Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 9/4.1

Chez l’auteur (Tome 9p. --54).

chapitre premier.

Considérations sur la situation de la République, après la réunion du Nord ; effets qu’elle produit dans la partie de l’Est d’Haïti. — Diverses causes d’agitation de l’esprit public dans cette partie ; projet d’indépendance. — Temporisation politique de Boyer à son égard. — Le gouverneur Kindelan lui adresse une lettre au sujet de l’intention qu’on lui suppose. — Il répond et nie tout projet hostile. — Kindelan fait publier cette correspondance avec une proclamation aux habitans de l’Est. — Conspiration des géraux Richard et Romain, dans le Nord, et d’autres dans l’Artibonite. — Elle échoue Saint-Marc et au Cap-Haïtien, et réussit aux Gonaïves, — Arrestation et condamnation à mort de plusieurs des conspirateurs ; rétablissement de l’ordre dans les deux départemens. — Actes du Président d’Haïti à ce sujet : prorogation de la session législative au 1er août. — M. de Glory, évêque de Macri, accompagné de plusieurs prêtres, arrive au Port-au-Prince en qualité de vicaire apostolique du Saint-Siège. — Ses antécédens. — Boyer l’admet, malgré les avis qu’il reçoit sur sa mission présumée. — Précédens entre M. de Glory et l’abbé Jérémie, curé du Port-au-Prince. — Le Président se rend à Saint-Marc, aux Gonaïves et au Cap-Haïtien. — Il exerce sa clémence envers des conspirateurs et ordonne l’envoi du général Romain à Léogane. — Révolte des 1er et 2e régimens d’infanterie ; elle est étouffée, et ces corps sont dissous. — M. Aubert Dupetit-Thouars arrive de France, porteur d’une lettre de M. Esmaugart adressée à Boyer. — Dispositions pacifiques du gouvernement français à légard d’Haïti. — Objet de la mission de M. Dupetit-Thouars, et ses lettres à Boyer. — Le Président d’Haïti répond à celle de M. Esmangart, en renouvelant les propositions formulées par Pétion. — L’agent français retourne dans son pays. — Quelques nouveaux faits, relatifs à l’Est d’Haïti. — Actes du Président ; il retourne au Port-au-Prince.


L’administration de Pétion, si sage et si bienfaisante, avait influé sur les grands résultats politiques obtenus dans la République d’Haïti. Sa mort fut suivie d’un calme profond parmi ses concitoyens, autant par respect pour sa mémoire révérée que par le patriotisme qu’il sut leur inspirer ; — ils furent soumis au vote du Sénat qui appela le général Boyer, son ami et son élève, à le remplacer dans la première magistrature de l’Etat ; — la pacification de la Grande-Anse fut opérée par le nouveau Président avec autant d’intelligence et d’activité, que de généreuse indulgence envers des hommes égarés depuis longtemps ; — enfin, la cessation de la guerre civile s’effectua par une pacification encore plus glorieuse, par la réunion spontanée des citoyens des départemens de l’Artibonite et du Nord sous l’égide de la constitution républicaine, prévalant sur le système monarchique de Henry Christophe, qui fut réduit à se suicider.

Dans cette dernière circonstance, si heureuse pour le pays, le successeur du grand citoyen qu’il pleurait, se plut à montrer, comme Pétion, de louables sentimens, à donner de nobles exemples de modération et de bienveillance envers ses frères et concitoyens, qui lui concilièrent les cœurs de l’immense majorité parmi ceux qui avaient le plus souffert de l’oppression. Par cette conduite, Boyer acquit de nouveaux titres à l’estime que déjà il avait obtenue dans les départemens de l’Ouest et du Sud.

Tous ces faits honoraient la République. En outre, sa situation était prospère en agriculture, en commerce et en finances ; elle avait une armée de 50 mille hommes disciplinés, aguerris, et une flotille importante. Tout était donc de nature à frapper les esprits dans le territoire voisin, dont les habitans, en secouant le joug étranger en 1808, avaient été en quelque sorte contraints de se replacer sous la domination de leur ancienne métropole[1]. Ces habitans devaient d’autant plus ressentir les effets de cet heureux état de choses, que les deux chefs principaux qui les avaient guidés dans leur levée des boucliers inclinèrent eux-mêmes à s’allier, à s’incorporer, l’un à la République, l’autre à l’État d’Haïti, dont les Présidens leur avaient fourni des armes et des munitions pour leur entreprise. Si, en 1820, ces chefs n’existaient plus[2], du moins ils avaient légué leurs sentimens à leurs concitoyens, et les rapports commerciaux établis entre les deux territoires les entretenaient dans ces bonnes dispositions, surtout dans les localités les plus rapprochées de la République.

La guerre civile, qui avait été un obstacle à la réunion de toute l’île sous les mêmes lois, venant à cesser par le triomphe de la République sur l’État rival, uniquement par l’autorité morale de ses institutions et de son gouvernement, rien ne devait s’opposer désormais à ce résultat prévu et désiré dès la déclaration de l’indépendance haïtienne, afin d’y constituer une seule nationalité.

Mais, indépendamment de ces considérations, d’autres causes contribuaient dans l’Est d’Haïti à préparer cette réunion.

Avant le commencement de l’année 1820, le bruit circulait dans cette partie, et principalement à Santo-Domingo, que par une convention entre les gouvernemens de France et d’Espagne, le premier devait y envoyer une armée dont la destination serait de faire la conquête de la partie occidentale. Cette nouvelle pouvait être sans fondement ; mais la marche rétrograde que Ferdinand VII suivait en Espagne depuis sa restauration, l’alliance qui existait entre les Bourbons de ce pays et ceux de France, le désir manifesté par ceux-ci de recouvrer Saint-Domingue : tout concourait à accréditer ce projet, qui, le cas échéant, eut placé la partie de l’Est sous la puissance des autorités françaises. On conçoit alors quelle devait être la crainte des habitans qui s’étaient soulevés contre le général Ferrand, et qui, aidés par les Anglais, avaient expulsé de ce territoire le reste des troupes françaises. La plupart des acteurs principaux de cette époque vivaient encore, et ils n’avaient reçu aucune récompense militaire ni autre du gouvernement espagnol, pour leur dévouement à sa cause. De là était née l’idée, chez quelques-uns, de se détacher de l’Espagne et de réclamer la protection de la Colombie que Bolivar organisait en ce moment, par suite de ses succès contre les Espagnols.

Cette idée leur était encore suggérée par la présence de plusieurs corsaires, portant pavillon des indépendans de l’Amérique du Sud, qui stationnaient depuis assez longtemps vers l’îlet de la Grange et dans la baie de Monte-Christ. Ils étaient sous les ordres supérieurs du Commodore Aury qu’on a vu figurer aux Cayes, en 1816, à côté de Brion, de Bolivar et des autres officiers de la Côte-Ferme. Aury s’y tenait, afin de capturer les navires qui allaient d’Espagne à l’île de Cuba, ou de cette dernière dans les ports de la métropole. Étant à proximité de Monte-Christ et de Puerto-Plate, il était tout à fait dans sa convenance d’y envoyer vendre, en contrebande, les marchandises d’Espagne que ses corsaires capturaient ; et ce commerce illicite était très-fructueux pour les habitans de toute la bande septentrionale de la partie de l’Est, que nous appelons le département du Nord-Est, anciennement de Cibao, parce qu’ils les achetaient à vil prix. Le gouverneur résidant à Santo-Domingo ne pouvait l’interdire, lorsque ses agents eux-mêmes en profitaient.

Mais le commodore Aury et les capitaines des corsaires qui le secondaient, n’étaient pas des hommes à se contenter du trafic qu’ils faisaient. Révolutionnaires aventureux, ils soufflaient l’esprit d’indépendance parmi les chefs et les populations du Nord-Est, en leur démontrant tous les avantages que leur pays retirerait, s’il se détachait de l’Espagne, comme ses autres possessions en Amérique, en leur disant que l’heure de l’émancipation politique avait sonné pour toutes les contrées de cet hémisphère.

Ces suggestions étaient d’autant mieux accueillies, que l’esprit de tous les habitans de l’Est était encore travaillé par les idées révolutionnaires, depuis que les événemens de l’Ile de Léon, en Espagne, pendant 1820, avaient placé Ferdinand VII sous la puissance des députés de la nation, lesquels avaient rétabli la constitution proclamée en 1812 par les Cortés. Or, on sait que cet acte, en réformant les abus du régime monarchique trop absolu en Espagne, était allé au delà même de ce besoin des temps modernes, parce que le peuple espagnol avait subi l’influence des idées que l’invasion française avait répandues dans la péninsule.

Dans de telles circonstances, les grands événemens survenus dans la partie occidentale d’Haïti devaient porter leur fruit dans l’Est.

Aussi, pendant le séjour de Boyer au Cap-Haïtien, après la mort de Christophe, un habitant de Santo-Domingo, nommé José Justo de Sylva, muni d’une procuration signée de plusieurs autres, y était venu trouver le Président pour lui déclarer : que leur intention et leur désir étaient de seconder toute entreprise qu’il voudrait faire afin de réunir la partie de l’Est à la République, parce qu’ils étaient assurés que tel était le vœu de la grande majorité de la population. Boyer l’avait accueilli avec une bienveillance distinguée, de même que la proposition dont il était porteur ; mais, tout en lui disant que tel était aussi le vœu de la constitution de la République et de tous les actes antérieurs depuis la déclaration d’indépendance, il lui fit savoir qu’il n’entreprendrait rien dans ce but, avant qu’une manifestation assez générale n’eût lieu dans l’Est pour donner la preuve que sa réunion à la République pourrait s’effectuer sans effusion de sang, comme celle du Nord et de l’Artibonite venait de s’accomplir. Il congédia Sylva, en le chargeant de paroles affectueuses pour ses constituans qu’il invitait à préparer les esprits à ce mouvement.

De retour à Santo-Domingo, Sylva lui adressa une lettre en date du 8 janvier 1821, pour lui dire avec quelle satisfaction ses paroles avaient été écoutées de ses amis, en apprenant l’accueil qui lui avait été fait à lui-même ; qu’ils allaient s’occuper du projet qu’ils avaient en vue ; que bientôt il se rendrait au Port-au-Prince, porteur d’une dépêche qu’ils se proposaient d’adresser au Président. Enfin, Sylva termina sa lettre en lui donnant connaissance que d’après des avis reçus à Santo-Domingo, des bâtimens de guerre français arrivaient déjà à la Guadeloupe et à la Martinique[3].

On voit que l’éventualité de l’occupation de l’Est excitait de l’inquiétude dans les esprits, bien que dans la situation où Ferdinand VII se trouvait alors, cette combinaison entre lui et le gouvernement français ne pouvait plus s’effectuer, si toutefois elle avait été conçue.

Presque en même temps que J.-J. de Sylva, le commodore Aury était venu aussi au Cap-Haïtien auprès de Boyer, pour lui proposer : « d’aider la République à s’emparer de la partie de l’Est, assurant que ce pays serait bientôt en proie à l’anarchie, attendu qu’un petit nombre d’ambitieux, s’opposant au vœu de la population entière, prétendaient y organiser une république indépendante sous la protection de la Colombie[4]. » Sa proposition avait été rejetée par les mêmes motifs énoncés à Sylva, et parce que surtout le Président ne se fût jamais prêté au concours d’aucun étranger dans les affaires politiques de son pays.

Quant à Aury, on peut croire qu’il était sincère en faisant sa proposition, et qu’en soufflant l’esprit d’indépendance dans le Nord-Est, il n’entendait pas conseiller ses habitans de s’unir à la Colombie. Notre opinion à ce sujet se fonde sur les procédés de Bolivar envers lui, aux Cayes, qui avaient excité son juste mécontentement, et sur la générosité de ceux de Pétion à son égard[5]. Après avoir amené dans cette ville les fugitifs de la Côte-Ferme, il avait vu Bolivar donner le commandement de la flotille à Brion, pour retourner dans leur patrie. Il pouvait donc garder du ressentiment contre Bolivar, tandis qu’il éprouvait pour la mémoire de Pétion une gratitude qu’il voulait évidemment faire rejaillir sur la République.

