Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 6/1.3

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 6p. 78-106).

chapitre iii.
Le général Nugent, gouverneur de la Jamaïque, ouvre des négociations avec Dessalines, sur les bases des conventions prises avec Toussaint Louverture, en lui envoyant des indigènes prisonniers. — Projet de convention non accepté par Nugent : reconnaissance tacite de l’indépendance d’Haïti, par la Grande-Bretagne. — L’amiral Duckworth notifie l’intention de capturer les navires haïtiens qui seront rencontrés hors des eaux de l’île. — Dessalines n’y souscrit point et promet de respecter les possessions britanniques. — Il envoie à la Jamaïque, 160 Polonais pour être acheminés en Europe. — Nugent les renvoie à Haïti. — Régime administratif. — Quelques faits du général Ferrand. — Proclamation aux habitans de la partie espagnole. — Les Français s’emparent de Saint-Yague où se porte le général Toussaint Brave qui ne l’occupe pas. — Les Français y retournent et s’établissent dans le Cibao. — Nouvelle parvenue à Haïti, de l’élévation du Premier Consul à la dignité impériale. — Dessalines se décide aussi à prendre le titre d’Empereur d’Haïti. — Actes à ce sujet et réflexions y relatives.


Durant la guerre de l’indépendance, à mesure que les indigènes conquéraient les villes du littoral, les navires de commerce des États-Unis, ceux de la Jamaïque et des îles danoises et hollandaises s’empressaient d’y venir, pour échanger les produits étrangers contre ceux du sol d’Haïti que la population récoltait malgré la guerre. Après l’évacuation du Cap, ces navires continuèrent encore mieux à fréquenter les ports, et ce trafic leur était aussi avantageux qu’au pays, dans le dénûment où il était de toutes choses. Jusque-là, ce n’était que le fruit de spéculations entreprises par des particuliers ; — le commerce, ce grand véhicule de la civilisation, ce lien de rapprochement entre les peuples, ne s’embarrassant point de questions politiques, pourvu qu’il trouve profit et sécurité.

Le premier gouvernement qui essaya d’entrer en négociations avec Haïti fut celui de la Grande-Bretagne. Lorsqu’il déchira le traité de paix d’Amiens, l’insurrection des indigènes avait déjà fait des progrès considérables ; il en prévoyait le but, il le sut ensuite, et il put calculer que sous la pression de ses vaisseaux, l’armée française serait expulsée de Saint-Domingue. Il est donc vraisemblable qu’il envoya des instructions à ce sujet au général Nugent, gouverneur de la Jamaïque ; car, dans le courant de janvier, ce gouverneur expédia un sieur Edouard Corbet auprès de Dessalines.

Afin de disposer favorablement le chef d’Haïti aux ouvertures qu’il lui faisait, il lui envoya 34 de ses nationaux qui avaient été faits prisonniers parmi des Français, en lui promettant de lui en envoyer d’autres. Corbet était chargé de faire un traité ou convention, reposant sur les bases de celle conclue en 1798 à la Pointe-Bourgeoise, entre le général Maitland et Toussaint Louverture, ou de renouveler les propositions de ce général, aux conférences des Gonaïves, en 1799, et tendantes à obtenir pour la Grande-Bretagne le commerce exclusif de l’île et une sorte de protectorat. On se rappelle que Toussaint Louverture s’était engagé à ne jamais rien entreprendre contre la Jamaïque, et avait consenti à ce que les navires de la colonie ne pussent voyager au-delà de 5 lieues de ses côtes. En compensation de ces restrictions proposées de nouveau, le gouverneur anglais promettait de faire garder les côtes d’Haïti contre toute entreprise de la part des Français.

Ces propositions prouvent que, malgré la déclaration faite dans la proclamation du 1er janvier, à l’égard des colonies voisines d’Haïti, les Anglais ne se fiaient pas à Dessalines dont ils connaissaient l’humeur guerrière, et qui avait refusé poliment leurs offres de concours contre les Français.

