Études cliniques sur les maladies mentales et nerveuses/Folie raisonnante (Second discours)


XIII

FOLIE RAISONNANTE OU FOLIE MORALE[1]

SECOND DISCOURS
Réponse à M. Delasiauve.
― 1866 —

Je n’ai pas l’intention de faire un long discours. Je veux seulement répondre à quelques-unes des attaques qui ont été dirigées contre moi par M. Delasiauve. Il ne me les a pas épargnées. Répondre à toutes, serait chose impossible en une seule séance, tant elles sont nombreuses. Je dois me borner aux principales. Les dissidences sont profondes, en effet, entre M. Delasiauve et moi. Elles portent sur les principes ; dans la question qui nous occupe, nous sommes en quelque sorte placés aux deux pôles opposés. Je n’examinerai donc aujourd’hui que les trois points fondamentaux de son dernier discours, savoir :

1oLa solidarité ou l’isolement possible des facultés humaines, à l’état normal et à l’état maladif ;

2oL’existence ou la non-existence de la folie raisonnante comme forme distincte de maladie mentale ;

3oLa doctrine de l’irresponsabilité partielle appliquée aux aliénés atteints de folie raisonnante.

I.Solidarité des facultés.

J’ai proclamé la simultanéité d’action des facultés instinctives, morales et intellectuelles, à l’état physiologique et à l’état pathologique.

M. Delasiauve l’admet dans le délire général, mais il la nie dans le délire partiel, et il me reproche de m’être borné, en posant ce principe, à une pure assertion, sans en avoir donné la démonstration.

À cette accusation je répondrai que cette question a été bien souvent traitée par les psychologues et les médecins aliénistes de tous les pays ; que beaucoup de grands esprits, parmi les philosophes et parmi les médecins, ont défendu la doctrine à laquelle je me suis rattaché ; que les arguments produits pour ou contre sont en quelque sorte épuisés et ne pourraient être que répétés ; que, du reste, cette question a déjà été discutée plusieurs fois dans le sein de notre Société et que, vu son importance, elle mériterait d’être examinée séparément et non d’une façon incidente, à l’occasion de la folie raisonnante. La doctrine de la solidarité d’action de toutes les facultés de l’âme, ou de leur fragmentation possible, chez l’homme normal et chez l’homme malade, est la base de la psychologie et de la médecine mentale, et chacun de nous appartient nécessairement à l’une ou à l’autre de ces deux écoles. Les uns croient que les facultés, admises par les psychologues pour l’étude de l’âme humaine, représentent réellement des forces distinctes, agissant séparément à l’état normal et pouvant être lésées isolément par la maladie ; ils vont même, comme les phrénologues, jusqu’à les localiser dans des points déterminés du cerveau ; les autres, au contraire, ne voient dans ces distinctions abstraites que des moyens de faciliter l’étude des faits complexes de l’ordre intellectuel et moral, et ne les envisagent que comme des aspects divers d’un même principe, indivisible dans son unité. Les partisans de cette seconde doctrine peuvent bien sans doute admettre des prédominances variées dans le développement relatif de ces divers éléments d’une force unique chez les différents hommes et des prédominances de lésion de chacune d’elles chez les aliénés, mais ils croient que l’action de l’une de ces forces entraîne toujours plus ou moins les autres dans le mouvement général de la pensée, et que leurs lésions sont constamment complexes à l’état pathologique. Ces deux doctrines sont tellement différentes, dans leurs principes et dans leurs applications, que les partisans de chacune d’elles ne peuvent se rencontrer dans les conséquences à déduire de ces principes sur le terrain de la pratique. Mais ce n’est pas ici le lieu d’insister sur cette question. Elle exigerait un examen spécial, et nous avons dû naturellement nous borner à énoncer le principe auquel nous nous rattachions, sans en entreprendre à nouveau la démonstration. Ceci m’amène naturellement au second grief de M. Delasiauve contre moi, c’est-à-dife à l’application de la psychologie normale à l’étude des maladies mentales.

M. Delasiauve me reproche d’avoir manifesté du dédain pour la psychologie, sans laquelle, dit-il, la connaissance scientifique des maladies mentales n’est pas possible. Mais il y a évidemment, dans ce reproche ainsi formulé, un malentendu qu’il importe d’éclaircir. Je n’ai pas dit que, dans la médecine mentale, on dût négliger l’étude des phénomènes psychiques pour concentrer exclusivement son attention sur les phénomènes physiques. Les plus ardents défenseurs de l’école somatique n’ont jamais soutenu une pareille exagération. Les phénomènes intellectuels et moraux sont évidemment les véritables symptômes des maladies mentales. Aucun médecin ne peut les négliger, ni les passer sous silence ; ils seront toujours, quoi qu’on fasse, l’objet principal de l’observation des aliénistes. Mais autre chose est d’étudier cliniquement et médicalement ces faits psychiques, tels qu’ils se présentent chez les aliénés, ou de chercher à les connaître et à les interpréter, en se servant des procédés usités par les psychologues pour l’analyse de l’homme normal, que l’on se borne à importer purement et simplement dans la pathologie mentale. De tout temps, les écoles philosophiques régnantes ont exercé une influence prépondérante sur les doctrines médicales. À la fin du dernier siècle, les idées de Locke, de Condillac et de l’école sensualiste ont réagi puissamment sur Pinel et sur ses successeurs. Plus tard, d’autres écoles ont influé à leur tour sur les médecins spécialistes en France et à l’étranger. Mais toujours on a voulu appliquer à l’étude des maladies mentales les méthodes et les procédés adoptés par les philosophes pour l’analyse de l’homme normal. Or, c’est cette application particulière des procédés de la psychologie à la connaissance et au classement des maladies mentales que j’ai combattue, et non l’étude directe et clinique des phénomènes psychiques chez les aliénés, qui sera toujours la base principale de la pathologie mentale.

