Études d’Histoire israélite
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 763-787).
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ETUDES
D’HISTOIRE ISRAÉLITE

SAÜL ET DAVID[1]


I.

La royauté devenait une nécessité absolue pour Israël. Toutes les tribus sémitiques, en passant de l’état nomade à l’état sédentaire, avaient adopté cette institution. Seul, Israël avait lutté pendant deux ou trois siècles contre la fatalité qui s’imposait. L’ancien régime patriarcal, complété de la manière la plus insuffisante par les institutions religieuses de Gilgal, de Béthel, de Silo, de Mispa, par l’arche, l’éphod, l’oracle de Iahvé, les nebiim, les sofetim, était devenu une impossibilité. Il mettait Israël dans un état d’infériorité sensible à l’égard de ses voisins, surtout à l’égard des Philistins, dont le territoire n’était pas le vingtième du territoire d’Israël mais dont les institutions politiques et militaires étaient bien supérieures. A toutes les objections que faisaient les sages, partisans des vieilles idées, le peuple répondait : « Non il faut que nous ayons un roi, pour que nous soyons comme toutes les nations et que notre roi nous gouverne, et qu’il sorte à notre tête, et qu’il combatte nos guerres. »,

Le roi ou mélek, si ardemment demande, parce que, évidemment, les conditions du siècle le réclamaient, est, on le voit, le basileus des Grecs homériques. Le basileus, comme son nom l’indique, marche en tête du peuple, entraîne le peuple à la bataille, un bâton à la main ; voilà sa fonction, voilà son rôle. C’est le Herzog germaniaue 11 a fallu d’énormes transformations pour qu’une royauté née sous de telles auspices soit devenue une sorte de sacrement. Grâce à la Bible, on peut suivre d’âge en âge cette évolution singulière des idées d’Israël. A l’heure où nous sommes, le problème est tout profane et militaire : Israël veut exister comme nation. Chaque pas vers l’unité nationale est un pas vers la royauté. L’œuvre qu’avaient tentée vainement Gédéon, Abimélek Jephté, allait enfin être accomplie par un Benjaminite, médiocre d’esprit mais brave et fort, que les besoins du temps devaient élever au-dessus de ce que son mérite et son ambition semblaient comporter.

« Saül prit la royauté sur Israël, » dit le plus ancien texte relatif à ces événemens. On ne saurait nier cependant que Samuël n’ait pu avoir en ce grave événement, une paît décisive, non pour combattre l’établissement de la monarchie, selon la version plus tard accréditée par l’historien théocrate, mais, au contraire, pour y servir, comme nous le disent les textes les plus anciens. Selon ces textes, Samuël sur une révélation de Iahvé, aurait désigné le roi et l’aurait consacré. impossible de savoir, pour une aussi haute antiquité de telles choses avec précision. Saül avait, indépendamment de toute désignation prophétique, les qualités royales du temps. Il était l’homme accompli d’un âge simple, où la force corporelle passait pour le premier des dons.

C’était un héros antique, un grand et bel homme, très courageux, très robuste, de Gibéa en Benjamin. Les Benjaminites constituaient la sélection militaire d’Israël. Ils étaient vigoureux, adroits, rompus aux exercices du corps. Quand Saül était dans la foule des Benjaminites, il dépassait tout le monde de la hauteur des épaules. Des circonstances, sur lesquelles s’exerça la légende, le mirent en rapport avec Samuël. Saül fit, à ce qu’il parait, un séjour prolongé chez les prophètes, dansant et chantant avec eux. Il prit là des habitudes d’exaltation, qui, après l’avoir servi, devaient le perdre. Les gens de Gibéa, ses compatriotes, le voyant de la sorte agité par l’esprit de Dieu, furent étonnés, et un proverbe fut frappé à ce sujet : « Quoi, Saül aussi parmi les prophètes! » Saül s’imposa d’abord une certaine réserve sur ses relations avec Samuël. Il attendait qu’une occasion d’éclat vînt le désigner au choix des tribus.

Elle ne tarda pas à se présenter. La ville de Jabès en Galaad, vivement serrée par Nahas l’Ammonite, envoyait messages sur messages aux tribus pour qu’on vînt la secourir. Gibéa, centre très militaire, ressentit une vive émotion. Saül fut saisi par l’esprit de Dieu et entra dans des transports de colère. Il prit une paire de bœufs, les mit en pièces, et envoya les morceaux à tous les cantons d’Israël, avec des émissaires qui disaient : « Ainsi sera-t-il fait aux bœufs de quiconque ne suivra pas Saül. » Un mouvement extraordinaire s’empara du pays; l’affaire fut menée avec promptitude; Jabès en Galaad fut débloqué au bout de quelques jours.

C’était bien là un indice des grands progrès accomplis dans l’œuvre d’unification d’Israël. Benjamin se levant pour voler au secours d’une ville aussi éloignée que Jabès, voilà un fait tout nouveau. Le héros benjaminite qui l’avait réalisé était de droit roi d’Israël. Il y eut des signes d’opposition, que Samuël paraît avoir calmés. Le prophète avait fixé Galgal comme le lieu où l’on devait procédera l’établissement de la royauté. Il fut fait comme il l’avait voulu. A Galgal, le peuple étant assemblé, Saül fut proclamé roi d’Israël « en présence de Iahvé. » On fit des sacrifices d’actions de grâces. Le peuple se livra, avec Saül, à de grandes réjouissances.

D’après ce récit, de beaucoup le plus authentique, la royauté est une bonne chose. C’est Dieu qui la donne au peuple, sans qu’il l’ait demandée, comme une sauvegarde. Tout se fait avec la connivence de Samuël. Plus tard, on raconta l’événement d’une tout autre manière. On supposa que Samuël, devenu vieux, établit ses deux fils, Joël et Abiah, juges sur Israël, mais que ceux-ci, loin d’imiter leur père, se laissèrent corrompre, reçurent des cadeaux, firent fléchir la justice. Alors tous les vieillards d’Israël seraient venus trouver Samuël à Rama, et lui auraient demandé un roi pour les gouverner, « comme en ont tous les peuples. » Non sans de vives objections, et après leur avoir tracé un tableau fort sobre des abus de la royauté, Samuël aurait consenti à contre cœur.

Ce sont là les sentimens qu’éprouvèrent en effet les prophètes à une époque bien plus moderne. On les prêta rétrospectivement à Samuël. Les hommes de Dieu, les prophètes qui avaient pour idéal de revenir sans cesse à l’ancienne vie patriarcale, et qui trouvaient le plus souvent dans la royauté un obstacle à leurs utopies, voyaient une sorte de sacrilège en la transformation qui fit d’Israël un pays comme un autre. Iahvé était le vrai roi du peuple, dans le système théocratique. Lui substituer un roi profane était une impiété, une ingratitude, une apostasie. C’était une marque de défiance; c’était dire à Iahvé qu’il ne suffisait pas à défendre son peuple, qu’un roi valait mieux. La théocratie revêtait ainsi l’apparence de la démocratie. Le roi, représentant d’une société laïque et profane, apparaissait comme une diminution de la société religieuse.

Tel ne fut sûrement pas le sentiment de Samuël. La satire qu’il est censé faire de la royauté vise le règne de Salomon, qu’il ne pouvait prévoir soixante ans d’avance. Mais, idéalement parlant, la page fine et naïve où se résume la politique de la théocratie israélite a toute sa vérité. La dualité est déjà établie. Israël aspire à deux choses contradictoires : il veut être comme tout le monde et être à part ; il prétend mener de front une destinée réelle supportable et un rêve idéal impossible. Le prophétisme et la royauté sont mis, dès l’origine, en opposition absolue. Un état laïque, obéissant à toutes les nécessités des états laïques, et une démocratie théocratique, minant perpétuellement les bases de l’ordre civil ; voilà la lutte dont le développement remplit toute l’histoire d’Israël et lui donne un si haut cachet d’originalité. En choisissant pour théâtre de la lutte la conscience même de Samuël, l’historien théocrate a fait comme Denys d’Halicarnasse, prêtant les raisonnemens les plus profonds de la politique romaine à Romulus.