Cependant, quoique Boyer eût répondu à Sylva et à Aury, qu’il voulait attendre que les populations de l’Est se prononçassent elles-mêmes en faveur de leur incorporation à la République, il paraît qu’il jugea qu’il était opportun de disposer les esprits à ce mouvement, dans les communes les plus voisines des anciennes limites des ci-devant colonies française et espagnole, où les sentimens de Cyriaco Ramirez étaient le plus partagés, en 1808 et 1809. Car, pendant qu’il était encore dans le Nord, son aide de camp, Désir Dalmassy (Isnardy), chef d’escadron, s’était rendu de là à Hinche, Banica, Las Matas, Saint-Jean et Azua, muni d’un passe-port du Président pour y voyager. Cet officier, d’ailleurs, était depuis longtemps dans l’habitude d’aller dans ces localités, à cause du commerce de bestiaux qu’il y faisait ; il apportait du numéraire ou des marchandises du Port-au-Prince, qu’il donnait aux habitans en échange des bêtes à cornes qu’ils lui vendaient. Estimé d’eux tous et des commandans de ces communes, il paraît qu’il les entretint de la convenance, même de la nécessité de leur réunion à la République, pour empêcher l’établissement d’un autre État dans la partie de l’Est.

Ces paroles furent rapportées au général Sébastien Kindelan, gouverneur pour l’Espagne, qui, plus de deux années auparavant, avait si bien accueilli à Santo-Domingo les envoyés du Président d’Haïti. C’était un vieux militaire plein d’honneur, Irlandais de naissance et au service de l’Espagne depuis longtemps. Dans le moment où d’autres rapports lui étaient parvenus de divers points sur l’agitation des esprits dans cette partie, il pensa qu’il ne pouvait s’abstenir de s’adresser à Boyer, pour lui demander des explications sur la mission vraie ou fausse qu’on attribuait à l’un des aides de camp du Président d’Haïti, dont il n’avait jusque-là jamais soupçonné aucune intention hostile « à la colonie espagnole. »

Sa lettre, datée du 10 décembre 1820, disait au Président : qu’il était informé par diverses voies et par les commandans des frontières, notamment celui de Las Matas, des propositions séditieuses qui leur avaient été faites par Désir Dalmassy, et qui auraient motivé son arrestation immédiate, s’il ne leur avait pas prescrit antérieurement d’user de tous les moyens pour maintenir la bonne intelligence avec la République, ainsi que cela existait depuis 1809 ; que, bien qu’il aurait pu prendre des mesures énergiques dans la circonstance, il aimait mieux douter que cet officier haïtien eût reçu une semblable mission dont l’effet serait de troubler la tranquillité publique dans l’Est, et qu’il n’attribuait ses paroles qu’à une imprudence personnelle ou à la fanfaronnade que se permettent souvent certains militaires, en apprenant surtout que, sur le refus qui lui avait été fait d’écouter ses séductions, Dalmassy avait menacé les commandans des frontières d’une puissante armée qui pourrait venir les y contraindre ; que, confiant dans les principes libéraux de la République d’Haïti, et dans ceux de son Président personnellement, qui ne permettaient pas de supposer qu’il aurait employé des voies aussi tortueuses pour inquiéter la sécurité des habitans de l’Est, et qui seraient en même temps contraires aux premiers élémens du droit des gens, il croyait devoir espérer de la part du Président la même bonne foi dans sa réponse, qu’il en mettait lui-même dans sa demande, afin d’avoir à ce sujet une explication claire et catégorique.

Kindelan ajouta : qu’assuré d’ailleurs de la fidélité des habitans de l’Est, il s’abstiendrait encore de toutes mesures préventives. Et il saisit cette occasion pour dire à Boyer, que « les généraux, organes de l’armée et du peuple du Nord-Ouest d’Haïti » avaient agi en conséquence de la bonne harmonie existante entre les deux territoires, en lui donnant connaissance de la mort de Christophe, en l’assurant que rien ne serait changé dans les relations antérieures de commerce et de bon voisinage, en sollicitant enfin de lui de leur envoyer quatre prêtres pour desservir des cures vacantes dans le Nord.

Cette dernière partie de sa dépêche de « mise en de meure » pouvait piquer le Président d’Haïti, par l’intention qu’il semblait mettre à comparer sa conduite à celle des généraux du Nord ; et nous n’en donnons ici que la substance, car elle était très-longue.

Le Président ne pouvait guère avouer la mission secrète qu’il avait donnée à Désir Dalmassy, d’après le plan même qu’il avait adopté pour amener la réunion pacifique de la partie de l’Est à la République : en pareil cas, tous les gouvernemens sont forcés d’opposer une dénégation à leur démarche. Le 22 décembre, de retour au Port-au-Prince, Boyer répondit au gouverneur Kindelan : — qu’il était surpris du contenu de cette dépêche, puisque étant assuré de ses principes et de son caractère, le gouverneur devait se persuader qu’il était un homme fidèle à l’honneur et aux lois de son pays. À ce sujets il lui cita le texte de l’art. 5 de la constitution d’Haïti, disant : « La République d’Haïti ne formera jamais aucune entreprise dans les vues de faire des conquêtes, ni de troubler la paix et le régime intérieur des États ou des îles étrangères.  » Puis il dit au gouverneur :

« Dans le siècle éclairé où nous vivons, quand toutes les parties du monde s’efforcent d’opérer des révolutions libérales, et que les peuples, anxieux de fixer leur prospérité, se communiquent entre eux avec la rapidité de l’éclair, il me paraît très-difficile, pour ne pas dire impossible, aux gouvernemens de réprimer ceux qui vivent sous leur administration et qui, par la parole ou de toute autre manière, pensent qu’ils peuvent chacun examiner leur sort : ce qui ne nécessite point parmi eux des séducteurs. Depuis de longues années, le chef d’escadron Désir Dalmassy fait le commerce avec la partie espagnole où, pour ses affaires personnelles, il réside plus fréquemment que dans la République. Il est vrai qu’il voyage toujours avec le passeport du gouvernement, ce qu’exige une bonne police et ce qui est d’un usage commun ; mais il n’est pas le seul envers qui cette règle ait été pratiquée. Il n’a jamais été chargé d’aucune mission, et je l’ai toujours trop connu comme un citoyen prudent, pour croire qu’il ait pu agir d’une manière aussi inconséquente. Je ne trouve donc pas de raison, monsieur le général, pour qu’il soit qualifié de séducteur. Si j’aimais à prêter l’oreille à de semblables insinuations, à des réclamations, et que j’eusse voulu diriger des entreprises pour porter la perturbation dans la partie espagnole, il y a très-longtemps sans doute qu’elle aurait été troublée ; car Votre Excellence a assez d’expérience pour être certain, qu’autant là que partout ailleurs, il y a des hommes qui aiment à jouir de la liberté des innovations. Je conclus en assurant Votre Excellence que je ne désire d’autres titres que ceux de consolateur des opprimés et de pacificateur, et que mon épée ne dirigera jamais des armées pour faire des conquêtes ensanglantées. »

Cette réponse de Boyer fut ce qu’il fallait dans la circonstance, pour ne pas effaroucher Kindelan. Le texte de l’art. 5 de notre constitution parlait « des États ou des îles étrangères. » Le territoire de l’Est d’Haïti, bien que rétrocédé par la France à l’Espagne, ne constituait ni un État ni une île étrangère, il était tout au plus une colonie, et ce mot ne se trouvait pas dans cet article. D’ailleurs, l’art. 40 renouvela les dispositions des constitutions antérieures qui comprenaient dans le territoire de la République, « toute l’île d’Haïti et les îles adjacentes qui en dépendent. » En niant que Désir Dalmassy eût été chargé d’une mission, le Président fit bien de défendre l’honneur de ce brave officier, qualifié de séducteur par Kindelan, qui ne voulut pas, sans doute, employer le terme d'émissaire. Enfin, Boyer lui donnait suffisamment à entendre qu’il ne dépendait que de lui de pénétrer dans l’Est à la tête d’une armée, et ce, sur les propositions qu’il avait reçues des habitans eux-mêmes, mais qu’il ne le ferait qu’à titre de pacificateur. C’était fixer ses intentions par rapport à ceux qui, à Santo-Domingo même, sous les yeux du gouverneur, travaillaient en vue de la réunion.

Et le gouverneur entra dans cette pensée sans le vouloir. Quoi qu’il disait dans sa dépêche, au sujet des mesures énergiques qu’il pourrait prendre à l’égard de la République, il savait bien qu’il n’avait point de troupes à opposer à notre vaillante et nombreuse armée ; et il connaissait trop, sans doute, l’agitation des esprits dans l’Est, pour ne pas prévoir des défections parmi les populations, s’il prenait une attitude hostile, telle, par exemple, que d’interdire toutes relations de commerce avec les Haïtiens. Dans sa situation, il se borna à publier une proclamation, le 10 janvier, adressée « aux fidèles Dominicains, » et dans laquelle il inséra sa dépêche au Président d’Haïti et la réponse qu’il en avait reçue[6]. Cet acte était destiné à leur prouver que Boyer était loin de concevoir le projet qu’on lui supposait et dont le gouverneur était informé dès le 5 décembre 1820, puisque le Président désavouait la prétendue mission de Désir Dalmassy ; et il employait à l’égard de ses administrés tous les raisonnemens propres à les persuader que leur devoir était de maintenir leur fidélité envers l’Espagne. En le terminant, Kindelan leur disait de se garder des intrigans qui, parmi eux, semaient des bruits mensongers dans le but de troubler leur repos et leur tranquillité ; qu’en les signalant à leur indignation, il aimait mieux ne pas chercher à les connaître pour punir leurs crimes, « comme fit César en jetant au feu les papiers de Pompée, après l’avoir défait à Pharsale. »

Mais César était à la tête d’une armée victorieuse, et Kindelan n’avait pas mille soldats sous ses ordres. La dépêche de Boyer, qu’il publia, valait plus que l’armée de la République, dans la situation où se trouvaient les populations de l’Est, dont l’esprit était agité par les diverses causes mentionnées ci-dessus. Quelques mois après, ce vieux gouverneur, qui était honoré de ses administrés pour son caractère personnel et ses anciens services, fut remplacé par un autre envoyé d’Espagne : c’était le général Pascual Real, moins âgé et vrai « militaire d’antichambre, » a-t-on dit de lui. La métropole lui confia une autorité qu’elle ne pouvait plus maintenir elle-même dans la plus ancienne de ses possessions en Amérique.

Nous nous bornons à ces préliminaires, pour reprendre ce sujet après avoir parlé d’autres faits non moins importans.


En effet, si dans la partie de l’Est d’Haïti les esprits s’agitaient par diverses causes, dans sa partie occidentale les citoyens de deux départemens éprouvaient aussi une certaine inquiétude, par l’effet de l’ambition et du dépit orgueilleux de quelques généraux qui avaient servi aveuglément le cruel despotisme de Christophe. C’était dans l’Artibonite et dans le Nord que ces hommes d’un régime odieux aux populations essayèrent, par leurs intrigues, de troubler la tranquillité publique, dans des vues absolument personnelles.

Le dernier chapitre du précédent volume de cet ouvrage contient la dépêche que le général Richard et trois autres adressèrent au Président d’Haïti, le 19 octobre 1820, et où ils manifestèrent l’intention de constituer un État distinct de la République, qui eût eu les mêmes limites que le royaume de Christophe. C’était encore ce projet que reprenaient en sous-œuvre, Richard, Romain et leurs adhérens. Le Président était à peine retourné au Port-au-Prince, que, le 29 décembre, le général Magny lui adressait une lettre pour lui dénoncer ces généraux comme ourdissant des trames à cet effet. Profitant de sa position de commandant de la place du Cap-Haïtien, Richard était celui qui se mettait le plus en évidence pour égarer l’esprit des troupes du Nord et des populations. De concert avec ses complices, il comptait surtout sur le concours qu’ils trouveraient dans les 1er et 2e régimens d’infanterie, cantonnés au Cap. Ils saisirent l’occasion de l’apparition, devant le port, des deux frégates françaises, les 24 et 25 novembre, de l’échange de la correspondance qui avait eu lieu entre l’amiral Duperré et le Président, pour répandre le bruit « que Boyer allait livrer le pays aux Français. » Ils le firent également répandre dans tout l’Artibonite comme dans le Nord, en se ménageant des intelligences avec les généraux Joseph Jérôme et Dossous, qui étaient aux Gonaïves ; — Victor Toby, à la Petite-Rivière ; — Bazin, aux Verrettes, — et le colonel Paulin, à Saint-Marc.

