Études d’Histoire israélite/05
Les deux royaumes, comme nous l’avons expliqué ici même[1], avaient chacun leur rédaction de la primitive histoire des Béni Israël, allant de la création à la division théocratique du pays par Josué. Le plan des deux livres était le même, la religion des deux auteurs la même aussi ; mais l’esprit était sensiblement différent. Le livre du Nord, que, pour nous conformer à l’usage, nous appelons le jéhoviste, avait une ampleur, une naïveté, une façon de concevoir le rôle de Iahvé qui devaient plaire aux iahvéistes pieux, soit de Samarie, soit de Jérusalem. Bien avant la destruction du royaume du Nord, le récit jéhoviste était accepté dans le monde pieux, mais nullement étroit encore, de Jérusalem. Les belles choses qui s’y trouvaient faisaient passer condamnation sur certaines autres. Beaucoup de parties de ce vieux texte eussent été assurément écrites autrement qu’elles ne le sont, si le livre eût été composé depuis les prédications d’Amos, d’Osée, d’Isaïe. Rien, cependant, dans la haute naïveté du récit, n’était de nature à choquer les piétistes. L’orgueil d’Éphraïm et des tribus du Nord y était sensible, mais ne s’exprimait pas d’une manière trop blessante pour Juda. L’histoire de Joseph, annonçant si clairement la supériorité des Joséphites sur leurs frères, cessait d’être choquante depuis que Joseph n’existait plus. Le Livre de l’Alliance, qui était la seule partie législative du vieux livre israélite, avait bien des préceptes dirigés contre le culte de Jérusalem ; mais rien de tout cela n’était une attaque directe. On pouvait entendre ces parties comme ne se rapportant qu’au temps du séjour au désert. L’erreur critique la plus grave serait de supposer qu’on eût alors quelque idée d’un texte sacré. On croyait qu’il y avait eu des révélations de Iahvé ; les principales étaient censées avoir été faites à Moïse au Sinaï ; mais aucun livre n’avait la prétention de représenter exclusivement ces révélations. Il n’y avait pas un volume qui fût la Thorat Iahvé uniquement et par excellence. On prenait cette révélation de toutes mains, et il est probable que la tradition orale était considérée comme une source bien préférable aux textes écrits.
On ne trouve de difficultés à une telle conception que quand on se figure les parties législatives de ces anciens livres, en particulier le Livre de l’Alliance, comme ayant eu force légale dès le moment où le livre était accepté. On s’imaginerait volontiers, par exemple, qu’Ezéchias, adoptant pleinement le iahvéisme, a dû mettre en vigueur les articles contenus dans le petit code qui en est le résumé. Il n’en fut rien sans doute. Plusieurs de ces articles étaient probablement de droit coutumier et mis en pratique comme tels ; mais, jamais avant Josias, ni même avant la captivité, l’état juif ne fut gouverné par une loi absolument théocratique et révélée. Ces codes constituaient des modèles de perfection, dont on espérait que l’État se rapprocherait un jour ; mais les ardens utopistes qui les écrivaient savaient bien que leur œuvre n’allait pas le lendemain s’imposer aux juges, ni créer des arrêts. Les idées s’arrangeraient à cet égard un peu comme chez les peuples chrétiens, lesquels, tout en admettant le Pentateuque comme un Code révélé, ont très rarement été tentés d’appliquer la législation du Pentateuque. Il a fallu la rigoureuse logique du protestantisme écossais pour arriver à viser, dans des considérans de jugemens exécutoires, des articles de l’Exode et du Deutéronome comme des articles ayant force de loi.
La meilleure preuve, du reste, qu’aucun texte n’avait encore la prétention de résumer les révélations de Iahvé, c’est qu’à côté du récit que nous appelons jéhoviste, on gardait le récit que nous appelons élohiste, produit d’une rédaction plus moderne. Ce livre présentait le Livre de l’Alliance sous une forme mieux accommodée aux idées hiérosolymitaines, sous la forme du Décalogue. Il ne renfermait rien qui pût blesser les prétentions de Juda, puisqu’il avait été rédigé à Jérusalem. Et pourtant ce livre était moins lu que le récit jéhoviste, sans doute parce qu’on le trouvait moins pieux, moins propre à montrer les devoirs étroits d’Israël envers Iahvé. Le nombre des exemplaires devait être extrêmement peu considérable. Le récit élohiste, ayant pour objet principal les généalogies, pouvait n’être contenu que dans un ou deux exemplaires. On lisait peu alors ; la parole remplaçait le livre, et voilà pourquoi la parole affectait des formes si vives, conçues en vue de frapper la mémoire et de s’y imprimer.
Cette duplicité dans la rédaction d’un livre qui, chaque jour, prenait plus d’autorité, n’était pas, néanmoins, sans de graves inconvéniens. Elle avait eu sa raison d’être, à l’époque des deux royaumes ; elle n’en avait plus depuis que la maison d’Israël était réduite à un petit territoire. Si la dispersion des juifs n’avait pas été si grande au moyen âge, certainement les deux Talmuds de Jérusalem et de Babylone seraient arrivés à se réunir en un seul. L’idée de fondre ensemble les deux récits de l’Histoire sainte dut venir de bonne heure. C’est par conjecture, assurément, que nous rapportons cette opération au règne d’Ézéchias. Nous croyons, cependant, qu’on trouverait difficilement un temps qui réponde mieux que celui-ci à l’état d’esprit où une telle entreprise put être conçue et exécutée.
On a exposé, dans cette Revue[2], les délicates analyses que la critique moderne a essayées pour retrouver la trace des procédés qui présidèrent à cette œuvre singulière. On a dû réclamer l’indulgence pour les savans qui ont usé leurs yeux à ce travail. Les premiers déchiffreurs des rouleaux d’Herculanum n’eurent pas une tâche plus difficile. Dans ces petits blocs calcinés, presque toutes les lettres étaient visibles ; mais les pages se compénétraient à tel point, soudées et collées ensemble, qu’on ne pouvait affirmer si telle lettre appartenait à une page ou à une autre. D’habiles opérations de dévidement ont introduit le discernement dans ce qui ne paraissait que confusion. Il en a été de même pour le texte biblique. La science ne peut avoir la prétention, en ces matières difficiles, d’indiquer autre chose que les lignes générales. On reproche quelquefois aux hypothèses modernes sur la composition de l’Hexateuque d’être trop compliquées. Ce qui est bien probable, c’est qu’elles ne le sont pas assez, et qu’il y eut dans la réalité une foule de circonstances particulières qui nous échappent. Les hypothèses simples sont presque toujours les hypothèses fausses, et, si nous voyions les choses telles qu’elles se sont passées, nous reconnaîtrions que, sur une foule de points, nous avions conçu les choses comme plus régulières qu’elles ne le lurent en réalité.
Le règne d’Ézéchias fut une époque de grande activité littéraire ; ce fut ce qu’on peut appeler l’époque classique de la littérature hébraïque. Chaque développement humain a ainsi son heure d’accord parfait, où toutes les parties du génie national battent leur plus haute note à l’unisson. La langue hébraïque atteignait la perfection. Outre Isaïe et son école, qui possédaient admirablement la tradition de l’ancienne éloquence, beaucoup d’écrivains d’un rare talent maintenaient la langue et lui faisaient encore produire des chefs-d’œuvre. Une compagnie d’hommes qu’on appela plus tard « les hommes d’Ezéchias[3] » apparaît autour du roi, occupée avant tout d’extraits et de compilations ; mais sans doute aussi, à quelques égards, ce fut une académie littéraire, préoccupée de style. Le roi lui-même cultivait avec succès la poésie lyrique et parabolique. La baisse rapide qui se remarque en cent ans, d’Isaïe à Jérémie, dans la manière d’écrire l’hébreu, montre qu’on était à une de ces époques où, pour conserver la langue, il fallait des précautions, une sorte de garde de l’État.
L’écriture était devenue en Judée d’un usage tout à fait ordinaire. Les arrêts de la justice se rendaient par écrit ; on les portait avec orgueil attachés à l’épaule, quand ils vous étaient favorables. Le spécimen que nous avons de l’écriture de Jérusalem au VIIe siècle[4] nous montre un caractère déjà fatigué, affectant les lignes courbes, tournant au cursif. La matière sur laquelle on écrivait était probablement le papyrus préparé, ou rharta, importé d’Egypte. La forme du livre ou du document un peu étendu (sépher) était le rouleau. Le moment où l’écriture devient ainsi très commune et où la matière sur laquelle on écrit cesse d’être d’un prix élevé est presque toujours un moment littéraire important. On se met à rédiger une foule de choses qu’on n’avait pas encore fixées ; on codifie ce pourquoi la tradition orale avait suffi jusque-là. C’est le moment des compilations et des recueils. En Orient, nous l’avons dit, recopier, c’est le plus souvent refaire. La plupart des documens de l’ancienne littérature hébraïque subirent ainsi, vers le temps d’Ézéchias, de profonds remaniemens.
