Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 8/3.11

Chez l’auteur (Tome 8p. 468-516).

chapitre xi.

Mesures militaires que prend le Président d’Haïti. — Il se rend à Saint-Marc où l’armée de la République est réunie. — Sa proclamation au peuple et a l’armée de l’Artibonite et du Nord. — Son ordre du jour annonçant la mort de Henry Christophe. — Les généraux du Cap lui expédient des députés : il les renvoie avec des aides de camp porteurs d’une dépêche qui les invite à se réunir à la République. — Marche de l’armée sur le Nord. — Soumission des Gonaïves. — Boyer s’y rend avec une faible escorte et trouve les troupes mutinées : elles lui obéissent. — Il écrit au Sénat et lui rend compte de ses opérations. — Il se rend à Pongaudin pour y attendre l’armée. — Lettre qu’il y reçoit des généraux du Cap qui l’invitent à retourner au Port-au-Prince. — Sa réponse. — Ces généraux se soumettent avant de la recevoir, et proclament la Réunion du Nord à la République. — Boyer en informe le Sénat et poursuit sa marche sur le Cap. — Il y fait son entrée en l’appelant Cap-Haïtien. — Il y publie une proclamation et la constitution de la République, en ordonnant l’oubli du passé. — Il protège les familles de Christophe et de J.-J. Dessalines, et laisse en fonction l’officier qui a fait mourir son frère par ordre du premier. — Il organise l’administration militaire, judiciaire et civile, dans le Nord et l’Artibonite, et fait transporter au Port-au-Prince les fonds trouvés à la citadelle. — Mort du général Lys. — Boyer délivre les dons nationaux aux officiers de tous grades, et des concessions de terrain aux vieux soldats qu’il congédie. — Il fait donner aux cultivateurs le quart des denrées récoltées sur les habitations de Christophe, ouvre le Port-de-Paix au commerce étranger, fait planter l’arbre de la Liberté dans les communes. — L’amiral français Duperré vient avec deux frégates en vue du Cap-Haïtien, et échange des lettres avec le Président d’Haïti. — Le président fait une tournée dans tout le Nord, en informe le Sénat, quitte le Cap-Haïtien et retourne à la capitale, où il adresse au Sénat des copies de sa correspondance avec les généraux du Nord. — Résumé de la troisième Epoque.


Les généraux du Cap, avons-nous dit, durent se résigner aux événemens accomplis contre leur gré.

En effet, après avoir envoyé plusieurs corps de troupes à Saint-Marc, le Président d’Haïti avait attendu l’arrivée à la capitale de celles du Sud et des généraux Borgella, Francisque et Lys, pour s’y rendre lui-même. Dans l’intervalle, les bâtimens de la flotte y apportèrent les approvisionnemens et les objets de guerre dont l’armée aurait besoin, même une imprimerie destinée à la publication des actes du gouvernement.

L’ordre fut envoyé au général B. Noël de se porter aux Verrettes, où il entra le 13 octobre, et à la Petite-Rivière qu’il occupa le 15. Pendant ce temps, Quayer Larivière, élevé au grade de général de brigade, marchait à la tête d’une colonne avec les colonels Lannes et Obas, par Las Caobas et Hinche, pour atteindre la Grande-Rivière et Vallière.

Les divers régimens de l’Ouest et du Sud étant partis pour Saint-Marc, la garde du gouvernement sortit du Port-au-Prince le 15, et le Président d’Haïti, le 16. Dans l’après-midi, il était rendu à Saint-Marc où il data sa première proclamation adressée « au peuple et à l’armée de l’Artibonite et du Nord[1]. » Elle fut une profession de foi des principes politiques de la République d’Haïti, applicables à tous les Haïtiens, en rappelant que ses institutions avaient été fondées par le concours dés Représentans de tous les départemens à l’Assemblée constituante de 1806 ; mais que Christophe avait violé la constitution qu’ils publièrent, en venant attaquer le Port-au-Prince et occasionner la guerre civile, pour satisfaire à son ambition et dominer par le pouvoir absolu.

Depuis huit jours, ce tyran n’existait plus, et on ignorait sa mort à Saint-Marc : c’est pourquoi le président disait dans sa proclamation :

« La verge de fer qu’il aimait à appesantir sur vos têtes va se briser enfin dans ses mains… La vaillante 8e demi-brigade et la garnison de Saint-Marc viennent de vous donner l’exemple ; empressez-vous de le suivre, et tous les militaires qui se réuniront à la République, en rendant des services essentiels, seront récompensés convenablement. Au jour de la douleur et de l’éloignement, va succéder celui de la réunion et de la fraternité.

Habitans de l’Artibonite et du Nord ! Militaires, mes camarades d’armes ! les Haïtiens n’ont plus de combat à se livrer entre eux. Rendons-en grâces à l’Éternel. Oublions tout ce qui s’est passé : soyons toujours généreux envers les malheureux. L’armée de la République que vous voyez à Saint-Marc, dans la commune des Verrettes, aux Cahos, à Saint-Raphaël, à Vallière, n’est destinée qu’à vous protéger et à faire respecter vos demeures, vos familles et vos propriétés : elle ne touchera à rien de ce qui vous appartient ; elle achètera tout ce dont elle aura besoin. Empressez-vous, mes amis, à relever dans vos communes l’arbre sacré de la Liberté renversé par vos tyrans ; entourez-le, et livrez-vous à la joie ; mais sur toute chose, épargnez le sang de vos frères, quels que soient les reproches que vous vous croiriez fondés à leur faire. La République ne veut point de conquêtes ensanglantées ; elle n’aspire qu’à celle des cœurs. S’il est de grands coupables, laissez aux lois le soin de les punir, s’ils ne peuvent se disculper. Oublions le passé, je vous le répète, pour ne nous occuper que de l’avenir. Venez avec confiance, mes enfans, jouir du bénéfice de nos lois… »

La voix d’un gouvernement qui proclamait de tels principes, qui les pratiquait envers ses citoyens, devait nécessairement être écoutée par des populations qui avaient tant souffert d’un régime diamétralement opposé. « Toutes les fois que la Vertu est en lutte avec le Vice, le triomphe de celui-ci ne saurait être de longue durée. » Cette pensée était aussi exprimée dans la proclamation, et la mort de Christophe venait de la justifier.

Boyer apprit cette importante nouvelle, le 17, par le citoyen Constant Saul envoyé à Saint-Marc par les généraux du Cap, pour l’annoncer et essayer de faire comprendre à sa garnison originaire, qu’en se révoltant contre le tyran, ils avaient eu l’intention de fonder une République à l’instar de celle d’Haïti, pour gouverner séparément l’ancien Royaume de Christophe[2]. C’était une tentative machiavélique de leur part dont le but était d’exciter dans l’esprit des troupes de l’Artibonite, un revirement d’opinion. Elle échoua, non pas seulement par la présence du Président d’Haïti avec des forces imposantes à Saint-Marc, mais parce qu’en fraternisant avec leurs camarades d’armes, en revoyant ceux qui avaient fait défection à la République en 1812, au siège du Port-au-Prince, les troupes et les populations de l’Artibonite surent qu’elles devaient avoir plus de confiance en son régime, qu’en celui qu’elles trouveraient sous le gouvernement des hommes qui n’avaient été, durant quatorze ans, que les suppôts de la tyrannie. Et n’était-il pas évident, qu’en prétendant établir une République, alors seulement, ces généraux y avaient été contraints par les événemens accomplis à Saint-Marc et dans l’Artibonite ?

Quoiqu’il en soit, le même jour, 17 octobre, le Président d’Haïti publia un ordre du jour pour annoncer la mort de Christophe. Dans le premier paragraphe de cet acte, il relata les circonstances qui avaient amené cet événement, de manière à ne pas admettre que le soulèvement du Cap et la défection de la garde haïtienne eussent eu un autre but que celui de se réunir à la République d’Haïti, une et indivisible.

« Le Président d’Haïti, dit-il, s’empresse de témoigner sa satisfaction, au nom de la patrie, à tous les Haïtiens qui, dans ces circonstances, ont servi utilement la cause de la liberté et de l’égalité, et de leur assurer que rien ne sera épargné pour adoucir leur sort. Les militaires qui sont en retard de faire leur soumission, doivent se présenter sans crainte. La République est clémente, parce qu’elle est forte ; elle n’a que des enfans à réunir et point d’ennemis à combattre : ceux-là, seuls, qui oseraient résister au vœu du peuple, en se conduisant par des vues particulières, seront livrés au glaive de la loi… Il est défendu de faire couler le sang de personne : celui qui se le permettra sera considéré comme assassin. Le Président d’Haïti doit parcourir toute la partie du Nord, avec des forces imposantes, non pas pour conquérir, mais pour concilier et pacifier. Le peuple veut être libre, il le sera : la constitution, seule, peut lui garantir ce précieux avantage, parce que la constitution de la République est l’ouvrage de ses Représentans. »

Cet ordre du jour était aussi habilement écrit que pensé. Il reconnaissait les services que les militaires du Nord venaient de rendre à la patrie commune ; ils ne pouvaient donc se plaindre que le président les traitât avec orgueil. Mais en même temps, le président tenait le langage qu’il appartenait au Chef de l’État d’avoir en cette circonstance, en les avertissant tous, que l’opposition au vœu réel du peuple serait puni d’après la loi ; et comme il se préoccupait des meurtres qui pouvaient se commettre, il défendit ces actes de fureur après avoir simplement conseillé de ne pas s’y livrer. En s’appuyant enfin sur la constitution de la République une et indivisible, le Président d’Haïti se posait en chef légal du pays, afin de faire sentir aux généraux du Nord qu’il ne reconnaîtrait aucun autre établissement de gouvernement particulier. Il ne pouvait parler plus dignement, qu’en se présentant comme conciliateur et pacificateur.

Cependant, les généraux du Cap, informés de la présence de nombreuses troupes de la République à Saint-Marc, et de l’occupation des Verrettes et de la Petite-Rivière par le général B. Noël, dès le 13 et le 15, se décidèrent à envoyer les colonels J.-J. Adonis et Edouard Michaud à Saint-Marc, chargés d’annoncer officiellement la mort de Christophe et ce qu’ils se proposaient depuis lors. C’était un ballon d’essai qu’ils lançaient à propos du rétablissement de l’Etat d’Haïti qu’ils prétendaient effectuer. Ces officiers n’étaient porteurs d’aucune dépêche ; ils arrivèrent à Saint-Marc dans l’après-midi du 18, et communiquèrent à Boyer leur mission verbale. Il les accueillit avec bienveillance, mais il était loin d’admettre une nouvelle division du territoire de la République par un État séparé ; car, dès le matin du 18, un ordre général de l’armée sortait de l’imprimerie de Saint-Marc, réglant sa marche pour se rendre dans le Nord.