Mais Dessalines, en accueillant les indigènes renvoyés par le gouverneur de la Jamaïque, en le priant de lui expédier tous les autres qu’il aurait en son pouvoir, ne consentit pas à toutes ses propositions. Sa déclaration spontanée, qu’il ne troublerait point le repos des colonies voisines, sa judicieuse crainte de se brouiller avec les Anglais ou tous autres neutres dont il recherchait la considération, devaient suffire à ce gouverneur ; et à l’égard des navires haïtiens, de guerre ou de commerce, il ne pouvait s’interdire à lui-même, comme chef d’un pays indépendant, la faculté de les faire voyager au-delà de son littoral. Déjà, les Français réfugiés à Saint-Yague de Cuba, avaient armé des corsaires qui nuisaient au cabotage haïtien ; ceux de l’Est d’Haïti pouvaient en faire autant, et il eût été absurde de s’interdire le droit de les faire poursuivre par les gardes-côtes de l’État.

L’envoyé anglais repartit pour la Jamaïque avec une lettre de Dessalines où il disait au gouverneur Nugent :

« M. Corbet a reçu de moi l’accueil distingué et favorable auquel il devait nécessairement s’attendre. Quoique je le crusse muni de pouvoirs assez amples pour condure définitivement avec moi un traité réciproquement avantageux, il a pensé devoir l’apporter à la sanction de Votre Excellence[1]. L’amitié d’un gouvernement aussi puissant que le vôtre m’est trop précieuse, pour que je ne saisisse pas toutes les occasions de la cimenter. Sensible aux désirs du Roi, votre maître, de répondre à mes attentions par des considérations particulières, il ne dépendra pas de moi que notre amitié et notre bonne intelligence ne soient jamais interrompues… »

La dernière phrase de cette lettre prouve que le gouverneur de la Jamaïque avait fait ces ouvertures, au nom et par ordre du gouvernement britannique ; et les bases d’un traité ayant été posées entre Corbet et le chef d’Haïti, quoique l’Anglais n’ait pas voulu ou pu conclure définitivement, il ne s’ensuit pas moins que ce fut, de la part de la Grande-Bretagne, une reconnaissance tacite de notre indépendance nationale ; car en faisant cette démarche, le général Nugent savait bien qu’elle avait été proclamée. La Grande-Bretagne n’avait, en effet, qu’à admettre le fait accompli ; il ne lui appartenait pas, non plus qu’à toute autre puissance, — la France exceptée, — de discuter le droit des Haïtiens à se constituer indépendans.

Le général Nugent n’approuva pas le projet d’arrangement convenu entre son envoyé et le gouverneur général d’Haïti. Le 31 janvier, il renvoya Corbet avec une lettre où il exprimait son regret à cet égard, en disant à Dessalines, que l’amiral Duckworth lui ferait savoir quels traitemens étaient réservés aux navires haïtiens. Cet amiral, étant en croisière dans les parages d’Haïti, lui notifia la clause comminatoire concernant ceux qui seraient rencontrés à plus de 5 lieues de ses côtes : il lui dit que, dans ce cas, les navires légalement expédiés seraient capturés, et que tous autres non munis de papiers en forme seraient considérés comme pirates.

C’était dicter la loi du plus fort ; car, en droit, les Anglais n’étaient pas fondés à imposer de telles conditions. La crainte même qu’ils éprouvaient de tout contact entre les Haïtiens et la race noire à la Jamaïque, n’était pas une excuse ; ils n’avaient qu’à défendre toutes relations avec cette île, de la part des Haïtiens, et à traiter en ennemis ceux qui enfreindraient cette défense. C’est ce que fit le gouvernement britannique lui-même, par un Ordre en conseil du mois de décembre 1808.

Le 31 mai, étant au Cap, Dessalines adressa une nouvelle lettre à Nugent, pour témoigner de ses dispositions à maintenir les bonnes relations existantes entre Haïti et la Grande-Bretagne, quoiqu’ils n’eussent pu s’entendre pour la conclusion d’un traité ; mais que son pays étant indépendant, il ne pouvait pas agir sur les erremens de Toussaint Louverture. Il sauvegarda ainsi la dignité nationale ; et dans ces circonstances, il fit encore une action qui l’honora.