Beaucoup de lettrés du Nord s’étaient réfugiés à Jérusalem après la destruction du royaume d’Israël. Ils apportaient avec eux des textes d’une grande beauté littéraire, à peine connus à Jérusalem. Il s’agissait de fixer toute cette partie de la tradition, qui allait se perdre. Nous avons vu le travail qui s’accomplit sur l’Histoire sainte. Le récit unifié s’arrêtait, comme les deux récits séparés, à la conquête censée de la Palestine par Josué et au partage de la terre entre les tribus. Cette histoire avait un caractère essentiellement religieux, et toujours elle eut son cadre à part. Mais une curiosité bien naturelle faisait désirer aux gens quelque peu réfléchis de savoir ce qui se passa ensuite. De la conquête de la Palestine à l’établissement de la royauté, s’écoula un long intervalle, où Israël n’eut que des sofetim intermittens ; c’était l’âge héroïque de la nation, le commencement de l’histoire proprement dite. Le Iasar ou Livre des guerres de Iahvé contenait sur ces temps des renseignemens inestimables, des chants d’une lecture toute primitive, des aventures d’un rare intérêt. Racontées à un point de vue profane et sans but d’édification, ces vieilles histoires avaient un charme qui captivait tout le monde. Il n’y avait qu’à les extraire. C’est ce que fit l’auteur du livre des Juges. Il retoucha très peu le texte qu’il trouva établi, n’y ajouta que des réflexions destinées à montrer les malheurs du peuple comme suite de ses infidélités, retrancha sans doute peu de chose. Ainsi un trésor nous est parvenu, un texte du IXe ou Xe siècle avant Jésus-Christ, retrouvable encore à travers les corrections des scribes postérieurs[5].
Los récits des Guerres de Iahvé et les chants du Iasar allaient, selon nous, jusqu’à l’avènement définitif de David à la royauté de Jérusalem. Ces récits du temps de Saül et de la jeunesse de David ont formé le fond des livres dits de Samuel ; mais ici des élémens d’autre provenance ont été mêlés ou ajoutés : d’une part des pièces et des fragmens de mazkirim du temps de David ; de l’autre, des pages de médiocre valeur, tirées de Vies de prophètes et d’écrits tout à fait légendaires.
De la sorte, les parties essentielles des grandes compositions narratives du Xe siècle entrèrent dans des compositions plus récentes. Le Iasar, les Guerres de Iahvé, les Légendes patriarcales du Nord furent dépecés en quelque sorte au profit d’arrangemens postérieurs. Dans l’antiquité, une littérature ainsi exploitée, non-seulement n’était plus copiée, mais disparaissait vite. On croyait qu’elle avait fourni sa part à l’œuvre commune ; on n’y tenait plus. Les anciens livres du Nord périrent donc, au moment de leur plein succès. Peut-être cette littérature exquise inspira-t-elle quelques pastiches aux lettrés du temps d’Ézéchias. Le charmant livre de Ruth nous est resté comme une épave indécise de la littérature idyllique qui rapportait au temps des Juges l’âge idéal de toute poésie.
Pour l’époque de Salomon et de Roboam, de Jéroboam et de leurs successeurs, on possédait des annales sérieuses, d’où l’on tira une histoire des rois de Juda et d’Israël, qui fut continuée à mesure. De là ces Livres des Rois, qui sûrement n’avaient pas, au temps d’Ézéchias, la physionomie sèche et étriquée qu’ils ont aujourd’hui. Après la captivité, un abréviateur maladroit, tenant de près à Baruch et à l’école de Jérémie, lit à coups de ciseaux le livre que nous avons, chétif extrait, taillé avec l’esprit le plus partial dans un vaste ensemble de documens, et mêlé de parties faibles empruntées aux agadas prophétiques.
Dès le temps d’Ézéchias, commencèrent probablement ces Vies de prophètes, intimement liées à l’histoire des rois. Certains récits sur Élie et Elisée ont un grandiose qui les rapproche des plus belles pages du jéhoviste ; d’autres, au contraire, ont des détails exagérés, puérils, presque odieux, introduits sans doute à l’époque où l’on aimait à se figurer les prophètes confondant les rois et dominant les populations par la terreur. La prophétie d’Élie et d’Elisée eut un si grand caractère que jamais on ne vit poindre, à Jérusalem, la pensée qu’ils fussent schismatiques. Nous inclinerions, cependant, à croire que les belles parties de cette légende lurent écrites dans le Nord. Il serait du plus grand intérêt de savoir comment elles réussirent à s’acclimater à Jérusalem.
Le travail littéraire des « Hommes d’Ezéchias » s’exerçait dans des ordres assez divers. Un des genres les plus chers aux peuples sémitiques, à toutes les époques, a été celui des mesalim, proverbes, maximes exprimées d’une façon piquante, petits morceaux d’une tournure énigmatique et recherchée. C’est un usage constant des littératures de cet ordre qu’un personnage réel ou fictif, célèbre à tort ou à raison par sa sagesse, endosse toutes les sentences anonymes et centralise les maximes des siècles les plus divers. Chez les Hébreux, dès l’époque d’Ézéchias, c’était Salomon qui jouait ce rôle d’auteur parémiographique et gnomique par excellence. Les Hommes d’Ézéchias compilèrent un recueil de proverbes, qu’on mettait déjà sur le compte du fils de David, et réunirent à la suite quelques autres petits recueils d’une sagesse fort ancienne, attribués à des personnages énigmatiques, Lemuel, Agour, Ithiel. Là aussi trouva place le charmant poème alphabétique de la Femme forte, petit chef-d’œuvre qui n’a d’égal que le portrait de la femme folle des Proverbes, ix, 13-18 :
Le pain qu’on mange en cachette a des charmes particuliers.
L’esprit de pareils poèmes est ainsi parfois plus qu’à demi profane. C’était presque de la libre philosophie. Dieu pourtant s’y appelle Iahvé. Une sorte de compromis s’était établi entre le iahvéisme et la sagesse commune à toutes les nations. La religion n’enserre pas encore l’homme tout entier ; la vue du monde n’est pas interceptée ; le fanatisme existe à peine, ou du moins n’empêche pas l’exercice individuel de l’esprit.
Cet essai de culture profane n’était pas, du reste, un fait isolé dans l’Orient sémitique. Les tribus voisines de la Palestine, tels que les Beni-Kédem ou Orientaux, participaient à la même philosophie. La tribune iduméenne de Théman, en particulier, était célèbre par ses sages. La place du roi Lemuel ou Limmudel, dont nous sommes censés avoir un début de poème gnomique, n’est pas probablement plus à chercher dans une dynastie arabe ou araméenne que dans la série des rois palestiniens. Il semble bien, cependant, qu’il y eut un mode de culture intellectuelle, se traduisant par la forme parabolique, dont le peuple juif nous a seul transmis le souvenir, mais qui ne lui était pas exclusivement propre. Il est même possible que, parmi les monumens de la sagesse hébraïque, se trouve plus d’un fragment de la sagesse des tribus voisines, caractérisées comme celle d’Israël, par la forme sentencieuse, le parallélisme et le jeu qui consistait à commencer chaque strophe par les lettres de l’alphabet dans leur ordre cadméen.
Un livre extraordinaire nous est resté comme l’expression de ce moment unique où, malgré le fardeau de sa vocation religieuse, Israël leva vers le ciel un regard hardi. Le livre de Job est un des monumens les plus étonnans que nous ait légués le passé de l’esprit humain. Cette admirable composition, qui a sûrement été écrite par un Israélite, mais qui aurait pu être aussi bien l’œuvre d’un Thémanite ou d’un Saracène, nous apparaît au sommet des deux pentes du génie hébreu, celle qui monte et celle qui descend. Il traite la question même qui est au cœur du judaïsme. C’est le livre hébreu par excellence, et, chose qui montre bien combien le siècle dont Ézéchias est le centre fut libre et large, ce n’est pas un livre sacré ; c’est bien un livre de philosophie ; il n’enseigne pas, il discute.