Par cet acte militaire, l’armée était partagée en quatre divisions et une puissante réserve, sous les ordres supérieurs du Président d’Haïti.

Le général de division Magny commandait la première, composée de 14 bataillons d’infanterie et de 4 escadrons de cavalerie. Il avait sous ses ordres le général de brigade Bauvoir et le général de brigade Victor Toby jeune, reconnu et confirmé tel par le président.

Le général de division Borgella commandait la deuxième, composée de 12 bataillons d’infanterie et de 2 escadrons de cavalerie. Il avait sous ses ordres les généraux Nicolas Louis et Bergerac Trichet.

Le général de division Bonnet commandait la troisième, composée de 6 bataillons d’infanterie seulement, ayant sous ses ordres l’adjudant-général Lacroix[3].

Le général de brigade Benjamin Noël commandait la quatrième, composée de 8 bataillons d’infanterie.

Le général de brigade Lys commandait la réserve, composée de 6 bataillons d’infanterie de ligne, de 2 bataillons de la garde à pied, de 1 bataillon des bombardiers et de 8 escadrons de la garde à cheval[4].

L’ordre de l’armée disait : « Il est expressément défendu de toucher à la moindre des choses sur le territoire qui sera parcouru, attendu qu’il n’est occupé que par des frères et des amis. La discipline sera régulièrement observée : les honneurs militaires seront rendus à tous les officiers décorés, suivant leurs grades… »

Et il prescrivait le cantonnement actif du reste des troupes dans tous les arrondissemens de l’Ouest et du Sud, sous les ordres de leurs commandans respectifs, pour le maintien de l’ordre, sauf les dispositions contraires qui les feraient appeler à l’armée. Le général de brigade Marc Servant resta commandant des dépendances de Saint-Marc, et le général de brigade Frédéric, de la commune des Verrettes et de ses dépendances, chacun ayant des corps de troupes sous leurs ordres. La capitale de la République et son arrondissement furent confiés au commandement supérieur du général de brigade Lamothe Aigron, sous-chef de l’état-major général de l’armée, dès le départ du président de cette ville.


Si toutes ces dispositions prouvent l’esprit d’ordre intelligent de Boyer, il est à remarquer, à l’honneur du peuple de la République, que d’un bout à l’autre de son territoire, tous les citoyens restèrent paisibles, soumis aux lois et laissant au gouvernement le soin d’accomplir les destinées de la patrie, sous la puissante protection de la Providence.

Ses dispositions étant prises pour pénétrer dans le Nord, le 18 même, le président renvoya les colonels Adonis et Michaud, et le citoyen Constant Saul, accompagnés de ses aides de camp Ulysse, Saladin, Souffrant et Backer, porteurs d’une dépêche, adressée aux généraux du Cap, qui renouvelait les assurances données dans sa proclamation du 16 et son ordre du jour du 17, en les engageant à profiter de l’heureux événement de la mort de Christophe, pour faire cesser toute division dans la famille haïtienne et consolider son indépendance nationale par son étroite union, parce qu’elle devait toujours envisager des éventualités possibles de la part de la France.

Le 19 octobre, pendant que l’armée se mettait en mouvement pour commencer sa marche, un officier vint apporter au Président d’Haïti, une lettre du général de brigade Jérôme, commandant aux Gonaïves, qui faisait sa soumission à la République. Le 20, le président quitta Saint-Marc et se porta aux bords de l’Artibonite, que l’armée allait traverser par le bac Coursaint. Mais là, il apprit que les troupes des Gonaïves montraient un esprit hostile à la soumission de leur général Jérôme : elles y étaient excitées par des officiers que le général Romain y avait envoyés, car Romain espérait pouvoir résister à l’armée républicaine et avait même fait occuper la route de Plaisance par l’Escalier, pour s’opposer à sa marche.

Les troupes mettant beaucoup de temps à passer le fleuve dans le bac Coursaint, Boyer, impatient, le traversa avec une escorte de cavalerie de sa garde, d’environ 50 hommes, et les officiers de son état-major, et commit l’imprudence, non-seulement de s’aventurer ainsi dans une route dont il n’était pas sûr, mais de se porter en toute diligence aux Gonaïves où il trouva deux demi-brigades mutinées, rangées en ligne de bataille sur la place d’armes, et étonnées de voir le Chef de la République pénétrer jusque-là avec une si faible escorte. Comme tous ceux qui la formaient, Boyer reconnut son imprudence ; mais s’armant de courage et de résolution, il harangua ces soldats mutinés par des paroles chaleureuses, en ordonnant de les passer en revue pour recevoir un mois de solde. Heureusement qu’en ce moment, des bâtimens de la République, sous les ordres de Morette, entraient dans le port des Gonaïves au bruit de leur artillerie. Ces bâtimens avaient à leur bord quelques soldats de la garde à pied qui furent aussitôt débarqués avec des fonds qui servirent à payer la solde ordonnée. Les deux demi-brigades furent contenues dans le respect dû au chef de l’État ; mais, lorsqu’il sortit des Gonaïves, la plupart de ces militaires allèrent grossir les rangs des troupes encore soumises aux généraux du Cap[5].

Avant de se rendre sur l’habitation Pongaudin, près des Gonaïves, pour y attendre l’armée, le Président d’Haïti adressa au Sénat un message pour lui rendre compte de ses opérations depuis son départ de la capitale jusqu’alors. Il le termina en annonçant au Sénat, qu’ayant une puissante armée sous ses ordres, pleine d’enthousiasme et augmentée de sept régimens d’infanterie et de cavalerie, ralliés à la République, ainsi que les populations de l’Artibonite, il se disposait à marcher en avant, pour pouvoir proclamer la constitution au Cap, et déjouer les factieux qui essayaient de se faire des partisans, afin d’empêcher la réunion du Nord.

Étant à Pongaudin, où il arriva dans la soirée du 20, n’ayant avec lui que son escorte de cavalerie, son état-major et les quelques soldats de sa garde débarqués de la flotte, Boyer reçut aussitôt, par un dragon, la lettre suivante qu’il faut produire tout entière avec sa réponse :


Liberté,
Indépendance.

Au quartier-général du Cap, le 19 octobre 1820, an 17e.

Au citoyen Jean-Pierre Boyer,

Président de la République du Sud-Ouest d’Haïti.

« Citoyen Président,

Les généraux, organes du peuple et de l’armée du Nord-Ouest d’Haïti, en prenant les armes pour abattre la tyrannie sous laquelle gémissaient depuis quatorze années leurs frères du Nord-Ouest, n’ont eu en vue que de rendre à la liberté et au bonheur leurs concitoyens, de substituer au gouvernement despotique et tyrannique de Christophe, des institutions justes et libérales, où chacun dût trouver sa garantie, sa liberté et ses droits. Mus par des motifs si puissans et humains, les généraux organes du peuple et de l’armée n’ont pas hésité à affronter courageusement la mort pour atteindre à ce but glorieux et honorable. Le Dieu des armées, protégeant cette sainte entreprise, l’a couronnée du succès le plus complet.

C’est au moment même où les mandataires s’occupaient de ces institutions, qui consacrent les droits du peuple, que la proclamation du président Boyer, datée de Saint-Marc le 16 du présent mois, est parvenue, où dans les 5e et 6e paragraphes, sous l’appât de récompenses proportionnées à leurs défections, il provoque les militaires à quitter leurs rangs et à méconnaître l’autorité des chefs qui les ont dirigés et conduits dans l’heureuse révolution qui vient de s’opérer et qui a fait rentrer le peuple en possession de sa liberté. Les généraux organes du peuple et de l’armée voient avec indignation que cette impulsion, soufflée par le président Boyer, tend à amener des résultats que sa sagesse aurait dû prévoir.

Par une erreur digne d’être rectifiée, le président Boyer paraît ignorer les événemens qui se sont passés dans cette partie-ci depuis le 8 du présent. Les colonels Jean-Jacques Adonis et Edouard Michaud, expédiés du Cap le 9, ont dû être arrivés à Saint-Marc, lieu de leur destination, avant le 16, époque de la proclamation sus relatée, et ont dû avoir suffisamment instruit de l’état des choses, lorsqu’ils ont quitté cette première ville[6].

« Le président Boyer attribue au 8e régiment le mérite d’avoir, le premier, donné l’exemple de la prise d’armes pour résister à la tyrannie. Tout en admirant la résolution déterminée de ce brave régiment, les généraux organes du peuple et de l’armée croient devoir faire connaître que c’est au Cap qu’a été conçu et exécuté le grand plan qui a renversé l’hydre de la tyrannie et du despotisme, et rétabli le peuple dans ses droits, et que cette conjuration date d’une époque bien antérieure à cette prise d’armes du 8e régiment[7].

« Les généraux organes du peuple et de l’armée étaient loin de penser qu’au moment où leurs envoyés étaient en route avec des dépêches pour le président Boyer[8], pour lui faire part de l’heureux succès de leur entreprise et de l’ordre qui règne dans tout le Nord, il eût entrepris de faire des expéditions de troupes sur différens points, pour envahir le territoire du Nord-Ouest, expéditions qui ne peuvent être considérées que comme hostiles, vu que tout est dans l’ordre, ce qui, indubitablement, amènerait à des rixes où le sang haïtien coulerait inutilement par le fait des mouvemens de quelques imprudens, lorsque les deux partis doivent être avares de ce sang précieux.

Pour obvier à ces conséquences funestes, que de semblables expéditions entraîneraient infailliblement, les généraux organes du peuple et de l’armée, pénétrés de sentimens pacifiques et du désir de vivre en parfaite union et bonne intelligence avec leurs frères du Sud-Ouest, croient devoir inviter le président Boyer à rappeler immédiatement les troupes sous son commandement, détachées dans lesdites expéditions, et à retourner sur son territoire. Dans le cas contraire, il attirerait sur lui seul toute la responsabilité du sang qui pourrait être répandu, si l’on était dans la nécessité de repousser une force envahissant injustement le territoire d’un voisin paisible et tranquille et qui, dès le premier instant, a fait auprès du président Boyer, des démarches si loyales et si dignes d’éloges.

