Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871/2/04

Neuchatel Impr. G. Guillaume (p. 197-211).


CHAPITRE IV.

Situation générale de Paris. Action de la Commune jusqu’au 2 avril.


Paris mis en interdit par Versailles. — Les Parisiens traités comme les Albigeois. — Suppression du service postal. — Versailles se fortifie. — La Commune trouve difficilement son personnel. — Abolition de la conscription. — Décrets sur les loyers. — Les membres de la Commune ont trop d’attributions. — Projet de décret sur la presse et le droit de réunion. — Les Versaillais attaquent les fédérés.

Un certain apaisement s’était fait dans les esprits depuis les élections communales.

Seins doute les adversaires acharnés de la veille n’étaient point devenus de sincères partisans de la Commune et continuaient en dessous les hostilités qu’ils avaient commencées contre elle dès le 18 mars. Mais, soit par habitude de respect pour les décisions du suffrage universel[1], soit qu’ils attendissent que la Commune leur fournît d’elle-même une occasion de recommencer ouvertement la lutte, ils avaient, en apparence du moins, suspendu leurs attaques directes.

La presse elle-même avait pris des allures expectantes. Le journal le Temps, tout dévoué à la politique de M. Thiers, et qui avait le plus poussé les électeurs à s’éloigner du scrutin, venait à résipiscence. L’Avenir national, la Vérité, s’étaient presque convertis, sinon à la Commune, du moins aux principes qui lui avaient donné naissance. Enfin le Siècle, par la plume de MM. Chaudey et Cernuschi, célébrait presque avec enthousiasme le prochain avenir de la France, régénérée par le principe communaliste, dont le mouvement du 18 mars, répercuté aussitôt à Lyon, Marseille, Toulouse, Grenoble, Limoges, Vierzon et St-Etienne, semblait devoir amener dans le pays tout entier la prompte et définitive réalisation.

Que la Commune de Paris durât un mois dans cette situation ; qu’elle eût le temps de réorganiser sa nouvelle administration : qu’elle eût le temps de prouver à la nation qu’elle n’avait en vue que de servir de boulevard à la République, menacée par les menées ouvertement monarchiques de l’assemblée nationale et du pouvoir exécutif ; qu’enfin, le travail et les transactions commerciales reprenant leur cours, Paris prouvât à la province qu’il entendait resserrer les liens qui le rattachent à elle, l’exemple de sa transformation politique et économique devenant contagieux, non seulement la Commune était inébranlable, mais grâce à elle, la France se transformait en une fédération de communes libres ; la République une et indivisible devenait cette fois une vérité. La Révolution sociale s’accomplissait sans obstacle.

Monarchistes et conservateurs de toutes nuances ne le comprirent que trop à Versailles, lis précipitèrent l’attaque.

Dès le 19 mars, le gouvernement avait commencé contre Paris un genre de lutte dont le caractère était plus odieux encore que la guerre à main année qui, elle, au moins, ne frappe que des adversaires avérés.

Non seulement il avait, en fuyant, enlevé les caisses de l’État, — ce qui était, en somme, son droit, — mais il avait aussi enlevé tout ce qu’il avait pu des caisses municipales, ce qui était un véritable vol.

Poursuivant son œuvre de brigandage, ce gouvernement exigeait des employés préposés aux diverses recettes de la ville, et sous peine de destitution, la remise des sommes journellement encaissées par eux, enlevant ainsi à Paris les ressources sans lesquelles il ne peut vivre, étant donné l’ordre économique actuel.

Lorsque le Comité central, à l’aide d’une force respectable, eut mis fin à cet étal de choses et sauvegardé tes revenus de la ville, le gouvernement imagina alors d’intimer l’ordre à tous les employés des services municipaux de le rejoindre à Versailles, sous peine de destitution et de déchéance de tous droits à la retraite, leur garantissant, en retour de leur obéissance, le paiement intégral de leurs appointements jusqu’au rétablissement de « l’ordre dans Paris. » Combinaison aussi ingénieuse que malfaisante et qui allait faire payer par le budget national les appointements des employés de la ville de Paris, devenus ainsi rentiers de l’État de par la volonté de M. Thiers !