Comment se fait-il que, sous l’empire d’un Dieu juste, le méchant réussisse fréquemment, tandis que l’homme juste, fréquemment aussi, est frappé de malheurs immérités ? La question était pour l’Israélite absolument capitale. On peut dire que la lutte contre cette antinomie est l’histoire du judaïsme tout entier. L’histoire du judaïsme est un long effort de six cents ans pour arriver aux solutions que la croyance à l’immortalité de l’individu fournit tout d’abord aux races aryennes. Plus avancés par certains côtés que les autres peuples, les Beni-Israël virent bien que les récompenses et les châtimens d’outre-tombe sont chose vaine, sans réalité. C’est donc dans le cercle de la vie réelle qu’il faut chercher l’équilibre de la justice suprême. Posé de cette façon, le problème est absolument insoluble, ou plutôt il implique une fausse majeure, c’est que ce monde est gouverné par une conscience claire et déterminée, par une Providence réfléchie, ayant souci d’être juste envers l’individu. L’exagération du dogme de la Providence est la grande erreur du judaïsme et de l’islam. Si Iahvé est le Dieu juste par excellence, et si tout ce qui arrive dans le monde se fait par Iahvé, ou du moins à sa connaissance, il faut que la liquidation finale des comptes du créateur avec sa créature se solde par une balance exacte entre le mérite et la récompense. Crime et châtiment sont synonymes. Celui qui a semé le bien récoltera le bien ; celui qui a semé le mal récoltera le mal. Quoi de plus contraire à l’expérience journalière des faits de ce monde ? Éliphaz cherche en vain une réponse à l’objection de ceux qui disaient :
Qu’en saura Dieu ?
Peut-il juger à travers la nuit sombre ?
Les nuages l’empêchent de voir ;
Il se promène sur la voûte du ciel[6].
Une connaissance plus étendue de l’univers, et surtout l’habitude de distinguer entre la raison consciente et la raison inconsciente, ont à peu près supprimé pour nous, en laissant à la place une effroyable plaie béante, le problème qui tourmentait ces vieux sages. Il n’y a pas eu guérison, il y a eu extirpation, et l’extirpation sera peut-être mortelle pour l’humanité. Pour l’Hébreu, étranger à l’idée de l’infinité de l’univers et n’ayant pas la moindre notion de l’inconscience de la raison suprême, la situation était sans issue. Jusqu’à un certain point, elle était tenable pour les prophètes, pour un Isaïe par exemple, ne voulant considérer que la race et la nation, sachant se contenter, pour le train ordinaire des choses, d’une justice sommaire, et vivant dans l’attente d’un jour de réparations absolues, où toutes les choses faussées par l’homme seront rétablies en leur droit sens. On expliquait bien la chute du royaume du Nord par ce fait qu’il n’avait pas pratiqué un iahvéisme assez pur[7] ; mais il était difficile de prouver que, dans ces terribles avalanches assyriennes, il y avait une ombre de discernement du juste et de l’injuste. Le pauvre Ézéchias, tout homme accompli qu’il était, passe sa vie, au moins avant la catastrophe de Sennachérib, comme l’oiseau sur la branche, à épier d’où souffle le vent. Que dire surtout de la justice divine à l’égard des individus ! Non-seulement la vertu n’est pas ici-bas récompensée ; on peut presque dire qu’elle est punie. C’est la bassesse qui est récompensée ; les profits sont tous pour elle ; sans cela les habiles lui tourneraient le dos. La vertu héroïque, celle qui va jusqu’à la mort, trouve dans son héroïsme même l’exclusion de toute rémunération possible.
C’était, on le voit, le problème de la morale, de la vertu, du devoir, qui se posait, dès le VIIe siècle avant Jésus-Christ, avec une netteté redoutable. L’auteur du livre de Job ne le résout pas, et certes il en est excusable. Kant le résout en le supprimant ; l’impératif catégorique, qui est son Iahvé, manque de parole à l’homme de la manière la plus indigne. Le souci extrême qu’Israël a de l’honneur de son Dieu ne lui permet pas de le croire capable d’une telle banqueroute. De là une lutte sans fin contre la réalité.
L’excellence du livre de Job est de présenter cette lutte dans un cadre d’une admirable grandeur. Un homme irréprochable est frappé de malheurs qui viennent tous des fatalités de la nature ou de l’humanité, mais qui, selon l’idée du temps, sont attribués à l’action directe de Iahvé. Job se soumet à la volonté divine, mais maudit la condition humaine exposée à de telles épreuves. Moins sages que lui, ses trois amis, l’un d’eux surtout, Eliphaz, appartenant à l’école des sages de Théman, cherchent la cause de ses infortunes et croient la trouver dans des crimes cachés que Job a dû commettre. La conscience humaine est si obscure ! Nul ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. On est souvent impur aux yeux de Dieu sans le savoir. Job, qui a la certitude de son innocence, proteste, et, pour se défendre, se laisse aller à des paroles hardies, qui semblent incriminer la justice de Dieu. Ses amis le traitent d’impie, Iahvé apparaît alors, du sein de la tempête, et, blâmant les amis de leur dureté, Job de sa témérité, écrase à coups de foudre l’orgueil de l’homme qui prétend comprendre quelque chose aux œuvres de Dieu. Job s’humilie ; Dieu le rétablit dans son premier état, lui rend même tout au double ; au lieu de sept fils, il en a quatorze ; au lieu de trois mille chameaux, il en a six mille. Il meurt rassasié de jours.
Le trait de génie de ce poème, c’est l’indécision de l’auteur, en un sujet où l’indécision est le vrai. Toutes les solutions sont essayées par les interlocuteurs ; aucune n’est définitivement retenue. Tantôt la justice retrouve son compte dans l’ensemble de la tribu ; tantôt la famille est l’unité qui explique tout. Un homme inique peut prospérer, c’est vrai ; mais ses enfans sont peu considérés après lui ; on tire de leur ventre, avec des crocs, les richesses mal acquises de leur père. A quoi Job répond que c’est là une sanction peu efficace, puisque, dans le scheol, on ne sent rien, on ne voit rien, on ne se souvient de rien[8].
L’auteur est-il même entièrement satisfait du dénoûment qu’il propose ? On en peut certes douter. Mais ce dénoûment est bien celui qu’exigeait la pensée hébraïque. Le livre de Tobie, frère de celui de Job, à huit siècles de distance, se contente de la même solution. Tobie est frappé de cécité dans l’exercice d’un acte pieux ; le cas, par conséquent, est plus étrange encore que celui de Job. Tobie persiste à espérer en Iahvé. Il est guéri ; il meurt très vieux, voit ses enfans bien établis, Ninive, l’ennemi de son peuple, ruinée. Que pouvait-il désirer de plus ? Judith a également pour récompense de vivre cent vingt ans, et de mourir entourée d’honneurs, au milieu de son peuple sauvé et heureux par elle. Les malheurs qui arrivent aux fidèles de Iahvé sont une épreuve passagère. Iahvé se doit de les en tirer et même de leur donner une compensation pour ce qu’ils ont souffert. Cette compensation a toujours lieu dans cette vie. La mort n’a rien dont l’homme puisse se plaindre, quand il meurt vieux, en laissant derrière soi une famille nombreuse pour conserver son nom.
Cette théorie enfantine était chaque jour plus ébranlée ; il faudra six siècles encore, il faudra des martyrs pour qu’Israël sorte de ces deux dogmes inconciliables : « Dieu est juste ; l’homme est passager, » par l’expédient désespéré de la résurrection et du règne de mille ans. L’immortalité absolue, le vieil Israël ne l’admit jamais ; cela eût fait de l’homme un dieu. Mille ans, c’est bien long, et vraiment le martyr qui aura vécu ce temps-là, au sein d’une Jérusalem devenue la capitale du monde, devra être content.
C’est dans le livre de Job que l’on voit au plus haut degré la force, la beauté, la profondeur du génie hébreu. Le Pentateuque, Isaïe, les Psaumes ont exercé une bien plus grande action sur le monde. Job a produit l’étonnement, la terreur ; le moyen âge n’osa le traduire[9] ; il est surprenant qu’il soit resté dans le Canon. Si le Cantique des Cantiques prouve qu’Israël fut jeune à son jour, le livre de Job prouve aussi qu’à son jour il pensa librement. Certes, les limites du développement philosophique qui pouvait sortir d’un tel esprit se laissent entrevoir. L’immensité du Dieu de Job ne devait pas permettre un complet embrassement du Cosmos. L’étude analytique de la réalité était impossible sous l’empire d’un tel maître. La donnée fondamentale de notre système du monde, la fixité des lois de la nature, ne saurait être conciliée avec une volonté aussi absolue, s’étendant à tous les détails de l’univers. L’auteur du livre de Job, vivant des milliers d’années, ne fût jamais arrivé à la science, comme les Grecs l’ont conçue et comme le génie moderne l’a définitivement créée. Mais il fût arrivé à une philosophie très raffinée. Il eût senti la nécessité d’introduire la nuance dans ses hautaines affirmations. Il eût vu qu’un Iahvé tel qu’il se l’imagine ne saurait être juste, que les choses ne se passent pas du tout comme il le croit, qu’aucune volonté particulière ne gouverne le monde, et que ce qui arrive est le résultat d’un effort aveugle tendant en somme vers le bien.
