Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871/2/12

Neuchatel Impr. G. Guillaume (p. 393-424).


Appendice.




LE 31 OCTOBRE.

Ses causes. — Son but. — Sa nécessité.

[Publié, sous forme de lettres, dans le Combat [28 nov. — 8 déc. 1870].



AUX PARISIENS.


Conciergerie, 20 novembre 1870.
CITOYENS,

Je vous dédie cette petite brochure, non pour vous raconter les faits qui se sont passés le 31 octobre dernier, mais pour vous en démontrer l’urgence et la légitimité, et aussi pour vous inviter à poursuivre la réalisation du but que se proposaient les auteurs de cette « criminelle tentative. »

Je m’adresse surtout à ceux d’entre vous qui croient leurs intérêts compromis par la révolution sociale que prépare forcément la crise actuelle.

Comprendront-ils enfin que la solution entière du problème posé depuis 1789, est la seule voie de salut, tant de leurs intérêts que de ceux du pays entier ?

Il serait temps !
Salut fraternel.
G. Lefrançais.


I


Quelques jours après l’héroïque folie de la Villette — à laquelle d’ailleurs je n’eus l’honneur de prendre aucune part — désespérant que la France se débarrassât jamais de l’empire, je me décidai à partir pour Genève, préférant contempler son grand lac, des hauteurs du Salève, que de voir Paris stupéfié et idiotisé par la nouvelle de nos premiers désastres dans les Vosges.

Mais je compris bientôt tout ce qu’aurait d’horrible dans cette ville, la position d’un républicain français, en face de l’invasion menaçant à la fois et pour toujours peut-être, l’indépendance et l’honneur de son pays.

Je revins donc au plus vite et assez à temps pour prendre part à la revendication du 4 septembre, qui, pour un instant, me fit croire au salut de la Patrie et à l’établissement de la République.

Oui, je vous l’avouerai : je crus durant deux heures environ à ces choses insensées.

Durant deux heures, partageant la joie générale, j’oubliai que J. Favre avait autrefois livré la République è Bonaparte ; que J. Simon avait voté l’état de siège et la transportation sans jugement des insurgés de Juin ; que Garnier-Pagès — l’homme aux 45 centimes — s’était impatienté que les canons n’arrivassent pas assez vite pour mitrailler les ouvriers ; qu’E. Pelletan s’était plaint dans le journal le Bien public, qu’on n’eût pas assez fusillé d’insurgés ; qu’Emm. Arago avait favorisé les réactionnaires de Lyon ; j’oubliai encore que Trochu avait été nommé gouverneur de Paris par Bonaparte, qui se connaît en trahison ; qu’Et. Arago n’était en somme que le frère de son frère François, ce qui n’en fait pas pour cela un plus habile mathématicien, et encore moins un grand administrateur ; que J. Ferry traitait naguères de perruques les gens assez naïfs pour songer plus longtemps à la République ; que Gambetta, réclamant l’exécution quasi-sommaire des gens de la Villette, venait de se faire rappeler à la pudeur par Palikao lui-même.

J’oubliai enfin, pendant deux heures, que tout ce monde, y compris les Crémieux et les Glais-Bizoin, ne pouvait que nous plonger plus avant dans le bourbier, où, depuis 48, les royalistes de toutes nuances, sous le couvert de Bonaparte et de ses bandits, ont jeté le pays.

Cette illusion fit aussitôt place à la rage, en songeant à ce qui allait certainement arriver.

Je me calmai cependant, dans l’espérance que votre bon sens, ô Parisiens ! rectifierait immédiatement les sottises et les lâchetés que ces gens ne manqueraient pas de commettre, me disant d’ailleurs que, pas plus que moi, vous n’aviez dû perdre le souvenir de 1818, et que vous veilleriez à ce que les fautes ne s’en renouvelassent pas.

J’avais trop compté sur votre réputation, universelle de gens d’esprit ; réputation à laquelle vous tenez tant, qu’elle vous a crétinisés à force d’y croire.

J’aurais pourtant dû songer à ce qui venait de se passer depuis six semaines et qui avait donné lieu à de tristes réflexions sur votre état mental. — Comme des niais, vous aviez donné tête baissée dans le panneau tendu par Bonaparte, qui, sentant s’approcher l’heure de rendre des comptes, vous avait, de gaieté de cœur (le mot est d’Ollivier), jetés en pâture à la Prusse, espérant sans doute que quelque miracle le sortirait d’embarras.

Le miracle se traduisait pour vous dans la fameuse dépêche du 6 août, annonçant à la France que tout était perdu, ou peu s’en fallait.

Si vous aviez eu quelque intelligence alors, mes chers concitoyens, vous eussiez, comme certains de nous vous y convièrent, exécuté le 9 ce que vous ne vous décidâtes à faire qu’un mois plus tard, et tout eût été sauvé : la République eût sérieusement pu empêcher l’occupation des Vosges, de l’Alsace et de la Champagne, et, à fortiori, vous eût préservés de l’investissement qui fait à la fois votre désespoir et votre honte, et des agissements insensés dont vous êtes jusqu’ici victimes, de par la volonté et l’incurie du Provisoire.

Mais baste ! n’y avait-il pas alors le plan de l’empereur, doublé du plan Mac-Mahon, et le truc — ainsi parlaient les malins — ne consistait-il pas précisément à attirer l’ennemi d’abord devant Châlons, puis, plus tard, devant Paris, pour lui administrer une tripotée définitive ?

Que vous semble maintenant de ces fameux plans et de ces trucs ? Vous vous consolez, il est vrai, de votre déconvenue, par les riantes perspectives du plan Trochu !

En vain essaya-t-on de vous faire toucher du doigt la trahison et l’incapacité de tous les généraux, illustrés surtout par les massacres successifs des citoyens désarmés, soit dans les rues de Paris, soit au Creuzot, à la Ricamarie ou à Aubin ; vous vous mites à arrêter vous-mêmes — vous substituant sans pudeur à la police — et sous prétexte d’espions prussiens, ceux qui tentaient de vous faire voir clair dans la situation.

Vous perdîtes à ce point l’intelligence, qu’à la honte de la géographie, vous en vîntes à ne pas comprendre que, lorsqu’on vous annonçait de Verdun (17 août) que l’ennemi battait en retraite vers le Sud, cela voulait dire en bon français, qu’il avançait sur Paris ! et, stupidement, vous chantiez victoire !

Oui, chers concitoyens, voilà où le peuple le plus spirituel du monde (cliché que je lis à chaque instant) en était arrivé ! — Je crains bien, hélas ! qu’il n’y ait pas grand’chose de changé.

Voyons un peu, en effet.

