Études d’histoire religieuse - De la Modernité des prophètes/01
Les Juifs, à l’époque où le christianisme a commencé de se répandre, se faisaient, sur la date de leurs livres saints, d’étranges illusions, et leur attribuaient une antiquité absolument invraisemblable, comme on le voit également par saint Paul ou par Josèphe. Ils croyaient le Pentateuque écrit par Moïse 1600 ans avant notre ère. Ils attribuaient les Psaumes à leur roi David, les Proverbes et les autres livres gnomiques à Salomon, etc. Les chrétiens, en acceptant les livres des Juifs, ont accepté aussi ces idées, et elles se sont perpétuées dans l’église catholique, qui n’admettait guère la critique. C’est ainsi que Pascal et Bossuet appellent hardiment le Pentateuque le plus ancien livre du monde. Et c’est ainsi que dans le Dictionnaire de l’Académie, édition de 1835, au mot ORIGINAL, on lisait encore cette phrase : « Le texte original de la Bible, le texte hébreu qui représente le manuscrit de Moïse[1]. » Enfin, tout récemment encore (1888), M. Wallon écrivait dans le Journal des Savans, en parlant des Juifs : « Leurs livres, à eux, dépassaient de beaucoup en antiquité ceux des Grecs. »
Dans les pays protestans, la critique avait pu s’introduire. Spinosa avait ouvert la voie ; d’autres y ont marché plus ou moins librement, et ont étudié la Bible comme on doit étudier tous les livres. La tradition en a été infirmée, et en grande partie abandonnée. Pour reconnaître à quel point on en est arrivé aujourd’hui, il suffit de consulter la Bible de M. Edouard Reuss, dont M. Renan écrivait, dans un Rapport à la Société asiatique (1877), qu’elle présente « à peu près les derniers résultats de la critique et de l’exégèse. » On y voit quelles libertés la science maintenant peut prendre avec la tradition. Spinosa avait attribué à Esdras, d’après un témoignage de Tertullien[2], la composition du Pentatenque ; M. Reuss en fait descendre un siècle plus bas la rédaction définitive[3]. Et pour ce qui est des Psaumes, il ne craint pas de reporter ces prétendus chants de David jusqu’à l’époque des Asmonées, c’est-à-dire jusqu’à la fin du IIe siècle avant notre ère, et il croit pouvoir ajouter qu’on en trouverait difficilement dans le nombre qui pussent contredire cette hypothèse.
Mais, par une exception bien faite pour étonner, cette hardiesse, qui dérange si résolument, sur tant de points si importans, les idées longtemps reçues, s’arrête devant les Prophètes. La tradition qui les fait remonter jusqu’au VIIIe siècle avant notre ère, ou tout au moins au VIIe ou au Vie, a été acceptée de tous. Ni M. Reuss, ni personne, à ma connaissance, ne s’est écarté là-dessus de la tradition ; et Isaïe, par exemple, continue d’être regardé par tout le monde comme un contemporain de Salmanasar.
Cependant un critique français, en 1877, conçut à ce sujet un doute. Ce critique n’était pas un hébraïsant, mais il avait lu attentivement les Prophètes, en s’aidant de toutes les ressources que les hébraïsans fournissent pour cette étude aux profanes. Et ces ressources sont considérables, car les textes bibliques sont d’abord peu volumineux, et ces textes étant sacrés, il ne s’y trouve pas une phrase, il faut même dire pas un mot, qui n’ait été commenté de manière à en permettre à tout lecteur intelligent l’interprétation parfaite. Cette lecture l’amena à reconnaître que la tradition n’était qu’une erreur, et que les livres prophétiques, loin d’avoir la haute antiquité qu’on leur attribuait, n’avaient été écrits qu’à la fin du IIe siècle avant notre ère. C’est ce qu’il exposa d’abord dans la Revue politique et littéraire, puis dans le Christianisme et ses origines, tome III, 1878. Cette nouveauté n’eut aucun succès, ni au moment même, ni depuis. Les hébraïsans qui en ont parlé l’ont rejetée, sans daigner même la discuter, comme une fantaisie qui ne pouvait être prise au sérieux ; ceux-là seulement l’ont ménagée qui n’en ont rien dit » Parmi ceux, qui l’ont écartée, il y a tel juge dont le jugement est d’un grand poids, soit à cause de sa science, soit quand je considère la hardiesse et la largeur de sa pensée. Mais, je viens de donner à l’étude de cette question une année entière, pendant laquelle j’en ai fait le sujet d’un cours public, et cette étude a produit en moi une telle conviction, qu’il m’est devenu impossible de me rendre même aux autorités les plus hautes. Je me propose donc aujourd’hui de reprendre la question, en développant et en complétant les argumens produits jusqu’alors, pour établir que les écrits qui portent les noms d’Isaïe, de Jérémie, d’Ezébiel et de ceux qu’on appelle les Douze, se sont produits, non au VIIIe, au VIIe et au VIe siècle avant notre ère, à l’occasion des catastrophes qui ont détruit les royaumes d’Israël et de Juda, mais à la fin seulement du IIe siècle, à la suite de la lut te que Juda eut à soutenir dans ce siècle contre les rois grecs de Syrie, et qui aboutit à son affranchissement sous la conduite des Asmonées[4].
Mais quand je parle d’idées nouvelles, je ne veux nullement dire qu’il fut nouveau de reconnaître, dans les écrits des Prophètes, des événemens de l’époque des Asmonées. Dans le cas où on ne s’en serait pas aperçu jusqu’à notre temps, je me défierais fort d’une pareille idée. Si les traces des événemens du IIe siècle sont visibles dans les livres des Prophètes ? tant de savans commentateurs, qui étudiaient ces livres depuis trois, siècles, ne pouvaient ne pas reconnaître ces traces, et ils les ont reconnues en effet. Seulement, ils n’ont pas tiré la conclusion, qui semble pourtant inévitable, que ces livres sont donc postérieurs aux événemens qui s’y laissent voir. C’est que ces exégètes, et ceux pour qui ils écrivaient, vivaient sous l’empire de la croyance générale au surnaturel. Ils admettaient, qu’il y avait eu de véritables prophètes, et de véritables prophéties où l’avenir était, prédit. Dès lors il pouvait l’être tout aussi bien à courte ou à longue distance. Et il n’y avait pas d’impossibilité à ce qu’un voyant du VIIIe siècle eût annoncé un événement qui ne devait s’accomplir qu’au IIe. C’est ainsi que raisonnait déjà Josèphe à propos du temple d’Onias. Il voit que ce temple, élevé en Égypte au dieu des Juifs vers 150 avant notre ère, est clairement désigné dans un passage du livre qui porte le nom d’Isaïe. Au lieu d’en conclure que ce livre, ou tout au moins ce passage, n’a été écrit qu’après l’année 150, il assure qu’Isaïe a prophétisé, six cents ans à l’avance, ce qu’Onias a accompli. De même, quand le savant hollandais Vitringa, à la fin du XVIIe siècle, reconnaissait dans les chapitres XXVII et suivans d’Isaïe la description d’un événement qui s’est passé sous l’Asmonée Simon, on n’en concluait rien contre l’authenticité du livre. +
Vers la fin du XVIIIe siècle, le point de vue changea ; on ne crut plus volontiers aux prophéties, du moins dans l’Allemagne protestante, et le rationalisme prévalut dans la critique. Mais comme en même temps on n’a pas voulu abandonner l’idée qu’on s’était faite de l’antiquité des Prophéties, il a fallu renoncer à reconnaître dans leurs livres des événemens des temps modernes. C’est ainsi qu’Ernest Rosenmüller, par exemple, s’y refuse absolument, et, sauf de très rares exceptions, deux seulement dans Isaïe, il ne daigne pas même nous avertir que d’autres avant lui les y avaient reconnus[5].
Mais un commentateur de ceux qu’on appelle les Petits prophètes, P. Ackermann, de Vienne, dont la foi catholique ne marchande pas avec le surnaturel, n’a pas hésité, vers la même date, à reproduire les idées des exégètes d’autrefois. Il y a dans son livre plus de vingt passages qu’il applique, d’après eux, à l’époque des Asmonées, sans parler de ceux pour lesquels il descend jusqu’au temps des Romains.
Il n’est donc nullement nouveau de signaler dans les Prophètes l’impression d’événemens d’une date récente, mais il faut comprendre quelles conséquences on en doit tirer, et ne pas s’obstiner à faire remonter les livres prophétiques à une date séparée de ces événemens par plusieurs siècles.
J’entre maintenant dans le détail des prophéties ; mais si je veux obtenir qu’on reconnaisse dans les livres prophétiques l’histoire du IIe siècle avant notre ère, il faut d’abord que je remette cette histoire sous les yeux de mes lecteurs ; car elle est, en général, sinon précisément trop peu connue, du moins trop peu présente à la plupart des esprits. Je rappelle d’abord qu’à la suite de la ruine des deux royaumes d’Israël et de Juda, détruits l’un à la fin du VIIIe, l’autre au début du VIe siècle, les dix tribus disparaissent, pour ainsi dire, de l’histoire, et l’histoire même de Juda présente une vaste lacune[6]. On sait que, 70 ans après la destruction de Jérusalem et de Juda par les Babyloniens, ceux de Juda, déportés en Babylonie, obtinrent de Cyrus, qui avait anéanti l’empire de Babylone, la permission de rentrer dans leur pays et d’y repeupler Jérusalem. Mais depuis cette date jusqu’à celle de la mort d’Alexandre, leurs annales sont vides, ou du moins nous n’y trouvons que la réédification de leur Temple, qu’ils ne purent rebâtir qu’un siècle après leur retour. Ils n’ont rien écrit, puisque Josèphe n’en dit rien, de ce qui s’est passé chez eux pendant plus de deux cents ans ; et les Grecs, qui ne les connaissaient pas, ne pouvaient en parler non plus. Mais la conquête d’Alexandre les ayant soumis à la domination macédonienne, ils se trouvèrent enveloppés dans le monde grec. Ils ont alors une histoire, mais bien incomplète encore, puisque les historiens qui avaient écrit sur les successeurs d’Alexandre sont presque entièrement perdus. Ils furent d’abord soumis aux rois d’Egypte ; le premier Ptolémée, à qui ils avaient essayé de résister, prit Jérusalem et transporta en l’Egypte une multitude de prisonniers qui y formèrent une colonie israélite. Ils devinrent ensuite les sujets des rois de Syrie. Placés dans ce milieu hellénique, ils s’hellénisent insensiblement. Leurs maîtres les subjuguent, non pas seulement par l’ascendant qu’exerce toujours la puissance, mais par la séduction des mœurs et des idées grecques. Leurs grands-prêtres, c’est-à-dire leurs princes, prennent des noms grecs et se font les courtisans des rois syriens. Beaucoup les imitent, et le peuple se partage en deux moitiés, dont, l’une semble prête à passer à d’autres croyances et à d’autres dieux. Mais il y avait dans la fidélité d’Israël à ses traditions, à sa Loi et au culte de son Jéhova, une force qu’ils ne connaissaient pas eux-mêmes. Elle éclata tout à coup sous le règne d’Antiochus l’Épiphane. On ne sait pas sous quelle forme elle se manifesta d’abord, mais il faut qu’elle ait déjà paru redoutable, puisqu’elle exaspéra Antiochus. Une première fois, étant entré dans Jérusalem, il s’était fait livrer par un grand-prêtre, sa créature, — Onias de son nom hébreu, mais qui se faisait appeler Ménélas, — les trésors sacrés du Temple ; mais deux ans après il fit surprendre la ville par une armée qui tua beaucoup de monde, mit le feu en divers endroits, et même aux portiques du Temple, et emmena des hommes et des femmes en captivité. On occupa, au-dessus de la colline de Sion. où était le Temple, une acropole ou acra fortifiée où fut établie une garnison d’hellénisans pour tenir en respect les Israélites. Beaucoup de ceux-ci abandonnèrent Jérusalem, qui sis remplit d’infidèles. Comme ces infidèles étaient étrangers, ou affiliés aux étrangers, Israël étant le seul peuple qui adorât Jéhova, les fidèles les appelaient les Nations, désignation qui prenait ainsi un sens théologique. Je marque ce sens en employant une majuscule[7].
Le livre grec qui a pour titre Premier livre des Maccabées[8], qui est la plus ancienne source que nous puissions consulter, raconte que Jérusalem devint alors toute grecque, au dehors du moins ; que le Temple fut profané et qu’on y plaça une idole ; que beaucoup violèrent le sabbat et firent des sacrifices aux dieux des Nations ; que les fêtes de Jéhova furent abolies ; qu’on brûla les livres de la Loi, qu’on interdit la circoncision, qu’on s’efforça enfin d’exterminer la religion nationale. Mais à Modin, à quelques lieues de Jérusalem, un prêtre, nommé Mathathias, voyant un homme de Juda qui sacrifiait à une idole, se jeta sur cet homme et le tua, et avec lui l’envoyé du roi qui présidait au sacrifice. Il avait cinq fils déjà hommes. Il gagna les montagnes avec eux, suivi d’une troupe qui fut bientôt considérable. Ainsi commença une insurrection qui devait aboutir à l’affranchissement d’Israël. Mathathias mourut au début même de la lutte ; mais Judas, l’un de ses fils, en fut le chef ; il remporta une suite de victoires qui le firent surnommer Maccabée, c’est-à-dire, à ce qu’il parait, le Marteau. Il reprit possession de Jérusalem, à l’exception de l’acra. Et il tint si bien en respect la garnison même de l’acra, qu’il put restaurer, dans le Temple purifié, le culte de Jéhova. En même temps son frère Simon battait aussi en Galilée une invasion des Philistins, c’est-à-dire des peuples de Tyr et des environs.
Le surnom de Maccabée n’a jamais appartenu qu’au seul Judas ; c’est donc improprement qu’on dit les livres des Maccabées. Le nom de cette famille était les Asmonées ou Asamonées, nom pris de la montagne d’Asmon ou Asamon, en Galilée, dont ils étaient sans doute originaires[9].
Ainsi Antiochis l’Epiphane était vaincu ; quand il mourut, les Syriens firent un nouvel effort : ils assiégèrent Jérusalem et l’affamèrent. Les divisions intestines de la Syrie vinrent en aide à Israël ; occupés ailleurs, les ennemis levèrent le siège, mais ils démolirent en partant les murs de Jérusalem. Ils emmenèrent prisonnier, et bientôt ils mirent à mort le grand-prêtre, cet Onias, de son nom grec Ménélas, qui régnait depuis dix ans, des malheureux grands-prêtres, créatures des rois de Syrie, étaient dans la position la plus fausse, et ne pouvaient jamais contenter ni leurs maîtres ni leur peuple. Ménélas fut remplacé par un Iakim, Alcime de son nom grec, qui n’était pas de race sacerdotale. Celui-ci mourut de maladie au bout de quelques années, et les Syriens ne le remplacèrent pas ; la grande-prêtrise demeura vacante.
Cependant il restait un Onias, neveu de Ménélas, qui, à la mort de son oncle, ne pouvant supporter la déchéance de sa famille, se retira en Égypte. Il y fut bien accueilli, — les rois d’Égypte favorisant naturellement les Israélites contre les rois de Syrie, — et un peu plus tard, en l’an 150 avant notre ère, il obtint de Ptolémée Philométor l’autorisation d’élever eu Égypte un temple au dieu d’Israël. Ce temple subsista jusqu’à la naine du Temple de Jérusalem.
La lutte continua en Juda sous Alcime, mais dans une bataille Judas fut tué. Le Premier livre des Maccabées pousse ici un cri de détresse (IX, 20) : « Et ils prirent le deuil pendant plusieurs jours, et ils dirent : Comment est-il tombé, le fort qui sauvait Israël[10] ? » La situation des Fidèles parut quelque temps désespérée. Ils se rallièrent pourtant, dans le nord du pays, sous le commandement de Jonathan, frère de Judas. Il réussit à se maintenir et à se faire respecter des Syriens, avec qui il conclut une espèce de trêve. La situation changea tout à coup, en 153, deux rois se disputant la Syrie. Jonathan et son armée-s’étaient déjà assez fait compter pour que chacun des prétendans voulût les avoir avec soi. Celui qui triompha s’attacha Jonathan en le faisant grand-prêtre à Jérusalem, qui était depuis sept ans sans grand-prêtre. Et le Syrien ayant épousé la fille du roi d’Égypte pour s’assurer son alliance, Jonathan est invité aux fêtes du mariage et y figure entre les deux rois.
Cependant, à cette révolution de la Syrie, une autre succède, puis une autre encore, et à chacune Jonathan gagne quelque chose. Mais à la fin il se laisse surprendre par une démarche de fausse amitié, et il est assassiné par les Syriens.
La situation de Juda n’en est nullement affaiblie. Simon, qui succède à son frère, trouve à son tour un roi de Syrie pour le reconnaître comme grand-prêtre et comme allié. Et il est si fort, ou plutôt la loyauté syrienne est si faible, que les Syriens renoncent à l’impôt de la couronne, qu’on leur payait jusqu’alors, et qui était le dernier vestige de leur souveraineté. Et ceux de Juda ne datèrent plus les actes publics que par le nom de Simon, prêtre et ethnarque. On n’a son titre qu’en grec (I Macc., XV, 1). Cela eut lieu l’an 142 ayant notre ère, vingt-cinq ans après la révolte de Mathathias.
Dès l’année suivante, Simon à son tour assiégea l’acra et la réduisit. Il ne se contenta pas d’en raser les murailles ; il voulut détruire et raser la hauteur même sur laquelle les Syriens avaient bâti leur place forte. Josèphe dit que le peuple s’y employa avec acharnement pendant trois années, le travail ne s’interrompant ni jour ni nuit, jusqu’à ce qu’enfin la hauteur fût absolument nivelée. Et une fête annuelle fut établie en commémoration de la ruine de l’acra.