À ce point de vue nouveau, il eût compris qu’aucun homme n’a jamais été, comme son héros, en butte à des coups systématiques du sort ; que Job a bien tort de maudire le jour de sa naissance, puisque ce jour a été pour lui la cause de plus de bien que de mal ; que ces richesses, Dieu ne les lui a pas plus enlevées qu’il ne les lui avait données ; enfin que, pour fermer la bouche à ses superficiels amis, il n’avait qu’une observation à faire, c’est que le mal moral n’exerce aucune action appréciable sur le cours des faits physiques, si bien qu’au nom de la morale même, il faut absolument écarter l’idée de récompense et de châtiment de l’ordre des faits contingens. La justice lui fût apparue dans l’avenir : il eût vu qu’elle fait défaut dans le présent, qu’elle est l’œuvre lente de la raison, non une sorte de loi imminente du monde. Cet intelligent Israélite, au XVIIe siècle, se serait appelé Spinoza ; de nos jours, il serait un de ces juifs amis du vrai, qui se résignent au lent avènement du règne de la justice, sachant fort bien que les impatiences des hommes ne peuvent rien pour avancer la marche de l’éternité. Au fond, les béni elohim ont raison, la création est bonne et fait beaucoup d’honneur à l’Eternel ; les objections du Satan contre l’œuvre de Dieu sont essentiellement déplacées ; mais des milliards de siècles sont probablement nécessaires pour que le Dieu juste soit une réalité. Attendons.
Le travail qui s’accomplit sous le règne d’Ézéchias consista en grande partie, nous l’avons vu, à sauver du naufrage du royaume d’Israël les textes hébreux écrits dans le Nord. Le livre de Job fut-il du nombre de ces écrits, et la liberté d’esprit qu’on y remarque fut-elle un fruit de l’air plus libre qu’on respirait dans les tribus restées près de la vie nomade ? Cela est possible assurément. Un autre ouvrage, toutefois, dont l’origine israélite peut être plus certainement affirmée, c’est le Cantique des Cantiques. Ce joli poème fut sûrement conçu dans le Nord. L’opposition de Jérusalem et de Thirza, capitale du royaume d’Israël avant Samarie, et aussi le rôle presque ridicule qu’y joue Salomon, suffiraient pour le prouver. Dans les mariages, il était d’usage de réciter et de chanter des scènes d’amour dialoguées, dont le thème, varié en épisodes divers, roulait toujours sur le même sujet : une jeune bergère du Nord, enlevée par les pourvoyeurs du harem de Salomon, reste fidèle à son amant, malgré les séductions de la cour. Toutes les scènes qui servent à rendre cette idée unique se terminaient par le même tableau, la jeune fille endormie dans les bras de son amant. Cela se savait par cœur ; le plan de l’œuvre étant très lâche et la prosodie de tels morceaux n’ayant rien de fixe, on pouvait se permettre les changemens que l’on voulait, ainsi que font les improvisateurs italiens. Après la destruction du royaume d’Israël, la perte d’un tel morceau était tout à fait à craindre. Nous admettons volontiers que le Sir hassirim fut écrit d’abord par les lettrés d’Ézéchias, sans être sûrs que le texte tout à fait délectueux qui est venu jusqu’à nous, soit celui qui fut alors fixé par le kalam.
Un genre qui fut, au contraire, l’œuvre propre de Jérusalem, commença de se développer richement sous Ézéchias. Le sir ou cantique était vieux comme les peuples sémitiques eux-mêmes ; mais les anciens âges, peu mystiques, avaient tout à fait ignoré les raffinemens qu’on pouvait porter dans les modulations du sentiment. Vers le temps d’Ézéchias, le sir se diversifie à l’infini. Ce n’est plus, comme autrefois, l’écho poétique d’un fait extérieur ; c’est la méditation de l’âme sur la situation que lui créent les injustices des hommes et ses propres défaillances. Le sir se rapprochait ainsi du masul, et quelquefois il était difficile de discerner entre l’un et l’autre. Le petit poème de ce genre s’appelait mizmor. La musique en était l’accompagnement ordinaire. Il est douteux qu’au temps d’Ézéchias, le mizmor eût un emploi dans la liturgie ; mais la tendance était déjà de ce côté. Beaucoup d’hommes pieux auraient voulu dès lors que le sacrifice lût aboli et remplacé par la louange (toda). En tout cas, le mizmor, chanté sur une des variétés de la lyre ou de la guitare (nébel, cinnor, negina), était la manière de parler à Dieu, de s’entretenir avec lui. Nous verrons bientôt Ézéchias prier sous cette forme. C’est dans la génération suivante que le mizmor produira ses chefs-d’œuvre. Il fleurit pourtant dès le temps où nous sommes. Deux ou trois fois, nous voyons Isaïe s’exprimer sur le ton d’un psalmiste accompli[10].
Ainsi fut inauguré le psaume, cette création littéraire la plus belle peut-être et certainement la plus féconde du génie d’Israël. La prière antique, accompagnée de danses et de cris pour attirer l’attention du dieu, était rejetée parmi les ridicules naïvetés d’un âge grossier. La prière du cœur venait de naître. Le piétisme sobre et ferme des anavim montra ici sa haute originalité. D’un genre froidement patriotique et solennellement officiel, il fit l’hymne pur ; d’un bruit confus, il fit une lyre décacorde, se prêtant à toutes les effusions subjectives de l’âme meurtrie par les duretés de la vie. L’homme pieux eut, dès lors, une consolation, un alibi au milieu de ses troubles, une chapelle intime où il put avoir des dialogues secrets avec son créateur bienveillant. Avant de se montrer dur pour ces rêves du passé, il faudra se rappeler le parti merveilleux que l’Église sut tirer du chant des Psaumes, supputer les âmes tendres et bonnes que la harpe d’Israël a consolées.
Commença-t-on, dès l’époque d’Ézéchias, à grouper en un recueil les pièces lyriques que l’on possédait d’époques plus anciennes ? Cela serait conforme à l’esprit du temps ; l’académie d’Ézéchias aurait trouvé là un emploi bien naturel de son activité. Mais un tel recueil, s’il avait été fait, nous serait arrivé, en paquet ficelé à part, dans la collection générale des Psaumes, ainsi que la chose eut lieu pour les Proverbes. Or aucun des cinq livres qui composent aujourd’hui le livre des Psaumes ne saurait être la collection qui aurait été ainsi formée sous Ézéchias.
Le mot de « siècle d’Ézéchias » ne serait pas déplacé pour désigner ce remarquable ensemble littéraire que produit le génie hébreu vers la fin du VIIIe siècle et le commencement du VIIe siècle avant Jésus-Christ. L’usage, dérouté par les fausses idées chronologiques de la critique orthodoxe, ne l’a pas adopté. Une telle expression supposerait, d’ailleurs, dans ce petit monde palestinien, une ampleur de vie que la Grèce, l’Italie, l’Europe moderne ont seules connues. De grosses lacunes empêchaient le cadre de la société israélite de pouvoir devenir le modèle complet d’une société civilisée, ainsi que cela est arrivé pour la Grèce. L’Assyrie toute-puissante mettait la Palestine dans l’état où se fût trouvée l’Hellade si la Perse l’eût vaincue deux cents ans plus tard. L’emploi beaucoup plus répandu de l’écriture donnait à la Syrie du VIIIe siècle sur la Grèce du même temps une avance énorme ; mais la liberté civique a des avantages que rien ne compense. Le génie grec, tout renfermé qu’il était dans le cercle étroit des récitations homériques et hésiodiques, se décelait déjà comme plus compréhensif, plus étendu, plus laïque, si j’ose le dire. L’esprit grec l’emportera dans l’ordre intellectuel, philosophique, politique ; mais les questions religieuses et sociales échapperont à sa sérénité enfantine. Isaïe a planté le drapeau de la religion de l’avenir quand Solon et Thaïes de Milet ne sont pas nés encore. On est enragé de justice à Jérusalem, quand, à Athènes et à Sparte, nulle protestation ne s’élève contre l’esclavage, quand la conscience grecque, dans les conjonctures embarrassantes, est satisfaite de cette raison péremptoire : Διὸς δ’ ἐτελείετο βουλή.