Ces diverses communications avaient eu lieu par la frégate anglaise le Tartare, commandée par Perkins, homme de couleur natif de la Jamaïque, connu depuis longtemps à Haïti[2]. Perkins ayant trouvé Dessalines au Cap, consentit, sur sa proposition, à recevoir à bord de cette frégate, 160 Polonais qui avaient demandé la permission de quitter Haïti pour retourner en Europe. En les envoyant à la Jamaïque, Dessalines espérait qu’ayant au moins pitié de ces infortunés soldats, le gouverneur Nugent se fût prêté à leur procurer la satisfaction qu’ils sollicitaient. Mais ce gouverneur voulut qu’ils prissent service dans les troupes britanniques : sur leur refus péremptoire, afin de ne pas se trouver dans le cas d’agir contre la France, Nugent les fit ramener à Haïti, — « en exhortant Dessalines de les chasser du pays. Mais Dessalines lui répondit que ces Polonais étaient devenus Haïtiens, qu’il était le chef d’un peuple libre, et qu’il ne pouvait, par conséquent, contraindre ses nationaux à quitter le sol de la patrie[3] »

C’était noblement répondre à la dureté et à la suggestion malveillante du gouverneur de la Jamaïque. Evidemment, le chef noir se montra supérieur, par ses sentimens, à l’officier général blanc. Et il s’agissait cependant de malheureux Européens, de ces intéressans soldats d’une vaillante nation qui, sous le brave Sobieski, acquit des droits à la reconnaissance de l’Europe, en la préservant de la barbarie des Turcs !…

Après l’éloge mérité, passons au blâme qui ne le fut pas moins.

Le régime administratif de cette dictature de trois années se dessinait déjà. L’affermage des biens domaniaux aux chefs militaires et aux employés supérieurs du pays, fit revivre le système de culture établi par Toussaint Louverture. Le cultivateur était contraint au travail de la terre, et « jusqu’alors, les inspecteurs de culture faisaient rarement passer aux verges ou au bâton, le laboureur paresseux ou insubordonné que signalaient les gérants ou les chefs de section[4]. »

Cette assertion, vraie pour les premiers momens, indique néanmoins que dans la suite telle fut la condition normale de l’ouvrier des champs : condition qu’il partageait avec le soldat, quoique ce dernier fût chargé le plus souvent de l’exécution de ces mesures coercitives. L’un et l’autre recevaient encore de mauvais traitemens, selon le despotisme plus ou moins sévère des chefs militaires, dans les travaux extraordinaires nécessités par la construction des forteresses dans l’intérieur du pays. Henry Christophe surtout se distinguait parmi eux par ses rigueurs, à l’occasion du fort de Laferrière, devenu plus tard la fameuse citadelle Henry[5]. Si le cultivateur recevait le quart brut des denrées qu’il récollait sur les propriétés rurales, très-souvent au gré des caprices du fermier tout-puissant, le soldat ne recevait point de solde ni habillement : on le rationnait en pain ou vivres du pays, et en salaisons importées par le commerce étranger ; mais cela ne dura pas longtemps.

« Dans les administrations, en général, on mettait sans pudeur en pratique, le pillage, le vol, la fourberie et la contrebande. Chacun s’efforçait de faire fortune, par n’importe quel moyen[6]. »

Malheureux pays où l’on vit presque toujours pareilles choses, depuis les temps les plus reculés de l’établissement colonial ! On se rappelle, sans doute, ce que nous avons dit à ce sujet de la part de l’intègre intendant Barbé de Marbois, et de Toussaint Louverture qui qualifia les auteurs de tels scandales, de maîtres voleurs[7].

Le général Vernet, nommé ministre des finances en janvier, avait déjà donné, le 12 avril, quelques instructions aux agens de cette branche de service. Le 4 mai, se trouvant au Cap avec le gouverneur général, et « considérant l’irrégularité qui existait dans leur comptabilité, et la nécessité d’arrêter le commerce illicite et frauduleux des cafés que faisaient les propriétaires, avides de gain, » disait-il, il fit publier de nouvelles instructions pour régler la comptabilité des administrateurs, afin qu’ils lui envoyassent tous les mois un état général de leurs opérations. Ces instructions furent approuvées par le gouverneur général, pour être exécutées jusqu’à ce qu’il pût statuer définitivement sur les diverses branches de l’administration : elles divisaient les recettes, de même que les dépenses, en six chapitres.

Il y avait une chose plus simple à faire ; c’était de prescrire aux agents des finances, de suivre la même comptabilité qui avait été établie sous Toussaint Louverture, et qui était certainement bien réglée. Mais, comment le ministre eût-il pu rien comprendre en cette matière ? Il signait seulement son nom, ne sachant ni lire ni écrire. « C’était un vieillard plein de zèle, mais d’une profonde ignorance[8]. » Il était donc inhabile à diriger le département important qui lui fut confié.