L’institution de la royauté en Israël fut un fait tout profane ; il ne s’y mêla aucune idée religieuse. Bien que des récits fort anciens nous montrent Saül en rapports avec les nabis, il ne tenait rien, à ce qu’il semble, des cohanim. La fiole d’huile que Samuël est censé verser sur sa tête est une légende, et, en tout cas, n’est pas inconciliable avec les données très sérieuses qui montrent la royauté d’Israël sortant d’une espèce de champ de mai. Les sacrifices qui se firent, dit-on, à Galgal, étaient le festin obligé de toute solennité. Le narrateur biblique entend sans doute que ces sacrifices furent offerts à Iahvé. Cela put être. Remarquons cependant que Saül fut, comme Gédéon et Jephté, un adorateur intermittent de Iahvé. Ses fils s’appellent Jonathas, Meribaal, lsbaa1, Milkisua; ce qui prouve qu’il flotlait entre les mots de Baal, de Milik ou Moloch, de Iahvé, pour désigner la divinité. L’impossibilité où il se trouva, durant tout son règne, de s’entendre avec les pro{)hèles et les prêtres, prouve bien que l’origine de son pouvoir fut laïque, et c’est bien là le caractère que la royauté gardera en Israël jusqu’à ses derniers jours. « Le roi fut fait en Israël par l’assemblée des chefs du peuple et l’accord de toutes les tribus; » voilà une des rares généralités historiques qu’on lit dans les vieux textes hébreux, et la place singulière où se lit cette maxime[2] n’est pas une des moindres preuves de la haute signification constitutionnelle qu’on lui donnait.


II.

Saül paraît avoir régné une vingtaine d’années sur Israël. Sa femme légitime était Ahinoam, fille d’Ahimaas ; elle lui donna quatre fils, dont deux seulement jouèrent un rôle. Il eut, en outre, plusieurs concubines, qui créèrent, à Gibéa, d’assez nombreuses lignées collatérales de Saülides.

Saül n’eut pas de capitale proprement dite. Il demeurait habituellement dans son bourg d’origine, à Gibéa de Benjamin, qui fut de lui appelée Gibéa de Saül. Il menait là en famille, sans aucun faste ni cérémonial, une simple vie de paysan noble, cultivant ses champs, quand il n’était pas en guerre, ne se mêlant du reste d’aucune affaire. Sa maison avait une certaine ampleur. A chaque nouvelle lune, il y avait des sacrifices et des festins, où tous les officiers avaient leur place marquée. Le siège du roi était adossé au mur. Il avait, pour exécuter ses ordres, des râcim, « coureurs, » analogues aux chaouch de l’Orient moderne. Du reste, rien qui ressemblât à une cour. De superbes hommes du voisinage, plus ou moins ses parens, comme Abner, lui tenaient compagnie. C’était une espèce de noblesse rustique et militaire à la fois, solide pierre angulaire, comme on en trouve à la base des monarchies durables. Mais l’insuffisance de l’homme rendit tout inutile. La royauté était fondée ; mais la dynastie n’était pas trouvée : on n’était pas sorti encore de la période des tâtonnemens.

A une époque plus moderne, on présenta le règne de Saül comme perpétuellement traversé par des difficultés venant de Samuël. Le vieux prophète, qui était censé n’avoir fait la royauté que malgré lui, aurait essayé de retirer en détail ce qu’il avait été obligé d’accorder. C’est là, nous le répétons, un récit conçu au point de vue théocratique d’un âge postérieur. Rien, dans les textes vraiment historiques, ne prouve que Samuël ait voulu nuire à Saül. Quelle eût été la cause de cette opposition? Saül ne chercha jamais à empiéter sur le rôle prophétique de Samuël ; son pouvoir fut tout militaire ; il n’innova rien en religion. Son iahvéisme ne paraît pas avoir été fort rigoureux; mais celui de Samuël l’était-il davantage? L’éclectisme théologique était encore très large en ce temps. Des prêtres de Iahvé s’appelaient Ahimilik, et on a pu se demander si ce n’est pas le même prêtre qui s’appelle ici Ahiah, là Ahimilik. Comme Samuël, Saül sacrifiait sur les places déjà consacrées, élevait des autels de pierre brute, n’avait aucune répugnance pour les noms divers sous lesquels l’Éternel était honoré sur les hauts-lieux. David et sa femme Mikal, fille de Saül, avaient chez eux, comme nous le verrons, des téraphim sculptés, qui jouaient le rôle de dieux domestiques et étaient l’objet d’un culte religieux.

Les accès de corybantisme sacré auxquels Saül était sujet n’avaient pas plus de lien avec le iahvéisme qu’avec tout autre culte. Ces accès étaient considérés comme des effets de l’esprit de Dieu soufflant où il veut. C’était de l’élohisme pur. La raison de Saül paraît avoir subi d’étranges naufrages en traversant ces bizarreries, dont on enseignait en quelque sorte la recette dans les écoles de prophètes. Son intelligence, qui participait à toutes les faiblesses du temps, s’y égara, il alla jusqu’à la nécromancie, et, à ce qu’il paraît, il s’en dégoûta, puisqu’on lui prête une loi contre les nécromanciens et les sorciers. Le progrès religieux lut presque nul sous son règne. Jamais on n’abusa plus de l’urim et tummim. Les questions les plus graves étaient mises au sort des dés, avec une confiance supposant une foi bien aveugle chez les adeptes, et, chez les prêtres dépositaires de l’outil sacré, une audace vraiment inouïe.

C’est comme chef de guerre que Saül fut vraiment une colonne en l’histoire d’Israël. Il fut puissamment secondé dans cette tâche par son fils, le brave et loyal Jonathas. Quand Saül prit le titre royal, la situation était navrante. Les Philistins avaient des postes au cœur même du pays, à Géba par exemple. Saül et Jonathas étaient presque seuls armés. Il paraît que les Philistins vainqueurs avaient supprimé en Israël la fabrication et même la réparation des objets de fer, si bien que, pour aiguiser leurs instrumens aratoires, les Israélites étaient obligés d’aller chez les Philistins. La désorganisation militaire, amenée par l’importance exclusive d’hommes tels que Samuël, étrangers à la guerre, était complète. Saül et Jonathas firent, pour rétablir la situation, des prodiges de valeur et d’activité. Jusque-là, l’armée d’Israël n’avait été qu’une Landwehr, commandée, pendant le temps de sa réunion en armes, par un chef d’occasion. A partir de Saül, il y a une armée permanente; il y a du moins des cadres, un sar-saba ou séraskier, des hommes de guerre par état, des chefs ayant leurs soldats dans leurs mains. Tel fut surtout un certain Abner, ou Abiner, qui semble avoir été cousin germain de Saül, et qui fut évidemment un capitaine de grande capacité.

La première campagne de Saül eut pour point d’appui Mikmas, Béthel et Gibéa. Saül et Jonathas s’établirent solidement dans ces parages ; Jonathas battit la petite garnison philistine de Géba. Ce succès partiel amena un retour offensif de toutes les forces des Philistins. Le pays fut entièrement occupé ; le peuple fut obligé de se cacher dans les cavernes, dans les citernes, dans les endroits rocailleux et couverts de broussailles. Plusieurs passèrent le Jourdain et se réfugièrent en Gad et Galaad. Une puissante cavalerie et de nombreux chars de guerre couvrirent toute la région au nord de Jérusalem sur une largeur de plusieurs lieues.

Ce nombre même fit la faiblesse des envahisseurs. Ils avaient avec eux une grande suite de valets d’armée, dont la plupart étaient Israélites, et qui, voyant la ferme attitude de Saül et de Jonathas, firent cause commune avec leurs anciens compatriotes. La bataille s’étendit entre Mikmas et Aïalon. La poursuite fut meurtrière pour l’ennemi. Il laissa derrière lui un butin considérable. Les Israélites, affamés, se jetèrent sur les bœufs et les veaux, les égorgèrent sur place et les mangèrent avec le sang. Cette circonstance consterna Saül. Le fait de manger de la chair non saignée passait pour un crime. Saül se fit apporter une grosse pierre ; sur cette pierre, chacun amena son bœuf ou son mouton et l’égorgea; puis on recommença le festin. Cela dura toute la nuit. La grosse pierre fut tenue pour un autel, «le premier que Saül bâtit à Iahvé. »

Le prêtre de Silo, Ahiah, arrière-petit-fils d’Éli, suivait l’armée avec son éphod. On le consultait dans tous les cas embarrassans. Un moment, l’éphod refusa de répondre. C’était l’indice d’une perturbation profonde. Iahvé n’était plus en communication avec son peuple. On supposa un grand crime, cause de cette mauvaise humeur momentanée de Iahvé. Le hérem, c’est-à-dire l’anathème entraînant la mort, fut jeté sur celui que désignerait Iahvé. On procéda, comme toujours, par dichotomie ; d’un côté l’armée tout entière, de l’autre Saül et Jonathas. « Si la faute est à moi ou à Jonathas, dit Saül, donne urim. Si la faute est au peuple, donne tummim. » Ce fut urim qui sortit. La question fut ensuite posée entre Saül et son fils. Ce fut Jonathas qui tomba. Il se trouva que Jonathas avait encouru, sans le savoir, un cas de mort juré par son père. L’imagination Israélite aimait ces légendes, propres à relever le caractère absolu du serment. On se rappelle Jephté. Mais, dans le cas de Jonathas, la conscience populaire protesta. Jonathas fut sauvé.