La domination assyrienne n’était que militaire. L’œuvre de la conquête était sans cesse à refaire. Le passage des armées n’était pas suivi, comme cela eut lieu pour la domination romaine, d’une sorte de conquête administrative et civile. Sargon, qui, au commencement de son règne, s’était montré si terrible à la Syrie, fit peu parler de lui en ce pays durant les quinze années qui suivirent.
Les nuages qui obscurcirent la fin de son règne purent encourager la révolte. Kzéchias cessa de payer le tribut et rompit ainsi les liens de vassalité qui l’attachaient à Ninive. En même temps, il entamait des négociations avec l’Égypte, avec l’Éthiopie surtout, qui était alors au comble de sa puissance et qui entretenait avec la Syrie des relations très suivies.
Il semble qu’en tout cela Ézéchias suivait les conseils de Sebna, qui avait, à ce qu’il paraît, conservé son crédit à la cour sous un autre titre. Isaïe continuait ses intrigues et ses déclamations contre lui. On peut rapporter à ce moment le manifeste où Jérusalem est désignée sous le nom symbolique d’Ariel[11]. Ariel sera broyé dans un an par des masses compactes qui approchent. Ce sera sa faute ; Ariel n’écoute pas les prophètes ; il ne pratique que le culte extérieur ; nul ne songe au vrai culte, qui est le culte du cœur. La justice est mal rendue.
Puisque ce peuple ne me rend hommage que de bouche et ne m’honore que des lèvres, et que son cœur est loin de moi, et que sa piété se borne à des préceptes d’hommes, à une leçon apprise, je vais continuer à faire avec ce peuple des choses surprenantes, singulières, où la sagesse de ses sages ne verra goutte, où l’intelligence de ses gens d’esprit se voilera. Malheur aux artisans de trames profondes, croyant cacher leurs desseins à Iahvé, travaillant dans les ténèbres et disant : « Qui peut rien voir à ce que nous faisons. » O perversité ! Le potier pas plus estimé que l’argile ! L’œuvre disant de l’ouvrier : « Je ne le connais pas ! » Le vase disant de celui qui l’a fabriqué : « Il n’y entend rien. »
L’Ethiopie a envoyé des messagers en Judée. Le prophète défend qu’on les écoute. Tant que Iahvé le veut, la force sera aux Assyriens. Quand Iahvé le voudra, les Assyriens seront écrasés ; leurs cadavres couvriront la Judée et serviront de proie aux oiseaux. Alors les Éthiopiens reviendront pour offrir des offrandes à Iahvé. Le triomphe des anavim, des ébionim sera complet. Ce sera la fin des violens, des railleurs, des juges iniques, des pervertisseurs. Les égarés reviendront à la sagesse ; les rebelles se plieront à l’instruction.
L’assassinat de Sargon, dans son palais de Khorsabad, vers 704, ne fit qu’accentuer dans les provinces le mouvement de révolte contre la puissance ninivite. Sennachérib, fils et successeur de Sargon, eut presque à reconquérir tout ce que son père avait tenu par la force. Élulée, roi de Sidon, refusa le tribut, et son exemple fut suivi par le roi d’Askalon. Les habitans d’Ekron, mécontens de Padi, que Sargon leur avait donné pour roi, se saisirent de sa personne et l’envoyèrent à Kzéchias. C’était en même temps lui faire don de leur ville. Kzéchias accepta ; mais au lieu de mettre Padi à mort, comme le voulaient les Ekronites, il se contenta de le retenir prisonnier. Plus-prudens qu’Élulée et Kzéchias, les petits princes d’Arvad, de Gebal,. d’Asdod, les rois de Moab et d’Ammon gardèrent la neutralité jusqu’à ce que la fortune se décidât d’un côté ou de l’autre.
A Jérusalem, le parti militaire et patriote poussait vivement à ne pas manquer une occasion qu’il croyait excellente pour écraser l’éternel danger de la liberté de l’Orient. Ce parti militaire paraît avoir été presque indifférent en religion ; ce n’était pas, du moins, des iahvéistes de l’école réformée ; ils ne repoussaient pas les images sculptées ; ils étaient durs, peut-être injustes envers les gens du peuple, comme le sont souvent les aristocrates. Vis-à-vis d’eux tranchait, comme le blanc sur le noir, le parti de la théocratie démocratique et du puritanisme religieux, ennemi de l’État laïque, des précautions militaires, ne voulant entendre parler que d’améliorations sociales et religieuses.
Dans un an, disent-ils, la ville sera détruite ; elle deviendra le refuge des bêtes jusqu’à ce qu’un esprit d’en haut soit répandu et que tout soit transformé. Le désert alors fleurira ; la paix universelle régnera au sein d’une prospérité sans mélange. Ce sera le fruit de la justice, fruit elle-même de l’attention que l’on prêtera aux discours des prophètes inspirés par Iahvé.
Les femmes, à ce qu’il semble, étaient du parti des politiques plutôt que de celui des prophètes. Isaïe les regarde en général comme des ennemies de la réforme et est pour elles très sévère. Dans une de ses pièces les plus violentes, il apostrophe les insoucieuses, qui, préoccupées de leur parure, ne veulent pas croire aux malheurs luturs. C’étaient probablement les dames de la famille royale que le rude prophète visait. Les femmes de l’entourage d’Ézéchias étaient, en eifet, très peu favorables aux doctrines austères des réformés. Il est rare qu’on serve à la fois plusieurs causes, même bonnes. L’homme de foi est toujours un danger politique ; car il met sa foi avant l’intérêt de la patrie. Le parti des prophètes l’a emporté dans l’histoire. Ils étaient pour la soumission à l’Assyrie, et, vu l’impossibilité de vaincre une si forte puissance, on ne peut pas dire qu’ils eussent tort. Si Sebna n’eut pas été contre-balancé par Isaïe, il est probable que Jérusalem aurait eu, sous Ézéchias, le même sort que Samarie sous Dosée. Mais le métier de décourageur est triste ; il faut être bien sûr d’avoir les paroles de Iahvé pour se croire obligé de dire à un peuple vaincu : « Soumettez-vous ; ne faites rien pour la revanche ; vous seriez infailliblement battus. »
C’est là pourtant l’idée qui remplit les manifestes d’Isaïe vers le temps où nous sommes[12]. Toutes les ressources de ce talent virulent et populaire sont employées à déclamer contre la diplomatie et les préparatifs militaires, contre l’alliance égyptienne surtout. Cette alliance a été conclue sans consulter la bouche de Iahvé. Iahvé n’en veut pas. Tout ce voyage de cadeaux à travers l’Arabie Pétrée finira par des désastres.
Malheur à ceux qui descendent en Égypte pour y chercher de l’aide, qui s’appuient sur des chevaux, qui mettent leur confiance dans le nombre des chars et la force des cavaliers, mais qui ne tournent pas leurs regards vers le Saint d’Israël et ne se soucient pas de Iahvé ! Lui aussi, il est habile ; il dispose du mal ; il ne retire pas sa parole ; il se lève contre la maison des méchans et contre les alliés des impies. Mesraïm est un homme, non un dieu ; ses chevaux sont chair et non esprit. Iahvé étend sa main, le protecteur trébuche, et le protégé tombe, et tous deux périssent ensemble.
Il y a des gens superficiels qui veulent qu’on leur prêche selon leurs illusions et non selon la vérité, qui s’impatientent quand on leur parle de Iahvé. Malheur à eux ! Le salut viendrait par la conversion, par la réforme de la société.
… Vous ne l’avez pas voulu ; vous avez dit : « Non ; à cheval ! à cheval ! » Eh bien ! vous en aurez du cheval. « Au galop ! au galop ! » Ah ! le beau galop sur vos talons ! Mille, à la menace d’un seul, à la menace de cinq, vous fuirez, jusqu’à ce que vous restiez comme une perche sur le sommet d’une montagne, comme un signal sur la colline…
Le prophète se repose, en finissant, sur des perspectives heureuses. Assur sera exterminé sans l’intervention d’une épée maniée par l’homme. Le peuple renoncera à ses idoles d’argent et d’or. Il en jettera les morceaux aux ordures… Au lendemain de chaque crise, on croyait ainsi voir s’ouvrir un âge d’or social, où le roi serait juste, où les administrateurs seraient parfaits, où l’on écouterait les prophètes, où l’impie serait réduit à l’impuissance. Alors, même les étourdis sauront comprendre. « L’insensé ne sera plus appelé noble ; l’intrigant ne sera plus dit libéral… »
Ne croirait-on pas entendre un sectaire socialiste de nos jours déclamant contre l’armée, raillant la patrie, annonçant avec une sorte de joie les défaites futures, et se résumant à peu près ainsi : « La justice pour le peuple, voilà la vraie revanche ; réformez la société, et vous serez victorieux de vos ennemis ; là où le pauvre est victime, là où il y a des riches privilégiés, il n’y a pas de patrie ? » Isaïe, hâtons-nous de le dire, sait donner à ces vérités dangereuses un éclat qu’elles n’ont jamais eu depuis. Le beau morceau politique que nous analysons finit par une théophanie de Iahvé qui respire le vieil esprit naturaliste et se confond, comme en un cinquième acte d’opéra, avec les reflets du bûcher d’Assur.