Les généraux organes du peuple et de l’armée ne doivent pas laisser ignorer au président Boyer, qu’ils tiennent en leur possession copies de ses lettres et autres documens, dont Sir Home Popham avait fait remise à la secrétairerie d’État, sous le règne du tyran, dans lesquelles pièces le président Boyer manifeste le désir où il était, que la République d’Haïti fût reconnue par le gouvernement du Nord, ne prétendant pas se mêler en aucune manière du régime de ce dernier, pourvu que dans le cas d’une invasion étrangère, les Haïtiens se confédérassent pour la défense commune. D’après des sentimens si authentiquement exprimés et qui sont en harmonie avec les principes qui doivent constituer le gouvernement que le peuple du Nord-Ouest est à même de se donner, les généraux organes du peuple et de l’armée sont fondés à croire que le président Boyer n’entreprendra rien de contraire à l’établissement de ce gouvernement [9]. Vouloir comprimer cette volonté du peuple, c’est non-seulement commettre un acte attentatoire à sa liberté, mais c’est encore s’écarter de la saine raison, c’est fouler au pied les droits les plus sacrés. Les généraux organes du peuple et de l’armée sont d’autant plus imbus de ce principe naturel, qu’ils croient avoir autant de droits à la gratitude de leurs concitoyens que le président Boyer lui-même à celle du peuple du Sud-Ouest, et que, par conséquent, ils se croient fondés à commander légalement et constitutionnellement à leurs concitoyens, comme lui-même le président Boyer doit se croire fondés à commander à ceux qui ont confié leurs destinées entre ses mains.

« Tous ces motifs, franchement exposés, les généraux organes du peuple et de l’armée se flattent que le président Boyer prendra la détermination qui, seule, convient à son caractère et à son honneur, et qui, seule, peut lui mériter les éloges, l’estime et l’admiration des philanthropes de tous les pays, qui, avec l’Europe entière, ont les yeux fixés sur nous ; nous voulons dire, l’évacuation de la partie de notre territoire envahie et sa restitution dans toute son intégrité.

« Signé : Lebrun, Richard, Prophète Daniel, généraux de division le général de brigade Jean-Joseph Sainte-Fleur[10].


Boyer attendit que toute l’armée fût rendue à proximité des limites de Plaisance pour répondre à ces prétendus « organes du peuple et de l’armée du Nord-Ouest. » Voici sa réponse :

Au quartier-général du Poteau, le 22 octobre 1820,

an 17e de l’indépendance.

Jean-Pierre Boyer, Président d’Haïti, Aux généraux Richard, Lebrun, Prophète Daniel et Sainte-Fleur, au Cap.

« J’ai reçu et lu attentivement, Messieurs, votre lettre du 19 courant. Je suis fâché que vous ayez mal interprété mes intentions, qui n’ont jamais cessé d’être favorables à la cause de la vraie liberté. Si vous eussiez réfléchi sérieusement sur la mission dont vous avez chargé le citoyen Constant Saul à Saint-Marc, sur l’envoi de vos députés (J.-J. Adonis et E. Michaud) près de moi, vous eussiez attendu leurs nouvelles avant de m’écrire la lettre que j’ai sous les yeux, et dans laquelle se trouvent des expressions peu faites pour amener une réconciliation entre des frères qui doivent, de bonne foi, vivre réunis pour le bonheur de leur pays[11].

« Comme je n’ai jamais eu aucune vue hostile, et que toutes mes démarches se rattachent à ce qui peut consolider l’indépendance nationale, je ne m’arrêterai pas aux mois et je me réfère à ma lettre à vous adressée le 18 de ce mois, par mes aides de camp qui ont accompagné vos envoyés au Cap. J’espère que vous avez trouvé dans ma dépêche en réponse à votre ouverture (verbale), dans mon ordre du jour du 17 courant, dans le rapport de vos propres envoyés, toutes les assurances possibles sur mes intentions pacifiques. Je n’ai pour boussole que la constitution de la République, qui a été l’ouvrage des Représentais du peuple, tant du Nord que des autres départemens. Je ne suis dominé par aucune ambition particulière ; je n’agis que pour faire mon devoir. Je me plais à croire, qu’après avoir concouru à abattre la tyrannie de Christophe, vous ne voudriez pas méconnaître le gouvernement légal de la Nation et compromettre, par de fausses vues, la sécurité publique.

Je n’ai jamais fait un acte qui fût contraire à mes devoirs. En répondant à Sir Home Popham, sur sa proposition, que je formais des vœux pour la réconciliation des Haïtiens, je n’ai pu penser porter atteinte à la constitution de l’Etat ; je ne pouvais pas non plus le faire.

L’armée qui s’avance avec moi ne compte, dans le Nord, que des frères et des amis ; elle n’est point destinée à combattre : je l’ai déjà dit, et je le répète avec plaisir. Si on veut s’opposer à sa marche, on pourra l’essayer  ; les premiers coups ne partiront pas d’elle ; mais, malheur à celui qui oserait donner le signal de la guerre et du deuil ! Il sera responsable à la Nation, à l’univers entier, du sang qu’il fera verser et duquel je serai toujours très-avare. La postérité le jugera d’après les faits qui seront clairement exposés aux philanthropes des deux mondes.

Signé : Boyer. »

La première remarque à faire sur la lettre des généraux du Cap, c’est qu’elle reprenait la formule des actes de 1807 : liberté, — indépendance, et non pas égalité, comme dans la République[12] ; ce qui nous porte à penser qu’ils n’aspiraient qu’à rétablir l’Etat d’Haïti, avec un Président Généralissime des forces de terre et de mer, une Altesse Sérénissime, peut-être sous la réserve d’avoir ensuite une Majesté Royale ou Impériale. Que pouvait-on attendre d’ailleurs de plusieurs de ces hommes, vains et orgueilleux de leurs titres de noblesse héréditaire ou à brevet ? Se croire des êtres privilégiés, d’une nature supérieure à celle de leurs concitoyens, ayant cependant la même origine qu’eux : c’était le nec-plus-ultrà de leurs idées.

Et comment se peut-il que quatre généraux seulement, au milieu de plus de cent autres, signèrent cette lettre au Président d’Haïti, en se qualifiant « d’organes du peuple et de l’armée du Nord-Ouest ? » Etait-ce là le cachet d’une représentation populaire, propre à arrêter la marche de son armée ?

Toutefois, nous aimons le ton et le style de la réponse de Boyer, empreinte du sentiment de la fraternité haïtienne, de ménagemens pour l’amour-propre de ses compagnons d’armes, guidés par des vues personnelles ou erronées, et d’un esprit de conciliation qui le plaçait au niveau de Pétion ramenant au giron de la République, des frères égarés dans le Sud. Comme son illustre prédécesseur, il sentit en cette circonstance qu’il ne pouvait avoir d’autre langage que celui de la persuasion, pour honorer son propre caractère et honorer aussi le système républicain.

Mais déjà ce langage fraternel, transmis au Cap par les aides de camp du président et par les envoyés des généraux, avait produit son effet, en même temps que ces généraux avaient enfin compris le vœu réel des populations de l’Artibonite et du Nord. Le 21 octobre, veille de la réponse du président, ils firent publier au Cap l’acte suivant :


Liberté, Egalité, Indépendance.
République d’Haïti.
Adresse au Peuple et à l’Armée.

xxx « Citoyens, Soldats !

Les magistrats et les généraux soussignés vous annoncent avec la plus vive joie, qu’ils viennent de déclarer solennellement qu’il n’existe plus aujourd’hui à Haïti, qu’un seul gouvernement et qu’une seule constitution.

Citoyens, Soldats ! la paix est faite, plus de guerre parmi nous ! Tous les Haïtiens sont frères et réunis. Le président Boyer et son armée vont bientôt entrer en cette ville, pour recevoir et donner le baiser de paix et de fraternité. Préparez-vous à les recevoir avec tout l’enthousiasme qui caractérise de vrais Haïtiens.

En conséquence, nous répétons mille fois ces cris, gage à jamais du bonheur et du salut de la patrie :

Vive la République d’Haïti ! Vive l’Indépendance ! Vivent la Liberté et l’Égalité ! Vive le Président Boyer !

Nous vous engageons à les répéter mille fois avec nous.

Donné en l’hôtel de ville du Cap, le 21 octobre 1820, an 17e de l’indépendance d’Haïti.

Signé : P. Romain, Richard, Charles Pierre, Lebrun, Prophète Daniel, Joseph Sainte-Fleur, Montpoint, Guerrier, Prévost, et de 48 autres généraux ou magistrats. »

Cet acte fut accueilli avec un indicible enthousiasme par l’armée et le peuple du Nord, par la population du Cap, la première, qui l’entendit publier. Il terminait, enfin, une guerre civile de quatorze années entre des frères, enfans d’une même famille ; il mettait le sceau à la politique humaine d’Alexandre Pétion qui prédit sans cesse cet heureux résultat[13].

En arrivant à Plaisance, le 23 octobre, le Président d’Haïti reçut cet acte par ses aides de camp. Il s’empressa de l’adresser au Sénat de la République, en lui disant que les généraux du Nord ayant reconnu son autorité, ce département pouvait être considéré comme réuni sous la constitution qu’il allait proclamer au Cap. Toutefois, sa prudence l’avait porté à ne pas envoyer à ce corps, la copie de la dépêche des généraux, du 19, ni celle de sa réponse du 22 : il ne voulait pas que l’on conçût à la capitale, des inquiétudes sur l’issue des événemens, pendant que l’armée était en marche : ce ne fut que le 29 décembre suivant, à son retour du Nord, qu’il adressa copie de ces documens au Sénat.

Au fait, la reconnaissance de l’autorité de la République et au Président d’Haïti, par certains généraux du Nord, Romain et Richard surtout, n’était que simulée, par les circonstances qui les dominaient. Ils voyaient l’entraînement général du peuple et des troupes vers la cessation de toute hostilité, de toute division de territoire ; ils savaient que le président venait avec une armée de plus de 20 mille hommes, et ils se soumirent, avec l’arrière-pensée d’intriguer plus tard pour tâcher de ressaisir la proie qui leur échappait des mains[14].

Les aides de camp du président, informés de cet esprit mal intentionné, en firent leur rapport. Le général Nord Alexis, dont les sentimens étaient si honorables, avait même été obligé de les accompagner jusqu’à Plaisance, avec son corps de chevau-légers, pour les protéger contre une embuscade que Romain avait fait poser vers le Camp-Coq, pour les assassiner[15].

Cette information porta le président à faire accélérer la marche de l’armée pour arriver au Cap, et déjouer ces intrigues factieuses. Cette armée était d’une discipline, d’une tenue admirables, par les soins des généraux commandant les diverses divisions. Partout sur son passage, les populations des campagnes accouraient pour la voir[16]. Le digne et vertueux Magny, en tête avec sa division, allait enfin retrouver sa famille après huit années de séparation.

