Étude sur la politique française en 1866/05

Étude sur la politique française en 1866
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 120-156).
◄  04
ETUDE
SUR LA
POLITIQUE FRANÇAISE EN 1866

V.[1]
LES DERNIÈRES NÉGOCIATIONS. — LES RESPONSABILITÉS.


X. — LES DEMANDES DE COMPENSATION.

Tandis que M. de Bismarck, au milieu d’une armée triomphante, voyait la fortune le combler de ses prodigalités, M. Drouyn de Lhuys s’essayait avec une énergie nouvelle, en face des récriminations du sentiment public, à ressaisir les occasions perdues. Il était bouleversé des concessions faites à l’ambassadeur de Prusse ; elles enlevaient, à vrai dire, à sa politique les seuls moyens d’action qui lui restaient pour forcer le cabinet de Berlin à transiger avec nos intérêts. Il ne s’agissait plus en effet du principe de la contiguïté des territoires que, la veille encore, il refusait d’admettre, si le gouvernement prussien devait repousser celui des compensations. C’était l’annexion pratiquée sur une vaste échelle, dépassant 4 millions d’habitans, concédée par surprise, sans restriction, sans autre garantie que des déclarations et des protestations. A la vérité, M. de Goltz, sous le masque du dévoûment, avait surpris la religion de l’empereur. Il lui avait fait de l’exaltation de l’armée prussienne et de ses états-majors le tableau le plus inquiétant; il avait placé sous ses yeux des lettres confidentielles du quartier général disant que M. de Moltke se faisait fort, malgré l’insuffisance de sa cavalerie, de mettre la France à la raison[2]; ces lettres ajoutaient qu’il était sérieusement question de bâcler la paix avec l’Autriche et de prendre l’offensive sur le Rhin. M. de Goltz s’était aussi attaqué à la politique de M. Drouyn de Lhuys, qu’il taxait de brouillonne, car elle ne tendait à rien moins, disait-il, qu’à diviser deux pays faits pour s’entendre ; il avait ouvert à notre politique de larges horizons; en un mot, il avait répété, en renchérissant encore, ce que M. de Bismarck disait le 14 et le 15 juillet à M. Benedetti du désir sincère de la Prusse de s’entendre avec la France et de procéder avec elle, sans souci de l’Europe, à un grand partage territorial, sanctionné par des engagemens solennels; mais ce n’étaient malheureusement que de vaines assurances, tandis que la parole du souverain se trouvait engagée. Toutefois l’empereur, en promettant d’appuyer les annexions, avait eu soin de réserver l’assentiment de son gouvernement. C’était la dernière carte qui restait au ministre pour sauver une partie grandement compromise.

La situation de M. Drouyn de Lhuys, après le succès que venait de remporter une diplomatie peu scrupuleuse, ne laissait pas que d’être pénible. Il fallait un esprit aussi délié que le sien pour concilier les concessions impériales avec les déclarations si catégoriques qu’il avait toujours faites à M. de Goltz lorsqu’il était question entre eux d’un remaniement territorial. Il maintint énergiquement le principe de la corrélation entre les annexions et les compensations, mais il transigea sur le fait accompli des conquêtes.

Le 5 juillet, il voulait s’opposer par les armes à tout agrandissement territorial sur la rive droite du Rhin qui n’aurait pas eu pour conséquence immédiate une concession équivalente sur la rive gauche. Le 20 juillet, il maintenait encore ses prétentions, mais il s’en remettait à une entente à l’amiable avec le cabinet de Berlin pour en assurer les effets. Nous examinerons plus tard si ces espérances étaient fondées.

M. de Goltz ne s’endormit pas sur son succès. Il lui restait à le faire officiellement consacrer. De quels argumens et de quels moyens fit-il usage pour arriver à ses fins? Les lettres trouvées aux Tuileries nous le montrent aux prises, la plume à la main, avec M. Rouher et M. Drouyn de Lhuys, et même en correspondance directe avec le souverain.

Parmi ces lettres, il en est une qui est caractéristique; elle contient des indices significatifs d’une méfiance réciproque qui n’ira qu’en augmentant. Le sens en est assez difficile à démêler par le fait de la suppression dans le texte d’une dépêche télégraphique de M. de Bismarck. Mais on devine qu’un gros nuage s’est déjà élevé entre Saint-Cloud et le quartier général.

L’empereur a rencontré à Florence une résistance à laquelle il était loin de s’attendre; il s’en inquiète, il s’en afflige; il ne s’explique pas que le roi Victor-Emmanuel, toujours si empressé à déférer à ses conseils, persiste malgré ses instances à poursuivre les hostilités et à le paralyser dans ses démarches. Il appréhende que le cabinet de Berlin, au lieu de tenir sa promesse et de consacrer toute l’influence que nous lui avions laissé prendre à presser l’Italie de signer l’armistice, ne l’encourage au contraire secrètement à ne pas désarmer tant que les annexions ne seront pas officiellement consenties. Le prince Napoléon, qu’on avait envoyé à Florence, certain qu’il serait écouté, se voit lui-même éconduit. Les renseignemens qu’il transmet ne sauraient plus laisser de doutes sur les menées du gouvernement prussien. L’empereur alors ne ménage plus ni les témoignages de sa méfiance ni l’expression de son mécontentement.

Le comte de Goltz devine d’où l’accusation est partie. Il soupçonne le prince Napoléon et ne s’en cache pas. Après avoir supplié l’empereur, qui « lui a témoigné tant de bienveillance et de confiance dans de délicates négociations, de ne mettre en doute ni ses sentimens personnels ni les tendances politiques de son gouvernement, » il lui fait très respectueusement observer que l’Italie a un plus grand intérêt que la Prusse à continuer la guerre, et qu’elle peut désirer, ainsi que ceux qui sont dévoués à sa cause, que la responsabilité ne retombe pas sur elle. En homme prudent, il ne se contente pas de protester contre de perfides insinuations. Il se hâte de saisir l’occasion qui s’offre à lui pour prendre acte, en tout état de cause, des promesses impériales et pour conjurer tout retour. « M. de Bismarck, dit-il incidemment, avec une intention marquée, venait de recevoir le télégramme par lequel je lui avais annoncé que Votre Majesté appuierait les annexions dans le nord de l’Allemagne jusqu’au chiffre de 4 millions d’habitans. »

Il était difficile de procéder avec plus d’à-propos.

Le rêve touchait à sa fin ; nous n’avions plus rien à attendre des événemens. Les résolutions s’imposaient. Trois voies restaient ouvertes à notre politique. Elle pouvait, satisfaite de la cession de la Vénétie et d’avoir fait accepter notre médiation, remettre à des temps meilleurs, avec des alliances toutes prêtes, et l’armée énergiquement reconstituée, le règlement général du compte que nous avions bona fide ouvert à la Prusse sans prendre les garanties nécessaires, et auquel, bien des symptômes l’indiquaient déjà, elle espérait se soustraire. A la rigueur, on pouvait aussi, bien que l’on eût déjà atteint le 22 juillet, reprendre en sous-œuvre le programme du 5, et mettre le maréchal Randon en demeure de faire un effort suprême pour réunir nos dernières ressources et les porter sur le Rhin. La situation était déjà bien mauvaise, mais elle n’était pas désespérée, tant que les armées méridionales n’étaient pas défaites, ni la paix signée avec l’Autriche. D’ailleurs si la Prusse était sincère, comme elle le prétendait, une démonstration armée ne pouvait qu’aider son gouvernement à faire entendre raison à l’opinion publique et à la réconcilier avec les sacrifices qui nous seraient faits en Allemagne. On pouvait enfin s’associer à la Russie et réclamer un congrès pour y défendre les intérêts de la France au nom de l’équilibre européen méconnu. On préféra s’engager dans de périlleuses négociations, bien qu’on eût constaté notre impuissance militaire. On s’y décida sans avoir en main un titre régulier qui pût justifier nos revendications, en invoquant de simples assurances verbales et les déclarations qu’il nous avait plu de fake à la veille de la guerre. On s’en remettait donc en réalité à la sincérité et au bon vouloir de la Prusse, tout en conservant en apparence une attitude comminatoire.

Je ne sais s’il se produira plus tard des justifications autorisées qui nous permettront de saisir la pensée qui a présidé à cette seconde campagne diplomatique, alors que la première aurait dû suffire pour nous imposer la plus extrême circonspection. J’ai posé les questions. L’histoire mieux éclairée les résoudra dans son impartialité.

C’est le 23 juillet qu’on arrêtait le nouveau programme. Il maintenait et même élargissait nos prétentions. Il ne différait de celui du 5 juillet, en dehors de la médiation armée, que par les circonstances dans lesquelles il se produisait et qui s’étaient, dans l’espace de quinze jours, si visiblement modifiées. Les préoccupations qui assiégeaient l’empereur avaient réagi sur sa santé. Le mal dont il souffrait s’était sérieusement aggravé. Le séjour de Vichy devenait nécessaire. Il dut quitter Paris au moment où la crise diplomatique allait entrer dans sa phase aiguë. M. Drouyn de Lhuys du reste avait repris la haute main. Déjà M. de Goltz s’en était ressenti, lorsque dans sa lettre du 26 juillet à l’empereur il jugeait nécessaire de protester de sa bonne foi et de la sincérité de son gouvernement. Ceux qui avaient fait campagne avec lui commençaient à s’inquiéter de ses allures; son langage devenait vague, incertain, dilatoire et fuyant; ils appréhendaient le débiteur peu scrupuleux, soulevant des questions de procédure, et cherchant à éluder ses engagemens. Son collègue, le chevalier Nigra lui-même, se tenait sur la réserve ; ce qui lui revenait des rapports entre les deux quartiers généraux n’était pas de nature à l’édifier. M. de Goltz n’était pas homme à se décontenancer pour si peu; ce qui lui importait, c’était la reconnaissance officielle des annexions et c’est à cette fin qu’il adressait au ministre des affaires étrangères une mise en demeure d’exécution, en se fondant sur les promesses de Saint-Cloud.

La réponse de M. Drouyn de Lhuys est trop importante, pour n’être pas reproduite presque intégralement; elle déchire les voiles, parle haut et ferme ; mais c’est le coup de canon de la déroute, qui ne saurait impressionner un ennemi resté maître des positions et en train de s’y fortifier.

« Il est bien vrai, écrivait M. Drouyn de Lhuys au comte de Goltz, puisque dans votre lettre vous vous référez à vos entretiens avec l’empereur, que Sa Majesté, en interposant ses bons offices pour le rétablissement de la paix, n’hésita pas à admettre que la Prusse, à la suite de ses succès, pouvait prétendre à une extension de territoire comportant de 3 à 4 millions d’habitans. Il ne pouvait d’ailleurs méconnaître que cet agrandissement modifierait gravement l’équilibre des forces. Mais Sa Majesté n’a pas voulu compliquer les difficultés d’une œuvre d’intérêt européen, en traitant prématurément avec la Prusse les questions territoriales qui touchent particulièrement la France. Il lui semblait suffisant de les avoir indiquées, et elle se réservait d’en poursuivre l’examen d’un commun accord avec le cabinet de Berlin, lorsque son rôle de médiateur serait terminé. Toutes les fois que dans mes conversations avec vous j’ai abordé la question des changemens territoriaux qui pourraient avoir lieu au profit de la Prusse, je vous ai exprimé la confiance que le cabinet de Berlin reconnaîtrait l’équité et la convenance d’accorder à l’empire français des compensations de nature à augmenter dans une certaine proportion sa force définitive. Le 23 juillet, j’ai rappelé cette réserve à M. Benedetti dans une dépêche qui a reçu l’approbation de l’empereur. Cette dépêche a été confidentiellement communiquée par notre ambassadeur à M. le comte de Bismarck, qui, admettant l’équité de ce principe, a même échangé avec lui quelques idées concernant les moyens d’en réaliser l’application pratique. Cet entretien, dont M. Benedetti me rend compte dans la lettre du 26 juillet, est antérieur à la signature des préliminaires et de l’armistice ; il devait être repris ultérieurement. En réponse à cette lettre, j’ai adressé à M. Benedetti, sous la date du 29, un télégramme également approuvé par Sa Majesté, dans lequel je précise nos vues et que notre ambassadeur a dû recevoir soit à Nikolsbourg, soit par duplicata à Berlin... »

Cette réponse mettait un terme aux équivoques. Il ne s’agissait plus de savoir si la Prusse était de bonne foi et animée de dispositions amicales; le doute n’était plus permis; l’annexion des 4 millions d’habitans ne serait consacrée qu’en échange d’une compensation, c’est-à-dire d’une rectification de frontières. Il est vrai que sur ce dernier point, on ne précisait rien, on se contentait de poser le principe, s’en remettant pour le reste aux entretiens de M. Benedetti avec M. de Bismarck.