C’était enfin, et dans toutes les règles, une excommunication majeure en politique, dont amis et ennemis des deux parts allaient devenir les communes victimes. L’assemblée de Versailles et M. Thiers remettaient en vigueur dans ces circonstances, contre les Parisiens, l’effroyable doctrine pratiquée contre les Albigeois : « Tuez, tuez-les tous, et sans distinction ; Dieu reconnaîtra bien les siens ! » — Nous pouvons affirmer que cette monstrueuse théorie, appliquée contre les Parisiens en matière d’administration d’abord, l’a été d’une façon sanglante, dans les exécutions sommaires qui suivirent la chute de la Commune !

Un service important, service mixte, avait échappé à cette désorganisation systématique : celui des postes, que M. Rampont avait continué à diriger jusqu’à l’élection de la Commune.

Lorsque, par cette élection, Versailles apprit que Paris avait achevé l’œuvre du 18 mars, le gouvernement résolut de porter le dernier coup au commerce et à l’industrie de cette ville, en même temps qu’il l’isolerait politiquement du reste de la France.M. Rampont, ainsi que tous les employés de la poste, reçurent l’ordre formel de cesser immédiatement le service.

La distribution intérieure fut, elle aussi, désorganisée, ce qui, durant deux jours, interrompit toute communication postale entre les habitants.

Il en fut de même des services télégraphiques, et, sans les besoins de l’armée prussienne, qui occupait les lignes du Nord, de l’Est et de Lyon, nul doute que les chemins de fer n’eussent été eux-mêmes coupés encore une fois.

Ceci était un véritable crime, imité des Prussiens sans doute, mais avec cette circonstance abominable qu’il était commis par un gouvernement tiré des entrailles mêmes de la nation, ainsi frappée dans ce que ses intérêts ont de plus cher et de plus sacré[2].

Justement effrayés de cette mesure, criminelle par ses conséquences morales et économiques, des délégués du commerce parisien vinrent trouver la Commission exécutive de la Commune, afin de s’entendre sur les moyens de faire revenir Versailles de la décision qu’il venait de prendre.

Deux membres de la Commission, les citoyens Vaillant et Lefrançais, assistés du citoyen Theisz, furent chargés de recevoir ces délégués.

Après que ceux-ci eurent exposé l’objet de leur mission, et qu’on fut tombé d’accord sur le caractère odieux des procédés du gouvernement, il fut convenu que les délégués du commerce parisien iraient à Versailles proposer l’arrangement suivant :

L’administration des postes ayant à la fois un caractère national et communal, Versailles et la Commune, représentant ce double intérêt, consentiraient, jusqu’à ce qu’il en pût être autrement décidé, à ce que la poste fût dirigée à Paris par des délégués désignés par les commerçants et les industriels de la cité. Mais afin que la perception des droits postaux afférents, d’une part, au service de Paris, et, d’autre part, au service des départements, pût être sauvegardée de tout empiétement d’une des parties intéressées, deux contrôleurs généraux surveilleraient les recettes et leur répartition suivant les droits de chacune d’elles.

L’un de ces contrôleurs eût été nommé par Versailles et l’autre par la Commune, et le service des postes eût été ainsi neutralisé au bénéfice général des intérêts moraux et économiques de Paris et de la province.

Dans son désir de ne point compromettre les intérêts généraux et de contribuer autant qu’il lui serait possible à la reprise des affaires, la Commission exécutive alla même jusqu’à autoriser la délégation du commerce à offrir à M. Thiers de neutraliser de même le service des chemins de fer et des télégraphes, menacés de subir le même sort que celui des postes.