Oubliant qu’il y a bientôt un siècle, à force de conjuguer ce verbe, dont l’infinitif était aussi long qu’agaçant « être l’agent de Pitt et Cobourg, » on a énervé l’action révolutionnaire, en décimant, grâce à cette absurde accusation, ce qu’il y avait alors de plus énergique et de plus intelligent ; voilà que vous jetez à tout propos et avec non moins de niaiserie, l’imbécile épithète de Prussien à la tête de tous ceux qui ne s’inclinent point devant les filandreuses circulaires du grand Jules Favre, ou les ineptes ordres du jour de l’illustre Trochu.

À la remorque de toute la presse vénale, qui, pendant vingt années, lécha les bottes du traître de Sédan, vous aboyez au Prussien contre ceux qui, après avoir protesté autant qu’ils le pouvaient alors, au péril de leur liberté, contre la déclaration de guerre du 15 juillet, affirment maintenant que l’honneur exige impérieusement la lutte à outrance, jusqu’à l’expulsion complète de l’envahisseur !

Ils ont tort, il est vrai, de parler d’honneur à des gens qui se piquent surtout d’être des gens d’affaires.

Eh bien ! soit ; disons, afin d’être plus sûrement compris, que votre intérêt, vos intérêts, habiles trafiquants, sont eux-mêmes de la partie et réclament de vous une résolution énergique dans cette lutte gigantesque.

Ce mot d’intérêts vous fait dresser une oreille attentive, et ce que ceux d’honneur, de dignité, de patrie, de dévouement, n’aurait peut-être pu obtenir de vous, ce mot pourrait bien vous transformer en héros.

Pour arriver à un tel résultat, nous allons tenter de vous démontrer que là, comme toujours, les intérêts ne peuvent être réellement garantis que par l’application de la justice et l’affirmation de votre dignité.

Et, pour cela, analysons d’abord les motifs qui firent agir les gens du 31 octobre, les « complices de Bismark — connus de ce dernier dès le 28, » comme l’affirme l’Officiel, qui ne ment jamais, chacun sait ça.

Puis, nous examinerons ce qui peut résulter de l’insuccès de ce qu’on est convenu d’appeler leur « criminelle tentative », et enfin ce que vous devez faire, si vous ne voulez descendre au dernier degré d’abaissement : là où il n’y a plus ni liberté, ni garantie, ni d’autre droit que celui du plus fort.


II


Tout d’abord et afin de comprendre mieux cette « tentative, » faisons un pas en arrière.

Si l’on considère les choses au seul point de vue de l’invasion, il est absolument impossible de s’expliquer la crise que traverse la France et qui est peut-être sans précédents dans l’histoire des peuples.

Certes, l’histoire offre plus d’un exemple de nations vaincues, mais après une série de luttes ayant épuisé toutes les forces matérielles et morales de ces dernières.

Ce qui ne peut se comprendre, c’est que la France, après un demi-siècle de paix presque complète, regorgeant d’hommes valides et, jusque-là, fière avant tout de son passé militaire, se tienne pour battue définitivement, après quelques revers, causés plus encore par la trahison ou l’impéritie de ses chefs, que par l’infériorité de ses ressources militaires et de sa tactique.

À quoi attribuer cette série d’actes honteux à la charge de nos généraux ?

Pourquoi un tel désarroi dans la défense d’un pays si riche encore d’hommes et d’argent ?

D’où vient l’inertie de Paris après le 4 septembre ? D’où vient l’inertie des départements ?

Il y a, nous le répétons, un incompréhensible mystère à éclaircir, si on s’en réfère aux apparences seules.

Mais, en regardant les choses de plus près, en analysant la situation économique et morale du pays, situation que n’ont su comprendre et à laquelle n’ont su remédier ni 1830, ni 1848, cette inertie des classes, dites élevées et jusqu’alors gouvernantes en France, n’a que trop sa raison d’être.

Quoiqu’en disent les légistes et les élégiaques du libéralisme, républicain ou autre, peu importe, il n’a pas cessé d’y avoir deux classes dans notre pays : celle qui n’a rien ou presque rien et qui travaille pour vivre — la plus nombreuse ; celle qui possède et vit des labeurs de la première — de nombre moindre, il est vrai, — mais la plus instruite, sinon la plus intelligente, et qui gouverne en réalité par la force des choses.

Ces classes étaient parfaitement désignées, avant l’établissement du suffrage universel, par les expressions de pays légal et de pays non légal.

L’introduction du suffrage universel dans nos mœurs politiques, n’a créé, bien entendu, qu’une égalité de surface, le fond des choses étant resté le même que devant.

Il y a plus : depuis 1848, l’inégalité des conditions s’est accentuée d’autant plus, que le suffrage universel a démontré aux travailleurs l’inanité absolue de droits politiques non garantis, dans leur exercice, par des situations économiques et sociales correspondantes.

Qu’importe, en effet, au prolétaire, cette souveraineté éphémère du scrutin — d’ailleurs sans contrôle efficace ni responsabilité réelle — si sa condition sociale ne lui donne point la possibilité de discuter lui-même ses intérêts, faute d’une éducation suffisante, et le livre forcément aux intrigues de ceux qui, à l’aide de l’outillage dont ils sont possesseurs, détiennent ses moyens d’existence ? Qu’importe pour lui cette prétendue égalité politique, devant l’urne électorale, s’il ne la peut pratiquer avec indépendance, sans exciter les susceptibilités et les ressentiments intéressés du patron, son maître implacable et tout-puissant de par le capital ?

Aussi la nécessité de réformes dans les lois qui régissent les relations du capital et du travail, est-elle devenue si évidente, que ces réformes ont été les préoccupations exclusives des travailleurs des villes et surtout de Paris, depuis le coup d’État.

Juin leur avait appris de reste ce que valait cette fraternité républicaine tant vantée et qu’on avait inscrite avec le reste de la formule, jusque sur le fronton des prisons, dans lesquelles on les empilait alors par milliers[1].

Grâce à l’Internationale — conception la plus grande et la plus féconde qu’ait enfantée notre siècle — les travailleurs français comprirent enfin qu’il y avait une autre politique que celle des monarchiens de toutes nuances, et des républicains autoritaires, tout aussi oppressifs et aristocrates que les premiers.

Le caractère social de la révolution qui s’apprêtait à renverser l’empire, s’accusa de plus en plus, ainsi que le témoignèrent assez nettement les réunions publiques rouvertes en 1868.

Ceci posé, il est facile de comprendre que tous les intérêts sordides, toutes les cupidités ignorantes, toutes les ambitions malsaines, tous les appétits de pouvoir — et on sait si l’empire sut en accroître le nombre ! — n’eurent plus qu’une pensée : éloigner à tout prix cette révolution qui semblait inévitable.