Dans le plan de cette vaste conspiration, le mouvement devait se manifester en même temps dans tous ces lieux et dans la ville du Cap-Haïtien ; et, s’il réussissait au gré dès désirs coupables des conspirateurs, Romain eût été proclamé le chef du nouvel État, ainsi qu’ils se l’étaient proposé après la mort de Christophe : ils auraient repris leurs titres de noblesse pour organiser leur gouvernement aristocratique ou monarchique. Il fallait vraiment qu’ils fussent bien aveugles pour ne pas reconnaître l’inanité d’un tel dessein !

Informé de ces trames par le général Magny, le Président dut se borner à donner ses instructions au divers commandans d’arrondissemens pour surveiller les conspirateurs ; et puisqu’ils persistaient à concevoir des vues aussi perfides, malgré l’oubli du passé proclamé par le gouvernement et le maintien de chacun dans son rang et ses qualités, il fallait les laisser se manifester par des actes qui autorisassent leur juste et inflexible punition. Au Cap-Haïtien se trouvaient toujours les 10e et 24e régimens d’infanterie sous les ordres du général Bergerac Trichet, très-capable de seconder Magny contre toute tentative des 1er et 2e régimens de cette ville ; et à Saint-Marc, le Président avait laissé la plus grande partie du 1er régiment d’artillerie. Mais, ce qui devait le rassurer contre les projets des factieux, c’était le bon esprit des troupes du Nord et de l’Artibonite, en général, et des populations des campagnes qui gagnaient tant déjà au changement survenu, depuis que la constitution de la République eut été publiée au Cap et dans toutes les communes ; c’était encore l’effet produit sur les esprits par la distribution des nombreuses concessions de terrains aux vieux militaires renvoyés du service, aux officiers de tous grades, par la répartition équitable faite aux cultivateurs d’une portion des denrées qui existaient sur les biens possédés par Christophe ou dans les magasins de l’État ; enfin, c’était le régime républicain, tout de douceur et de bonté, substitué aux rigueurs de la tyrannie.

Après avoir solennisé la fête nationale de l’indépendance, à la capitale, comme cela eut lieu dans toutes les communes, le Président d’Haïti avait ordonné, le 10 janvier, qu’une revue générale de l’armée fût passée pour recevoir un mois de solde ; et le 12, il rendit un arrêté pour mettre en vente, dans les départemens de l’Artibonite et du Nord, les anciennes habitations sucreries abandonnées, les emplacemens non bâtis des villes ou bourgs et les salines de l’État, conformément aux règles administratives déjà établies dans la République. Ainsi, l’armée qui venait de se soumettre à ses lois, les militaires et les citoyens qui voulaient concourir à devenir propriétaires, tous trouvaient satisfaction dans leurs intérêts, par l’égalité qui régnait à côté de la liberté, — ces deux droits étant garantis par la propriété.

Mais les conspirateurs ne pouvaient comprendre toutes ces choses. Se croyant toujours puissans sur l’esprit des hommes qu’ils avaient vus si soumis à leur autorité sous le régime déchu, ils résolurent de mettre leur projet à exécution vers la fin de février, et ce fut à Saint-Marc même qu’ils prirent cette audacieuse initiative, — dans cette ville qui avait donné le signal de l’insurrection qui contraignit Christophe au suicide, avec le même 8e régiment qui en avait arboré l’étendard ! Tout contribuait à fortifier leur présomptueuse espérance d’y réussir. C’était à cause des sévices exercés contre le colonel Paulin, que ce régiment s’était soulevé. Replacé à sa tête en la même qualité, quand son jeune frère Toby avait passé du grade de sous-lieutenant à celui de général de brigade, Paulin ne pouvait endurer cette situation ; il gagna à son projet des militaires de ce corps et s’imagina que tous suivraient leur exemple. Le meurtre et surtout le pillage étaient l’appât qu’il montrait en perspective, de même que tous ses complices, pour entraîner les soldats et les campagnards[7]

Or, à la mi-février, le général Bonnet quitta Saint-Marc et se rendit au Port-au-Prince pour quelques affaires personnelles : cet arrondissement et tous les quartiers voisins dans l’Artibonite, lui paraissaient en parfaite tranquillité[8]. Il y laissa le général Marc Servant que secondaient, comme adjudans de place, l’adjudant-général Constant Paul et le colonel Saladin. À peine était-il parti, que Marc Servant tomba malade.

Le moment parut propice au colonel Paulin pour son projet. Il se manifesta par des propos tenus publiquement au 8e régiment ; mais ce corps ne put être entraîné tout entier dans la révolte, parce que le chef de bataillon Guillaume exerçait sur lui une influence dont Paulin ne se doutait pas. Guillaume était un officier que les généraux Bonnet et Marc Servant distinguaient parmi tous les autres : il entrava le projet de son colonel.

Le général Marc s’empressa d’aviser le Président et le général Bonnet de la situation des choses. Bonnet eut ordre de repartir immédiatement pour se rendre à Saint-Marc, et le Président lui donna un détachement de sa garde à cheval pour l’escorter.

Pendant qu’il était en route, avisé de nouveaux faits de Paulin, Marc Servant manda ce dernier chez lui, au bureau de la place, ne pouvant sortir même de sa chambre, à cause de sa maladie. Paulin y vint avec d’autant plus d’assurance qu’il savait ce général alité. Il dut donc entrer dans sa chambre pour le voir. Sur les interpellations de Marc Servant, par rapport aux propos qu’il continuait à tenir au 8e régiment, et aux faits qui décelaient ses intentions, il lui répondit avec arrogance. Ce général avait ses armes sur une table placée à côté de son lit : il saisit un de ses pistolets, et Paulin se précipita vers la porte de sortie. Le coup partit et la balle ne l’atteignit pas.

Échappé à ce danger, Paulin courut chez lui en poussant le cri : Aux armes ! dans les rues de Saint-Marc. Il avait en sa demeure, outre la garde ordinaire affectée aux drapeaux du régiment qui s’y trouvaient, tous les militaires de ce corps qui voulaient le soutenir dans sa révolte. Mais le chef de bataillon Guillaume amena les autres au bureau de la place, et l’arsenal, point essentiel en pareil cas, était gardé par la portion du 1er régiment d’artillerie du Port-au-Prince.

La conduite que tint l’adjudant-général Constant Paul en cette circonstance répondit à tous ses antécédens : il contribua à maintenir ces troupes dans leur devoir. Agissant avec la résolution qu’exigeait la rébellion de Paulin, le général Marc ordonna au chef de bataillon Guillaume d’aller opérer son arrestation avec les militaires du 8e régiment qui lui obéissaient ; car il ne fallait pas laisser à ce conspirateur le temps de penser qu’on le redoutait.

En paraissant devant la maison occupée par Paulin, Guillaume le vit sous la galerie de la rue, entouré de ceux sur qui il comptait le plus. Le chef de bataillon le somma de se rendre à discrétion aux ordres du général qui commandait provisoirement l’arrondissement, et il ordonna aux militaires du 8e de se disperser. Mais Paulin se mit en devoir de résister. Alors Guillaume enjoignit à sa troupe de faire feu sur lui et sur ceux qui l’appuyaient ; il tomba blessé mortellement de plusieurs balles, et les autres se débandèrent. Le général Marc le fit porter à l’hôpital militaire pour y être soigné : il eût été jugé après sa guérison, mais peu d’heures s’écoulèrent quand il mourut des suites de ses blessures.

Cette fin du coupable Paulin, tombant sous les balles du 8e régiment qui s’était révolté contre la tyrannie de Christophe, à cause de son colonel, est un de ces enseignemens qui se produisent souvent dans la vie des peuples. Les hommes qui aspirent à jouer un rôle politique doivent se pénétrer de la nécessité de marcher d’accord avec l’opinion publique, de la situation réelle de leur pays, pour ne pas devenir victimes de leur ambition. Paulin ne put comprendre que le système du Nord s’était évanoui devant la majesté de la République !

La rébellion était vaincue à Saint-Marc. Le chef d’escadron Belzunce, ancien aide de camp de Christophe, qui y était arrivé du Cap-Haïtien pour la décider, fut arrêté par ordre du général Marc qui l’envoya au Port-au-Prince, en le dénonçant comme complice de Paulin et des autres conspirateurs. Quand le général Bonnet arriva à Saint-Marc, son lieutenant avait donc maîtrisé la situation. Il s’empressa de nommer Guillaume colonel du 8e, que ce brave officier avait maintenu dans la fidélité au gouvernement, et le Président d’Haïti confirma cette judicieuse promotion. Bonnet prit d’ailleurs toutes les mesures militaires et politiques qui pouvaient rétablir l’ordre matériel et moral dans Saint-Marc, et dans la plaine de l’Artibonite qui était encore agitée.

En effet, à la Petite-Rivière, le général Victor Toby, secondant son frère Paulin, avait remué les populations de cette commune, d’accord avec le général Bazin, qui avait voulu produire le même résultat dans celle des Verrettes ; mais leurs manœuvres échouèrent par la vigilance du vieux général Cottereaux. Et aussitôt, par ordre du Président, le général Benjamin Noël arriva sur les lieux avec le 10e régiment de Mirebalais : il y fit exécuter sommairement Bazin, qui tenta d’embaucher ce corps ; et en arrêtant Victor Toby, il l’envoya sous escorte à Saint-Marc où cet accusé fut jugé, condamné à mort et exécuté.

Aux Gonaïves, les conspirateurs avaient réussi dans leurs desseins. Les généraux Joseph Jérôme et Dessous, secondés du colonel Cazimir Noël, du chef de bataillon Jean-Charles Diane, et du capitaine Pierre-Louis Douzième, pervertirent l’esprit du 25e régiment de cette ville et des populations circonvoisines jusqu’à Terre-Neuve, où commandait le colonel Ignace, en leur promettant le pillage des Gonaïves. Aucune troupe de l’Ouest ou du Sud ne se trouvant là avec lui, le général Francisque ne put maîtriser la rébellion, dont il ne fut pas même averti au moment où elle allait se consommer. Renfermé dans sa maison avec ses aides de camp, quelques autres officiers fidèles et ses guides, il subit l’influence de son entourage, qui le porta à proposer aux rebelles de les laisser s’embarquer pour se rendre au Port-au-Prince, ce qui fut accepté ; et ils partirent, laissant la ville au pillage de la soldatesque et des campagnards, que les chefs révoltés ne purent plus diriger, parce qu’ils pillaient aussi[9].

Au Cap-Haïtien, dès le 25 février, le général Magny avait opéré l’arrestation du général Richard, du colonel Henry Cimetière, et du capitaine Dominique, des carabiniers de la garde. Il les fit embarquer sur un garde-côtes de l’État qui les amena au Port-au-Prince ; une dénonciation formelle de conspiration contre la sûreté intérieure de la République fut adressée au Président d’Haïti contre eux. Aussitôt leur arrivée en cette ville, le 1er mars, un conseil militaire spécial, présidé par le général de division Gédéon, fut formé pour juger Jean-Pierre Richard, et l’instruction du procès commença : les autres et Belzunce, envoyés de Saint-Marc, furent traduits par-devant la commisson militaire permanente, présidée par le colonel Aquerre. Les quatre accusés furent condamnés à la peine de mort, dans la journée du 4 mars, et exécutés le lendemain[10].