Les récits héroïques se formèrent rapidement sur ces guerres, où l’aventure individuelle tenait encore le premier rang. Les Philistins passaient pour posséder dans leur sein beaucoup de restes de l’antique race des Énakim ou Refaïm, presque tous de Gath. Comme les Israélites étaient de taille moyenne, ces géans les étonnaient et les effrayaient. Un type très ordinaire de la légende militaire lui de mettre aux prises un de ces géans avec un gibbor Israélite, auquel restait naturellement la victoire. On connaît au moins quatre de ces récits, dont le plus moderne et le plus développé est celui où le jeune David tue avec sa fronde le géant Goliath. Mais ce nom légendaire avait déjà servi, puisque l’épée de Goliath est remise à David par les prêtres de Nob comme un trophée depuis longtemps consacré. L’opposition des faibles engins de l’Israélite et des terribles armes de l’étranger faisait le piquant de ces aventures, qui se terminaient toujours par l’agréable spectacle de l’étranger tué, malgré son casque et sa cuirasse, pur des moyens enfantins.

Saül tint, de la sorte, une véritable école de guerre, dont le nerf fut la tribu de Benjamin. Les bandes cariennes et pélasgiques de Gath et d’Ekron trouvèrent en face d’elles une organisation capable de leur résister. C’était une guerre continue, une sorte de duel, «ans autre interruption que celle des saisons. Le résultat général fut favorable à Israël; les Philistins furent refoulés dans la plaine maritime, leur domaine naturel; la montagne fut à peu près délivrée de leurs incursions.

Les campagnes de Saül contre les Moabites, contre les Ammonites, contre l’Aram de Soba, sont peu connues. Ce qu’on rapporte de sa guerre contre les Amalécites et leur roi Agag appartient à un récit moderne, tout à fait faussé par l’intention d’abaisser la royauté devant le prophétisme. Il est certain, cependant, qu’une partie de l’activité de Saül lut employée à réprimer les bédouins de l’Est, qui pillaient le paisible Israël.

On comprend moins l’acharnement que Saül montra contre les Chananéens, surtout contre les Gabaonites, qui avaient obtenu leur charte lors de la première conquête du pays. Il eût été d’une bien meilleure politique de chercher à s’assimiler ces populations, rendues peu dangereuses par leur état de désorganisation. Saül, au contraire, essaya de les exterminer, et montra dans cette circonstance une cruauté extrême. Il en résulta plus tard pour sa famille des représailles terribles.

Une telle royauté, fondée, selon toutes les règles de l’histoire, sur l’héroïsme et sur des services de premier ordre rendus à l’unité nationale, aurait mérité d’être tranquille, prospère et de servir de commencement à une dynastie. Il n’en fut rien cependant. Le règne de Saül, bien que très fructueux pour Israël, fut pour le fils de Kis et pour sa famille plein de tristesses et de troubles profonds. Homme de grand courage et excellent soldat, Saül avait évidemment peu de tête. Il abusait de l’éphod, et demandait aux hasards de l’urim et tummim ce qu’il n’aurait dû demander qu’à sa sagesse. On vit rarement une assiette d’esprit plus superstitieuse. La perpétuelle terreur d’une force inconnue et capricieuse empêchait chez lui tout exercice sain du jugement. Des rapports prolongés avec les écoles de prophètes lui avaient donné une débilité nerveuse, une sorte de tendance à l’épilepsie. Tout cela, joint à un tempérament mélancolique et aux responsabilités d’un rôle nouveau en Israël, perdit le pauvre Saül, Il tomba dans une sorte de folie, que l’on considéra comme l’effet d’un souille malveillant de Dieu. Frappé d’inconscience, il se livrait à des gestes désordonnés, comme ceux des prophètes en leurs accès. On ne réussissait à le ramener à lui que par une musique analogue à celle des nabis. Les sous graves de la harpe surtout le calmaient. En ses momens d’humeur noire, on appelait les harpistes les plus habiles pour remédier au trouble de ses sens.

Dans ce monde passionné de l’ambition orientale, l’homme n’a pas le droit de faire une faute. Il y a toujours à portée quelqu’un de prêt à en profiter. Les intermittences de la raison de Saül eussent été de médiocre conséquence, si le sort n’eût placé à côté de lui un homme qui avait justement toutes les qualités d’habileté dont il était dépourvu. Le mythe étymologique de Jacob, « le supplantateur, » a été une réalité bien des fois dans la vieille histoire d’Israël.


III.

« Et la guerre avec les Philistins fut violente durant tous les jours de Saül, et, chaque fois que Saül voyait un homme brave et fort, il se l’attachait. » Ces mots paraissent avoir été le début du chapitre concernant David dans le livre des Guerres de Iahvé. Ils sont le plus bel éloge de Saül et résument parfaitement son rôle historique. Saül fut l’organisateur d’une chose qui n’avait pas existé jusque-là : l’armée Israélite. Mais, en général, dans l’histoire, l’homme est puni de ce qu’il fait de bien et récompensé de ce qu’il fait de mal. Cet esprit accueillant de Saül devait mettre en évidence l’homme qui allait le miner, lui et sa maison. Le sort de ceux qui ont travaillé à une œuvre est souvent de la voir passer en des mains plus capables de la faire réussir, et ainsi de voir leur création se continuer mieux que par eux, sans eux. L’histoire est tout le contraire de la vertu récompensée. La famille du véritable fondateur de la force d’Israël fut exterminée. Le condottiere sans scrupules qui prit sa place devint le roi « selon le cœur de Dieu, » l’aïeul censé de Jésus, celui que l’opinion de l’humanité a couronné de toutes les auréoles. Telle est la justice de Iahvé; le monde appartient à ceux qui lui plaisent.

Dans une des campagnes contre les Philistins, dont le théâtre fut le ouadi des Chênes, près de Soco, et Éphès-Dammim, en Juda, on commença de remarquer un Bethléhémite nommé Daoud ou David, fils d’Isaï. Ce jour-là, on admira surtout l’héroïsme d’un certain Éléazar, fils de Dodo l’Ahohite, qui, presque seul, arrêta les Philistins vainqueurs. David fut tout le temps à côté de lui, combattant avec rage. La réputation du jeune guerrier grandit promptement. Il était brave, hardi, adroit, et, à l’égal des Benjaminites, excellent frondeur. Mais ce qu’il avait de plus extraordinaire, c’étaient ses qualités civiles et sociales. Il naît parfois, dans cet Orient sémitique, habituellement dur et rébarbatif, des prodiges de grâce, d’élégance et d’esprit. David fui un de ces charmeurs. Capable des plus grands crimes, quand les circonstances l’exigeaient, il était capable aussi des sentimens les plus délicats. Il savait se rendre populaire ; dès qu’on le connaissait, on s’attachait à lui. Son type de figure tranchait sur les visages basanés de ses contribules. Il avait le teint rose, des traits fins et aimables, une parole douce et aisée. De très anciens textes le présentent comme habile cithariste et poète exercé.

Il semblait avoir été créé pour réussir. C’était le premier homme de Juda qui fût arrivé à la notoriété. Il bénéficiait en quelque sorte des efforts anonymes qui l’avaient précédé. Une circonstance qui fait bien de l’honneur à Jonathas, c’est la vive amitié qu’il conçut pour ce jeune homme, jusque-là inconnu, aussi brave et plus intelligent que lui, qui devait un jour être si funeste à sa famille. Il le vêtit, l’arma, et les deux jeunes gens firent une alliance à la vie et à la mort.

David fut bientôt chargé de razzia, où il réussit admirablement. On l’aimait beaucoup dans tout Benjamin. Au retour d’une expédition où il s’était trouvé avec Saül, les femmes des villages qu’on traversait sortaient au-devant des vainqueurs, en dansant, agitant leurs sistres et chantant des chœurs. Or le refrain de ce jour-là fut :


Saül en a tué mille,
Et David dix mille.