Cette mise en demeure n’avait qu’un tort, celui d’être tardive et de ne pas s’appuyer sur une armée concentrée sur le Rhin dès les premiers jours de juillet. On était au 4 août, et la bataille de Sadowa s’était livrée le 2 juillet; l’armistice était signé, les munitions et les approvisionnemens avaient été renouvelés, les réserves accouraient et doublaient la force numérique de l’armée prussienne; l’Italie nous échappait et les envoyés du midi allaient arriver à Berlin pour implorer la paix. D’ailleurs nos hésitations ne révélaient-elles pas nos défaillances morales et notre faiblesse militaire? M. de Goltz en savait long à ce sujet, et l’on peut croire qu’il n’effrayait pas sa cour sur les conséquences qu’aurait une fin de non-recevoir. Au surplus il ne se tenait pas pour battu, il lui restait un dernier recours; il prit le parti de s’adresser à M. Rouher, dans l’espérance que son intervention auprès de l’empereur serait décisive.

M. Rouher, par la nature de ses fonctions, avait acquis une prépondérance marquée dans la direction de la politique, et les diplomates, qui vont toujours chercher l’influence déterminante où elle est, ne faisaient souvent que traverser le cabinet du ministre des affaires étrangères, pour arriver plus vite dans celui du ministre d’état. M. de Goltz y mettait personnellement une affectation calculée, avec l’arrière-pensée de provoquer des tiraillemens et d’établir un antagonisme dont il espérait tirer parti. M. Rouher, ayant à défendre la politique impériale devant les chambres, devait nécessairement être tenu au courant des négociations; d’ailleurs la confiance toute particulière qu’il inspirait à l’empereur, et que justifiaient son grand talent et l’intégrité de son caractère, l’autorisait pleinement à se prononcer dans une occurrence aussi grave. Mais son action, s’exerçant en dehors du conseil, ne pouvait avoir que des inconvéniens. C’était rendre le jeu facile aux agens étrangers que de leur permettre de recourir aux influences si multiples qui travaillaient alors la cour des Tuileries. Il y avait là un déplacement, pour ne pas dire un éparpillement de responsabilités, dangereux pour notre politique, laquelle, sans qu’on s’en rendît compte, subissait tour à tour et souvent tout à la fois la pression des diverses coteries. Notre diplomatie dut nécessairement en ressentir le contre-coup, si bien qu’elle en était arrivée à manifester des préférences, et que, faute d’une pensée dirigeante unique et résolue, ses sympathies se partageaient entre toutes les alliances. Ce n’est pas qu’elle perdît un seul instant le sentiment de ses devoirs ni qu’elle négligeât d’interpréter ses instructions avec la plus scrupuleuse loyauté, mais elle était dévoyée, et en ce qui touchait la politique générale elle se trouvait livrée la plupart du temps à ses propres inspirations. D’ailleurs l’empereur n’avait aucun penchant pour elle; il s’en méfiait, car il savait qu’en dehors de la petite école qui se groupait autour du Palais-Royal, elle n’éprouvait pour les déviations de notre politique qu’une admiration réservée et qu’elle déplorait l’intervention dans nos affaires de personnages étrangers, équivoques et parfois subalternes. Ses préventions dataient de loin. Déjà en 1854 il les manifestait dans ses épanchemens avec le prince Albert. Il ne lui cachait pas le peu de confiance que lui inspirait « la capacité politique » de ses agens. — « Je ne lis pas les dépêches, lui disait-il, je me contente d’extraits, » et il ajoutait qu’il trouvait une compensation suffisante à ne pas suivre la correspondance diplomatique dans les rapports particuliers que lui adressaient de chaque poste important des hommes de confiance.

Une étude d’un intérêt saisissant, récemment publiée par la Revue[3], nous fait voir l’étrange spectacle d’un souverain de droit divin se livrant au plaisir de la diplomatie occulte, se cachant de ses conseillers officiels et poursuivant par-dessus leur tête des projets chimériques; mais, surpris dans ses menées secrètes par un ministre vigilant, soucieux de ses prérogatives, le souverain fit amende honorable devant la raison d’état et poussa la sincérité de son repentir jusqu’à sacrifier ceux qui l’avaient servi. — Il est arrivé à l’empereur Napoléon III comme à Louis XV de poursuivre des projets chimériques, et de s’engager, à l’insu de ses conseils, dans des pourparlers mystérieux, mais il ne s’est trouvé dans ses entours personne d’assez autorisé, d’assez vaillant pour l’arracher à ses rêves et le ramener aux réalités de la politique française.

Du reste, dans ces tristes jours de l’été 1866, tous les esprits étaient défaillans, et rien n’était plus aisé que de nous surprendre, d’éveiller des craintes ou d’entretenir des illusions, de nous faire reculer ou de nous inciter à de compromettantes démarches. L’habileté de M. de Goltz fut à la hauteur de cette tâche. La jalousie que lui inspirait son ministre et le secret désir de le supplanter ne firent qu’exalter son patriotisme. Longtemps il avait cherché à contrecarrer ses desseins, mais, les événemens une fois engagés, ce fut lui qui porta les coups décisifs. La Prusse ne saurait oublier son nom, il est inséparable de nos malheurs.

Toutefois en cette circonstance son habileté s’était dépensée en pure perte. M. Rouher avait bien voulu, une première fois, appuyer en termes généraux auprès de l’empereur les demandes de l’ambassadeur de Prusse, tout en ayant soin de faire remarquer que la question de la reconnaissance des annexions lui paraissait solidaire de celle de la rectification des frontières. Mais lorsque M. de Goltz revint pour lui soumettre la réponse de M. Drouyn de Lhuys, qui refusait de poursuivre les négociations si les deux questions n’étaient pas traitées simultanément, il resta muet. Il demandait à M. Conti qu’on lui déliât la langue. Sa Majesté voulait-elle que, dans son rôle officieux, il fût explicite ou non? Devait-il ne réclamer que les frontières de 1814, ou commencer par demander davantage?

Sur ces différentes questions, M. Rouher ne paraissait pas d’accord avec l’impératrice. Elle aurait voulu, comme elle l’écrivait, demander beaucoup ou ne rien demander, afin de ne pas réduire à l’avance nos prétentions définitives. L’avis était sage, car les grandes exigences, elle le sentait avec l’instinct qui caractérise parfois les femmes, n’étaient plus de saison un mois après Sadowa, et elle pensait que, puisqu’on avait laissé échapper l’occasion, il serait plus habile et plus digne de ne pas compromettre, par de mesquines revendications, le règlement définitif de nos comptes avec la Prusse. M. Rouher, à son point de vue spécial de ministre d’état, préoccupé comme il l’était avant tout des chambres et des difficultés intérieures qui allaient s’aggraver de plus en plus, répondait à cela : « Pour demander beaucoup, il faudrait être au lendemain de grands succès, et ne rien obtenir aujourd’hui, ce serait laisser en grande souffrance l’opinion publique. Le sentiment du pays, ajoutait-il, dirigé, entraîné et égaré par les habiletés des hommes de parti, réclame un agrandissement. C’est une mauvaise position qu’il faut faire cesser au plus vite. »

M. Magne n’avait pas attendu que la crise arrivât à sa période aiguë pour demander à l’empereur d’aviser : « Tout ce que j’entends, lui écrivait-il spontanément, en haut et en bas, dans le civil et le militaire, me donne la conviction que les rapides progrès et les prétentions présumées de la Prusse inquiètent, et que l’ingratitude injustifiable de l’Italie irrite les esprits les plus calmes. Malheureusement on dit beaucoup que la France n’est pas prête, et il est évident que plus cette opinion sera répandue, moins sa voix sera écoutée : la fortune ne sourit qu’aux forts et aux résolus. »

Esprit net et précis, peu enclin à l’optimisme, M. Magne n’était pas de ceux qui pensaient qu’il nous suffirait de formuler des demandes pour les faire accepter. Il suppliait l’empereur d’arrêter un plan et, après avoir bien médité les concessions possibles, de déclarer nettement et clairement ce que la France voulait, ce qu’elle était résolue à obtenir et ce qu’elle était en état d’imposer. « Le sentiment national, ajoutait-il, serait profondément blessé si, en fin de compte, la France n’avait obtenu de son intervention que d’avoir attaché à ses flancs deux voisins dangereux par leur puissance démesurément accrue. Tout le monde se dit que la grandeur est une chose relative, et qu’un pays peut être diminué, tout en restant le même, lorsque de |nouvelles forces s’accumulent autour de lui. »

Le dévoûment du ministre d’état à l’empereur ne le cédait en rien à celui de l’ancien ministre des finances. Mais M. Magne, dès la date du 20 juillet, jugeait que, notre politique étant mal engagée, il ne lui restait qu’à se recueillir, à réduire ses prétentions au niveau de nos ressources militaires, tandis que M. Rouher, plein de confiance dans les ouvertures qui nous arrivaient du quartier général aussi bien que dans les protestations dont nous accablait le comte de Goltz, croyait encore à la date du 6 août que notre ascendant moral suffisait pour nous ouvrir les portes de Mayence et pour nous procurer le Palatinat. Ces deux hommes d’état s’inquiétaient au même degré de l’opinion publique, ils ne différaient que touchant la mesure des satisfactions que nous serions à même de lui assurer.

L’opinion publique, à cette heure avancée du règne, était en effet le grand souci du gouvernement impérial; c’est d’elle qu’il se préoccupait lorsque, pour faire oublier le Mexique, il autorisait en quelque sorte les puissances allemandes à se déclarer la guerre, et c’est elle qui, ne se souvenant plus de ses propres entraînemens, irritée par tant de mécomptes, implacable et impérieuse, s’imposait aux résolutions de ceux qui avaient excité ses appétits sans réussir à les satisfaire.

L’esprit frondeur gagnait de proche en proche jusqu’aux entours du trône, et, comme il arrive toujours en France aux heures de crise, ceux-là mêmes qui avaient préconisé la politique des nationalités renchérissaient sur l’opposition et lui fournissaient les argumens les plus dangereux. Les conseillers accouraient en foule; le gouvernement, ayant conscience de ses erreurs, tiraillé entre les avis les plus contradictoires, ne savait plus à quel parti s’arrêter. On disait la France humiliée, et les gens qui avaient protesté contre toute rectification de frontières se sentaient pris tout à coup du désir de voir leur pays ressaisir ses anciennes délimitations. On demandait des compensations territoriales et, sans se préoccuper des moyens d’action, on mettait le gouvernement en demeure d’aviser. On lui reprochait à la fois d’avoir sacrifié l’Autriche à la Prusse et cependant de n’avoir pas assez favorisé la Prusse pour mériter sa reconnaissance.

A mesure que l’on approche du dénoûment, le cœur se serre et l’esprit s’irrite davantage. On cherche les responsabilités, on voudrait pouvoir les saisir et les préciser, mais elles fuient, s’abritant derrière le souverain qui se tait et qui, dans son exil, poussera l’abnégation jusqu’à laisser publier des rapports politiques et militaires dont les révélations atteignent sa prévoyance[4].

A ce moment décisif, il était à Vichy, incapable de s’occuper d’affaires, et après une syncope, qu’un instant on avait crue mortelle, il s’en remettait au patriotisme et à l’expérience de son ministre des affaires étrangères, pour sauvegarder les intérêts du pays. Lorsque M. Drouyn de Lhuys, de sa propre initiative et cette fois en parfait accord de vues avec le ministre d’état, fit pressentir M. de Bismarck sur les compensations qu’il conviendrait d’assurer à la France, et rédigea les instructions qui prescrivaient à notre ambassadeur de réclamer Mayence et le Palatinat, il maintenait son programme du 4 juillet, en s’autorisant des assurances du cabinet de Berlin, qui n’avait cessé de déclarer qu’il ne serait procédé à aucun remaniement territorial en Allemagne sans une entente préalable avec la France. Il s’appuyait aussi, a-t-il affirmé depuis, sur les appréciations et les instances de sa diplomatie, qui non-seulement approuvait, mais provoquait en termes pressans des demandes de compensation auxquelles, disait-elle, on s’attendait à Berlin.


XI. — LES PRÉLIMINAIRES DE NIKOLSBOURG. L’ATTITUDE DE LA RUSSIE.

Le 22 juillet, les plénipotentiaires autrichiens, le comte Karoly et le baron Brenner, arrivaient à Nikolsbourg; notre ambassadeur les mit aussitôt en rapport avec M. de Bismarck et le général de Moltke, les deux négociateurs prussiens.

L’attitude de la Prusse s’était sensiblement modifiée depuis qu’elle avait obtenu de notre condescendance bien au-delà de ce qu’elle espérait. Elle n’en était plus à discuter le caractère de notre intervention ni à en mesurer les limites. Son intérêt était maintenant de nous transformer en véritables médiateurs et de nous laisser la responsabilité de ce rôle. Aussi M. de Bismarck demandait-il instamment à notre ambassadeur de prendre une part directe et officielle aux pourparlers qui allaient s’ouvrir. M. Benedetti s’y refusa. L’ironie du sort nous constituait les parrains de l’agrandissement de la Prusse; il ne pouvait nous convenir d’en être les garans.