Pour opérer l’arrestation de Richard, le général Magny avait été utilement secondé par les généraux B. Trichet, ayant sous ses ordres les 10e et 24e régimens, Prophète Daniel et Sainte-Fleur, exerçant le haut commandement des carabiniers de la garde, et Nord Alexis, qui n’était pas moins influent sur ce corps formé des anciens chevau-légers de Christophe[11]. Magny eut la judicieuse pensée, alors, de confier le commandement de la place du Cap-Haïtien à Nord Alexis, qui était l’homme le plus propre à cet office : son choix fut ratifié par le Président. Tous les autres arrondissemens du Nord furent maintenus dans la tranquillité, par les soins des généraux qui les commandaient.

Romain était bien connu pour être le chef de la faction qui voulait le bouleversement de ce département et de l’Artibonite ; mais, comme il agissait dans l’ombre et qu’il était le plus ancien général dans cette partie ; qu’il y avait de l’influence, surtout sur les 1er et 2e régimens d’infanterie, et celui d’artillerie du Cap : pour éviter une lutte sanglante dans cette ville, Magny temporisa jusqu’à l’arrivée du Président, qui devait s’y rendre. Cependant, vers la fin de mars, il se vit forcé de lui signifier de garder les arrêts dans sa propre maison[12].

Le pillage auquel la ville des Gonaïves fut livrée, avait désorganisé là révolte des généraux J. Jérôme et Dossous ; les militaires du 25e régiment s’étaient débandés pour aller mettre en sûreté leur butin dans la plaine et les montagnes avoisinantes, en apprenant la répression de la révolte à Saint-Marc et aux Verrettes. Ces généraux et leurs complices ne pouvaient donc plus soutenir aucune lutte, lorsque, d’ailleurs, la conspiration avait échoué aussi au Cap-Haïtien.

Le général Bonnet, apprenant la situation des Gonaïves, s’y porta avec les troupes de Saint-Marc. Les conspirateurs s’enfuirent à son approche, se jetant dans les bois pour échapper au glaive de la justice. Mais bientôt. Dessous fut arrêté par les mêmes soldats du 25e régiment qui revinrent successivement aux Gonaïves, se soumettre à l’autorité du gouvernement, Bonnet ayant proclamé une amnistie en faveur des inférieurs. Il envoya Dossous, e quelques autres officiers qui s’étaient le plus compromis, à Saint-Marc, où ce général, et quelques-uns d’entre eux furent jugés, condamnés à mort et exécutés. Peu de jours après, on apprit que Joseph Jérôme, Cazimir Noël ou Dubédou, etc., s’étaient suicidés dans les lieux où ils se tenaient cachés. La tranquillité fut parfaitement rétablie dans l’arrondissement des Gonaïves comme dans celui de Saint Marc, par les mesures intelligentes que prit le général Bonnet, et la fermeté qu’il déploya dans ces circonstances.

Le 8 mars, le Président d’Haïti publia une proclamation datée du Port-au-Prince, à l’occasion des événemens qui venaient de se passer. Il les attribua à l’ambition des hommes qui les avaient fomentés :

« Esclaves orgueilleux de Christophe, dit-il, des hommes qui se consolaient de l’abaissement honteux où il les tenait, en faisant gémir à leur tour, leurs trop infortunés concitoyens sous le poids de la plus avilissante oppression, ces hommes ne virent qu’avec une sorte d’horreur le changement heureux qui anéantissait leurs titres, leurs privilèges, et mettait fin à leur despotisme féodal. Ils n’envisageaient qu’avec répugnance et dédain ce système bienfaisant d’égalité qui les plaçait, devant la loi, sur la même ligne que ceux qu’ils s’étaient habitués à regarder au-dessous d’eux… »

On ne pouvait mieux caractériser cette entreprise audacieuse et coupable des factieux ; ils n’avaient d’autre but que de ressaisir le pouvoir, de dominer despotiquement leurs semblables, dans leur projet de reconstitution d’un État distinct de la République, avec les territoires de l’ancien royaume de Christophe ; ils auraient conservé leurs titres de noblesse, pour aboutir ensuite à une monarchie « horriblement absolue. »

Dans sa proclamation, le Président se plut à rendre justice au patriotisme, au courage, à la conduite digne d’éloges des généraux Magny, Marc Servant, Bonnet, B. Noël et Constant Paul. Deux jours après, il en émit une autre pour proroger jusqu’au 1er août suivant, la session législative, dont l’ouverture était prescrite au 1er avril, attendu’qu’il était dans la nécessité de se porter dans les départemens de l’Artibonite et du Nord. Enfin, le 17 mars, un ordre du jour accorda amnistie aux sous-officiers et soldats qui, ayant pris part à la révolte des Gonaïves, ne s’étaient pas encore présentés en cette ville ; un délai de vingt jours leur fut donné à cet effet.


Au moment où le Président allait partir, un nouvel incident le retint encore quelques jours à la capitale.

Un navire français y arriva le 29 mars. Il venait du Havre, et avait à son bord un évêque, plusieurs prêtres, de jeunes lévites destinés à l’être, et autres gens de la suite de ce prélat ; ils étaient tous des Français. Il s’y trouvait aussi le sieur Lavalette, homme de couleur, qu’on a vu figurer à Santo-Domingo, en 1808, dans les rangs de la garnison de cette ville, avec Savary, Faustin Répussard et Desfontaines, tous quatre natifs de Saint-Marc. Par ses antécédens, Lavalette était un sujet du roi de France, et il escortait cet évêque, dans la même condition où s’étaient trouvés Hercule, Ledué, Noël Delor et Fournier, à l’égard de MM. de Fontanges et Esmangart, en 1816, et probablement dans les mêmes vues.

Le citoyen Joseph Georges, alors commissaire du gouvernement près le tribunal civil du Port-au-Prince, était également passager sur le même navire, revenant de France où il était allé pour des affaires personnelles. Il s’empressa de débarquer, et se rendit immédiatement auprès du Président d’Haïti, à qui il remit une lettre que lui avait confiée l’évêque H. Grégoire. Cette lettre avait pour but de prémunir Boyer contre la mission soi-disant évangélique que le prélat venait remplir à Haïti, et J. Georges l’avisa encore des discussions qu’il avait eues durant la traversée, soit avec l’évêque, soit avec les prêtres qui l’accompagnaient, au sujet de l’indépendance d’Haïti[13].

Presque aussitôt que J. Georges, deux de ces prêtres, et l’officieux Lavalette, arrivèrent au palais. L’un des deux était l’abbé Gobert, qui avait été curé de Torbeck pendant quelque temps, et qui s’était retiré en France : il apporta au Président une lettre par laquelle l’évêque notifiait son arrivée au chef de la République.

Ce prélat se nommait Pierre de Glory, évêque de Macri, et se présenta en qualité de vicaire apostolique du Saint-Siége, nommé par Pie VII pour exercer l’administration spirituelle dans la République, — bien entendu, dans l’ancienne partie française, puisqu’il y avait alors à Santo-Domingo, un archevêque qui avait la juridiction sur tout le territoire voisin.

Avant de parler de ce qui suivit la lettre de notification de l’arrivée de l’évêque, il est convenable de dire ici quels étaient ses antécédens.

M. de Glory était curé d’une petite paroisse à la Guadeloupe, lorsqu’on y apprit le retour inattendu de Napoléon en France, en 1815[14]. Cet événement avait occasionné dans l’île autant d’enthousiasme que dans la métropole : le curé fut peut-être le seul qui ne le partagea point. Invité par le gouverneur, comme tous ses confrères, à chanter un Te Deum en actions de grâces, il s’y refusa obstinément, par attachement pour les Bourbons. La lutte avait été vive entre lui et le gouverneur, et celui-ci le déporta en France. M. de Glory y arriva pour saluer à son aise le nouveau retour de Louis XVIII « sur le trône de ses pères. » On conçoit alors que son pressentiment, sinon sa prescience des événemens, son dévouement, son refus obstiné de célébrer à la louange de l’usurpateur, sa déportation, tout lui donnait des droits à la haute considération de l’antique famille et du Roi de France. C’était par suite de tout cela que Louis XVIII avait obtenu du Saint-Père de le nommer évêque de Macri, ville de la Turquie d’Asie, dans l’Anatolie. Il était donc ce que l’on appelle un évêque in partibus infidelium ; et comme il ne pouvait occuper un tel siége, et que les Haïtiens étaient toujours des infidèles, par rapport à la France, le Roi et le Pape l’envoyaient à Haïti pour les éclairer, « pour ramener au bercail ces brebis égarées, » mais en s’étayant de cet article de leur constitution qui donnait à leur chef la faculté de solliciter du Saint-Père la résidence d’un tel prélat dans le pays. C’était venir au devant de leur vœu, puisque ce chef n’usait pas de cette faculté.

Malgré cette initiative insolite et les avertissemens qu’il reçut par Grégoire et J. Georges, le Président d’Haïti chargea immédiatement un officier de porter l’ordre à l’abbé Jérémie, curé de la paroisse, de recevoir M. de Glory avec toutes les cérémonies usitées en pareil cas ; et les deux prêtres que l’évêque avait envoyés auprès du Président, ainsi que Lavalette, retournèrent à bord du navire pour lui annoncer les dispositions qui venaient d’être prescrites.

Aussitôt, le curé fit mettre en branle les cloches de l’église et appeler les chantres et les enfans de chœur pour l’assister : des dévotes s’y joignirent, et toute la population fut sur pied au bruit inusité du carillon qui se faisait entendre. On se porta en foule sur le quai du débarquement où l’abbé Jérémie se rendit avec la bannière et la croix : c’était dans l’après-midi d’un vendredi, jour de mauvais augure aux yeux des superstitieux.

De son côté, l’Évêque de Macri descendit du bord avec tous les ecclésiastiques venus avec lui, pour recevoir les honneurs qui s’adressaient à sa haute dignité. Mais quel ne fut pas son étonnement et celui de l’abbé Jérémie, de se trouver face à face ! Avant 1815, ils s’étaient trouvés tous deux dans une des îles du Vent, à Sainte-Lucie ou à la Dominique, et là, ils avaient eu entre eux une de ces querelles qui sont trop fréquentes entre les prêtres ; et en outre, l’évêque n’ignorait pas que le curé du Port-au-Prince avait été renvoyé du couvent de la Trappe et déclaré apostat par le supérieur ; qu’en 1815, il fut excommunié par l’évêque de Baltimore ; et qu’enfin, en 1820, — il n’y avait pas encore une année, — le Saint-Siège avait prononcé son interdiction, — peut-être en apprenant qu’il desservait la cure du Port-au-Prince, au moment où M. de Glory recevait sa mission pour Haïti.

Toutefois, les choses se passèrent entre ce dernier et l’abbé Jérémie, sans que personne pût soupçonner ces précédens entre eux. Les honneurs furent rendus à l’évêque coiffé de sa mitre, ayant la crosse en main ; la foule des fidèles accourus s’agenouilla du quai à l’église, où le curé entonna un Te Deum pour saluer sa bienvenue. Le dimanche suivant, le prélat célébra une messe pontificale en présence de tous les fonctionnaires publics, qui eurent l’ordre d’y assister, et l’église était pleine de paroissiens de tout sexe et de tout âge. L’un des prêtres venus de France monta en chaire et discourut sur l’histoire de la colonisation des Européens en Amérique, particulièrement à Haïti, sur l’histoire de ses révolutions depuis 1789, liées à celles de la France, en évitant cependant de parler de l’expédition de 1802, et concluant enfin à exposer la nécessité d’un rapprochement entre les deux pays, par « l’oubli du passé[15]. »

Le lendemain de son arrivée, M. de Glory avait été présenter ses hommages au Président d’Haïti, qui ne tarda pas à lui rendre sa visite. Il était nécessairement porteur d’une bulle ou bref de la Cour de Rome, qui le nommait vicaire apostolique du Saint-Siège à Haïti ; mais nous ignorons complètement s’il remit également un bref du Pape adressé au chef de la République. Nous le présumons cependant, parce que le Saint-Père a dû motiver l’envoi qu’il faisait de l’évêque, sur les dispositions de notre constitution qui prévoyaient le cas où le Président lui en demanderait un.