Simon à son tour osa sortir de ses limites ; il prit plusieurs villes de la côte, entre, autres Joppé, la moderne Jaffa, dont il fit le port du pays. Le Premier livre des Maccabées célèbre son règne comme un âge d’or (chap. XIV). Ce règne fut court. Simon mourut assassiné l’an 135, et l’assassin, qui était son gendre, tua avec lui deux de ses fils. Le troisième échappa et succéda à son père. Il s’appelait Jean, de son nom hébreu, et prit plus tard le nom grec d’Hyrcan[11]. Il fut grand-prêtre ou prince pendant tout près de trente ans, et son règne fut glorieux. Il prit Sichem et détruisit le temple samaritain du mont Garizim, élevé au temps d’Alexandre. Il prit aussi et ruina Samarie, l’antique rivale de Jérusalem. Enfin il soumit l’Idumée et força les Iduméens à se faire circoncire. Les fils d’Ésaü furent désormais les sujets des fils de Jacob et confondus parmi eux.
Voilà les événemens qui remplirent la seconde moitié du IIe siècle (Hyrcan est mort l’an 107), et voilà aussi, selon moi, les événemens qui ont inspiré les livres mis sous le nom des prophètes, et dont l’impression s’y fait sentir constamment. Mais il est temps de les aborder.
Le recueil s’ouvre par celui qui porte le nom d’Isaïe. Mais la critique, depuis qu’il y a une critique en ces matières, a aisément reconnu que la dernière moitié du livre (chap. XL-LXVI) compose véritablement un livre à part, qui ne fait pas suite à ce qui précède, et qui est d’une autre main et d’une autre date. On distingue donc un Premier Isaïe[12] et un Second Isaïe. C’est du Premier Isaïe seulement que je vais parler.
Isaïe est le nom d’un prophète du VIIIe siècle avant notre ère. Il figure dans le livre I des Rois (XVI, 19 et 20), sous le règne d’Ezéchias. Et le livre prophétique qui porte ce nom se donne, dans un court préambule, comme contenant en effet les prophéties qu’Isaïe a fait entendre sous le règne des rois de Juda Osias, Jonathan, Achaz et Ezéchias, c’est-à-dire pendant à peu près toute la durée du VIIIe siècle.
Il faut dire tout de suite que ce témoignage, par lui-même, n’a aucune valeur. J’ai rappelé déjà que les Psaumes ont été longtemps attribués à David, et un très grand nombre de psaumes portent en effet des préambules qui, non-seulement les donnent comme étant de ce roi, c’est-à-dire du XIe siècle avant notre ère, mais encore les rapportent à telle ou telle circonstance particulière de la vie de ce roi, et cela avec un tel mépris de toute vraisemblance, qu’il a été impossible d’accepter ces indications, et qu’on a fait descendre ces écrits jusqu’au temps des Asmonées.
Ainsi, je n’ai à tenir aucun compte ni du préambule d’Isaïe, ni en général de ceux des livres prophétiques, et je dois considérer ces livres comme des écrits sur lesquels on ne possède aucun renseignement antérieur, et dont on ne peut préjuger la date que seulement par ce qu’ils contiennent. J’aborde maintenant directement Isaïe.
Dès le début du chapitre Ier, le prophète, ou plutôt le poète, nous peint le pays comme désolé, ses villes en feu, ses champs ravagés, Sion dans la détresse, pareille à la cabane du gardien dans un vignoble. Elle n’a conservé des siens qu’un faible reste, sans lesquels elle serait comme Sodome et Gomorrhe. On ne trouve dans l’histoire de Jérusalem rien de semblable jusqu’à la destruction de la ville et du royaume de Juda par Nabuchodonosor. Faudra-t-il descendre jusque-là ? Mais si on le fait, le livre ne sera plus d’Isaïe. Car le principe rationaliste, qui s’impose maintenant à toute critique, et qui exclut tout surnaturel, ne permet pas de croire qu’un prophète ait annoncé cette catastrophe à deux cents ans de distance. D’ailleurs ces tableaux, qui sont trop forts pour les temps antérieurs, seraient trop faibles, au contraire, pour peindre la ruine dernière, et ne sauraient la représenter. On ne trouvera pas d’époque à laquelle ils s’appliquent mieux que celle de la guerre contre les rois de Syrie, où Jérusalem a passé par de si longues et de si cruelles épreuves sans disparaître absolument. Et c’est aussi à cette époque que se rapportent le mieux les plaintes du prophète et les reproches que le dieu adresse à son peuple. Au VIe siècle, Jérusalem succombait sous l’invasion brutale des barbares du dehors. Ce n’était pas le moment de déclamer, comme dans ces premiers chapitres, contre les fautes des peuples et les torts de leurs gouvernails, ou le luxe de leurs grandes dames (chap. III). Au IIe siècle, l’étranger avait pour complices ceux de Juda même, leurs nobles, leurs prêtres, infidèles à leur dieu, et tout pénétrés des mœurs des Nations. Ils croyaient avoir assez fait pour Jéhova quand ils avaient célébré ses fêtes et offert des sacrifices. Et c’est alors que le poète entendait la voix de Jéhova : « Qu’ai-je à faire de tous vos sacrifices ? Je suis rassasié des holocaustes de moutons, de la chair des veaux gras… Je ne vous écoute pas, car vos mains sont pleines de sang. Lavez-vous, purifiez-vous, ôtez de devant mes yeux la méchanceté de vos actions ; cessez de faire le mal, apprenez à faire le bien, recherchez la justice, redressez le prévaricateur, faites droit à l’orphelin, défendez la veuve. » Cette guerre est en même temps une révolution intérieure. Les purs, les assid (c’est le mot hébreu, grécisé dans le livre des Maccabées, II, 42, etc.), y luttent contre les mauvais, qui vont être vaincus et rejetés ; de là les derniers versets du chapitre, qui saluent, en ayant l’air seulement de l’annoncer, cette révolution accomplie.
Le second chapitre célèbre la victoire, toujours sous forme de prophétie. Il décrit la grandeur à laquelle s’élèvent Juda et son dieu. La hauteur de Sion dépasse toutes les hauteurs. Les étrangers eux-mêmes viennent adorer dans son Temple et apprennent à respecter Jéhova et sa loi. La paix règne dans le pays, qui n’a plus d’ennemis. Devant Jéhova, les autres dieux, les images d’or et d’argent disparaissent, rentrent sous terre ou se cachent au fond des cavernes. Les commentateurs attachés à la tradition cherchent en vain dans les temps antiques où placer cette transformation. Il n’y a dans l’histoire qu’une seule époque où on ait vu tout cela. C’est celle où, à la fin de la guerre contre les rois de Syrie, le peuple de Jéhova a proclamé son indépendance et repoussé l’idolâtrie pour jamais.
Ici recommencent les plaintes et la peinture de tout ce que Jérusalem a souffert. Car un livre prophétique ne forme pas un tissu bien serré. Il se compose d’effusions poétiques détachées, qui probablement se sont produites à part les unes des autres, et ont été rassemblées ensuite. Tous ces morceaux ont leur intérêt et leur beauté, mais je ne dois m’arrêter qu’aux endroits qui me fourniront plus particulièrement des observations pour le sujet qui m’occupe.
C’est au chapitre V, verset 26, que sont décrits pour la première fois l’invasion des Syriens et l’aspect de leurs formidables armées. Ces images, sans doute, conviendraient aussi aux Babyloniens de la fin du VIIe siècle ; mais on en a déjà vu assez pour comprendre qu’on n’a pas besoin d’aller chercher si loin les ennemis que le poète a sous les yeux.
En fait, rien absolument jusqu’ici n’invite le lecteur à se croire ni au VIIIe ni au IIe siècle, et le chapitre II, au contraire, s’y oppose expressément, puisqu’il est rempli de tableaux d’une prospérité et d’une grandeur qu’on ne peut placer à ces époques.
Mais voici qu’au chapitre VII on trouve un récit qui forcerait en apparence à se reporter en effet au VIIIe siècle. On y voit le royaume de Juda, sous Achaz, père d’Ézéchias, menacé par Rasin, roi d’Aram et Phacée, roi d’Israël : c’est un événement raconté, à cette date, dans le second livre des Rois (XVI, 5). Ce n’est pourtant qu’une apparence, et ce que dit le prophète en cet endroit n’est plus du tout ce dont parle le livre des Rois. Dans celui-ci, Achaz menacé se met sous la protection de l’Assyrien Theglat-Phalasar, qui envahit à la fois le pays de Damas et celui d’Israël, et fait mourir le roi Rasin, tandis que Juda, qui a acheté le salut par sa sujétion, n’a rien à souffrir. Dans le prophète, au contraire, il est bien dit que les deux pays ennemis de Juda sont dévastés (7-16), sans que rien indique qui est-ce qui les envahit ; mais immédiatement Juda est accablé à son tour par une invasion terrible, qui amène des calamités telles qu’on n’en avilit jamais vu depuis que les dix tribus se sont séparées de Juda (7-17). Or il n’y a rien, mais rien absolument qui ressemble à cela dans l’histoire du vm8 siècle. Il a été impossible aux commentateurs de trouver à ce passage une explication satisfaisante. Mais déjà on était averti, par les premiers chapitres du livre, qu’on n’est plus au temps de Theglat-Phalasar.
Il est clair, à la lecture du chapitre VII, qu’Aram et Israël tiennent ici très peu de place, et que ce n’est pas ce qui préoccupe l’écrivain. Ce qui le touche, c’est un autre ennemi, un ennemi formidable, tout près d’écraser Juda ; c’est aussi la délivrance, qui est l’œuvre de Jéhova, et avec la délivrance, la prospérité et la grandeur. C’est là ce qui remplit six chapitres entiers, et c’est là l’histoire du IIe siècle.
L’armée formidable qui fond sur Juda du bout de la terre (5-26), c’est l’armée des Syriens. Le roi d’Assur (7-17-18 et 8-7), c’est le roi de Syrie, qui se trouve très bien désigné par cette appellation antique, puisqu’il est en effet l’héritier des Assyriens. Le pays de Juda est dévasté et dépeuplé ; mais Jéhova vient au secours de son peuple. Après la détresse, le salut ; après les ténèbres, la lumière (8-22). Elle vient de la Galilée des Nations, d’un pays jusque-là sans gloire, dit le prophète (8-23-), et les commentateurs ne se rendent pas compte non plus de ce passage ; mais il s’explique quand on lit que le jeune Simon, frère de Judas le Maccabée, inaugura, pour ainsi dire, l’affranchissement de son pays par les victoires qu’il remporte eu Galilée au début même de la guerre (Josèphe, Antiq., 12-8-2). Puis le poète nous conduit tout de suite au principat de Simon, sous qui Juda devient libre, et à celui de son fils Hyrcan (chap. IX à XII).
Mes lecteurs ont peut-être oublié Rasin, roi d’Aram, et Phacée, roi d’Israël. Il faut y revenir ; mais qu’ont-ils à faire dans cette prophétie ? Je ne puis le dire avec certitude, parce qu’à cette date du IIe siècle, on connaît trop mal l’histoire des rapports de Juda avec les petits peuples voisins. On sait seulement, en général, qu’ils étaient toujours en querelle ou en guerre les uns avec les autres. Aram, c’est Damas (7-8), et Israël s’appelle autrement, Éphraïm ou Samarie (7-9). On peut donc conjecturer qu’un peu avant l’invasion d’Antiochus, Damas et Samarie venaient de se liguer contre Jérusalem, mais qu’elles tombèrent elles-mêmes immédiatement sous la domination des Syriens, qui les pillèrent (8-4). Et cette conjecture est confirmée par ce que Josèphe nous apprend, à cette date, de la situation difficile et de l’attitude des Samaritains (Antiq., 12-5-3). Si Damas et Samarie sont représentées par les noms antiques de Rasin et de Phacée, comme la Syrie est représentée par celui d’Assur, ce procédé de transposition, comme je l’appellerais volontiers, se présentait naturellement à l’esprit d’écrivains qui, au lieu de parler pour leur propre compte, avaient imaginé de faire parler à leur place les vieux prophètes d’autrefois, soit pour inspirer plus de respect, soit simplement pour être plus libres.
Mais le tableau de Juda libre et florissant mérite que l’on s’y arrête. « Tu fais de ton peuple un grand peuple, tu lui prodigues la joie, une joie comme au jour de la moisson, comme au partage du butin. Car le joug qu’on lui avait donné à porter, et le bâton qui frappait son épaule, sont brisés » (9-1-3). Et plus loin : « Malheur à Assur ! » (10-5). Il s’est flatté en vain de triompher. Ayant subjugué tant de peuples, dont les dieux sont plus grands, à ses yeux, que ceux de Jérusalem, il ne doutait pas que celui-ci ne fût vaincu à son tour. Mais c’est lui qui est vaincu lui-même, et, au moment où il croit déjà tenir sa proie, c’est lui qui est frappé par le Fort (10-32-34). Cependant le poète chante le chef que Jéhova donne à son peuple : « Un jeune chef est avec nous, un héritier nous a été donné : le commandement est sur son épaule ; on le nomme l’étonnant, le sage, le divin, le père à toujours, le prince de la paix. Par lui s’agrandit l’empire, et la paix réside à jamais sur le trône de David et sur son royaume. Il est étayé sur le droit et la justice, et cela à jamais. Voilà ce qu’a fait l’amour de Jéhova Sabaoth » (9-5).
Des paroles comme celles-là ne peuvent laisser aucun doute. Il est clair qu’on n’est plus au temps de Rasin et de Phacée, mais au glorieux principat de Simon. Et les mêmes effusions reviennent presque tout de suite (-11-1) :
» Mais voici qu’il sort un rameau de la souche de Jessé (11-1), et un rejeton a poussé de ses racines. L’esprit de Jéhova repose sur lui, l’esprit de sagesse et d’intelligence, l’esprit de conseil et de force… Il juge les faibles avec justice ; il prononce avec équité pour les humbles. Il frappe le pays de la verge de sa parole, et du souffle de ses lèvres il tue le méchant. La justice est l’armure de ses reins ; la fidélité, la ceinture de ses flancs. Alors le loup habite avec la brebis, la panthère se couche près du chevreau, le jeune taureau, le lionceau, le gras bélier paissent ensemble, et un petit enfant les conduit… Le nourrisson joue près du trou de la vipère ; dans le repaire du basilic l’enfant à peine sevré met la main. On ne fait plus de mal, il n’y a plus d’injustice sur la montagne de ma sainteté (c’est donc Jéhova qui parle) ; car le pays est rempli de la connaissance de Jéhova, comme le fond de la mer est recouvert par les eaux. » Et ce morceau se termine (chap. XII) par un véritable chant de triomphe.
On a remarqué depuis longtemps que ces images de ce qu’on nomme un âge d’or rappellent un passage de Théocrite dans sa pièce 24, sur l’enfance d’Héraclès, au vers 84. Tirésias annonce qu’Héraclès doit un jour purger la terre de toutes les bêtes malfaisantes : « Un temps viendra où le loup aux dents tranchantes verra le faon dans sa couche, et ne voudra pas lui faire de mal. » Mais il est curieux de reconnaître que les versets hébraïques, au lieu d’être antérieurs à ces vers de plus de 400 ans, sont au contraire beaucoup plus modernes.
Ce tableau, à la poésie près, est d’ailleurs précisément celui que nous fait du règne, ou si on veut du principat de Simon, le Premier livre des Maccabées. Tout nous ramène donc à la grande époque de ce Simon, qui gouverna le premier Juda libre.
Mais pourquoi est-il dit que ce libérateur sort de la souche de Jessé, le père de David ? Cela signifie simplement que c’est un homme de Juda, et non plus un étranger. Quand le prince de Juda est un homme de Juda, il est l’héritier de David, le fils de David ; c’est, pour ainsi dire, David lui-même dont le règne continue, comme on verra qu’il est dit dans Jérémie.
Les commentateurs, qui n’imaginaient pas de descendre jusqu’aux temps de Simon ou de son fils, ne savaient à quoi rapporter ces peintures. M. Reuss, de même que Rosenmüller, a pour seule ressource d’imaginer que ces morceaux, étant en dehors de l’histoire, prophétisent le personnage surnaturel qu’on a appelé l’Oint, en hébreu le Messie, expression qui ne se trouve d’ailleurs ni dans Isaïe, ni dans aucun des prophètes de cette époque.
Les contemporains de Simon comprenaient sans difficulté que c’était lui qui était célébré dans ces passages ; mais quand on fut à une certaine distance de cette résurrection de Juda ; quand on eut oublié, avec les dures épreuves de ces vingt-cinq ans, l’émotion de la délivrance ; quand on eut d’autres soucis et d’autres désirs, on n’attacha plus le même sens aux mûmes paroles. Le passé était passé ; désirs et espérances s’envolaient naturellement vers l’avenir ; et, après les tristesses des derniers règnes des Asmonées, après surtout qu’on eut commencé à sentir le poids de la domination romaine, quand on relisait les promesses d’Isaïe, on se figurait que ce libérateur si magnifiquement annoncé ne pouvait être que celui qui viendrait un jour, et comme on ne pouvait plus guère l’attendre du cours naturel des choses, on l’attendit d’un miracle et on le fit descendre du ciel. Voilà comment s’est formée l’idée du Messie.
Aux chapitres XIII et XIV, il n’est plus question de Juda, mais de Babylone, prise et ruinée par les Mèdes (13-17). Comme il était impossible de placer cet événement avant le temps de Cyrus, les critiques modernes ont bien été obligés de reconnaître que ces deux chapitres ne peuvent être de l’Isaïe du VIIIe siècle. M. Edouard Reuss est même allé dans cette voie jusqu’à se résoudre à les ôter de la place où on les lit dans le texte hébreu et à les renvoyer à un autre volume. Mais si on prend une telle liberté avec un livre prophétique, qui empêche d’en prendre beaucoup d’autres, et, si on les fait descendre de deux siècles, pourquoi pas de six ?