La plupart des généraux et des officiers de tous grades vinrent au-devant du Président d’Haïti, qu’ils rencontrèrent au Morne Rouge et qu’ils complimentèrent, en lui présentant leurs hommages de dévouement à la République. Il les accueillit avec cette gracieuse affabilité qui lui était particulière, en les félicitant de la résolution patriotique qu’ils avaient prise de s’y réunir, pour reconstituer désormais l’unité haïtienne, si nécessaire, si indispensable au bonheur de tous les citoyens. Et sous l’inspiration de ses propres sentimens de satisfaction de voir cesser la guerre civile qui fit leur malheur, en entrant au Cap par la Barrière-Bouteille, le 26 octobre, Boyer dit : « Cette ville devient aujourd’hui le Cap-Haïtien.  »

Son entrée se fît entre la division Magny et la division Borgella. Il était précédé et escorté d’un nombreux état-major ; la population de cette ville l’accueillit par de chaleureuses acclamations, aux cris de : Vive la République ! Vive le Président d’Haïti ! tandis que les cloches de l’église étaient en branle et que l’artillerie des forts le saluait[17] Il assista aussitôt à un Te Deum qui fut chanté pour remercier et louer Dieu de l’heureux terme qu’il mettait aux dissensions intestines des Haïtiens, sans effusion de sang. Boyer occupa ensuite le palais situé près de l’église, sur la place d’armes, le même qui servait à Christophe.

Dans la même journée, il lit publier la constitution de la République et une proclamation adressée aux Haïtiens. Il y disait :

« Les temps de discorde et de division sont passés… Le jour de la réunion et de la concorde, le plus beau de ma vie, est enfin arrivé[18] !… Enfans de la même famille, vous êtes tous ralliés à l’ombre de l’arbre sacré de la Liberté : la Constitution de l’État est reconnue dans tout Haïti. Du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest, la République ne compte plus que des citoyens dévoués à sa prospérité et à son indépendance.

Je ne vous rappellerai pas l’histoire de vos malheurs : le souvenir n’en doit être conservé que pour vous en faire éviter de semblables à l’avenir… La Constitution de la République, ouvrage des Représentans de tous les départemens, a établi de sages garanties contre l’arbitraire. Si, depuis quatorze ans, elle a fait le bonheur de ceux qui lui sont restés fidèles, elle fera également le bonheur de ceux que le rebelle Christophe avait entraînés dans l’erreur et qui se rallient aujourd’hui au gouvernement constitutionnel…

Je regrette que le sang, dont je serai toujours avare, ait coulé le 18 de ce mois : toute ma sollicitude tendra à l’épargner. Mon ordre du jour, du 17, envoyé exprès au Cap, par mes aides de camp, n’a pas dû y arriver assez tôt pour sauver la vie aux fils de Christophe et à quelques officiers qui s’étaient fait trop remarquer, en exécutant ses ordres barbares…

Haïtiens ! le passé est oublié !… Rendons grâces à l’Être suprême qui nous a permis de nous réunir, pour nous donner mutuellement le baiser fraternel. Invoquons sa toute-puissance, afin qu’il nous inspire des idées de paix et de sagesse, et que nous puissions laisser à nos enfans, une existence assurée, un pays libre et indépendant.

Vive la République ! Vive la Constitution ! Vivent la Liberté et l’Égalité ! »

Il y a des pensées patriotiques dans cette proclamation du chef de l’État, du successeur de Pétion qui avait fondé la République pour garantir les droits et assurer le bonheur du peuple haïtien tout entier ! Pétion lui avait tracé un noble exemple dans la pacification du Sud. Dans l’une et l’autre circonstance, c’étaient des frères, des enfans d’une même famille que le gouvernement constitutionnel ralliait autour de l’autel élevé à la patrie commune. Les destinées d’Haïti ne pouvaient être fixées qu’à ces conditions ! Si Pétion mérita les louanges de la postérité pour sa conduite envers le Sud, Boyer ne les mérita pas moins pour la sienne envers le Nord.

La famille de Rigaud avait été respectée et protégée par son prédécesseur ; il se fit un devoir d’étendre également toute sa sollicitude sur la famille de Christophe, placée dans une situation encore plus malheureuse, et avec d’autant plus de mérite, qu’il étouffa tout ressentiment contre la mémoire du tyran qui avait fait périr son frère, uniquement à cause des liens qui les attachaient l’un à l’autre. Boyer se rendit auprès de la Veuve de Christophe et de ses filles, pour leur offrir des consolations et leur donner l’assurance de sa protection ; il le fit avec un sentiment de louable délicatesse, en leur adressant les paroles les plus affectueuses. Dans l’excès de sa gratitude pour ce témoignage d’une bienveillance à laquelle elle ne s’attendait point, peut-être, Madame Christophe se jeta aux genoux du président, pour l’en remercier : « Relevez-vous, Madame, lui dit-il en lui prenant la main : c’est votre frère, c’est votre ami qui se présente pardevant vous et vos demoiselles, pour vous consoler toutes trois dans le malheur dont vous êtes frappées. Le Chef de la République ne saurait éprouver d’autres sentimens pour vous. » Et il leur demanda la permission de les embrasser avec ce respect dû à leur infortune : son émotion leur prouva la sincérité qu’il mettait dans ses procédés.

La Veuve de Jean-Jacques Dessalines se trouvait aussi au Cap-Haïtien. Boyer lui donna également les témoignages de sa respectueuse sympathie, en allant la voir et lui offrir toute l’assistance dont elle aurait besoin. Elle avait auprès d’elle deux filles naturelles de son mari, et d’autres jeunes personnes qu’elle avait élevées comme si elles eussent été ses enfans[19].

Ces deux familles se rendirent au Port-au-Prince à la fin de l’année, sur l’invitation du président qui voulait les voir près de lui, pour leur continuer sa haute protection et leur donner de nouvelles preuves de l’intérêt affectueux qu’il prenait au sort que les événemens politiques leur avaient fait, il ne pouvait mieux honorer la République dont il était le chef.


Dans la situation des choses, il était indispensable que le gouvernement se donnât toutes les garanties de sécurité pour le maintien de son autorité dans le Nord, comme dans l’Artibonite. En conséquence, le général Magny fut placé commandant de l’arrondissement du Cap-Haïtien : personne n’en était plus digne que lui[20]. Néanmoins, agissant dans un esprit de conciliation, Boyer laissa le général Richard en qualité de commandant de la place ; mais on verra que cet homme ambitieux démérita de la confiance que le président eut dans ses sentimens et son jugement.

Il plaça également au commandement de l’arrondissement du Fort-Liberté, le général Jacques Simon ; à celui du Trou, le général Pierre Poux ; à celui du Borgne, le général Bottex ; à celui de la Marmelade, le général Guerrier ; à celui du Môle-Saint-Nicolas, le contre-amiral Bastien : tous cinq officiers du Nord. Mais il confia l’arrondissement de la Grande-Rivière, au général Quayer Larivière ; celui du Port-de-Paix, au général Nicolas Louis ; celui de Plaisance, au général Obas[21].

Et dans l’Artibonite, le général Francisque eut le commandement de celui des Gonaïves ; le général Bonnet, celui de Saint-Marc, la place étant commandée par le général Marc Servant ; la commune des Verrettes, par le général Bazin, celle de la Petite-Rivière, par le général Victor Toby[22].

Les communes des deux départemens, non désignées ici, restèrent sous le commandement d’officiers qui avaient servi sous Christophe, et les autres généraux passèrent à l’état-major général de l’armée. Le général Bergerac Trichet resta en garnison au Cap-Haïtien, avec les 10e et 24e régimens de l’Ouest qu’il commandait[23].

Les fonctionnaires de l’ordre judiciaire et de l’administration civile furent tous choisis et nommés parmi les citoyens des deux départemens, réunis désormais à la République. Des tribunaux civils furent formés au Cap-Haïtien, aux Gonaïves et au Port-de-Paix.

En proclamant l’oubli du passé, le chef du gouvernement était sincère dans le sentiment qui le portait à ne voir que des frères parmi ses concitoyens : aucune persécution n’eut lieu contre aucun d’eux. Boyer honora encore son caractère et la haute position qu’il occupait dans son pays, en repoussant les insinuations d’un individu qui vint lui désigner celui qui avait exécuté les ordres barbares de Christophe, à l’égard de son jeune frère Souverain Brun. Il lui répondit : « Mon frère n’a sans doute péri qu’à cause de moi ; mais je ne suis pas venu ici pour venger sa mort. J’ai fait mon devoir comme chef de l’État, en ordonnant l’oubli du passé, et je punirai quiconque trangressera cet ordre. » L’officier désigné fut laissé au commandement qu’il exerçait. Cet exemple de généreuse modération fît comprendre à tous, qu’aucune récrimination ne serait tolérée.

Le gouvernement ne pouvait pas laisser à la citadelle Henry (qui reprit alors le nom de Laferrière, de celui de l’habitation sur laquelle elle fut construite), les sommes importantes qui s’y trouvaient encore après le pillage des généraux ; il fallait les transporter à la trésorerie générale de la République. Le président forma à cet effet une commission chargée de compter ces fonds, en or et en argent, d’en constater le montant par des procès verbaux journaliers de chaque opération, de les envoyer au Cap-Haïtien d’où ils furent expédiés ensuite au Port-au-Prince, sur le garde-côtes la Mouche, à la fin de novembre[24].

Ce navire fut placé sous le commandement spécial de Panayoty, élevé au grade de contre-amiral, pour accompagner en même temps son ami, le général Lys, dont la maladie s’était aggravée à tel point, qu’il demanda au président de l’envoyer mourir au sein de sa famille. Ce brave officier n’eut pas même cette satisfaction ; car il trépassa en mer. La République perdit en lui l’un de ses fondateurs les plus éminens, et il fut généralement regretté[25].


Quelques jours après son entrée au Cap-Haïtien, le président avait publié une proclamation pour ordonner la restitution au trésor public, des diamans, des joyaux et de l’argenterie, dits de la couronne, qui avaient été pillés à Sans-Souci et dans les autres châteaux ou palais de Christophe, attendu que tous ces objets appartenaient à l’État ; et la restitution à des officiers généraux et des particuliers, de beaucoup d’animaux qui leur furent dérobés dans les momens de désordre qui suivirent la révolte du Cap et la mort du tyran. Cet acte était basé sur les considérations les plus morales, afin d’inspirer en même temps des idées d’ordre et de subordination et des sentimens d’honneur, aux populations qui avaient secoué le joug affreux de Christophe. Mais il ne produisit aucun effet, quant aux restitutions ordonnées, parce qu’aucun des pillards ne voulut s’avouer coupable par l’exécution de cette mesure : en restituant au trésor, chacun devait en prendre récépissé de ce qu’il aurait remis ; c’eût été le moyen de se faire connaître. On considéra cet acte comme intempestif, puisque le gouvernement ne pouvait contraindre les généraux eux-mêmes, à restituer au trésor les sommes qu’ils avaient enlevées à la citadelle ou ailleurs.

Le président fit mieux sans doute, en ordonnant des revues de solde en faveur des troupes de Christophe, en congédiant les vieux soldats auxquels il délivra de nombreuses concessions de terrain, à titre de don national, pour rémunérer les services qu’ils avaient rendus à la patrie, en même temps que les généraux et les officiers de tous grades recevaient leurs dons nationaux, comme ceux de l’Ouest et du Sud.