Vernet était sans doute un bon militaire, qui avait payé de sa personne en maintes occasions ; mais ce n’était pas là un titre à administrer les finances, surtout d’un État naissant après tant de bouleversemens politiques. En outre, le gouverneur général, en nommant un administrateur, un trésorier, etc., leur disait, avec son expérience des choses du pays, toujours pleine de franchise : « Plumez la poule, mais prenez garde qu’elle ne crie. » C’était leur dire en d’autres termes : « Faites vos affaires aux dépens du fisc, pourvu qu’il n’en résuite point un scandale public. » Avec une maxime financière aussi originale, il était impossible que la probité fût la règle de conduite des agents.

Aussi, Vastey, chef des bureaux du ministre, s’en prévalait-il pour rançonner tous les fournisseurs et tous ceux qui avaient affaire au ministère. C’était un homme instruit, mais d’une corruption que sa méchanceté seule égalait ; il faisait signer à Vernet ce qu’il voulait. Sa conduite immorale influait nécessairement sur les autres fonctionnaires, du moins sur ceux qui avaient les mêmes principes que lui ; car il serait injuste de ne pas dire qu’il y avait d’honorables exceptions.

Dans les départemens, les finances étaient administrées par trois chefs principaux, hommes de capacité : c’étaient Ferrier, au Cap et pour le Nord ; Ogé (l’un des frères du martyr de 1791), au Port-au-Prince et pour les deux divisions de l’Ouest ; et F. Papalier, aux Cayes et pour le Sud. Excepté Ogé, qui conserva sa charge jusqu’à la fin de 1806, les deux autres furent remplacés plus tard[9] Des administrateurs particuliers furent établis dans tous les ports ouverts, avec des trésoriers, des contrôleurs, des directeurs de douane, etc. : de fréquens changemens eurent lieu successivement parmi eux.

Entre les directeurs des domaines, on distinguait B. Inginac, d’une grande capacité, d’une extrême facilité pour le travail. Infatigable à la tâche, appuyé de l’estime du gouverneur général, il mit autant d’ordre que possible dans son administration. On lui reprochait seulement, peut-être avec raison, sa brusquerie dans la vérification des titres de propriété, à laquelle furent soumis tous les propriétaires, pour être envoyés en possession de leurs biens, afin de pouvoir constater ceux du domaine public : il se créa par la suite une foule d’ennemis, quand des mesures plus sévères furent prises à cet égard.


Etant au Cap, le gouverneur général eut connaissance des faits qui se passaient dans l’Est d’Haïti.

Le général Ferrand, excité par le massacre de ses compatriotes, publia des écrits outrageans pour le peuple haïtien, et surtout pour son chef ; il employa les prêtres à exalter la population soumise à ses ordres ; il établit des postes qui se reliaient entre eux depuis Hinche jusqu’à Neyba, et fit élever une espèce de redoute sur un monticule situé dans la route entre Saint-Jean et Azua, à peu de distance de la rivière de Petit-Yaque. Le colon Wiet, des Grands-Bois, qui avait évacué la Croix-des-Bouquets en septembre 1803, en eut le commandement spécial ; et dans sa présomption, que les faits ne justifièrent point en 1805, il appela cette position, forte par la nature des lieux, le Tombeau des indigènes, espérant sans doute qu’il y pourrait arrêter la marche de l’armée haïtienne, si elle se portait contre Santo-Domingo.

Il n’en fallut pas davantage pour irriter Dessalines. Le 8 mai, il publia une proclamation adressée « aux habitans de la partie espagnole ; » en voici un extrait :


