Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre XXXIV

Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 172-175).

CHAPITRE XXXIV.


Discussion du système d’extinction.

Une première question s’élève d’abord. — Est-il possible de faire prendre la végétation sur les berges vives des torrents ?… On se rappelle la description qui en a été faite (chap. 3). Ce n’est pas certainement celle d’un terrain propice aux plantations. Ces berges sont pourtant les parties qu’il importe le plus de consolider ; c’est hors de leurs flancs que le torrent tire, comme d’un arsenal, la principale masse de ses alluvions ; et s’il continuait de les ronger, il deviendrait inutile de planter les zones supérieures, qui seraient minées par le bas, et tomberaient peu à peu dans le lit (chap. 9).

Or, pour ces berges, on doit faire une remarque extrêmement importante : c’est que, dans beaucoup de parties où elles sont formées d’un roc dur, elles seraient en effet rebelles à tous les essais de plantation. Mais par ce motif même qu’elles sont dures, il serait peu utile de les planter. Celles au contraire formées d’un terrain meuble, qu’il importe le plus de consolider, puisqu’elles sont les moins solides, sont aussi précisément celles dont le sol, par sa nature même, se prête le mieux à la végétation.

Cette remarque s’applique aussi aux zones de défense. — Elle s’applique généralement à tous les terrains que la végétation est destinée à défendre contre les injures des eaux. J’ai déjà eu l’occasion de la présenter sous ce point de vue général (chap. 26).

Il suit de là que les difficultés que présente un terrain à la plantation sont en raison inverse de l’intérêt qu’on a à le planter, et, par conséquent, que là où elles commencent à devenir très-graves, l’utilité des plantations devient si insignifiante qu’on ne risque rien d’y renoncer. — On comprend de suite combien d’objections sont réduites au néant par cette simple observation.

Mais ce qui doit surtout assurer la bonne venue de la végétation sur les berges, c’est la multiplicité des canaux d’irrigation. Il faudrait qu’on saignât le torrent jusqu’à sec, et que la masse entière de ses eaux, sortie de ce fond qu’elle affouille, fût éparpillée par une infinité de filets sur les berges. C’est alors que l’élément de dégradation deviendra bien réellement un élément de fécondité, ainsi que je l’ai dit ailleurs dans une digression qui pouvait alors paraître oiseuse, et qui menait à mon but, comme on le voit maintenant.

Il n’est personne qui, ayant voyagé dans ces montagnes, n’ait été surpris de l’étonnante fertilité que l’arrosage donne ici aux terres. Dans ces calcaires si friables, l’effet de la latitude est encore augmenté par l’effet de l’inclinaison des terrains ; et quand une côte, frappée par les feux perpendiculaires du soleil, est, en même temps abreuvée d’eau, la végétation s’y déploie avec une vigueur sans égale. — On en voit des exemples dans la plupart des berges qui sont traversées par des canaux d’arrosage ; et ces exemples sont précisément ceux qui conviennent à mon sujet.

Je citerai, entre autres, la berge gauche du torrent de Bramafam, près d’Embrun, à mille pas environ en amont de la route royale. Là, on peut voir une berge d’une vingtaine de mètres de hauteur, sur laquelle le passage d’un canal d’arrosage a fait naître une végétation si touffue, qu’il est difficile de distinguer, sous cette chevelure de broussailles, quelle est la couleur et la nature du terrain. Pourtant cette berge est très-abrupte ; de plus elle est formée de ce calcaire schisteux à bélemnites, c’est-à-dire du pire de tous les terrains du département, de celui-là même que j’ai cité comme étant, par sa facilité à se décomposer, une des causes les plus puissantes de la formation des torrents. — Or, si la présence fortuite d’un canal, nonobstant des circonstances aussi défavorables, a produit de pareils effets, comment n’en serait-il plus de même, lorsque ces effets seront provoqués par les moyens les plus actifs ? S’ils arrivent accidentellement, cesseront-ils d’arriver, quand tout sera combiné dans le but de les reproduire ?