Le tempérament de Saül le disposait à la jalousie. On eût été, d’ailleurs, il faut le dire, jaloux à moins. Il y a des hommes que la popularité devance, presque sans qu’ils l’aient cherchée, que l’opinion prend par la main, pour ainsi dire, auxquels elle commande des crimes en vue d’un programme qu’elle leur impose. Tel fut Bonaparte, tel fut David. Le criminel, en pareil cas, c’est surtout la foule, vraie lady Macbeth, qui, dès qu’elle a choisi son favori, l’enivre de ce mot magique : «Tu seras roi. » Jonathas lui-même, avec une modestie exquise, s’inclinait devant David. Celui-ci ne faisait pas des actes directs de prétendant ; mais il s’envisageait comme une sorte d’héritier désigné, pour le cas où le roi viendrait à mourir. La situation devenait chaque jour plus fausse entre David et Saül.

Selon une version contenue dans les parties de la biographie de David qui n’ont qu’une médiocre autorité, Saül aurait essayé une ou deux fois de le percer de sa lance. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le malheureux roi se rongeait intérieurement. Il chercha autant que possible à éloigner David. On lui prêta l’idée de lui confier des missions périlleuses pour le perdre : « Qu’il meure, se serait-il dit, de la main des Philistins! » Mais toutes ces petites expéditions, dont on racontait des merveilles, ne faisaient que rendre David de plus en plus cher au peuple. On raffolait de lui, et le pauvre Saül put en effet prononcer dans son cœur le mot qu’on lui prête : « Il ne lui manque plus que la royauté. » Si ce qui est raconté des mésintelligences dj Samuël et de Saül a quelque vérité historique, on pourrait dire que le parti iahvéiste, mécontent de Saül, passa du côté de David. Nous sommes trop peu renseignés pour nous exprimer d’une manière aussi précise. David, cependant, fut bien ce qu’on peut appeler, en tenant compte de la différence des temps, le chef du parti clérical. Les écoles de prophètes, à Rama, les prêtres de Iahvé, à Nob, intriguaient ouvertement pour lui. Le parti clérical, sous les dehors les plus divers, a toujours eu le don d’agacer vivement ses ennemis. On conçoit combien toutes ces taquineries, grossies par la susceptibilité exaltée de Saül, devaient agir sur une imagination malade et des nerfs excités.

Pour se donner l’air de partager le sentiment d’enthousiasme de la foule, en réalité pour perdre son rival, en l’engageant de plus en plus dans un rôle de brillans périls, Saül lui donna en mariage sa fille Mikal. Mais tout se tourne contre les jaloux. Mikal aima beaucoup le jeune héros et prit parti pour lui contre son père. Jonathas écarta deux ou trois fois les projets homicides qui naissaient dans l’esprit de Saül. Quant à Mikal, on raconta l’affaire d’une manière plaisante. Sachant que des gens voulaient venir tuer son mari, elle le fit échapper et mit dans le lit, à sa place, le téraphim de la maison, l’affublant d’habits et le coiffant d’une couverture en poil de chèvre, pour tromper les assassins. Ces grands pénates en bois entraient, on le voit, jusque dans les maisons qu’on devait supposer les plus adonnées au iahvéisme pur. Personne encore n’en faisait l’objet d’un blâme et ne voyait dans ces dieux sculptés une injure à Iahvé.

David fut ainsi jeté dans une existence errante, où sa fécondité de ruses trouva de fréquentes occasions de s’exercer. Cette période de sa vie fut remplie d’aventures sur lesquelles l’imagination des conteurs s’exerça. On se complut surtout à mettre en saillie les services que Jonathas aurait rendus au disgracié et les épreuves que subit la fidélité des deux amis. Beaucoup de ces épisodes purent être écrits d’après les récits de David lui-même, qui probablement prenait plaisir, sur ses vieux jours, à raconter certaines prouesses que lui seul pouvait savoir : comment, par exemple, sa femme Mikal l’avait sauvé; comment, dans la caverne d’Engaddi, il eut la vie de Saül dans sa main et se contenta de lui couper, sans qu’il s’en aperçût, un pan de son manteau ; comment il se sauva de chez Akis, roi de Gath, en contrefaisant le fou, selon une ruse assez familière aux Orientaux.

La vie du banni et celle du bandit ne différaient pas, dans l’antiquité. David, sans asile sûr, vint se cacher dans une grotte près d’Adullam. Ses frères et plusieurs de ses parens vinrent de Bethléhem l’y rejoindre. La caverne devint bientôt un repaire de brigands. Tous les gens qui étaient mal dans leurs affaires, ou qui avaient des créanciers, les mécontens de toute espèce, en un mot, le prirent pour leur chef, et il fut bientôt à la tête d’une bande de quatre cents compagnons. Ce fut le noyau des Gibborim ou forts de David. Ces guerriers vivaient de maraude; ils étaient dans la période de la vie épique où le héros pille encore le pays qu’il doit plus tard protéger.

La plus grande partie de la famille de David était restée à Bethléhem ; elle se trouvait ainsi sous la main de Saül, et David craignait pour elle les plus sanglantes représailles. Il trouva moyen de la conduire dans le pays de Moab, et il la mit sous la sauvegarde du roi de ce pays. Puis il revint à sa caverne d’Adullam, où il se fortifia. Mais le prophète Gad le dissuada d’y rester. Adullam était trop rapproché des cantons où Saül régnait en maître. Dans l’intérieur de la tribu de Juda, au contraire, l’autorité de Saül était à peine reconnue. Gad lui conseilla de s’y rendre. effectivement, David alla se cacher, avec ses brigands, dans la forêt de Héret.

Un cruel incident vint bientôt envenimer la lutte et la porter aux atrocités. Un des endroits où le culte tendait à se centraliser était le village de Nob, au nord de Jérusalem. Il y avait là une tente sacrée, peut-être déjà un commencement de construction, avec un autel où étaient étalés les pains azymes, un éphod, un trésor d’objets consacrés et surtout un sacerdoce nombreux qui avait soin du sanctuaire et en vivait. David, dans une course qu’il fit de ce côté avec ses gens, s’adressa au chef des prêtres, qui s’appelait Ahimilik, et lui demanda du pain pour sa troupe. Ahimilik, n’ayant pas de pain commun à lui donner, crut pouvoir passer sur les règles liturgiques. Il offrit à David, pour lui et ses gens, les pains consacrés qui étaient devant l’autel, à condition cependant qu’il affirmât que ses gens étaient purs de tout commerce avec les femmes. David demanda ensuite à Ahimilik s’il avait des armes ; le prêtre répondit : « Il y a l’épée du Philistin Goliath; la voici enveloppée dans le manteau, derrière l’éphod. Si tu veux la prendre, prends-la, car il n’y en a pas d’autre ici. » Et David dit : « Elle n’a pas sa pareille; donne-la-moi. » Ahimilik consulta, en outre, son éphod pour David ; la sympathie, en un mot, fut complète entre David et les prêtres de Nob.

Tout cela fut rapporté à Saül par son intendant l’Édomite Doëg, homme jaloux et méchant. Le roi fit venir à Gibéa Ahimilik et sa famille. Ahimilik défendit David avec beaucoup de modération. Tout fut inutile : Saül ordonna de mettre à mort les prêtres de Nob. Les racim israélites refusèrent de procéder au massacre ; il fallut recourir à Doëg pour l’exécution. Selon la légende, tous les prêtres furent tués, et Nob fut détruit ; un seul fils d’Ahimilik, nommé Abiatar, s’échappa et se sauva auprès de David. Ce qui est probable, c’est qu’Abiatar était resté à Nob et qu’à la nouvelle du meurtre de son père et de ses frères, il alla rejoindre David. Il portait, en effet, l’éphod avec lui ; or il n’est pas probable que la troupe sacerdotale eût pris l’ustensile sacré, quand elle vint trouver Saül après la dénonciation de Doëg.

L’oracle de Iahvé, ainsi tombé entre les mains de David, lui rendit de signalés services. Le bruit s’étant répandu que les Philistins attaquaient le village de Quéila et pillaient les aires, David consulta Iahvé pour savoir s’il devait se porter sur Quéila. La réponse fut favorable. David marcha, malgré l’avis de ses compagnons, et réussit complètement. Il commit seulement une imprudence en entrant, avec une poignée d’hommes, dans une ville fermée. C’est une faute que les brigands bédouins évitent de faire, sachant qu’ils perdent tous leurs avantages dans les villes. Saül vit la maladresse et résolut, par un coup de main rapide, d’enlever David. La question pour celui-ci était de savoir si les gens de la ville le livreraient à Saül. L’oracle ne lui laissa aucune illusion à cet égard. Il se hâta donc de quitter Quéila avec ses six cents hommes ; puis il gagna le pic de Hakila et la partie boisée du désert de Ziph, district montagneux du côté d’Hébron, où il vécut d’aventures, se cachant dans les cavernes et les lieux forts.