Quoi qu’il en soit, par les faits que nous venons de relater, M. de Glory était bien en possession de son vicariat, sinon de son siège épiscopal. En vertu du titre de « vicaire apostolique d’Haïti » qu’il prit, il ne relevait que de la Cour de Rome, de même que les anciens « préfets apostoliques » qui avaient la juridiction spirituelle dans le pays, où il n’y eut jamais un siège diocésain. Nous ignorons encore si, à cette époque comme longtemps après, Boyer connaissait bien la différence qui existe entre un « évêque diocésain » et un « évêque vicaire apostolique ; » mais il sentait sans doute la nécessité d’établir dans la République, la hiérarchie ecclésiastique pour régler les affaires religieuses, et il aura admis M. de Glory par ce motif surtout, quels que fussent les avis qu’il venait de recevoir[16].

Si tel fut son désir, ce prélat ne tarda pas à le porter à réfléchir sur sa condescendance. L’église, et le presbytère encore plus, ne désemplissaient pas de fidèles accourus de toutes parts ; tout était nouveau pour eux dans la présence d’un évêque officiant selon le rituel du catholicisme. Afin de mieux frapper les esprits, ce dernier procéda peu après, aux cérémonies pompeuses de l’Ordre, qu’il conféra aux jeunes diacres venus avec lui : l’engouement devint extraordinaire. Fort de sa position, le vicaire apostolique considéra le marguillier de la paroisse, et le conseil de notables de la commune de Port-au-Prince, qui surveillait la gestion de la fabrique, comme des anomalies, des superfétations qui devaient disparaître, de même que dans toutes les autres paroisses de la République, devant son pouvoir épiscopal, du moins en tout ce qui se rapportait aux revenus et aux dépenses des églises de ces paroisses, à l’ordre qu’il fallait y établir, etc. Ces prétentions, et les discussions qu’elles occasionnèrent n’eurent pas lieu immédiatement, mais nous avons dû en parler en ce moment pour préparer le lecteur à ce qu’il saura dans la suite.


Il était temps que Boyer se rendît dans les départemens de l’Artibonite et du Nord. Il quitta la capitale le 4 avril, et entra à Saint-Marc le lendemain. Là, il parla à beaucoup de citoyens des campagnes qui s’y étaient portés, en leur prêchant la soumission aux lois de la République, et la confiance dans son gouvernement, pour éviter d’être les dupes et les victimes des factieux qui cherchaient à les égarer ; il usa d’une généreuse clémence envers un certain nombre de ces derniers, qui étaient détenus en prison, en les faisant mettre en liberté.

Un événement malheureux vint assombrir la joie qu’on éprouvait de ces actes de bonté et de la présence du chef de l’État : le colonel Bédart se suicida à Saint-Marc même, où il avait été promu à ce grade, quatre mois auparavant, pour commander la garde à pied. Ce corps ayant précédé le Président, lorsque celui-ci arriva à l’Arcahaie, il avait vu Bédart dans une situation regrettable pour un officier qui avait un tel commandement et dans les circonstances où l’on se trouvait, par l’abus qu’il faisait depuis peu de temps des liqueurs fortes ; et Boyer n’avait pu se défendre de lui manifester un juste mécontentement, non en paroles, mais par l’air sévère qu’il mit dès lors dans ses rapports avec lui. Homme d’honneur, officier plein de mérite, Bédart comprit que ces écarts de sa raison devaient lui avoir fait perdre aussi l’estime profonde que lui portaient les officiers et les soldats de la garde : il s’en désespéra[17].

Parti de Saint-Marc le 9 avril, le Président gracia le fils de Cazimir Noël, qui vint le trouver aux Gonaïves. Dans cette ville, et ensuite à Énnery, à Plaisance et au Limbe, il entretint les citoyens sur les devoirs qu’ils avaient à remplir envers la patrie, si heureusement délivrée de la tyrannie. Enfin, le 15, il entra au Cap-Haïtien après avoir reçu, au Morne-Rouge, le général Magny et les autres officiers de tous grades venus au-devant de lui. Outre les gardes à pied et à cheval, il emmenait plusieurs régimens d’infanterie sous les ordres des généraux Marion et Bruny Leblanc.

Le général Romain étant toujours aux arrêts dans sa propre maison, mais entouré d’affidés, le Président voulut user des moyens de persuasion envers lui, pour le porter, sinon à faire des aveux, du moins à reconnaître qu’il devait se soumettre humblement aux lois de la République. Dans ce louable but, et pendant la soirée du 15, il envoya le général Inginac, secrétaire général, auprès de lui[18]. Mais Romain était loin de croire à son impuissance : l’orgueil dont il était dévoré lui fit repousser tous les conseils qu’Inginac put lui donner en cette circonstance.

Le 16, il fallait prendre une résolution à son égard. Dès le matin, les généraux du Nord étaient réunis au palais de la présidence ; ils le dénoncèrent comme étant le moteur et le chef de la faction qui venait de troubler l’ordre public dans l’Artibonite et le Nord. En présence de toutes ces dénonciations et de celles que les accusés, jugés, et leurs complices avaient déjà articulées contre Romain, tout autre chef d’État que Boyer l’eût fait livrer au jugement d’un conseil spécial, et il eût été condamné à mort. Mais le Président aima mieux employer la modération, inspirée par son cœur encore plus que par sa raison : il décida que Romain serait envoyé à Léogane afin d’y avoir la ville pour prison, en compagnie de sa femme et de ses enfans. Boyer espérait que l’exemple de la conduite patriotique du brave général Gédéon, commandant de cet arrondissement, agirait sur son esprit et le convertirait. Il n’avait affaire qu’à un cœur profondément orgueilleux et méchant !

Romain avait été amené au palais, où il entendit les accusations portées contre lui ; ses seules paroles au Président furent : « Faites de moi ce que vous voudrez : je suis prêt à mourir[19]. » Boyer le fit conduire par tous les généraux et une escorte d’infanterie et de cavalerie, sur le quai du Cap-Haïtien où un canot le reçut et le porta avec sa famille, à bord du garde-côtes la Franchise.

Aussitôt, les soldats des 1er et 2e régimens d’infanterie, excités par deux de leurs officiers, s’agitèrent dans la ville : malgré les autres et leurs colonels, ils osèrent battre la générale pour se réunir en armes sur la place, en face du palais et de l’église. Ce sinistre mit également sous les armes la garde du Président et toutes les troupes de la garnison. En vain les généraux Magny et Nord Alexis essayèrent de calmer cette effervescence de la soldatesque ; plus on employait le raisonnement et la douceur avec les mutins, plus ils persévéraient à demander, à exiger que Romain fût débarqué et remis en liberté. Le Président donna l’ordre alors de diriger les troupes, infanterie, cavalerie et artillerie, sur les rues aboutissant à la Place-d’Armes, de manière à les envelopper et à les contraindre à mettre bas les armes, ou à les foudroyer sur les lieux, s’ils persistaient dans leur rébellion.

Mais se voyant environnés de toutes parts, et remarquant qu’un groupe de généraux et autres officiers de tous grades se tenait sous le pérystile du palais, ils pensèrent bien que le Président devait se trouver parmi eux ; et dans cette pensée, ils députèrent un grenadier sorti de leurs rangs, comme s’il allait auprès du chef de l’Etat porter la parole au nom de ces deux corps, mais avec l’intention de le tuer au moyen du fusil dont ce grenadier était armé. Ce rebelle ne connaissait pas le Président ; on l’avait laissé s’approcher du palais. Arrivé là, il demande à voir Boyer, qui s’avance vers lui et lui dit : « Voilà le Président d’Haïti ! Que demandez-vous ? » Le coupable eut l’air de lui « présenter l’arme, » par ce mouvement qui est le signe du respect de l’inférieur envers le supérieur ; mais c’était bien pour passer son fusil du bras gauche au bras droit, afin de le décharger à bout portant sur le Président, car il était armé et chargé. Des officiers ayant suivi Boyer dans son rapide et brusque mouvement vers le grenadier, arrêtèrent celui-ci avant qu’il n’eût le temps de faire feu, ou de se servir de la baïonnette. On constata immédiatement que le fusil était armé, amorcé et chargé à deux balles : l’intention criminelle se décelait par cet état de choses. Aussi, ce grenadier fut-il le premier livré au conseil de guerre, qui le condamna à mort : les deux officiers moteurs de la rébellion et quelques sous-officiers, reconnus également coupables par le conseil, subirent le même sort.

Durant le temps mis à l’arrestation du grenadier, le général Magny avait fait avancer toutes les troupes de la garnison, et il ordonna aux 1er et 2e régimens de mettre bas les armes : ce qui eut lieu sans résistance. Environ 400 hommes furent arrêtés et mis en prison. L’ordre et la tranquillité furent complètement rétablis dans la ville. Le soir du même jour, la Franchise et deux autres garde-côtes, sous le commandement de Morette, partirent pour Léogane, où le général Romain et sa famille furent débarqués le 18 avril. Le Président envoya au général Gédéon des instructions pour les traiter avec bonté.

Mais l’insubordination, la rébellion des 1er et 2e régimens d’infanterie avait été trop flagrante, pour ne pas entraîner une mesure de rigueur à leur égard : le 18, un ordre du jour du Président d’Haïti déclara que ces deux corps étaient rayés du tableau de l’armée de la République, pour cause de sédition. Néanmoins, cet acte permit à ceux des militaires de ces corps, qui ne s’étaient pas joints aux séditieux, de se présenter dans les dix jours par devant le général Magny, pour recevoir une nouvelle destination : il complimenta les autres troupes et la garde nationale du Cap-Haïtien sur leur bonne conduite en cette circonstance. Les officiers des deux régiments, punis par la perte de leurs drapeaux, furent sensibles à cette sévérité exigée par la discipline ; ils essayèrent vainement déporter Boyer à revenir sur la mesure. En les consolant par des paroles bienveillantes, il leur fit savoir qu’ils continueraient à jouir de leur solde d’activité, et que le général Magny les emploierait successivement, d’après les instructions qu’il lui avait données.

Le Président ne négligea pas de faire payer un mois de solde à toute l’armée ; il continua à délivrer des dons nationaux aux officiers et aux soldats qui n’en avaient pas reçus en 1820. Le jour de Pâques, 22 avril, il parla aux habitans propriétaires, aux gérans, conducteurs et cultivateurs de l’arrondissement qu’il avait fait venir au Champ de Mars du Cap-Haïtien, pour leur expliquer de nouveau le système bienfaisant de la République, et les prémunir dorénavant contre les tentatives audacieuses des partisans du système déchu ; et ces paroles portèrent leur fruit, dans le Nord comme dans l’Artibonite, durant 22 ans. Car les populations des campagnes restèrent toujours soumises au gouvernement de Boyer : elles avaient tant gagné à passer sous ses ordres ! Celles des villes y avaient gagné aussi ; mais c’était dans leur sein que les ambitions individuelles se laissaient, circonvenir par l’espoir d’une situation meilleure.


Le calme survenu au Cap-Haïtien permit au Président d’aller visiter les communes des arrondissemens du Fort-Liberté, du Trou et de la Grande-Rivière : il partit le 25 avril et revint le 6 mai.

Le même jour où il avait quitté cette ville, la Franchise jeta l’ancre dans le port, ayant à son bord un agent français chargé d’une mission secrète, mais qui prit passage sur ce garde-côtes au Port-au-Prince, comme s’il n’était qu’un commerçant qui se rendait au Cap-Haïtien pour ses affaires. Cet agent était arrivé le 16 avril à la capitale, sur un navire marchand. Il se nommait Aubert Dupetit-Thouars, et était membre d’une ancienne famille de colons de Saint-Domingue dans le Nord, et officier de la marine française ; mais, pour mieux garder l’incognito dans sa mission, il n’avait pris que son premier nom — Aubert. Il était porteur d’une lettre de M. Esmangart, conseiller d’État ; et alors préfet de la Manche, en date de Paris, le 5 février 1821, adressée à Boyer, qualifié simplement de Président. Déjà, le 25 décembre 1820, ce préfet avait écrit à Boyer, selon ce qu’il lui disait dans cette lettre, et avant même qu’on eût reçu en France la nouvelle de la réunion du Nord à la République[20].