Ce n’est pas, cependant, que la Commission exécutive se fit illusion sur les résultats probables de cette démarche. Mais encore fallait-il qu’elle fût tentée, afin de convaincre Paris que si la Commune était décidée à appuyer, même par la force des armes, l’accomplissement de son mandat, elle était également résolue à ne point provoquer de conflit et à mettre tout l’odieux de l’agression du côté de Versailles.

La démarche des délégués n’eut, en effet, aucun succès. Ils ne purent obtenir de M. Thiers aucune concession à ce sujet. La Commune dut donc déléguer définitivement le citoyen Theisz à la direction des postes. — Le nouveau directeur débuta dans ses fonctions par une proclamation dans laquelle il expliquait aux intéressés les circonstances qui venaient de donner lieu à sa nomination[3]. Grâce à son intelligence pratique et à son activité, ainsi qu’au zèle qu’y apportèrent un grand nombre de petit employés, demeurés fidèles à leurs devoirs, le service postal pour Paris et la banlieue put être rétabli deux jours après son inique et brutale suppression.

À ce propos, nous croyons utile de rectifier ici une accusation trop légèrement répétée confi e la Commune, même par ceux qui, sans être ses partisans avérés, lui furent cependant favorables dès le début.

Le Comité central s’étant emparé des différents ministères abandonnés par le gouvernement et, plus tard, la Commune ayant créé des Commissions correspondant à ces ministères, on en prit texte pour accuser le Comité central et la Commune de mentir à leur programme purement communal et de s’être ingérés sans droit dans l’administration nationale.

Cette accusation très explicable de la part des adversaires quand même de la Commune, ne se comprend guère, venant de la part de gens sérieux et de bonne foi.

Était-ce donc la faute du Comité central et de la Commune, si le gouvernement de Versailles avait fait le vide dans ces ministères ?

Au nom même des intérêts des départements qu’on sacrifiait à de cruelles rancunes contre Paris, fallait-il laisser à l’abandon ces administrations, ainsi que leurs archives et tous les documents concernant les intérêts nationaux ? Ne faillit-il pas sauvegarder, dans la mesure du possible, les relations des départements avec Paris, relations que Versailles était décidé à interrompre, et n’était-il pas dès lors indispensable que la Commune tentât de parer le coup que pouvait porter à sa sécurité l’entente diplomatique activement recherchée par M. Thiers avec les Prussiens ?

Ne fallait-il pas s’assurer de la liberté du trafic et des communications par la voie ferrée, et dès lors intervenir dans les agissements des compagnies, trop intéressées à se prêter à toute mesure ayant pour but d’isoler Paris et de ruiner ainsi la Commune par la base ?

Est-ce qu’il n’y avait pas lieu d’intervenir dans la perception des impôts, afin d’assurer à Paris la part qui lui en revenait ?

Est-ce que la conservation de tout le matériel administratif, à la guerre, aux travaux publics, à renseignement ; est-ce que tous les documents judiciaires de toute nature n’intéressaient pas Paris autant que la province ? Fallait-il abandonner au hasard les bibliothèques publiques, les musées et les collections publiques.

Est-ce qu’après avoir dépouillé Paris de ses ressources pécuniaires, Versailles n’eût pas tenté, si on n’y eût rais ordre, de s’emparer de toutes les richesses dont Paris a payé sa part comme tes départements[4] ?

Est-ce que l’administration de Paris n’a pas été jusqu’ici tellement identifiée à celle du pays tout entier, qu’il fût impossible de dresser seulement un état de situation de la Commune sans recourir aux documents relatifs à l’administration générale ?

Il fallait être vraiment bien étranger aux notions les plus élémentaires d’administration politique et financière, pour s’imaginer de faire un crime à la Commune de ce qui lui était une nécessité résultant de la situation même où le gouvernement venait de la placer à dessein !

Sans doute la Commune n’a pu mener à bien cette mission conservatrice. — Mais à qui la faute ?