Sans doute M. Delasiauve, dans le discours auquel je réponds, comme dans ses précédents travaux, a eu le soin de proclamer qu’il ne regardait pas non plus les facultés intellectuelles et morales, admises par les philosophes, comme des forces absolument distinctes, et que, laissant de côté ces abstractions, il se contentait d’étudier les résultats du travail de ces facultés, c’est-à-dire ce qu’il appelle le fonctionnement mental, ou bien encore la théorie des mobiles. Selon lui, les facultés en action produisent des sensations, des idées, des impulsions, des sentiments qui surgissent et s’entre-choquent dans la tête humaine, à l’état physiologique et pathologique, et qui sont les véritables mobiles de nos actions. Or, ces mobiles venant à changer dans l’état pathologique, entraînent l’homme malade dans des directions différentes de celles de l’homme sain d’esprit, quoique les facultés, ou les forces qui leur donnent naissance, soient toujours les mêmes et conservent dans la maladie comme dans la santé leurs caractères propres. Mais tout en attribuant les perversions pathologiques observées chez les aliénés à la modification des mobiles des actions humaines (c’est-à-dire aux changements survenus dans les sensations, les idées, les impulsions et les sentiments), plutôt qu’à l’altération des forces ou facultés primitives de l’âme humaine, M. Delasiauve croit néanmoins à l’existence distincte de ces forces, à leur insolidarité à l’étal normal et à leurs lésions isolées à l’état maladif ; il en étudie les altérations séparées comme causes, symptômes et moyens de classement des maladies mentales, et il fait sans cesse des applications de la psychologie normale à la pathologie mentale. Or, c’est sur ce point spécial que je me trouve en désaccord complet avec lui.

II.La folie raisonnante est-elle une forme distincte
de maladie mentale ?

J’arrive à la seconde question, c’est-à-dire à la question clinique. Sur ce point encore il y a dissidence profonde entre M. Delasiauve et moi.

J’ai cherché à prouver que la folie raisonnants n’existait pas, comme forme ou variété distincte de maladie mentale, et qu’elle n’était qu’une réunion arbitraire et artificielle de faits disparates.

M. Delasiauve, au contraire, cherche à établir que si le mot de folie raisonnante est mauvais (et surtout celui de monomanie raisonnante d’Esquirol, parce que le délire n’est pas monomaniaque mais diffus), la chose doit être conservée, en changeant seulement le nom et en lui substituant celui de pseudo-monomanie que M. Delasiauve s’efforce de caractériser d’une manière spéciale. Pour établir cliniquement l’existence de cette forme nouvelle de maladie mentale, M. Delasiauve semble s’être inspiré de l’étude des délires liés aux maladies aiguës, ou des délires toxiques. De même que Moreau (de Tours)[2] s’est représenté le moi humain comme assistant, en spectateur passif, à un défilé de conceptions délirantes, d’impulsions, d’illusions et d’hallucinations, se succédant et se remplaçant sur la scène intellectuelle, de même M. Delasiauve semble avoir voulu appliquer cette même théorie à toute une catégorie d’aliénés atteints de délire partiel, qu’il a distingués, par ce caractère général, des autres monomanes tels qu’Esquirol les avait conçus. Pour M. Delasiauve, en effet, ce qui caractérise essentiellement la pseudo-monomanie, c’est la persistance de la conscience intime, au milieu d’une rêverie ou d’une fascination morbide. Le moi humain reste intact derrière cette fantasmagorie, que la maladie évoque devant lui et à laquelle il ne participe que par moments et d’une manière indirecte. Les émotions, les impulsions, les sentiments involontaires, les conceptions délirantes, les illusions et les hallucinations se produisent l’une après l’autre sous l’influence de la maladie : l’aliéné, à la fois acteur et témoin dans ce drame improvisé par son délire, est plus ou moins entraîné lui-même, selon les moments, dans le mouvement général de sa pensée, ou assiste plus ou moins indifférent à ce tableau mouvant qui se déroule devant lui dans cette rêverie morbide ; mais aussitôt que cette fascination a cessé de se produire, il reprend rapidement toute sa liberté morale et toute sa lucidité intellectuelle pour apprécier sainement cette fantasmagorie qui n’avait, du reste, jamais pu parvenir à lui faire complètement illusion sur sa réalité. Pour M. Delasiauve, il existe donc deux catégories distinctes d’aliénés atteints de délire partiel, les monomanes qui raisonnent juste en partant d’un point de départ faux, comme Esquirol les a décrits, et les pseudo-monomanes, chez lesquels le délire est diffus, multiple, mobile, et participe des caractères de la rêverie morbide plutôt que de ceux du délire systématisé. M. Delasiauve a fait ainsi pour la monomanie d’Esquirol ce que M. Baillarger avait déjà voulu faire pour la mélancolie : il a constaté l’existence d’un trouble général, ou d’une confusion générale des idées, dans l’une des catégories des délires partiels expansifs, ou des monomanies d’Esquirol, comme M. Baillarger a vu une dépression générale des facultés dans toute une section des mélancoliques qu’il a fait passer par cela même dans la classe des délires généraux. Ces deux modifications profondes apportées parallèlement à la classification d’Esquirol par deux aliénistes éminents, qui en conservent néanmoins les principes fondamentaux, nous paraissent un premier pas fait dans la voie du renversement complet de cette classification, et concourent à la destruction de la barrière artificielle qui sépare encore aujourd’hui les délires partiels des délires généraux. Mais, laissant de côté cette question générale, revenons à la question spéciale qui nous occupe. Comment cette description de la pseudo-monomanie, sur les détails de laquelle M. Delasiauve a beaucoup insisté dans son dernier discours, peut-elle s’adapter à l’idée que chacun de nous se fait, depuis Pinel et Esquirol, de la folie ou de la manie raisonnante ?