Et ici en particulier, je ne crois pas en effet qu’il soit question de la victoire de Cyrus. Nous étions tout à l’heure au IIe siècle ; je crois que nous y sommes encore, et qu’il s’agit de l’invasion des Parthes en Syrie, qui eut lieu précisément à cette époque, et où leur roi Mithridate prit Babylone[13]. Le roi de Syrie était Démétrius Nicator, qui mourut une quinzaine d’années après, chassé de son trône par une révolte et assassiné à Tyr, où il avait cherché un refuge. De sorte que le descendant d’Antiochus le Grand n’eut pas même la sépulture d’un roi (14-19). C’est à lui, je n’en doute pas, que s’adressent les magnifiques invectives dont Isaïe salue la ruine de Babylone et la mort misérable de l’ennemi héréditaire.
Je ne m’arrêterai pas aux prophéties qui suivent contre les divers peuples voisins : les Philistins, Moab, Damas (chap. XIV-XVIII). J’ai déjà dit que l’histoire de ces peuples nous est trop peu connue pour que ces chapitres puissent être consultés utilement sur la question qui m’occupe.
Mais les chapitres XVIII-XX sont remplis par une prophétie sur l’Égypte qui doit attirer toute l’attention des critiques. Le prophète annonce que l’Égypte va être désolée à la fois par la guerre civile d’abord, puis par la guerre étrangère. Elle va tomber sous la domination d’un roi Victorieux, qui lui fera durement sentir sa puissance. Quel est ce roi ? C’est Nabuchodonosor, si on en croit les livres qui portent les noms de Jérémie et d’Ézéchiel[14]. Mais outre que, là encore, nous serions loin du temps d’Isaïe, Nabuchodonosor n’a jamais conquis l’Égypte, et non-seulement il échoua en essayant de l’envahir, mais ce furent ses possessions à lui-même qui furent envahies et enlevées par les Égyptiens[15]. Le passage d’Isaïe ne se rapporte donc pas au temps de Nabuchodonosor.
Mais transportons-nous au milieu du IIe siècle, et nous y trouvons l’Égypte, d’abord déchirée et affaiblie par des dissensions intestines sous Ptolémée Épiphane, puis, sous Ptolémée Philométor, envahie par Antiochus l’Épiphane, qui en fut quelque temps le maître, et qui enfin ne lâcha prise que sur l’injonction des Romains. Cela se passait immédiatement avant les violences d’Antiochus contre Israël.
Voilà le fait principal, mais les détails achèvent de nous éclairer. Le prophète nous dit qu’en ce temps-là les Égyptiens apportent des offrandes à Jéhova Sabaoth (18-7). Et plus loin (19-16), après avoir déclaré que c’est Jéhova qui frappe l’Égypte, il ajoute que le nom de Juda est désormais en vénération chez les Égyptiens ; puis il continue : « En ce temps-là il y aura cinq villes dans le pays d’Égypte, qui parleront la langue de Chanaan, et qui jureront par Jéhova Sabaoth ; l’une d’elles sera appelée ville du soleil[16]. » Il n’y a pas, dans tout Isaïe, un verset aussi décisif que celui-là, au point de vue de la question qui m’occupe.
Josèphe y a reconnu sans hésiter la mention du temple élevé par Onias, précisément au milieu du IIe siècle, et précisément dans le nome d’Heliopolis. Il nous assure que le prophète a prédit cet établissement six-cents ans à l’avance (Antiq., 13-3-1). Cette explication me pouvant être la nôtre, il ne nous reste qu’à admettre que cela a été écrit après qu’Onias a eu élevé ce temple. Et c’est en effet ce que Ferd. Hitzig, dans son commentaire sur Isaïe (18-31), avait admis, Ml. Reuss n’ose conclure.
Mais poursuivons : « En ce temps-là Jéhova a un autel au milieu de la terre d’Égypte, et une pierre est dressée à Jéhova sur sa frontière[17]. C’est un signe et un témoignage pour Jéhova Sabaoth dans le pays d’Égypte, parce qu’ils ont crié à Jéhova, à cause de leurs oppresseurs, et il leur envoie un sauveur, un messager qui les délivre. » Hitzig a encore reconnu ici des faits qui remontent au règne d’Antiochus le Grand et de Ptolémée l’Épiphane, au début du IIe siècle. Les Égyptiens avaient été les premiers maîtres de Jérusalem. Ptolémée, voulant la reconquérir sur les Syriens, y envoya une grande armée, sous le commandement de Scopas, et la reprit en effet ; Scopas établit une garnison dans la citadelle de Jérusalem. Mais Antiochus. ayant battu Scopas, reprit à son tour Jérusalem et tout le pays. Josèphe (Aut., 12-3-3) nous représente Juda comme se donnant au roi de Syrie, et l’accueillant en effet en libérateur. C’est ainsi que le prophète a pu imaginer que c’était Jéhova qui, sous Antiochus l’Épiphane, avait vengé son peuple de l’Égypte, et qu’il a pu croire que la faveur que les Ptolémées, à partir de cette époque, ont montrée aux Juifs d’Égypte et à leur dieu, faveur qui s’explique suffisamment par la rivalité des rois d’Égypte et des rois de Syrie, leur « était venue de la pensée que Jéhova était un dieu à ménager.
Mais cette faveur et cette vénération pour Jéhova étaient arrivées au plus haut point au moment précisément où, l’an 150, Ptolémée Philométor permettait à Onias d’élever son temple.
Écoutons encore le prophète : « Et Jéhova se fait connaître à l’Égypte, et l’Égypte l’honore en ce jour ; elle lui apporte des sacrifices et des offrandes ; elle fait des vœux en son honneur et les accomplit. Ainsi Jéhova a frappé l’Égypte, mais en même temps qu’il la frappe, il la guérit. Elle revient à Jéhova, et il se laisse fléchir, et il la sauve. En ce temps-là, il y a un chemin frayé d’Égypte à Assur, Assur va en Égypte et Égypte en Assur ; Égypte et Assur adorent ensemble. En ce jour, Israël fait le troisième avec Égypte et Assur. Il y a sur tous ces pays une bénédiction ; Jéhova l’a prononcée, disant : Bénie soit Égypte, un peuple à moi, et Assur, que mes mains ont fait, et Israël, ma portion. »
Les commentateurs attachés à la tradition n’ont pu tirer rien de satisfaisant d’un tel passage. Mais comment n’y pas reconnaître, avec Hitzig, la situation de l’Égypte, de la Syrie et de Juda sous le principat de Jonathan ? Et comment imaginer même une autre époque où on ait pu voir quelque chose de semblable à ce que nous dit le prophète, et à ce que nous a raconté Josèphe (Antiq., 13-4-2) ? Ce n’est pas sans doute aux temps antiques que Juda a été l’allié de ses redoutables voisins, et que ceux-ci ont fait à Jéhova des offrandes. Mais cela a pu se faire quand le roi de Syrie, en reconnaissant l’Asinonée comme grand-prêtre, l’habillait de son propre vêtement royal, et quand le Temple, au témoignage de Polybe, c’est-à-dire d’un contemporain, était déjà célèbre parmi les Nations, ainsi que le dieu qui y présidait (Ibid., 12-3-3).
Le chapitre XX ne paraît pas ici bien à sa place ; car il reprend les menaces contre l’Égypte, qui semblaient avoir fait place à d’autres pensées. C’est que les livres prophétiques se composent, on l’a vu déjà, de pièces isolées, qui peuvent n’être pas toujours aussi bien rattachées les unes aux autres qu’elles devraient l’être ; les versets 14-25 peuvent, par exemple, avoir été ajoutés, l’an 150 au plus tôt, à ces morceaux composés une quinzaine d’années auparavant.
Les trois chapitres XVIII-XX confirment donc nettement ce qu’on peut reconnaître dès le début du livre (chap. VII-VIII), que le nom d’Assur est dans notre prophète un symbole qui désigne le royaume macédonien de Syrie, et non l’antique empire assyrien.
Le chapitre XXI se compose de deux portions. La première n’est qu’une reprise du sujet qui a déjà fourni les chapitres XIII et XIV, je veux dire la ruine de Babylone. La seconde prophétie retrace d’une manière énergique des événemens sur lesquels il n’existe aucun renseignement, de sorte que nous n’en pouvons rien tirer.
Le chapitre XXII a beaucoup plus d’intérêt. Les quatorze premiers versets décrivent un siège de Jérusalem. Ils ne sauraient fournir une date, car les sièges de Jérusalem ne manquent pas dans l’histoire d’Israël ; mais la fin du chapitre peut fixer là-dessus nos idées.
Il y est parlé de deux personnages, Sobna et Éliacim, dont les noms se trouvent déjà associés dans un récit du livre des Rois (IV, XIX, 2) ; mais ce ne sont que les noms qui sont semblables, et ce qu’on lit dans les Mois n’a aucun rapport avec ce que raconte le prophète. Dans les Rois, Éliacim et Sobna sont simplement chargés de conférer avec le général de Sennachérib, qui campe devant Jérusalem et de rapporter ses paroles au roi Ézéchias ; après quoi Ézéchias les envoie demander au prophète Isaïe, fils d’Amos, de lui assurer les secours de Jéhova, qui en effet détermine le roi d’Assyrie à lever le siège. Cela se passe au VIIIe siècle : Eliacim est qualifié de grand-prètre et Sobna, de sopher ou écrivain. Ici, c’est Sobna qui est grand prêtre, et ce qui est raconté, c’est sa déchéance et sa mort, puis l’avènement d’Eliacim, qui lui succède dans la prêtrise, sans que rien indique la date de cette révolution.
En traduisant par grand-prêtre l’expression du texte : le chef de la maison, c’est-à-dire de la maison de Jéhova, ou du Temple, j’y suis autorisé par saint Jérôme. Il tenait cela du Juif qui était son maître d’hébreu, et la traduction est confirmée par un passage des Chroniques (II, 31-13). On ne peut guère d’ailleurs l’interpréter autrement quand on lit de suite, dans les Rois, les versets 1 et 2 du chapitre XIX : « Ézéchias se couvrit d’un cilice, et vint dans la maison de Jéhova. Et il envoya Eliacim, le premier de la maison, etc. »
Je viens de dire que le récit des Rois n’a aucun rapport avec celui du livre prophétique. Mais qu’est-ce que celui-ci signifie ? Je crois qu’il doit s’expliquer encore par un événement du u° siècle : la chute et la ruine du grand-prêtre Ménélas. Josèphe nous raconte, au chapitre IX du livre XII, que le jeune Antiochus Eupator, fils d’Antiochus l’Épiphane, sous la conduite du général Lysias, faisait, avec des forces considérables, le siège de Jérusalem, qui était près de succomber, malgré la présence de Judas le Maccabée, quand la nouvelle d’une révolte rappela les assiégeans en Syrie et les détermina à traiter avec les habitans. Ils renoncèrent à les contraindre dans leur foi religieuse, mais ils exigèrent la démolition de leurs murailles, et en partant ils emmenèrent le grand-prêtre Ménélas, leur créature et par là haï du peuple, mais à qui ils s’en prenaient à leur tour de n’avoir pu soumettre les assiégés. À peine arrivé en Syrie, Ménélas fut mis à mort et n’eut pas même les honneurs de la sépulture (II Macc, 13-7). Il fut le dernier grand-prêtre de l’illustre race sacerdotale des Onias. Son successeur, Iacim, ou en grec Alcime, n’avait pas cette illustration. C’est évidemment à cette révolution que se rapportent tous les détails de ce chapitre, à la fin duquel on voit Alcime lui-même disparaître et sa famille, élevée un moment avec lui, tomber à son tour. On a vu qu’il mourut de maladie au bout de quatre ans, et fut, comme Ménélas, haï des siens (I Macc.,7-9). Les Syriens laissèrent vacante la dignité de grand-prêtre.
Le nom d’Iacim n’est que l’abrégé de celui d’Éliacim ; c’est là sans doute ce qui a fait penser le prophète à l’Éliacim du livre des Rois, où ce personnage se trouve précisément rapproché d’Isaïe (u, 19-2). Et le nom d’Éliacim a amené celui de Sobna. Sobna, d’ailleurs, signifiant jeune, à ce qu’il semble, on a pu désigner ainsi le plus jeune des trois frères qui s’étaient succédé dans les fonctions de grand-prêtre (Josèphe, 12-5).
On voit que l’interprétation que je donne du chapitre XXII en rattache naturellement les deux parties l’une à l’autre. Et cette manière de raconter, sous des noms empruntés au livre des Rois, l’histoire de Ménélas et d’Alcime est un des plus curieux exemples de ce que j’ai appelé les transpositions des prophètes.
Le sujet du chapitre XXIII est la prophétie de la ruine de Tyr. Elle offre des difficultés, et pour essayer de les résoudre, il est nécessaire de se reporter à une autre prophétie sur le même sujet qui se trouve dans Ézéchiel. J’attendrai donc, pour la discuter, que je sois arrivé à ce prophète.
Ici se présente un morceau étendu, qui remplit à lui seul quatre chapitres (XXIV-XXVII), et qui est, avec la fin du chapitre XIX, ce qui, dans le Premier Isaïe, donne l’impression la moins contestable d’un événement du IIe siècle. Les critiques attachés à la tradition n’ont pu s’y reconnaître, ni en se plaçant au VIIIe siècle, ni en descendant au via. Cette place forte, cette cité aux remparts si hauts et si menaçans, ce n’est ni Babylone, ni aucune ville étrangère. C’est l’acra, où les étrangers étaient campés au-dessus même de Jérusalem, qui fut enfin emportée sous le grand prêtre Simon, puis entièrement rasée par le travail d’un peuple entier, et assura ainsi son indépendance.
« Jéhova, tu as changé leur enceinte en décombres, leur citadelle en une ruine. La ville des étrangers n’est plus ; elle ne sera jamais rebâtie. Maintenant la nation redoutable te révérera ; la ville aux populations menaçantes te craindra (25-2-3). »
« Jéhova Sabaoth prépare à tous les peuples un festin sur sa montagne[18]. Voyez, disent-ils : c’est Jéhova, de qui nous avions attendu qu’il nous sauverait ; c’est Jéhova en qui nous avions espéré. Soyons dans l’allégresse, réjouissons-nous de son secours ; car la main de Jéhova repose sur cette montagne (9-10). »
« La haute citadelle, avec ses murailles, on l’abat, on la renverse, on la jette à terre dans la poussière. En ce jour, on chante un cantique dans la terre de Juda : nous aussi nous avons une place forte ; c’est celui qui nous donne son secours en guise de mur et de fossé. Ouvrez les portes, pour faire entrer ici un peuple saint et fidèle (25-12, 26-1-2). »
« Il a abaissé ceux qui résidaient si haut. La ville élevée, il l’a renversée, il l’a jetée dans ta poussière. Elle est foulée sous les pieds, sous les pieds des faibles, sous les pas des opprimés (26-5). »
« Jéhova, notre dieu, d’autres maîtres que toi ont dominé sur nous ; mais nous ne voulons invoquer que toi et ton nom. Les morts ne ressuscitent pas, les ombres ne reviennent pas à la vie. Tu as regardé, et tu les as exterminés, et effacé jusqu’à leur mémoire (13-14). »
« A l’avenir, Jacob poussera des racines, Israël fleurira et s’épanouira, et le pays entier sera rempli de ses fruits (27-6). »
« Oui, elle est détruite, la ville forte, séjour délaissé, tente solitaire. Le bœuf y va paître quelques tiges, les tiges mêmes se dessèchent, et les femmes y mettent le feu. Car ce peuple n’a pas été un peuple sage ; aussi son créateur n’a pas pitié de lui et ne lui fait pas grâce. Mais en ce temps Jéhova fait sa récolte, depuis le cours du grand fleuve jusqu’au ruisseau d’Égypte[19], et vous êtes recueillis tous tant que vous êtes, enfans d’Israël. En ce jour, une grande trompette sonne, et ils reviennent, ceux qui étaient perdus au pays d’Assur, ceux qui étaient dispersés sur la terre d’Égypte, et ils adorent Jéhova sur sa sainte montagne de Jérusalem (10-13). » C’est-à-dire que l’indépendance d’Israël étant enfin assurée, tous ceux qui avaient été exilés en Égypte et en Syrie, ou qui s’étaient exilés eux-mêmes, ne pouvant supporter la domination macédonienne, rentrent de tous côtés dans leur pays.
Il faut donc reconnaître, comme l’avait senti Vitringa au XVIIe siècle, qu’en effet, nous entendons dans ces pages si chaudes le cri de délivrance d’Israël, lorsqu’avec l’acra, la domination des rois de Syrie a disparu pour toujours, et que les opprimés se croient sûrs de n’avoir plus que leur dieu pour maître ; car qui pensait alors aux Romains ?
Les six premiers versets du chapitre XXVIII disent la chute d’Ephraïm, châtiée dans son orgueil. Elle tombe sous les coups d’un puissant, envoyé du Seigneur, tandis que Jéhova couvre son peuple de gloire et donne à son prince la justice et la force. Ici encore il n’y a qu’une date à laquelle on puisse penser ; c’est celle des victoires de Jean ou Hyrcan, fils de Simon, qui, en 129, prit Sichem, détruisit le temple samaritain de Garizim, et enfin, après un siège d’une année, emporta Samarie elle-même, l’éternelle rivale de Juda, et la détruisit (Antiq., 13-10-2).