L’issue rapide des négociations parut bientôt certaine. Dès la première entrevue, on estimait que tout serait terminé avant l’expiration de l’armistice: l’Autriche était résignée[5], la Prusse était accommodante[6] M. de Bismarck prévoyait le quart d’heure de Rabelais ; nous n’avions encore introduit aucune demande, mais ce qui lui revenait de Paris montrait que « nos prétentions initiales, » suivant l’expression du ministre d’état, se reporteraient avant tout sur l’Allemagne. Il avait donc hâte de désintéresser l’Autriche et de s’assurer du côté du Rhin toute la liberté de ses mouvemens. M. Drouyn de Lhuys multipliait ses efforts pour vaincre les dernières résistances de l’Italie; il croyait bien faire en hâtant la conclusion de la paix, se flattant qu’une fois débarrassé des entraves de la médiation il pourrait se consacrer tout entier à l’intérêt français, que la surexcitation de l’opinion publique ne permettait pas de laisser plus longtemps en souffrance.

Dès la première heure, M. de Bismarck avait annoncé qu’il n’ouvrirait les négociations qu’avec l’Autriche seule ; lorsqu’il fut convaincu que le cabinet de Vienne était franchement résigné à lui livrer la direction de l’Allemagne, ce qui pour lui était le point capital, il maintint d’une manière absolue son refus d’admettre aux conférences les représentans des états secondaires. Il en coûta peu à la cour de Vienne de les abandonner à leur sort; c’étaient des alliés équivoques et au demeurant peu dignes d’intérêt. Pendant la paix ils s’étaient épuisés en luttes stériles, et, lorsque vint la guerre, ils ne surent prendre aucun parti décisif. Leur attitude n’avait servi qu’à fournir à M. de Bismarck les moyens de discréditer la Diète, de s’attaquer aux institutions fédérales et de précipiter la rupture de la confédération, qui était leur seule raison d’être, la garantie la plus précieuse de leur existence. Aussi l’Autriche, malgré ses traités d’alliance, laissa-t-elle à la Russie le soin de défendre le roi de Wurtemberg et le grand-duc de Hesse, et à la France celui d’empêcher le démembrement de la Bavière. Mais sa résignation n’allait pas jusqu’à souscrire à un remaniement territorial dans le nord de l’Allemagne sans le concours ou l’adhésion des grandes puissances ; elle comptait sur une intervention diplomatique de l’Europe pour contenir ou modérer les vues ambitieuses de la Prusse.

M. de Bismarck ne laissa pas aux plénipotentiaires autrichiens le temps de protester; il n’eut qu’à placer sous leurs yeux les dépêches du comte de Goltz pour les convaincre de l’inanité de leur résistance. La France, impuissante, n’interviendrait pas, si la lutte était reprise, et, pour se procurer un agrandissement, elle faisait litière de l’Allemagne du nord : telle était la moralité de la correspondance de l’ambassadeur du roi à Paris. C’était le vieux jeu de la diplomatie, toujours nouveau et toujours efficace, dont s’était servi le ministre prussien, et dont l’Autriche, elle aussi, dans des temps plus heureux, avait fait un fréquent usage.

Le cabinet de Vienne, après ces révélations, céda sur toute la ligne. Il ne songea plus qu’à sauver la Silésie[7] et le trône du roi Jean. Le salut de la Saxe lui tenait autant à cœur que l’intégrité de l’empire d’Autriche; pour l’assurer, il serait allé jusqu’à sacrifier en Silésie les vingt-cinq milles géographiques que demandait M. de Bismarck à titre de transaction, si le roi de Prusse n’avait pas repoussé cette combinaison. Il tenait à prendre la Saxe. Lorsque son ministre en revint à ses demandes premières, il n’était plus temps; il n’y avait plus matière à transaction, la France s’était mise du côté de l’Autriche y se rappelant, elle aussi, la fidélité saxonne aux heures néfastes de son histoire.

Nikolsbourg réservait de douloureuses épreuves aux ministres dirigeans des cours secondaires, si glorieux et si pénétrés de leur importance lorsqu’ils conféraient à Bamberg et à Würzbourg. M. de Pfordten surtout eut à pâtir de la morgue du vainqueur, qui lui exprima en termes hautains sa surprise de le voir audacieusement pénétrer au quartier général, et lorsqu’il fit observer qu’il n’avait eu qu’à décliner son caractère officiel aux avant-postes prussiens pour arriver sans difficulté au château de Nikolsbourg, M. de Bismarck s’écria : « C’est pour cela que j’ai fait mettre aux arrêts l’officier qui commandait le premier avant-poste, car son devoir était de vous empêcher de passer. »

Après quatre jours de pourparlers, on tomba d’accord sur les conditions principales, et la paix pouvait être considérée comme conclue. Il ne restait plus qu’à débattre des questions de détail. M. de Bismarck s’était montré aussi prévoyant qu’expéditif. Il avait expressément stipulé que les engagemens seraient ratifiés sans retard par les souverains, tout comme s’il s’était agi de l’instrument définitif. Il craignait des retours imprévus, et il lui importait d’être entièrement à couvert du côté de l’Autriche, avant d’être appelé à régler ses comptes avec la France.

Le 26 juillet, il signait à la fois les préliminaires et un armistice de quatre semaines, sans s’arrêter aux réclamations du ministre d’Italie, qui n’était autorisé à adhérer que sous trois conditions : 1° la remise directe de Vérone; 2° la renonciation de l’Autriche à tout dédommagement pour l’abandon de la Vénétie; 3° la cession du pays de Trente.

M. de Bismarck, tant que les conditions de la paix n’étaient pas assurées, n’avait rien négligé pour encourager l’Italie dans ses prétentions et dans la résistance qu’elle opposait à la France. Il en convint avec M. Benedetti, tandis que M. de Goltz s’indignait à Paris contre de « perfides insinuations. » Mais, une fois d’accord avec l’Autriche, il reconnut subitement que l’attitude de son allié était pour le moins étrange et ses exigences injustifiables. Il lui reprochait d’élever des prétentions nouvelles et inattendues; il déclarait que l’acquisition de la Vénétie remplissait amplement les conditions de l’alliance, et il se refusait à admettre que la Prusse fût obligée de continuer la guerre pour procurer aux Italiens des avantages excédant leurs engagemens respectifs. « Vos réclamations, ajoutait-il ironiquement, seraient à peine admissibles si votre armée s’était emparée du quadrilatère et avait conquis ce que vous revendiquez. » Il n’aurait dépendu alors que de la France de faire regretter à l’Italie les amers ennuis qu’elle lui causait; mais l’empereur, au contraire, bien qu’atteint dans son amour-propre et dans ses intérêts, mettait les soins les plus délicats à calmer les colères. Il intervenait à Vienne et obtenait des concessions que l’Autriche, en paix avec la Prusse et autorisée à se prévaloir du mécontentement exprimé par M. de Bismarck, n’avait plus aucun motif de faire. La cession de la Vénétie restait en suspens; la mission du général Lebœuf, chargé de remettre les forteresses, essuyait de perpétuels retards, et pendant ce temps, la France, irritée de tant de ménagemens et de mansuétude, récriminait avec violence contre son gouvernement.

La diplomatie russe n’avait pas abandonné l’idée du congrès. Ses inquiétudes ne faisaient que s’accroître en se voyant systématiquement exclue des pourparlers mystérieux qui se poursuivaient à Paris et au quartier général. Elle cherchait à éveiller nos défiances, elle nous dénonçait M. de Bismarck, nous mettait en garde contre les équivoques de sa politique et prétendait qu’en nous amusant avec le Palatinat, il n’avait qu’un but, celui de mettre un coin entre la France et la Russie. Les négociations de Nikolsbourg touchaient à leur terme lorsque le ministre de Russie à Berlin, M. d’Oubril, vint déclarer à M. de Werther, le secrétaire général du ministère des affaires étrangères, que son gouvernement tiendrait pour non avenues les modifications politiques et territoriales que la Prusse entendait faire subir à l’Allemagne, si elles n’étaient pas soumises à la libre discussion d’une conférence internationale dont le cabinet de Berlin avait reconnu l’autorité avant la guerre. M. de Werther, pris au dépourvu par une démarche aussi péremptoire, était troublé et hésitant. Il ne se souciait pas de prendre acte d’une déclaration de cette gravité. — « Si une communication verbale ne vous suffit pas, lui dit sèchement le ministre de Russie, qu’à cela ne tienne, je vous passerai une note. »

Le cabinet des Tuileries n’ignorait pas cet incident; M. de Budberg s’évertuait d’ailleurs à l’associer aux protestations de son gouvernement. La fortune semblait ne nous abandonner qu’avec regret; elle s’offrait à nous une dernière fois. Il eût suffi à ce moment décisif d’un peu de clairvoyance et de décision pour tirer un merveilleux parti de l’irritation du cabinet de Saint-Pétersbourg et de l’effet produit par ses déclarations. Mais on s’obstinait à croire que de bons procédés, une confiance sans réserve, serviraient mieux les intérêts de notre politique qu’une démarche collective. Ne serions-nous pas dupes, si au lieu de tenir compte à la Prusse de ses sacrifices et de nous entendre avec elle, nous mettions dans la balance de l’Europe «des petits états sans consistance, des ombres qui ne pesaient plus rien[8] ? » M. de Goltz ne reconnaissait-il pas la légitimité de nos prétentions? n’exprimait-il pas le désir de satisfaire nos vœux et de contracter avec notre pays une alliance nécessaire et féconde? Toutefois notre diplomatie ne laissa pas ignorer à M. de Bismarck les incitations dont elle était l’objet de la part du cabinet de Saint-Pétersbourg, mais ce fut pour lui apprendre que nous les avions déclinées.

Fort de notre refus, le cabinet de Berlin répondit sur un ton dégagé au prince Gortchakof que, si, au mois de juin, il s’était rallié à l’idée du congrès, c’était pour prévenir un conflit, mais que, la guerre ayant éclaté, son engagement était sans valeur. Il revendiquait hautement le droit de régler avec les états qui l’avaient combattu les conditions de la paix, et de stipuler les avantages qui lui étaient acquis par la victoire. Il était convaincu sans doute, en répondant de la sorte, que plus il exaspérerait le cabinet de Saint-Pétersbourg, plus aisément il le ramènerait à lui lorsqu’avant peu il serait à même de lui administrer la preuve que ses pourparlers avec la France n’avaient eu qu’un caractère dilatoire et que ses infidélités à l’alliance russe n’étaient qu’un jeu de la politique commandé par de périlleuses circonstances.

Le roi quitta Nikolsbourg le 29 juillet, après avoir refusé aux ministres de Hesse et de Wurtemberg la faveur humblement sollicitée d’une audience. Quant à M. de Bismarck, il n’attendait pour rentrer glorieusement à Berlin que l’échange des ratifications consacrant l’agrandissement de la Prusse et sa suprématie en Allemagne. Rien ne retenait plus notre ambassadeur au quartier général; sa mission était terminée. Il s’était conformé strictement aux instructions de son gouvernement, subordonnant les questions qui nous étaient personnelles à la défense de l’Autriche et de ses alliés. Aussi M. Drouyn de Lhuys approuvait-il ses démarches et son langage ; il reconnaissait que les clauses de la convention de Nikolsbourg étaient dans leur ensemble aussi favorables à nos intérêts qu’il était permis de l’espérer dans l’état des choses, et qu’elles reproduisaient fidèlement l’esprit et la substance de nos préliminaires. Mais il constatait dans l’acte une lacune importante; il y manquait une disposition essentielle : la faculté réservée aux états du midi de constituer une union internationale indépendante, et cet oubli lui donnait à réfléchir. Il devait quelques semaines plus tard trouver matière à de nouvelles réflexions en relevant une négligence non moins significative dans le traité de Prague: l’oubli de l’article assurant au Danemark la rétrocession des populations d’origine danoise. « Je ne puis croire, télégraphiait M. Drouyn de Lhuys à M. Benedetti, que le cabinet de Berlin veuille méconnaître un des engagemens formels consacrés dans la convention de Nikolsbourg[9]. »

Deux programmes avaient été émis à la veille de la guerre; l’un, sous la forme modeste d’une circulaire, exposait les vues et les aspirations de la Prusse; l’autre, plus solennel, s’adressait à l’Europe et traçait en quelque sorte aux futurs belligérans la limite posée à leur ambition. Toutes les prévisions de la circulaire prussienne étaient dépassées, mais le programme des Tuileries était loin d’être rempli. L’Autriche, au lieu de conserver sa grande situation en Allemagne, en était exclue, et les états secondaires, loin d’avoir conquis, suivant la lettre impériale du 11 juin, plus de force et d’importance, ou disparaissaient, ou subissaient des conditions d’existence équivalant à un complet assujettissement aux volontés de la Prusse. Il est vrai que les préliminaires coupaient l’Allemagne en deux tronçons, mais la ligne du Mein, imposée par la France, loin d’entraver l’unité, ne devait servir qu’à la précipiter. La Prusse, au lieu d’être épuisée par la lutte, comme on s’y attendait, sortait d’une courte et prodigieuse campagne avec un sentiment tout nouveau de sa force, grisée de ses triomphes, pleine de confiance dans ses hommes de guerre et dans l’armement qui lui avait valu la victoire.