Lorsqu’à la fin de novembre 1820, l’amiral Duperré eut échangé des lettres courtoises avec Boyer, arrivé aux débouquemens, il avait expédié la frégate la Cléopâtre à Brest pour apporter ses dépêches au ministre de la marine, lesquelles lui rendaient compte de cette particularité ; et le capitaine Mallet, commandant de la frégate, qui s’était entretenu avec le Président et le secrétaire général Inginac, au Cap-Haïtien, qui avait observé l’état des choses en cette ville, put ajouter au rapport de son amiral adressé au baron Portal. Le gouvernement français avait donc une information officielle du grand événement survenu à Haïti, par la mort de Christophe.

En conséquence, M, Esmangart qui, depuis la mission de 1816 où il était réellement l’homme important, le plus capable d’apprécier la situation d’Haïti, et qui, quoique colon, était dégagé des préventions puériles de ses co-intéressés dans la question à résoudre, M. Esmangart avait saisi l’occasion du triomphe moral de la République sur le système du Nord, pour exposer au gouvernement français que le moment lui paraissait opportun de prendre une résolution à l’égard d’Haïti. D’après les précédens qui avaient eu lieu, le 2 janvier 1821, il adressa au conseil des ministres un mémoire où, se rattachant à l’offre d’indemnité que Pétion avait faite en 1814 et 1816, il engageait son gouvernement « à reconnaître l’indépendance d’Haïti, » moyennant cette indemnité pour les colons, et non pas « à concéder l’indépendance de Saint-Domingue : » ce qui prouve que la forme malencontreuse, adoptée en 1825, était déjà une idée fixe de la part de la Restauration. Son mémoire contenait les vues élevées de l’homme d’État qui appréciait sainement les choses. Il y parlait du commerce fructueux que la France faisait avec la République et qui allait prendre de l’accroissement par la réunion du Nord ; et subissant l’effet de l’opinion générale, qui évaluait d’une manière fabuleuse les sommes laissées par Christophe dans ses trésors, il les portait à 250 millions de francs, tandis qu’effectivement la République n’en avait recueilli qu’environ 8 à 10 millions. Hors cette erreur involontaire de sa part, son mémoire était digne de sa haute réputation.

En même temps, les chambres de commerce des divers ports de France, d’où s’expédiaient des navires à Haïti depuis cinq ans, adressèrent des pétitions au duc de Richelieu, président du conseil, pour solliciter du gouvernement qu’il prît définitivement des arrangemens avec Haïti. Elles exposaient la nécessité de ces arrangemens, afin d’éviter au commerce français la désagréable obligation d’emprunter des pavillons étrangers pour pouvoir pénétrer dans un pays où il était accueilli, où les Français jouissaient de la protection d’un gouvernement établi, organisé, policé, qui montrait le plus grand respect pour le droit des gens ; dont les habitans, enfin, recevaient avec plaisir les produits de la France, en donnant en échange leurs propres produits nécessaires à sa consommation. Ces pétitions concluaient toutes à demander « qu’aucune expédition militaire, qu’aucun appareil de forces maritimes, ne fussent dirigés contre Haïti, attendu que d’immenses capitaux étaient déjà engagés dans ce commerce, qui ne pourrait que prendre de nouveaux développemens par suite des derniers événemens politiques qui y étaient survenus[21]. »

Ces considérations et celles exposées par M. Esmangart étaient de nature à influer sur les déterminations du gouvernement. En janvier 1821, le duc de Richelieu présida un conseil privé où il appela le baron Pasquier, le baron Portai, et MM. de Villèle, Lainé, de Rayneval, Saint-Criq, Esmangart, F. de la Boulaye et Duvergier de Hauranne, pour émettre leurs avis sur les questions à résoudre. Ils furent d’opinion : « qu’il fallait rejeter tout projet d’expédition militaire, dans les vues de faire la conquête de l’ancienne colonie de la France, parce qu’il faudrait exterminer toute sa population résolue à défendre sa liberté et son sol ; ce qui serait cruel et sans objet, puisque ayant aboli la traite des noirs, la France ne pourrait la repeupler ; et qu’en outre, une telle expédition exigerait un secret impossible à garder, et des dépenses incalculables qui nécessiteraient un vote préalable des chambres, les ministres ne pouvant disposer d’aucune somme sans allocation ; — qu’il était aussi inutile et désavantageux de songer à bloquer les ports, parce que ce serait nuire au commerce français qui y prenait déjà du développement, 70 navires ayant été employés à ce commerce en 1820 ; que le blocus exigerait l’emploi de presque tous les navires de guerre de la France, sans pouvoir espérer d’y parvenir efficacement ; — que la clause du traité secret de 1814, donnant la faculte aux navires anglais de continuer leur commerce dans les ports non occupés par les autorités françaises ou non attaqués, il pouvait s’ensuivre des difficultés graves avec la Grande-Bretagne, qu’il fallait éviter ; — qu’enfin, Boyer et ses concitoyens pourraient se jeter dans les bras des Anglais, s’ils se voyaient menacés. »

Il semble qu’alors « la reconnaissance ou la concession de l’indépendance d’Haïti » eût dû être la conclusion de ce conseil privé. Mais il examina aussi cette question par rapport aux colonies espagnoles, et il fut décidé que la France ne pouvait tracer un précédent qui nuirait à l’Espagne, dans ses prétentions et son espoir de les soumettre.

M. Esmangart, qui avait mieux vu ce qu’il était réellement dans l’intérêt de la France de faire, pour elle-même, pour son commerce et pour les colons, proposa donc : de l’autoriser à faire des ouvertures à Boyer qui, depuis son avènement à la présidence, n’avait pas encore été en correspondance officielle avec le gouvernement français ; et cette autorisation lui fut accordée[22].

Tels furent les motifs de l’envoi de M. Aubert Dupetit-Thouars qui serait chargé, néanmoins, de sonder les dispositions de Boyer, de lui insinuer l’idée de reconnaître la suzeraineté du Roi de France, ou à la France un droit de protection, — le protectorat, — semblable à celui que la Grande-Bretagne exerce à l’égard des îles Ioniennes.

Quant à nous, nous pensons que la Restauration fondait encore plus d’espoir sur la mission confiée à M. de Glory ; car le parti religieux de cette vieille monarchie s’aveuglait tant sur sa puissance au cœur même de la France, où il finit par rétablir les jésuites, qu’il devait compter davantage sur l’aptitude d’un évêque à modifier les idées en Haïti, surtout ce prélat s’y présentant en qualité de vicaire apostolique envoyé par le Saint-Siège[23]. Aussi voit-on que M. de Glory précéda M. A, Dupetit-Thouars de quelques semaines au Port-au-Prince : le premier y arriva le 29 mars ; le second, le 16 avril, après être parti de France le 14 mars, quoiqu’il eût été expédié dès le 5 février.

Quoi qu’il en soit, M. Dupetit-Thouars attendit le retour de Boyer au Cap-Haïtien pour communiquer la mission dont il était chargé. Ce fut à Inginac qu’il s’ouvrit, le 4 mai, parce que le secrétaire général était revenu avant le Président. Assuré qu’il serait admis à présenter la lettre de M, Esmangart, du 5 février, adressée au Président, il en prépara une autre le même jour, 4 mai, qu’il lui fit remettre ensemble dès son arrivée au Cap : cette dernière qualifiait Boyer de « Président d’Haïti, » bien que le nom de Saint-Domingue y fût également employé pour désigner le pays.

Obligé à ne faire que « des ouvertures » au Président, en vrai diplomate, M. Esmangart lui disait : « que le gouvernement du Roi avait appris la réunion du Nord à la République ; qu’il n’ignorait pas ses bons procédés envers le commerce français ; que le changement survenu à Saint-Domingue devait contribuer à aplanir les obstacles qui s’opposaient encore à un arrangement entre les deux pays ; que si lui, M. Esmangart, connaissait d’une manière positive les intentions de Boyer, il eût fait des démarches dans ce but ; que c’était pour les connaître qu’il envoyait auprès de lui M, Aubert, à qui le Président pouvait accorder toute sa confiance ; et, enfin, qu’il s’estimerait heureux d’avoir concouru à la conclusion d’une affaire qui procurerait à son pays la paix intérieure et extérieure. »

M, Dupetit-Thouars n’était pas moins diplomate, en ce qu’il prodiguait l’Excellence à Boyer qu’il traita aussi de Monseigneur. Mais il lui disait loyalement ce qui était vrai : « Aussitôt que la nouvelle de l’heureux changement que V. E. venait d’opérer dans l’île fut parvenue en France, M. Esmangart quitta sa préfecture et se rendit à Paris. Là, par un rapport qu’il fit, il provoqua la réunion du conseil du gouvernement auquel il fut appelé. Les intérêts des deux pays furent discutés avec une égale impartialité. Tous les avis se réunirent, et le conseil se prononça en votre faveur… (en ce sens, qu’il ne fallait employer aucune violence à l’égard d’Haïti). » Paraphrasant ensuite la lettre de M. Esmangart son envoyé raisonna pour prouver tous les avantages qui résulteraient d’un traité entre la France et son ancienne colonie, toute la gloire que Boyer en recueillerait : — les prétentions de la France étaient modérées et justes, les bases du traité devaient être honorables pour les deux pays, mais on ignorait quelles étaient les intentions du Président : « C’est une connaissance préalable, sans laquelle il serait impossible d’entamer des négociations à d’aussi grandes distances, et d’éviter les lenteurs qu’entraînerait nécessairement un malentendu. La crainte de ne pouvoir causer seul avec V. E. m’a engagé à lui écrire, pour lui faire connaître les dispositions bienveillantes de S. M. le Roi de France. »

Si le gouvernement du Roi désirait connaître les intentions de Boyer, il était aussi naturel que celui-ci désirât connaître quelles étaient ces dispositions bienveillantes dont parlait son envoyé semi-officiel. Il paraît donc que M. Dupetit-Thouars eut des entretiens avec Inginac et Boyer, qui motivèrent sa seconde lettre adressée à ce dernier, le 8 mai. Inginac surtout, avec sa finesse habituelle, son talent de faire dire à un interlocuteur ce qu’il désirait savoir, de promettre qu’il seconderait ce qu’il était disposé à repousser dans les conseils du gouvernement, paraît être celui qui porta M. Dupetit-Thouars aux aveux consignés dans cette lettre :

Au Cap-Haïtien, le 8 mai 1821.
À S. E. le général Boyer, Président de la République d’Haïti.
Monseigneur,

Le conseil de S. M. avait pensé que ce qu’il y aurait de plus avantageux pour la France, et peut-être aussi pour le pays que gouverne V. E, serait que vous voulussiez reconnaître la souveraineté de la France, aux conditions qui vous avaient été soumises en 1816 (à Pétion) par MM. Esmangart et de Fontanges, en y ajoutant même quelques nouvelles concessions[24].

Ayant acquis la conviction que cette base ne peut être admise, je dois faire connaître à V. E., que S. M., désirant le bonheur des habitants de la partie de l’île soumise à votre domination, et non de porter parmi eux le trouble et la guerre civile, avait pensé qu’une telle reconnaissance serait peut-être funeste à la réunion et à la paix que vous venez d’établir avec tant de succès. S. M. a voulu donner une preuve de son désir sincère de la réconciliation, de sa bienveillance pour V, E., et en même temps de sa sollicitude pour un pays qu’elle regarde toujours comme français ; elle s’est décidée à consacrer l’indépendance de la République d’Haïti.

En prenant une telle résolution, S. M. s’est attendue à trouver dans V. E. et son gouvernement des dispositions analogues ; elle s’attend à voir reconnaître sa simple suzeraineté, ou à la France un droit de protection semblable à celui que l’Angleterre exerce à l’égard du gouvernement des Iles Ioniennes. Ce droit ne peut qu’être avantageux à la République, surtout dans les premiers temps ; et il est utile à son indépendance, en écartant toutes les prétentions que l’on pourrait élever sur elle ; d’un autre côté, il assure à la France la libre jouissance du commerce avec Haïti.

S. M. ne désire le commerce qu’aux conditions établies pour la puissance la plus favorisée[25] ; car, dans l’intérêt d’Haïti qui sera aussi celui de la France, après le traité, il importe qu’il ne soit pas fait de conditions qui puissent, par la suite, troubler l’ordre de la République.