Hébron est à peu près sur le sommet de la chaîne des montagnes de Juda, qui se prolonge de quelques lieues vers le sud. Sur cette continuation de la ligne de séparation des eaux, entre la Méditerranée et la Mer-Morte, se trouvaient ou plutôt se trouvent les villes ou villages de Ziph, Carmel et Maon. A l’ouest de ces villes, le pays est riche et fertile. Mais à l’est, du côté de la Mer-Morte, s’ouvre l’affreux désert de Juda. C’est là que David fixa le quartier-général de sa bande : Saül n’y pouvait rien contre lui. Les Hébronites paraissent lui avoir été favorables. Au sud étaient les Jérahmélites et les Kénites, peuplades toujours amies d’Israël.

Ziph et Maon furent les vrais centres de formation du royaume de David. La séparation entre lui et Saül devenait chaque jour plus violente. Le pouvoir de Saül ne tenait plus guère qu’en Benjamin. Juda, en réalité, était pour David. Les Ziphites, cependant, trahirent leur hôte. Ils allèrent à Gibéa le dénoncer à Saül, et celui-ci vint en force pour le saisir. David était en ce moment dans le désert, sur un rocher qu’on appelait le rocher des Glissades, près de Maon ; Saül le serrait de près, quand on vint lui apprendre une attaque des Philistins, qui l’obligea de lâcher prise. On crut plus tard que le nom du rocher vint de cet événement, parce que David y avait glissé comme une anguille entre les mains de son ennemi.

David, craignant que Saül, après avoir battu les Philistins, ne fît contre lui un retour offensif, quitta la région de Ziph et de Maon, descendit vers la Mer-Morte, et s’établit dans les retraites encore plus inabordables que fournissent les acropoles de rochers au-dessus d’Engaddi. Ces montagnes, en apparence, ne sont accessibles qu’aux chamois. Saül y apparut néanmoins, avec trois mille hommes d’élite, commandés par Abner. Selon un joli récit, bien inventé s’il n’est vrai, David, caché dans une caverne, aurait eu un moment son ennemi à sa disposition, et se serait borné à la malice inoffensive de lui découper un coin de son vêtement. D’après une autre anecdote, plus artistement combinée encore et digne du roman d’Antar, David trouva moyen de voler à Saül sa lance et sa cruche d’eau, ce qui lui fournit une bonne occasion de railler Abner. David, à part les conséquences qu’entraîne le brigandage, se comportait avec une modération relative. On raconta comme un prodige de sagesse sa conduite envers un Maonite nommé Nabal, homme riche, qui avait aux environs beaucoup de troupeaux. Avec le sentiment ordinaire au bédouin, qui croit avoir le droit d’être payé pour ce qu’il ne vole pas, et se regarde comme le protecteur des gens qu’il ne pille pas, les gens de David firent un jour remarquer à Nabal que jamais une pièce de son troupeau n’avait manqué, ce qui, de la part de voisins affamés, n’était pas un mince mérite. Nabal fut impertinent ; Abigaïl, sa femme, arrangea tout par sa politesse. Nabal mourut à propos, quelques jours après, et David épousa Abigaïl. Il épousa encore une autre femme de ces parages, nommée Ahinoam. Mikal n’avait pas suivi David dans son exil. Une femme, d’après les idées du temps, ne devant jamais être sans mari, son père l’avait donnée à un de ses officiers de la tribu de Benjamin.

Un fait de la vie errante de David, beaucoup plus difficile à justifier, est son séjour chez les ennemis les plus acharnés de sa patrie, chez les Philistins. Rien n’est pourtant plus certain : David passa seize mois, avec ses six cents hommes et ses deux femmes, chez Akis, fils de Maok, roi de Gath. On assigna pour résidence aux Judaïtes fugitifs le bourg de Siklag, qui, à partir de ce moment, devint une sorte d’enclave dans le pays des Philistins, et appartint aux rois de Juda, comme une concession à perpétuité. Cela faisait une petite colonie israélite complète. Abiatar, avec son éphod, y représentait le culte de Iahvé, dans la principale de ses applications, qui était de conseiller en vue de l’avenir.

De Siklag, David dirigea des expéditions de pillage et de massacre contre les peuplades nomades du désert de Pharan, surtout contre les Amalécites. Ces populations étaient amies des Philistins et ennemies d’Israël. David ne croyait donc pas manquer au patriotisme en leur faisant tout le mal possible. Craignant, d’un autre côté, que ces massacres de tribus amies ne déplussent aux Philistins, il prenait la précaution de tuer tout, hommes, femmes et enfans. Il n’amenait à Gath comme butin que des troupeaux et des objets volés. Puis, quand Akis lui demandait contre qui il avait dirigé sa dernière razzia, il répondait : «Du côté du Négeb de Juda, » ou « des Jérahmélites, » ou « des Kénites,» populations amies d’Israël. Akis était fort content ; car il profitait du butin et se disait que, par de tels exploits, David se rendait odieux à ses compatriotes, ce qui le forcerait de rester éternellement à son service.

La situation devint plus embarrassante encore, quand Akis fit part à David de l’intention qu’il avait de faire une expédition contre les Israélites, et le nomma garde de sa propre personne. David répondit d’une manière évasive. Il s’agissait d’une vraie guerre, bien différente des coups de main qui avaient précédé. Ceux-ci n’avaient porté que sur les localités proches des villes philistines ; cette fois, au contraire, l’armée des Philistins se dirigea vers la plaine de Jezraël, avec l’intention de s’y établir d’une manière durable, ainsi qu’à Beth-Séan, et dans la vallée du Jourdain. David et ses gens marchaient à l’arrière-garde avec Akis. La fortune, qui si souvent déjà l’avait servi et que, du reste, il secondait par une rouerie à toute épreuve, le sauva de cette rencontre, la plus dangereuse de toutes. Les chefs philistins, très sensément, il faut le dire, remontrèrent à Akis combien il était à craindre que David ne fit volte-face dans la bataille et n’opérât sa réconciliation avec son ancien maître, aux dépens de ses nouveaux alliés. David fut congédié et revint à Siklag en trois jours.

Une terrible surprise attendait ici David et ses gens. Profitant de leur absence, les Amalécites avaient fait une invasion dans le Négeb, pillant également les Judaïtes, les Calébites, les Philistins. Ils s’étaient emparés de Siklag et l’avaient brûlée. Les femmes et tout ce qui s’y trouvait tombèrent entre leurs mains; puis ils repartirent pour le désert. La désolation fut extrême. Les deux femmes de David, Ahinoam et Abigaïl, étaient captives. Les compagnons de David avaient perdu leurs fils et leurs filles. L’indiscipline se mit dans la troupe; on ne parlait pas de moins que de lapider David. Celui-ci résolut de se mettre à la poursuite des Amalécites; auparavant, cependant, il voulut consulter l’oracle. Il fit apporter l’éphod par le prêtre Abiatar et interrogea Iahvé en ces termes : « Poursuivrai-je cette bande ? L’atteindrai-je ? » Iahvé répondit : «Poursuis, tu atteindras, tu délivreras. » David partit avec ses six cents hommes. Deux cents s’arrêtèrent au torrent de Besor. Les quatre cents autres continuèrent.

Un Égyptien, esclave d’un Amalécite, qu’ils trouvèrent dans la campagne à moitié mort de faim, les renseigna et les conduisit au camp des Amalécites. Ils trouvèrent les pillards mangeant, buvant, dansant, se réjouissant de l’immense butin qu’ils avaient fait dans le pays des Philistins et de Juda. David massacra toute la bande; il ne s’échappa que les esclaves, qui s’emparèrent des chameaux et s’enfuirent. Les camarades de David recouvrèrent tout ce qu’ils avaient perdu. David retrouva ses deux femmes. On ramena de superbes troupeaux.