Qu’on le demande à ceux qui, depuis tant d’années, ont successivement pillé la nation, et qui craignaient qu’on pût mettre au jour leurs malversations jusque là soigneusement cachées. — « Cherche à qui le crime profite, » disent les légistes, pour guider le juge dans la recherche du coupable.

La Commune au début de son existence avait tellement pris au sérieux le caractère restrictif de son action, que non seulement elle eût consentit à la neutralisation de tous les services à la fois nationaux et communaux, mais qu’elle alla même jusqu’à refuser d’armer immédiatement les communes situés sous les murs de Paris et qui voulaient marcher à la rencontre des Versaillais !

Nous ne saurions trop le répéter, la Commune n’eût point songé à s’immiscer dans les questions en dehors de son domaine exclusivement communal, si ses intérêts propres ne l’y eussent contrainte, menacés qu’ils étaient par les agissements de Versailles.

Mais comme la Commune commençait à pourvoir aux difficultés qu’on lui avait suscitées, le gouvernement résolut d’en finir en hâtant ses opérations militaires contre Paris.

Sept divisions d’infanterie et trois divisions de cavalerie étaient sur pied dès le 27 mars.

L’ex-garde de Paris, les sergents de ville et tous les agents de police avaient l’honneur d’être commandés spécialement par M. le général Vinoy, complice de Bonaparte en décembre 1871 et qui brûlait de venger sa honteuse fuite du 18 mars.

M. le marquis de Galiffet, tout dévoué à l’ex-empereur jusqu’au 4 septembre 1870, commandait la première division de cavalerie[5].

Ces deux personnages avaient été certainement choisis par M. Thiers pour donner à la gauche parlementaire de sérieux gages de son ardent républicanisme !

Enfin le gouvernement avait averti les départements que « si jusque là il a temporisé pour éviter plus longtemps l’effusion du sang, il n’est pas resté inactif et les moyens de rétablir l’ordre n’en seront que mieux préparés et plus certains. »

De son côté, après avoir organisé ses commissions, la Commune régularisa ses travaux.

Il fut décidé qu’elle se réunirait tous les jours. Elle fixa à quinze francs par jour l’indemnité accordée à chacun de ses membres. Elle arrêta en même temps, au grand scandale des amateurs de gros traitements, que le chiffre maximum des appointements, dans l’administration communale, ne dépasserait pas la somme de six mille francs. Elle s’aliéna par là, il est vrai, beaucoup de jeunes bourgeois qui n’eussent pas mieux demandé peut-être que de lui offrir leurs services, mais qui, en face du maigre festin auquel elle les conviait, se retranchèrent derrière d’inébranlables convictions qui ne leur permettaient pas de servir un gouvernement d’insurgés.

Combien nous en vîmes de ces gens qui avaient gueusé quelque emploi auprès du gouvernement du 4 septembre — des insurgés, eux aussi, cependant — et qui venaient à notre tour nous étourdir du bruit de leur dévouement, dont ils espéraient tirer de gros profits sans danger !

Mais comme ils disparurent des couloirs de l’Hôtel-de-Ville qu’ils encombraient la veille encore, lorsque, le 2 avril, le canon de Versailles leur fit comprendre le péril qu’ils encouraient ! Péril hors de proportions vraiment avec le mince salaire que nous leur offrions !

Le 27 mars, la Commune abolissait la conscription, déclarant qu’il n’y aurait désormais dans Paris d’autre force publique que la garde nationale, composée de tous les citoyens valides.

Ce même jour enfin, un décret communal portait remise des loyers échus et à échoir pour Paris, du premier octobre 1870 au premier avril 1871[6].

Ces deux décrets soulevèrent de nombreuses critiques.

L’abolition de la conscription semblait être une atteinte portée aux droits de la nation, qui seule, disait-on, avait qualité pour un tel changement dans notre organisation militaire.