Dans une pareille situation, il y avait du mérite à être modéré. Ce mérite ne manqua pas à l’homme qui dirigeait la politique prussienne. Il sut avec des habiletés infinies, tant qu’il pouvait craindre notre intervention, ménager nos susceptibilités. Il arrêta sur notre demande l’armée à quelques kilomètres de Vienne, il s’inclina avec bonne grâce devant notre médiation, nous en laissant, au détriment de son amour-propre, tout le bénéfice moral. Il accepta les bases de nos préliminaires. L’Autriche conservait l’intégrité de son territoire moyennant une indemnité de guerre de 75 millions de francs, qu’on pourrait appeler dérisoire en la comparant à celle qui nous fut imposée après nos propres revers. M. de Bismarck se montrait clément à l’égard des états du midi; il s’arrêtait à la ligne du Mein, n’imposant à la Bavière qu’une légère rectification de frontières, et il consentait à la formation d’une union méridionale indépendante. Si au nord la Prusse s’annexait quelques états, sur nos instances elle respectait la Saxe, l’objet de ses vieilles convoitises et, conformément à nos désirs, elle s’engageait à restituer dans les duchés les populations d’origine danoise.

« Je vais, je crois, jouer votre jeu, » avait dit Frédéric II au marquis de Beauvau, l’envoyé de Louis XV, au moment où il allait envahir la Silésie, et il avait ajouté: « Si les as me viennent, nous partagerons. » C’est le langage que M. de Bismarck nous avait tenu à Biarritz et qu’il tenait encore à la veille de Sadowa. Nous avions refusé obstinément et itérativement d’entrer dans son jeu. Il avait engagé la partie seul à ses risques et ses périls. Les as lui étaient venus, et il lui semblait que, n’ayant pas été à la peine, il n’y avait pas lieu de nous convier au partage des bénéfices. Il ne se considérait pas moins comme un beau joueur, et il croyait nous payer largement le prix d’une neutralité discutable, en subissant notre médiation et en s’offrant à rechercher avec nous les moyens de nous dédommager, partout où il nous conviendrait, — pourvu que cela ne fut pas à ses dépens, — et tant qu’il ne se serait pas mis d’accord avec la Russie.


XII. — LES INSTRUCTIONS DE VICHY RELATIVES A MAYENCE.

Le gouvernement de l’empereur, paralysé par l’exercice de sa médiation, attendait avec impatience le terme des négociations de Nikolsbourg pour régler ses comptes personnels avec le cabinet de Berlin. Il n’avait pas voulu jusque-là, disait-il, compliquer les difficultés d’une œuvre d’ordre européen, en traitant prématurément avec la Prusse la question des compensations territoriales. Mais, les préliminaires de la paix étant signés, rien ne devait plus s’opposer à de franches et, cordiales explications. — Les rôles étaient renversés. Ce n’était plus à M. de Bismarck de s’enquérir du maximum de nos prétentions, son ambition était amplement satisfaite. C’était au gouvernement français de faire appel à l’équité du vainqueur et de débattre avec lui le prix d’une neutralité désormais périmée.

L’ambassadeur se trouvait cette fois d’accord avec son ministre. Il était d’avis qu’en présence des agrandissemens excessifs de la Prusse, un remaniement territorial était indispensable à notre sécurité. Il sentait que c’en était fait du prestige de l’empire si nous ne pouvions obtenir le redressement de nos frontières de l’est, et, interrogé par M. Drouyn de Lhuys sur l’opportunité et les chances d’une pareille demande, il se plaisait à en espérer le succès sans le garantir toutefois. Il rappelait les répugnances du roi Guillaume à céder du territoire allemand, et ajoutait que pour réussir à les vaincre il importait d’être en mesure « d’exiger, de tenir un langage ferme et d’avoir une attitude résolue[10]. »

M. de Bismarck ne déclina pas la discussion, il n’était pas encore entièrement maître de ses mouvemens : les préliminaires étaient signés, mais ils n’étaient pas ratifiés. Il reconnut qu’il était juste et convenable de nous accorder quelque chose ; il admettait l’équité du principe des compensations et il allait même « jusqu’à échanger des idées sur les moyens d’en réaliser l’application pratique[11]. » Mais lorsque M. Benedetti parla des pays situés entre la Moselle et le Rhin, il se retrancha catégoriquement derrière la répugnance du roi à céder une portion quelconque du territoire prussien. S’il ne repoussa pas l’idée de nous procurer des compensations dans le Palatinat, il nous proposa franchement la Belgique, « s’offrant à nous entendre avec lui. » C’était la combinaison favorite de cet homme d’état, celle qu’il préconisait déjà à Paris et à Biarritz, et à laquelle il revenait sans cesse. Il allait même, dans ses heures d’expansion, jusqu’à guider notre inexpérience en matière d’annexion, en nous exposant les procédés dont il s’était servi lui-même pour s’assurer la conquête des duchés de l’Elbe. « Votre situation est bien simple, disait-il à M. Lefèvre de Béhaine ; vous n’avez qu’à dire au roi des Belges que les inévitables agrandissemens de la Prusse vous paraissent inquiétans ; qu’il n’y a guère qu’un moyen de parer à des éventualités dangereuses, et de rétablir l’équilibre dans des conditions convenables pour l’Europe et pour votre propre sécurité. Ce moyen, c’est d’unir les destinées de la Belgique à celles de la France par des liens si étroits que cette monarchie, dont l’autonomie serait d’ailleurs respectée, deviendrait au nord le véritable boulevard de la France, rentrée dans l’exercice de ses droits naturels[12]. »

S’il répugnait au roi Guillaume de céder du territoire prussien, il ne répugnait pas moins à l’empereur de recourir à des procédés violens pour river les destinées de la Belgique à celles de la France. Il sentait qu’on lui offrait là un présent dangereux, et qu’en l’acceptant il s’exposerait à soulever les protestations de l’Europe et à rompre à jamais l’entente avec l’Angleterre qui lui était précieuse à plus d’un titre. Mais dans les en tours du souverain, les combinaisons suggérées par M. de Bismarck ne rencontraient déjà plus les résistances d’autrefois. Les esprits les plus sagaces étaient troublés, ils s’aveuglaient sur notre situation et s’inspiraient des résolutions les plus hasardées. Il leur en coûtait de s’avouer déçus par les événemens. On s’attaquait à leur imprévoyance, on les accusait d’avoir subordonné l’intérêt français à l’intérêt italien, et, pour échapper à ces reproches, ils formulaient tardivement, « avec les illusions qui sont propres aux hommes d’état français[13], » des demandes qui n’avaient plus aucune chance d’être agréées. Au risque d’être inconséquens, en portant atteinte au principe des nationalités que notre politique se faisait gloire de soutenir en Europe, ils désiraient tout d’abord effacer les conséquences de Waterloo, et rendre à la France ses frontières de 1814, afin de donner à l’opinion publique, comme le disait le ministre d’état, « un aliment et une direction. » Cette rectification du reste n’était considérée que comme un à-compte : on n’admettait pas qu’elle pût servir de quittance pour l’avenir ; mais on ajournait la réalisation des combinaisons suggérées par le ministre prussien ; on la remettait à d’autres temps, au jour où se produiraient des faits nouveaux. On spéculait sur les oscillations nombreuses que l’Allemagne aurait à subir avant de trouver son assiette, et sur les convoitises que déjà M. de Goltz laissait entrevoir à l’égard du groupe de confédérés au sud du Mein[14]. « Nous serions des dupes, disait-on, si nous dépensions l’influence de la France pour maintenir des fantômes de souverains, et si nous comptions comme des sacrifices de la part de la Prusse des concessions qui ne lui coûteraient absolument rien. Quand nous nous serions donné beaucoup de mal pour maintenir sur leur trône de carton des préfets prussiens, nous serions bien avancés! Il faut nous réserver et nous tenir prêts pour de meilleures occasions. » Aussi, tandis qu’officiellement on se constituait le défenseur de l’intégrité des états au sud du Mein, on les réservait secrètement « comme matière à transaction. » « L’extension de la Prusse, disait une note trouvée dans les papiers de Cercey, sera une occasion toute naturelle et presque obligatoire de nous emparer de la Belgique. » C’est sous ces impressions, et dans cet ordre d’idées, bien que M. Drouyn de Lhuys fît des réserves explicites au sujet de la Belgique, que furent arrêtées et rédigées les instructions de Vichy, sans opposition de la part de l’empereur, qui s’en rapportait à la sagesse de ses conseils, et en particulier à l’expérience de son ministre des affaires étrangères. L’ambassadeur était invité à soumettre au gouvernement prussien un projet de traité « assurant à la France la rive gauche du Rhin jusques et y compris la forteresse de Mayence. »

— « Je préférerais disparaître de la scène politique, avait dit M. de Bismarck avant la guerre, dans une de ses heures les plus critiques, plutôt que de céder Mayence[15], » et c’était la cession de Mayence qu’on se proposait de lui réclamer, au lendemain de sa rentrée triomphale à Berlin. M. Benedetti savait mieux que personne combien cette prétention avait peu de chance d’être accueillie. Il était si convaincu des difficultés qu’il rencontrerait, qu’avant de communiquer le projet de traité il demanda l’autorisation d’en venir conférer avec le ministre. Mais il lui fut enjoint de passer outre et de ne venir à Paris que pour rendre compte de l’accueil fait à notre communication[16]. On dit qu’il hésita et que malgré ces ordres il eut un instant la pensée de laisser ses instructions en souffrance et de partir pour s’en expliquer avec M. Drouyn de Lhuys. Il eut tort de se méfier de ce premier mouvement, qui était dicté par la sagesse même. S’il l’avait suivi, il eût épargné de douloureuses épreuves à son pays. Mais se ravisant, et se faisant fort des assurances qui lui avaient été données à Brünn et à Zwittau, il se résolut, esclave de ses instructions, à faire ce qu’on lui demandait. «Je ne négligerai aucun effort, écrivait-il, quelque vive que puisse être la résistance que je suis certain de rencontrer, car j’estime que dans cette négociation la fermeté est le meilleur, je dirais volontiers l’unique argument qu’il convienne d’employer. »

Après une longue campagne diplomatique, ouverte et poursuivie froidement et systématiquement, sans nourrir la moindre illusion sur les tendances secrètes du cabinet de Berlin, M. Benedetti devait perdre en un seul jour tout le bénéfice de sa réserve et de sa clairvoyance. Il crut être habile, et pensa « faire acte de prudence[17]» en se faisant précéder chez le président du conseil par l’envoi d’une copie du projet de traité, écrite de sa main. Il livrait ainsi à un adversaire sans scrupules une arme qui devait porter à notre politique un coup irréparable.