Une arrière-pensée, assez digne des gens sans aveu qui composaient la troupe de David, vint alors à l’esprit des bandits victorieux : c’est que les Philistins, les Judaïtes, les Calébites, viendraient réclamer leur bien ; qu’il faudrait au moins partager ce butin avec les traînards restés au Besor. En tête du convoi, on criait : « Ceci est le butin de David, » pour bien établir que tous ceux qui n’avaient pas fait partie de l’expédition avaient perdu leurs droits sur leur ancienne propriété, en d’autres termes que tout était devenu la propriété des Amalécites, puis celle des membres du petit corps expéditionnaire. Quand on rencontra les traînards de Besor, l’affaire fut vive. Les vauriens qui avaient fait partie de l’expédition ne voulaient rendre aux traînards que leurs femmes et leurs enfans. David estima que les anciens propriétaires des objets volés avaient perdu leurs droits. Mais il fit admettre en principe que ceux qui restaient avec le bagage devaient avoir la même part du butin que ceux qui allaient à la bataille. Ce principe fut dès lors établi comme une règle absolue en Israël.

David s’attribua un préciput considérable, sur lequel il envoya de beaux cadeaux à ses amis de Juda, aux anciens des villes, en particulier à ceux d’Hébron, d’Estemoa, de Horma. Les Kénites et les Jérahmélites ne furent pas oubliés. Enfin, la ville sainte de Béthel eut sa part. Cette heureuse razzia eut ainsi de graves conséquences. Jusque-là, David avait été très pauvre. Le butin fait sur les Amalécites lui mettait dans la main de grandes richesses. Ambitieux comme il l’était, il ne vit dans ces richesses qu’un moyen d’augmenter son influence. Juda fut bientôt gagné. Les anciens des villes étaient tous devenus ses amis. Comment, d’ailleurs, ne pas reconnaître qu’un homme qui réussissait si bien devait être, comme son nom l’indiquait, le « favori de Iahvé ? »

Ce qu’il y avait surtout d’extraordinaire dans sa fortune, c’est que ses adversaires mouraient juste au moment qu’il fallait pour son plus grand bien. Saül et Jonathas disparurent en même temps, à l’heure même que les partisans de David pouvaient secrètement désirer. A la nouvelle de la trouée hardie que les Philistins faisaient du côté de Jezraël, Saül partit de Gibéa avec son fils, et se porta bravement vers le nord. Les deux armées se rencontrèrent au-dessus de Jezraël. L’état moral de Saül était on ne peut plus mauvais. Les effets de l’erreur religieuse prolongée se faisaient sentir chez lui d’une manière désolante. A force de chercher à tout propos la volonté de Iahvé dans les réponses de l’urim et tummim et par d’autres moyens non moins frivoles, il était devenu incapable de décision. Samuël, qui, pendant qu’il vécut, fut son nabi toujours redouté, était mort à Rama, sans laisser aucun héritier de son autorité spirituelle. Samuël, à diverses reprises, avait trouvé des rivaux qui lui disputèrent l’esprit faible de Saül ; c’étaient les nécromanciens, les sorciers, les ventriloques. Ces puériles illusions avaient de la vogue chez les gens simples. Le parler sourd et lointain du ventriloque, paraissant venir d’un autre monde, était considéré comme la voix des refaïm, menant sous terre leur triste vie. Comme tous les peuples simples, dominés par des illusions grossières, les Israélites croyaient aux revenans, aux voix, aux esprits. On attribuait à certaines personnes, surtout à des femmes, le pouvoir de se mettre en rapport avec les ombres des morts et de les faire parler. Les nabis, dont l’art souvent n’était pas beaucoup plus sérieux, jalousaient naturellement les auteurs de ces prestiges. Samuël les fit interdire par Saül. Mais l’interdiction portée contre des chimères est la marque qu’on y croit et ne fait que leur donner de l’importance auprès des esprits portés à la crédulité.

Saül était avec son armée sur les pentes des monts Gelboé, à peu près dans les anciennes positions de Gédéon. Les Philistins étaient campés vis-à-vis, à Sunem, sur le terrain que devait occuper Kléber le 16 avril 1799. Saül fut pris de mortelles hésitations. Il interrogea Iahvé, « qui ne répondit ni par des songes, ni par l’urim, ni par des prophètes. » Samuël surtout lui manquait. Samuël avait été son génie suprême. Il s’était habitué à n’agir que par lui; privé de lui, il ne pouvait plus vivre. Il voulait à tout prix le revoir. C’est alors que le malheureux entendit parler d’une nécromancienne, qui en secret pratiquait son art, tout près de là, à Endor. Il se déguisa, prit deux hommes avec lui, se rendit à Endor. La sorcière crut d’abord qu’on voulait lui tendre un piège. Elle demanda à Saül qui il voulait voir. Le roi demanda Samuël. « Pourquoi m’as-tu trompée ? dit la femme. Tu es Saül. — Ne crains rien ; dis-moi, que vois-tu ? — Je vois des élohim montant de terre. — A quoi cela ressemble-t-il? — C’est un vieillard qui monte, et il est vêtu d’un manteau. » Saül ne douta pas que ce ne fût Samuël. « Pourquoi, lui dit l’ombre, es-tu venu me troubler pour me faire monter de la sorte? — Je suis dans la détresse, répondit Saül ; les Philistins me font la guerre; Dieu s’est retiré de moi et ne me répond plus, ni par les prophètes ni par les songes; et je t’ai appelé pour que tu m’apprennes ce que je dois faire, » Ce récit nous a été gardé par le narrateur théocrate, qui naturellement fait ensuite parler Samuël de la manière qui répond à ses idées sur la destitution de Saül.

Les faits ne répondirent que trop à ces pressentimens. Les Philistins remportèrent une complète victoire. Trois fils de Saül, Jonathas, Milkisua et Abinadab, tombèrent. Saül lui-même fut percé d’une flèche. Il craignit les outrages de ses ennemis et demanda à son écuyer de l’achever; celui-ci n’osa. Saül alors se tua en se jetant sur la pointe de son épée.

Les monts Gelboé étaient jonchés de morts. Parmi les cadavres, les vainqueurs trouvèrent ceux de Saül et de ses trois fils. Ils leur coupèrent la tête, prirent leurs armes et les exposèrent dans les Astartéïa du pays philistin. Quant aux cadavres, ils les attachèrent au mur de Beth-Séan, près de là. Mais les gens de Jabès en Galaad, que Saül avait sauvés autrefois, vinrent de nuit, détachèrent les cadavres du mur et les emportèrent à Jabès. Là, ils les brûlèrent; ils ensevelirent les ossemens sous le tamaris de Jabès ; puis ils jeûnèrent pendant sept jours. Plus tard, David retira ces restes de Jabès, et les fit rapporter à Séla de Benjamin, au tombeau de famille des fils de Kis.

David, à Siklag, en apprenant la nouvelle de la mort de Saül et de Jonathas, fit de grandes démonstrations de deuil. Les plus anciens recueils de chants contenaient sur la mort des deux héros une pièce qu’on lui attribuait.

Le poète débutait par une vive apostrophe à la montagne qui avait vu le désastre :


Toute la fleur d’Israël, sur tes sommets frappée!
Comment sont tombés les héros?

N’allez pas le raconter à Gath,
Ne l’annoncez pas sur les places d’Ascalon,
De peur de causer trop de joie aux filles des Philistins,
De faire sauter d’allégresse les filles des incirconcis.

Montagnes de Gelboé, que la rosée ne tombe plus sur vous.
Que la pluie cesse de vous humecter, champs de mort;
Car là fut jeté le bouclier des braves,
Le bouclier de Saül, qui ne sera plus frotté d’huile.

Du sang des blessés.
De la graisse des braves,
L’arc de Jonathan n’avait jamais assez,
L’épée de Saül ne revenait jamais que rassasiée.

Saül et Jonathan, êtres aimables, êtres charmans !
Unis dans la vie, ils n’ont pas été séparés par la mort;
Plus légers que les aigles,
Plus forts que les lions.

Filles d’Israël, pleurez sur Saül,
Qui vous revêtait de pourpre et de bijoux.
Qui couvrait vos robes d’aiguillettes d’or.

Comment sont tombés les héros dans la bataille ?
Jonathan est là, frappé sur tes sommets !

J’ai le cœur serré en pensant à toi, mon frère Jonathan.
Tu étais la douceur de ma vie ;
Ton amitié fut pour moi au-dessus de l’amour des femmes.

Comment sont tombés les héros ?
Comment ont péri les armes guerrières?


IV.