Quel rapport M. Delasiauve peut-il découvrir entre ces deux ordres de faits ? Sur quels caractères communs peut-il s’appuyer pour prouver que sa description de la pseudo-monomanie correspond, à peu de différences près, à la folie raisonnante telle qu’elle est généralement décrite ? C’est ce que, pour notre part, nous n’avons pas pu comprendre.

Nous voyons bien la conscience de son état, et l’envahissement involontaire de l’esprit malade par des conceptions délirantes variées et par des impulsions instinctives multiples, dans quelques-unes des variétés de la folie raisonnante, par exemple dans celles que nous avons décrites sous les noms provisoires d’hypocondrie morale et de folie avec prédominance de la crainte du contact des objets extérieurs ; mais il nous est impossible de retrouver ces caractères fondamentaux dans les variétés qui représentent plus spécialement le type habituel de la folie raisonnante, c’est-à-dire dans celles où l’on constate l’altération profonde des sentiments et des instincts, avec désordre extrême des actes et avec conservation apparente de l’intelligence.

Dans ces cas, qui seuls mériteraient de constituer la folie raisonnante si l’on admettait la réalité de cette forme de maladie mentale, nous ne pouvons découvrir les caractères principaux assignés par M. Delasiauve à la pseudo-monomanie. Loin d’avoir la conscience de leur état maladif, ces aliénés ont au contraire la conviction profonde de l’intégrité de leur raison. De plus, les perversions des sentiments et des instincts, ainsi que les actes désordonnés qui en résultent, loin d’être fugaces et mobiles, loin de paraître et de disparaître alternativement sur la scène intellectuelle, peuvent bien sans doute varier de degré selon les moments, mais conservent au fond chez ces malades une fixité et une persistance qui leur donnent toutes les apparences d’un caractère normal et qui découragent tous les efforts de la thérapeutique morale. Sans doute, à cette objection M. Delasiauve pourrait répondre, comme il l’a déjà fait, que j’ai moi-même commis une confusion analogue, en décrivant, dans mon dernier discours, comme faisant partie de la folie raisonnante, cinq variétés de maladies mentales qui ne devraient pas légitimement lui appartenir, et en laissant dans l’ombre celles qui en représentent précisément le type le plus habituel. Mais j’ai eu le soin déjà d’aller au-devant de cette objection. J’ai dit, en effet, que je n’avais accompli que la moitié de ma tâche ; après les cinq variétés que j’ai cherché à caractériser, j’ai signalé quatre autres catégories qui devraient encore être étudiées, pour compléter l’ensemble des faits de divers ordres que l’on réunit arbitrairement aujourd’hui sous le nom vague et compréhensif de folie raisonnante.

Je dois donc maintenant dire quelques mots de ces quatre catégories de faits.

1oJe mentionnerai d’abord certains délires de persécution, encore mal systématisés, ou en voie d’évolution que les malades parviennent à dissimuler, dont le développement est tout intérieur et qui ne se manifestent au dehors que par l’excentricité des actes, les altérations des sentiments et les désordres de la conduite. Ces aliénés, qui appartiennent en réalité au délire partiel avec prédominance d’idées de persécution se font le centre de tout ce qui les entoure ; ils se renferment dans leur orgueil et se croient l’objet de l’attention et de l’animadversion générales ; ils interprètent contre eux-mêmes tous les faits les plus insignifiants qui se passent autour d’eux et s’imaginent être victimes de la malveillance, de la haine ou de la répulsion de tous ceux avec lesquels ils vivent ; mais ce système de persécution, n’ayant pas encore revêtu dans leur esprit une forme bien déterminée se maintient, pendant des années, à un degré de vague appréhension et reste entièrement renfermé dans leur for intérieur. Ce travail très lent de systématisation se fait à l’état latent et ne se formule pas dans des séries d’idées nettement accentuées. Les malades n’en font part à personne, concentrent tout en eux-mêmes et n’en laissent que rarement échapper au dehors de faibles linéaments. Néanmoins, leurs sentiments, leurs penchants, leur conduite tout entière, se ressentent de la manière la plus évidente de ce travail intérieur persistant de leur esprit malade ; ils fuient le monde, qui les heurte et les blesse de mille manières ; ils abandonnent leurs parents et leurs meilleurs amis ; leurs sentiments affectueux s’éteignent et se transforment en sentiments de haine et de répulsion ; ils se réfugient dans la solitude, renferment tout en eux-mêmes et ne sortent par moments de cet isolement et de cette concentration habituels que pour se livrer à quelques actes désordonnés, bizarres, violents ou nuisibles, qui donnent à la fois la preuve et la mesure du trouble qui existe dans leur intelligence et dans leurs sentiments. Eh bien, ces malades que l’on rencontre plutôt dans la pratique civile que dans les asiles d’aliénés, et dont l’état mental est souvent très difficile à diagnostiquer, sont fréquemment pris pour des aliénés atteints de folie raisonnante, parce que leur maladie se manifeste plutôt par les altérations des sentiments et des penchants et par la bizarrerie des actes que par le trouble intellectuel qu’ils parviennent à dissimuler aux observateurs même les plus exercés.