De là cette immense majorité plébiscitaire du 8 mai dernier ; de là cette acclamation presque unanime en faveur d’une guerre insensée.

On comptait sur le succès, et par conséquent sur une recrudescence de chauvinisme qui allait ranimer l’empire avachi et permettre à Napoléon IV d’ajourner d’une nouvelle étape la satisfaction si vivement réclamée par les intérêts prolétaires. — Mais hélas !… la défaite, aussi soudaine qu’imprévue, vint déjouer cette espérance.

La lâcheté et l’égoïsme des adversaires quand même de la révolution sociale tinrent bon quelques semaines encore : un succès, si mince fût-il, et le Deux-Décembre allait se renouveler. — La trahison de Sedan mit fin à tous ces beaux projets, et, la honte débordant, il fallut céder. — Le 4 septembre eut lieu.

Malheureusement, dans l’excès de sa joie et aussi, il faut bien l’avouer, faute de sérieuse organisation préalable, le peuple laissa faire et attendit, espérant que l’immensité du péril grandirait le cœur et le cerveau de ceux-là qui l’avaient déjà trahi, dans des circonstances moins difficiles pourtant.

Il ne lui fallut pas longtemps pour constater que le nom seul des choses serait changé.

Pour tout dire, et afin que justice soit rendue à tous, ceux qu’on venait d’entraîner à l’Hôtel-de-Ville avaient longtemps résisté et avaient employé une réelle force d’inertie pour retarder l’échéance que le lâche de Sédan venait de rendre inévitable.

Remplis d’une sainte horreur pour le peuple que Belleville caractérise, comme autrefois le faubourg Marceau, de glorieuse et révolutionnaire mémoire, — cette canaille, comme dit si bien l’illustre général Clément Thomas. — les chefs du Provisoire, si peu intelligents soient-ils, comprirent sans peine et très rapidement que, s’ils remplissaient avec loyauté le mandat qu’on venait de leur confier, s’ils organisaient sérieusement la résistance à l’ennemi, ils assuraient du coup le triomphe de la révolution avec toutes ses conséquences sociales.

Le peuple ne marchandant ni son sang ni sa vie au Prussien, il devenait difficile, ce dernier chassé du sol national, que les gens dont ce peuple aurait en somme défendu généreusement la propriété, ne consentissent à lui reconnaître le droit de briser les entraves légales opposées jusqu’ici à son affranchissement économique, sous peine de le lui voir prendre de force.

Le parti du Provisoire fut vite pris.

Tout en décrétant, pour la forme, l’armement des citoyens ; tout en continuant les travaux de défense déjà commencés autour de Paris ; tout en déclarant bien haut qu’on ne céderait à l’ennemi « ni un pouce de notre sol, ni une pierre de nos forteresses, » il ajouta mentalement que, quant au sacrifice de la Révolution et de la République, on pourrait s’entendre.

Et l’accomplissement de cette infâme trahison commença.

En présence de la situation que venait de créer la nécessité, la conduite de gens simplement honnêtes et décidés à remplir leur mission était toute tracée :

S’adresser aux peuples de l’Europe ; leur rappeler que de la France était parti le mouvement d’émancipation politique et sociale dont tous les travailleurs européens étaient appelés à bénéficier ;

Réveiller en province l’énergie et la dignité des travailleurs des villes et campagnes, en faisant sonner, dans chaque village, le tocsin de la délivrance des tyranneaux de tous ordres qui les oppriment depuis si longtemps ;

Enfin, se rappelant que, pour repousser l’ennemi, il faut surtout du fer et du pain, faire les réquisitions voulues pour assurer gratuitement l’un et l’autre, et tout le temps nécessaire, à chaque défenseur de la grande cité, sans distinction de position sociale : Paris tout entier reconnaissant l’égalité de droit à la vie, en même temps que le devoir pour tous de mourir en défendant la patrie.

Telles auraient dû être les principales préoccupations des gens du 4 septembre.

Phraséologie, chimères que tout cela, dira-t-on peut-être.

Eh bien ! à l’honneur de Paris, nous affirmons qu’il en pouvait être ainsi, si ces mesures eussent été prises de suite, et surtout si l’on y eût associé la population, par l’organisation immédiate de la Commune de Paris et de ses Districts ou quartiers.

Car, ces habitudes d’inégalités, consacrées depuis de longs siècles ; ces mœurs aristocratiques, qui séparent la ville des faubourgs ; ces répugnances de fréquentation de bourgeois à ouvriers ; tous ces sentiments mauvais eussent été jetés au vent, en face de l’envahisseur, avec d’autant plus de sincérité, que ces sacrifices eussent été, non décrétés, mais consentis par les citoyens de toutes conditions, rentrés, au moyen de la Commune, en pleine puissance de direction de leurs propres affaires.

Le Provisoire n’eût été alors que ce que tout gouvernement devrait seulement être : un simple organe d’exécution.

Toute dictature devenait impossible, partant, toute crainte de guerre civile à jamais écartée.

Mais ce n’était pas le compte des gros bonnets de la finance et des grandes compagnies, dont le Provisoire n’est que le très-humble serviteur : ça n’entrait pas dans le plan Trochu.

Il fallait avant tout empêcher la consolidation de la République, qu’on n’acceptait que comme pis-aller, afin de la rendre solidaire et responsable des infamies qu’on allait commettre pour la plus grande gloire de l’ordre, de la propriété… et de la religion, car la France, selon le vœu de Jules Favre et des Bretons, doit, par-dessus tout, rester catholique.

On fit donc tout le contraire de ce que nous venons d’indiquer.

On s’inclina platement devant les monarchies, qui eurent le bonheur de contempler tour à tour M. Thiers, un vrai républicain, celui-là !

On adressa une circulaire pompeuse dans la forme, mais assez humble dans le fond, aux agents diplomatiques.

On fit la fameuse visite à Ferrières.

On envoya à Tours, pour réchauffer le zèle patriotique de la province, deux vieux tisons éteints sans avoir jamais pu flamber.

On refusa d’entendre sérieusement aucune délégation populaire, et on se contenta de les faire recevoir, chaque fois, par une sorte de bonne à tout faire, — le sieur Jules Ferry — chargé d’éconduire les importuns avec le moins de politesse possible.

On hâta lentement la transformation des fusils en armes à longue portée, et surtout on se garda bien d’en commander d’autres, malgré de nombreuses offres adressées par divers manufacturiers.

Quasi dépourvu d’artillerie, on ne fit fondre aucun canon, encore qu’il ne manquât ni de fonderies inoccupées, ni du métal nécessaire.