Outre Jonathas et ses deux frères, tués à la bataille des monts Gelboé, Saül avait un quatrième fils nommé Isbaal, que le parti opposé à David couvait des yeux avec d’autant plus de soin que Jonathas avait presque abdiqué, déclarant hautement (du moins les partisans de David l’affirmaient) qu’à la mort de son père, ce serait David qui serait roi. Après la bataille de Gelboé, Abner, qui probablement avait passé le Jourdain avec les débris de l’armée, proclama Isbaal à Mahanaïm en Galaad.Isbaal fut reconnu par tout Israël, excepté par la tribu de Juda. Alors s’établit la distinction des deux mots Israël et Juda, qui, dans quatre-vingts ans, se dresseront l’un vis-à-vis de l’autre comme deux drapeaux contraires. Juda devint, dans l’ensemble des Beni-Jacob, une unité à part. La division, un moment supprimée par la bravoure de Saül, reprenait ses droits ; tant l’unité était peu dans l’esprit de ces vieux peuples, encore préoccupés avant tout de rivalités de tribus et de compétitions de chefs !

Pendant qu’Isbaal était proclamé au-delà du Jourdain, David ne bougeait pas de sa retraite de Sikiag. Tout en pleurant Saül, il se mettait en mesure de lui succéder. Par ses largesses, il avait gagné presque toute la tribu de Juda. Donner aux uns ce qu’on vole aux autres est un jeu qui, vu l’énorme égoïsme des hommes, réussit presque toujours. David, d’ailleurs, s’était formé, avec ses bandits, un noyau d’armée des plus solides. Trois Bethléhémites, tous trois de sa famille, étaient devenus à son école des soudards de la plus rude espèce; c’étaient Joab, Abisaï, Asaël, tous trois fils de Serouïa, sœur ou belle-sœur de David. Les brigands de Siklag résolurent de s’emparer d’Hébron, la grande ville de ces contrées. David, selon son usage, consulta l’éphod d’Abiatar : « Marcherai-je vers quelqu’une des villes de Juda? » demanda-t-il. Iahvé répondit : « Marche. » Et David, demanda encore : « Vers laquelle? » Iahvé répondit : « Vers Hébron. » David se mit en marche avec ses deux femmes, Ahinoam, Abigaïl, et sa bande. Tout ce monde campa dans les environs d’Hébron. La tribu de Juda se groupa autour d’eux par une sorte de mouvement spontané. David fut unanimement proclamé roi de la maison de Juda (vers 1050 avant J.-C). Il avait, à ce moment, environ trente ans.

Désormais, ses vues s’étendirent à Israël tout entier. Il fit part de son élection comme roi de Juda à diverses villes, en particulier à Jabès en Galaad, qu’il remercia pour le soin qu’elle avait eu de la sépulture de Saül. Il se porta en tout comme héritier et solidaire de Saül, témoignant que les intérêts de tout Israël lui allaient au cœur. A la bravoure, à la flexibilité, à l’esprit qu’il avait montrés jusque-là, il allait joindre l’habileté du politique le plus consommé, les subtilités du casuiste le plus raffiné, l’art équivoque de profiter de tous les crimes, sans jamais en commettre directement aucun.

La reconnaissance qu’il devait à la famille de Saül ne l’arrêta pas beaucoup. Il se contentait de ne parler qu’avec respect et componction de Saül et de Jonathas; il crut ne rien devoir à Isbaal. Ce dernier paraît avoir été un homme très médiocre, gouverné en tout par Abner. De Mahanaïm, Abner l’amena dans le pays de Benjamin, où la maison de Saül avait ses racines les plus profondes. Le premier choc entre ses partisans et ceux de David eut lieu à Gabaon. Joab et Abner, chefs des deux corps ennemis, se rencontrèrent des deux côtés du réservoir, encore visible aujourd’hui. On débuta par un combat singulier de douze contre douze; puis eut lieu une bataille, où l’avantage resta aux gens de David.

Les trois fils de Serouïa firent ce jour-là d’étonnantes prouesses. Asaël, qui excellait à la course, s’attacha à tuer Abner. Celui-ci le tua, non sans regret, car il voyait bien que cela mettait du sang entre lui et Joab. Joab et Abisaï poursuivirent Abner dans la direction du Jourdain. Mais les Benjaminites se retirèrent en bon ordre et se reformèrent en bataille sur le sommet d’une colline. On parlementa. Les gens d’Abner réussirent à repasser le Jourdain et à joindre Mahanaïm. Joab et sa troupe marchèrent toute la nuit et gagnèrent Hébron. Asaël fut enterré dans le tombeau de sa famille à Bethléhem.

Cette guerre d’escarmouche entre les deux royautés se continua longtemps. David grandissait de jour en jour, et Isbaal baissait. Une querelle de harem mit la division entre Isbaal et Abner. Ce dernier commençait à trouver du bon dans le système d’un seul roi de Dan à Beerséba. On se fit des concessions des deux côtés. David exigea comme condition préalable qu’on lui rendît sa femme Mikal, fille de Saül; ce qui lui fut accordé, malgré les instances du nouveau mari de Mikal. Abner travaillait maintenant avec passion à la réconciliation des deux partis. Les généraux d’Isbaal se laissèrent presque tous gagner. Abner vint à Hébron accompagné de vingt hommes. David le reçut avec les apparences de la cordialité. Abner se chargea de tout disposer pour une prompte pacification.

On avait compté sans l’honneur de Joab, absolument engagé, selon les idées hébréo-arabes, à venger la mort d’Asaël. Joab était absent d’Hébron pour une course de pillage, quand Abner y vint. A son arrivée, il apprit qu’Abner regagnait tranquillement le territoire de Benjamin. Il reprocha à David d’avoir laissé échapper un el homme, s’arrangea de façon qu’Abner retournât à Hébron, l’attira entre deux portes et le tua.

David protesta qu’il n’était pas responsable de la mort d’Abner, que Joab seul avait tout fait. Il prononça même contre ce dernier une malédiction des plus terribles, sachant bien qu’elle n’aurait pas grand effet. Il voulut qu’on prît le deuil et qu’on fît à Abner des funérailles à Hébron. Lui-même suivit le cercueil, pleura à haute voix sur le tombeau et composa une élégie pour Abner, comme il en avait composé une pour Jonathas. On n’en a conservé qu’un couplet, qui a l’air par momens d’impliquer un peu d’ironie.


Fallait-il qu’Abner mourût comme un misérable!
Tes mains pourtant, mon cher, n’étaient pas garrottées,
Tes pieds n’étaient pas pris aux entraves d’airain;
Tu es tombé comme on tombe devant les scélérats.


David affecta d’être inconsolable. Il fallut le forcer de prendre de la nourriture. Quelques-uns purent trouver singulier que, nonobstant ce désespoir, il ne tirât aucune punition de Joab. David fit observer que, bien que roi, il n’avait pas grand pouvoir, que ces gens-là (les fils de Serouïa) étaient plus forts que lui, et il adjurait Iahvé de les punir. On crut ou feignit de croire à sa sincérité, et on l’approuva sans réserve. En réalité, tout le profit de l’assassinat fut pour lui. Abner eût été pour sa politique un grand embarras, et, d’ailleurs, la mort de ce chef de bandes était le dernier coup porté au parti d’Isbaal.

Ce malheureux, à Mahanaïm, était abandonné de tous. Il fut assassiné, pendant sa sieste, par deux Benjaminites de Beëroth, qui apportèrent sa tête à Hébron. David éclata comme toujours en propos indignés, ordonna de couper les pieds et les mains aux deux assassins, puis les fit mettre en croix près du réservoir d’Hébron. La tête d’Isbaal fut mise dans le tombeau d’Abner. Son règne chancelant avait duré à peu près deux ans.

Grâce à ce second meurtre, dont David déclinait si énergiquement la responsabilité, la royauté d’Israël était définitivement faite. Le fils d’Isaï avait réussi; son trône était fondé pour près de cinq cents ans. Les tribus vinrent lui faire leur soumission à Hébron. « Nous sommes tes os et ta chair, lui dirent-elles. Déjà autrefois, quand Saül était roi, c’était toi qui menais Israël au combat. C’est à toi que Iahvé a dit : « Tu feras paître mon peuple et seras prince sur Israël. » Le pacte fut scellé par des sermons. David reçut l’onction d’huile et fut, à partir de ce moment, une chose inviolable et sacrée.

Ainsi, ce que n’avaient pu faire ni Ephraïm, ni Galaad, ni Benjamin, Juda le réalisa pleinement. Hébron devint la capitale d’Israël. David continua d’y résider encore cinq ans et demi. Sa famille commença de s’y fonder. Il contracta des alliances, en particulier avec Talmaï, roi de Gésur, dont il épousa la fille Maaka. Ahinoam lui donna son fils aîné, Amnon. Abigaïl lui donna Kileab (ou Delaïa). Maaka lui donna Absalom. Haggit lui donna Adoniah. Abital lui donna Sefatiah. Egla lui donna Itream.