Il forma aussi des commissions chargées de répartir entre les cultivateurs des habitations possédées par Christophe, à titre de domaine de la couronne, le quart des denrées existantes sur ces biens qu’ils avaient cultivés ; et d’autres commissions pour la vérification des titres de propriétés de nombreux particuliers qui avaient été dépouillés de leurs biens et qui n’avaient pu les réclamer, ou de ceux qui s’étaient réfugiés dans la République, durant la guerre civile, et qui retournaient dans leurs foyers.

Le Port-de-Paix devint un port ouvert au commerce étranger, pour favoriser les habitans de la péninsule du Nord qui étaient dans la plus profonde misère : ceux qui y revinrent de la République purent profiter également de cette mesure qui récompensait le dévouement qu’ils lui avaient montré. En même temps, le président accorda une distinction particulière aux corps de cavalerie connus sous le nom de chevau-légers, qui avaient pris une grande part dans la révolution du 8 octobre, en en formant un seul régiment de carabiniers de la garde du gouvernement, ayant son cantonnement au Cap-Haïtien. Cette troupe d’élite servit bientôt après au maintien de la tranquillité publique dans le Nord.

Le 24 novembre, un arrêté du chef de l’État ordonna ce qui suit :

« Le 1er du mois de décembre prochain, à 7 heures du matin, le palmiste, emblème de la Liberté, sera planté dans chaque commune du Nord et de l’Ouest d’Haïti, qui s’est ralliée à la République, au milieu de la place d’armes, par les autorités constituées, civiles et militaires du lieu ; des salves d’artillerie annonceront ce beau jour, la garnison prendra les armes, et il sera chanté un Te Deum en actions de grâce. »

En fondant sa monarchie et sa noblesse, Henry Christophe n’avait pas seulement supprimé l’égalité entre les citoyens ou sujets de son royaume ; mais il avait détruit aussi la liberté dont ils auraient dû jouir. Il en avait bien laissé le mot dans ses actes ; et, pour leur ôter jusqu’au désir de recouvrer la chose, il en avait ou abattu ou laissé périr l’emblème le plus significatif aux yeux des populations qui ne savaient pas lire[26].

Le même jour où l’arrêté du Président d’Haïti fut publié, on vit paraître devant le Cap-Haïtien deux frégates françaises : elles venaient avec une sorte d’opportunité pour justifier la mesure que cet acte ordonnait, et qui était destinée à réveiller le sentiment de la liberté dans le cœur du peuple de cette partie de la République.

C’étaient la Gloire et la Cléopâtre, sortant de la Martinique, et l’amiral Duperré montait sur la première. Ayant appris la mort de Christophe et les événemens qui se passaient, l’amiral venait, pour s’en assurer dans l’intérêt de son pays. Il adressa d’abord une lettre au gouverneur du Cap, pour demander la remise de six matelots et un mousse composant l’équipage d’une goélette, qui était sortie de la Martinique dans la même année et qui fut capturée par un navire du Nord. Il y rappelait que, s’étant trouvé à la Havane, quelque temps auparavant, il avait procuré la liberté à des Haïtiens qui y étaient détetenus pour avoir été sur les côtes de Cuba en contrebande ; et il demandait qu’on agit avec réciprocité par rapport à l’équipage français.

Rien n’eût été plus juste et plus agréable au Président d’Haïti, si Christophe n’avait pas eu la cruauté de faire tuer ces hommes et ce mousse. D’après les renseignemens qui lui furent donnés à ce sujet, le secrétaire général Inginac répondit à la lettre de l’amiral Duperré pour lui dire cette pénible vérité, et le remercier d’avoir débarqué les Haïtiens à l’Anse-d’Eynaud, dont le commandant avait fait le rapport au président dans le temps.

Alors, l’amiral français adressa une nouvelle lettre au Président d’Haïti, qu’il fit porter par le capitaine Mallet, de la Cléopâtre. Il complimenta le président à propos des événemens qui venaient de réunir le Nord et l’Artibonite à la République, en lui donnant l’assurance des bonnes dispositions de la France envers elle, et que ces nouvelles y seraient bien accueillies. Le président répondit à sa lettre d’une manière analogue, et fit une réception gracieuse au capitaine Mallet. Après cet échange de bons procédés, les deux frégates continuèrent leur route à l’ouest du Cap-Haïtien.

Il faut dire aussi que le capitaine Mallet, reçu d’abord par le secrétaire général Inginac, avait eu une conversation avec lui sur les relations commerciales qu’il eût été convenable d’établir régulièrement entre les deux pays, afin de soustraire les navires français à la nécessité d’emprunter le pavillon d’autres peuples ; et en outre, il fut question entre eux de l’indemnité offerte par Pétion et repoussée jusqu’alors par le gouvernement français. Du rapport fait par cet officier et de la correspondance échangée entre l’amiral Duperré et le président, sortit la mission secrète de M. Du Petit-Thouars dont il sera parlé dans la narration des faits en 1821[27].

Après une tournée de Boyer au Fort-Liberté, à la Grande-Rivière, et dans les autres localités voisines du Cap-Haïtien, il adressa un message au Sénat et lui dit que partout il avait parlé aux populations pour leur expliquer le régime de la République, et qu’il avait trouvé un excellent esprit en ses nouveaux citoyens, qui en assurait la parfaite soumission. Ensuite, il quitta le chef-lieu du Nord pour visiter les autres communes à l’ouest jusqu’au Môle, d’où il revint au Port-de-Paix pour prendre la route du Gros-Morne et se rendre aux Gonaïves : dans tous ces lieux, il entretint les populations avec bienveillance pour leur faire oublier leurs longues souffrances. Enfin, le 17 décembre, le Président d’Haïti rentra à la capitale, deux mois après en être sorti pour remplir la plus belle mission qui puisse échoir au chef d’un gouvernement libéral : — la réunion, sous sa constitution, de populations naguère ennemies, sans effusion de sang, uniquement par la conquête des cœurs et des esprits.

Au moment du départ de Boyer du Cap-Haïtien, le brave Eveillard, colonel de sa garde à pied, se mourait d’une maladie aiguë. Arrivé à Saint-Marc, le président le remplaça par le chef de bataillon Bédart, des grenadiers ; et il promut au même grade de colonel, le chef de bataillon Cazeau, des chasseurs, pour commander la commune du Port-Salut où il se trouvait alors en traitement. Cazeau étant plus ancien chef de bataillon que Bédart, on supposa que le président l’avait ainsi éliminé de la garde, parce qu’il ne voulait pas que cette garde fût commandée par un noir.

À peine les dissensions intestines venaient d’être terminées entre les Haïtiens, que des turbulens insinuaient la malveillance dans les esprits. Le fait est, que le président n’agréait pas Cazeau qui lançait comme d’autres, sous Pétion, des traits contre le général Boyer, commandant supérieur de la garde. Boyer n’agréait pas davantage le colonel Eveillard, par des motifs analogues, et cependant ce dernier était un mulâtre[28].

Revenu à la capitale, le président adressa au Sénat le message suivant, en date du 29 décembre.

xxx« Citoyens Sénateurs,

Je vous adresse sous ce pli copie de la lettre que je reçus, le 20 octobre dernier, étant campé à Pongaudin, près des Gonaïves, de quelques généraux du Nord qui s’intitulaient « les organes du peuple et de l’armée, » et de la réponse que je leur fis le 22, étant alors au Poteau, à même de prendre la route du Cap.

« Dirigé par la prospérité de mon pays, j’ai cru prudent, en prenant les précautions nécessaires pour accélérer la marche vers le Nord, de laisser ignorer à l’armée le contenu de cette dépêche virulente, afin de ne point l’exaspérer contre ceux qui en étaient les auteurs et dont j’ai paralysé complètement les vues particulières. Maintenant que la tranquillité est parfaite[29], je pense qu’il est important que le Sénat ait une entière connaissance de ce qui s’est passé, et que les copies des pièces aussi conséquentes restent déposées dans ses archives.

J’ai la faveur de vous saluer, citoyens sénateurs, avec la considération la plus distinguée. Signé : Boyer. »

C’était le quatrième message qu’il adressait au Sénat, dans la circonstance la plus glorieuse qui se fût encore présentée depuis son avènement à la présidence, pour le tenir informé de toutes les opérations militaires et politiques qu’il avait faites ; car la constitution donnait à ce corps une large part dans l’administration des affaires publiques en général.

On aime à voir le chef de l’État comprendre ainsi son devoir, afin d’entretenir l’harmonie entre les grands pouvoirs qui le régissent, et de se donner par là une nouvelle force d’action sur l’opinion nationale. Cependant, dans la même année, le président s’en était abstenu, à propos des singulières propositions faites par Sir Home Popham, probablement parce qu’aux yeux de la République, Christophe n’étant qu’un révolté, il n’y avait pas lieu de les prendre au sérieux. Mais, par la suite, on verra que dans toutes les occasions importantes, Boyer sut toujours agir envers le Sénat avec la déférence qu’il lui devait.

Si l’abstention de Pétion occasionna quelques reproches de la part de ce corps, en 1808, c’est qu’il y avait trouvé une sorte d’esprit de chicane, une opposition intempestive, à raison des circonstances de la guerre civile qui était alors en pleine activité, et des factions qui agitaient l’État ; c’est que ces reproches mêmes étaient le résultat de la mésintelligence existante entre les meneurs du Sénat et le président, et dont nous avons signalé les causes : mésintelligence qui aboutit à la réintégration inconsidérée du général Gérin dans ce corps et à son ajournement. Mais dans la suite, Pétion sut garder envers le Sénat la déférence qui lui était due, non qu’il y trouvât moins d’indépendance, mais parce que le patriotisme de ses membres leur inspirait plus de calme.

Par rapport au Sénat, il y a eu encore entre Pétion et Boyer une différence de situation. Pétion avait des antécédens et une position dans l’opinion publique que ne possédait pas Boyer ; son influence absorbait sans effort toutes autres qui essayaient de se poser en rivales : il pouvait donc moins ménager les opposans dans le Sénat, lesquels lui étaient subordonnés, et dans l’ordre militaire et dans le parti politique qui érigea la République. Peut-être s’abstint-il de cette correspondance active que réclamait le Sénat, pour ne pas y mettre l’aigreur dont elle aurait pu se ressentir, et qui n’eût été propre qu’à froisser davantage ses adversaires.

Néanmoins, on doit regretter que ces procédés aient eu lieu entre les fondateurs de nos institutions républicaines, et que Pétion, comme étant le premier, le plus illustre parmi eux, n’ait pu lui-même tracer un exemple utile à cet égard, à cause des circonstances où il se trouvait au début de sa présidence.