On transforma en humiliantes aumônes les secours, d’ailleurs insuffisants, accordés aux ouvriers, devenus soldats citoyens, et sans lesquels ils ne pouvaient vivre.

Mais, en revanche, on laissa les tripoteurs agioter sur les denrées alimentaires, sans doute pour s’entretenir la main, les opérations de bourse battant de l’aile.

On n’eut l’intelligence de supprimer tous les droits d’octroi que juste au moment où, Paris investi complétement, les arrivages devinrent impossibles, ce qui obligea nombre de cultivateurs des départements voisins de laisser leurs denrées et leurs bestiaux à la disposition de l’ennemi.

Et pour couronner l’œuvre, on livra à leurs seules ressources Strasbourg et Toul, qui durent succomber. Mais M. Gambetta leur promit à toutes deux, dans une proclamation aussi emphatique que ridicule, une statue de bronze dans la capitale, afin de récompenser leurs souffrances et leur héroïsme !

Puis toutes ces belles choses faites, on attendit patiemment que l’ennemi fît mine d’entrer dans la ville, et, pour amuser les niais jusqu’au bout, on se donna même le luxe d’une commission des barricades composée surtout d’avocats sans cause et de journalistes poussifs[2].

Ces inepties allant leur train, il devenait clair pour chacun que, comptant sur la famine qui s’avançait et aussi sur les intempéries de la saison, assez dures en somme, pour des gens de 40 à 60 ans, n’ayant jamais été soldats, les gens du Provisoire espéraient amener les Parisiens à renoncer à la ridicule prétention de continuer la résistance jusqu’au bout.

Alors et après deux mois de sacrifices de toute nature, et malgré les dénégations mensongères de l’Officiel, on apprit en même temps, et la reddition de Metz, — dans des conditions au moins suspectes, — et la tentative d’un armistice, destiné à préparer un traité de paix plus ou moins déshonorant.

Ainsi, durant deux mois, on avait joué, aux dépens des Parisiens et de la Révolution, l’ignoble et sanglante comédie d’un semblant de siège ; à Châtillon, à Choisy et au Bourget, des centaines de nos soldats, de nos enfants, avaient été livrés aux balles prussiennes, tout cela pour masquer les batteries et les intrigues diplomatiques des Thiers, des Jules Favre et des Trochu !

Résultats nets — sans tenir compte des souffrances endurées et de l’argent gaspillé de toutes façons — réduction certaine du territoire ; indemnité de, guerre à payer à l’ennemi, enfin la République égorgée et jetée aux pieds d’une restauration monarchique quelconque, sans oublier le déshonneur de Paris, transformé désormais en ville de plaisance pour les étrangers ; Paris réduit aux proportions d’un « charmant cabaret » pour toutes les drôlesses titrées ou non titrées que l’Europe voudra bien lui envoyer ! Paris devenant pourvoyeur d’histrions et de filles de joie, chargées de distraire les bâillements de tous les repus du monde ! C’en était trop !

Tout ce qui avait espéré voir la France reprendre la tête du mouvement de rénovation sociale, dont l’Europe est grosse depuis bientôt un siècle ; tout ce qui avait espéré qu’on en avait fini avec les orgies dont l’empire nous avait souillés pendant vingt années ; tout ce qui avait espéré qu’honnêteté et travail allaient reprendre lei haut du pavé, insolemment tenu jusqu’alors par les agioteurs, les ruffians de la presse et les cocottes de haute et de basse lignée ; tout ce qui avait soif de justice et d’honneur, n’eut qu’une seule pensée, qu’un seul cri : empêcher, fût-ce au prix de la vie, ce gouvernement d’imbéciles et de traîtres de conclure l’armistice, et fonder la Commune, c’est-à-dire substituer au Provisoire une délégation assez nombreuse pour qu’elle pût contenir dans son sein tout ce que Paris renfermait de cœurs honnêtes, intelligents et dévoués à l’œuvre du salut public.

De là, la journée du 31 octobre, ô Parisiens ! Et, bien que, pour certaines causes qu’il n’est point temps d’examiner ici, cette « criminelle tentative » n’ait pas complètement atteint le but qu’elle se proposait, s’il est vrai, comme l’affirme le général Trochu, qu’elle ait réellement empêché de conclure l’armistice, je vous le confesse audacieusement — n’en dites rien à mes juges futurs — je resterai fier toute ma vie d’y avoir participé.

Mais, fier ou non, il n’en est pas moins trop exact que, faute d’avoir réalisé la partie essentielle de son programme — la constitution définitive de la Commune — la journée du 31 octobre, tout en ayant, paraît-il, ajourné votre chute et votre honte, vous a laissés dans une situation telle, qu’il en peut sortir les solutions les plus contraires à vos intérêts. — Vous voyez que j’y arrive.


III.


Rentrés chez vous, après avoir coopéré au rétablissement de l’ordre, le lendemain du 31 octobre, vous vous êtes frotté les mains, assurés que vous étiez que le Provisoire allait de ce coup vous pouvoir tirer d’affaire.

Je ne sais si cette espérance est toujours aussi ferme maintenant, et j’ai quelque idée du contraire, si j’en dois croire vos journaux, radieux pourtant le lendemain du plébiscite qui venait de donner carte blanche aux acclamés du 4 septembre, mais passons et supposons qu’ils puissent réaliser votre désir.

Expliquons-nous, si vous le permettez, sur ce que vous entendez par vous tirer d’affaire.

Cela veut dire à n’en pas douter que, coûte que coûte, la République de 1870 ira rejoindre ses défuntes sœurs dans un monde meilleur.

Que, grâce au rétablissement du comte de Paris sur le trône de ses pères (car, malheureusement je le crains, on n’oserait vous imposer le Napoléon IV), votre caisse, un peu amaigrie depuis quelque temps, reprendra son ancien embonpoint, et que vous verrez renaître enfin une ère de prospérité sans nuages.

Voyons un peu si la chose est possible, puisque pour vous, là seulement est le problème à résoudre.

Voilà donc qui est entendu : Louis-Philippe II est installé aux Tuileries ; Trochu est devenu son maréchal favori, Thiers son premier ministre ; et Jules Favre, ainsi que tout le fretin de pseudo-républicains qui vous gouvernent à cette heure, nous ont rejoints à la Conciergerie ou à Mazas ; vous leur devrez bien cela, et ils ne l’auront pas volé !

Enfin, les Prussiens sont partis !

Vous nagez dans la joie et vous êtes tour à tour invités au château (vieux style) où se donnent nuit et jour les fêtes les plus splendides dont le Figaro aura jamais parlé.