Ces derniers motifs font tenir aux indemnités pour le territoire et les propriétés ; elles seront d’ailleurs promptement compensées par l’accroissement que prendront l’agriculture et le commerce.

Si telles sont, Monseigneur, les conditions auxquelles V. E. peut traiter et qu’elle daigne me les faire connaître, ou qu’elle veuille en instruire M. Esmangart, dans une réponse à sa lettre, je puis assurer V. E. que M. Esmangart, ou tout autre commissaire chargé de pouvoirs, se rendra promptement près d’elle pour traiter définitivement.

La franchise avec laquelle je viens de m’expliquer est un hommage que je rends à V. E. ; j’aurais cru lui manquer en agissant autrement.

Je suis avec un profond respect, etc.

Signé : Aubert.

M. Dupetit-Thouars n’avait aucuns pouvoirs du gouvernement français, il n’était que porteur de la lettre d’ouvertures de M. Esmangart ; mais on voit par la sienne du 8 mai, qu’il était non-seulement informé de ce que désirait ce gouvernement, mais chargé de pressentir les dispostions de Boyer à cet égard, où de lui insinuer les idées qu’il a exprimées ; car, autrement, il eût été disgracié. Comme il avait dit dans sa lettre du 4 que « les bases d’un arrangement devaient être honorablement calculées pour les deux pays, que les prétentions de la France étaient justes et modérées, » Boyer ou son secrétaire général devait l’amener à s’ouvrir à ce sujet, pour être plus à l’aise dans les propositions que le gouvernement haïtien lui-même pourrait communiquer à M. Esmangart, bien qu’il était impossible que ces propostions fussent autres que celles formulées par Pétion : — indemnités en faveur des anciens colons, rétablissement régulier des relations commerciales[26].

Tel fut l’objet de la réponse du Président, en date du 10 mai, à la lettre de M. Esmangart. Il lui disait :

« Vous avez dû, Monsieur le préfet, pendant votre séjour au Port-au-Prince, en 1816, vous bien convaincre que le gouvernement de la République ne faisait qu’interpréter l’inébranlable volonté du peuple, en demandant que la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti, de la part de S. M. T. C., fut pure et simple ; car la prospérité du pays et l’honneur national ne permettent pas qu’il soit porté la moindre atteinte à cette indépendance, soit en admettant la suzeraineté directe ou indirecte soit en se plaçant sous la protection d’aucune puissance quelconque. À cet égard, mon prédécesseur s’est trop bien ouvert aux commissaires du Roi de France, du nombre desquels vous faisiez partie, pour qu’il soit nécessaire d’entrer aujourd’hui dans d’autres explications.

C’est au moment où la République jouit de la paix intérieure, où elle est fréquentée par le commerce de toutes les nations, que la question de la reconnaissance de son indépendance, est, de nouveau, vivement agitée ; et c’est pour donner au monde entier une preuve de la loyauté haïtienne, de mon amour pour la concorde, que je serai disposé à faire revivre l’offre d’une indemnité raisonnablement calculée, qu’avait faite mon prédécesseur à l’époque de la première mission que la France envoya ici, et qui fut écartée en 1816[27], dans le cas que S. M. T. C. reconnaîtrait la nation haïtienne, comme elle l’est de fait, libre et indépendante. Alors, le commerce français pourra être, en Haïti, traité sur le pied de l’égalité avec celui des nations qui y sont le plus favorisées ; mais il sera bien entendu que la République d’Haïti conservera une neutralité parfaite dans toutes les guerres que les puissances maritimes se feraient entre elles.

Voilà, Monsieur le préfet, les seules bases sur lesquelles il est possible de conclure un arrangement avec le gouvernement de France… »

En effet, Boyer ne pouvait pas penser différemment que Pétion à cet égard. Cette réponse étant remise à M. Dupetit-Thouars, il partit du Cap-Haïtien, le 12 mai, directement pour la France. Quatre jours après, le président écrivit une autre lettre à M. Esmangart pour confirmer celle du 10, en lui disant que c’étaient là « les seules bases sur lesquelles il lui serait possible d’entamer des négociations relativement à la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti par le gouvernement français, » et qu’il espérait que M. Esmangart parviendrait à les faire admettre.


Lorsque Boyer visitait l’arrondissement du Fort-Liberté, étant à Ouanaminthe, il avait reçu des habitans de Laxavon et de Monte-Christ, leurs vœux pour la réunion de l’Est à la République. Mais en même temps, le Président n’ignorait pas que le parti qui voulait son indépendance de l’Espagne et l’alliance avec la Colombie, prenait de la consistance à Santo-Domingo surtout. La temporisation était donc la politique qu’il convenait de suivre encore avec cette partie d’Haïti, afin de ne pas y faire naître l’idée que la République voulait contraindre les volontés.

Cependant, le Président ne pouvait pas négliger l’action de quelques agents secrets, chargés de provoquer une manifestation en sa faveur. À tort ou à raison, le chef d’escadron Charles Arrieu fut considéré comme l’un d’entre eux. Natif du Fort-Liberté, il avait eu le grade d’officier dans les bandes de Jean-François et Biassou ; il était connu de bien des hommes du Nord-Est, contemporains de ces deux chefs et qui vivaient encore. Il habitait le canton des Anglais, dans l’arrondissement des Cayes ; mais dès la réunion du Nord, il s’était empressé de se rendre au Cap-Haïtien et dans ses foyers. La proximité de Laxavon et de Monte-Christ, du chef-lieu du Nord, lui fournit l’idée d’entreprendre le commerce de bestiaux avec ces localités, et il alla même jusqu’à Saint-Yague et Puerto-Plate. Hardi, entreprenant autant pour les aventures militaires que pour le commerce, il paraît que dans les premiers momens, Charles Arrieu accueillit le projet de proclamer la partie de l’Est indépendante de la République, à la condition d’y jouer un rôle et de trouver de l’avancement. En même temps, il entretenait des relations avec le commodore Aury et ses capitaines de corsaires qui poussaient cette partie à l’indépendance d’une manière quelconque[28].

Étant au Cap-Haïtien, après avoir expédié l’agent français envoyé auprès de lui, le Président d’Haïti publia un ordre du jour, le 16 mai, où il exprima sa satisfaction du calme qui était revenu dans tous les esprits, de la tranquillité qui régnait dans le Nord. Il y recommanda d’ailleurs aux fonctionnaires publics, tant civils que militaires, de veiller à cet heureux état de choses par l’accomplissement de leurs devoirs, en maintenant une bonne police dans les villes et les campagnes, en encourageant la culture des terres, — le gouvernement ayant encore délivré de nombreux dons nationaux aux officiers et autres militaires de tous grades, — en entretenant la concorde et l’union entre tous les citoyens. Une recommandation particulière fut adressée aux troupes de l’Ouest et du Sud, commandées par le général de brigade Marion, qu’il allait laisser en garnison au Cap-Haïtien, de se bien conduire pour tracer l’exemple à celles du Nord, par leur respect pour les lois, leur exactitude dans le service et leur obéissance à leurs chefs[29].

Ces dispositions étant prises, Boyer quitta le Cap-Haïtien et se porta dans les arrondissemens du Borgne, du Port-de-Paix et du Môle, d’où il revint, comme à son premier voyage, par ceux des Gonaïves et de Saint-Marc, au Port-au-Prince, où il entra le 12 juin. Dans le cours de ce voyage, l’autorité du gouvernement s’était raffermie dans le Nord comme dans l’Artibonite, et les deux autres départemens jouissaient de la plus parfaite tranquillité. Pour donner plus de poids à notre assertion, citons ici quelques lignes d’un article Intérieur du journal la Concorde, du 27 mai, n° 3 :

« Une réflexion se présente ici qui est tout à l’avantage du caractère haïtien. Depuis le jour mémorable de l’entrée du Président au Cap-Haïtien (le 26 octobre 1820), aucun meurtre n’a été commis, aucune vengeance particulière n’a été exercée. Nos routes, les défilés de nos montagnes sont aussi sûrs que le séjour de nos villes : ce qui prouve que les Haïtiens ont un fond de bonté qui leur est naturel, et qui, dirigé vers le bien, fera de cette nation une communauté d’hommes peu commune sur la surface du globe. Ce peuple, naguère si infortuné y après avoir bu à longs traits dans la coupe de la liberté, réfléchit qu’il se doit au travail qui est la destination de l’homme sur la terre ; il s’y livre : les besoins, la nécessité, l’espoir d’une amélioration à son sort, la liberté, la propriété, tout l’invite à faire couler ses sueurs pour lui-même. »

Sachant le concours que trouvent les gouvernemens dans les sentimens religieux, pour apaiser les troubles civils et fortifier l’esprit humain dans la soumission aux lois, en partant de la capitale pour se rendre à Saint-Marc et dans le Nord, le Président avait invité l’abbé Jérémie à le suivre, afin de faire des prédications aux populations dans chaque ville ou bourg. Ce prêtre remplit cette mission au gré des désirs de Boyer. Mais, comme le Président ne s’était pas adressé à l’autorité épiscopale de M. de Glory pour en obtenir son agrément, qu’il ne l’avait qu’averti de cette disposition, cet évêque commença à prendre de l’ombrage avec d’autant plus de facilité, qu’il voyait dans le choix du Président un témoignage de confiance et de considération pour l’ecclésiastique qui était son antagoniste. De son côté, l’abbé Jérémie fut naturellement porté à se prévaloir de cette distinction, à l’égard du vicaire apostolique qui eût mieux aimé, sans nul doute, désigner un des prêtres venus avec lui pour aller remplir cette mission évangélique. Dans cette disposition respective de l’un et de l’autre, un éclat était inévitable.

Une autre idée, un autre devoir préoccupa le Président dans son voyage dont le but principal était de rétablir la tranquillité publique dans les départemens de l’Artibonite et du Nord : ce fut de fonder des écoles dans la plupart des villes, pour procurer l’instruction gratuite à la jeunesse du sexe masculin, tout en encourageant les établissemens particuliers. Outre les écoles du gouvernement, des commissions d’instruction publique furent formées pour les surveiller, d’après la loi publiée en 1820. Dans ces premiers temps, il n’était pas possible de mieux faire ; mais nous aurons à examiner plus tard s’il n’était pas du devoir strict de Boyer de doter, et le Cap-Haïtien et les Cayes, d’un « lycée national » à l’instar de celui du Port-au-Prince, afin de procurer à la jeunesse du Nord et du Sud une instruction supérieure à celle qu’elle recevait dans les écoles primaires de ces villes.

C’est ici le lieu de parler d’une idée conçue par le secrétaire général Inginac et qui parvint à notre connaissance.

Dès la réunion du Nord, il proposa à Boyer de réunir dans les bureaux de la secrétairerie générale un certain nombre de jeunes hommes qui paraîtraient dans tous les départemens avoir le plus d’instruction, le plus d’aptitude, afin de les former à la correspondance officielle du gouvernement et de les initier à la pratique des affaires publiques, sous les yeux du chef de l’État, pour devenir avec le temps des hommes capables dans l’administration. Le Président d’Haïti exerçant toutes les attributions que nous avons énumérées en parlant de la loi rendue en 1819 sur celles des grands fonctionnaires, Inginac pensait, avec raison ce nous semble, que ces jeunes employés puiseraient des connaissances utiles dans l’application qu’ils verraient faire chaque jour du pouvoir gouvernemental. — Il avait, un autre motif : le travail des bureaux qu’il dirigeait s’était accru par la réunion du Nord et paraissait devoir s’accroître encore, d’après les dispositions où se trouvait la partie de l’Est de se réunir à la République. Dans une telle situation, le nombre des employés étant diminué, parce que plusieurs d’entre eux, qui étaient du Nord ou de l’Artibonite, avaient été placés dans divers autres emplois de ces départemens, leur remplacement à la secrétairerie générale devenait d’une urgente nécessité.