2oUne seconde catégorie de faits, qui fréquemment aussi est décrite sous le nom de folie raisonnante, est celle que l’on peut appeler l’exaltation maniaque. Nous en avons déjà indiqué les principaux caractères, en parlant de la période d’exaltation de la folie circulaire. Le plus souvent, en effet, les aliénés atteints d’exaltation maniaque, dont toutes les facultés sont surexcitées à la fois à un très haut degré, dont les idées, les sentiments et les penchants sont comme en ébullition, et dont les mouvements et les actes multipliés et incessants sont en rapport avec la fermentation générale de leur nature intellectuelle et morale, ces aliénés, dis-je, éprouvent, après cette période d’exaltation plus ou moins intense et plus ou moins prolongée, une période de dépression très caractérisée et habituellement plus longue que la précédente. Aussi, lorsqu’on observe chez un aliéné un état d’exaltation maniaque, se manifestant plutôt par la surexcitation de toutes les facultés que par leur désordre, on doit toujours chercher s’il n’a pas existé auparavant chez lui une période d’affaissement également très tranchée, ou bien l’on peut prédire son apparition dans un temps plus ou moins rapproché. Car c’est là le fait le plus habituel. Néanmoins, pour rester dans la vérité de l’observation clinique, on doit ajouter que cet état mental particulier, consistant plutôt dans la surexcitation générale de toutes les facultés que dans leur désordre, peut aussi, dans quelques cas rares, exister seul pendant de longues années, sans être un stade prodromique de la manie franche ou sans alterner d’une manière régulière avec la dépression mélancolique. Or, cet état d’exaltation maniaque simple, qui se prolonge quelquefois pendant toute la vie de ces malheureux aliénés, constitue un des types les mieux accusés de ce qu’on est convenu d’appeler la manie raisonnante.

3oAprès ces deux variétés, nous devons encore insister sur une troisième qui, plus que toutes les autres, mériterait le nom de folie raisonnante, si ce mot devait être conservé dans la science ; nous voulons parler de ces aliénés raisonnants que le docteur Morel a fait figurer dans l’une de ses subdivisions de la folie héréditaire. Ces individus mal nés, au physique comme au moral, dégénérés, comme il les appelle, sont prédisposés dès leur naissance à la folie et passent pour ainsi dire toute leur existence dans un état permanent de folie raisonnante à divers degrés. Si l’on remonte dans l’histoire de leurs ascendants, on y découvre de nombreux exemples d’aliénation mentale et de maladies nerveuses : l’hérédité morbide est en quelque sorte accumulée dans la famille de ces aliénés, qui résument en eux la plupart des caractères maladifs de leur race. Dès leur enfance, ils ont ordinairement manifesté des facultés intellectuelles très inégalement développées, faibles dans leur ensemble et remarquables seulement par certaines aptitudes spéciales ; ils ont montré, par exemple, des dispositions exceptionnelles pour le dessin, le calcul, la musique, la sculpture ou la mécanique, des mémoires exceptionnelles pour les dates ou les événements historiques, et à côté de ces facultés isolément développées, qui les ont fait passer pour de petits prodiges, ils ont offert la plupart du temps d’énormes lacunes dans leur intelligence et une faiblesse vraiment radicale des autres facultés. Au moral, on a constaté chez eux les mêmes contrastes et les mêmes singularités. À côté de facultés affectives normalement développées, ils ont présenté des instincts pervers, des sentiments dépravés, des penchants violents et incoercibles ; ils se sont livrés à des actes tout à fait étranges, dénotant une mauvaise nature ou une absence complète de sens moral. L’éducation commune dans les pensions ou les collèges a été pour eux impossible ; ils se sont fait renvoyer de toutes les institutions où leurs parents les avaient placés, et la vie de famille elle-même est devenue intolérable, à cause de leurs mauvais penchants et de leur absence complète de sentiments affectueux.

Quelquefois même ils ont été plus loin.

Leurs actes dépravés et coupables les ont fait punir par les tribunaux dès leur jeune âge : ils ont été envoyés dans les maisons de détention ou de correction et dans les prisons.