Vous croyez que c’est fini, n’est-ce pas ? et pour longtemps cette fois, car vous vous serez juré à vous-mêmes de ne plus aller manifester au Corps législatif et de le laisser désormais délibérer en paix.

C’est là qu’est justement l’erreur, car, plus que jamais, tout sera à recommencer.


IV


Vous êtes-vous parfois demandé, quand vous faisiez faction aux remparts, en attendant l’exécution du plan Trochu, dans quel état pourrait bien se trouver le pays, après le dénouement de la lugubre farce à laquelle nous assistons en ce moment et que les « gens du 31 octobre » voulaient interrompre ?

Vous, qui êtes des commerçants, des industriels, des gens d’affaires, comme vous dites, et sachant compter (la seule chose dont vous tiriez quelque vanité), est-ce que vous n’avez pas songé déjà à dresser l’inventaire des ruines et des désastres de toutes sortes qu’auront valu à la France les sept millions de oui du 8 mai dernier ?

Et si vous ne l’avez encore établi dans votre pensée, cet inventaire, ne voulez-vous pas que nous tentions de le faire ensemble ?

Sans doute, les données précises nous faisant défaut, par suite de notre isolement forcé de la province, nous ne pourrons pas chiffrer le passif, mais il nous sera possible cependant d’apprécier suffisamment l’énormité de la carte à payer et ce sera déjà quelque chose.

Examinons donc, si vous le voulez bien.

1o On constatait, il y a quelques jours seulement, que près d’un milliard de valeurs étaient restées en souffrance à Paris depuis la première prorogation des échéances : ajoutons-y celles qui doivent charger les places de Lyon, Rouen, Bordeaux, Marseille et d’autres moins importantes, et nous arriverons, je crois, à un joli denier.

Je laisse de côté et ne mentionne que pour mémoire les valeurs de complaisance, — qui se chiffraient pour Paris seulement par plus d’un milliard, m’a-t-on dit, au commencement de cette année, — et qui valent maintenant juste leur poids de vieux papier.

2o Les lignes de fer de l’Est, du Nord et de Lyon ont dû être passablement endommagées, et il y faudra pourvoir, soit par l’impôt, soit par une réduction sur le revenu des titres.

3o La culture française a beaucoup souffert cette année dans ses récoltes, à cause de la sécheresse, et, par suite du déficit considérable qui en est résulté notamment dans les fourrages disponibles, elle a dû, sur un grand nombre de points, abattre son bétail et jusqu’à ses attelages, faute de pouvoir les nourrir. — Je ne sache pas que la guerre ait pu améliorer son sort.

Un quart peut-être du sol national, occupé par l’ennemi, précisément à l’époque des labours, ne les aura pu faire en temps utile, et, de plus, aura certainement manqué des semences nécessaires, tout ayant été saccagé, pillé et mangé par les anciens et aimables amis de M. Guéroult[3], y compris ce qui pouvait rester de bétail et de chevaux.

4o Nombre de villes et de villages ont été bombardés, brûlés et souvent entièrement détruits, partant les habitants ruinés ou à peu près, — ce qui constituera trop certainement un chiffre assez rond d’indemnités nationales à payer aux malheureuses victimes de la sottise de leurs concitoyens.

5o Une grande quantité de voies de communication et de ponts ont été coupés, détruits même, et il sera de première urgence de les remettre en état de viabilité.

6o Un matériel de guerre, aussi considérable que coûteux, a été détruit ou livré aux Prussiens, qui ne le rendront certes pas.

7o Ceux-ci, en cas de triomphe définitif, ne consentiront guère, je pense, à se retirer, après vous avoir accordé cette paix dont l’espérance, seule, vous fit tressaillir de joie, sans exiger de vous une indemnité dont je laisse à votre sagacité le soin d’apprécier le chiffre.

8o L’industrie parisienne, déjà souffrante il y six mois et consistant surtout en produits de luxe, pourra bien, de longtemps, ne pas voir diminuer rapidement son stock.

9o Les finances publiques — tant nationales que municipales — en fort mauvais état, au moment de l’ouverture des hostilités, ne doivent guère s’être améliorées depuis, grâce aux frais d’armement, d’équipement et d’alimentation des gardes nationaux appelés à la défense du pays.

Quant aux loyers, fermages et redevances de toute nature, dont le paiement a été ajourné, c’est affaire entre ceux de vous qui possèdent des terres ou pignon sur rue et leurs fermiers et locataires, envers lesquels il faudra forcément que les premiers se montrent très-coulants et surtout très-patients.

Donc, et pour récapituler, finances publiques, très-obérées ; agriculture, très-compromise, sinon ruinée pour longtemps ; commerce et industrie en désarroi, par suite de faillites nombreuses et de mort probable de tout crédit ; indemnités nationales et réparations considérables de toutes sortes à payer, en même temps, peut-être, qu’une lourde indemnité de guerre à compter à l’ennemi, qui, en retour, vous ferait cadeau de la paix et d’un monarque quelconque, tel serait alors le total de notre inventaire, une fois la paix signée.

Je laisse de côté les menus frais et les prévisions de brigandages possibles, par suite de la misère de ceux qui, dans les villes et dans les campagnes, étaient déjà trop pauvres avant la guerre, pour qu’il leur soit alloué la moindre indemnité, ce qui ne rendra peut-être pas les routes très-sûres dans les premiers temps, si l’on tient compte également de la dure condition dans laquelle se trouveront la foule des irréguliers qui auront pris part à la lutte, et pour lesquels le maraudage sera devenu une seconde nature.

La prison, le bagne, et, au besoin, l’échafaud, pourront être chargés, il est vrai, de résoudre ce côté moral de la question.

Mais le reste, le côté écus, comment résoudre celui-là ? Là est la difficulté.

Une République vraiment honnête, — mais pas modérée, par exemple, — en pourrait peut-être encore venir à bout.

Elle ferait payer les frais de la guerre aux misérables qui l’ont votée, en vertu de cet axiome plein de bon sens : « qui casse les verres les paie. »

Elle ferait rendre gorge à tous les bandits qui, depuis vingt ans surtout, ont mis le grapin sur le plus net de la richesse publique, à l’aide de pots de vin ou de primes scandaleuses sur le travail et l’échange, et ferait rentrer, comme propriété nationale, les domaines qu’ils se sont indûment appropriés ;

Elle réduirait au minimum possible ses frais d’administration, en supprimant les emplois inutiles et en réduisant à un taux raisonnable et proportionnel aux services rendus effectivement, les appointements affectés à ceux qu’elle conserverait ;

Elle supprimerait les pensions et les retraites scandaleusement accordées à une foule de gens qui n’y ont d’autre droit que celui d’avoir occupé durant de longues années de multiples et grasses sinécures.