Voici Iahvé qui vient de loin ;
Sa face brûle, l’incendie éclate,
Ses lèvres sont pleines de colère,
Sa langue est comme un feu dévorant.
Son souffle est un torrent débordé,
Où l’on plonge jusqu’au cou.
Il vient pour vanner les nations avec le van de la ruine,
Et passer la bride de l’égarement aux mâchoires des peuples.
Vos chants éclateront alors comme en la nuit de la fête ;
Oui, à la voix de Jahvé Assur tremble ;
Car Iahvé va le frapper de sa verge.
Et, à chaque coup de verge dont Iahvé le frappe,
Retentissent les tambourins et les harpes (des peuples) ;
La bataille est ardente autour de lui ;
Car, depuis hier, la fosse de feu est préparée,
Préparée pour Assur, préparée pour le roi ;
On l’a faite large et profonde ;
Du feu, du bois en abondance !
Le souffle de Iahvé, comme un torrent de soufre, la fait flamber.
Ce ne fut qu’au bout de trois ans que Sennachérib, vainqueur de ses ennemis dans la région du Tigre et de l’Euphrate, put se tourner vers la Syrie et l’Égypte. Il prit par la vallée de l’Oronte et la côte, écrivit sa stèle sur les rochers du fleuve du Chien, au nord de Beyrouth, comme l’avait déjà fait Ramsès II, écrasa toutes les petites royautés phéniciennes, Tyr exceptée, ne fut arrêté que devant Ékron. Là il rencontra une première armée égyptienne, qu’il mit en pièces ; il prit la ville, et tourna toutes ses forces contre Lakis, au sud du pays des Philistins.
Comment Ézéchias, qui avait trempé dans la ligue contre l’Assyrie, ne joignit-il pas ses forces à celles de l’Égypte et des villes philistines pour arrêter Sennachérib à Ékron ? Ce fut là, sans doute, une des suites de l’indécision extrême que la turbulence des prophètes faisait régner dans les conseils du roi de Jérusalem. Isaïe n’était pas assez fort pour empêcher les patriotes israélites de se tourner vers l’Égypte et l’Éthiopie ; mais son éternelle déclamation contre les précautions humaines et tout ce qui pouvait ressembler à une politique de prévoyance, paralysait ce qu’aurait pu faire Ézéchias. Le bon sens naturel du roi et sa piété se neutralisaient.
L’armée assyrienne ravagea la Judée d’une effroyable manière. L’émotion à Jérusalem fut extrême. Aucun préparatif n’avait été fait pour résister. Le mur de la citadelle était plein de brèches ; on n’avait pas pris de mesures pour soustraire l’approvisionnement d’eau à l’ennemi. Les prophètes eussent vu dans ces précautions une sorte d’injure à Iahvé. À ceux qui parlaient de chevaux, de chars de guerre, ils répondaient par leur éternel refrain : « Ceux-ci espèrent dans les chevaux, ceux-là dans les chars ; nous, nous espérons dans le nom de Iahvé. »
Quand la terreur était trop forte, de courts oracles circulaient, annonçant que Iahvé avait résolu de détruire l’armée d’Assyrie en Palestine même.
- Oui, ce que j’ai résolu arrivera,
- Ce que j’ai décrété s’accomplira.
- J’écraserai Assur en ma terre,
- Sur mes montagnes je le broierai.
- Et son joug disparaîtra de dessus les hommes,
- Son fardeau de dessus leur épaule.
- Voilà le décret décrété sur toute la terre,
- Voilà la main étendue sur toutes les nations.
- Quand Iahvé Sebaoth a décrété, qui peut empêcher ?
- Sa main étendue, qui peut la ramener ?
Les manifestes — nous dirions aujourd’hui les articles — d’Isaïe à ce moment solennel, se succèdent de jour en jour. Chose incroyable. Il ne semble pas le moins du monde affecté d’un état de choses dont il était en partie la cause. « Qu’as-tu donc à monter sur les toits, ville tumultueuse, bruyante, toujours agitée ? » Il ne reproche aux malheureux Hiérosolymites que de ne pas assez jeûner et pleurer. De toute la tribu de Juda, on s’entasse à Jérusalem. Cela ne sauvera personne ; tous seront pris ensemble. Élam, Qir (les provinces les plus éloignées de l’Assyrie) approchent. La cavalerie s’établit aux portes, le siège va commencer.
Et ce jour-là, vous irez inspecter l’arsenal du palais de la Forêt, et vous constaterez les nombreuses brèches de la Ville de David, et vous emmagasinerez les eaux de la Piscine inférieure, et vous ferez le recensement des maisons de Jérusalem, et vous abattrez des maisons pour fortifier la muraille, et vous ferez un réservoir entre deux murs pour les eaux de la Vieille piscine, et vous n’aurez pas d’yeux pour celui qui est cause de tout cela, et vous ne saurez pas reconnaître celui qui a préparé de loin ces catastrophes. En ce jour-là, ce à quoi le Seigneur Iahvé Sebaoth vous appelle, c’est à pleurer, à vous lamenter, à vous raser la tête, à ceindre le saq. Or voilà que, chez vous, tout est plaisir, réjouissance, tuerie de bœufs, égorgement de moutons, mangerie de viande, beuverie de vin. « Mangeons et buvons, dites-vous, car demain nous mourrons. » Mais l’arrêt de Iahvé nous a été révélé : « Ah ! (je veux n’être pas) si ce péché vous est jamais pardonné… » dit le Seigneur Iahvé Sebaoth.
Ézéchias prit le seul parti que ses tergiversations antérieures eussent laissé à son choix. Il envoya à Lakis faire sa soumission au roi d’Assyrie. Sonnachérib lui imposa une contribution de trois cents talens d’argent et trente talens d’or. Il fallut livrer tout l’argent qui se trouvait dans le temple et dans les trésors du palais, et cela ne suffit pas. Pour compléter la somme, on dut enlever le revêtement des portes du temple et détacher les riches chambranles qu’Ézéchias lui-même avait fait plaquer. Padi fut rétabli dans sa royauté d’Ékron, et reçut, en dédommagement de la prison que lui avait fait subir Ézéchias, quelques villes de Juda. Les rois d’Asdod et de Gaza furent également récompensés de leur fidélité à l’Assyrie aux dépens d’Ézéchias.
Si la campagne s’était terminée de la sorte, le triomphe du iahvéisme eût été médiocre. La conscience nationale voulait quelque chose de plus éclatant. Soit que la légende, par les combinaisons historiographiques artificielles qui lui sont habituelles, se soit donné pleine carrière ; soit qu’en effet la campagne de Sennachérib ait mal fini pour les Assyriens, le parti prophétique raconta la chose comme une victoire complète de Iahvé. Sennachérib, à ce qu’il paraît, crut à une trahison d’Ézéchias et eut un retour offensif contre Jérusalem. Une armée égyptienne se formait à Péluse ; Tahraqa accourait d’Éthiopie pour soutenir la coalition.
