Étude sur les torrents des Hautes-Alpes/Chapitre VIII

Carilian-Gœury et Victor Dalmont (p. 33-38).

CHAPITRE VIII.


Crues des torrents.

Deux causes provoquent annuellement les crues des torrents.

1o La fonte des neiges, vers le commencement de juin ;

2o Les orages vers la fin de l’été.

La première cause régit toujours les torrents du premier et du deuxième genre, qui peuvent ainsi subir plusieurs crues dans le cours de la même année. — La seconde cause produit seule les crues des torrents du troisième genre. Cela vient de ce que leurs bassins de réception ne s’élèvent pas jusqu’à la région des longues neiges.

Généralement les pluies d’orage donnent lieu à des crues plus terribles que les fontes des neiges. Les pluies sont rares dans ces montagnes ; mais elles tombent par averses épaisses, à la manière des trombes ; leur action est instantanée, et ne peut pas être prévue. Les neiges ne fondent jamais aussi brusquement : elles produisent des crues plus prolongées, moins soudaines, je dirais presque moins foudroyantes ; elles peuvent d’ailleurs être prévues, car elles arrivent à des époques déterminées, qui sont les mêmes, à dix jours près, pour tous les torrents. — Le torrent de l’Ascension doit son nom à la régularité avec laquelle il déborde chaque année vers le jour de l’Ascension.

De là vient aussi que la fonte des neiges produit une crue générale, qui fait déborder à la fois tous les grands torrents et toutes les rivières. Au contraire, les crues d’orage sont locales : tel torrent devient furieux pendant que tel autre, tout à fait voisin, demeure à sec[1]. — L’époque de la fonte des neiges est celle des plus hautes eaux dans tous les cours d’eau du département ; et pour tous, sans exception, la saison de l’étiage est vers la fin de l’automne.

Les phénomènes qui accompagnent les crues sont très-variés. On peut même dire que chaque torrent porte, dans sa façon de déborder, quelque chose qui lui est propre, et qui ne se retrouve pas chez les autres. Cela doit être ainsi, car tous les torrents n’ont pas la même distribution de pente, et ne traversent pas les mêmes terrains. On peut remarquer le même fait sur toutes les rivières, dont chacune a son régime particulier.

Tantôt la crue s’opère graduellement. Les eaux s’enflent ; claires d’abord, elles se troublent de plus en plus, et précipitent leur vitesse, en roulant des pierres, qui se heurtent avec un bruit sourd. Elles finissent enfin par se répandre au dehors de leurs berges : alors commencent les ravages et les exhaussements.

D’autres fois, on voit arriver tout à coup, à la place de l’eau, cette lave noire, décrite plus haut, et dont la progression lente n’a plus rien qui ressemble à l’écoulement des liquides.

D’autres fois enfin, le torrent tombe comme la foudre. Il s’annonce par un mugissement sourd, dans l’intérieur de la montagne ; en même temps, un vent furieux s’échappe de la gorge : ce sont les signes précurseurs. Peu d’instants après paraît le torrent, sous la forme d’une avalanche d’eau, roulant devant elle un amas de blocs entassés. Cette masse énorme forme comme un barrage mobile, et telle est la violence de l’impulsion que l’on aperçoit bondir les blocs, avant que les eaux deviennent visibles. — L’ouragan qui précède le torrent est accompagné d’effets plus surprenants encore. Il fait voler des pierres, au milieu d’un tourbillon de poussière, et l’on a vu quelquefois, sur la surface d’un lit à sec, des blocs se mettre en mouvement, comme poussés par une force surnaturelle. — Tous ces faits, quelque prodigieux qu’ils paraissent, sont attestés par une foule d’exemples ; il est, je le sens, nécessaire d’en citer.