Sans nous occuper du caractère sagement politique de cette mesure, généralement réclamée par suite de l’altitude purement négative de l’armée durant la dernière guerre, nous ferons remarquer que dans cette occasion, la Commune, par cette formule : « la conscription est abolie, » déclarait par là que, comme commune libre, elle entendait ne plus fournir de contingent à l’armée nationale que d’après un nouveau mode adopté par elle et que, sans nul doute, s’empresseraient d’adopter les autres communes, sans pour cela cependant qu’elles y dussent être contraintes. La Commune proclamait un principe dont elle avait le droit de faire immédiatement application chez elle. Ce ne sera pas une de ses moins sages mesures de l’avoir fait, et nous revendiquons comme un honneur d’avoir voté ce décret, proposé par le citoyen Félix Pyat.

Quant au décret sur les loyers, les critiques qu’il souleva n’étaient pas toutes dénuées de fondement.

Que les propriétaires, non plus que qui que ce fût, n’eussent le droit de se soustraire aux conséquences onéreuses de la guerre, c’était d’une évidence que démontrait suffisamment le préambule du décret.

Mais le décret manquait d’équité en ce qu’il faisait bénéficier, au détriment de la justice, une foule de gens qui avaient non seulement continué leurs affaires durant le siège, mais qui avaient même profité de la situation et réalisé des bénéfices scandaleux et immoraux dans les circonstances.

Le citoyen Loiseau-Pinson, membre de la Commune pour le 2e arrondissement, avait proposé un projet tout aussi radical en principe, mais d’une pratique plus réelle à notre avis. — Ce projet faisait aussi remise des trois termes aux locataires. Mais il était complété par une mesure très juste et en même temps profitable aux intérêts communs. Il proposait qu’une enquête fût faite dans chaque quartier par un jury ad hoc afin qu’on pût dresser un état de tous ceux dont la guerre n’avait pas troublé le revenu (commerçants, industriels, rentiers et employés). Cette état dressé, ceux qui y auraient figuré auraient versé les deux tiers des sommes dues, dans les caisses de la Commune. Le troisième tiers devait être versé dans une caisse spéciale, destinée à indemniser les propriétaires dont les immeubles avaient été atteints par le bombardement.

Ce projet faisait ainsi bénéficier la collectivité de la Commune de sommes qu’il n’était pas plus juste d’attribuer à ceux que les rigueurs du siège n’avaient point atteints, qu’aux propriétaires qu’il n’y avait non plus aucun motif légitime de libérer des charges générales.

Malheureusement, suivant l’exemple donné d’abord par M. Tirard, puis ensuite par MM. Desmarest, Nast, Ferry, Murat, Boutellier, Marmottan, Albert Leroy, Brelay, Chéron, Adam, Méline, Barré, Rochard, et Robinet, M. Loiseau-Pinson donna également sa démission le jour même où la question des loyers fut discutée à la Commune.

De même que M. Tirard, tous les démissionnaires prétextèrent le caractère politique que prenait la Commune et qu’ils affirmaient n’avoir point reçu mandat de prendre eux-mêmes. Les véritables motifs de leur désertion résidaient dans la crainte que leur inspirait le caractère social de la Révolution que leur mandat leur imposait de tenter de mener à bien, ce qui eût été contraire aux intérêts bourgeois dont, par leur position personnelle, ils étaient avant tout préoccupés.

La démission de Loiseau-Pinson eut pour effets fâcheux en cette circonstance qu’on eut le tort à la Commune de ne point examiner son projet et qu’on adopta ainsi un peu trop précipitamment celui de la Commission, que nous avons relaté plus haut. Seuls, les socialistes de la Commune protestèrent contre les préoccupations plus sentimentales que réellement équitables dont le décret faisait preuve.

La Commune prit le lendemain — 30 mars — une résolution des plus fâcheuses et des moins politiques quant aux attributions de chacun de ses membres : — elle décida qu’ils seraient administrateurs de leurs arrondissements respectifs, qu’ils y exerceraient les fonctions d’officier d’état-civil et enfin qu’ils demeureraient responsables des agissements des commissions municipales, nommées par eux, pour aider et surtout pour contrôler leur administration.