Arrivés à l’âge de la puberté, ils se sont fait remarquer, entre tous leurs camarades, par la singularité de leur caractère et l’étrangeté de leur conduite ; ils n’ont pu rien faire comme les autres hommes de leur âge, adoptant une profession avec ardeur pour la délaisser bientôt sans motif, passant rapidement par les sentiments et les déterminations les plus opposés, se livrant à tous les excès avec une sorte de frénésie, et étonnant ensuite leurs parents et leurs amis par la solennité de leur conversion ou par l’éclat de leur repentir ; entreprenant les travaux les plus différents et les quittant ensuite pour se livrer à d’autres occupations. Susceptibles, irritables, fantasques, prenant tout avec passion, passant rapidement de l’enthousiasme au découragement, ils ont attiré l’attention de tous ceux avec lesquels ils ont vécu par l’excentricité de leur conduite et par les contrastes inexplicables de leur caractère. Les uns se sont engagés comme soldats, se sont fait condamner pour indiscipline ou pour insultes envers leurs supérieurs, et ont ensuite déserté la profession militaire pour se lancer dans d’autres directions ; d’autres, après avoir étonné par leurs débauches et les désordres de leur conduite, sont entrés dans des maisons religieuses, dans des couvents, se sont soumis aux exigences les plus sévères de ces institutions et les ont ensuite abandonnées avec éclat pour retourner à leurs anciennes habitudes. Tout, en un mot, a été irrégulier, étrange et désordonné dans le genre de vie de ces êtres incomplets et mal nés, prédisposés héréditairement à la folie raisonnante, lorsque enfin on a commencé à s’apercevoir de leur état maladif, surtout caractérisé par la perversion des instincts, des sentiments et des penchants et par le désordre des actes, mais dont l’intelligence présente aussi de nombreuses lacunes, qui, pour n’être pas aussi saillantes, n’en sont pas moins réelles. Mais alors aussi surviennent de nouvelles péripéties dans leur existence mouvementée. Ils mettent le désordre, l’anarchie et la guerre partout où ils se trouvent. En révolte ouverte avec leurs familles et avec la société tout entière, ils soulèvent partout la répulsion et la haine, et ils réagissent eux-mêmes par des actes violents contre les sentiments qu’ils ont fait naître autour d’eux. Pleins d’insubordination, ils échappent à leurs familles ou à leurs supérieurs, pour mener une vie vagabonde, irrégulière, qui souvent les conduit devant la justice lorsqu’elle ne les amène pas dans les asiles d’aliénés.

Sont-ils mariés, la vie de ménage devient un véritable enfer pour ceux qui se trouvent malheureusement associés à eux, et à la suite de querelles intestines, de luttes cachées et d’horribles souffrances morales, bienheureux sont ceux qui parviennent à obtenir la séparation ou la séquestration légale de pareils êtres, dont la nature morale, incomplète et dépravée, est absolument incompatible avec la vie commune ou avec la vie sociale.

Sont-ils enfin séquestrés dans les asiles, ils deviennent alors le fléau de ces établissements et y suscitent les luttes et les désordres les plus multipliés. Paraissant raisonnables, malgré la profonde altération de leur nature intellectuelle et morale, ils arrivent à convaincre de leur raison quelques membres de leur famille et certains employés des asiles où ils sont renfermés. Ils écrivent des lettres, des réclamations aux autorités, et souvent, après bien des discussions et malgré l’avis contraire du médecin de l’établissement, ils sont remis en liberté par la justice, et recommencent bientôt le même genre de vie vagabonde et irrégulière, qui les fait passer successivement, et souvent un grand nombre de fois, soit devant les tribunaux, soit dans les asiles d’aliénés.

Il n’est pas de médecin spécialiste qui n’ait rencontré dans sa pratique des aliénés de ce genre et qui n’ait eu à subir les funestes conséquences qu’entraîne toujours à sa suite un pareil état mental. Eh bien, certainement, si la folie raisonnante devait être admise comme espèce naturelle de la maladie mentale, ce sont évidemment les malades de cette catégorie qui seuls devraient la constituer à l’état de forme distincte et spéciale. Mais, pour notre part, nous pensons, comme le docteur Morel, qu’ils doivent être rattachés à d’autres catégories plus générales, sans admettre pourtant, avec cet auteur distingué, la détermination de la folie héréditaire, qui nous semble beaucoup trop vaste et trop compréhensive. Quoi qu’il en soit, on nous accordera facilement que le tableau rapide que nous venons de tracer de cette variété si remarquable d’aliénés raisonnants est bien loin de ressembler à celui que M. Delasiauve nous a donné de la pseudo-monomanie, et que par conséquent ces deux descriptions ne peuvent s’appliquer à deux états identiques.

4oEnfin (pour terminer cette énumération des états de trouble mental réunis par divers auteurs sous le nom très vague de folie raisonnante), nous devons encore mentionner les aliénés désignés généralement sous le nom de maniaques instinctifs, malades chez lesquels des penchants pervers, des tendances mauvaises ou des instincts violents se développent périodiquement sur un fond de débilité intellectuelle native, avec une altération permanente du caractère et sans trouble très manifeste des facultés intellectuelles. Ce qui caractérise surtout cette variété d’aliénés dits raisonnants, c’est la périodicité des impulsions, au meurtre, au vol, à l’incendie, des tendances érotiques ou des dispositions à boire, qui surgissent, avec plus ou moins d’irrésistibilité, au milieu d’un trouble mental à forme raisonnante. Tous les auteurs qui ont traité de la folie raisonnante et en particulier Prichard, ont cité des exemples de ce genre, pêle-mêle au milieu d’autres observations appartenant aux diverses catégories dont nous avons parlé précédemment, et ces états spéciaux mériteraient surtout d’être étudiés et distingués avec soin, au point de vue médico-légal. Or, on m’accordera facilement que c’est là encore un type d’aliénés raisonnants qui ne ressemble guère à celui que M. Delasiauve nous a décrit sous le nom de pseudo-monomanes.