En 1837, plusieurs voituriers, et, en même temps, un conducteur des ponts et chaussées, sont arrêtés, pendant un orage, au passage où le torrent de la Couche traverse à ciel ouvert la route royale no 94. — Le torrent était encore à sec, lorsqu’un tourbillon de poussière descend le long du lit, et devant leurs yeux, des blocs franchissent la route en bondissant.

En 1821, le tablier du pont de Boscodon est balayé par un coup de vent, sorti avec fureur de la gorge du torrent. Les eaux arrivent ensuite et passent entre les culées du pont décoiffé. — Cet événement eut lieu dix minutes après le passage du préfet, et sous les yeux d’un grand nombre de campagnards, occupés à la moisson. Le préfet, doutant de l’exactitude du fait, en fit venir plusieurs devant lui ; il les interrogea, et forma une espèce d’enquête qui confirma tous les détails de l’événement, tel qu’il vient d’être rapporté[2].

À Guillestre, en 1836, il y eut un épouvantable débordement dans le ruisseau de Rif-Bel, qui traverse le milieu du bourg. Plusieurs personnes étaient debout près d’un pont, attentives au bruit qui se faisait dans la montagne, lorsqu’un bloc énorme, sans aucune cause apparente, est projeté à leurs pieds, à plus de 4 mètres au-dessus du lit.

Le torrent des Moulettes, qui menace le bourg de Chorges, déborde chaque année, et il donne chaque fois l’occasion de vérifier des faits de ce genre. — En juillet 1838, une petite pluie, tombée sur les aiguilles de la montagne, avait attiré quelques habitants sur la digue du torrent. Bientôt le souffle avant-coureur fait rouler les blocs avec une telle violence que tous les curieux se retirent à la hâte. Dans ce moment la digue, qu’ils viennent de quitter, s’abat, pour ainsi dire, sur leurs talons : c’était un mur massif, maçonné à chaux et sable, de 2 mètres d’épaisseur et de 5 de hauteur. La rupture se fit sur une longueur de 25 mètres, avec une détonation qui fut entendue à plus de 3 000 mètres. Elle souleva un nuage de poussière, à travers laquelle on vit couler la lave, qui marcha droit sur le bourg. — Ce spectacle jeta la consternation dans le pays.

Voici un autre exemple, qui démontre combien ces irruptions sont soudaines.

En 1837, le village des Crottes est envahi par un petit torrent du troisième genre, qu’on n’avait jamais redouté[3]. — En un instant, les caves et les rues tortueuses du village sont inondées de boue et de blocs. Beaucoup de bestiaux sont étouffés. Plusieurs hommes échappent avec peine à la mort, et un enfant périt dans une écurie.

Je citerai encore des faits relatifs à la forme d’avalanche qu’affectent les torrents.

Au pont du petit ruisseau torrentiel de Chaumateron, en juin 1838, le cantonnier entend le bruit précurseur. Instruit du danger, il s’éloigne. Au bout de quelques pas, il voit venir le torrent qui roule sur lui-même, s’élance, comme une seule masse, au-dessus du pont, et le franchit. L’élévation du tablier au-dessus du radier était de 5 mètres.

Le village de Saint-Chaffrey est traversé par un petit torrent, dont le bassin de réception est creusé dans des gîtes de gypse[4]. Il coule sur une pente rapide, et au fond de berges solides, mais peu élevées. À chaque crue, le torrent arrive en roulant, comme une boule de 8 mètres de hauteur, et une portion de l’hémisphère apparaît au-dessus des berges. Il est formé de liquide épaissi par le gypse, et traîne à sa suite un grand courant d’eau, qui s’écoule avec violence, mais suivant les lois ordinaires.

Je m’arrête à ces exemples : on les multiplierait indéfiniment, car ils se renouvellent chaque année.