À ces versets succède une invective contre ceux qui dans Juda même ne valaient pas mieux qu’Éphraïm et avaient attiré la colère de Jéhova, qui est enfin apaisée.
Le chapitre xxix décrit encore un siège de Jérusalem, désignée sous le nom d’Ariel, qui paraît signifier foyer de Dieu, du nom de l’autel des holocaustes[20]. Ce siège a été terrible, et tous désespèrent, car ils ne savent pas les secrets de leur dieu. Mais tout à coup le danger s’éloigne, et on voit renaître la paix et la joie par le bienfait de Jéhova. Ce siège est, je crois, celui qui fut mis devant Jérusalem, au début du principat de Jean ou Hyrcan, par Antiochus Sidétès, et qui aboutit à une alliance entre le roi de Syrie et le grand-prêtre.
Au début de chacun des deux chapitres xxx et xxxi, le prophète condamne ceux qui, désespérant de lutter dans Jérusalem, parlaient de passer en Égypte et de s’appuyer sur l’alliance des Égyptiens. Nous ne savons pas à quel moment précisément cela s’est passé. Il est probable que c’est à la suite du rapprochement entre Jonathan et Ptolémée Philométor contre Démétrius (Antiq., xiii, 4, 2 et 5) ; mais Ptolémée se rangea tout à coup du côté de Démétrius, puis mourut, de sorte que l’Égypte ne fit rien pour les Juifs [Ibid., 7 et 8).
Je passe tout de suite au chapitre xxxiv, rempli tout entier par une description passionnée de la défaite et de la ruine desiduméens. Voilà encore un événement qu’il est impossible de placer dans l’histoire des derniers temps des deux royaumes. C’est Jean ou Hyrcan, fils de Simon, qui, l’an 128 avant notre ère, soumit les Iduméens, ces frères ennemis de Juda, et en fit définitivement des sujets, en leur imposant la circoncision.
Mais si on met à part ce grand fait, les cinq chapitres xxxi-xxxv et déjà la fin du chapitre xxx présentent surtout le développement général, sous les plus vives images, de la restauration et du triomphe de Juda et de son dieu, u Les idoles sont proscrites, la prospérité du pays est assurée. Assur est frappé par Jéhova, et chaque coup qui le frappe est accueilli, en Israël, au son des tambourins et des harpes. Assur a succombé, non sous le glaive d’un homme, mais sous celui de Jéhova[21]. La justice règne (sous le grand-prêtre). Les infidèles sont condamnés, et les justes triomphent. Ils revoient leur prince dans sa grandeur, ils revoient tout le pays (au lieu d’être enfermés dans Jérusalem). Où est maintenant l’enregistreur ? Où est l’exacteur ? Où est celui qui surveillait les murailles ? Tu ne vois plus le peuple ennemi, le peuple à la langue barbare : voilà Sion, la ville de nos fêtes ; voilà Jérusalem, ta demeure assurée, la tente qui ne sera plus démontée, dont on n’enlèvera plus les pieux ni les cordes… Jéhova notre juge, Jéhova notre capitaine, Jéhova notre prince, c’est lui qui nous sauve » (chap. xxx-xxxiii, passim). Enfin, au chapitre xxxv, ces idées s’épanouissent en images et en elïusions lyriques : » Le désert reverdit, il se couvre de fleurs et de joies. Il revêt la magnificence du Liban, l’éclat de Saron et du Carmel ; là réside la gloire de Jéhova, la majesté de notre dieu. Voici que les yeux des aveugles s’ouvrent et que les oreilles des sourds entendent. Le boiteux court comme le cerf, la langue du muet est déliée… Un chemin se fraie, une voie appelée la voie sainte ; aucun profane n’y passe, nul ne saurait s’y égarer. Les rachetés de Jéhova retournent à Sion pleins d’allégresse ; la joie éclate sur leur visage ; le bonheur est à eux ; la peine et la tristesse ont disparu. »
Avec ce chapitre finit le Premier Isaïe, car les quatre qui suivent ne font plus partie de la prophétie ; ce sont des pages du livre des Rois, où figure le vieux prophète, et qu’on a cru devoir reproduire à la suite du livre qu’on lui attribue (II Rois, de 18-13 à 20-19).
Je crois, pour ce livre, avoir rempli ma promesse. J’ai reconnu d’abord qu’il ne s’y trouve absolument rien qui se rapporte au viiie siècle. Si un récit, et c’est le seul (7-1), semble daté de cette époque au premier aboi’d, on s’aperçoit bien vite que ce n’est là qu’une apparence, que l’écrivain a dans la pensée des faits beaucoup plus modernes, et que, s’il y a mis cette date, c’est seulement pour suivre la fiction par laquelle il lui avait plu d’écrire, en forme de prophétie, sous le nom d’un prophète des temps passés. On remarquera surtout qu’il n’est pas dit un mot, dans tout le livre, de la grande catastrophe du viiie siècle, et dont tous les esprits alors devaient être pleins, je veux dire la destruction du royaume d’Israël par les Assyriens. L’écrivain ne paraît pas y avoir pensé un seul instant, non plus qu’à Salmanasar ni à Ninive. Ceux qui y ont cherché la fin du royaume de Juda, et la ruine de Jérusalem et du Temple, puis l’exil de Babylone ou le retour des exilés après la victoire de Cyrus, ont pu se faire plus facilement illusion, à cause du chapitre xii et d’autres endroits encore. Alors la prophétie n’est plus d’Isaïe, ni du viiie siècle, elle est du viie et même du vie. Mais cela encore ne peut satisfaire. Car nulle part il n’est dit, ni que Jérusalem et le Temple soient détruits, ni que le prophète et ceux à qui il parle aient été dispersés sur la terre de Babylone, pour y passer soixante-dix ans. Le Temple a été profané, mais il est debout ; Jérusalem subsiste toujours, et le prophète, d’un bout à l’autre, ne s’occupe que de ce qui s’y passe ; rien n’indique qu’il ait connu l’exil. Beaucoup s’y sont résignés, sans doute pour échapper à la persécution et à la domination des infidèles ; ce sont eux dont le poète célèbre le retour à l’heure de l’affranchissement ; mais c’est là toute autre chose que la déportation brutale du temps de Nabuchodonosor. Celui-ci n’est jamais nommé.
Je prie d’ailleurs mes lecteurs de considérer quel embarras on éprouve, lorsqu’on rapportant la prophétie, je ne dis pas au VIIIe siècle, mais même au Vie on cherche à déterminer à quelle époque précisément on a pu l’écrire. Est-ce avant l’invasion des Babyloniens ? Mais alors le prophète aurait donc réellement prophétisé l’avenir, au sens où on entend aujourd’hui ce mot ; il aurait prédit ce qu’il était impossible de prévoir ; c’est-à-dire qu’on se place en plein surnaturel, en dehors par conséquent de toute critique. Est-ce après le retour des Juifs au temps de Cyrus ? Mais alors l’écrivain, quand il développe les calamités passées, remonterait donc à trois quarts de siècle, à des temps que lui-même avait pu voir à peine, quelque vieux qu’il fût, et que n’avaient pas vus la plupart de ceux pour lesquels il écrivait. Est-ce enfin pendant la captivité ? Mais outre qu’on n’aperçoit dans le livre aucune trace des sentimens que cette situation intermédiaire devait faire naître, on se retrouverait encore en face du surnaturel, puisqu’on ne comprendrait pas comment on a pu annoncer à l’avance la victoire de Cyrus et la destruction de l’empire de Babylone. J’ajoute que le rétablissement des exilés dans leur pays n’a rien eu du caractère triomphant que marquent les effusions du poète. Non-seulement ils n’ont fait alors qu’échanger la domination des Babyloniens contre celle des Perses, et ils étaient bien loin de pouvoir dire qu’ils n’avaient plus de maître que Jéhova, mais on voit par le livre d’Esdras que, pendant plus d’un siècle, ils n’ont eu qu’une existence très difficile et très précaire. Tous ces embarras, — disons nettement toutes ces impossibilités, — disparaissent quand on place le prétendu Isaïe au IIe siècle. Alors, entre une situation désespérée sous les violences furieuses d’Antiochus, et l’affranchissement définitif de la nation juive par Simon, il n’y a eu que vingt-cinq ans d’intervalle, et ces vingt-cinq ans ont été coupés par toute sorte de péripéties, qui réveillaient à chaque instant ou les plus vives craintes ou les plus belles espérances. L’écrivain a donc pu tout voir, tout sentir, et entonner tour à tour des chants de deuil ou de victoire.
Ou a vu enfin que tous les événemens du IIe siècle ont laissé leur empreinte dans le Premier Isaïe, et que si, parmi ces événemens, il en est qui se sont reproduits plusieurs fois dans l’histoire d’Israël, il en est d’autres, au contraire, qu’on n’a jamais vus qu’à cette date. Telle est avant tout l’indépendance recouvrée, et Israël, gouverné enfin par Israël. Telle est la réunion de Samarie et de Juda, de manière que tous les Israélites, à partir de là, ne font plus qu’un peuple. Telle est aussi la soumission de l’Idumée. C’est alors seulement aussi que Jéhova a eu un temple en Égypte. Enfin, c’est alors seulement que le culte des images ou idoles, c’est-à-dire des dieux étrangers, et avec l’idolâtrie, l’idolâtrie, — disparurent définitivement de la terre sainte, qui appartient désormais à Jéhova tout entière et sans retour.
Enfin, ce rétablissement de la date véritable des prophètes permet seul de se rendre compte de ce que ces livres ont de nouveau et d’original. Ils font comprendre ce spiritualisme qui fait dédaigner au Premier Isaïe les sacrifices, les holocaustes, l’encens, les fêtes, tout cet extérieur du culte, qui a tant d’importance dans l’Exode et le Lévitique, tandis qu’ici Jéhova déclare qu’il ne demande que la justice, et qu’il est le trois fois saint. Ils expliquent comment, dans les prophètes, les idoles ne sont plus seulement condamnées, comme elles l’étaient dans la vieille loi, mais surtout méprisées comme impuissantes, comme étant l’œuvre de la main de l’homme, qui ne peut donc que s’en moquer. Cela appartient à un âge de l’esprit humain plus avancé que l’âge des vieux livres. Si on considère enfin que les livres prophétiques sont les plus beaux livres de la Bible, on se dira qu’ils ont dû éclore à une époque où tout devait exalter chez les enfans d’Israël l’imagination et la passion qui font l’éloquence.
Jérémie est le prophète qu’on est le moins tenté d’abord de moderniser, tant il semble en certains endroits nous faire assister aux événemens du début du VIe siècle avant notre ère. Et M. Vernes a écrit dans la Revue critique : « J’ose dire que l’hypothèse contraire ne prendrait une apparence redoutable que du moment où le livre de Jérémie serait directement attaqué et serré de près. » En effet, le livre de Jérémie, surtout dans ses dernières parties, est plein de prophéties qui sont toutes données comme prononcées à l’occasion d’événemens qui se sont passés dans les dernières années du royaume de Juda, et M. Reuss dit justement qu’aucun des prophètes dont il nous est parvenu des écrits ne paraît avoir été mêlé aux affaires publiques au même degré que celui-là.
Mais cela même devient l’objet d’un grand étonnement quand on a constaté, au sujet de Jérémie, le silence absolu du livre des Rois. Voilà un prophète qui, d’après le livre qui porte son nom, a rempli à Jérusalem, pendant les dernières années du royaume de Juda, un rôle considérable. Il prêche dans l’enceinte même du Temple, en présence des prêtres et du peuple ; il est mis en accusation devant les chefs de Juda. Quand le roi Jéchonias, tombé entre les mains de Nabuchodonosor, a été transporté à Babylone avec l’élite de ses sujets, il écrit à ces exilés pour leur donner des conseils, et sa lettre est portée à Jérusalem par les messagers mêmes que le nouveau roi, Sédécias, envoie à Nabuchodonosor. Il se permet encore de venir prophétiser devant Sédécias lui-même ; ou bien c’est Sédécias qui le fait amener pour l’interroger sur l’avenir. Une autre fois il met par écrit ses prophéties, et il en fait faire la lecture dans le Temple par son secrétaire Baruch, après que le peuple a été convoqué solennellement pour cette lecture à la suite d’un jeûne public. Puis, Baruch recommence cette lecture dans la maison royale devant les serviteurs du roi, et le roi finit par se faire apporter le livre et le faire lire devant lui. Plus tard, les chefs de Juda essaient de faire périr le prophète, le roi lui sauve la vie ; mais il demeure en prison, et c’est Nabuchodonosor qui, lorsqu’il a pris Jérusalem, le fait tirer de cette prison. Comment comprendre, quand on vient de lire tout cela, qu’il n’en soit pas dit un mot dans le livre des Rois, et que le nom même de Jérémie n’y soit pas une seule fois prononcé ? Cela ne dispose-t-il pas à croire que tous ces détails sont de pures fictions, où le prophète a encadré les pensées que lui inspiraient des événemens beaucoup plus récens ? Je reviendrai plus tarda ces passages. Et on verra d’ailleurs, dans la suite de ce travail, que cette ; dernière partie du livre, où Jérémie a ce rôle extraordinaire, présente une particularité qui dispose à croire qu’elle n’est pas de la même main que ce qui précède.
Mais ce qu’il faut dire tout d’abord, c’est que le livre de Jérémie dans son ensemble, et dès son début, accuse la même situation de Juda qu’on a reconnue dans Isaïe. Le peuple fidèle y passe par les mêmes épreuves et y court les mêmes dangers, sans cependant qu’il soit jamais question de la destruction du royaume de Juda et de la ruine de la ville et du Temple, si ce n’est dans deux morceaux (chap. XXXIX et LII) empruntés au livre des Rois et qu’on a cousus à la prophétie, comme on a fait pour les quatre chapitres placés à la fin du Premier Isaïe. Au contraire, Jéhova dit expressément, et il le répète plusieurs fois (4-27, etc.), qu’il épargnera sa ville et ne la détruira pas, et c’est ce qui résulte aussi d’un verset où il est dit (51-31) : « La honte a couvert notre front, car nous avons vu les étrangers entrer dans le sanctuaire de Jéhova. » Ce n’est pas ainsi que parlerait un homme qui aurait vu cette maison sainte, non pas profanée, mais réduite en cendres. Celui qui parle pense à Antiochus, et non à Nabuchodonosor.
D’ailleurs, dans Jérémie comme dans Isaïe, à côté des images douloureuses se trouve tout de suite la peinture des jours heureux qui leur succèdent, et où les calamités aboutissent à la délivrance et à la grandeur. Jéhova ramène Israël à Sion et lui donne des pasteurs selon son cœur qui gouvernent avec sagesse. Il les multiplie, et ils prospèrent. Jérusalem est appelée le tronc de Jéhova et les peuples y accourent pour l’honorer (3-14). Et ailleurs (30-8) : « En ce jour, Jéhova brise le joug qui est sur ton cou ; il délie tes chaînes, les étrangers ne t’assujettiront plus. Ils servent Jéhova leur dieu et David leur roi que je relève… Oui, je panse tes blessures, je guéris tes plaies… Je rétablis les tentes de Jacob ; la ville se relève sur sa colline ; le palais est assis à sa place. Ils font entendre des hymnes de louange, des cris de joie ; .. je les multiplie et leur nombre ne sera pas réduit ; je les glorifie et ils ne seront plus méprisés… Leur chef est un des leurs, leur souverain sort du milieu d’eux… Et vous serez mon peuple et je serai votre dieu. » — Non-seulement tout cela est trop beau pour l’humble situation d’Israël, au retour de la captivité de Babylone ; mais surtout, il importe de le redire, ce retour est trop loin de la catastrophe où le royaume de Juda avait péri, pour que le même poète ait pu peindre à la fois l’un et l’autre. De telles paroles ne se comprennent qu’à l’époque où Juda, vingt-cinq ans seulement après Antiochus Épiphane, s’est retrouvé pour la première fois indépendant et a compté parmi les peuples. La rapidité avec laquelle celle révolution s’est accomplie a inspiré à l’auteur le récit symbolique (32-7), où tandis que la ville assiégée est près de tomber dans les mains des Chaldéens, Jérémie, alors enfermé dans une prison, achète un champ à un parent avec toutes les formalités légales, et met l’acte de vente dans un vase de terre où il doit se conserver : « Car ainsi, dit Jéhova Sabaoth, dieu d’Israël, on achètera encore des maisons, des champs et des vignobles dans ce pays-ci. » C’est-à-dire qu’on peut attendre et qu’on n’attendra pas longtemps.
J’ai déjà expliqué, à propos d’Isaïe, comme il faut entendre ces mots, David leur roi.
Mais voici un autre tableau, qui ne peut non plus se placer qu’à cette date. C’est celui du retour d’Ephraïm ou d’Israël, au sens restreint où le nom d’Israël s’oppose à celui de Juda, c’est-à-dire le retour des tribus séparées : pour la première fois alors, Éphraïm est réconcilié ou plutôt soumis. Et il suffit d’ouvrir le livre d’Esdras pour s’assurer combien il s’en fallait qu’il en fût ainsi au temps de Zorobabel. Mais cela s’est vu sous Hyrcan, fils de Simon, et voici ce qui se fit dans Jérémie (3-18), : « En ce temps-là, la maison de Juda ira avec, la maison : d’Israël ; elles viendront ensemble du pays du nord au pays dont j’ai donné la possession à leurs pères. » Et ailleurs (31-1) : « En ce temps-là, je serai un dieu pour toutes les familles d’Israël et elles me seront un peuple… Je redeviens pour Israël un père, et Éphraïm m’est un premier-né… tous viendront chanter sur la montagne de Sion. »
Et cette nouveauté a inspiré au poète un admirable passage (31-15) : « Ainsi dit Jéhova : une voix est entendue dans Rama, une lamentation, des pleurs amers, Rachel gémissant sur ses enfans : elle ne veut pas être consolée de ses enfans, car elle ne les a plus. Ainsi dit Jéhova : Épargne à ta voix les lamentations et les pleurs à tes yeux… car ils reviendront. » À Rama était le tombeau de Rachel et Rachel est à la fois la mère de Joseph et de Benjamin ; c’est-à-dire, Joseph étant le père d’Ephraïm, qu’elle est à la fois l’aïeule des deux portions d’Israël et que jusque-là, dans son tombeau, elle faisait le deuil de tout un peuple.