De cette esquisse rapide de quelques variétés de la folie raisonnante, ajoutées à celles que j’ai signalées précédemment, je me bornerai à conclure que ces différents types sont loin de ressembler, soit les uns aux autres, soit au tableau que M. Delasiauve nous a tracé de la pseudo-monomanie. Il nous semble donc que cet éminent collègue, en changeant la dénomination de cet état, et en faisant un nouvel essai de délimitation des faits réunis sous le nom de folie raisonnante, n’a pas réussi à établir l’existence de cette forme distincte et spéciale de maladie mentale, comme méritant une place à part dans le cadre nosologique ; et selon nous, la pseudo-monomanie de M. Delasiauve, comme la folie raisonnante des autres auteurs, ne constitue qu’une réunion arbitraire de faits disparates.

III.Irresponsabilité absolue et responsabilité partielle.

Sur ce point encore j’ai le regret de me trouver en désaccord avec M. Delasiauve.

Il pense que les pseudo-monomanes, ou en d’autres termes les aliénés raisonnants, peuvent être considérés comme responsables de certains actes civils ou criminels accomplis par eux en dehors de la fascination morbide. Cette conséquence médico-légale résulte naturellement pour M. Delasiauve de la façon dont il a compris l’état mental des pseudo-monomanes. Ainsi que nous le disions précédemment, il se représente l’état de ces malades comme essentiellement mobile, selon les instants où on les observe. Il admet que le moi humain, ou la personnalité humaine, peut rester intact, même au milieu de la fermentation d’idées et de sentiments que la maladie produit dans leur intérieur. Chez le pseudo-monomane, dit-il, les idées bizarres, les sentiments altérés, les impulsions involontaires, les illusions et les hallucinations, en un mot les mobiles délirants, se remplacent et se succèdent avec une extrême rapidité dans la tête malade, et poussent souvent l’aliéné à des actes désordonnés, dangereux ou nuisibles, suivant la nature de l’idée ou du sentiment qui surgissent involontairement, sous l’influence de la maladie ; mais ces éclosions de phénomènes morbides sont extrêmement variables selon les moments où l’on observe ces malades. Tantôt le moi humain, assistant en spectateur passif à cette fantasmagorie intellectuelle, est plus ou moins ému ou entraîné par elle, et cesse alors de pouvoir se diriger lui-même ; tantôt, au contraire, il est simple témoin attentif mais indépendant de cette succession rapide d’idées et de sentiments, et il conserve alors toute la liberté de son jugement et de ses déterminations, au milieu de cette tempête intérieure qui ne tarde pas à se dissiper au souffle de sa raison. Eh bien, dit M. Delasiauve, lorsque les actes accomplis par les pseudo-monomanes sont le produit des mobiles délirants, ou de la fascination morbide, ils doivent être attribués à l’état maladif, et l’individu doit être considéré comme irresponsable ; mais s’ils sont au contraire étrangers à la sphère du délire, s’ils se sont produits en dehors de son influence, le moi humain, ayant conservé toute sa liberté d’appréciation et de volonté, doit être regardé comme responsable des actes qui, loin d’être le résultat des mobiles délirants, ont été accomplis en parfaite connaissance de cause. Voilà comment la théorie de la responsabilité partielle chez les aliénés raisonnants est pour M. Delasiauve la conséquence naturelle de la manière dont il a conçu la pseudo-monomanie.

Pour notre part (nous l’avons déjà dit plusieurs fois au sein de cette Société), nous ne pouvons comprendre de pareilles distinctions et nous ne pouvons admettre ce mode d’interprétation des faits observés chez les aliénés, raisonnants ou autres. Cette doctrine nous paraît, non seulement fausse dans son principe, mais extrêmement dangereuse dans ses applications. Elle suppose une fragmentation des facultés humaines, une scission de la personnalité qui est contraire à l’observation, aussi bien chez l’homme normal que chez l’homme malade, et elle a l’inconvénient grave d’abandonner, dans la pratique, l’appréciation de chaque cas particulier à l’arbitraire et au caprice du jugement individuel de chaque médecin-expert. Qui pourrait se flatter, en effet, chez un aliéné accusé d’un crime ou ayant signé un acte civil, de doser avec exactitude le degré d’entraînement que le moi humain a eu à subir, à un moment donné, et le degré de résistance qu’il a pu y opposer ? Or c’est sur une appréciation aussi délicate que M. Delasiauve et les autres partisans de la responsabilité partielle des aliénés raisonnants, veulent faire reposer le criterium médico-légal qui doit servir à décider de la vie, de la fortune et de l’honneur de ces malheureux malades et de leurs familles ! Nous n’avons pas à insister davantage ici sur ce sujet, que nous avons déjà traité plusieurs fois devant la Société, non seulement à l’occasion des fous raisonnants, mais à propos de tous les aliénés en général ; mais nous sommes obligé d’avouer que l’argumentation, du reste si habile de M. Delasiauve, relativement à la situation mentale des pseudo-monomanes, n’a pas pu encore ébranler nos convictions à cet égard. Nous ne pouvons nous décider à abandonner le criterium généralement admis qui sert de base à notre législation actuelle, et qui peut se résumer ainsi : Tout aliéné, quel qu’il soit, doit être regardé comme absolument irresponsable légalement de tous les actes civils ou criminels accomplis par lui pendant la durée de son état maladif. Ce criterium absolu nous paraît encore le seul qui donne à la médecine légale des aliénés une base vraiment scientifique qui puisse placer le médecin-expert sur un terrain solide et inébranlable.