Il y a donc dans les débordements des torrents, une action semblable à celle des avalanches. Les habitants la désignent par ce terme : ce n’est pas seulement une image ; il y a réellement identité dans les causes, comme il y a similitude dans les effets. — Quand une grande masse d’eau se concentre subitement dans le goulot d’un bassin de réception, posée sur une pente très-rapide et resserrée dans une gorge profonde, cette masse ne s’écoule plus suivant les règles paisibles de l’hydrostatique. Elle s’élève de suite jusqu’à une grande hauteur, roule sur elle-même, et descend ainsi la gorge avec une vitesse excessive, bien supérieure à celle du courant d’eau régulier, qui s’écoule devant elle vers l’aval. — Elle doit donc atteindre successivement tous les points de ce courant ; elle en absorbe les eaux quelle entraîne avec elle, et qu’elle assimile à sa propre masse. Dans cette course, son volume s’enfle, en raison de la distance parcourue ; et lorsqu’elle débouche dans la vallée, elle arrive chargée de toute la masse d’eau répandue dans le lit du torrent, depuis sa naissance jusqu’à sa sortie de la gorge. C’est en réalité la masse entière du torrent, amoncelée et concentrée instantanément en une seule lame d’eau.

Ce phénomène est identiquement celui des avalanches, à cette différence près que l’eau, fluide dans le premier cas, est à l’état de neige dans le second. — On comprend, par cette explication, le peu de durée de certaines crues. Par exemple, une heure après l’événement de Chaumaleron, cité plus haut, le lit était à sec, comme il était avant.

Un autre fait non moins singulier est celui de l’ouragan qui précède les torrents. Tâchons aussi de l’expliquer.

Tous les exemples d’ouragan que j’ai pu recueillir se rapportent à des crues d’orages survenues pendant les chaleurs lourdes de l’été. — Supposons que, par un de ces temps embrasés, si communs, à cette époque, dans cette partie des Alpes, une pluie, une nuée, une trombe s’abaisse sur le bassin de réception : elle verse immédiatement dans toute l’étendue de cette région, une grande masse d’air froid. Celui-ci, spécifiquement plus lourd que le reste de l’atmosphère, ne peut ni s’élever ni s’étendre, parce qu’il est emprisonné dans l’espèce d’entonnoir qui constitue toujours la forme du bassin. Il s’échappe alors par la gorge, suivant la ligue de plus grande pente, comme doit le faire tout fluide, précipité au fond d’un milieu dont la densité est moindre. Le phénomène de cet écoulement devient en tout point semblable à celui de l’eau.

Mais voici des causes qui doivent en accélérer prodigieusement la vitesse. — La colonne d’eau, qui tombe dans le bassin de réception, entraîne avec elle un grand volume d’air interposé, qu’elle refoule avec violence dans le goulot. En même temps, elle ne cesse pas de peser de tout son poids sur la colonne d’air qui est engouffrée dans la gorge, comme dans un canal fermé. Il y a là une double action, dont l’énergie est extrême : on en prend une idée, lorsqu’on la compare à celle qu’exercent les trombes d’eau, qui servent de machines soufflantes aux usines établies dans les montagnes. Il faut se figurer que l’air sort par la gorge du torrent comme par le tuyau d’un soufflet de forge gigantesque. Dès lors il n’est plus étonnant qu’il produise les effets que j’ai décrits, et qui tous sont le résultat d’une excessive vitesse[5].


On connaît maintenant les principaux effets des torrents ; passons à l’examen des moyens employés pour les combattre. On vient de voir des propriétés destructives d’une énergie extrême : on ne verra, de l’autre côté, que des défenses incomplètes, sans puissance et sans durée.

  1. Par exemple, en 1837, le Rif-Bel déborde à Guillestre avec une violence sans exemple, de mémoire d’homme. Le Chagne, tout à fait voisin, reste parfaitement calme.
  2. Dans les Basses-Alpes, en 1830, un pont construit sur le torrent du Pas-de-la-Tour, et élevé de plus de 12 mètres au-dessus du lit, fut emporté de la même manière, avant l’arrivée des eaux.
  3. Torrent des Graves.
  4. Torrent de Saint-Joseph.
  5. Voyez la note 6.