À peine l’armée française a-t-elle été expulsée, que vous vous êtes empressés de reconnaître mon autorité ; par un mouvement libre et spontané de votre cœur, vous vous êtes rangés sous mon obéissance. Plus porté à la prospérité qu’à la ruine de la patrie que vous habitez, j’ai accueilli favorablement cet hommage. Dès ce moment, je vous ai considérés comme mes enfans, et ma loyauté pour vous ne s’est pas démentie. Pour plus grande preuve de ma sollicitude paternelle, dans les endroits soumis à mon pouvoir, je n’ai préposé pour chefs que des hommes pris et choisis dans votre sein… Espagnols, réfléchissez… Les torts des Français appartiennent-ils aux Espagnols ?… Abjurez une erreur qui vous est si funeste, rompez tout pacte avec mon ennemi, si vous voulez que votre sang ne soit pas confondu avec le sien. Nommez-moi bien vite la partie de votre territoire sur laquelle mes premiers coups doivent être portés, ou instruisez-moi si je dois frapper indistinctement sur tous les points. Je vous donne quinze jours, à dater de la notification de la présente proclamation, pour me faire parvenir vos dernières intentions et vous rallier sous mes étendards… En un mot, vous savez ce que je puis, ce que j’ose : songez à votre salut. Recevez ici la promesse sacrée que je fais, de ne rien entreprendre contre votre sûreté personnelle ni contre vos intérêts, si vous saisissez cette occasion de vous montrer dignes d’être admis au nombre des enfans d’Haïti.


Cette proclamation était aussi mal conçue que mal rédigée : elle fut l’œuvre de J. Chanlatte, d’un esprit aussi extravagant que celui de B. Tonnerre. En traitant ces habitans d’Espagnols, c’était leur dire qu’ils étaient tout-à-fait étrangers au peuple qui venait de proclamer l’indépendance de toute l’île d’Haïti pour ne former qu’un seul État. La grande majorité de ces habitans étant de race africaine, il fallait au contraire leur tenir un langage fraternel et non menaçant ; c’était se poser en conquérant, et le ton de cet acte se ressentait de cette disposition ; il contenait des expressions injurieuses autant qu’impolitiques. Leur dicter un délai de quinze jours pour se soumettre, c’était une absurdité, en présence des troupes françaises qui les contenaient et des habitans blancs qui avaient la haute main dans la direction des esprits. Et comment ces derniers pouvaient-ils avoir confiance dans la promesse sacrée de ne rien entreprendre contre leur vie et leurs propriétés, après tant de promesses violées ? En politique, tout porte son fruit, la violence comme la modération. Les antécédens de Dessalines étaient d’ailleurs assez connus, et il venait récemment d’y ajouter.

Les habitans du Cibao seuls s’étaient soumis à son autorité, en envoyant au Cap, en décembre 1803, une députation ; de trois d’entre eux ; mais on a déjà vu qu’il avait commis la faute de leur imposer une contribution de cent mille piastres, qu’ils avaient payée par crainte d’une invasion immédiate. La crainte n’assure point l’autorité. Ces habitans étaient mécontens. C. Thabarrès, l’un des députés, mulâtre natif de cette partie, avait reçu le commandement de Saint-Yague ; n’ayant pas de troupe haïtienne avec lui, il avait formé un bataillon, composé d’anciens esclaves noirs et mulâtres pris sur les habitations : ce qui mécontenta de nouveau les propriétaires.

Le général Ferrand, sachant cela, envoya l’adjudant-commandant Deveau à la tête d’une centaine de soldats européens qui se recrutèrent en route des mécontens ; il surprit Thabarrès et s’empara de Saint-Yague, le 14 mai. À cette nouvelle, le général Toussaint Brave eut ordre de se porter contre cette ville d’où Deveau s’enfuit précipitamment à son approche, avec la plupart des habitans. Le 26 mai, le général haïtien y entra ; mais il l’abandonna et retourna au Fort-Liberté, emmenant avec lui Thabarrès et son bataillon. Sans doute, il avait reconnu que les sentimens des populations du Cibao étaient hostiles au pouvoir de Dessalines.

Deveau ne tarda pas à revenir à Saint-Yague ; mais, loin de protéger les habitans, il organisa le pillage de leurs propriétés. Ses exactions furent telles, qu’ils se soulevèrent contre lui, le firent prisonnier et le renvoyèrent à Ferrand, en lui demandant un autre chef. Ce général fut assez adroit pour nommer un noir de la Véga, nommé Serapio Reynoso : celui-ci rallia les habitans et toute la population aux Français. Ferrand nomma d’autres chefs pour les autres villes ou bourgs de ce département, qui échappa ainsi au pouvoir de Dessalines, parce qu’il n’avait pas employé des moyens convenables.