Rien n’était plus contraire aux notions du plus simple bon sens, en matière administrative, que de faire instituer le contrôleur par le contrôlé, ce qui revenait à à réunir les deux fonctions dans les mêmes mains. Les commissions municipales, en réalité dépourvues de toute initiative, n’étaient plus qu’une pure superfétation dans les rouages de la machine administrative.

Cette mesure avait en outre l’inconvénient grave de surcharger, au détriment de leurs travaux plus importants dans les Commissions spéciales, les délégués communaux, au moment où tout était à organiser, et de les éloigner par là des réunions populaires, où ils eussent dû aller sans cesse, afin de s’y retremper et de s’y imprégner des sentiments de l’opinion publique et d’en rectifier au besoin les erreurs.

Sans doute, dans l’esprit des auteurs de ce malencontreux décret, ces attributions multiples avaient un caractère essentiellement transitoire, mais en présence de la situation périlleuse qu’allaient nous créer les événements militaires et politiques qui se préparaient, ce décret contribua pour une large part à l’énervement de l’action générale de la Commune sur l’opinion publique qui ne se, peut réellement diriger qu’en s’en inspirant sans cesse.

En même temps qu’elle votait cette mesure regrettable, la Commune était saisie d’un projet de décret portant abolition de toutes les lois et règlements relatifs à la presse, la liberté d’association et le droit de réunion. L’auteur de ce projet avait placé sa proposition sous l’évocation de ce principe proclamé en tête de la Déclaration des Droits, que la faculté d’émettre sa pensée par la parole ou par l’écrit, ainsi que celle de s’associer ou de se grouper suivant ses goûts ou ses intérêts propres, étaient antérieures et supérieures à toute constitution.

La nature de cette discussion allait procurer à la Commune l’occasion de manifester clairement ses tendances ou autoritaires ou anti-gouvernementales. La lutte fut vive et tous les socialistes, même ceux qui, après le 2 avril, votèrent avec la majorité, prirent parti pour le projet. — Aux nécessités de maintenir provisoirement, telles quelles, les lois restrictives que la monarchie avait laissées aux mains des républicains — nécessités invoquées par les autoritaires — les socialistes répondaient, toute question de principe écartée. par l’inefficacité de ces restrictions à l’égard des gouvernements qui avaient successivement cherché à s’en couvrir. Ils prédirent à la Commune qu’elle en viendrait nécessairement à remettre en vigueur l’arrêté du 12 mars, pris par le général Vinoy, arrêté logique au moins, puisqu’à la suppression, il ajoutait l’interdiction de créer de nouvelles feuilles pour remplacer celles supprimées. — Touchés de cet argument pratique, un certain nombre de membres, d’abord opposés à l’adoption du projet, s’y étaient enfin ralliés, et la Commune allait écrire une des plus belles pages de son histoire, lorsque le vole par main levée ayant été déclaré douteux, par les adversaires du projet, il fut décidé, attendu l’heure avancée de la nuit où on se trouvait, que le vote par appel nominal aurait lieu à l’ouverture même de la séance du lendemain.

Ce lendemain était le 2 avril. Le canon tonnait depuis le matin huit heures !

M. Thiers avait la veille annoncé à la province qu’il avait organisé « une des plus belles armées que la France ait possédées. » — Que n’en avait-il trouvé le moyen quelques mois plus tôt pour combattre l’invasion et délivrer Paris ! — M. Thiers venait de donner à son lieutenant, le général de cavalerie, marquis de Galiffet, l’ordre de commencer le feu. Et les gendarmes, commandés par Vinoy, avaient répondu par la fusillade à bout portant aux gardes nationaux qui les conjuraient de ne point commettre le crime épouvantable que leur ordonnait celui qui venait de livrer Paris aux Prussiens. Et ces mêmes gendarmes, quelques heures après, sur l’ordre formel de leurs chefs, massacraient froidement les quelques prisonniers qu’ils avaient faits dans ce premier engagement !