Au moment où son successeur recueillait le fruit le plus important de sa sagesse politique, des faits se passaient dans la partie de l’Est d’Haïti, qui purent faire présager que bientôt, là aussi, Boyer irait moissonner pacifiquement d’autres lauriers que cette sagesse y faisait croître depuis longtemps. Mais ce serait empiéter sur une autre Époque, que d’en parler ici.

RÉSUMÉ DE LA TROISIÈME ÉPOQUE


La défection d’une partie de la flotte de Christophe, à Miragoane, et celle de quelques régimens de son armée au siège du Port-au-Prince, en 1812, étaient des événemens trop graves pour qu’il ne reconnût pas la nécessité d’observer une trêve entre son Royaume et la République : il devait craindre que ces défections ne fussent d’un funeste exemple, s’il renouvelait les opérations d’une guerre active.

Quant à Pétion, au contraire, cette trêve entrait dans ses vues politiques ; car il est évident qu’il lui avait toujours répugné de porter la guerre sur le territoire ennemi, et qu’il ne l’avait fait antérieurement que pour seconder l’action des populations soulevées contre Christophe.

Dans ce nouvel état de choses, l’intérêt respectif des deux États exigeait que chacun de ces deux chefs s’occupât de leur administration intérieure, selon les principes de leur gouvernement, et encore en ne perdant jamais de vue, qu’une paix générale en Europe pourrait menacer l’indépendance nationale et l’existence même du peuple d’Haïti ; car la France ne renoncerait pas facilement à ses droits sur son ancienne colonie, puisqu’à cette époque elle en avait même sur la partie orientale de l’île qui lui fut cédée par un traité, bien que les naturels de cette possession eussent spontanément déchiré ce traité pour se replacer sous la domination de l’Espagne. La raison, une sage politique, commandaient donc à Christophe, comme à Pétion, de conserver, de ménager les populations soumises à leurs ordres, pour mieux résister à toute entreprise contre l’indépendance de la nation.

Mais Christophe, honteux de l’échec moral, surtout, que ses institutions monarchiques venaient de subir en présence du système républicain de Pétion, s’était retiré devant lui avec des sentimens de vengeance pour compenser en quelque sorte tous les crimes qu’il avait médités, au cas où il fût resté vainqueur de la République. Il les mit à exécution aussitôt, en faisant immoler des hommes, des vieillards, des femmes, jusqu’à de pauvres enfans de la classe des mulâtres de son Royaume, bien certainement innocens des faits de défection qu’il n’attribuait qu’à deux hommes de cette classe. En agissant avec cette férocité du Tigre, il sapa lui-même les bases de son trône, par la pitié qu’il excita dans le cœur d’une foule de noirs qui s’honorèrent en se plaisant à sauver autant d’individus qu’ils purent, ou qui opérèrent de nouvelles défections en faveur de la République, en passant sous ses bannières avec ceux qui étaient dévoués à la mort. La chute du tyran n’était plus qu’une affaire de temps, parce que son régime insensé devait l’entraîner à des crimes perpétuels, et qu’il n’avait plus l’assentiment des populations.

En accueillant comme des frères, les Haïtiens que ces injustices contraignirent à abandonner leurs foyers, Pétion leur procura les mêmes avantages dont jouissaient les citoyens de la République ; et par là, il minait insensiblement le trône de son ennemi.

Mais, en ce temps-là, il ajoutait à ses principes de bienfaisance un acte d’humanité envers les populations des îles de l’archipel des Antilles, envers celles surtout qui sont semblables au peuple haïtien, et principalement de la Jamaïque, en autorisant les navires étrangers et nationaux à exporter de la République, des provisions alimentaires dont elles avaient alors un extrême besoin, par suite de la guerre entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, ce dernier pays ne pouvant pas y apporter ses produits de même nature.

Dans ces circonstances, un agent secret du gouvernement, impérial de France s’introduisit dans la République, pour s’enquérir de l’état des choses et des dispositions des Haïtiens envers son pays. Sa mission devenait une sorte d’avertissement pour persévérer dans la trêve observée depuis quelques mois, puisque ce gouverment avait toujours les yeux fixés sur l’ancien Saint-Domingue. Mais Pétion à qui il l’avoua, parce qu’il était assuré qu’il n’avait rien à craindre, lui fit comprendre que la résolution des Haïtiens, de rester indépendans, était irrévocable, et il repartit sain et sauf.

Toutefois, cette mission porta Pétion à donner suite à l’idée qu’il avait conçue, d’étendre les relations de la République avec l’étranger, pour mieux constater l’existence politique du pays aux yeux de la France elle-même. Dans ce dessein, il essaya de faire flotter le pavillon national dans les ports des Etats-Unis, où l’esclavage et les préjugés de couleur étant pratiqués, il semblerait devoir n’être pas admis. Mais le plein succès de cette heureuse tentative le décida à envoyer aussi des navires haïtiens à Londres, qui y furent accueillis avec autant de faveur.

La conséquence de ces procédés était en quelque sorte des mesures à prendre par le gouvernement de la République, afin de maintenir sa neutralité et de prouver la moralité de ses intentions. Il interdit l’accès de ses ports aux corsaires qui naviguaient dans la mer des Antilles et qui, le plus souvent, commettaient des déprédations et des actes de piraterie.

L’insurrection de la Grande-Anse s’était amoindrie, depuis que Christophe n’avait plus de flotte pour la secourir. Pétion profita de la vacance du siège de cet arrondissement pour y envoyer un général, à qui il donna des instructions si judicieuses, qu’en très peu de temps cette insurrection fut réduite à une complète impuissance, les rebelles ayant été forcés à se réfugier dans les plus hautes montagnes de ce vaste quartier.

Aussi attentif aux événemens qui se passaient en Europe, depuis le grand échec éprouvé en Russie par l’armée française ; informé de la chute de l’Empereur Napoléon, de la restauration des Bourbons sur le trône de France, et des stipulations des traités qui réservaient à cette puissance la faculté de continuer la traite des noirs pendant cinq années, Pétion conçut facilement que cette réserve prouvait un esprit hostile à Haïti. Afin de prévenir, s’il était possible, l’éventualité d’une agression, il se résolut à expédier à Londres un envoyé chargé de réclamer la médiation de la Grande-Bretagne, pour offrir de traiter avec la France de la reconnaissance de l’indépendance et de la souveraineté d’Haïti, sur des bases équitables.

En même temps, Christophe étant informé des mêmes faits, fit écrire à une sorte d’agent qu’il avait à Londres, pour le charger de déclarer en son nom, de publier sur les journaux et même de préparer une négociation dans laquelle il était disposé à écouter, de la part de la France, des propositions justes et raisonnables, si elles lui étaient faites, moyennant la reconnaissance de l’indépendance et de la souveraineté d’Haïti.

Cependant, Pétion, comptant plus sur ses concitoyens pour défendre leurs droits, saisit cette grave circonstance pour achever son système de rémunération nationale, par la distribution des biens des anciens colons à tous les officiers de l’armée et aux fonctionnaires civils, et la vente générale du reste du domaine public aux particuliers ; car il se persuada que la défense du sol ajouterait à celle de la liberté de chacun, si le pays venait à être attaqué. Et de nouvelles informations lui étant parvenues d’Europe, il donna l’ordre aux généraux de l’armée de se préparer à cette défense pour la rendre vigoureuse et triomphante.

En effet, le gouvernement royal de France se préoccupait du soin de rétablir son autorité dans son ancienne colonie. Dans ce but, il fit envoyer trois agents dont la mission devait être secrète, avec les instructions les plus perfides, puisqu’elles tendaient à exciter de funestes divisions entre les chefs d’Haïti et leurs concitoyens, pour mieux assurer le succès de l’expédition armée qu’il faisait préparer dans les ports de France. Mais cette mission déloyale fut éventée et dénoncée à Pétion et à Christophe, et les agents se virent contraints, pour pouvoir s’introduire à Haïti, de s’annoncer sous l’apparence d’une négociation régulière.

Pétion reçut avec égards le chef de cette mission qui avait ordre de conférer spécialement avec lui pendant que l’agent chargé de voir Christophe se rendait auprès de ce dernier. Une correspondance eut lieu entre eux, dans laquelle l’agent français lui proposa de proclamer la souveraineté du Roi de France dans le pays, pour le replacer à l’état de colonie. Mais, en repoussant cette proposition, comme inacceptable, Pétion lui offrit de rétablir les relations commerciales entre Haïti et la France, et de payer à celle-ci une indemnité en faveur des anciens colons, pour leurs propriétés foncières confisquées : ce qui était en corrélation avec les instructions qu’il donna à son envoyé à Londres. La négociation ne put donc aboutir à aucun résultat.

Le chef de la mission française allait partir, lorsque Christophe dévoila la perfidie de son but, par les instructions qu’il saisit sur la personne de l’agent envoyé auprès de lui et qu’il fît imprimer, en envoyant des copies à Pétion. Mais ayant considéré cet agent comme un espion, il lui fit subir des interrogatoires dans lesquels il introduisit des imputations contre Pétion, tendantes à le perdre aux yeux des Haïtiens, comme s’il conspirait avec le gouvernement français pour les replacer sous le joug de l’esclavage. Christophe envoya également des copies imprimées de ces actes, non moins perfides que ceux émanés du gouvernement français.

Les uns et les autres ne purent ébranler la confiance que le peuple de la République avait en son premier magistrat. Mais celui-ci congédia immédiatement l’agent français qui était auprès de lui, tandis que Christophe fit condamner l’autre à mort et le fit exécuter.

Pendant que les deux chefs d’Haïti renouvelaient le serment prêté le 1er janvier 1804, de défendre l’indépendance et la souveraineté nationale contre la France et toutes autres puissances du monde, les écrits et les actes qu’ils firent publier à l’occasion de la mission française parvenaient en Europe, et y excitaient une vive indignation dans tous les esprits libéraux, contre les manœuvres perfides du gouvernement de la Restauration à l’endroit d’Haïti. Les philanthropes anglais plaidèrent la cause intéressante des noirs ; les journaux de leur pays se joignirent à eux pour reprocher amèrement au gouvernement britannique, d’avoir condescendu aux vues de celui de France pour la continuation de la traite pendant cinq années, dans la coupable intention de repeupler Haïti d’esclaves après l’extermination de sa population, puisque le chef de la mission française en avait fait l’aveu. En France même, des cœurs généreux appuyèrent les philanthropes et les journaux anglais.

Alors, le gouvernement britannique saisit cette explosion de sentimens humains, pour porter les autres puissances européennes à déclarer avec lui, que la traite des noirs devait généralement cesser dans tous les États de la chrétienté.