Pendant que ces faits se passaient dans l’Est d’Haïti, à l’avantage de la France, — en France il s’en passait un qui devait réagir sur Haïti : le 18 mai, le Premier Consul Bonaparte fut élevé à la dignité d’Empereur des Français. Cet événement important ne fut connu à Haïti que dans les premiers jours du mois d’août. Il y occasionna une grande émotion, d’après la lettre qui suit, adressée par Dessalines à Pétion :

Au quartier-général de Laville, le 8 août 1804.
Le gouverneur général, au général Pétion.
Citoyen général,

D’après différentes gazettes que je viens de recevoir, et que je vais livrer à l’impression pour que tout le monde en ait une entière connaissance, j’apprends que Bonaparte s’est fait nommer Empereur des Français. Comme il est plus que probable qu’en cette qualité, il provoquera la réunion des autres puissances contre ce pays, il convient d’activer de plus fort les travaux des fortifications, afin de bien recevoir nos ennemis ; et, pour parvenir à ce but, on relèvera les travailleurs le samedi afin que l’ouvrage se fasse le dimanche, à l’instar des autres jours. Je vous prie de faire accélérer la confection des affûts de canons qui sont destinés au camp de Marchand ; et si j’éprouve du retard à les recevoir et qu’il arrive quelque fâcheux accident, c’est à vous que je m’en prendrai.

Je vous salue avec amitié,

Signé : Dessalines.

C’était étrangement s’abuser que de croire, que le rétablissement de la monarchie en France, devait assurer la paix entre elle et la Grande-Bretagne : la guerre entre ces deux puissances avait d’autres causes que le régime républicain, et sans la paix entre elles, Haïti n’avait rien à redouter. Mais, ce qu’il y eut de réel à la suite de cette espèce de panique, c’est que l’entourage de Dessalines lui suggéra l’idée, s’il ne la conçut pas lui-même, de prendre aussi le titre d’Empereur d’Haïti.

Il était sans doute facile de lui démontrer que celui de gouverneur général rappelait les anciennes relations du pays avec la France, qu’il ne convenait pas au chef d’Haïti ; et alors, Dessalines ne pouvait qu’agréer ce nouveau titre, pour prouver qu’il se considérait l’égal de Bonaparte, titre qui devint ainsi une mesure purement politique, par rapport à la France, pour donner plus de poids à l’indépendance. Il se peut aussi que son amour-propre ait été flatté de ce titre pompeux, et qu’il ait cru augmenter la stabilité de son pouvoir en le prenant. Les chefs se font souvent de telles illusions ; et les considérations énumérées à ce sujet, à l’occasion de l’érection de l’empire français, ont dû influer sur son esprit.

D’ailleurs, notre indépendance de la France pouvait-elle nous soustraire à toute idée d’imitation de ce qui se passerait en ce pays-là ? En dépit de la proclamation du 1er janvier, tout portait encore parmi nous l’empreinte française, et c’était tout naturel ; car un peuple nouveau ne peut pas rompre entièrement avec son passé. Nous croyons donc qu’avant d’avoir reçu ces nouvelles d’Europe, personne ne dut songer à ce titre en faveur de Dessalines, pas plus qu’à celui de président, et encore moins à une constitution démocratique, ainsi que l’avance M. Madiou[10]. Les esprits les plus sages, par cela même qu’ils étaient sages, ne pouvaient s’imaginer qu’une telle constitution fût possible avec un chef comme Dessalines.

Mais les officiers de son état-major, ses secrétaires qui l’inspiraient, durent entrevoir pour eux-mêmes toute une auréole de noblesse personnelle, avec les titres de prince, duc, marquis, comte, baron, chevalier, et les croix et décorations attachées à ces titres, en apprenant que ces qualités avaient été aussi restaurées en France : de là leur activité à pousser Dessalines à prendre la dignité impériale.

Quant à lui personnellement, de la manière qu’il a institué son empire, il a prouvé un bon sens admirable ; car en prenant le titre d’Empereur, il n’a voulu évidemment qu’enlever à la France l’espoir que celui de Gouverneur général eût pu lui laisser encore, de voir revenir la population d’Haïti sur la mesure de l’indépendance ; il s’y est déterminé, dès qu’on lui eut démontré l’inconvenance du titre qu’il avait pris le 1er janvier. La preuve que cette idée dominait dans son esprit, c’est que, lorsque ensuite on voulut qu’il créât une noblesse, il répondit judicieusement : Je suis le seul noble en Haïti.