« Profondément pénétré des résistances que rencontreraient nos propositions, a-t-il dit dans le livre consacré à sa défense, j’avais voulu, en procédant de la sorte, prévenir autant qu’il dépendait de moi l’effet immédiat des premières impressions, et me ménager la certitude d’aborder un si grave sujet sans m’exposer à des explications regrettables. »

M. de Bismarck a cherché depuis à dramatiser devant le parlement allemand l’entretien qui suivit cette communication. « Je vis entrer l’ambassadeur de France dans mon cabinet, a-t-il dit, tenant un ultimatum à la main, nous sommant ou de céder Mayence, ou de nous attendre à une déclaration de guerre immédiate. Je n’hésitai pas à répondre : Fort bien, alors nous aurons la guerre, » M. de Bismarck prétendait avoir ajouté : « Faites bien observer à S. M. L’empereur qu’une guerre pareille pourrait devenir une guerre à coups de révolutions, et qu’en présence de dangers révolutionnaires, les dynasties allemandes prouveraient qu’elles sont plus solidement établies que celle de l’empereur Napoléon. »

L’entretien n’eut pas ce caractère comminatoire, M. Benedetti l’affirme, et tout autorise à l’admettre[18]. La conversation ne cessa pas d’être courtoise. L’ambassadeur fut « ferme et pressant. » M. de Bismarck refusa Mayence, mais il songea si peu à provoquer la France, qu’il offrit de prendre avec nous « d’autres engagemens qui seraient de nature à satisfaire les intérêts respectifs des deux pays. » Le moment n’était pas encore venu de nous enlever nos dernières illusions. Il lui importait, avant de nous donner « la mesure exacte de son ingratitude, » de fermer à notre politique les issues qui lui restaient encore ouvertes pour sortir de l’impasse où il nous avait acculés. Avec le projet de traité laissé entre ses mains, rien n’était plus facile; il nous tenait à sa discrétion; il ne nous était plus permis d’invoquer l’intérêt européen, et de nous reprendre, en désespoir de cause, à l’idée du congrès. Dès le surlendemain, le général de Manteuffel, appelé d’urgence de son quartier général à Berlin, partait pour Pétersbourg, muni de l’autographe de M. Benedetti. M. de Bismarck avait hâte de se réconcilier avec la cour de Russie, qui ne cessait de protester et de réclamer une conférence internationale, et nous étions appelés à faire les frais de la réconciliation ! — Ce sont des procédés que la morale réprouve, et qu’absout malheureusement une politique qui ne se préoccupe que du résultat. Ces procédés étaient fort en usage au XVIIIe siècle, Frédéric II ne se faisait pas faute de communiquer au cabinet de Versailles les lettres de l’empereur Joseph II, et la cour de Vienne, pour s’assurer des conditions avantageuses, ne manquait pas de confier au roi de Prusse, à Breslau, les propositions du cardinal de Fleury. A une époque où la politique échappait au contrôle de l’opinion publique et où les secrets d’état débattus dans les boudoirs étaient livrés souvent au plus offrant, la méfiance était pour la diplomatie le premier des devoirs. Elle poussait alors les précautions jusqu’à l’extrême, surtout lorsqu’il s’agissait de conventions secrètes, stipulant des remaniemens territoriaux au détriment de tiers. Les traités étaient copiés et signés en partie double, de la main des négociateurs, et l’échange immédiat des deux exemplaires garantissait réciproquement les deux gouvernemens contre toute perfidie. M. Benedetti n’a pas hésité à reconnaître qu’il avait eu tort de ne pas prévoir l’usage que M. de Bismarck devait faire du document qu’il lui livrait. « J’aurais dû me montrer plus méfiant, a-t-il dit, mais je préfère cependant, même à l’heure qu’il est, mon rôle à celui qu’il s’est donné dans ce triste incident. »

Il en coûtait à M. Benedetti de rester sous le coup d’un refus. Il revint à la charge le lendemain, mais sans plus de succès, l’occasion était passée. « Les victoires de la Prusse, disait M. de Bismarck, étaient devenues un obstacle aux avantages qu’on aurait pu nous concéder avant la guerre. Mais il restait d’autres combinaisons auxquelles il était tout disposé à se prêter, car il lui fallait une grande alliance, celle de la France, pour se prémunir contre le mauvais vouloir des autres gouvernemens. » M. de Loë allait du reste partir pour Paris, ajoutait le ministre, avec des instructions longuement développées, pour soumettre à l’empereur les considérations qui s’opposaient à ce qu’on acceptât notre projet de convention, et M. de Goltz serait autorisé à rechercher avec nous les moyens de nous satisfaire. Interpellé au sujet de la mission « si soudainement confiée à un général commandant des troupes en campagne, » le président du conseil prétendait en avoir parlé à l’ambassadeur. Il disait en avoir en tout cas informé M. de Goltz pour qu’il eût à nous en entretenir. Il affirmait que cette mission n’avait aucun rapport avec nos pourparlers, que le roi avait uniquement à cœur d’apaiser la cour de Russie au sujet du refus qu’il opposait au congrès. Ce qu’il évitait de dire, c’est qu’il répugnait au roi Guillaume de rompre avec les traditions de sa maison pour s’unir avec la France impériale et révolutionnaire, et que son penchant autant que son intérêt le portait vers la Russie, qui, au lieu de sacrifices sur le Rhin, ne lui demandait qu’une action commune en Pologne et la main libre en Orient.

M. Benedetti le pressentait; il ne fut pas convaincu par les explications de M. de Bismarck; il insista et demanda si M. de Manteuffel avait reçu communication de nos ouvertures. M. de Bismarck répondit que, pour sa part, il avait évité de lui en parler, mais qu’il ne pouvait garantir que le roi ne lui en eût pas fait connaître la substance, « Je n’en constate pas moins, télégraphiait M. Benedetti, que j’ai remis copie de notre projet à M. de Bismarck, dans la matinée du dimanche, et que le général de Manteuffel, qui venait à peine de reporter son quartier général à Francfort, a été appelé à Berlin dans la nuit. »

D’autres surprises étaient réservées à notre ambassadeur. M. de Bismarck l’avait engagé à développer de vive voix à l’empereur les motifs qui s’opposaient à la cession de Mayence et à rechercher avec lui des combinaisons qui se concilieraient mieux avec le sentiment germanique. Il lui avait recommandé instamment le secret le plus profond sur leurs entretiens, et le 10 août, le jour même de son arrivée à Paris, il pouvait lire dans le Siècle que la France, en prévision d’un agrandissement considérable de la Prusse, avait ouvert avec le cabinet de Berlin des pourparlers au sujet des provinces du Rhin, et que ces propositions avaient été repoussées. La dépêche était de M. Vilbort, que le Siècle avait attaché à la personne de M. de Bismarck en qualité d’historiographe pendant la campagne de Bohême. M. Vilbort avait conféré le 8, au matin, avec le ministre prussien, d’autres disent avec M. de Keudell, et, le soir même, il était parti précipitamment pour Paris, se prêtant sans le savoir à un stratagème, en jetant le mot de frontières du Rhin au milieu des esprits surexcités. Le lendemain, dans une correspondance datée de Berlin, le Siècle complétait ses renseignemens : il disait que l’ambassadeur de France avait eu avec le président du conseil deux entretiens, dont l’un s’était prolongé de dix heures à minuit, que la question des frontières du Rhin était officiellement posée, que M. de Bismarck s’était montré peu enclin à suivre la France dans la voie des compensations territoriales, et que des exigences françaises qui blesseraient le sentiment national des Allemands les mettraient tous debout autour du roi de Prusse. Interpellé par les membres du corps diplomatique, M. de Bismarck simula l’étonnement; mais son organe habituel, la Gazette de l’Allemagne du Nord, prit l’offensive : « Le premier sentiment que nous éprouvons, disait-elle, est celui du regret en voyant livrer de telles questions à la publicité; mais nous constatons avec satisfaction que ce n’est pas la presse allemande qui, au début de cette nouvelle phase des complications diplomatiques, a révélé les pensées du cabinet français. Il est du reste caractéristique, ajoutait ce journal, que ce soit précisément le Siècle, l’organe des cercles chauvinistes de France, qui ait été appelé à répandre le premier cette nouvelle et à encourager des espérances inadmissibles et irréalisables. »

On disait à Berlin du général Manteuffel, qu’on appelait un « chevalier-moine du moyen âge, » que pour procurer un agrandissement à la Prusse, il irait jusqu’au « crime politique. « Le patriotisme de M. de Bismarck n’était pas moins féroce : ce grand esprit ne reculait devant aucun moyen, si petit qu’il fût; avec l’astuce d’un chasseur indien, il nous tendait des pièges, nous attirait dans des chausses trapes et, le moment venu, nous étranglait sans pitié.

Certain de l’effet que ses révélations produiraient à Saint-Pétersbourg, M. de Bismarck ne respectait plus aucune convenance. Il ameutait contre nous les passions germaniques et nous mettait en suspicion aux yeux de l’Europe.

Il ne s’en tint pas là, il décréta des mesures militaires dont la signification ne pouvait nous échapper. Les régimens partaient à toute vapeur des provinces orientales, pour se concentrer sur le Rhin, et une ordonnance insérée au moniteur prussien en date du 8 août enjoignait à la commission du recrutement des dépôts la reprise immédiate et rapide de ses travaux. Ces avertissemens n’étaient pas les seuls qui auraient dû frapper le gouvernement français et lui révéler le danger; les appréhensions les plus vives se faisaient jour dans les correspondances de notre diplomatie. « Pris dans leur ensemble, écrivait un.de nos agens[19], tous ces symptômes prouvent que le gouvernement prussien est bien résolu à se refuser à toute transaction. Il a usé dans ces deux dernières années d’une rapidité souvent foudroyante dans ses manœuvres contre l’Autriche, et il agit aujourd’hui comme s’il était bien résolu à procéder éventuellement de même vis-à-vis du gouvernement de l’empereur. L’impulsion est donnée maintenant; grâce au concours d’un journaliste français, la question est livrée aux commentaires passionnés de la foule, et partout retentit comme un mot d’ordre « pas un pouce de terre allemande, plutôt la guerre. »

Mais on semblait frappé de cécité, on ne tenait plus compte que d’une opinion publique nerveuse et jalouse, et pour la satisfaire on passait d’une combinaison à une autre, sans en peser les conséquences. Le rideau était à peine tombé sur la question de Mayence, qu’il devait se relever sur la question belge. Toutefois, avant de s’arrêter aux propositions de M. de Bismarck, qui, au dire de son ambassadeur, étaient de nature à consacrer l’alliance indissoluble des deux pays, on revint à l’idée que l’empereur caressait de préférence, celle d’un royaume neutre sur les bords du Rhin. M. Drouyn de Lhuys envoya à Berlin un personnage officieux, M. Hansen, toujours bien accueilli par M. de Bismarck, avec un mémoire dans lequel il développait longuement l’avantage d’un état neutre, interposé entre la France et la Prusse, sous la souveraineté d’un prince de la maison de Hohenzollern. « La formation d’un tel état, disait-il, en reculant un voisinage redoutable, permettrait à la France de renoncer aux revendications territoriales. » L’intermédiaire fut renvoyé à M. de Keudell, qui, dans un langage hautain et plein d’aigreur, révéla combien était profond le ressentiment laissé par notre médiation[20]. La Prusse n’ayant pas demandé l’intervention de la France, disait-il elle n’avait pas de salaire à lui payer. Cette intervention lui avait imposé la ligne du Mein, l’intégrité du territoire autrichien et du territoire saxon, ainsi que la clause relative au Slesvig du nord ; sans la France, il eût été possible de garder la Bohême et la Moravie, qui ne demandaient pas mieux que de devenir prussiennes. M. de Keudell parlait de l’alliance italienne avec dédain, disant qu’on aurait pu s’en passer. Il ajoutait d’un air suffisant que la Prusse, malgré son désir de maintenir ses bons rapports avec la France, préférait chercher le point d’appui de sa politique en Allemagne, et que pour sa part il ne reculerait pas devant une nouvelle guerre plutôt que de nous accorder une compensation quelconque.

Après ce dernier échec, M. Drouyn de Lhuys estima que toutes les chances de remettre notre politique à flot étaient irrévocablement perdues. Le ministère des affaires étrangères, qui avait tant de charme pour lui, devenait un pesant fardeau, qui s’augmentait chaque jour d’une responsabilité nouvelle. Il envoya sa démission, à la grande satisfaction de ses adversaires. On reprochait à ce ministre d’avoir, par l’exagération de ses sympathies autrichiennes, empêché tout arrangement avec la Prusse. C’était en effet le côté faible de sa politique. Il ne prévoyait dans ses combinaisons que le succès de l’Autriche. Les esprits chagrins prétendaient que M. Drouyn de Lhuys, bien qu’élevé dans les saines traditions de la politique française et tout en s’inspirant des plus sages résolutions, manquait des qualités indispensables pour en assurer le succès. « Son premier mouvement, disait-on, est toujours bon; malheureusement il s’en méfie. » On se demandait comment le A juillet, après la lutte qu’il avait soutenue au conseil, il avait pu pendant vingt-quatre heures abandonner l’empereur, inquiet et irrésolu, à des influences occultes, ardentes et passionnées, et pourquoi il n’avait pas surveillé de sa personne, avec la sollicitude que comportaient les circonstances, l’insertion au Moniteur du décret de convocation des chambres. Ce n’est que le lendemain, en se faisant donner par son chef de cabinet le journal officiel, qu’il devait constater que le décret n’avait pas été publié, que l’intérêt italien avait prévalu sur l’intérêt français. On s’étonnait aussi que le 20 juillet il eût permis à M. de Goltz de le devancer à Saint-Cloud. N’avait-il pas le télégraphe et des estafettes sous la main pour rendre compte à l’empereur, ne fût-ce que sommairement, des demandes de l’ambassadeur de Prusse et des refus catégoriques qu’il leur avait opposés? M. de Bismarck faisait meilleure garde autour du roi Guillaume, bien qu’il n’eût pas à stimuler son ambition, il tenait les diplomates à distance, surveillait le « cousinage[21] » et neutralisait l’action du parti autrichien. La lettre que l’empereur adressa au ministre démissionnaire était fort laconique, elle aurait pu passer pour une disgrâce; mais M. Drouyn de Lhuys était nommé membre du conseil privé, c’était un correctif.