Et cela serait justice.

Cette République supprimerait encore l’armée permanente, dont l’inutilité ne nous est que trop démontrée et, la remplaçant par une milice nationale comprenant tous les citoyens valides, par catégories d’âge, économiserait ainsi une forte part du budget ;

Puis, au nom de la liberté de conscience et de l’égalité des cultes, elle supprimerait l’allocation accordée à certains d’entre eux.

Cela ne serait que du simple bon sens.

Cette République enfin supprimerait tous les frais inutiles de représentation qui, outre leur caractère onéreux, ont de plus l’immense inconvénient de produire cette excitation au luxe insensé et à la soif inextinguible de gros bénéfices ayant, pour une large part, puissamment contribué à nous conduire à l’état actuel.

Cela ne serait que rigoureusement moral et intelligent.

Mais il n’y a que d’affreux révolutionnaires, dignes de Cayenne et des cours martiales, pour offrir à d’honnêtes gens de semblables moyens comme seuls capables de réparer leurs désastres.

Et comme il est admis que vous n’en voulez plus entendre parler, laissons-les pourrir dans les prisons où on les a jetés, et… Vive le roi !

Va donc pour Vive le roi ! puisque vous y tenez ; voyons s’il vous pourra tirer du guêpier dans lequel vous ont mis Bonaparte et ses intelligents successeurs.

Les mesures que je vous indiquais plus haut, comme devant être prises par la République, n’étaient pas d’un socialisme bien foncé, car il faut vous ménager… mais nous y reviendrons plus tard. En attendant donc, dans l’unique désir de ne pas vous contrarier, Vive le roi !

Mais par le temps de progrès qui court, les rois ou les empereurs ne vivent pas de peu, et la saison des monarques à bon marché, portant leur parapluie sous le bras, est passée, complétement passée ; ça coûte gros, maintenant.

Il leur faut une cour brillante, sautillante, et surtout consommante, avec de gros appointements, le tout, vous le répétez assez souvent, pour faire aller le commerce.

Puis, pour soutenir le cher monarque, il faut une série de fonctionnaires et d’institutions ad hoc, que vous connaissez de reste, sans qu’il soit besoin de les énumérer ici, ce qui ne permet guère de songer à réduire et encore moins à supprimer le moindre traitement… au contraire.

Pour ce qui est de la malhonnête pensée de faire rendre gorge aux soutiens de l’empire déchu, comme ils s’empresseront d’offrir leurs inévitables et honteux services au nouveau régime, non seulement on ne leur reprendra rien, mais, au contraire, il leur sera naturellement donné de nouvelles primes pour les récompenser de leurs plats dévouements.

Comme monarchie et clergé ne peuvent se passer l’une de l’autre, ce dernier ne courra d’autres risques que d’être écrasé sous de plus lourdes allocations.

On ne contrariera pas non plus ces bons messieurs de la finance, qui rendent tant de services à l’État, et la danse du panier recommencera avec plus d’entrain que jamais.

Et pensions et sinécures d’aller leur train, attendu qu’on ne saurait trop récompenser les bons et fidèles serviteurs de Sa Majesté.

Enfin, quant à la suppression de l’armée permanente, je vous demande un peu s’il est permis d’avoir de telles idées ? — Est-ce qu’au contraire, il ne faudra pas la rendre plus nombreuse et augmenter son armement, afin de préparer à la France une glorieuse revanche de 1870 ? Ce ne serait pas un cœur français, celui qui songerait autrement.

Il est vrai que, de son côté, la Prusse s’apprêtera à s’opposer à cette revanche, ce qui, dans quinze ou vingt ans, fera assister nos enfants à une nouvelle fête militaire où le sang coulera plus abondamment encore, grâce à la perfection que la science apportera durant ce temps, espérons-le, aux engins de guerre qu’on emploiera des deux côtés ; mais, je vous le demande, les peuples sont-il bons à autre chose ?

Et puis, entre nous, comme il pourrait bien arriver que quelques mauvaises têtes, à l’intérieur, prétendissent que tout ne sera pas pour le mieux, il ne sera pas inutile d’avoir de fortes garnisons, surtout dans les grandes villes, pour contenir les mutins et les massacrer de temps à autre, dans les rues, comme autrefois, — cela entretiendra le coup-d’œil du soldat et cela formera les généraux, en attendant la fameuse revanche.

C’est-à-dire, ô Parisiens ! que la noce impériale reprendra son cours, avec son cortége obligé d’agiotages effrénés, d’escroqueries et de gaspillages éhontés, et qu’il faudra bien que vous en passiez par là, économie, morale, honnêteté, étant, quoiqu’on fasse, incompatibles avec la monarchie.

Or comment avec ce système espérez-vous combler l’effrayant déficit dont nous avons examiné les éléments ? Comment, je vous prie, prétendez-vous échapper à l’effroyable banqueroute générale qui vous menace, et que la plus stricte économie pourrait à grand’peine éviter ?

Ne craignez-vous pas qu’il ressorte de tout ceci une situation économique et financière dont vous, honnêtes industriels et commerçants, nous direz des nouvelles avant qu’il soit longtemps ?

Ajoutons à ce gâchis les chances de guerres civiles continuelles que pourra occasionner l’accroissement constant des charges qui pèseront forcément sur les producteurs, puisqu’en réalité seuls ils paient l’impôt, et la nécessité où on sera sans cesse de les réprimer, examinez ensuite sincèrement où vous conduira un tel état de choses. Dites-moi le souriant avenir que vous y découvrez pour vos affaires et les chances que vous avez d’y trouver cette garantie réelle de vos intérêts, à la recherche de laquelle vous courez depuis si longtemps ?

Les travailleurs, de leur côté, n’obtenant que la misère en récompense de leurs labeurs et tombant dans un abrutissement de plus en plus profond, combien pensez-vous qu’il faudra de temps et de révolutions politiques, d’autant plus fréquentes qu’elles seront stériles, pour amener notre pays à une complète désorganisation ?

L’un de vos plus grands griefs contre les socialistes des réunions publiques — ces chenapans, comme les appellent parfois vos aimables journaux policiers — était qu’ils vous prédisaient la fatalité d’une liquidation sociale, annoncée il y a quinze ans par Proudhon, dans son livre le Manuel du spéculateur à la Bourse. Qui, d’eux ou de vous, l’a rendue inévitable, cette liquidation ? Ils vous ont prévenus qu’un abîme, sans fond peut-être, terminait la route dans laquelle vous vous étiez engagés follement. Pourquoi avez-vous persisté à la parcourir ? Vous voilà quasi arrivés au terme prévu ; s’il reste un grain de bon sens dans votre cervelle, croyez-vous maintenant que vous ayez tant à vous réjouir de l’avortement de la « criminelle tentative du 31 octobre » laquelle avait surtout pour but de vous crier casse-cou, et de vous inviter à rebrousser chemin et à changer de voie ?