Je désire seulement aujourd’hui dire quelques mots de trois circonstances dans lesquelles la doctrine de l’irresponsabilité absolue des aliénés peut présenter certaines difficultés d’application, ou subir en pratique quelques adoucissements, tout en conservant en principe toute sa rigueur. Je veux parler des actes civils comparés aux actes criminels, des périodes de rémissions, intervalles lucides et intermittences, enfin, des états de trouble mental étrangers à la folie proprement dite.

1oActes civils. — Sous le rapport des actes civils signés par les aliénés raisonnants, on concevrait qu’il pût exister plus de doutes, dans l’esprit de quelques médecins, pour l’application de la doctrine de l’irresponsabilité de tous les aliénés sans exception, que pour les actes criminels accomplis par ces mêmes malades. On comprend, en effet, plus facilement qu’un malade atteint de délire partiel puisse être regardé comme capable de signer une procuration, de donner son consentement au mariage de ses enfants, ou même de rédiger un testament pouvant être reconnu valable, qu’on ne le conçoit punissable pour un acte réputé criminel. Sous ce rapport, les magistrats et les médecins sont même, en général, placés à deux points de vue diamétralement opposés ; les premiers, dans leurs décisions, semblent surtout avoir souci de la fortune et des intérêts matériels des aliénés et de leurs familles ; les autres, au contraire, sont plutôt préoccupés de leur vie et de leur honneur, en cherchant à les préserver d’une condamnation imméritée. Plusieurs auteurs ont, en effet, établi une distinction entre les questions civiles et les questions criminelles, au point de vue de la responsabilité légale des malades affectés de délire partiel. J’ai moi-même soutenu cette opinion, pour quelques cas très rares, dans mon premier discours sur la responsabilité des aliénés. Mais je reconnais volontiers maintenant que, proclamer ces exceptions, pour la capacité civile de certains aliénés, c’est tomber dans une contradiction avec le principe général de l’irresponsabilité absolue : or, ce principe ne peut avoir de valeur qu’à la condition d’être admis sans restriction aucune, et concéder aux adversaires une différence entre la capacité civile des aliénés et leur responsabilité criminelle, ce serait entrer dans la voie des interprétations individuelles qui est celle des magistrats et où les médecins ne doivent pas s’engager. Je conclus donc que les fous raisonnants, ainsi que les autres aliénés, doivent être regardés comme aussi incapables de signer un acte civil valable, qu’irresponsables pour un acte dit criminel. Pour ces aliénés, comme pour tous les autres, le médecin-expert doit se borner à constater l’existence de l’aliénation mentale, au moment de l’exécution de l’acte, et de cette simple constatation découlent nécessairement, l’irresponsabilité pour l’acte criminel et l’incapacité absolue pour l’acte civil. Au lieu d’étudier, comme les magistrats, l’acte civil en lui-même, le testament, par exemple, dans son texte, dans sa rédaction, dans ses diverses clauses, et de le valider ou de l’invalider d’après les circonstances qui résultent de cette étude directe de l’acte lui-même, c’est sur l’individu malade seul que doit porter l’investigation du médecin expert et c’est sur cet examen qu’il doit faire reposer ses conclusions. Je sais bien que cette doctrine générale est contraire à la jurisprudence actuelle et à la manière habituelle de procéder de nos tribunaux ; mais elle me semble la seule en rapport avec l’esprit général de notre législation, qui proclame que tout acte civil ou criminel doit être considéré comme sans valeur, s’il a été accompli par un individu qui n’était pas sain d’esprit au moment de sa perpétration. Il n’y a, selon moi, que deux circonstances qui puissent permettre, dans certains cas particuliers, une infraction à cette loi générale, et ce sont celles qui me restent maintenant à examiner.

2oRémissions, intervalles lucides et intermittences. — La folie raisonnante présente souvent dans sa marche de grandes inégalités et des suspensions plus ou moins complètes de l’état maladif. On peut donc admettre que, dans ces intervalles, l’aliéné puisse être regardé comme responsable de ses actes, ou considéré comme en état de faire un testament ou d’autres actes civils susceptibles d’être validés par les tribunaux. C’est une chose en effet bien différente que de vouloir scinder la responsabilité humaine d’un individu dans un même moment ou à diverses époques de sa maladie. Ceux qui ont observé beaucoup d’aliénés ne peuvent pas nier qu’il existe chez eux de grandes variations dans le degré de leur affection selon les instants où on les observe. De plus, il est connu de tous, quoique la réalité du fait ait été niée par quelques auteurs, qu’il existe quelquefois chez les aliénés de véritables intervalles lucides de très courte durée, pendant lesquels ils peuvent recouvrer momentanément toute leur liberté morale ; enfin, on constate bien plus fréquemment encore des suspensions plus prolongées de la maladie, pendant des semaines, des mois, ou des années, dans les formes des affections mentales connues sous les noms de folies périodiques ou intermittentes. Or, de même qu’on est bien forcé de reconnaître qu’un aliéné guéri, ou revenu à la raison, doit jouir de nouveau de tous ses droits civils et récupérer toute la responsabilité de ses actes, le même principe est évidemment applicable aux intermittences bien caractérisées, qui ne sont en réalité qu’un état de guérison temporaire. Par une extension toute naturelle de ce principe, on doit accorder le même privilège ou le même bénéfice aux actes des aliénés accomplis dans les intervalles lucides, qui ne sont aussi qu’une intermittence de plus courte durée. Enfin, on peut même l’étendre aux périodes de rémittence extrêmement prononcée, qui sont caractérisées par un retour à peu près complet à la raison et pendant lesquelles on peut encore admettre que l’aliéné a recouvré une lucidité d’esprit et une liberté de choix et de décision suffisantes pour qu’il soit possible de le regarder comme responsable de ses actes et capable de rédiger un testament, ou tout autre acte civil, que les tribunaux pourront légalement valider.