Le gouvernement recouvrait tardivement l’unité d’action qui lui avait manqué jusqu’alors. La démission de M. Drouyn de Lhuys fut suivie d’une évolution. On devait avant peu inaugurer la politique des grandes agglomérations. En attendant, on renonçait momentanément à rien obtenir en Allemagne pour « se replacer hardiment sur le terrain des nationalités. »

« Dans le cours d’une conversation entre mon ambassadeur et M. de Bismarck, écrivait l’empereur au marquis de Lavalette, M. Drouyn de Lhuys a eu ridée d’envoyer à Berlin un projet de convention. Cette convention, dans mon opinion, aurait dû rester secrète, mais on en a fait du bruit à l’extérieur. Les journaux vont jusqu’à dire que les provinces du Rhin nous ont été refusées. Il résulte de mes conversations avec Benedetti que nous aurions toute l’Allemagne contre nous pour un très petit bénéfice. Il est important de ne pas laisser l’opinion publique s’égarer sur ce point. Le véritable intérêt de la France n’est pas d’obtenir un agrandissement de territoire insignifiant, mais d’aider l’Allemagne à se constituer de la façon la plus favorable à nos intérêts et à ceux de l’Europe. »

Cette lettre est d’une haute importance, au point de vue des responsabilités si difficiles à saisir et à fixer. Le prince Albert, dans les notes qu’il dictait en 1854[22], au retour de l’entrevue de Boulogne, prévoyait déjà que l’empereur, en voulant gouverner par lui-même, finirait par être accablé sous la masse des détails sans importance, tandis que la véritable direction des affaires lui serait soustraite par des ministres irresponsables. Toute cette phase si décevante de la politique impériale n’a que trop justifié ces prévisions. L’empereur seul était responsable, du chef de la constitution de 1852 qui ne prévoyait ni sa maladie ni ses défaillances. Ses ministres avaient tous les avantages du pouvoir sans en connaître les inconvéniens. Ne relevant que de l’empereur, ils n’avaient à vrai dire souci que de la cour, de ses désirs ou de ses exigences. Leur tâche se réduisait à concilier les nécessités du service avec la pensée des Tuileries. Il n’en était pas de même du ministre d’état; sa situation était exceptionnelle et sans précédens. Par la nature de ses fonctions, il ne répondait que de sa parole. Il avait à défendre devant la représentation du pays les actes de ses collègues et la politique de son souverain. Il était l’esclave de l’opinion publique, il en subissait les fluctuations multiples, capricieuses, et il s’évertuait à satisfaire ses désirs changeans. Il se préoccupait moins de l’avenir que des nécessités présentes. Il était amené à subordonner tout aux dispositions des chambres, à ses succès oratoires qui lui permettaient de vaincre les résistances et d’assurer la majorité aux demandes du gouvernement. — Ces compromissions incessantes avec l’opinion publique étaient dangereuses, appliquées à la politique extérieure. L’intervention du ministre d’état dans de délicates négociations, alors que la suite et l’unité d’action étaient la première condition du succès, ne se serait justifiée tout au plus que si elle s’était exercée parallèlement, en parfait accord de vues et de sentimens avec le ministre des affaires étrangères. Mais les dissentimens étaient profonds au sein du cabinet, et M. Rouher, malgré la supériorité incontestable de son esprit, en était réduit, pour suppléer à son inexpérience, des choses de la diplomatie, à prendre des informations douteuses et à s’inspirer de conseils discutables. C’est ainsi qu’il en arriva, n’ayant en vue que le bien et la grandeur du pays, à soutenir dans le courant du mois d’août la politique des revendications, tandis que dans les premiers jours de juillet, préoccupé de l’Italie, il méconnaissait l’avantage du congrès et s’opposait à une démonstration militaire qu’imploraient l’Autriche et ses alliés, et qui était la seule chance d’être écouté.

Le départ de M. Drouyn de Lhuys ne devait pas avoir pour effet de calmer les ressentimens. L’insuccès a toujours provoqué des récriminations. La lettre adressée au marquis de Lavalette le 12 août parut inopinément en 1867 dans le Pall Mall, et elle fut reproduite par quelques journaux français. M. Drouyn de Lhuys en fit ses plaintes à l’empereur. Il voyait dans cette publication une manœuvre perfide ; on le rendait seul responsable des cruelles déceptions de notre politique. Il se défendit, et peut-être sa défense excéda-t-elle la mesure. Il ouvrit ses portefeuilles, relut ses correspondances, classées à tout événement, et mit l’empereur personnellement en cause. Il protesta contre « les inductions » que ses adversaires entendaient tirer de la lettre impériale du 12 août. Il affirma, ses papiers sous la main, que les communications qu’il avait faites au cabinet de Berlin, au sujet de Mayence et du Palatinat, n’avaient pas eu lieu sans la participation de sa majesté et à son insu, qu’elle les avait lues, corrigées et agréées, et que les demandes de compensation, loin d’avoir été combattues par notre ambassadeur, avaient été au contraire provoquées par lui en termes pressans. Voici du reste le texte même de la protestation de M. Drouyn de Lhuys, telle qu’elle a paru en 1871 dans le livre de M. Pradier-Fodéré :


« Champvallon par Joigny (Yonne), 12 octobre 1876.

« Sire, j’ai l’honneur de vous adresser un numéro de la France, qui publie une lettre attribuée à Votre Majesté par le journal anglais le Globe. Je ne veux pas chercher l’origine de cette singulière confidence, faite à une feuille étrangère, d’une lettre intime de l’empereur à son ministre de l’intérieur. Je ne ferai à ce sujet qu’une simple observation. Cette lettre pourrait prêter à deux inductions mal fondées. Elle semble donner à entendre : 1° Que les communications que je fis à Berlin en août 1866 auraient eu lieu sans la participation et presque à l’insu de Votre Majesté. 2° Que M. Benedetti aurait combattu la pensée de demander à la Prusse des compensations ou des garanties pour la France.

« Or, il résulte de ma correspondance avec Votre Majesté, et des lettres de M. Benedetti, que je relisais encore ce matin, la preuve manifeste :

« 1° Que les instructions envoyées alors à Berlin ont été lues, corrigées et agréées par Votre Majesté.

« 2° Que M. Benedetti, dans quatre lettres écrites à cette même époque, non-seulement approuvait, mais provoquait en termes pressans, une demande de compensations, à laquelle, disait-il, on s’attendait à Berlin, et dont il garantissait le succès, pourvu que notre langage fût net et notre attitude résolue. Il n’a pas tenu à moi que cette condition fût remplie.

« Telle est. Sire, la vérité. Je regretterais qu’elle fût altérée par des commentaires attribuant à Votre Majesté, ainsi qu’à moi, un rôle peu digne de l’un et de l’autre.

« Je suis, Sire, etc., etc.

« Signé : DROUIN DE LHUYS. »


M. Benedetti s’est défendu. J’ai reproduit ses argumens. L’empereur s’est-il incliné devant le langage quelque peu irrévérencieux de son ancien ministre, membre de son conseil privé? A-t-il reconnu le bien-fondé de ses protestations indignées? On a négligé de le dire. Mais tout le monde sait qu’à Vichy, dans les premiers jours d’août, sa santé inspirait les plus vives inquiétudes, et s’il a agréé et même amendé les instructions rédigées par son ministre, dont la responsabilité demandait à être constitutionnellement couverte par la signature du souverain, il n’a pu le faire en tout cas que dans la mesure d’une volonté altérée par le mal cruel dont il souffrait[23].

L’empereur peut être diversement apprécié dans son caractère et dans sa politique, mais il avait à un haut degré le sentiment de sa responsabilité; jamais il n’est descendu à récriminer contre ceux qui l’ont servi, et jamais il n’a refusé à ses ministres l’approbation écrite qu’ils réclamaient pour se couvrir. Lorsqu’il disait, le 12 août, dans une lettre confidentielle au marquis de Lavalette, que M. Drouyn de Lhuys avait eu l’idée d’envoyer un projet de convention à Berlin, ce n’était certes pas avec l’arrière-pensée de rendre son ministre des affaires étrangères responsable d’une faute aux yeux de l’histoire. Il constatait simplement un fait, et tenait à bien faire comprendre au ministre de l’intérieur, afin de lui permettre de réagir énergiquement contre les tendances de l’opinion publique, que sa politique n’était pas celle des revendications territoriales. On ne saurait du reste reprocher à M. Drouyn de Lhuys d’avoir tenu à restreindre sa part de responsabilité dans les demandes de compensations adressées à la Prusse ; elles ont été une des causes primordiales des événemens de 1870.


XIII. — LES INSTRUCTIONS DU 16 AOUT RELATIVES A LA BELGIQUE. — LES PAPIERS DE CERCEY.

L’ambassadeur revint à Berlin avec l’ordre de déclarer au gouvernement prussien que l’incident au sujet de Mayence était clos et qu’il pouvait considérer comme non avenu le projet de traité qu’il lui avait communiqué le 5 août. M. de Bismarck n’avait pas attendu notre renonciation pour se mettre en mesure de rattacher Mayence au système défensif de la confédération du nord[24]. Les traités de Vienne étaient déchirés, il ne pouvait les invoquer ; mais, fertile en expédiens, il affirmait son droit de garnison en s’appuyant sur les stipulations d’ordre européen du mois de novembre 1815, indépendantes de l’acte constitutif de la confédération germanique.

Le 16 août, de nouvelles instructions furent arrêtées en partie sous l’inspiration du comte de Goltz. Ce diplomate était plus écouté que jamais. Il était ce qu’on appelle l’homme de la situation. Il se sentait, disait-il avec contrition, personnellement atteint par la résistance imprévue que nous avions rencontrée à Berlin; il se rendait compte des embarras qui en résultaient pour notre politique intérieure; il trouvait nos prétentions sur la Belgique « légitimes en principe, » et il considérait que satisfaction devait être donnée à notre vœu de constituer entre la France et la Prusse « une alliance nécessaire et féconde ». Il rendait hommage à notre modération et nous remerciait d’avoir renoncé successivement à la Moselle et à Mayence. Le roi, après ses grandes victoires, ajoutait-il, ne se serait malheureusement jamais résigné à céder du territoire prussien, et M. de Bismarck aurait perdu sa popularité si, par la cession de Mayence, il avait porté atteinte au sentiment national; mais du moment qu’on ne leur demandait plus aucun sacrifice direct, qu’il ne s’agissait que de laisser prendre ce qui ne leur appartenait pas, tout devait convier le roi et son ministre à s’assurer une puissante alliance qui leur servirait de garantie contre la Russie, et leur offrirait la consécration des faits accomplis.

Comment suspecter ce langage et ne pas croire que M. de Goltz interprétait fidèlement la pensée prussienne? Ne savait-on pas, par les entretiens de M. Benedetti avec M. de Bismarck, que l’ambassadeur de Prusse était muni d’instructions longuement développées, qui devaient lui permettre de s’entendre avec l’empereur sur de nouvelles combinaisons? Les demandes que notre ambassadeur recevait l’ordre de formuler ne partaient pas, on le voit, de notre seule initiative. Elles reflétaient en quelque sorte le langage du représentant du cabinet de Berlin, dûment autorisé, et, comme l’a dit M. Sorel, « il aurait fallu se faire de la sincérité de M. de Bismarck la plus étrange idée, pour soupçonner qu’il n’avait en tout cela d’autre objet que d’entretenir nos illusions[25]. » Il négociait sérieusement, mais non sans arrière-pensée. Il se promettait de rompre, si le marché qu’il offrait à la Russie était agréé.

Quoi qu’il en soit, nos demandes, suivant les chances qu’elles rencontreraient, devaient parcourir trois phases successives. L’ambassadeur devait réclamer, par un traité public, la cession de Landau, de Saarlouis, de Saarbrück et du Luxembourg, et, par un traité d’alliance offensive et défensive qui resterait secret, la faculté de nous assurer ultérieurement la Belgique. Si ces bases étaient jugées excessives, on lui laissait la faculté de renoncer à Saarlouis, à Saarbrück et même à Landau, « une vieille bicoque, dont la possession pouvait soulever contre nous le sentiment allemand, » et il était autorisé à borner ses conventions publiques au Luxembourg et ses conventions secrètes à la Belgique. Enfin, si la réunion de la Belgique à la France devait rencontrer de trop grands obstacles, M. Benedetti pouvait, pour apaiser le courroux de l’Angleterre, consentir à la neutralisation d’Anvers, constituée en ville libre[26].