Enfin le prophète annonce, toujours comme Isaïe, que les peuples, émerveillés de ce que Jéhova a fait pour les siens, affluent à Jérusalem pour rendre à ce grand dieu leurs hommages (16-29 et 17-26).
Les prophéties qui se rapportent aux choses du dehors sont aussi les mêmes que dans Isaïe. On y retrace aux chapitres XLIII-XLVI l’invasion de l’Égypte par un roi puissant, que le prophète appelle Nabuchodonosor ; mais on a vu que Nabuchodonosor n’a jamais envahi l’Égypte. C’est Antiochus que le prophète a dans l’esprit ; et certains détails achèvent d’en faire la preuve. Il est dit (44-30) que l’envahisseur a fait prisonnier le roi Éphréé (l’Apriès des Grecs) et il n’y a rien de cela dans l’histoire ; mais Antiochus a réellement fait prisonnier le jeune Ptolémée Philométor. Il est dit aussi que la ville de ne est livrée à l’ennemi, — mais la vulgute, en cet endroit, traduit ce nom par celui d’Alexandrie, — et il en est de même dans Ézéchiel (30-14-16) et dans Nahum (3-8). Saint Jérôme dit, dans son commentaire sur Nahum, qu’il traduit ainsi d’après son maître d’hébreu, et il suppose qu’apparemment Alexandrie avait été bâtie sur les débris d’une ville de ne plus ancienne. Ne devons-nous pas plutôt croire que ce maître d’hébreu était l’héritier d’une tradition qui remontait à un temps où on savait que les livres prophétiques étaient en réalité postérieurs à Alexandre et à la fondation d’Alexandrie ?
J’ai déjà dit que je ne m’occuperais des prophéties sur Tyr qu’à l’article d’Ézéchiel.
La prophétie sur Édom (49-7) doit se rapporter, ainsi que celle d’Isaïe, à la conquête de l’Idumée par Hyrcan. Et quant à celle de la ruine de Babylone (chapitres LI et LII), je la rapporte encore à l’invasion des Parthes au milieu du IIe siècle.
Maintenant se présentent les passages du livre qui se rapportent ou paraissent se rapporter à ces derniers rois de Juda sous le règne desquels il semblerait, à lire tel ou tel chapitre, que le prophète a vécu. C’est là, je crois, la partie la plus sèche de mon travail ; mais je ne puis l’éviter et elle ne me retiendra pas longtemps. Et d’abord, en examinant ces passages, on reconnaît qu’ils ne s’accordent pas avec l’histoire réelle, telle que la donne le livre des Rois.
Ainsi on lit dans Jérémie cette prophétie contre Joachim, fils de Josias (22-18) : « On ne fera pas sur lui de complainte : Hélas ! mon frère… On ne fera pas sur lui de complainte : Hélas ! Seigneur, hélas ! sa gloire. Sa sépulture sera celle d’un âne ; il sera jeté et traîné loin des portes de Jérusalem. « Il n’est rien dit de cela pour Joachim dans les Rois, mais nous connaissons le personnage illustre qui est mort ainsi ignominieusement et qu’on a laissé sans sépulture : c’est ce Ménélas dont j’ai rappelé la fin tragique à propos du chapitre XXII d’Isaïe[22]. On a donc là un nouvel exemple de ce que j’ai appelé les transpositions des prophètes.
Voici maintenant Sédécias. Le livre des Rois raconte qu’après la prise de Jérusalem, on égorgea les enfans de Sédécias devant leur père, qu’ensuite on lui creva les yeux et qu’on l’emmena chargé de chaines à Babylone. Jérémie ne lui prophétise rien de pareil[23]. Mais ici, on rencontre une assez grande difficulté ; c’est que le prophète n’est pas d’accord avec lui-même. Dans un endroit (21-7), il dit que Sédécias sera passé au fil de l’épée. Dans d’autres (32-5 et 34), il déclare au contraire expressément que Sédécias, emmené à Babylone, n’y restera qu’un certain temps, qu’il reviendra chez lui, qu’il mourra en paix, et qu’il aura les honneurs d’une sépulture royale. Ni l’une ni l’autre version ne s’accordent avec l’histoire réelle de Sédécias. Mais si on croit que sous ce nom antique le prophète avait dans l’esprit des personnages plus modernes, on pourrait admettre que ces passages figurent deux histoires différentes ; que le roi qui revient mourir en paix à Jérusalem est Alcime, le successeur de Ménélas (I Macc, 7-25 et 9-56) et que celui qui est frappé par l’épée est Jonathan, tué par Tryphon (I Macc, 13-25).
Quanta Sellum (22-11), c’est un nom qui ne se trouve même pas dans le livre des Rois ; mais son histoire précède immédiatement celle de Joachim, qui m’a paru représenter Ménélas ; il est désigné comme son frère, et le prophète semble opposer à celui qui est mort celui qui vit dans l’exil, comme plus malheureux encore. Tout cela pourroit désigner Jason (II Macc, 5-9).
L’histoire de Godolias (40-7) me paraît empruntée dans son fond au second livre des liais (25-22-26), mais il y a deux observations à faire. D’abord le prophète y ajoute (41-5) l’aventure des Samaritains massacrés à la suite du meurtre de Godolias, quand ils venaient adorer Jéhova au Temple de Jérusalem, aventure incompréhensible dans la situation où étaient alors ceux de Juda et les Samaritains, et au moment où le Temple vient d’être brûlé (II Rois, 25-9). Le reste du passage sur Godolias semble interrompre la suite naturelle du récit, lie sorte qu’on se demande s’il n’a pas été interpolé après coup dans le livre des Rois, d’après Jérémie, et si Jérémie lui-même ne raconte pas, sous des noms antiques, une histoire arrivée au temps des rois de Syrie, où périt quelque Israélite agent des Syriens, tué par des purs. Mais j’ai hâte de sortir et de faire sortir mes lecteurs de ces broussailles historiques, pour rentrer dans une voie plus large.
Il me reste à parler des récits dans lesquels Jérémie lui-même est en scène, particulièrement à partir du chapitre XXXVI. J’ai déjà dit qu’on ne pourrait comprendre, si ces récits étaient véritables, comment ils ne se retrouveraient pas dans le livre des Rois. Mais surtout ils ne donnent en aucune manière l’impression de la réalité, étant généralement aussi invraisemblables que dramatiques. C’est ainsi qu’il est raconté que Jérémie ayant dicté à Baruch ses prophéties, et celui-ci les ayant lues dans le Temple, devant tout le peuple, puis dans une assemblée de grands personnages qui avaient aussi voulu l’entendre, ceux-ci, après l’avoir fait cacher ainsi que Jérémie, font au roi un rapport sur ce qu’ils ont entendu. Le roi fait rechercher l’écrit et ordonne qu’on le lui lise à lui-même ; mais après quelques pages, le roi déchire le rouleau et le jette dans un brasier allumé devant lui, car on était en hiver. D’ailleurs ni le roi ni ses serviteurs ne s’effraient des menaces prophétiques, et ne pensent à demander grâce. Il est clair que nous lisons là une fiction, non une histoire.
Mais il est temps de laisser là les détails, dont l’interprétation est quelquefois difficile, pour m’attacher à l’esprit de la prophétie, qui ne peut laisser aucun doute sur la modernité du livre. Cet esprit est le même qu’en Isaïe, et il est encore plus marqué : c’est celui d’une religion réfléchie et passionnée, qui donne au prophète un accent qu’on peut déjà appeler chrétien. Ce peuple qui a tant souffert pour son dieu, et pour qui son dieu a tant fait à son tour, s’attache à lui avec une ardeur toute nouvelle et s’émerveille de sa grandeur : Saint, saint, saint est Jéhova Sabaoth : toute la terre est pleine de sa gloire[24] » (Isaïe 3-6). Jéhova maintenant est tout pour les siens : « Jéhova notre juge, Jéhova notre législateur, Jéhova notre roi : c’est lui qui nous sauve (Isaïe. 33-32). » Les autres dieux, au temps de l’Exode, étaient déjà des dieux étrangers et ennemis : ils n’étaient pas, comme ils le sont maintenant, des dieux méprisés. On défendait d’honorer leurs images, on n’insultait pas à ces images. Mais entendons Isaïe (2-8), etc. : « Leur pays est rempli d’idoles ; ils adorent l’ouvrage de leurs mains, ce que leurs doigts ont fabriqué… Les idoles, c’en est fait d’elles. Elles disparaissent dans les cavernes des montagnes, dans les trous de la terre, devant la terreur de Jéhova et l’éclat, de sa grandeur, quand il se lève pour effrayer la terre. En ce temps-là, les hommes jettent aux rats et aux chauves-souris les idoles d’argent et les idoles d’or, qu’ils se sont fait faire pour les adorer. ». Jérémie, avec moins de majesté, est peut-être encore plus méprisant (10-3). « On coupe le bois dans la forêt : c’est la main de l’homme qui fait cela avec la hache ; on le décore d’or et d’argent : avec des clous et des marteaux on fixe l’image, pour qu’elle tienne ferme. C’est comme le poteau planté au milieu d’un champ, cela ne se meut pas, il faut le porter ; cela ne peut faire un pas. Ne les craignez pas : ils ne peuvent faire du mal, comme ils ne sauraient faire du bien. » — « D’où viendrait ton égal, ô Jéhova ? Tu es grand et ton nom est puissant. Qui ne te craindrait pas. roi des peuples ! .. C’est Jéhova qui est vérité, c’est lui qui est, le dieu vivant, le roi éternel… C’est lui qui a fait la terre par sa puissance, qui l’a établie dans sa sagesse, qui par son art a fait le contour des deux. Il verse des masses d’eau du haut des airs ; il fait, monter les nuages du bout, de la terre, il fait éclater la foudre avec l’averse. »
Cette religion-là est tout autre que celle de l’Exode. Si je dis l’Exode, et non pas le Pentateuque, c’est qu’il y a un livre dans le Pentateuque, je veux dire le Deutéronome, qui est beaucoup plus moderne que les quatre premiers, et que je crois, quant à moi, du même temps que les prophètes, et inspiré du même esprit. Mais je me Rome à indiquer sur ce point mon opinion sans la démontrer, ayant assez à faire avec la question des prophètes[25].
Quand les prophètes pensaient ainsi, la manière de concevoir la divinité avait fait de grands progrès dans le monde. Et sans que personne, à Jérusalem, eût encore lu les Grecs, il se faisait néanmoins, entre Crées et Hébreux, une infiltration d’idées. Les douteurs avaient enseigné à se moquer des idoles. Et les idées scientifiques, qui commençaient, à se répandre, apprenaient, aux hommes à grandir leur dieu pour l’égaler a la grandeur de la nature.
L’église chrétienne n’a fait que répéter, dans ses invectives contre les Nations, les déclamations des prophètes contre les idoles :
Et ce n’est pas un dieu comme vos dieux frivoles,
Insensibles et lourds, impuissans, mutilés,
De bois, de marbre ou d’or, comme vous les voulez ;
C’est le dieu des chrétiens, c’est le mien, c’est le vôtre,
Et la terre et le ciel n’en connaissent point d’autre.
Je comprends qu’au temps de Polyeucte on ait parlé comme on parlait à la fin du IIe siècle ; mais je ne crois pas qu’on ait tenu ce langage au temps de Sennachérib ou au temps de Nabuchodonosor.
Dans Jérémie connue dans Isaïe, Jéhova parle avec dédain, de l’encens qu’on brûle devant lui et des victimes qu’on lui offre en sacrifice en même temps qu’on désobéit à sa Loi (6-20.) Et il y a un endroit, ou cela est exprimé d’une manière qui étonne (7-21) : « Ajoutez vos holocaustes à vos sacrifices et mangez-en la chair[26]. Car je n’ai rien dit, je n’ai rien commandé, quand je les ai fait sortir du pays d’Egypte, en fait d’holocaustes et de sacrifices. Mais voici ce que je leur ai commandé : Ecoutez ma voix et je serai votre dieu et vous serez mon peuple. »
On ne comprend pas d’abord ce verset quand on voit quelle place tiennent dans le Pentateuque les sacrifices et les holocaustes, et des critiques ont été amenés ainsi à supposer que Jérémie était antérieur au Pentateuque, ce qui est contre toute vraisemblance ; mais le langage du prophète peut s’expliquer. Il est dit dans l’Exode que, lorsque les Israélites, trois mois après leur départ de l’Egypte, arrivent au pied du Sinaï. Jéhova, pour la première fois, appelle à lui Moïse sur cette montagne et lui parle ainsi (19-3) : « Voici ce que tu diras aux enfans d’Israël… Si vous écoutez ma voix, si vous observez mon pacte, vous serez à moi par prédilection au-dessus de tous les peuples… Vous serez pour moi un royaume de prêtres, un peuple saint. » C’est tout ; et c’est précisément là ce que Jérémie rappelle. Puis, plus loin, Jéhova lui-même promulgue, du haut du Sinaï, les Dix commandemens, où il n’est pas question non plus de sacrifices. Il est vrai qu’ensuite il en est parlé plusieurs fois, et encore plus souvent dans le Lévitique, mais comme de pratiques déjà établies (Exode, 20-21), dont Moïse règle le détail, mais qu’il n’introduit pas et dont l’importance n’est nullement comparable à celle des paroles que le prophète a citées et auxquelles il avait le droit de s’attacher. Et le dire du prophète est vrai, si on l’entend en ce sens que, dans l’Exode même, la pratique des sacrifices n’est pas une condition que Jéhova ait mise au pacte qu’il fait avec Israël.
On comprend d’ailleurs que dans la seconde moitié du IIe siècle les rites ne fussent pas en grande faveur. L’insurrection des hommes de Juda n’avait été qu’une réaction contre la séduction qu’avaient d’abord exercée sur eux les mœurs et les idées grecques, et sous cette influence, ils s’étaient insensiblement détachés de leurs pratiques. Et comme leurs grands-prêtres continuaient d’être, jusqu’à Jonathan, des créatures des rois syriens, dont l’âme n’était plus celle des fidèles, et qui ne donnaient plus à leur dieu que des cérémonies extérieures, ces cérémonies durent être discréditées aux yeux des purs. L’esprit de hardiesse et, de liberté qui faisait les prophètes était toute autre chose que l’esprit sacerdotal, et il se développa, à la suite de la guerre de l’indépendance, un mouvement qui, comme plus tard le mouvement chrétien, allait en sens contraire des prescriptions littérales.
Mais parmi les sacrifices, il y en avait un particulièrement odieux, c’est celui des enfans nouveau-nés, qu’on faisait, passer par le feu devant le dieu pour apaiser sa colère, et c’est là qu’on a plaisir à entendre Jéhova, dans Jérémie, protester qu’il ne l’a jamais voulu, qu’il n’en a jamais eu la pensée (7-31). Cependant c’est bien Jéhova qui commande formellement dans l’Exode : « Tu me donneras le premier-né de tes fils (13-3), » sans qu’il soit dit d’ailleurs comment se faisait l’offrande. Il est vrai qu’un autre verset (13-12) permet de sacrifier un animal au lieu de l’enfant, mais c’est là évidemment une addition faite plus tard au texte, et qui y a été bien singulièrement cousue[27]. Le Lévitique parle plus explicitement de ces sacrifices par le feu (18-21 et 21-2), adressés au roi, c’est l’expression qu’il emploie (en hébreu, au Molek ou Moloch), et ce roi est évidemment Jéhova lui-même, puisque Jéhova dit qu’ainsi on rend impur son sanctuaire et qu’on profane son saint nom[28]. Le Lévitique donc, en parlant de ces immolations d’enfant, les condamne ; mais, quoiqu’il les condamne, il n’ose pas les punir. Car après avoir prononcé d’abord la peine de la lapidation, il ajoute (20-4) que si le peuple du pays détourne les yeux de cet homme pour ne pas le faire mourir, c’est Jéhova lui-même qui se charge du châtiment. C’est-à-dire que cette abominable coutume, répandue d’ailleurs chez tous les peuples sémitiques (voir Diodore, 20-14), s’appuyait sur un fanatisme contre lequel toutes les réclamations étaient impuissantes. Ce fanatisme avait eu sans doute une recrudescence, pendant les crises douloureuses du milieu du IIe siècle, et les textes de l’Exode restaient toujours là pour l’autoriser.
Il n’y a pas jusqu’à la circoncision elle-même qui ne semble avoir perdu de son importance au temps des prophètes. Ce qu’il faut circoncire, dit Jérémie, c’est vos cœurs (4-4).