Et cependant, il était un homme du Nord, où l’esprit aristocratique avait toujours eu plus d’influence. C’est qu’apparemment, il pensait qu’un empereur électif n’était que le premier magistrat de son pays[11] ; qu’un jeune peuple qui avait tant combattu pour avoir la jouissance de la liberté et de l’égalité, ne devait pas, à la naissance de son indépendance, s’égarer au point de compromettre son avenir, en adoptant une institution (celle de la noblesse) qui eût créé l’inégalité des conditions.

La seule inégalité qu’il admettait volontiers était attachée aux grades militaires[12] ; et au fait, il se montra plus républicain que son entourage, même en conservant le droit de choisir son successeur parmi les généraux de l’armée ; en disant, comme on le verra bientôt, que dans ce choix il n’aurait jamais égard à l’ancienneté, bien que ce principe eût été établi par Toussaint Louverture. S’il avait voulu faire consacrer l’hérédité de la dignité impériale dans sa famille, qui eût pu l’en empêcher ? Il ne le fit pas, parce qu’il se considérait comme le premier, le plus haut placé parmi ses égaux, pour diriger les affaires de son pays ; peut-être aussi, parce qu’il pensait que cette hérédité n’eût été qu’une chimère.

D’ailleurs, était-il raisonnable que lui et les généraux de notre armée nationale, se crussent tellement supérieurs à leurs soldats, à leurs concitoyens, qu’ils pourraient instituer en leur faveur et en faveur de leurs familles, les privilèges inhérents à l’hérédité, à la noblesse ? N’était-ce pas contre les privilèges de la race blanche qu’on s’était armé, qu’on avait combattu pour acquérir le droit d’être les égaux de ces hommes ? Et à peine on les avait vaincus et expulsés du pays, on aurait restauré ces inégalités ! C’eût été pire qu’une injustice, — une vraie trahison envers la nation.

Dessalines se montra donc conséquent avec tous les principes qui nous avaient dirigés dans nos révolutions, en adoptant le titre d’Empereur qui, dans la situation des choses, avait le double mérite d’être une mesure propre à fortifier la déclaration de notre indépendance, et de rappeler un fait historique, — celui du peuple romain déférant un titre semblable à Jules César, lorsqu’il se fit nommer dictateur perpétuel. Dessalines ne pouvait pas être autre chose ; son autorité ne pouvait pas être limitée par une constitution quelconque. On verra qu’il ne respecta pas celle qu’il octroya.

Cette résolution une fois prise, il ne restait plus qu’à adopter le mode le plus convenable de déférer le titre nouveau au chef du pays. C’était naturellement aux généraux de l’armée à manifester leur vœu à cet égard, comme ils avaient, paru avoir consacré celui de gouverneur général. En les réunissant en assemblée, l’apparence de la légalité fût restée à cet acte ; mais on a vu, par la lettre adressée à Pétion, et probablement à tous les autres, que leur présence dans leurs commandemens respectifs devenait urgente pour activer les travaux des fortifications. On adopta donc un autre mode : un acte revêtu de leurs signatures, prises isolément et sans délibération préalable entre eux, pouvait atteindre le but ; il fut rédigé. Trois copies en furent faites : l’une pour la division du Nord, l’autre pour la 1re division de l’Ouest (l’Artibonite), et la troisième pour la 2e division et la division du Sud.

Le 14 août, le gouverneur général adressa à Pétion la lettre suivante, qui fut probablement analogue à celles adressées à H. Christophe et à Gabart ; car il paraît qu’il n’écrivit pas à Geffrard.

Le gouverneur général, au général Pétion.

J’expédie près de vous, mon cher général, un de mes aides de camp porteur d’une pièce qui demande votre signature, si vous le jugez à propos. Vous la ferez signer par les généraux et chefs de corps de votre division.[13]


Cela fait, mon aide de camp restera près de vous au Port-au-Prince. Vous enverrez un des vôtres au général Jean-Louis François qui, après avoir signé et fait signer les officiers supérieurs de sa garnison, enverra ce paquet au général Geffrard par un de ses aides de camp : le vôtre restera à Aquin pour attendre son retour.

Vous écrirez au général Magloire de se rendre à Léogane, pour qu’au retour de votre aide de camp il puisse signer ladite pièce.