Ainsi traité ostensible, qui au minimum nous attribuerait le Luxembourg; traité secret, stipulant une alliance offensive et défensive; faculté pour la France de s’annexer la Belgique, au moment où elle le jugerait opportun; promesse de concours, même par les armes, de la part de la Prusse, telles étaient les bases du traité à intervenir en échange de la consécration des faits accomplis en Allemagne et de l’extension éventuelle de la Prusse au-delà du Mein.

Les papiers de Cercey ont jeté sur cette phase de nos pourparlers avec le cabinet de Berlin une affligeante lumière. Ils ont révélé toute l’étendue de nos illusions et de notre imprévoyance. J’ai dit dans quelles conditions et par quels moyens le gouvernement prussien s’est trouvé détenteur des documens qui pendant de longues années étaient venus s’accumuler au ministère d’état et qui constituaient la partie la plus secrète et la plus importante de notre correspondance extérieure. C’est une perte irréparable pour notre histoire diplomatique, perte d’autant plus grande qu’une partie des papiers trouvés aux Tuileries, et qui auraient pu combler bien des lacunes, ont péri pendant la commune, dans l’incendie de l’Hôtel de Ville, où s’était installée la commission chargée de les classer. Si la perte est regrettable pour nos archives, elle pourrait bien l’être aussi pour l’empire, car, si dans les révélations livrées au public tout n’a pas été accablant, tant s’en faut, il est permis aux esprits impartiaux d’en inférer que dans les papiers disparus on aurait pu relever, à la justification du souverain et de ceux qui l’ont servi, plus d’une page atténuante.

Atteint par la défense de M. Benedetti[27], qui s’appuyait sur sa correspondance déposée et enregistrée au ministère des affaires étrangères, M. de Bismarck a oublié le premier devoir du vainqueur, la grandeur d’âme. Il tenait la vengeance sous la main. Il croyait n’avoir qu’à puiser dans les caisses de M. Rouher pour nous accabler; il y puisa sans relire, et en tout cas sans méditer les pièces qui devaient confondre son adversaire et stigmatiser la France; mais l’arme dont il s’est servi s’est retournée contre lui; dans sa précipitation, il ne s’est pas aperçu que parmi les documens livrés au Staatsanzeiger il s’en trouvait qui le mettaient en contradiction flagrante avec ses assertions. M. Benedetti, qui ignorait la soustraction, opérée à Cercey, de la correspondance qu’il avait échangée avec le ministre d’état après la démission du ministre des affaires étrangères, avait évité de s’expliquer sur les négociations dont la Belgique avait fait l’objet. Il s’était borné à opposer aux réquisitoires que, sous forme de circulaires, M. de Bismarck avait dirigés en 1870 contre la politique impériale dont il dénonçait les convoitises, des dépêches et des lettres d’où il ressortait que l’initiative des pourparlers revenait tout entière à la Prusse, et que le projet de traité avait été communiqué au mois d’avril 1860, et non en 1867, comme on l’affirmait. Les papiers de Cercey, loin de contredire les affirmations de M. Benedetti, n’ont servi qu’à les confirmer. Il suffit de comparer les instructions françaises du 16 août, publiées par le moniteur prussien, pour voir qu’elles concordent en tout point avec le texte et l’esprit du projet de convention communiqué à la Prusse en 1866.

M. de Bismarck avait un intérêt évident à postdater le traité. Il était essentiel pour lui de le reporter à 1867, car il avait à cœur de démontrer à l’Europe et plus particulièrement à l’Angleterre que même après l’affaire du Luxembourg le gouvernement de l’empereur persistait à se leurrer d’illusions et à poursuivre des revendications territoriales avec une obstination qu’aucun mécompte ne devait lasser. Il n’a pas craint d’ailleurs de faire ressortir, avec sa franchise habituelle, la moralité de cette interversion. Il a dit, pour justifier ses circulaires de 1870, qu’au début de la guerre il lui importait avant tout de se concilier les sympathies des autres puissances, dont l’attitude bienveillante était pour les deux belligérans de la plus haute importance. Cette tactique n’a que trop réussi. Tout le monde, en 1870, était convaincu, en face de la circulaire prussienne, illustrée par l’autographe de M. Benedetti, que le gouvernement de l’empereur n’avait pas cessé de harceler le cabinet de Berlin au sujet de la Belgique, et qu’irrités du refus persistant de la Prusse d’accéder à un marché que réprouvait son honneur politique, nous avions secrètement poursuivi et préparé la guerre. « La France n’a pas cessé de nous tenter par des offres, disait M. de Bismarck, aux dépens de l’Allemagne du midi et de ta Belgique. Je négociais dilatoirement sans jamais faire de promesses. Après l’allaire du Luxembourg, la France me renouvela ses propositions concernant la Belgique, et c’est alors qu’eut lieu la communication du manuscrit de M. Benedetti. »

Les dépêches du général Govone et les papiers de Cercey sont venus tardivement révéler la vérité des faits. Ils sont loin assurément de justifier notre politique, mais ils démontrent du moins jusqu’à l’évidence que l’annexion de la Belgique est une conception éminemment prussienne, qu’elle nous a été présentée en toute occasion, développée sous toutes les formes, que le gouvernement de l’empereur l’a repoussée d’abord obstinément et souvent avec indignation, et que notre politique, surprise et déconcertée par les événemens, ne s’y est arrêtée qu’au mois d’août 1866, en désespoir de cause, en face des agrandissemens de la Prusse, et sur de formelles incitations[28].

Le plaisir des dieux n’est pas toujours sans amertume. La publication des papiers de Cercey en est la preuve, elle a atteint l’homme dans son caractère et le politique dans sa grandeur.

Les gouvernemens n’ont rien à gagner à se reprocher réciproquement et publiquement des actes condamnables et des procédés qui ne sont plus de ce temps. Il se dégage de ces récriminations une moralité qui donne à réfléchir aux peuples.

A la fin d’août, M. de Bismarck n’avait plus rien à demander à la fortune. Ses prévisions les plus ambitieuses étaient dépassées. La clause des préliminaires assurant aux états du midi une existence indépendante n’était plus qu’une lettre morte avant même d’être insérée dans le traité de Prague, et il tenait « la grande alliance dont il avait besoin pour se prémunir contre le mauvais vouloir des autres puissances. » Pour obtenir ces deux grands résultats qui devaient peser si lourdement sur nos destinées, il lui avait suffi d’abuser de notre confiance. Ni le cabinet de Saint-Pétersbourg, ni les ministres dirigeans de Bavière et de Wurtemberg n’avaient hésité devant les preuves constatant d’une manière irréfragable notre défection à la cause de l’équilibre européen. Ils étaient convaincus que désormais ils n’avaient plus rien à attendre de la France et qu’elle les sacrifiait à ses intérêts particuliers. Aussi, tandis qu’à Prague on s’appliquait à tracer la ligne du Mein, et que M. Drouyn de Lhuys se félicitait, dans une dépêche à notre envoyé auprès de la cour de Munich, des résultats de son intervention en faveur de la Bavière[29], les ministres des états du midi allaient signer les traités d’alliance offensive et défensive qui mettaient, en cas de guerre, leurs forces militaires à la disposition du roi de Prusse[30].

L’histoire de ces traités n’a pas encore été écrite ; elle mériterait de l’être. On a prétendu que le gouvernement français fut longtemps à les ignorer, et qu’il n’en connut l’existence que par la publication qu’en fit, au mois de mars 1867, le moniteur prussien en réponse à un discours agressif de M. Thiers. Sa diplomatie les lui révélait, je suis à même de l’affirmer, le 20 novembre 1866, d’une manière certaine, avec les détails les plus circonstanciés. Ils ne furent signés qu’après une résistance désespérée, opposée à de cruelles exigences. On comptait sur notre intervention, et on la sollicitait secrètement. On se refusait à croire que la France pût permettre à la Prusse d’abuser de ses victoires, et d’anéantir impunément l’œuvre séculaire de notre politique. On nous certifiait qu’une armée, débouchant dans le Palatinat supérieur, produirait un effet irrésistible; on nous disait que l’Allemagne du midi n’était qu’étourdie par les succès de la Prusse, et l’on ne doutait pas qu’à « l’apparition des pantalons rouges » elle ne retrouvât le courage et la force de résister à l’envahisseur. C’était le langage du désespoir bien justifié par les procédés du vainqueur.

C’est à la Bavière surtout qu’on en voulait à Berlin[31]. Elle avait poursuivi le rêve ambitieux d’un de ses ministres, M. de Mongelas, et au lieu de sortir des événemens comme elle l’espérait, en arbitre écouté, entre les deux grandes puissances allemandes, elle avait soulevé, par les équivoques de sa politique, à la fois les ressentimens de la Prusse et ceux de l’Autriche. Aussi lui demandait-on 75 millions de francs d’indemnité de guerre, autant qu’à l’Autriche, et huit cent mille habitans, le cinquième de sa population, dont trois cent mille à prendre dans le Palatinat supérieur. On entendait s’arrondir à ses dépens, s’annexer la Franconie, et s’étendre jusqu’à Kissingen, dont les riches salines formaient une partie importante de son revenu.

M. de Bismarck déployait dans ces pourparlers toutes les qualités de son génie, si multiple; il se montrait tour à tour implacable et débonnaire ; il mêlait l’ironie à ses exigences. Il ne contestait pas que ses demandes ne fussent excessives, et il plaignait la cour de Munich, moins heureuse que celles de Darmstadt, de Bade et de Stuttgart, de se trouver sans l’appui d’une grande puissance pour la protéger contre les rigueurs du roi et du parti militaire. « Que voulez-vous, disait-il philosophiquement à M. de Pfordten, personne ne s’intéressant à votre sort, il est équitable que vous payiez pour tout le monde. »

Ce ne fut qu’après avoir fait passer les quatre ministres vaincus par toute la gamme des émotions, et s’être donné l’âpre plaisir de leurs angoisses et de leurs humiliations, que M. de Bismarck se départit subitement de ses rigueurs. Notre projet de convention en main, et dans un langage à la fois pathétique et plein de mansuétude, il leur laissait le choix ou de disparaître à peu de chose près de la carte d’Allemagne, ou d’obtenir une paix relativement clémente en signant des traités qui permettraient à leur patriotisme de se repentir et de s’associer contre l’ennemi héréditaire pour la défense d’une même patrie. M. de Bismarck, à la date du 22 août, était arrivé à ses fins avec une habileté peu commune, et il est permis d’ajouter, secondé par un bonheur sans précédens.

En s’assurant du même coup, pour une guerre désormais inévitable avec la France, le concours armé de l’Allemagne méridionale et les moyens de tenir l’Autriche en respect par la Russie, il se trouvait en mesure de nous éconduire; il n’avait plus à se préoccuper de notre courroux ; notre ressentiment, au lieu d’être un danger, allait devenir l’élément principal d’une politique nouvelle. Les victoires de l’armée et les habiletés de sa diplomatie autorisaient désormais toutes les combinaisons et tous les procédés. Convaincu de sa force, il devait en user sans scrupule au gré de son ambition.

J’ai dit, au début de cette étude, en parlant de l’entrevue de Biarritz, que M. de Bismarck se flattait qu’en graduant ses concessions d’après la marche des événemens et les résultats de la guerre, il pourrait les concilier avec le sentiment national et régler nos avantages suivant l’assistance que nous lui aurions prêtée. C’est ainsi qu’il avait procédé. Jusqu’à la veille de la guerre, il n’eût dépendu que de nous de nous assurer, comme prix de notre neutralité et de l’alliance Italienne, la Belgique, le Luxembourg, le Palatinat et peut-être même, à certains momens, le pays de la Moselle[32]. Au lendemain de Sadowa, il ne pouvait plus être question de territoire prussien, ni même de Mayence, à moins d’une action diplomatique rapide et décidée, soutenue par une armée d’au moins cent mille hommes, concentrée sur le Rhin,

Si notre ambassadeur, le 12 juillet, au quartier général de Zwittau, s’était trouvé muni d’instructions et des pouvoirs nécessaires, M. de Bismarck eût encore signé sur l’heure un traité d’alliance nous assurant la Belgique et le Luxembourg; il ne nous demandait en échange que de reconnaître le principe de la contiguïté des territoires; peut-être même eût-il été Jusqu’à concéder le Palatinat, si nous avions laissé la Prusse libre de franchir le Mein et d’user de ses victoires en Allemagne au gré d’une ambition qui n’eût respecté ni la Saxe, ni même la Bohême et la Moravie. Il avait alors l’intérêt le plus pressant à s’entendre avec nous; il redoutait le congrès et prévoyait que sa situation deviendrait périlleuse si la France, désabusée, devait brusquement se retourner vers la Russie. Les sacrifices s’imposaient, et son langage montrait qu’il était prêt à les subir. « Les revers de l’Autriche, disait-il, permettent à la France et à la Prusse de modifier leur état territorial, » et il ajoutait qu’en se liant par des engagemens solennels elles n’auraient à se préoccuper ni de l’Angleterre ni de la Russie. Il n’a pas dépendu de lui qu’il ne fût pris au mot.