Et à l’égard du Temple même, quelle liberté inattendue (7-4) ! « Ne vous fiez pas aux paroles vaines, en répétant : Le Temple de Jéhova ! le Temple de Jéhova ! le Temple de Jéhova ! Si vous redressez tout de bon vos voies et vos œuvres ; si vous vous appliquez à faire bonne justice entre celui-ci et celui-là : si vous ne faites pas de ton à l’étranger, à l’orphelin et à la veuve ; si vous ne répandez pas ici même le sang innocent ; si vous ne courez pas après les dieux étrangers pour votre perte, alors je vous ferai demeurer en ce lieu jusqu’à la fin des temps, sur la terre que j’ai donnée à vos pères. Mais vous vous liez à des paroles vaines et qui ne servent à rien. Ne volez-vous pas ? ne tuez-vous pas ? n’êtes-vous pas des adultères et des parjures ? ne faites-vous pas des encensemens à Baal ? ne courez-vous pas après des dieux inconnus ? Et puis vous venez, vous vous présentez devant moi en cette maison où mon nom est invoqué, et vous dites : Nous sommes sauvés, en continuant vos abominations. Cette maison, où mon nom est invoqué, n’est donc qu’une caverne de brigands ! » On sait que ces paroles ont été reprises dans les Evangiles, et mises dans la bouche de Jésus (Marc, II, 17). Mais l’emploi qu’en fait l’évangéliste est bien mesquin, puisqu’il ne les adresse qu’aux petits marchands qui vendaient leurs pigeons dans le Temple. Le morceau a dans Jérémie un tout autre accent et une tout autre beauté.
C’est encore Jérémie qui désavoue la vieille tradition d’après laquelle Jéhova punissait les enfans pour les fautes des pères (Exode, 20, 5). « En ce temps-là, on ne dira plus : vos pères ont mangé du raisin vert, et les dents des fils en sont agacées. Mais nul ne périra que pour son iniquité : c’est celui qui aura mangé le raisin vert dont les dents seront agacées (30, 29). »
Mais ce qu’il y a de plus fort en ce sens dans Jérémie est l’idée que Jéhova lui-même a substitué à la Loi qu’il avait donnée jadis, une Loi nouvelle : « Les jours viennent, dit Jéhova, où je ferai un pacte nouveau avec la maison d’Israël et avec la maison de Juda, non pas à la manière du pacte que je lis avec leurs pères, au jour que je les pris par la main pour les faire sortir du pays d’Egypte… Mais voici le pacte que je ferai avec la maison d’Israël quand les temps seront venus, dit Jéhova : Je mettrai ma Loi au dedans d’eux et l’écrirai dans leur coeur ; je serai leur dieu et ils seront mon peuple, Chacun n’aura plus à enseigner son prochain ni à prêcher son frère, en lui disant : « Connais Jéhova ; car ils me connaîtront tous, depuis le plus petit jusqu’au plus grand (31-31). » Voilà des paroles telles que le christianisme, quand il est venu, n’avait, évidemment qu’à les reprendre, et, en effet, il les a prises. Il a déclaré que c’était lui qui apportait le nouveau pacte[29]. Il est clair que ces paroles, d’un si haut spiritualisme, n’ont pas été écrites sur la limite du VIIIe et du VIIe siècle avant notre ère, mais à cent ans à peu près de Jean le Baptiste et de Jésus.
En étudiant le Premier Isaïe, je n’ai pas parlé des prophètes en général, parce que le livre en parle à peine : Isaïe ne s’arrête nulle part sur le don de prophétie qu’il a reçu, et, s’il se plaint une ou deux fois des faux prophètes, c’est en passant et sans insister. Au contraire, la prophétie tient une très grande place dans Jérémie, et son livre est plein d’invectives contre les prétendus inspirés, qui prétendent parler au nom de Jéhova et ne parlent en effet qu’au nom de Baal, trompant sans cesse les peuples par des espérances mensongères. Des chapitres entiers ne sont que le développement de ces plaintes. On sent que les esprits étaient continuellement ballottés entre des prédictions qui les tiraient en sens contraire et qui entretenaient un état perpétuel de trouble et d’angoisse. On se défiait surtout, comme il est naturel, des prédictions favorables ; celles-là, on ne les croyait que quand elles s’accomplissaient (28-9), tandis que les voix qui annonçaient des catastrophes réussissaient toujours à effrayer. Mais ceux à qui on avait fait peur menaçaient à leur tour, et disaient : Tuons le prophète.
Aussi n’y a-t-il rien de plus intéressant dans Jérémie que ce qui est personnel. Seulement, je n’entends pas par là les aventures que le livre attribue à Jérémie, et où je ne vois que des fictions. Mais ce qui n’est plus fiction, ce qui est au contraire la vérité la plus vivante et la plus touchante, c’est la manière dont est peinte la situation morale d’un fils d’Israël, serviteur fidèle de son dieu, jeté et isolé au milieu de Jérusalem sujette des Nations. « Jéhova, tu me connais ; souviens-toi de moi : regarde-moi, venge-moi de ceux qui me persécutent. Ne m’abandonne point à force de patienter. Vois que c’est pour toi que je souffle l’opprobre. Quand je rencontrais tes paroles, je les dévorais ; ta parole était ma joie et la réjouissance de mon âme ; car ton nom est sur moi, ô Jéhova Sabaoth. Je ne me suis pas assis parmi les railleurs pour rire avec eux ; je me suis tenu sous la main à l’écart ; tu me remplissais d’indignation. Pourquoi est-ce que ma douleur est devenue continuelle ? ma plaie désespérée et incurable ? Tu es donc pour moi comme un ruisseau qui trompe, comme une eau qui a fui (15-15). » Ce sont là, ce me semble, de ces souffrances que l’homme ne connaît que quand il a beaucoup vécu et beaucoup senti, et que la violence et l’oppression ont pénétré jusqu’au fond de l’âme (voir aussi 12-1).
Et encore (20-14) : « Maudit soit le jour où je suis né, le jour où manière m’a enfanté ! Maudit soit l’homme qui porta la nouvelle à mon père, disant : Un enfant mâle t’est né, et qui lui donna tant de joie ! Que cet homme soit pareil aux villes que Jéhova a détruites sans pitié ; qu’il entende dès le matin le cri de guerre, et à midi le fracas du combat. Que ne m’a-t-on fait mourir avant de naître ! Que ma mère n’a-t-elle été mon tombeau, et que sa matrice ne m’a-t-elle gardé à jamais ! au lieu de sortir de son ventre pour ne voir que peine et misère, et consumer ma vie dans l’opprobre. »
Mais cette tristesse profonde n’éteint pas en lui l’ardeur, et il ne se décourage pas de son métier de prophète, ou plutôt il ne peut s’y refuser, car l’inspiration l’obsède. « Tu m’entraînes, ô Jéhova, et je me laisse entraîner ; tu me forces, et je ne puis résister ; tout le jour, je suis un sujet de risée ; tous se moquent de moi, car toutes les fois que je parle, je ne fais que crier, crier contre la violence : la parole de Jéhova est sans cesse pour moi un sujet d’insulte et d’opprobre. Je me dis alors : Je ne ferai plus mention de lui, je ne parlerai plus en son nom. Mais je sens en moi comme un feu brûlant qui couve dans mes os : il me fatigue et m’épuise, et je n’en puis plus… D’ailleurs Jéhova nie soutient comme un champion terrible, mes ennemis succomberont et ne prévaudront pas… Jéhova Sabaoth sonde le juste ; il pénètre les reins et les cœurs. Je verrai la vengeance que tu feras d’eux, et je te remets ma cause (20-7). »
Je ne veux pas oublier de dire qu’il y a un endroit (15-3) où Jéhova annonce qu’il va accomplir sur Babylone toutes les paroles qui sont dans le titre des prophéties de Jérémie. On ne peut guère avouer plus franchement que ce livre est une fiction.
Ézéchiel se donne comme prophétisant à Bain loue, pendant la déportation qui suit la prise de Jérusalem ; mais ce n’est encore là qu’une illusion. Et il ne faut pas beaucoup de liberté d’esprit pour reconnaître, à la simple lecture du livre, qu’il a été écrit tout entier à Jérusalem.
On a vu qu’en étudiant Jérémie je n’ai pas craint de répéter les observations et les démonstrations que j’avais présentées au sujet du Premier Isaïe. Je ne continuerai pas ainsi, car mon travail se trouverait plein de redites. Je ne chercherai dans Ézéchiel, à l’appui de ma thèse, que des argumens nouveaux, ou du moins qui se produiront, dans les textes de ce prophète, avec plus de force. C’est assez de dire une fois qu’on retrouve dans ce livre la même situation politique, au dedans comme au dehors, les mêmes douleurs, les mêmes revanches, les mêmes passions que dans les deux autres.
Mais Ézéchiel a mis plus en lumière que personne la réunion et la soumission de Samarie à Juda, accomplies sous le principal d’Hyrcan. Juda avait deux sœurs. Samarie et Sodome ; elles ont péché et elles ont été punies ; elles sont pardonnées, enfin, comme Juda même. Mais tandis qu’elles étaient jusque-là ses sieurs, elles deviennent maintenant ses filles (16-61), c’est-à-dire qu’elles ne sont plus ses égales, mais ses sujettes. Cela ne s’était jamais vu avant cette époque dans l’histoire d’Israël.
« Quand il y aurait ces trois hommes au milieu d’eux, dit Jéhova. Noé. Daniel et Job, cela ne les sauverait pas (XIV, 13). » Et ailleurs (XXVIII, 3) : « Tu es plus sage que Daniel ; rien de secret n’est caché pour loi. » Sur quoi M. Ed. Reuss fait remarquer justement qu’à l’époque où on fait, vivre Ézéchiel, Daniel n’était rien encore. Il en conclut qu’il s’agit ici d’un personnage inconnu. Il est plus simple d’admettre que ce livre est très postérieur au temps où on l’a placé.
Ézéchiel parle plusieurs fois de la machine de guerre qu’on a appelée un bélier (4, 2 ; 21, 27 ; 26-9). C’est encore une preuve que le livre n’est pas du VIe siècle, puisque ces machines, encore inconnues au temps de Thucydide, ne furent, inventées, au témoignage de Diodore (XIV, 42), que sous Denys de Syracuse, en l’an 400 avant notre ère[30].
En annonçant un avenir heureux à son peuple affranchi, Jéhova dit qu’il va y multiplier les hommes comme des troupeaux : « comme les troupeaux des jours saints, comme les troupeaux de Jérusalem dans ses fêtes. » N’est-ce pas assez de ces quelques mots pour faire voir tout de suite que cela n’a pas été écrit pendant l’exil de Babylone ?
Mais il est temps de parler de ces prophéties au sujet de Tyr, répétées dans les trois prophètes, et dont j’avais ajourné l’examen jusqu’à l’étude d’Ézéchiel, dans l’espérance de les éclairer les unes par les autres.
Isaïe, au chapitre XXIII, nous montre, dans une description très vive, Tyr emportée d’assaut et ruinée, et, au verset 13, Assur paraît être l’auteur de cette ruine[31]. On a vu qu’Assur, dans Isaïe, signifie d’ordinaire le royaume de Syrie ; mais on ne sait pas de roi de Syrie qui ait pris Tyr.
Jérémie n’a que quelques mots au sujet de Tyr (XXII, 3 et 6) : il ne décrit ni le siège ni la prise de la ville ; mais il déclare qu’elle sera assujettie, avec d’autres pays encore, à Nabuchodonosor et à ses héritiers.
Ézéchiel enfin dit à son tour, comme Jérémie, que Tyr est prise et détruite par Nabuchodonosor (XXVI, 7), et il décrit cette catastrophe encore plus richement qu’Isaïe. Trois chapitres entiers sont remplis du détail des richesses de Tyr, de la place qu’elle tenait dans le monde, et de l’étonnement avec lequel on a appris sa chute.
Or on a vu dans ce qui précède qu’ainsi que les trois prophètes annoncent la ruine de Tyr, tous trois annoncent aussi l’invasion et la conquête de l’Égypte, et cela avec cette circonstance qu’Isaïe ne nomme pas celui qui doit soumettre l’Égypte, tandis que Jérémie et Ézéchiel nomment Nabuchodonosor. Mais on a vu aussi qu’en réalité Nabuchodonosor n’a jamais soumis l’Égypte, d’où il a fallu conclure que ce nom antique cache un autre nom. Et en effet, au IIe siècle, c’est-à-dire à l’époque où bien d’autres raisons nous ont fait rapporter les prophètes, il y a eu une invasion et une conquête de l’Égypte par Antiochus l’Épiphane.
Il y a donc lieu de présumer qu’il en est de même au sujet de Tyr, et que c’est le nom d’Antiochus l’Épiphane qui est sous-entendu encore une fois sous celui de Nabuchodonosor. Et cela est d’autant plus vraisemblable que, dans Isaïe, la ruine de Tyr est reliée à l’invasion de l’Égypte par ces paroles (23-5) : « À cette nouvelle, l’Égypte tremble en voyant la destruction de Tyr. » Il semble donc qu’avant de s’attaquer à l’Égypte, Antiochus s’était attaqué à Tyr.
Mais tandis que l’invasion de l’Égypte, sous Antiochus, est établie par l’histoire, l’histoire est muette sur le siège et la prise de Tyr.
Dans cet embarras, on éprouve tout à coup une vive surprise lorsque, en continuant la lecture d’Ézéchiel, on rencontre les versets suivans (29-18) : « Nabuchodonosor, roi de Babylone, a fait faire devant Tyr à son armée un rude service : toutes les têtes sont chauves, toutes les épaules sont pelées. Mais il n’y a pas eu de salaire pour lui ni pour son armée du travail fait devant Tyr. C’est pourquoi voici ce que dit Jéhova : Je vais donner à Nabuchodonosor, roi de Babylone, le pays d’Égypte ; il en enlèvera des hommes, il en emportera du butin ; ce sera le salaire de son année. Pour prix du service qu’il a fait, je lui donne le pays d’Égypte. Ils ont travaillé pour moi, dit le seigneur Jéhova. En ce temps-là je développerai la puissance d’Israël (sans doute par rabaissement même de l’Égypte, qui lui donne plus d’influence dans ce pays). »
Ainsi Ézéchiel se dénient lui-même, et cette ruine de Tyr, qu’Isaïe et lui ont peinte de si vives couleurs, il avoue qu’elle n’a pas eu lieu, et que la ville, si elle a été assiégée, n’a pas été prise, puisque le vainqueur n’y a rien gagné.
Cet insuccès peut expliquer le silence de l’histoire sur ce siège, surtout si on considère combien en général l’histoire de ces temps nous est mal connue, la plupart des livres où elle était racontée étant perdus. Ce qui est plus difficile à expliquer est que les prophètes triomphent ainsi contre Tyr d’une entreprise avortée et nous représentent la ville détruite et son peuple passé au fil de l’épée (Ezéch., XXVI, 10-12). Faut-il croire que, dès que la ville a été seulement menacée, leurs espérances se sont enflammées par les souvenirs du passé ? Le coup qu’avait frappé jadis Alexandre avait été si étonnant, que les imaginations en étaient demeurées pleines. Et depuis Alexandre, Antigone s’était aussi rendu maître de Tyr, en la prenant par la faim au bout d’un siège de quinze mois[32]. Ceux de Juda ont cru qu’Antiochus allait leur faire revoir le même spectacle, et ils s’en sont d’avance enivrés.
Deux versets du second livre des Maccabées (4-44 et 5-2) montrent qu’Antiochus était à Tyr à la veille de sa seconde expédition contre l’Égypte, mais on ne nous dit pas ce qu’il y faisait.
Après sa peinture de la ruine de Tyr, Isaïe ajoute tout à coup que la grande ville reste dans l’ombre pendant soixante-dix ans, chiffre qui, en hébreu, n’a rien de précis et exprime seulement un long intervalle. Au bout de ce temps, Tyr recommence à faire parler d’elle, ayant retrouvé sans doute son indépendance par suite de l’abaissement de la puissance des Syriens. Mais l’argent que lui rapporte son commerce, elle le consacre à Jéhova et pourvoit par ses dons à la nourriture et à l’habillement de ses piètres (Isaïe, 23-18). On peut supposer qu’on vit cela au temps d’Hyrcan, lorsque la fortune miraculeuse des Juifs ayant pour ainsi dire consacré leur dieu aux yeux des peuples voisins, ceux-ci lui apportèrent leurs hommages au Temple de Jérusalem.
Au sujet de la prophétie d’Ézéchiel sur l’Égypte, je n’aurais qu’à répéter ce que j’ai dit de celles d’Isaïe et de Jérémie[33], y compris la remarque sur le nom de No, traduit par Alexandrie dans la Vulgute. Et à ce propos, il faut remarquer aussi que dans Ézéchiel la Vulgate traduit par Adonis le nom du dieu Thammouz, dont les femmes font le deuil (8-14). C’est en effet un dieu nouveau, comme la Reine du ciel. Enfui, la manière dont Ézéchiel lui-même explique aux Juifs, en se nommant par son nom, comment certains actes qu’il fait devant eux sont symboliques (24-24), a encore quelque chose de suspect.
Il y a deux manières de se renseigner sur l’âge des prophètes : l’une est de rechercher sous l’impression de quel événement, et par conséquent à quelle date tel passage a été écrit ; l’autre est de considérer dans son ensemble l’esprit qui règne dans un livre. La première, là où on peut la pratiquer, est plus précise ; mais quelquefois les données manquent ou sont obscures, et la critique éprouve quelque embarras, comme on l’a vu en certains passages. La seconde peut toujours être employée, et elle suffit pour produire la conviction.
Ézéchiel prêche à son tour la rénovation de la religion, spiritualisée et épurée : « Je vous donnerai, dit Jéhova, un même cœur ; je mettrai en vous un esprit nouveau ; j’ôterai de votre chair le cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur de chair (11-19). »
Il désavoue aussi le proverbe : « Les pères ont mangé du raisin vert, et les dents des fils en ont été agacées (18-2) ; » mais cette idée, il la fait sienne par la largeur avec laquelle il la développe dans tout un chapitre. Michelet a commenté avec complaisance ce beau passage[34] : « Il prévient toute équivoque, reprend par trois fois la chose, s’arrête avec une force, une lenteur, une gravité digne des juristes romains. On voit qu’il sent l’importance de la pierre sacrée qu’il fonde, scelle à chaux et à ciment. »
Ainsi sont condamnées les paroles fameuses de l’Exode sur le dieu jaloux, qui poursuit le péché des pères sur les fils jusqu’à la troisième et à la quatrième génération (20-5).