Cependant, le Roi de France, quoique Très-Chrétien, ne tenait aucun compte de ces idées généreuses, de ces sentimens d’humanité et de la déclaration de ses puissans alliés ; et après avoir désavoué la gaucherie du chef de ses agents, il faisait activer dans ses ports une formidable expédition militaire contre Haïti, quand la Providence renvoya en France le grand capitaine qui lui en avait tracé l’exemple funeste dans des temps antérieurs. Succédant aux Bourbons sur le trône français, et agissant sous l’inspiration de nouvelles idées et de nouveaux sentimens, Napoléon s’empressa de décréter l’abolition de la traite des noirs, en même temps qu’il donnait une autre direction aux troupes destinées à l’expédition, pour se maintenir sur le trône.

Dès lors, la cause d’Haïti fut gagnée au tribunal de l’opinion publique en Europe ; et la nouvelle Restauration des Bourbons en France vint adhérer aux résolutions qui avaient prévalu dans les conseils de leurs alliés.

En Haïti, Christophe profita du moment où l’expiration des fonctions présidentielles de Pétion allait arriver, pour essayer de le dépopulariser et d’empêcher le renouvellement de sa magistrature. À cette fin, il singea la mission royale de la Restauration par l’envoi de quelques députés dans la République, chargés d’offrir un pardon à son président, de lui proposer de se soumettre à son autorité, pour réconcilier les Haïtiens des deux territoires, tout en expédiant des imprimés rédigés contre Pétion. Mais ses députés ne recueillirent que la manifestation du mépris populaire pour leur roi, et ils se retirèrent couverts eux-mêmes de ridicules.

Une nouvelle élection de Pétion à la présidence de la République suivit cette manifestation, en consolidant le pouvoir entre ses mains.

Presque en même temps, le troisième agent français de la mission de l’année précédente, qui n’était pas venu à Haïti alors, arrivait dans le port de la capitale de la République sur un navire de son pays portant un pavillon étranger ; il sollicita la permission de vendre les marchandises qu’il avait à son bord pour en opérer le retour avec des denrées d’Haïti. Accueilli avec bienveillance par Pétion, il ouvrit ainsi les relations commerciales entre la France et son ancienne colonie ; et l’opération avantageuse qu’il fît détermina d’autres commerçans à imiter son exemple, dans la même année. De son côté, le gouvernement français eut le bon esprit de ne pas s’opposer à ces relations qui, par leurs résultats fructueux, étaient destinées à réconcilier la France avec Haïti. En attendant ce moment désirable, Pétion fit servir les navires du commerce français au retour dans leur pays, de tous les Haïtiens qui se trouvaient encore en Europe par les événemens révolutionnaires, en payant généreusement leur passage.

À la fin de la même année, le Sénat de la République fut renouvelé par l’expiration des fonctions de ses anciens membres, alors que Pétion faisait préparer la révision de la constitution par une commission, pour la mettre en rapport avec les idées de l’époque : ce que le nouveau Sénat ne tarda pas à proposer au peuple réuni en assemblée de révision.

En ce moment, le célèbre Simon Bolivar et ses compatriotes de la Côte-Ferme se réfugièrent dans la République, ayant été expulsés de leur pays par les troupes espagnoles. Pétion les accueillit avec distinction et déféra aux sollicitations de Bolivar, en lui fournissant des armes, des munitions, etc., pour aller reconquérir son pays ; mais sous la condition, généreusement acceptée, de déclarer la liberté générale de tous les esclaves de cette contrée, comme le plus sûr moyen de faire triompher la cause de l’indépendance dans l’Amérique méridionale, et le plus propre à honorer cette intéressante cause. Bolivar et ses compatriotes quittèrent Haïti, après en avoir reçu la plus cordiale hospitalité, et il fut fidèle à la parole donnée à Pétion.

Pendant que l’assemblée de révision travaillait à l’œuvre constitutionnelle, Pétion faisait adopter les lois civiles de la France par les tribunaux de la République, comme préférables aux anciennes ordonnances des rois de ce pays qu’ils suivaient en vertu de leur loi organique.

La nouvelle constitution parut enfin. Elle institua une Chambre des représentans des communes pour partager l’exercice du pouvoir législatif avec le Sénat, et le Président d’Haïti qui eut seul l’initiative de la proposition de presque toutes les lois. Le président dut être désormais nommé à vie, avec les attributions inhérentes au pouvoir exécutif, afin d’asseoir la tranquillité publique sur des bases durables. En conséquence de ces dispositions nouvelles, Pétion fut élu à vie par le Sénat.

En même temps, une nouvelle mission du gouvernement français arriva dans la République, cette fois avec un caractère public et digne d’une nation puissante et civilisée. Mais, après une longue correspondance entre les commissaires et Pétion, et une infructueuse tentative de même nature de leur part envers Christophe, cette mission échoua dans le but qu’elle poursuivait, et qui tendait, comme en premier lieu, à faire proclamer la souveraineté du Roi de France à Haïti. Cependant, Pétion renouvela ses premières propositions, tandis que Christophe déclarait par un acte, qu’il ne traiterait avec la France que sous la médiation et la garantie de la Grande-Bretagne.

À cette époque, S. Bolivar reparut dans la République, après quelques revers dans sa patrie, et il reçut encore de Pétion d’autres secours pour l’aider, cette fois, à la reconquérir définitivement. Il se rencontra sur le sol hospitalier d’Haïti avec le général Mina qui y passa, en allant aider le Mexique dans son indépendance prononcée à l’égard de l’Espagne ; et l’on voyait encore dans la République, des Français qui vinrent s’y réfugier en fuyant les réactions politiques de leur pays.

Dans la même année, Pétion fonda le lycée national de la capitale, destiné à l’enseignement des jeunes garçons, et un pensionnat, à celui des jeunes filles. En subvenant aux besoins intellectuels du pays dont il venait de défendre la cause diplomatiquement, c’est qu’il savait que l’instruction est la plus solide garantie de la liberté et de l’indépendance, parce qu’elle entretient et fortifie le patriotisme qui porte à défendre ces droits, et qu’elle assure le développement de la prospérité et de la civilisation d’une nation.

L’élection des représentans des communes vint bientôt après former la chambre législative, dont les travaux donnèrent à la République des lois appropriées plus ou moins à sa situation, selon les lumières du moment.

Presque en même temps, il s’opérait dans la rade du Cap une capture importante de malheureux Africains arrachés de leur terre natale pour être faits esclaves dans l’île de Cuba. Rendus à leur liberté naturelle, ils furent les précurseurs d’autres infortunés en plus grand nombre qui, une année après, furent capturés aussi sur les côtes de la République et libérés dans son sein.

Au moment où la situation du pays n’offrait que des chances heureuses pour l’avenir, que le présent prouvait la consolidation de l’ordre public par une prospérité croissante, la mort naturelle de Pétion vint porter la désolation dans tous les cœurs, en faisant éclater les sentimens les plus sincères du regret universel éprouvé par la perte de ce grand citoyen.

Le général Boyer fut appelé à le remplacer dans la présidence à vie de la République, et se montra digne du choix du Sénat, par les mesures qu’il prit dans ces douloureuses circonstances. Accepté loyalement par les généraux, ses compagnons d’armes, il le fut aussi, à leur exemple, par l’armée et les citoyens : ce qui prouva la solidité des institutions républicaines fondées par Pétion. Boyer, suivant sa politique, s’empressa de donner des gages aux puissances les plus voisines d’Haïti par leurs possessions dans les Antilles, en envoyant une mission à la Jamaïque et une autre à Santo-Domingo, qui, toutes deux, furent accueillies avec égards et considération.

Cependant, dans la pensée que l’élection de Boyer pouvait occasionner des divisions dans la République, Christophe se porta à Saint-Marc avec son armée : de là, il envoya des députés auprès du Président d’Haïti, pour le sommer de se soumettre à son autorité royale. Au fait, cette absurde mission n’était que dans le but de s’assurer de l’état des choses. Mais ses députés ne virent que le plus chaleureux enthousiasme en faveur du chef de la République, et retournèrent auprès de leur Roi, qualifié de rebelle à sa constitution et à ses lois. Des désertions individuelles parmi les troupes de ce dernier l’avertirent qu’il courait le danger de perdre sa couronne, s’il tentait le moindre mouvement contre l’État, et il se retira dans le Nord.

Rassuré sur la situation inattaquable de la République, Boyer alla visiter successivement ses deux départemens, pour connaître les besoins de chaque localité. Accueilli sur tous les points avec un empressement marqué, il résolut de donner suite au projet qu’avait conçu son prédécesseur, pour éteindre complètement l’insurrection de la Grande-Anse. Une campagne exécutée par les troupes du Sud, guidées par d’habiles généraux, parvint effectivement, en peu de temps, à réduire les révoltés au néant ; et une nouvelle tournée du Président d’Haïti dans ce département le porta à annoncer cette pacification si longtemps désirée, en avertissant l’armée tout entière qu’elle aurait d’autres travaux guerriers à accomplir.

En attendant, le président proposa dans la session législative diverses lois dont la plus remarquable, sur les attributions des grands fonctionnaires publics, concentra dans les mains du chef du pouvoir exécutif des attributions plus étendues qu’auparavant.

L’appel fait au dévouement de l’armée, à l’occasion de l’extinction de l’insurrection de la Grande-Anse, et les succès administratifs du chef de la République, inspirèrent de telles craintes à Christophe, qu’il sollicita l’intervention de l’amiral anglais de la Jamaïque, pour s’entremettre de la paix entre lui et Boyer ; il redoutait évidemment l’activité que montrait ce dernier et l’amour de la gloire dont il paraissait animé. Mais en déférant à sa sollicitation, Sir Home Popham ne recueillit qu’un refus formel à l’égard de toute convention quelconque avec un rebelle. Peu après cette démarche, Christophe fut frappé d’apoplexie et resta paralysé dans la moitié de son corps.

Alors, les généraux de son Royaume conçurent un plan de conspiration contre sa vie languissante et son autorité ; et un incident provoqué par sa tyrannie aveugle amena le soulèvement de la garnison de Saint-Marc, qui se soumit spontanément à la République, en entraînant dans ce mouvement tout le département de l’Artibonite.

Boyer profita habilement de cette soumission volontaire. Il secourut ces troupes en se portant lui-même à Saint-Marc avec toute l’armée de la République, et en envoyant d’autres corps pour pénétrer dans l’est du département du Nord. Christophe ayant été contraint de se suicider, pour ne pas tomber victime de ses troupes du Cap que ses généraux y soulevèrent à leur tour, le Président de la République réussit à se rendre dans cette ville où il proclama la constitution, en opérant la réunion de tous les Haïtiens sous son égide, malgré les velléités des généraux du Nord pour ériger un nouvel État distinct.

La guerre civile s’éteignit ainsi, après quatorze années, sans effusion de sang, autre que celui de quelques victimes que ces généraux immolèrent à leur haine et à leur ambition, notamment les deux fils de Christophe.