Sennachérib envoya, dit-on, de Lakis, les trois principaux personnages de son gouvernement, le tartan, le chef des eunuques et le grand échanson, avec des forces considérables pour obtenir la soumission complète de Jérusalem. L’armée assyrienne campa près du conduit de la Piscine supérieure, dans la plaine qui est au nord-ouest de Jérusalem. Les trois chefs assyriens exprimèrent le désir de parlementer, et le roi délégua, pour s’entendre avec eux, Éliaqim fils de Helqia, Sebna et Ioah fils d’Asaf, le mazkir. Le grand échanson montra aux Juifs ce qu’il y avait de présomptueux dans la conduite d’Ézéchias, de vain dans l’alliance avec l’Égypte, ce roseau brisé qui perce la main de celui qui s’y appuie. Leur Dieu Iahvé a été mécontenté par le roi, qui a eu la fâcheuse idée d’abolir son culte ailleurs qu’à Jérusalem. Iahvé lui-même protège les Assyriens, puisqu’il leur livre sa terre. Les parlementaires finissaient, dit-on, par la raillerie. Les Juifs ont espéré dans les chars et les cavaliers de l’Égypte. Les Assyriens leur donneront, s’ils veulent, deux mille chevaux à condition qu’ils trouvent des cavaliers pour les monter. Le peuple, selon le récit traditionnel, était sur la muraille et entendait tout cela. Les trois fonctionnaires juifs furent effrayés de l’effet que de tels discours pouvaient produire sur la foule. Ils prièrent le grand échanson de parler en araméen, langue qu’ils comprenaient, et non en hébreu. Mais le grand échanson continua de s’adresser à la multitude. Il n’aurait pas caché aux Hiérosolymites que le plan de son maître, après son retour victorieux de l’Egypte, était de les transplanter, pour les soustraire au voisinage de leur allié naturel ; il promettait seulement que le pays qu’on leur donnerait vaudrait la Judée en fertilité. Iahvé est un Dieu impuissant ; il ne les sauvera pas ; Iahvé, au fond, est pour les Assyriens. Les dieux des autres peuples n’ont sauvé aucun de leurs cliens des mains des Assyriens.
La conduite d’Isaïe, en ces circonstances difficiles, parait avoir été des plus correctes. Le prophète assurait que Iahvé saurait venger son honneur, que les Assyriens pourraient bien encore par leur présence empêcher une fois la moisson, mais que, l’année d’après, les semailles se feraient, qu’en aucun cas l’ennemi n’assiégerait Jérusalem. Iahvé sera le plus fort. Le juste sera sauvé.
« Qui est le juste ? » demandaient les railleurs.
- C’est celui qui marche droit et parle vrai,
- Qui refuse les gains de l’iniquité,
- Qui secoue la main pour repousser les présens ;
- Qui ferme son oreille quand on lui parle de sang,
- Qui clôt ses yeux quand on lui propose le mal ;
- Voilà celui qui habite sur les pics,
- Qui a pour asile les créneaux du rocher ;
- Son pain lui est garanti d’avance,
- Sa ration d’eau est assurée[13].
Un seul cri sortit de la bouche des piétistes durant ces jours d’angoisse :
- Iahvé est notre juge,
- Iahvé est notre législateur,
- Iahvé est notre roi ;
- C’est lui qui nous sauve.
Effectivement, les affaires de Sennachérib s’embrouillaient de plus en plus. Tahraqa, qui venait de conquérir l’Egypte, s’avançait pour l’attaquer. On apprit bientôt que l’armée assyrienne quittait la Judée et le pays des Philistins pour aller au-devant de l’Éthiopien. On respira dans Jérusalem ; les crocs du monstre qui tenait la ville enserrée commençaient à se relâcher.
On éclata de joie quelques semaines après. L’armée assyrienne n’existait plus ; elle avait été détruite dans la Basse-Égypte, plus ce semble par les maladies que par l’épée des ennemis. Sennachérib regagna Ninive en fuyard.
Quel triomphe pour Iahvé ! Les prophéties d’Isaïe s’étaient accomplies de point en point. Ézéchias avait vaincu, parce qu’il avait eu confiance en Iahvé seul. Très vite la légende se forma. On se rappela les oracles d’Isaïe, annonçant que l’armée de Sennachérib serait exterminée en Judée, sans le secours de la main de l’homme. La peste, dans l’antiquité, était toujours attribuée à un Dieu ou à un ange exterminateur. On raconta bientôt que le maleak Iahvé, en une nuit, avait tué cent quatre-vingt-cinq mille Assyriens, et que, le lendemain matin, la plaine était couverte de cadavres. Les Égyptiens expliquèrent également la disparition de l’armée assyrienne par un miracle[14].
Le règne de Sennachérib se prolongea longtemps encore, brillant et prospère. Plus tard, il fut, dit-on, assassiné par deux de ses officiers, Adrammélek et Saréser, pendant qu’il priait dans un temple. Cette fin fut considérée comme une suite de la vengeance divine. Les annalistes juifs en avancèrent la date pour la rapprocher de l’extermination prétendue et rendre plus complète la vengeance de Iahvé. Les ennemis de la théocratie n’ont pas le droit de mourir sans que leur mort soit une punition du ciel.
Par la disparition de Sennachérib, Ézéchias se trouva porté à un degré de puissance supérieur à celui dont il avait disposé dans la première partie de son règne. Les petits princes voisins, qui avaient bénéficié de ses disgrâces, s’empressèrent de se remettre bien avec lui. Les présens lui arrivèrent de tous les côtés. Ses trésors, qu’il avait dû vider pour payer sa rançon, se remplirent promptement. La sécurité du côté de l’Assyrie était absolue. Comme tout état bicéphale, l’empire fondé sur l’union momentanée de Ninive et de Babylone menaçait de se disloquer. Mérodach-Baladan, qui depuis longtemps déjà représentait la protestation de Babylone contre Ninive, rechercha l’alliance du roi de Juda. Depuis le temps de Josaphat, on n’avait pas vu à Jérusalem une telle prospérité. Le parti réformateur eut là quelques années de pouvoir sans partage. La tentative manquée de Sennachérib fut, en effet, dans l’histoire du judaïsme, un événement décisif. On se souvint longtemps de ce terrible épisode, de la famine, peut-être de la peste, qui l’accompagnèrent. Les proclamations d’Isaïe, pendant la crise, furent presque toutes conservées. Même en admettant que la légende de l’ange exterminateur se soit développée bien plus tard, la délivrance annoncée par les prophètes, accomplie sans chevaux, sans chars, sans aucun des moyens étrangers à l’ancienne tactique d’Israël, n’était-elle pas le plus grand des miracles ? Le dieu national venait de remporter une victoire sans égale.
Au premier coup d’œil, c’était là un faible avantage pour la morale. Ce dieu national est un grand orgueilleux, un jaloux. Il veut que toute gloire lui soit rapportée. Il aime qu’on le loue, qu’on le flatte ; il n’est pas fâché qu’on lui mente, quand c’est un ennemi vaincu qui est réduit à s’incliner devant lui. On ne voit pas bien pourquoi, fait de la sorte, il est passionné pour le droit et le bien. Mais c’est ici le chef-d’œuvre des prophètes israélites. Leur Dieu idéal était en même temps le dieu de la nation. Là fut le secret de leur force. Une cause patriotique a plus de chances de succès qu’une cause abstraite. Les religions, dans leur âge de force, font plier la politique ; mais les religions naissantes ont souvent dépendu de circonstances politiques maintenant oubliées. Le moment de Sennachérib fut, comme celui d’Antiochus Épiphane, comme celui du retour de la captivité, un de ces momens où l’avenir de l’humanité se joua sur un coup de dés. Isaïe avait en quelque sorte engagé son enjeu sur un fait tangible, la délivrance de Jérusalem. Il avait parié, et il gagna son pari. Si Sennachérib fût revenu vainqueur de l’Egypte et eût pris Jérusalem, le judaïsme et par conséquent le christianisme n’existeraient pas.
Pendant tout le reste du règne d’Ezéchias, c’est-à-dire pendant une dizaine d’années, les prophètes furent tout-puissans. Isaïe était l’âme des conseils du roi. Ézéchias, convaincu des dons supérieurs de communication de son prophète avec Iahvé, s’inclinait devant lui, et peut-être, en cette dernière période, la modération qui avait signalé la première partie de son règne ne fut-elle pas toujours observée. Il y eut des conspirations, des complots. Les anavim assuraient le roi qu’il triompherait des pervers, et l’engageaient à les exterminer, eux et leur race. Le roi ne paraît pas avoir suivi les mauvais conseils qu’on lui donnait. Les réformes intérieures furent activement poussées dans le sens voulu par les anavim ; le parti des railleurs fut abaissé, et l’autorité passa presque tout entière entre les mains des hommes pieux. La justice fut probablement mieux rendue aux pauvres ; mais les gens du monde, les hommes intelligens furent froissés, les femmes violemment irritées. La force de la réaction qui suivit, sous Manassès, semble bien indiquer que les saints, pendant qu’ils furent les maîtres, abusèrent plus d’une fois de leur pouvoir.