Et non-seulement il ne sacrifiera pas l’innocent, mais il est prêt à pardonner au coupable : « Est-ce que je prends plaisir à la mort du méchant ? dit le Seigneur. Ne veux-je pas plutôt qu’il revienne au bien et qu’il vive ? » Jéhova a appris de ses prophètes la justice et l’humanité.
Mais leur hardiesse va croissant à mesure qu’ils se succèdent. Dans Isaïe, Jéhova dit seulement qu’il ne se soucie pas des sacrifices et des fêtes là où il voit l’iniquité. Dans Jérémie, il déclare qu’il n’a pas voulu, qu’il n’a pas ordonné les holocaustes ni les sacrifices. Ce n’est pas lui qui a imaginé ces atroces immolations d’enfans par le feu. Ézéchiel ose davantage. Il reconnaît que cette horrible coutume a été instituée par Jéhova, et en même temps qu’elle est criminelle : « Parce qu’ils n’ont pas observé mes ordonnances, qu’ils ont rejeté mes commandemens et profané mes sabbats, n’ayant devant les yeux que les abominations de leurs pères, moi à mon tourje leur ai donné des commandemens qui n’étaient pas bons, des lois par lesquelles ils ne pouvaient vivre. Je les ai souillés par leurs offrandes, en leur faisant offrir tout ce qui ouvre la matrice, pour les conduire jusqu’à la dernière misère, et faire savoir que je suis Jéhova. » Ainsi le dieu n’avait pu commander cela à son peuple que pour le perdre. Je ne crois pas que jamais l’esprit de l’avenir ait infligé au passé un si insolent démenti.
On peut s’étonner de trouver, dans la phrase même où cette liberté éclate d’une manière si extraordinaire, un tel respect du sabbat. Le Premier Isaïe n’avait parlé des sabbats (3-13), que pour nous montrer son dieu à peu près indifférent à ce rite comme à tous les autres. Mais Jérémie et Ézéchiel prêchent l’observation du sabbat avec une sollicitude jalouse. Je suppose qu’à mesure que se prolongeait la lutte contre les Syriens, l’observation du sabbat devenait de plus en plus la marque principale qui distinguait Israël de l’étranger, et que les peuples s’y trouvèrent ainsi attachés autant qu’à leur dieu lui-même.
Ézéchiel ajoute quelques traits à l’histoire du prophétisme. Il nous apprend qu’il y avait des prophétesses aussi bien que des prophètes (13-17), et comment aurait-on pu en douter ? Mais on ne voit pas qu’aucune prophétesse ait rien écrit[35]. Il nous montre aussi tout le désordre des esprits dans ces temps troublés, en nous disant que les mêmes hommes qui adoraient, les pièces de bois (les idoles) venaient aussi consulter les prophètes de Jéhova, et en déclarant que Jéhova condamne et perd tout à la fois le consultant et le prophète (14-3, etc.).
Mais il faut surtout entendre Ézéchiel, comme Jérémie, s’épancher sur la mission qu’il a reçue d’en haut. Dans une première vision (on sait le caractère étrange de ces visions d’Ézéchiel). Jéhova s’est montré à lui dans sa gloire, et en le voyant il est tombé par terre comme foudroyé ; mais l’Esprit s’est emparé de lui et l’a remis sur ses pieds. Une main alors lui a tendu un rouleau, c’est-à-dire un livre (2-9). sur lequel sont écrits des gémissemens et des cris de douleur. On le lui fait avaler, et voilà que dans sa bouche ces choses amères sont douces comme du miel. C’est sans doute une autre manière d’exprimer ce qu’exprimait Jérémie quand il se représentait lui-même s’abandonnant au tourment de l’inspiration avec une irrésistible ivresse. Jéhova lui promet de le fortifier contre les obstacles, puis il ajoute qu’il l’établit comme une sentinelle pour veiller sur Israël et pour l’avertir. Si l’avertissement n’est pas écoulé de ceux à qui il s’adresse, ils seront punis ; mais si l’avertissement n’a pas été donné, c’est sur le prophète que tombera le châtiment. Je parlais tout à l’heure des esprits troublés par les prophètes ; mais il ne s’en trouvait que trop qui échappaient au trouble par l’indifférence. Non qu’ils pussent être absolument insensibles à la véhémence des inspirés, mais elle n’agissait guère que sur leurs sens et ne les pénétrait pas jusqu’au fond. « Les enfans de ton peuple, dit Jéhova au prophète, jasent de toi sur leurs divans et aux portes des maisons. Ils s’adressent l’un à l’autre, et chacun dit à son voisin : Allons, viens, sachons la parole qui est sortie de Jéhova. Et ils accourent à toi comme accourt la foule ; ils s’assiéent en face de toi et ils écoutent tes paroles, mais ils n’en tiennent pas compte en effet ; ils les répètent comme une belle musique, tandis que leurs pensées vont à leurs gains. Tu leur es comme une belle musique, comme une voix qui résonne bien ; ils n’agissent pas d’après cela. Mais quand l’événement sera arrivé, et il arrivera, ils reconnaîtront qu’il y a eu au milieu d’eux un prophète (33-30). » Cette musique, ou, si on veut, cette poésie (mais il est probable qu’elle était soutenue en effet d’une espèce de chant), nous en sentons encore aujourd’hui la puissance, quoique nous n’entendions pas l’hébreu et que nous ne soyons plus au temps où Jéhova disait au prophète : « Je ne t’adresse pas à un peuple qui parle en mots inintelligibles et dans une langue obscure, mais à la maison d’Israël (3-5). » Nous admirons encore le tableau du champ des ossemens (37-1) : « La main de Jéhova fut sur moi, et, emporté par l’esprit de Jéhova, elle me jeta au milieu d’une vallée pleine d’ossemens. Il y en avait sur toute la surface, et ils étaient absolument desséchés. Il me dit : Fils d’homme, ces os que tu vois peuvent-ils revivre ? Et je dis : Seigneur Jéhova, toi seul le sais. Et il me dit : Prophète, crie et fais appel à ces os ; dis-leur : Os desséchées, écoutez la parole de Jéhova… Alors je criai, ainsi qu’il m’avait été ordonné,.. et il y eut un bruit et une secousse,.. et les os se rapprochèrent, un os de celui qui le touchait, et je vis qu’il y eut des tendons et que la chair se reforma, et sur la chair s’étendit la peau : mais le souffle de vie n’y était pas. Et il me dit : Prophète, crie et fais appel au souffle de vie, et dis : Ainsi dit Jéhova : souffle de vie. Viens des quatre vents, et souffle sur ces morts pour qu’ils revivent. Et je criai, et le souffle de vie vint sur eux, et ils revécurent, et ils furent debout sur leurs pieds, et ce fut une grande, grande multitude. Et il me dit : Fils d’homme, ces os, c’est toute la maison d’Israël. Ils disent : Nos os sont desséchés, notre espérance est anéantie ; nous sommes disparus ; c’est fini pour nous. Prophète, crie et dis-leur : Ainsi dit le Seigneur Jéhova : Voici que je vais ouvrir vos tombeaux et que je vais vous faire sortir de vos tombeaux, et vous faire rentrer dans la terre d’Israël. »
Isaïe avait eu déjà l’idée de figurer par l’image d’une résurrection ce relèvement d’un peuple qui était comme mort. Il dit à Jéhova : « Tes morts à toi revivent, tes cadavres se relèvent, Réveillez-vous avec des cris de joie, car sa rosée est celle qui ravive l’herbe flétrie (26-19). » Mais l’image est devenue toute une scène, et de quel effet ! Il me semble que, de la distance où nous sommes, nous voyons et nous entendons la foule émue et l’enthousiasme avec lequel a été accueilli un tel morceau.
Mais si je me laissais entraîner, que de pages je pourrais citer encore ! Il vaut mieux être sobre sur des textes que je ne puis lire que traduits. Tout le monde sait d’ailleurs la majesté d’Isaïe, le pathétique de Jérémie, la vigueur et l’emportement d’Ézéchiel, ses crudités même, et ces peintures d’une audacieuse impudeur, qui pourtant n’impriment pas de taches admirables pour rendre ce qu’on peut appeler en effet les prostitutions de l’âme, la dépravation et la dégradation des multitudes qui s’abandonnent. Mais pour m’en tenir aux passages d’Ézéchiel que j’ai cités, on sent bien que ni cette passion, ni cette confiance, ni cette morale profonde et fine à la fois, ni cet éclat d’imagination, ne peuvent être des temps misérables où le royaume de Juda s’est effondré sous la complète babylonienne, et où le peuple juif était descendu si bas.
Je dois avertir que, dans cette étude sur Ézéchiel, je n’ai pas dépassé le chapitre XXXVII. Je parlerai ailleurs de ceux qui suivent, et j’expliquerai pourquoi je n’en ai pas parlé ici.
À la suite d’Ézéchiel, l’Église catholique place le livre de Daniel ; mais ce livre n’était pas compté dans Israël parmi ceux des prophètes. Ils le plaçaient parmi ceux qu’on appelait simplement des Écrivains (kethoubim, en grec les Hagiographes) ; je ne l’aborderai qu’à la fin de mon travail. Je passe aux courtes prophéties des Douze, rassemblées en un seul livre.
Osée vivait au VIIIe siècle, si on en croit le préambule du livre qui porte ce nom. Comme d’ailleurs il se préoccupe d’Éphraïm plus que la plupart des prophètes, et qu’il lui adresse sans cesse des objurgations et des menaces, et comme personne ne s’avisait de chercher dans l’histoire du IIe siècle l’explication de ce langage, il fallait bien supposer qu’il avait en vue la destruction du royaume des dix tribus par les Assyriens, ce qui le reportait tout de suite à la plus haute antiquité. La critique a maintenant toute raison de se défier d’une telle hypothèse.
Osée est le plus obscur des prophètes, ou plutôt il est, à ce point de vue, tout à fait à part, et on le trouve si souvent inintelligible, que le livre ne peut pas toujours nous éclairer sur le temps où il a été écrit. Cependant il contient des passages qui ne peuvent laisser aucun doute, et cela dès le début. On y lit que Jéhova fera cesser la royauté d’Israël ; qu’il ne lui sera pas pardonné, mais qu’il sera pardonné à Juda, et que Juda sera sauvée, mais sauvée ! par Jéhova, non par des batailles (1-4-7) ; que les enfans d’Israël se multiplieront comme le sable de la mer ; que les fils de Juda et ceux d’Israël se réuniront sous un seul chef et rentreront de l’exil (1-10). Tout cela se place sous le principal d’Hyrcan et ne peut se placer autre part dans l’histoire des Israélites, non plus que cette réconciliation du peuple avec son dieu, qui fera disparaître les idoles et qui ramènera toute prospérité avec toute justice (2-16).
On lit un peu plus loin (3-4) : « Ils demeureront longtemps sans roi, sans chef, sans sacrifices, sans pierre sacrée, sans éphod et sans theraphim. Puis les enfans d’Israël reviendront, et Jéhova sera leur dieu et David leur roi. » Les commentateurs se sont beaucoup et inutilement tourmentés pour expliquer ces versets un partant de la tradition. Ils s’expliquent aisément si on les rapporte à ce qui s’est passé après la mort du grand-prêtre Alcime. Pendant sept ans, il n’y a pas eu de grand-prêtre, et par conséquent de roi, au sens du mot hébreu que nous traduisons par roi[36], et le culte sans doute s’est trouvé alors suspendu, du moins dans ses rites les plus solennels. Et quand, à l’avènement de Jonathan, il y a eu de nouveau un grand prêtre, ce grand-prêtre a été un véritable ministre de Jéhova et un véritable héritier de David, puisqu’il était en réalité l’élu du peuple et non plus la créature et le serviteur des Syriens.
Enfin Osée annonce la ruine de Samarie (14-1), et en même temps la réconciliation d’Ephraïm avec Jéhova et son adieu définitif aux idoles. C’est le seul prophète où il soit parlé du veau d’or, ou plutôt du jeune taureau, sous la forme duquel Jéhova était adoré aux temps antiques, et dont le culte subsistait encore dans les tribus séparées (8-5. etc.).
L’esprit d’Osée est d’ailleurs le même que celui des grands prophètes, par exemple dans son mépris pour les sacrifices et les holocaustes (6-6 et 8-13) ; et en le lisant à la suite de leurs livres, on se sent partout dans le même milieu. J’ai dit qu’il est trop souvent inintelligible ; mais partout où on le comprend, on n’y trouve que ce qu’on a trouvé dans les autres.
Joël a passé encore pour plus antique qu’Osée ; on n’a pas craint de le placer au IXe siècle avant notre ère ; mais j’ai déjà dit qu’il y a des critiques qui sont loin d’accepter cette tradition. Il ne reste sous ce nom que quelques pages, qui ne peuvent guère fournir de renseignemens. On y voit seulement la vive peinture d’une occupation et d’une désolation du pays, figurée par une invasion de sauterelles qui ont tout détruit. « Un peuple s’est abattu sur mon pays, puissant et innombrable (I-6). » Ce peuple vient du nord ; il s’appelle le septentrional ; il périra, quoiqu’il ait fait de grandes choses. Jéhova aussi fera de grandes choses, et il sauvera son peuple (2-20). Cette renaissance sera marquée d’un caractère tout particulier : « Et après cela, dit Jéhova, je répandrai mon esprit sur toute chair, et vos fils et vos filles prophétiseront (c’est-à-dire seront inspirés)… En ce jour, je répandrai mon esprit jusque sur les serviteurs et sur les servantes (2-28). » C’est le tableau de l’exaltation que produisent les grandes crises, et dont les prophéties mêmes qui nous restent sont le témoignage éclatant. Les premiers disciples de Jésus, enveloppés, pour ainsi dire, de la même température, se sont reconnus dans ces images et se sont appliqué ces versets. Le livre des Actes représente la foule dans Jérusalem, après la descente de l’Esprit saint sur les apôtres, étonnée de ce qu’elle les entend, et disant : « C’est qu’ils sont pleins de vin nouveau. » Mais Pierre prend la parole et dit : « Ces hommes ne sont pas ivres, comme vous le pensez, car il n’est que la troisième heure (neuf heures du matin), mais c’est ce qui a été dit par le prophète Joël, » et il cite le texte qu’on vient de lire (2-13-18).
Enfin le prophète annonce que Jéhova tout à l’heure va convoquer les peuples dans la vallée du jugement, pour prononcer la condamnation de tous les ennemis d’Israël (3-2). C’est Simon et Hvrcan qui ont exécuté ce jugement de leur dieu.
Quand on lit cette apostrophe de Jéhova à Tyr et Sidon et à toute la Phénicie (4-5) : « vous avez pris mon argent et mon or ; vous avez porté dans vos édifices mes joyaux précieux : les enfans de Juda et de Jérusalem, vous les avez vendus aux fils de Javan (c’est-à-dire aux Grecs), » on se rappelle ce passage du Second livre des Maccabées (8-11 et 34), où il est parlé de mille marchands que le général syrien Nicanor avait amenés à son camp pour leur vendre ses prisonniers.
« Il n’y a plus de fête, dit encore Joël, dans la maison de notre dieu (1-16). » Et plus loin (2-17) : « Que les prêtres, ministres de Jéhova, pleurent entre le vestibule et l’autel, et qu’ils s’écrient : Jéhova, épargne ton peuple ; ne permets pas que son héritage soit voué à l’opprobre, pour que les Nations nous insultent ; pourquoi dirait-on parmi les peuples : Où est leur dieu ? » Mais ensuite (3-5) : « Quiconque invoquera le nom de Jéhova sera sauvé, car le salut est sur la montagne de Sion et de Jérusalem. » Et enfin (5-9) : « Jérusalem sera sainte, et les étrangers n’y passeront plus. » Il est clair qu’il ne s’agit pas là d’une invasion de sauterelles, mais de la lutte de Juda contre les Nations, et d’une lutte qui aboutit à sa délivrance.
« Déchirez vos cœurs, et non vos habits (2-13) ; » c’est bien la même langue qu’on a déjà entendue.
Il ne faut pas plus s’en rapporter au préambule d’Amos qu’à celui d’Osée sur la date de ce prophète.
Sa prophétie s’ouvre par des menaces qui ne s’adressent qu’aux ennemis de Juda, sauf un seul verset où il est dit que Juda même aura son châtiment. Le morceau se termine par la condamnation d’Ephraïm, dont Amos paraît encore plus exclusivement préoccupé que n’était Osée. On pourrait croire que ces deux prophètes n’ont écrit que quand la lutte de Juda contre les Syriens était terminée ; et que l’asservissement et l’humiliation de Samarie est le seul objet qui les touche. Mais le châtiment aboutit à une réconciliation avec le dieu offensé et au pardon qu’il accorde. Et la maison de David, rétablie, réunira sous ses lois, avec l’Idumée, « tous ceux sur qui le nom de Jéhova est invoqué (9-12). » On connaît déjà cette formule.
Amos contient deux passages qui semblent très intéressans pour l’histoire de la prophétie. Dans l’un, parmi les menaces que Jéhova adresse à son peuple, il annonce qu’il lui fera sentir la faim et la soif, non pas du pain et de l’eau, mais de la parole. « Ils courront au loin, de côté et d’autre, cherchant la parole de Jéhova, et ils ne la trouveront pas (8-12). » Ce qu’ils cherchent ainsi, sans doute, c’est une parole rassurante, une promesse qui leur donne confiance, mais que le dieu ne leur accorde pas. En autres termes, l’inspiration ne répond pas à ce que ceux qui souffrent attendent d’elle. C’est ce qu’il y a de plus pénible dans les temps mauvais.