Dans ces circonstances seulement et dans ces limites bien déterminées, la théorie de la responsabilité des aliénés, raisonnants ou autres, peut, selon nous, être admise par les médecins, sans devenir infidèles à la doctrine générale que nous avons établie. C’est là une responsabilité variable chez un même aliéné dans des moments différents, selon les périodes de son affection, et non dans le même instant, suivant la diversité des actes auxquels elle s’applique. Ce sont évidemment deux doctrines essentiellement distinctes, qui ne peuvent être confondues en aucune façon, et c’est en cela principalement que notre opinion diffère profondément de celle qui a été soutenue par M. Delasiauve.

3oÉtats de trouble mental étrangers à la folie proprement dite. — Un dernier point nous reste enfin à toucher rapidement pour terminer notre réponse à M. Delasiauve, est ce point et le plus délicat de tous. Nous voulons parler des états de trouble mental qui peuvent devenir l’objet d’une expertise médico-légale au point de vue de la responsabilité, et qui pourtant ne rentrent pas scientifiquement dans le cadre de la folie proprement dite. Ici les hésitations et les perplexités du médecin légiste peuvent devenir très grandes, et il n’est plus possible alors de poser un principe absolu, comme pour les faits d’aliénation mentale caractérisée. Souvent, par exemple, les médecins spécialistes sont consultés par les tribunaux pour juger de l’état mental de certaines femmes, ayant commis un délit ou crime sous l’influence de troubles de la menstruation, pendant la grossesse, ou à la suite de l’accouchement, sans être pourtant dans un étal véritable de folie ; fréquemment alors on a vu ces médecins, s’appuyant sur l’observation des phénomènes pathologiques variés constatés chez des personnes placées dans ces conditions exceptionnelles, conclure chez elles à l’absence de la responsabilité morale.

Dans d’autres circonstances, il s’agit de malades hystériques ou épileptiques, qui ne peuvent nullement être regardés comme aliénés, et qui pourtant commettent des actes paraissant être sous la dépendance de leur maladie nerveuse et pouvant, partant, motiver l’indulgence, ou même l’exonération complète. D’autres fois, on est consulté pour des individus adonnés à des habitudes d’ivresse sous des influences pathologiques, sans être réellement atteints d’alcoolisme aigu ou chronique, et pour lesquels les médecins peuvent également réclamer le bénéfice des circonstances atténuantes, sans cependant les faire passer pour des aliénés.

Il en est de même de beaucoup de faibles d’esprit, d’individus mal nés ou incomplètement développés, qui, sans pouvoir être classés parmi les imbéciles ou les idiots, ont néanmoins une nature intellectuelle et morale si défectueuse, qu’il n’est pas possible à un médecin interrogé par les magistrats, à l’occasion d’un crime ou d’un délit commis par eux, de les considérer comme jouissant de l’intégrité de leurs facultés et de leur liberté morale. Enfin, dans un certain nombre d’affections cérébrales, autres que la folie, telles que les tumeurs du cerveau donnant lieu à l’affaiblissement intellectuel, et certains cas chroniques de ramollissement ou d’hémorragies cérébrales anciennes, n’ayant pas réellement entraîné la perte de la raison et du libre arbitre, il est également possible pour le médecin expert d’hésiter avant de se prononcer sur la validité d’un testament rédigé dans ces conditions, ou sur la culpabilité d’un acte incriminé. Or, dans toutes ces circonstances, qui n’appartiennent pas au domaine de l’aliénation mentale pleinement confirmée, de même que dans les cas si fréquents de simple prédisposition à la folie, et dans les périodes prodromiques ou de développement des maladies mentales, nous comprenons parfaitement que le médecin légiste doive abandonner le principe rigoureux de l’irresponsabilité absolue, qui ne s’applique qu’aux faits de folie bien caractérisés, pour faire appel à l’appréciation individuelle de chaque cas particulier. C’est alors que la doctrine de la responsabilité partielle, telle que la comprend M. Delasiauve, et sa théorie de la pseudo-monomanie (dans laquelle il a fait rentrer plusieurs de ces états mixtes qui devraient, selon nous, être exclus de son cadre), peuvent rendre de véritables services au médecin légiste.

Mais, tout en reconnaissant que les limites scientifiques qui séparent ces états de trouble mental de la folie proprement dite ne sont pas rigoureusement tracées, nous persistons à penser que la théorie de la responsabilité partielle doit être repoussée absolument, aussi bien pour les diverses variétés de la folie raisonnante que pour toutes les autres formes bien déterminées des maladies mentales.


  1. Discours prononcé à la Société médico-psychologique le 29 octobre 1866.
  2. Moreau (de Tours), le Haschisch ; 1845.