Toutes ces observations sont applicables aux zones de défense, avec cette différence que les mêmes difficultés s’y représentent a un bien moindre degré ; en sorte que si les plantations réussissent sur les berges, elles réussiront à plus forte raison sur les zones.

En résumé, je crois que la proximité des eaux fera prospérer toutes les plantations qu’on entreprendra d’attirer sur les bords des torrents. Nulle part ailleurs on ne trouverait un aussi précieux auxiliaire. Telle est sa puissance que s’il s’agissait de choisir au milieu de ces montagnes les emplacements les plus propices aux plantations, on ne découvrirait rien de mieux que les alentours des torrents[1].

Reste la difficulté de boiser les parties les plus hautes des bassins de réception. — Là, cette inappréciable ressource de l’arrosage manque. Comme on est au-dessus des sources mêmes du torrent, on ne reçoit plus que les eaux du ciel ou quelques ruisseaux accidentels.

— Il y a plus : à mesure qu’on s’élève, les pentes deviennent plus abruptes, les terrains plus âpres et plus rocheux ; le climat lui-même se dénature, et semble repousser de plus en plus la végétation[2]. Voilà bien des difficultés. Cependant là encore la nature nous offre d’admirables modèles qui semblent nous inviter à ne pas désespérer du succès. Ne voit-on pas ici, sur une foule de points, des forêts suspendues à des parois de montagne coupées presque à pic, où les arbres paraissent sortir du cœur même de la pierre ? Ce sont là des exemples à étudier et à imiter.

Je citerai aussi l’exemple des dunes dans les Landes, dont la plantation présentait bien d’autres difficultés que celles de nos montagnes les plus chauves. Là ce n’était pas seulement un sol aride auquel un demandait des sucs, mais un sol mobile qui fuyait sous les essais mêmes. Là, pourtant, l’art a fini par triompher.

Je passe à une dernière objection : pendant le temps que la végétation met à prendre possession du sol, le torrent ne minera-t-il pas constamment les berges ? Celles-ci, s’éboulant sans cesse, ne détruiront-elles pas ainsi la végétation, au fur et à mesure qu’elle se formera ?

Cette objection est toute résolue, lorsqu’on se rappelle que les travaux commencent par le haut. Quand on craint que les eaux n’affouillent une berge avec assez de violence, pour ne pas laisser le temps à la végétation de s’y fixer, on admet qu’elles y arrivent avec la masse et la vitesse qu’on leur voit aujourd’hui. On ne réfléchit pas que les travaux exécutés à l’amont de cette partie auront déjà tellement affaibli le courant, qu’il ne peut plus produire les mêmes effets. S’il les produit, c’est une preuve que les travaux supérieurs ne valent rien, qu’ils sont mal faits, ou qu’ils n’exercent pas encore leurs effets. C’est vers ces travaux alors qu’il faut reporter les soins et les dépenses, qu’on appliquait mal à propos à une partie où ces dépenses et ces soins étaient perdus.

Du reste, au-dessus de toutes les objections planera toujours ce grand fait, qui suffit seul à les détruire toutes : je veux parler des torrents éteints. — Je puis m’abuser ; mais il me paraît de la plus grande évidence que si les forêts ont pu, dans le passé, produire certains effets, elles peuvent encore les produire de nos jours. Pourquoi l’intervention de l’homme les empêcherait-elle ? — Loin de là ; elle doit en hâter l’accomplissement, si elle est ainsi conçue, qu’elle seconde l’effort de la nature au lieu de le contrarier.


  1. On voit dans la Vallouise, sur la rive droite de la Gironde, un grand nombre de ravins que la végétation a tapissés jusque dans leur fond ; et il est visible qu’elle s’est développée là avec plus de force que dans les terrains environnants, parce qu’elle trouvait dans ces creux plus de fraîcheur et d’humidité. — On a des exemples semblables sur la rive gauche de la Durance, en face de Saint-Clément.
  2. On sait qu’elle expire entièrement à une certaine hauteur ; mais les bassins de réception s’élèvent rarement jusqu’à cette limite, si ce n’est dans les tabuts, dont il n’est pas ici question.