L’autre passage est plus curieux. Amos, se plaçant dans la fiction qui est le cadre de tous les livres que j’étudie, se représente comme dénoncé par un prêtre de Béthel, c’est-à-dire du culte schismatique, au roi d’Israël Jéroboam, comme ayant prophétisé contre lui (le vrai Jéroboam est du VIIIe siècle). Et le prêtre de Béthel lui dit : « Va-t’en d’ici ; va prophétiser en Juda, non à Béthel » (la ville sainte de ceux d’Israël). Là-dessus, Amos fait cette singulière réponse :
« Je ne suis pas prophète, ni fils de prophète ; je ne suis qu’un bouvier, cherchant sa vie sur les sycomores. Jéhova m’a pris comme je suivais mon troupeau, et m’a dit : Va prophétiser sur Israël mon peuple (7-14). » Il se défend d’être prophète, sans doute parce que la situation des prophètes était changée. Pendant la lutte contre les Nations, les prophètes pouvaient se faire des ennemis et courir des dangers ; mais c’étaient les dangers que comporte la liberté, cette liberté, ou ne pouvait penser à la contraindre, car c’était la force dont on avait besoin pour le combat. Après la victoire acquise et l’établissement d’un ordre nouveau, l’autorité, qui n’a jamais beaucoup de goût pour l’inspiration et les inspirés, dut trouver les prophètes indiscrets et eux-mêmes purent se sentir suspects. De là le ton que prend Amos, et qu’on retrouvera plus tard dans Zacharie.
On ne se lasse pas d’entendre la manière dont le Jéhova des prophètes parle du culte extérieur : « Je hais, je condamne vos fêtes, je ne veux pas respirer votre encens… Loin de moi le bruit de vos cantiques, les accords de vos instrumens, mais que la justice s’épanche connue l’eau, et qu’elle coule comme un torrent (5-21). »
Il y a dans Amos un verset où le prophète, glorifiant la grandeur de Jehova, qui a fait le jour et la nuit, qui appelle à lui les eaux et les reverse sur la terre, ajoute un trait particulier : « C’est lui qui a fait Kima et Kessil (5-8). » D’après tous les témoignages, ces noms désignent deux constellations, dont la seconde est reconnue pour Orion ; quant à l’autre, ou hésite entre l’Ourse et les Pléiades. C’est encore là pour moi la marque d’une date récente. Je ne crois pas qu’au VIIIe siècle avant notre ère, les Hébreux, qui paraissent avoir été si peu curieux, aient eu la curiosité de distinguer les constellations et de les nommer[37].
Le nom d’Amos, dans la Vulgate. rappelle celui d’un Amos, père d’Isaïe (II Rois, 19-2). Mais ces deux noms ne s’écrivent pas de même en hébreu.
Abdias n’a qu’une page, qui est un chant de triomphe sur la soumission de l’Idumée et les victoires d’Israël (sous Simon et Hyrcan) sur les Iduméens et les Philistins.
Jonas est bien le nom d’un prophète des temps antiques, qui figure au second livre des Rois (XIV, 25), sous Jéroboam, roi d’Israël ; mais le livre qui porte le nom de Jonas n’est nullement une prophétie, et il n’y a que ce nom qui ait pu le faire placer parmi les livres prophétiques, auxquels il ne ressemble en aucune façon. D’après le récit curieux qui remplit ce livre, on sait que Jonas, dans le ventre du poisson qui l’a avalé, adresse à Jehova une prière. Cette prière n’a aucun rapport avec celle situation. Elle n’est qu’une espèce de psaume qui n’exprime en réalité que la douleur d’un Fidèle privé de son Temple et de son dieu sous la tyrannie des Nations. C’est une poésie antérieure sans doute à la fable qui fait le sujet du livre, et qui l’a suggérée. La métaphore du second verset a été prise à la lettre : « Du fond de ma misère, j’invoque Jehova, et il m’exauce ; de l’abîme souterrain, je crie et tu écoutes ma voix. Tu m’as jeté au plus profond de la mer, et les eaux m’ont enveloppé et submergé. Et j’ai dit : « Me voilà rejeté loin de les yeux, mais je reverrai encore le Temple de ta sainteté… Quand la vie s’éteignait en moi, je me suis souvenu de Jehova, et ma prière est venue jusqu’à toi dans ton saint Temple (2-3). »
Il y a dans Jonas, surtout à la fin, un sentiment religieux réfléchi et délicat qui en témoigne assez la modernité. Quand Jonas, sur l’ordre de Jéhova, a annoncé que la grande Ninive va être détruite, le roi et ses peuples se repentent et demandent grâce, et Jehova leur pardonne. Jouas est offensé de cette indulgence qui désavoue ses menaces, et il s’en plaint à son dieu. Cependant Jonas s’étant couché sur la terre, à l’ombre d’un arbuste qui avait poussé tout à coup, il arriva qu’un ver ayant rongé l’arbuste pendant la nuit, il se vit au matin exposé à un soleil brûlant. Il se répandit en plaintes, mais Jehova lui dit : « Tu voudrais qu’on eût épargné ce feuillage, pour lequel tu n’as pas travaillé, et que tu n’as pas fait pousser. Et moi, je n’épargnerais pas cette grande ville, où il y a plus de 1,20,000 créatures qui ne distinguent pas leur droite de leur gauche (c’est-à-dire plus de 120,000 enfans innocens) ! »
Cet écrit est donc au moins aussi moderne que ceux que j’ai étudiés jusqu’ici, mais il y avait longtemps alors que Ninive n’existait plus ; et il est clair d’ailleurs que ce n’est pas une ville réelle, que celle qui se convertit ainsi tout entière d’un seul coup à la parole d’un prophète. On est donc en pleine fiction, et il est probable que dans cette fiction la grande Ninive figure la grande Antioche.
Il y a un prophète Michée au premier livre des Rois (XXII, 9), au temps de Josaphat, roi de Juda, c’est-à-dire au début du IXe siècle ; mais la prophétie placée sous ce nom est donnée, dans le préambule, comme datant de plus de cent ans après.
Michée rappelle beaucoup Isaïe. On trouve même trois versets, pour célébrer l’ère glorieuse qui succède à tant d’épreuves, qui sont exactement les mêmes dans les deux écrits (Isaïe, II, 2-4, et Michée, IV, 1-3). De plus, Michée est le seul prophète, avec Isaïe, qui célèbre le personnage qu’on a appelé plus tard le Messie, et qui n’est autre que le prince libérateur qui apporte à la fois au peuple l’indépendance, la paix, et la grandeur (chap. V), c’est-à-dire Simon l’Asmonée.
Il est dit que le libérateur est né dans la petite ville de Bethléem (5-1), et on sait comment, en vertu de ce nom, les chrétiens se sont crus obligés de faire naître à Bethléem Jésus de Nazareth. Car à l’époque de Jésus, ou ne s’intéressait plus au lieu de naissance de Simon.
Nul n’a rendu plus vivement le retour d’Israël dans sa terre, devenue trop étroite, qui s’accomplit à cette époque : « Je te rassemblerai, Jacob, tout entier ; je ramasserai tous les restes d’Israël ; je les pousserai ensemble comme les moutons de Bosra, comme les brebis dans la bergerie ; ils s’y presseront en foule tant qu’il y aura d’hommes, Celui qui fraie la voie marchera devant eux ; ils entreront et sortiront par les portes ; leur roi passera devant ; Jéhova sera à leur tête (2-12-13.) C’est Jéhova lui-même qui est le roi.
Je veux citer encore ce beau passage : « Avec quoi paraîtrai-je devant Jéhova ? Sera-ce avec des holocaustes, des génisses d’un an[38] ? Jéhova se soucie-t-il de milliers de moutons, de myriades de fontaines d’huile ? Donnerai-je mon premier-né pour mon (léché ? le fruit de mes entrailles pour le rachat de ma vie (6-6) ? » Cette dernière phrase fait bien voir ce qu’on voyait déjà, quoique moins clairement, dans Jérémie et Ézéchiel, que c’était bien à Jéhova lui-même qu’on faisait ces immolations d’enfans.
Jérémie (26-18) cite un verset de Michée (3-12), ce qui détermine la date relative des deux passages.
La prophétie de Nathan ne contient que la description très vive de la prise d’une ville emportée d’assaut, et cette ville est appelée Ninive.
J’ai déjà dit qu’au IIe siècle avant notre ère, il y avait longtemps que Ninive n’existait plus, et c’est ce qui explique que ni Isaïe, ni Jérémie, ni Ézéchiel n’aient pas une seule fois prononcé son nom.
Mais c’est inutilement que pour se rendre compte de cette prophétie, on voudrait remonter aux temps antiques ; il est impossible de la rapporter à ces temps. Lorsque Ninive a été véritablement prise et détruite, en 625 avant notre ère, ceux de Juda n’étaient pas ses sujets ; leur royaume subsistait encore, et le prophète n’aurait pu dire ce que dit Nathan, en s’adressant à la ville ennemie : « De toi est sorti celui qui pense le mal contre Jéhova… Ainsi dit Jéhova… Je t’ai humilié, je ne t’humilierai plus. Je briserai le joug qui est sur toi et je détacherai tes chaînes… Célèbre, ô Juda, tes solennités ; acquitte tes vœux ; car le méchant ne passera plus chez toi ; il est entièrement déraciné. »
Quant à une prétendue prise de Ninive, sous Sardanapale, au vin6 siècle, c’est une pure légende[39]. Et quand elle serait vraie, les versets que je viens de citer demeureraient toujours inexplicables.
Il faut donc en revenir au temps des Séleucides, et le roi d’Assur (3-18) est encore ici, comme dans les autres prophètes, le roi de Syrie. On doit donc admettre que Ninive représente Babylone ou Séleucie, prise par les Parthes dans leur invasion du milieu du IIe siècle.
Je rappelle que dans un verset de Nathan (3-8), la Vulgate a encore traduit le nom de No par celui d’Alexandrie (3-8).
La prophétie d’Habacuc, déjà courte, telle que nous la lisons, est plus courte encore si on en sépare la prière qui forme le troisième chapitre, qui ne tient au reste en aucune manière, et dont je parlerai ailleurs.
Les deux premiers chapitres sont une invective contre les Chaldéens (1-6), c’est-à-dire les Syriens, peuple redoutable, peuple impie, qui dévore le juste (1-13), mais qui ne prévaudra pas contre Jéhova.
Il sera frappé à son tour, sans doute par l’invasion des Parthes : « Tu as pillé des peuples, et des peuples te pilleront (2-8). Tes multitudes se seront épuisées, pour qu’à la fin tout soit consumé et anéanti, afin que la connaissance de la gloire de Jéhova remplisse toute la terre (2-13). A quoi bon tes idoles ?… Malheur à celui qui dit au bois et à la pierre muette : Eveille-toi, lève-toi. Tout cela est sans vie. Mais Jéhova, dans son saint Temple, toute la terre se fait devant lui (2-18-20). »
Sophonie dit quelques mots seulement des châtimens que Jérusalem a dû subir pour ses infidélités : les infidèles seront punis, et parmi eux les fils du prince, et quiconque refêt le vêtement de l’étranger (1-8). Mais il ne s’étend que sur la réconciliation de Juda avec son dieu, et sur les bienfaits que le règne de Jéhova amène avec lui. Toute idolâtrie disparaît, et non-seulement l’idolâtrie, mais l’indifférence (1-4). Il ne reste que les humbles, c’est-à-dire les dévots (2-3 et 3-12).
Les peuples voisins et ennemis expieront leur mauvais vouloir et Juda s’emparera de leurs terres (2-9). Assur et Ninive seront détruits (2-13) : c’est toujours l’invasion des Parthes. Tous les peuples apprennent à honorer Jéhova, et il leur est donné des lèvres pures pour invoquer son nom (3-9). Sion triomphe, et rassemble de toutes parts ses fils dispersés, qui échangent leur abaissement pour la grandeur devant tous les peuples (3-14-20).
ERNEST HAVET.
- ↑ La phrase a disparu dans la dernière édition, 1878.
- ↑ De cultu feminarum, 1-3.
- ↑ Introduction au Pentateuque, p. 261.
- ↑ Un hébraïsant, M. Maurice Vernes, de l’École des hautes études (section des sciences religieuses), était le seul qui, sans adopter ces idées nouvelles, les eût combattues dans des articles étudiés, et par des argumens auxquels il y aura à répondre. Revue critique de 1879). Et, tout récemment, dans une leçon d’ouverture de son cours, M. Vernes s’est séparé absolument de la tradition généralement admise sur l’âge des Prophètes. Il les place longtemps après la captivité de Babylone, entre l’an 400 et l’an 200 avant notre ère : il refuse de descendre plus bas. Je n’ai donc pas le droit de le compter comme adhérant aux idées que je viens défendre ; mais il m’est permis de me féliciter qu’il s’en soit tant rapproché.
- ↑ Je parle des Scholia in compendium redacta, Leipzig, 1835, les seuls que j’aie eus sous les yeux.
- ↑ Je ne nomme que Juda, mais on sait que Benjamin et Juda ne font qu’un.
- ↑ Les Nations, en latin, c’était gentes, les partisans des Nations gentiles, d’où, en français, les Gentils.
- ↑ Il y a deux livres des Maccabées, mais qui ne se font pas suite et sont indépendans l’un de l’autre. Le Premier Livre seul a un caractère vraiment historique.
- ↑ Josèphe, Antiquités, 12-6-1 et 14-16-4, et Guerre des Juifs, 2-18-11.
- ↑ Ce sont les versets qui ont fourni à Fléchier le texte de son oraison funèbre de Turenne.
- ↑ Quand il eut fait la guerre en Hyrcanie contre les Parthes comme allié du roi de Syrie, Antiochus de Sidé ou Sidétès.
- ↑ Je mets ces noms en italiques, ne croyant pas que ce soient les noms véritables.
- ↑ Mithridates, rex Parthorum sextus ab Arsace, victo Demetrii præfecto, Babylonam urbem finesque ejus universos victor invasit, etc. (Orose, V, 4, 16.)
- ↑ Jérémie, 43, 11 ; Ézéchiel, 29, 19.
- ↑ Maspero, Histoire ancienne des peuples de l’Orient, ch. XII, p. 504.
- ↑ En grec, Héliopolis. Pour la leçon, Ville du Soleil, voir Gesenius, Lexicon manuale, 1847. p. 338 bis.
- ↑ Sur cette pierre, nous ne savons rien. Est-ce la frontière du côté de la Judée ?
- ↑ Celle de Sion, où s’élève le Temple.
- ↑ Depuis l’Euphrate jusqu’au ruisseau qui fait la séparation de l’Égypte et de la Terre-Sainte.
- ↑ D’après Ézéchiel, 43, 15.
- ↑ Il s’agit probablement de la mort d’Antioche Sidétès. (Voir Saulcy, Sept siècles de l’histoire judaïque, 187 i, p. 138-139.) — Josèphe, Antiquités, xiii, 4, 4, etc.
- ↑ Les versets 13, 17, 22, de Jérémie rappellent tout à fait Isaïe, 22, 16.
- ↑ J’ai déjà eu l’occasion d’avenir que ce qui se fit aux passages 30, 6 et 52, 14 ne fait plus partie de la prophétie ; ce sont de simples récits empruntés au livre des Rois.
- ↑ Ce verset se répète tous les jours à la messe, à la fin de la Préface.
- ↑ Voir, au sujet du Deutéronome, le Christianisme et ses origines, t. III, ch. 3.
- ↑ Les holocaustes, ainsi que l’indique le mot grec, différaient des simples sacrifies, en ce que dans l’holocauste la victime était consumée tout entière (Lévit., I, 9, etc.)
- ↑ « Tu rachèteras par un agneau le premier-né de l’âne (animal trop précieux pour le perdre) et tu rachèteras le premier-né de l’homme parmi tes fils. » Et, dans un autre endroit (22, 29), on a oublié cette correction.
- ↑ Voir Iahvé et Moloch, par Baudissin (en latin). Leipzig, 1874.
- ↑ Ἡ ϰαινὴ διαθήϰη (Hê kainê diathêkê), novum testamentum ; l’expression latine francisée est devenue le Nouveau Testament, ce qui n’a pas de sens dans notre langue ; il fallait dire le nouveau contrat.
- ↑ A. de Rochas d’Aiglum, l’Artillerie chez les anciens. Tours. (Extrait du Bulletin monumental, numéros 2 et 3, 1882, 28 pages in-8o, plusieurs figures.
- ↑ Dans ce verset obscur, je traduis avec lui certain nombre d’hébraïsans : « Assur leur a appris (aux Chaldéens) la navigation, à l’aide de laquelle ils assiègent Tyr.
- ↑ Il est bien à remarquer que ce dernier siège, si mémorable, ne nous est pourtant connu que sur le seul témoignage de Diodore (19, 58), et que l’histoire de Diodore nous manque pour le temps d’Antiochus.
- ↑ Jérémie, 7-18. etc.
- ↑ Bible de l’humanité, p. 378.
- ↑ Nulle part ailleurs il n’est parlé de prophétesses dans les livres des prophètes. Mais les livres historiques mentionnent trois prophétesses aux temps antiques : Marie, sœur d’Aaron (Exode, 15-20) : Débora (Juges, 4-4), et Holda sous Josias, II (Rois, 22-14).
- ↑ Ce mot, dans la Bible, est appliqué à Moïse (Deutér., 33-5).
- ↑ Cela s’applique aussi au livre de Job.
- ↑ C’étaient les victimes de choix (Lévit, 9, 3).
- ↑ « Il est certain aujourd’hui que la première destruction de Ninive est un roman historique. » Maspero, Histoire ancienne des peuples de l’Orient, p. 363.