David n’avait plus de rival. De la famille de Saül, il ne restait qu’un enfant infirme, Meribaal, fils de Jonathas. Il avait cinq ans lorsque arriva la nouvelle relative à la mort de Saül et de Jonathas; l’esclave à qui il était confié s’enfuit avec tant de hâte qu’elle le laissa tomber, ce qui le rendit boiteux des deux pieds. C’était là pour David un compétiteur peu à redouter.


V.

Hébron était une ville hittite, centre d’une ancienne civilisation, dont la tribu de Juda avait, à quelques égards, hérité. C’était incontestablement la capitale de Juda, une ville d’un haut caractère religieux, pleine de souvenirs et de traditions. Elle avait de grands travaux publics, de belles eaux, une piscine vaste et bien entretenue. L’unification d’Israël venait de s’y faire. Il était tout à fait naturel qu’Hébron devînt la capitale du nouveau royaume. Sa latitude la plaçait, il est vrai, à une distance bien considérable des tribus du nord; mais la situation excentrique n’a pas coutume, en pareil cas, d’être une grande difficulté. Paris n’est pas au milieu de la France, ni Berlin au milieu de l’Allemagne unifiée.

Il n’est pas facile de dire ce qui détermina David à quitter une ville qui avait des droits si mimiques et si évidens pour une bicoque comme Jébus, qui ne lui appartenait pas encore. Il est probable qu’il trouva Hébron trop exclusivement judaïte. Il s’agissait de ne pas choquer la susceptibilité des diverses tribus, surtout de Benjamin. Il fallait une ville neutre qui n’eût pas de passé. C’est là sans doute ce qui empêcha David de songer pour capitale à sa patrie, Bethléhem. La colline occupée par les Jébuséens était juste sur la limite de Juda et de Benjamin, et elle était fort rapprochée de Bethléhem.

La position était très avantageuse. Une petite source, dans l’intérieur des murs, permettait de supporter un siège. Certes, une grande capitale aurait été gênée dans un tel site ; mais de très grandes villes n’étaient ni dans le goût ni dans l’aptitude de ces peuples. Ce qu’ils voulaient, c’étaient des citadelles, où la défense fût facile. Le Ierousalaïm des Jébuséens se présentait dans ces conditions. Les Jébuséens prétendaient que leur ville était imprenable. Ils disaient à David : « Tu n’entreras jamais ici. Les aveugles et les boiteux suffiraient à te repousser. » On prit dès lors, par plaisanterie, l’habitude d’appeler la population jébuséenne « les aveugles et les boiteux, » et ce fut un proverbe à Jérusalem : « Les aveugles et les boiteux à la porte ! »

La ville jébuséenne se composait de la forteresse de Sion, qui devait être située vers l’emplacement actuel de la mosquée el-Aksa, et d’une ville basse (Ophel), qui descendait de là vers la source qu’on appelait le Gihon. David prit la citadelle de Sion, donna la plus grande partie des terrains environnans à Joab, et probablement laissa la ville basse aux Jébuséens. Cette population, réduite à une situation inférieure, s’atrophia devant le nouvel apport israélite, et c’est ainsi que le quartier d’Ophel est resté sans grande importance dans l’histoire de Jérusalem.

David rebâtit la haute ville de Sion, entre autres la citadelle ou millo et tous les quartiers voisins. C’est ce qu’on appela la ville de David. L’argent que David avait gagné avec ses bandes d’Adullam et de Siklag lui permettait les grandes constructions. Tyr était alors le centre de la civilisation dans la Syrie méridionale. Les arts, et en particulier l’architecture, y étaient très développés. Cet art tyrien, ou, si l’on veut, phénicien, c’était l’art égyptien, modifié selon la nature des matériaux de la côte de Syrie. La Syrie n’a ni marbre ni granit à comparer à ceux de l’Egypte ; mais les bois que fournissait le Liban étaient les plus beaux du monde. De Tyr, l’on vit s’abattre sur Jérusalem une nuée de constructeurs, de tailleurs de pierres, de charpentiers et d’ouvriers en bois, ainsi que des charges de matériaux tels que n’en produisait pas la Judée, surtout de bois de cèdre. Ces artistes tyriens construisirent à David un palais près du Millo, dans la haute ville de Sion, vers l’angle sud-est du Harâm actuel. L’art proprement dit était resté jusque-là étranger à ces contrées. Le prestige qui en résulta pour David dut être extraordinaire. Jamais la terre de Chanaan n’avait rien vu qui approchât de cette force et de cet éclat.

Quant à Israël, David lui donna ce qui lui avait manqué essentiellement jusque-là, savoir une capitale. Il y aura des schismes, des protestations; il faudra du temps pour que cette capitale soit aimée, rêvée, adoptée par tout Israël. Mais la pierre angulaire est posée, et, comme les sympathies et les haines d’Israël ont été embrassées par le monde entier, Jérusalem sera un jour la capitale de cœur de l’humanité. Cette petite colline de Sion deviendra le pôle magnétique de l’amour et de la poésie religieuse du monde. Qui a fait cela? C’est David. David a réellement créé Jérusalem. D’une vieille acropole, restée debout comme le témoin d’un monde inférieur, il a fait un centre, faible d’abord, mais qui bientôt va prendre une place de premier ordre dans l’histoire morale de l’humanité. Gloriosa dicta sunt de te, civitas Dei. Durant des siècles, la possession de Jérusalem sera l’objet de la bataille du monde. Une attraction irrésistible y fera confluer les peuples les plus divers. Cette pierreuse colline, sans horizon, sans arbres et presque sans eau, fera tressaillir de joie les cœurs, à des milliers de lieues. Tout le monde dira comme le pieux Israélite : Lætatus sum in his quæ dicta sunt mihi : In domum Domini ibimus.

Chaque agrandissement d’Israël était un agrandissement de Iahvé. Le iahvéisme, jusqu’ici si peu organisé, va maintenant avoir une métropole et bientôt un temple, il faudra encore quatre cents ans pour que cette métropole devienne exclusive des autres lieux de culte ; mais la place est fixée : entre tant de collines que Iahvé aurait pu préférer, le choix est fait. Le champ du combat religieux est marqué.

David fut l’agent inconscient de ces grandes désignations humanitaires. Peu de natures paraissent avoir été moins religieuses ; peu d’adorateurs de Iahvé eurent moins le sentiment de ce qui devait faire l’avenir du iahvéisme, la justice. David était iahvéiste, comme Mésa, ce roi de Moab dont nous avons la confession, était camosiste. Iahvé était son Dieu protecteur, et Iahvé est un dieu qui fait réussir ses favoris. Iahvé, d’ailleurs, était fort utile ; il rendait des oracles précieux par l’éphod d’Abiatar. Tout se borna là : David et son entourage n’avaient aucune aversion pour le nom de Baal. Ce que cette religion de Iahvé devait devenir entre les mains des grands prophètes du VIIIe siècle. David, évidemment, n’en eut pas plus de pressentiment que n’en eurent Gédéon, Abimélek, Jephté.

Mais il fut le fondateur de Jérusalem et le père d’une dynastie intimement associée à l’œuvre d’Israël. Cela le désignait pour les légendes futures. Ce n’est jamais impunément qu’on touche, même d’une manière indirecte, aux grandes choses qui s’élaborent dans le secret de l’humanité.

L’histoire d’Israël nous fait assister de siècle en siècle à ces transformations. Le brigand d’Adullam et de Siklag prend peu à peu les allures d’un saint. Il sera l’auteur des Psaumes, le chorège sacré, le type du Sauveur futur. Jésus devra être fils de David ! La biographie évangélique sera faussée sur une foule de points par l’idée que la vie du Messie doit reproduire les traits de celle de David ! Les âmes pieuses, en se délectant des sentimens pleins de résignation et de tendre mélancolie contenus dans le plus beau des livres liturgiques, croiront être en communion avec ce bandit : l’humanité croira à la justice finale sur le témoignage de David, qui n’y pensa jamais, et de la Sibylle, qui n’a point existé. Teste David cum Sibylla ! O divine comédie !


ERNEST RENAN.

  1. Nous sommes heureux de pouvoir offrir à nos lecteurs ce fragment de l’histoire du Peuple d’Israël, à laquelle M. Renan vient de mettre la dernière main, et dont le premier volume, impatiemment attendu, paraîtra dans quelques jours à la librairie Calmann Lévy.
  2. Deutér., XXXIII, 5 (Bénédictions de Moise).