Si, l’abîme entrevu, vous êtes résolus à l’éviter, non-seulement dans votre intérêt, mais dans celui des générations à venir, que vous y entraîneriez avec vous, la chose, avec un peu d’énergie et de volonté, n’est pas, en somme, impossible encore et peut être tentée.

Examinons à quelles conditions l’œuvre de salut pourrait s’opérer.


V


Si j’ai su me faire comprendre, il doit maintenant vous être démontré, par ce qui précède, que vos intérêts, pas plus que ceux du pays, ne seraient sauvegardés par cette solution qu’ajourna notre « criminelle tentative, » et que le Provisoire pensa toujours faire aboutir : un armistice suivi d’une paix aux conditions que vous savez.

Cette paix, en effet, vous devant être plus onéreuse encore, par ses conséquences obligées, qu’une résistance à outrance, mieux vaut, à mon avis, tenter sérieusement cette dernière voie et courir la chance de rester les maîtres de vos destinées, en essayant de vaincre l’ennemi.

Mais comme je n’oublie pas que je m’adresse à des gens qui se piquent d’être pratiques, reste à examiner à l’aide de quels moyens nous pourrions bien obtenir cette unanimité d’efforts indispensables pour ramener la victoire sous notre drapeau.

Depuis le commencement de nos désastres, gouvernants et journalistes de toutes couleurs n’ont cessé de faire appel aux souvenirs de 92.

Ollivier et Gambetta (deux compères n’ayant rien à se reprocher, soyez-en sûrs) ont, l’un et l’autre, couvert nos murailles d’emphatiques réminiscences sur cette grande époque.

Sans doute, comme en 92, la France est envahie par la Prusse, animée d’intentions qui n’ont rien de favorable à nos libertés.

Sans doute, comme en 92, nos armées sont inférieures, par le nombre, l’armement et la science stratégique de leurs chefs, aux armées envahissantes.

Sans doute, comme en 92, l’inexpérience et la jeunesse des gardes nationaux et des mobiles ont de même à lutter contre des troupes plus aguerries et mieux disciplinées.

Enfin et pour mieux compléter l’analogie de nos difficultés, nous avons à vaincre également et la famine et les sentiments anti-républicains de généraux ne répugnant point à livrer le pays à l’ennemi, tout comme autrefois les Dumouriez, les Custine, les Houchard et tant d’autres !

Mais, si les situations sont identiques devant les périls à conjurer, d’où vient que jusqu’ici nous paraissons condamnés à y succomber, alors que 92, au contraire, ne fit que nous fortifier et nous retremper d’une énergie nouvelle ?

C’est qu’en 92, à la supériorité du nombre et de la science militaire de nos adversaires, la France sut opposer la supériorité de l’idée, et elle vainquit ; heureuse, hélas ! si elle s’était contentée de chasser l’ennemi de son territoire !

C’est qu’à la fureur bestiale de l’ennemi, dont Brunswick venait de se faire le porte-voix, la France opposa cette idée d’autant plus sublime et puissante, qu’elle était simple et juste, et qu’elle prétendit soutenir jusqu’à la mort : les droits de l’homme.

Les droits de l’homme, qu’elle venait de proclamer à la face de l’Europe monarchique et anti-égalitaire !

C’est-à-dire le droit pour tous, sans privilège de naissance, à la liberté, à la justice, à la vie !

C’est-à-dire le droit sans restrictions, de manifester sa pensée, soit par la parole, soit par l’écrit.

Le droit à l’émancipation intellectuelle, à l’aide d’un enseignement également réparti.

Le droit pour tous de participer à l’administration et à la surveillance des services publics ;

L’égalité réelle des devoirs devant les charges communes ;

C’est-à-dire, enfin, les sociétés basées désormais sur la solidarité des intérêts de tous au bénéfice de chacun.

Quelle force eût pu résister à une armée dont chaque soldat allait combattre pour assurer le triomphe de tels principes ?

Aussi, et malgré les soulèvements intérieurs d’une partie de ses enfants qui, faute de comprendre cette déclaration grandiose, se joignirent à ses ennemis du dehors pour la déchirer, la France sortit-elle glorieuse et triomphante de cette épouvantable crise.

Malheureusement, elle ne s’en tint pas à la seule défense de son propre sol, et, enivrée de ses succès, elle prit à son tour l’offensive… Vous savez le reste !

Une fraction seulement du pays, la plus habile et la moins nombreuse, sut profiter de cette Révolution, dont le programme, pour la plus grande part, fut ajourné pour longtemps : le reste de la nation — le prolétariat — en attend encore l’accomplissement.

Or, soyez-en persuadés, notre impuissance actuelle, devant les malheurs qui nous frappent, tient essentiellement à ce que nous ne savons point opposer à l’envahisseur cette conscience de droits supérieurs à sauvegarder, qui seule donna autrefois à nos pères le courage et l’énergie grâce auxquels ils purent vaincre leurs ennemis.

Refaites 92 complétement, et vous reverrez la France entière retrouver cet admirable élan qui sut triompher alors.

Reprenez le programme dont Thermidor, notamment, interrompit l’exécution ; à l’idée inférieure de domination de race, qui anime en ce moment l’Allemagne, opposez l’idée plus puissante et seule féconde de la solidarité des peuples, assurant leur émancipation économique, et, comme il y a presque un siècle, certainement vous vaincrez.

Sachez enfin comprendre, industriels et commerçants, qui n’avez rien de commun avec les agioteurs et les écumeurs d’affaires — et c’est à vous seuls que je m’adresse, — sachez enfin comprendre que l’heure est venue de tendre une main loyale et fraternelle aux travailleurs qui prétendent à une situation à laquelle ils ont autant de droit que vous.

Vous verrez quelle puissance d’action vous obtiendrez aussitôt, et contre l’ennemi qui assiége Paris et dévaste la France, et contre les traîtres qui s’apprêtent à livrer le pays pour recommencer leurs rapines et leurs brigandages.

Et pourquoi ne le feriez-vous pas !

Pourquoi continueriez-vous cet antagonisme d’intérêts, plus apparent que réel qui, divisant le pays en deux camps ennemis, entrave l’essor du mouvement commencé à la fin du siècle dernier et sans l’accomplissement duquel la France va cesser de vivre ?

La peur du socialisme, dites-vous.

Voilà le grand mot, et nous le savons de reste : vos journaux nous l’ont assez répété, surtout depuis deux ans.