Un des plus beaux morceaux lyriques de la littérature hébraïque, le psaume Quare fremuerunt gentes, se rapporte peut-être à ce temps. Le triomphe des anavim y est associé à une défaite des rois de la terre, qui avaient juré la ruine du peuple saint. Le roi de Sion est l’Oint de Iahvé ; Dieu lui a dit : « Tu es mon fils ; aujourd’hui je t’ai enfanté. » Les complots que l’on forme contre lui sont frivoles. Les impies veulent rejeter le joug qui pèse sur leur tête. Iahvé se rit d’eux. Le roi les gouvernera avec une verge de fer, les brisera comme un vase d’argile. Grande leçon pour ceux qui jugent la terre ! Servir Iahvé avec crainte, voilà ce qui sauve au jour de la colère. Comme Isaïe, le poète lyrique rêve un monde converti au iahvéisme et voit le règne du roi messianique s’étendant jusqu’aux extrémités de la terre.
Une maladie que fit Ézéchias montra bien les nuances singulières de la piété du temps. Isaïe, connaissant la gravité du mal, lui dit : « Règle les affaires de ta maison ; car tu es un homme mort. » Ézéchias se tourna contre le mur et adressa cette prière à son Dieu : « Ah ! Iahvé, souviens-toi donc que j’ai marché devant toi avec fidélité, d’un cœur intègre, et que j’ai toujours fait ce qui était agréable à tes yeux. » Et il pleurait beaucoup. Isaïe n’était pas encore sorti de la cour intérieure que la parole de Iahvé descendit à son oreille : « Retourne et dis à Ézéchias, le chef de mon peuple : Voici ce que dit Iahvé, le dieu de ton père David. J’ai entendu ta prière, j’ai vu tes larmes : je vais te guérir. Dans trois jours, tu monteras à la maison de Iahvé, et j’ajouterai à tes jours quinze années encore. » Ézéchias demanda un signe pour être plus sûr de la vérité de la prophétie. Le prodige choisi par Isaïe reste pour nous une énigme. Il consista, paraît-il, à faire reculer de dix degrés l’ombre du cadran solaire établi dans la cour du palais par Achaz. Isaïe fit en outre appliquer un cataplasme de figues sur la pustule. Le roi, après sa guérison, composa sur sa convalescence un cantique qui nous a été conservé :
« Au milieu de mes jours, je m’en vais aux portes du scheol ;
Je suis privé du surplus de mes ans.
« Je ne verrai plus Iahvé sur la terre des vivans,
Je n’aurai plus de commerce avec les humains,
Je n’aurai pour compagnons que les habitans du repos.
« Ma vie a été emportée loin de moi comme la tente du berger,
Mon existence a été tranchée comme par le tisserand ;
Le fil est coupé ;
Dans quelques heures, tu m’auras achevé.
Ainsi, comme l’hirondelle plaintive, je gémissais,
Je roucoulais comme la colombe,
Mes yeux languissans cherchaient en haut……
Et voilà que tu m’as ramené au salut,
Tu as tiré mon âme de la fosse du néant :
Car tu as jeté derrière toi tous mes péchés.
Le scheol, en effet, ne te célèbre pas ;
La mort ne te loue pas ;
Au fond de la fosse, on ne compte plus sur ta fidélité.
Le vivant, le vivant, voilà celui qui te loue,
Comme je le fais aujourd’hui ;
Le père à ses enfans enseigne ta fidélité.
Iahvé nous a sauvés.
Tous les jours de notre vie on entendra nos lyres,
Auprès de la maison de Iahvé.
Mérodach-Baladan était avec Êzéchias dans des rapports si intimes qu’il crut devoir lui envoyer des ambassadeurs pour le féliciter de sa guérison[15]. Il est probable que le roi de Babylone voulait en même temps l’engager dans une ligue contre Ninive. Ézéchias fit fête aux envoyés et leur montra tout ce qu’il avait de précieux : argent, or, parfums, armes, ustensiles de toute sorte, Isaïe, qui voyait sans doute les conséquences d’une telle alliance, fut mécontent de cette imprudente exhibition. Il réprimanda vivement le roi, et lui annonça, dit-on, qu’un jour toutes ces belles choses seraient transportées à Babylone. Selon des récits relativement modernes, il aurait ajouté que plus d’un de ses descendans serait eunuque dans le palais du roi de Babel. Ézéchias, d’abord ému, se serait rassuré en disant : « Bonne est la parole de Iahvé ! Pourvu du moins que la paix et la sécurité durent autant que moi !.. » Dans cette circonstance, du reste, Isaïe fut encore inspiré par une politique assez sage. La tentative d’indépendance babylonienne à laquelle on attache le nom de Mérodach-Baladan ne paraît pas avoir réussi.
Le règne d’Ézéchias fut d’une trentaine d’années. Ces trente ans virent ce qu’on peut appeler la fondation définitive du judaïsme, par l’espèce de précipité qui s’opéra entre les élémens divers tenus jusqu’alors en suspens dans la conscience israélite. Il y avait en quelque sorte deux iahvéismes, comme, de nos jours, il y a en réalité deux catholicismes : le catholicisme modéré, qui n’est qu’une fidélité traditionnelle au culte établi, et le catholicisme exalté, qui a la fièvre en pensant à l’avenir de l’Église et de la papauté, qui exerce une propagande, qui s’oblige à n’avoir pas de rapports avec les mal pensans. On peut appartenir au culte catholique, même aller à la messe, sans être l’adepte du parti catholique, qui croit le catholicisme destiné à transformer le monde et à résoudre tous les problèmes sociaux. Sous la restauration, quand les jésuites dominaient, on pouvait être très attaché à la religion de son pays sans appartenir à ce qu’on nommait « la congrégation. » Au XVIe siècle, on pouvait se dire très sincèrement chrétien, sans suivre les réformés dans leur manie théologique et sans embrasser leur haine contre l’état religieux fort abusif que les siècles avaient consacré.
Il y avait, de même, parmi les adorateurs de Iahvé, des gens sensés, fort honnêtes à leur manière, qui n’aimaient pas l’extérieur d’affectation austère des prophètes et la part de charlatanerie qu’ils mêlaient à leur activité pieuse. Qu’on se rappelle les frérots, les papelards du temps de saint Louis et l’antipathie qu’ils excitaient. C’était comme une « armée du salut, » importune, hautaine en son humilité, maîtresse du pouvoir, et à laquelle il fallait plaire pour arriver. Forte était la mauvaise humeur des gens sérieux, quand ils voyaient tirer de leur bouge des affiliés de la secte prophétique, qui passaient en une heure de la poussière aux hautes fonctions de l’État. Toutes les fois qu’une coterie dévote s’empare ainsi du gouvernement, elle provoque de vives réactions. Une foule de haines se tenaient en réserve contre les anavim, pour le jour où le protecteur royal viendrait à leur manquer.
Les piétistes sont essentiellement persécuteurs ; ils se plaignent fort, quand on les persécute ; et pourtant ils trouvent très mauvais qu’on les empêche de persécuter les autres ; ils sont si sûrs d’avoir raison ! Le roi fut plus sage que ses pieux amis ; mais son entier dévoûment à la cause des anavim avait excité dans la classe aristocratique des mécontentemens qui devaient un jour éclater violemment. Les mondains et les pauvres de Iahvé devenaient d’irréconciliables ennemis. Pendant soixante-dix ans, sous Manassès, sous Amon et pendant la minorité de Josias, les piétistes expièrent le tort d’avoir triomphé sous Ézéchias avec trop peu de ménagement.
ERNEST RENAN.
- ↑ Voyez la Revue des 1er et 15 mars et des 1er et 15 décembre 1889.
- ↑ Voyez la Revue du 15 mars 1886.
- ↑ Prov., XXV. I.
- ↑ Inscription de Siloé.
- ↑ Auparavant, sans doute, bien des histoires, comme celle de Samson, avaient été modifiées.
- ↑ Job, XXII, 13-14.
- ↑ II Rois, XVIII.
- ↑ Job, XIV, 21-22.
- ↑ « Ces paroles sont de si fort latin et plaines de si grant mistère, que nus… ne les devroit oser translater, car lais gens pouraient errer ; .. et pour ce les trespasserai-je. » Guyart Des Moulins, Histoire littéraire de la France, t. XXVIII p. 449.
- ↑ Isaïe, XII, 1 et suiv., 4 et suiv.
- ↑ Isaïe, ch. XXIX.
- ↑ Isaïe, ch, XXX, XXXI, XXXII.
- ↑ Allusion au rationnement du pain et de l’eau pendant le siège.
- ↑ Isaïe, XXXIX, 2 ; II, chron., XXVII et XXXII.
- ↑ On soupçonne ici quelque arrangement artificiel de l’historiographie hébraïque, influencée par les prophètes.