucun rapport avec ce qu’ils signifient dans Ézéchiel.
  23. Et non plus Gog, prince de Magog.
  24. Si on croit que le verset. 19-23 d’Ézéchiel se rapporte à la mine des Asmonées, il faudra encore regarder ce verset, et peut-être tout le chapitre (qui ne tient en rien à ce qui précède ni à ce qui suit), comme une addition.
  25. Elle a pu s’y croire autorisée par Matth., 24, 15, et Josèphe parle de même (Antiq., 10, 11, 7).
  26. On sait que ces deux chapitres ne se font pas suite, et ne sont pas même écrits dans la même langue. Les chapitres II-XII sont en chaldaïque et les chapitres VIII-XII en hébreu (ainsi que le premier).
  27. Genenius, p. 780 bis.
  28. Matthieu l’appelle ainsi en grec, 4-5.
  29. Il est à remarquer que le nom de Jéhova ne se trouve pas une seule fois dans la partie chaldaïque de Daniel. Il semble que l’auteur fasse déjà ce que firent plus tard les chrétiens, qu’il ôte à son dieu son nom local et sa marque juive. Jéhova réparait au chapitre IV.
  30. Rapport à la Société asiatique, 1888, p. 100.