FIN DU TOME HUITIÉME
  1. Cette proclamation du 16 octobre fut imprimée au Port-au-Prince, avant le départ de Boyer pour Saint-Marc : il fit imprimer en même temps de nombreux titres de concessions de terre, pour en délivrer aux officiers de tous grades et aux soldats, dans l’Artibonite et le Nord. La propriété marchait de pair avec la liberté, sous les drapeaux de la République.
  2. C’est ce qui aura donné lieu à l’erreur commise par Placide Justin. Et pourquoi cette hésitation des généraux, jusqu’à laisser écouler 8 jours après la mort de Christophe, sans annoncer cette nouvelle, sans faire connaître leurs intentions ?
  3. C’est alors que Bonnet reprit définitivement son rang dans l’armée, à la satisfaction générale. On sut bon gré à Boyer, au Port-au-Prince surtout, de cette décision qui prouvait qu’ils étaient sincèrement réconciliés.
  4. En venant à la capitale, Lys était déjà atteint de l’hydrothorax dont il mourut peu après. Le docteur Williamson lui représenta le danger qu’il y avait pour lui de se mettre en campagne ; mais il répondit que dans une telle circonstance, il devait donner sa vie à la patrie, d’une manière ou d’une autre. Noble dévouement qui ne peut étonner de la part d’un militaire aussi distingué.
  5. Mémoires de B. Inginac, pages 41 à 43.
  6. Ils n’arrivèrent à Saint-Marc que le 18, un jour après Constant Saul. Il est impossible qu’ils n’y fussent pas arrivés plus tôt, s’ils étaient réellement partis du Cap le 9.
  7. La conspiration du Cap a pu être conçue et machinée auparavant ; mais elle n’a éclaté que le 6 octobre, quatre jours après l’insurrection de Saint-Marc.
  8. Adonis et Michaud ne furent point porteurs de dépêches : cette allégation était contraire à la vérité ; du moins, s’ils en avaient, ils ne les remirent point.
  9. D’après cette phrase, au 19 octobre la forme de ce gouvernement n’était donc pas encore fixée : on n’a donc pas pu dire que, dès le 15, une République avait été établie ; ce mot ne se trouve pas même écrit dans toute cette lettre. Mais on y reconnaît que les généraux prétendaient proposer ensuite une confédération avec la République d’Haïti, pour le seul cas de la défense du pays contre l’agression d’une puissance étrangère : — idée semblable à celle du conseil départemental du Sud, pendant la scission, pour la défense commune contre Christophe ; idée creuse, dangereuse pour l’unité politique d’Haïti.
  10. Prophète Daniel, Sainte-Fleur et Nord Alexis étaient tous trois, colonels des trois corps de chevau-légers : le premier prit le grade de général de division ; le second, celui de général de brigade. Nord Alexis, d’un caractère plus sérieux, attendit que le Président d’Haïti l’élevât à ce dernier grade, bien que sa troupe l’eût reconnu en cette qualité.
  11. La lettre des quatre généraux signataires fut écrite par Prézeau. Le président eut le tort de lui garder une certaine rancune à ce sujet, comme s’il eût pu refuser de l’écrire dans le moment ou l’on venait d’assassiner huit individus.
  12. Au commencement de 1807, Christophe adopta cette formule dans ses actes ; à la fin de la même année et dans les premiers momens de sa monarchie, il la supprima. Cependant, en 1818 et 1819, il y faisait écrire : liberté, indépendance ou la mort. Il eut toujours l’égalité en horreur.
  13. « Savez-vous ce qui me frappe ? C’est l’insuffisance de la force à rien fonder. Il y a deux puissances dans le monde : le sabre et l’esprit ; et, à la fin, l’esprit tue le sabre.  » — Napoléon 1er.
  14. On sera convaincu de cette assertion, dans la relation des faits en 1821.
  15. Le vieux colonel Macaya, qui figura en 1793, était le chef de cette embuscade placée sous le nom de poste, soi-disant pour faire la police de cette partie de la route. Arrivé la, le général Nord lui tint un langage menaçant, en lui déclarant qu’il n’ignorait pas de qui il avait reçu des ordres pour exécuter le projet qu’il venait déjouer avec son corps de cavalerie.
  16. Pendant que l’armée marchait sur le Cap, le général Nicolas Louis allait à la tête d’une colonne s’emparer du Port-de-Paix, où il entra sans coup férir.
  17. Un peintre haïtien, du Cap, a fait le tableau historique de l’entrée de Boyer en cette ville, qu’on voyait au palais du Port-au-Prince.
  18. En ce moment, Boyer put comparer sa haute position au Cap-Haïtien, à celle ou il s’était trouvé dans la même ville, en 1802, lorsqu’il faillit d’être noyé par rapport à ses liaisons d’amitié avec Pétion. En 1820, il en recueillait tous les avantages.
  19. Si Boyer ne fit pas donner, par l’État, une pension à la Veuve de J.-J. Dessalines, je sais qu’il lui donnait fréquemment des sommes d’argent de sa cassette particulière. Cette respectable femme était digne de sa sollicitude.
  20. Magny méritait à tous égards ce témoignage de grande distinction : aucun général n’était plus propre que lui, à faire comprendre aux troupes et aux populations du Nord, le régime de la République qu’il avait étudié durant huit années au Port-au-Prince.
  21. Obas fut promu à ce grade dans ces circonstances. Il était sénateur.
  22. Bonnet était pour l’Artibonite, ce que Magny fut pour le Nord.
  23. À l’occasion d’une velléité d’émeute, manifestée au Cap-Haïtien par les 1er et 2e régimens d’infanterie de cette ville, le président avait reconnu qu’il fallait y laisser ces deux corps de l’Ouest avec un général capable de seconder le général Magny au besoin, pour le maintien de la tranquillité publique : Bergerac Trichet répondit parfaitement à sa confiance.
  24. Dans ses Mémoires, B. Inginac évalue ces fonds à la somme d’environ 1,600,000 gourdes, et ce chiffre paraît être assez exact.
  25. Lys (Pierre-Charles) naquit au Port-au-Prince le 22 décembre 1775, et mourut le 28 novembre 1820, en vue de Mont-Roui. Envoyé fort jeune en France, il y reçut une brillante instruction qui, jointe au physique le plus agréable, au caractère le plus franc et aux qualités du cœur le plus aimant, le fit estimer généralement de ses concitoyens. Parmi eux, les militaires appréciaient en lui cette bravoure rare, ce courage calme à la guerre, qui le distinguaient, cette bonté inépuisable qu’il avait pour ses inférieurs : ses égaux ne furent jamais envieux des positions qu’il occupa successivement, tant ses relations étaient affables. Lys montra toujours un désintéressement patriotique. Revenu dans le pays au commencement de 1791, il se lia intimement avec Pétion, et devint, à 16 ans, le lieutenant de cette célèbre compagnie d’artillerie dont son ami fut le capitaine. Devenu chef de bataillon de cette arme, Lys commanda la place du Petit-Trou jusqu’en 1800 où il s’expatria avec Rigaud et ses autres officiers ; il ne revint à Haïti qu’après la déclaration de l’indépendance, pour s’attacher de nouveau à Pétion et contribuer avec lui à la fondation de la République. Promu au grade de général de brigade, le 26 juillet 1809, son brevet constata 12 campagnes, 16 actions d’éclat, une blessure à l’attaque du fort du Mirebalais, en 1808. En cette qualité, il commanda les arrondissemens de Jérémie et du Port-au-Prince ; et s’il se laissa entraîner dans l’opposition du Sénat contre Pétion et dans la déplorable scission du Sud, on a vu quelle a été sa brillante et valeureuse conduite dans le siège du Port-au-Prince. Ses dépouilles mortelles furent enterrées au fort National (devenu fort Alexandre) qu’il avait si bien défendu, à côté des entrailles de Pétion. L’élite de la population de la capitale assista à ses obsèques qui furent dignes de ses services.

    Dans sa maladie au Cap-Haïtien, Boyer lui donna les témoignages de la plus vive amitié, de même que Borgella : ses autres compagnons d’armes, les généraux du Nord aussi, le visitaient souvent. Lys s’honora en accueillant sans rancune, J. Chanlatte qui l’avait maltraité dans sa diatribe contre le Sénat. Chanlatte était constamment chez lui ; et, pour se distraire de ses souffrances, Lys lui faisait réciter les plus belles poésies des grands poètes français : ce que Chanlatte entendait à merveille.

    À cette époque, on regretta que Boyer n’eût pas élevé Lys au grade de général de division qu’il méritait par ses longs services et pour avoir puissamment contribué à la pacification de la Grande-Anse. On pensait aussi qu’il aurait dû profiter de la Réunion du Nord pour élever au même grade, les anciens généraux de brigade de la République qui avaient été nommés par Pétion, en même temps que lui, en 1809, avec d’autant plus de convenance, qu’il y avait de nombreux généraux de division parmi ceux de Christophe : six autres de plus dans l’armée n’auraient pas dérangé l’économie militaire du pays, et Marion, Nicolas Louis, B. Leblanc, Lamothe-Aigron, Frédéric et Bergerac Trichet méritaient bien cette récompense, par leurs services et le concours qu’ils donnaient à Boyer depuis plus de deux ans.

  26. À cette époque, Bruno Blanchet était encore sur sa halte près de Saint-Jean. Il écrivit une lettre à Dugué, notaire du gouvernement au Port-au-Prince, à l’occasion de la mort de Christophe. Il lui disait que cet événement prouvait, comme la mort de Dessalines, que le despotisme ne pouvait durer toujours en Haïti ; et il ajouta : « Il faut sans doute rendre à César ce qui est à César ; mais que César rende aussi au peuple ce qui est au peuple. » Dugué crut y trouver une allusion à Boyer auquel il était déjà opposé, et à la constitution de 1816 qui accordait au Président d’Haïti plus de pouvoir que celle de 1806. Dugué me fit lire cette lettre en me communiquant ses réflexions personnelles à ce sujet. Dans la narration des faits de 1822, je produirai des notes sur la constitution, de la main de Blanchet que le président avait chargé de préparer une révision de cet acte.
  27. Voyez les Mémoires de B. Inginac, pages 48 et 49.
  28. À ce sujet, l’histoire doit faire remarquer, que Boyer ne voulut jamais, comme Pétion, donner un commandant supérieur aux divers corps de troupes formant sa garde : leurs colonels recevaient directement ses ordres. Durant les 25 années de sa présidence, l’arrondissement du Port-au-Prince même n’eut toujours que des commandans à titre provisoire, qui recevaient aussi, directement, ses ordres pour les moindres affaires.
  29. Le même jour, 29 décembre, où Boyer écrivait cette phrase, le général Magny lui adressait une lettre par laquelle il lui dénonçait Richard, comme tramant une vaste conspiration contre la République ; mais il ne pouvait encore savoir cette particularité.