A Nikolsbourg, M. de Bismarck était déjà en mesure de résister et de négocier dilatoirement. Il était assuré de la résignation de l’Autriche et de notre impuissance en Italie. Il n’avait plus d’illusion sur notre situation morale et militaire, d’ailleurs il se trouvait en possession de la promesse arrachée à l’empereur par M. de Goltz d’appuyer les annexions jusqu’à concurrence de quatre millions d’habitans. Il ne lui restait plus qu’à conjurer un dernier péril : le congrès.

Mais ce qui était possible au quartier général ne devait plus l’être après le retour à Berlin. Les préliminaires étaient signés et ratifiés; l’armée, pour se reconstituer, avait largement profité des longs répits que lui avaient laissés les pourparlers de la diplomatie, et déjà elle se portait vers le Rhin; le général de Manteuffel était parti pour Pétersbourg avec notre projet de traité, et l’exaltation du patriotisme prussien, habilement entretenue, devenait pour M. de Bismarck une force et un argument sans réplique. Sa sincérité, je l’ai dit, se régla d’après les circonstances, sans parti pris à l’avance de nous tromper. Elle eut plusieurs phases à parcourir avant de sombrer. Absolue et forcée à Biarritz, elle était encore obligatoire à la veille de Sadowa. Elle ne s’altéra qu’avec le succès. Déjà à Zwittau elle n’était plus que relative et intermittente, à Nikolsbourg elle devint équivoque, et à Berlin elle subit un complet naufrage.

La négociation traîna plusieurs jours. Le traité, amendé sur les instances du président du conseil, fut renvoyé à Paris. L’empereur et ses ministres le discutèrent avec M. de Goltz; il fut modifié en plusieurs points. La confiance dans le succès était encore si grande qu’on demandait pour le roi de Hollande du territoire prussien en échange du Luxembourg. On voulait bien renoncer à Landau et à Saarbrück, mais on se plaisait à ne pas douter que la Prusse ne fit acte de courtoisie, en enlevant à ces deux places, par le démantèlement, tout caractère agressif. On demandait enfin, pour consolider la souveraineté des états du midi, qu’on leur réservât exclusivement la garde de leurs places fortes respectives, que déjà, par leurs traités d’alliances, ils avaient livrées à la Prusse.

Cependant les renseignemens qui arrivaient de Saint-Pétersbourg n’étaient pas tranquillisans. Ils confirmaient les appréhensions que le départ subit de M. de Manteuffel avait inspirées à M. Benedetti. Le baron de Talleyrand n’était pas certain que la mission de ce général-diplomate eût réellement pour unique objet, comme ne cessait de l’affirmer M. de Bismarck, de rassurer le gouvernement russe sur les agrandissemens de la Prusse et les tendances de sa politique, ni que les explications qu’il était chargé de fournir à l’empereur Alexandre ne se rapportassent qu’au congrès et au sort réservé à quelques souverains allemands, apparentés avec la famille impériale. M. de Talleyrand parlait des plaintes qu’on lui faisait entendre depuis l’apparition de l’envoyé prussien, au sujet de l’isolement auquel la Russie s’était vue condamner, pendant le cours des derniers événemens, et il n’augurait rien de bon de ces récriminations. Mais ce qui le frappait surtout, c’était l’intention hautement manifestée par le vice-chancelier de se renfermer désormais, après tant de mécomptes, dans une politique exclusivement russe. — « J’ai beau consulter, disait-il à notre ambassadeur, le bilan de nos rapports avec le cabinet des Tuileries, le nom de la France ne se retrouve nulle part, tandis qu’à chaque colonne, je vois figurer à l’actif le nom de la Russie. » Le prince Gortchakof prenait sa revanche. Il nous donnait à comprendre qu’il était édifié sur la nature de nos pourparlers avec la Prusse, et il nous signifiait à mots couverts que nous n’aurions plus lieu de compter désormais sur les arrangemens concertés en 1857, entre les deux empereurs, lors de l’entrevue de Stuttgart[33].

Ses griefs étaient fondés, bien qu’il les exagérât à plaisir, pour colorer l’évolution qu’il venait d’opérer. Il avait lieu d’être froissé de nos a parte avec M. de Bismarck et des refus secs et persistans que M. Drouyn de Lhuys avait opposés à la proposition du congrès. Mais en produisant son inventaire qui, disait-il, se soldait tout à son désavantage, il oubliait la conduite de la France, lors de la guerre de Crimée. Elle méritait cependant de figurer dans son bilan. Jamais un pays maltraité par le sort des armes ne s’était trouvé, comme la Russie en 1856, en face d’un vainqueur plus préoccupé de la seule pensée de ménager sa dignité, de le relever à ses propres yeux, et d’atténuer les conséquences de sa défaite. Puisse la Russie n’être jamais aux prises avec de plus dures exigences, et puisse le prince Gortchakof, dans les comptes courans qu’il a ouverts à d’autres puissances, n’avoir jamais à constater de déficits plus graves que ceux qu’il relevait si amèrement en 1866 !

Vers la fin d’août, M. d’Oubril, qu’on avait mandé à Saint-Pétersbourg, revenait à Berlin. Dès son retour, il témoignait, par son attitude et par son langage, du revirement qui s’était opéré à sa cour. L’entente était consommée; M. de Bismarck ne cherchait plus qu’un prétexte pour rompre avec nous. Il avait retiré de ses négociations dilatoires bien au-delà de ce qu’il pouvait espérer. Il manifesta par ses allures qu’il avait hâte d’en finir, et, comme il nous en coûtait de comprendre le motif secret de ses hésitations à signer le traité, il prit texte de notre insistance pour exprimer des méfiances et mettre en doute notre sincérité. Il se demandait si l’empereur n’abuserait pas des engagemens qu’on voulait imposer à la Prusse pour la brouiller avec l’Angleterre!

Ce mot cruel fut le mot de la fin. « Quel degré de confiance, écrivait M. Benedetti au sortir de ce pénible entretien, pouvons-nous accorder à des interlocuteurs accessibles à de pareils calculs ? » Et il ajoutait : « Si l’on se dispense de compter avec nous, et si l’on décline notre alliance, c’est qu’on est pourvu ailleurs. »

Quelques jours après, l’ambassadeur partait pour les eaux de Carlsbad, et le ministre, que la plage de Biarritz ne devait plus revoir, se retirait dans son domaine de Varzin.


G. ROTHAN.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 septembre, et du 1er et du 15 octobre.
  2. Les propos de M. de Moltke furent du reste répétés à un de nos agens en Allemagne, peu de temps après, par le général de Stülpnagel. C’était un mot d’ordre ; l’armée à ce moment n’était pas encore suffisamment reconstituée pour se retourner du jour au lendemain contre la France. On croyait savoir aussi que M. Giskra, gagné à M. de Bismarck, consacrait tous ses efforts à Vienne pour amener une paix directe entre l’Autriche et la Prusse.
  3. Le Chevalier d’Éon, par M. le duc de Broglie, dans la Revue du 1er octobre 1878.
  4. M. Benedetti n’a public son livre qu’après l’avoir soumis à l’empereur et avoir appelé son attention sur les déductions que ses adversaires pourraient en tirer. Mais l’empereur déclara qu’il ne voyait en ce qui le concernait personnellement aucun inconvénient à ce que la vérité sur les événemens de 1866 fût révélée tout entière.
  5. Le 12 juillet, M. Drouyn de Lhuys avait télégraphié à M. de Gramont que l’empereur pensait que la continuation de la lutte serait la ruine complète de l’Autriche.
  6. Ce qui en ce moment importait avant tout à M. de Bismarck, c’était que l’Autriche sortît de la confédération germanique et renonçât à toute participation aux affaires allemandes des deux côtés du Mein.
  7. Dès le 13 juillet, l’empereur François-Joseph avait déclaré au cabinet des Tuileries que l’Autriche préférerait courir la chance des armes et périr avec honneur plutôt que d’acheter son salut au prix d’une cession de territoire.
  8. Papiers des Tuileries, lettre de M. Rouher.
  9. Les clauses furent rétablies dans le traité à la suite de nos réclamations.
  10. Benedetti, Ma Mission en Prusse.
  11. Lettre de M. Drouyn de Lhuys au comte de Goltz. — Papiers des Tuileries.
  12. Dépêche de M. de Gramont, juillet 1870 (extrait de la correspondance de M. Lefèvre de Béhaine).
  13. Circulaire de M. de Bismarck, juillet 1870.
  14. Papiers des Tuileries.
  15. Dépêche de M. Benedetti, 4 juin 1866. — « Il a cependant échappe au président du conseil de dire que, « si la France revendiquait Cologne, Bonn et même Mayence, il préférerait disparaître de la scène politique plutôt que d’y consentir. »
  16. Benedetti, Ma Mission en Prusse.
  17. Lettre particulière de M. Benedetti.
  18. M. de Bismarck oubliait devant le parlement que, dans sa circulaire du mois de juillet 1870, il avait dit que le projet de traite lui avait été communiqué, accompagne d’une lettre particulière. M. Benedetti n’est donc pas venu dans son cabinet tenant un ultimatum dans la main; sa lettre d’envoi prouve que, loin de vouloir violenter les résolutions du ministre, il tenait à « lui laisser tout loisir pour les méditer. »
  19. M. Lefèvre de Béhaine.
  20. M. de Bismarck ne s’est pas réconcilié à l’heure qu’il est avec notre intervention, car naguère encore il en évoquait amèrement le souvenir devant le parlement. « Je rappellerai encore, disait-il, la tentative pacifique de Napoléon immédiatement après la bataille de Sadowa, dont les détails ne sont pas très connus. Ce que j’en ai pensé, je le sais, et ne l’ai point du tout oublié. J’ai gardé note de ce qui s’est passé alors, et il aurait été peut-être utile aux intérêts français que la France ne se fût pas posée en agent de la paix. »
  21. les princes alliés de la famille royale.
  22. Th. Martin. Vie du Prince Consort.
  23. M. Sidney Renouf, qui avait à cette époque des rapports suivis avec le ministère des affaires étrangères, a dit dans les Coulisses diplomatiques que l’empereur consentit sur les pressantes instances de M. Drouyn de Lhuys à demander des compensations territoriales. M. Pradier-Fodéré a confirmé cette assertion en la reproduisant dans sa brochure.
  24. Il avait exigé de M. de Pfordten et de M. de Dalwigk, dès leur arrivée à Berlin, la remise immédiate de Mayence, avant l’expiration de l’armistice.
  25. Albert Sorel. Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande.
  26. Papiers de Cercey.
  27. Le livre de M. Benedetti, écrit fiévreusement au lendemain de 1870, sous le coup d’attaques passionnées, contenait des lacunes et n’était pas exempt d’erreurs. Il avait un tort plus grave aux yeux du prince-chancelier, celui de contredire des légendes en train de s’accréditer; il révélait le dessous des cartes. L’ancien ambassadeur de France à Berlin nous montrait, à l’encontre des historiographes allemands, M. de Bismarck implorant le bon vouloir de la France, sollicitant son concours et tout disposé à de certaines heures à subordonner ses sentimens germaniques à l’ambition prussienne. M. Benedetti se défendait, mais tout en se défendant, il n’en rendait pas moins hommage à l’indomptable énergie et au génie politique du ministre prussien.
  28. Le prince de La Tour d’Auvergne a raconté maintes fois que, lors de son ambassade à Berlin, M. de Bismarck ne cessait de lui parler de la Belgique et des combinaisons qu’il y rattachait. Il ne se décida qu’après des instances réitérées et pressantes à se rendre l’interprète de ces ouvertures. Sa dépêche resta sans réponse, et il dut inférer du silence du département qu’il répugnait au gouvernement de l’empereur d’entrer dans cet ordre d’idées.
  29. «Je suis heureux de penser, écrivait M. Drouyn de Lhuys en réponse aux remerciemens chaleureux de M. de Pfordten, que notre dernière démarche n’a pas été sans influence sur le résultat d’une négociation qui se termine d’une manière plus satisfaisante que le cabinet de Munich ne pouvait l’espérer. » — Dépêche de M. Drouyn de Lhuys du 14 août 1866.
  30. Bade signait le 17 août, la Bavière et le Wurtemberg le 21 et le 22 août.
  31. M. de Bismarck lui avait offert une situation privilégiée en Allemagne.
  32. « M. de Bismarck m’a dit spontanément qu’il ne croyait pas impossible de décider le roi à nous abandonner les bords de la Moselle, la province de Trêves, qui jointe au Luxembourg redresserait notre frontière de manière à nous donner toute satisfaction. » (Benedetti, dépêche du 4 juin 1866.)
  33. Les deux souverains étaient convenus de se concerter et de s’appuyer diplomatiquement dans toutes les éventualités.