Le Président parut apprécier la proposition de son secrétaire général ; mais en définitive, elle ne fut pas mise à exécution, parce que les raisons d’économie prévalurent sur les besoins réels du moment et les utiles prévisions de l’avenir, peut-être aussi parce que Boyer lui-même n’avait pas conçu cette idée. Inginac ne put même obtenir de lui la nomination d’un archiviste principal et des employés sous ses ordres, dans le moment où il ordonnait que les archives du Nord fussent transportées au Port-au-Prince, lesquelles comprenaient celles des gouvernemens de Dessalines et de Christophe[30].

Boyer n’était pas encore de retour à la capitale, quand il apprit, par le journal officiel du gouvernement — le Télégraphe, — que le trésorier général A. Nau avait désigné, le 21 mai, un de ses chefs de bureau pour exercer provisoirement les fonctions de trésorier particulier de l’arrondissement financier du Port-au-Prince. Ce fonctionnaire n’avait sans doute pris cette mesure qu’avec l’autorisation du secrétaire d’État, et à raison de l’augmentation du travail de la trésorerie générale depuis la réunion du Nord. Mais, comme le Président d’Haïti n’avait pas même été consulté sur l’opportunité de cette décision, le 7 juin un avis au public parut sur le même journal, émané du secrétaire général, qui l’annula comme ayant été prise incompétemment, et le trésorier général dut continuer à cumuler son service personnel avec celui de la trésorerie particulière.

On ne peut disconvenir, que le chef de l’État ayant dans ses attributions la nomination aux emplois publics, le principe d’autorité se trouvait méconnu dans la mesure du trésorier général, puisqu’il créait un fonctionnaire dans la personne de son chef de bureau, devenant responsable des actes qu’il pourrait faire et de la manutention d’une notable partie des deniers publics. Mais en citant ce fait, nous voulons faire remarquer que Boyer n’entendait pas céder la moindre parcelle de son autorité aux grands fonctionnaires qui le secondaient dans le gouvernement de la République.

  1. Voyez-en les causes aux pages 255 et 256 du 7e volume de cet ouvrage.
  2. Jan Sanches et Cyriaco Ramirez, morts à Santo-Domingo.
  3. En ce moment même, le brig de guerre français le Sylène, commanda par M. de Cuvillier, était mouillé dans la baie de Samana. La frégate la Duchesse d’Angoulème ne tarda pas à l’y remplacer. Cette presqu’ile était habitée par d’anciens colons de Saint-Domingue.
  4. Extrait de la brochure publiée en 1830 par le gouvernement haïtien, sur la réunion de l’Est.
  5. Voyez à la page 186 du 8e volume de cet ouvrage, ce que Pétion ordonna en sa faveur. Aury était Français et ancien contre-maître dans le port de Toulon. Les autres capitaines de corsaires placés sous ses ordres étaient des Français également. Ils étaient tous des républicains, désireux de propager leurs idées dans les contrées de l’Amérique, et opposés à la restauration des Bourbons en France.
  6. J’ai trouvé ces pièces dans les archives du palais national de Santo-Domingo. Kindelan adressa sa proclamation aux Fieles Dominicanos : de là, le nom de Dominicains, donné aux citoyens de l’Est, de celui de cette ville qui veut dire Saint Dominique, patron du père de C. Colomb. On dit quelquefois Domingois, en parlant d’eux ; mais cette appellation pourrait tout au plus convenir aux seuls habitans de Santo-Domingo.
  7. Paulin était détenu à la citadelle Henry, quand survint la révolution du 8 octobre ; il y avait pris de grosses sommes, en même temps que les généraux du Nord. Cet argent lui servit à gagner ses complices.
  8. Je me trouvais accidentellement à Saint-Marc quand, huit jours avant que la conspiration y éclatât, J.-B. Béranger, revenant de la Petite-Rivière, déclara en ma présence, au général Bonnet, qu’il se tramait une conspiration dont il ne pouvait, à la vérité, nommer les auteurs. Bonnet n’y ajouta pas foi, par ce motif ; et il partit le lendemain, pour le Port-au-Prince. Un vieux noir, oncle de Béranger, lui avait seulement dit de quitter Petite-Rivière et de s’y rendre aussi, parce qu’il se tenait des propos qui n’étaient pas rassurans pour les mulâtres.
  9. En arrivant au Port-au-Prince, le brave Francisque, toujours influencé par son entourage, se rendit immédiatement avec ses officiers à l’église, pour prier et remercier Dieu de les avoir sauvés de la mort : il n’alla auprès de Boyer qu’après avoir rempli cet acte de dévotion. Le Président d’Haïti fut excessivement irrité de ce fait ; il jugea avec raison que le devoir du militaire passait avant celui du chrétien en une telle circonstance ; et Francisque, disgracié, dut se retirer aux Cayes, après avoir entendu des paroles sévères du chef de l’État.
  10. Richard montra une faiblesse inconcevable, en allant au supplice ; il fallut le faire soutenir par deux hommes pour l’y conduire. Il avait été cependant un brave militaire à la guerre !
  11. Les carabiniers étaient commandés par le colonel Bienaimé.
  12. Le général Magny publia dans ces circonstances une adresse à l’armée du Nord, qui servit beaucoup à fixer la fidélité de ces troupes : il en était si respecté !
  13. J’étais au palais quand J. Georges y arriva avec son ami Audigé, commissaire du gouvernement près le tribunal de cassation. M, Andigé m’apprit ces particularités à l’Instant même, J. Georges les lui ayant déclarées. À cette époque, je remplissais les fonctions de suppléant au tribunal de cassation.
  14. On a dit qu’antérieurement, M. de Glory était colon-propriétaire à la Guadeloupe, et qu’ayant perdu sa femme, il s’était voué au sacerdoce. Il est certain qu’il avait un fils qui parut au Port-au-Prince, en 1822.
  15. Suppléant de juge, j’étais assis dans le banc des magistrats, placé à côté de la chaire, et je pus bien entendre le discours de cet ecclésiastique.
  16. Suivant le Télégraphe (journal officiel), le Président fît payer, par le trésor public, les frais da voyage de M. de Glory. Entré eu fonctions, celui-ci fît une lettre pastorale datée du Port-au-Prince, le 31 mars ; il l’envoya publier à Paris, à l’insu du gouvernement, sur l’un des journaux religieux de cette ville ; et au mois d’août suivant, le Télégraphe mentionna ce fait.
  17. Le chef de bataillon Heurteloux, plein de capacité et de qualités militaires, remplaça Bédart dans le commandement de la garde à pied.
  18. Inginac, n’étant que colonel, n’avait pas un grade militaire assez élevé pour le rang qu’il occupait dans le gouvernement, à cette époque où Christophe avait laissé tant de généraux dans son ci-devant royaume ; le Président le promut au généralat, en janvier 1821. Voyez la page 54 des Mémoires d’Inginac, au sujet de cette mission.
  19. Mémoires de B, Inginac. p, 56.
  20. Il est presque impossible qu’au 25 décembre 1820, on n’eût pas encore appris, en France, les événemens accomplis dans le Nord au 26 octobre ; dans tous les cas, Boyer n’avait pas reçu la lettre du 25 décembre.
  21. N’avions-nous pas raison de dire, qu’en admettant le commerce français dans les ports de la République, Pétion en avait fait son auxiliaire le plus puissant pour plaider la cause de l’indépendance d’Haïti ?
  22. Ayant eu la faculté de consulter les cartons du ministère de la marine et des colonies, j’y ai lu tout ce que je viens de rapporter. Je me suis ainsi convaincu que la question de l’Indépendance d’Haïti a été examinée sans animosité par les hommes d’État qui formaient le conseil privé. Celle des colonies espagnoles a plus contribué que toute autre chose à éloigner une solution, et il a fallu la reconnaissance de leur indépendance par la Grande-Bretagne, pour décider la France à agir en 1825. J’ai cru reconnaître que les ministres français n’avaient pas toute leur liberté d’action, avec une famille qui tenait tant au droit divin.
  23. Le 27 février 1821, au moment où M. de Glory se rendait à Haïti, une ordonnance de Louis XVIII donnait aux évêques de France la surveillance de tous les établissemens d’éducation et d’instruction publique, dans leurs diocèses respectifs. Le 3 juin, l’abbé de Frayssinous, jésuite, devint grand maître de l’Université. Les jésuites étaient déjà rétablis en France par l’influence de la faction religieuse qui porta le nom de Congrégation et qui domina le gouvernement français. On envoyait donc M. de Glory dans un but semblable.
  24. De la part de la France, sans doute, et non d’Haïti, qui en aurait fait assez déjà, beaucoup trop même, si elle avait concédé sa souveraineté.
  25. À cette époque, les produits de la Grande-Bretagne ne payaient que 7 pour cent, et ceux des antres nations 12 pour cent.
  26. Il paraît que, dans son désir de connaître les vues du gouvernement français par M. Dupetit-Thouars, Inginac surtout ne se sera fait aucun scrupule de lui donner beaucoup d’espoir ; qu’il aura même semblé accueillir l’idée du protectorat de la France, et que Boyer aura paru à cet envoyé ne pas repousser la même idée : car il l’a dit dans son rapport, peut-être aussi pour se justifier d’avoir déclaré les vœux de la France par écrit, au lieu de s’être borné à insinuer cette idée dans la conversation. Il a même prétendu qu’un projet avait été rédigé à ce sujet par ordre de Boyer, et que le Président l’ayant communiqué aux généraux Magny et Quayer Larivière, Inginac saisit ce moment pour le porter à y renoncer, étant entièrement « à la dévotion des Anglais. » Dans ses Mémoires de 1843, page 58, Inginac raconte que M. Dupetit-Thouars lui en fit le reproche plus tard, sans doute dans la mission qu’il remplit à Haïti, en 1835.

    Nous affirmons que ce loyal officier qui, dans cette seconde mission, a réellement jeté les bases des traités de 1838, par son rapport fondé sur l’équité, a été dans l’erreur quand il a cru que Boyer voulait admettre le protectorat de la France. En 1821, après la réunion du Nord, il pouvait moins que jamais s’écarter des vues de Pétion, surtout ayant alors la perspective de la réunion de l’Est a la République. Sa propre gloire s’y opposait ; son devoir envers le pays, encore plus.

  27. Ecartée d’après le plan proposé alors par MM. Fontanges et Esmangart, suivant leur lettre du 10 novembre 1816 à Pétion. Voyez aux pages 247 et suivantes du 8e volume de cet ouvrage.
  28. Voyez ce qu’en a dit B. Inginac dans ses Mémoires, pages 47, 48 et 58. Le 25 mai, Aury entra dans le port du Cap-Haïtien d’où il sortit le 1er juin, pour aller à la rencontre de Boyer, sans doute pour l’entretenir de nouveau des dispositions du Nord-Est à l’indépendance. Nous puisons ce renseignement dans le nº 4 de la Concorde, du 3 juin, publié au Cap-Haïtien.
  29. Le général Marion passa quelques mois en garnison au Cap-Haïtien. Il eut occasion d’y connaître la Veuve de J.-B. Chavanne qui vivait encore, après avoir assisté à tous les événemens qui se succédèrent dans le Nord depuis le glorieux martyre de son mari. Cette courageuse femme avait respecté la mémoire de Chavanne eu soutenant son existence et celle de sa famille par nue honnête industrie. De retour aux Cayes, Marion y recueillit une souscription de 518 gourdes que firent quelques citoyens en faveur de cette Veuve, et il la lui adressa avec une lettre du 28 novembre. Elle y répondit en témoignant sa vive reconnaissance. Ce fait honora Marion et les citoyens qui y concoururent.
  30. Voyez ce qu’a dit Inginac à ce sujet, aux pages 78 et 79 de ses Mémoires. Quoiqu’il eu ait parlé a l’année 1827, je suis certain qu’il avait fait sa proposition dès la fin de 1820. C’est alors que J. Granville devint chef des bureaux de la guerre à la secrétairerie générale ; déjà il était substitut du commissaire du gouvernement au tribunal de cassation, et il remplissait en même temps certaines fonctions a la secrétairerie d’Etat : car son activité et sa capacité lui donnaient la facilité de satisfaire à ces divers services. Ce cumul de trois emplois, exercés par Granville, prouvait la nécessité de rechercher des sujets capables et de les employer.