En présence de ces faits, il est facile de concevoir que la Commune n’eut guère le temps de s’occuper d’une déclaration de principes, et le projet présenté la veille fut retiré par son auteur même. Il était urgent, avant tout, d’organiser ta résistance pour le maintien des droits et la cité.

La bataille était donc engagée de par l’expresse et l’unique volonté de Versailles. — À Versailles donc et rien qu’à ce gouvernement, incombe la responsabilité des malheurs qui vont suivre et du sang qui sera répandu.

La Commune allait avoir à lutter, à l’extérieur, contre d’impitoyables adversaires[7], et à l’intérieur, contre toutes les réactions coalisées et ne dissimulant aucune des espérances de vengeances prochaines que leur laissaient entrevoir les succès de Versailles. — Enfin elle avait de plus en expectative l’intervention possible des Prussiens, auxquels le gouvernement était disposé à tout accorder, pour obtenir qu’ils se décidassent à rompre la neutralité qu’ils avaient jusqu’alors conservée.

Cette situation, presque inextricable, entraîna la Commune à l’emploi de moyens souvent en contradiction avec les principes qui lui avaient donné naissance. La faute en remonte absolument à ceux qui préférèrent la voir crouler dans le sang plutôt que de laisser s’installer un ordre de choses qui eût mis fin aux privilèges et aux brigandages sociaux qui sont à la fois la honte et le fléau des sociétés modernes.


  1. 230,000 électeurs sur 480,000 inscrits avaient pris part au scrutin. C’était 70,000 de moins qu’aux élections du 8 février pour l’assemblée nationale. — Sur le chiffre des votants au 26 mars, 63,000 contre 167,000 avaient voté contre les partisans du mouvement. Quant à l’écart de 78,000, existant en faveur des élections du 8 février contre celles du 26 mars, cet écart doit être diminué de la garnison de Paris, des gardes républicains, des sergents de ville, de tous les employés qui avaient rejoint le gouvernement, et enfin des éternels francs-fileurs qui, comme après le 4 septembre, s’étaient enfuis de Paris dès le lendemain du 18 mars. — On peut donc évaluer seulement à 30,000 le chiffre des abstentions systématiques.
  2. Le gouvernement prétendait se justifier de cet attentat de lèse-nation sur ce que la Commune avait délégué le citoyen Theisz à la Poste, pour surveiller les recettes et empêcher que celles-ci n’allassent, comme celles de l’octroi, remplir les caisses du gouvernement de Versailles.
  3. Voir aux pièces justificatives, XV.
  4. La Commission de travail et d’échange dut faire un jour occuper militairement les bureaux de vérification des poids et mesures, tient les titulaires, non contents de ne plus fonctionner, au grand détriment des intérêts commerciaux, tentaient de plus d’expédier à Versailles le matériel d’un assez grand prix et qui était une propriété exclusivement communale.
  5. Guerre des communeux de Paris, par un officier supérieur de l’armée de Versailles, pages 117 et 118.
  6. Voir aux pièces justificatives, XV.
  7. Le général marquis de Galiffet, dès le 3 avril au matin, lançait cette proclamation :

    « La guerre a été déclarée par les bandits de Paris.

    » Hier, avant-hier, aujourd’hui, ils m’ont assassiné mes soldats.

    » C’est une guerre sans pitié ni trêve que je déclare à ces assassins. J’ai dû faire un exemple ce matin ; qu’il soit salutaire ; je ne désire pas en être réduit de nouveau à une pareille extrémité.

    » N’oubliez, pas que le pays, que la loi, que le droit par conséquent sont à Versailles et à l’assemblée nationale, et non pas avec la grotesque assemblée de Paris, qui s’intitule Commune.

    » Le général commandant la brigade,

    » Galiffet. »