Mais, écartant les solutions radicales, entrevues comme possibles et même désirables, dans un avenir encore assez éloigné probablement, en quoi, je vous prie, les réformes réclamées d’urgence par les travailleurs sont-elles de nature à vous tant effrayer, que vous puissiez leur préférer la perte, sans cela certaine, de notre pays ?

Ils réclament surtout le droit de s’associer, de se grouper pour débattre librement les contrats moyennant lesquels ils entendent à l’avenir prêter l’activité de leurs bras et de leur intelligence à votre outillage, que vous ne pouvez laisser inactif et par conséquent sans valeur. — Or, outre le caractère de stricte justice de cette prétention, est-ce que, de longtemps encore, vous ne serez pas dans des conditions de supériorité incontestable pour lutter contre ce que vous appelez si naïvement leurs exigences ?

Ils réclament la suppression des monopoles de crédit, de transports et d’échange ; est-ce que, plus qu’eux encore, vous n’y êtes pas intéressés ? Est-ce que, plus encore que les travailleurs, vous ne souffrez pas de ces monopoles qui vous pressurent de telle sorte, qu’avant peu, ils vous transformeront en de simples agents responsables, mais non appointés, de messieurs de la grande Banque et des grandes compagnies de toutes sortes ?

Les travailleurs réclament la suppression des priviléges excessifs qui protégent la propriété immobilière et locative ; est-ce que vous avez vous-mêmes beaucoup à vous en louer, et ces priviléges ne sont-ils pas, pour bon nombre d’entre vous, la cause première de vos faillites ?

Ils demandent la révision du code et de l’organisation actuelle des tribunaux de commerce ; est-ce que, entre autres, la loi sur les faillites, qui suspend l’exercice des droits civiques du failli non réhabilité, même lorsqu’il n’a été que malheureux, ne vous frappe pas plus que les travailleurs, qui, eux, pour la plupart dénués de tout crédit, ne peuvent guère en encourir les rigueurs ?

Est-ce qu’il n’est pas criant, à ce propos, de voir — comme cela vient de se produire en ces derniers temps — casser une élection municipale, parce que le maire élu, honnête homme s’il en fut, n’a encore pu payer, en six années, que quatre-vingt-dix pour cent de son passif, intérêts et frais compris, alors que l’élection d’un pereire par exemple, eût été validée sans difficulté ! (Élection du citoyen Ranvier comme maire du XXe arrondissement, annulée par arrêt du conseil de préfecture, pour cause de faillite non réhabilitée.)

Les socialistes revendiquent aussi pour tous le droit à l’instruction. Est-ce que vos enfants n’en profiteront pas autant que ceux des travailleurs ?

Enfin, à supposer que ces derniers deviennent quelque jour, par la seule force des choses, propriétaires de l’outillage industriel, est-ce que, faute d’y être suffisamment préparés par une instruction technique, il ne leur faudra pas prendre parmi vous des ingénieurs, des directeurs et des administrateurs de toutes sortes ?

En quoi, je le répète, ces satisfactions, données aux travailleurs, peuvent-elles compromettre vos intérêts immédiats, et ne voyez-vous pas, au contraire, que, tout antagonisme cessant, ainsi se trouvent écartées les chances de guerre civile qui vous préoccupent et vous effraient exclusivement ?

Sans doute, tous ceux qui, grâce aux priviléges dont nous revendiquons la suppression, s’enrichissent des dépouilles de tous et entassent millions sur millions, au détriment du bien-être de la nation et de la moralité publique, ces gens-là ne seront point satisfaits. Le journal des Débats, notamment, criera à la spoliation et pressera plus vivement le Provisoire d’ouvrir les portes de Paris à Guillaume, portant en croupe le petit Thiers et le comte de Paris, mais vous laisserez geindre tout ce peuple d’exploiteurs, et, au besoin, vous les inviterez, s’ils y tiennent, à partir pour Berlin, derrière les Prussiens que vous y aurez réexpédiés.

Mais, croyez-le bien, il est temps, grand temps, de prendre une décision.

Envoyez au plus vite les plus honnêtes et les plus intelligents d’entre vous dans les réunions populaires ; augmentez même le nombre de ces réunions ; adhérez aux ligues qui se forment en ce moment pour la défense à outrance et le salut de la République, et signez avec les travailleurs qui en font partie un pacte d’alliance sincère pour votre affranchissement commun.

— Puis, signifiez aux gens dont vous avez consacré les pouvoirs au 3 novembre, quelque peu en haine des « gens du 31 octobre, » qu’après y avoir réfléchi, vous trouvez que ces « gens » avaient du bon et que l’honnête Trochu a tort de les traiter de brigands ; qu’ils sont moins les amis de Bismark que ceux qui les en accusent dans l’Officiel et autres feuilles plus ou moins publiques, et que vous avez compris qu’en somme vos intérêts, d’accord avec l’honneur et la dignité de la France, exigent impérieusement que Paris sorte victorieux de la crise actuelle.

Priez alors les gens du Provisoire qui ne se voudront pas mettre énergiquement à l’œuvre de vouloir bien se retirer. Accompagnez cette mesure de la convocation immédiate de la Commune, seul moyen de contrôler efficacement les opérations de ces messieurs, s’ils consentent à rester, à ces conditions, à la tête des affaires, et le pays sera sauvé de l’effondrement qu’on lui prépare.

Sinon, si vous persistez, sous prétexte d’intérêts étroits et exclusifs à sauvegarder, dans la voie actuelle qui en est la négation, en même temps qu’elle conduit la France à une perte certaine, soyez convaincus que la ruine la plus complète sera le fruit de votre aveuglement alors irrémédiable.

Ramenés, avant peu, sous le despotisme d’un pouvoir policier et des hauts-barons de l’agiotage ; méprisés et exécrés par les prolétaires, dont votre lâche et stupide égoïsme aura compromis à jamais l’affranchissement définitif, vous tomberez, et la nation tout entière avec vous, dans un tel état d’abjection que, devenus le jouet du monde entier, on pourra vous appliquer en toute justice cet aphorisme célèbre :

« Les peuples n’ont que les gouvernements qu’ils méritent. »


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  1. Au moment où nous écrivions ces lignes, nous étions loin, hélas ! de nous douter de ce que nous ménageait alors la Fraternité bourgeoise !
  2. MM. Dréo et Louis Ulbach, ce Veuillot sans talent, entr’autres.
  3. Qui ne se rappelle les tendresses et les cajoleries ignobles dont les Prussiens furent accablés par MM. A. Guéroult, rédacteur en chef de l’Opinion nationale, et Ch. Sauvestre, son complice, avant, pendant et après la guerre de 1866 !