Je ne fais pas réunir les officiers généraux dans ce moment, parce que leur présence est trop utile dans leurs commandemens pour activer les travaux des fortifications.

Vous ordonnerez à tous les commandans des lieux où passera votre aide de camp, de lui fournir autant de montures qu’il en aura besoin, en raison de sa mission. Il faut que dans dix jours je reçoive le paquet ici.

J’ai l’honneur de vous saluer,

Signé : Dessalines.

Cette lettre avait au moins le mérite de la franchise d’un ordre dictatorial. Une seule chose la dépare, — c’est la faculté qu’elle semblait laisser à Pétion de ne pas signer la pièce dont s’agit, après lui avoir dit qu’elle demandait sa signature, c’est-à-dire qu’elle l’exigeait ; mais tout le reste lui disait assez qu’il n’y avait point à délibérer. Le secrétaire qui ajouta cette expression facultative connaissait sans doute les sentimens républicains de Pétion ; mais il n’appréciait pas assez son caractère politique. L’homme qui était resté impassible à lecture de l’arrêté de Leclerc, relatif à la déportation de Rigaud, qui avait toujours eu une physionomie calme en présence de ce capitaine-général, n’était pas susceptible de commettre une faute aussi grossière, que de refuser sa signature en une telle occurrence. La pièce envoyée par le futur empereur fut signée comme il le désirait. Qu’importait à Pétion, non plus qu’à Jean-Louis François et à Geffrard, ce titre nouveau et éclatant en la personne du chef de l’État ? Il n’allait pas accroître sa puissance, il ne pouvait commander à l’avenir qui restait toujours un secret connu de Dieu seul.

Il semble, d’après cette lettre qui assignait un délai de dix jours pour que la pièce revînt des Cayes, que ni Gérin qui était à l’Anse-à-Veau, ni Férou qui se trouvait à Jérémie, n’y concoururent pas. Il aurait fallu, en effet, un plus long délai ; et le gouverneur général était trop actif en toutes choses pour attendre si longtemps[14].

Voici, enfin, cet acte qui avait l’apparence de la volonté et des désirs des généraux, interprétant le vœu populaire :

Nous, Généraux de l’armée d’Haïti,

Désirant consacrer, par un acte solennel, le vœu de notre cœur, et répondre à la volonté fortement prononcée du peuple d’Haïti ;

Persuadés que l’autorité suprême ne veut point de partage, et que l’intérêt du pays exige que les rênes de l’administration soient remises entre les mains de celui qui réunit la confiance, l’affection et l’amour de ses concitoyens ;

Bien convaincus, par une cruelle expérience et par l’histoire des nations, qu’un peuple ne peut être convenablement gouverné que par un seul, et que celui-là mérite la préférence, qui, par ses services, son influence et ses talens, a su consolider l’édifice de notre indépendance et de notre liberté ;

Considérant qu’après une longue série de malheurs et de vicissitudes, il convient d’assurer la garantie et la sûreté des citoyens d’une manière immuable et irrévocable, et que le plus sûr moyen d’atteindre ce but est de décerner au seul chef capable de représenter et de gouverner dignement la nation, un titre auguste et sacré qui concentre en lui les forces de l’État, qui en impose au dehors, et qui soit au dedans le gage de la tranquillité ;

Considérant que le titre de Gouverneur général, décerné au citoyen Jean-Jacques Dessalines, ne remplit pas d’une manière satisfaisante le vœu général, puisqu’il suppose un pouvoir secondaire, dépendant d’une autorité étrangère dont nous avons à jamais secoué le joug ;

Sans avoir plus longtemps égard au refus constant et obstiné du citoyen Jean-Jacques Dessalines, d’accepter une puissance que le peuple et l’armée lui avaient déléguée dès l’époque où notre indépendance a été proclamée, puisque ce refus contrarie les intérêts, la volonté et le bonheur du pays ;

Déférons au citoyen Jean-Jacques Dessalines le titre d’Empereur d’Haïti, et le droit de choisir et de nommer son successeur.

Désirons que cette expression libre de nos cœurs et déjà provoquée par le peuple, soit offerte à sa sanction, sous le plus bref délai, et reçoive sa prompte et entière exécution par un décret du sénat qui sera extraordinairement convoqué à cet effet.

Cet acte n’aurait dû avoir que le seul considérant relatif au titre de gouverneur général, parce que c’était là le seul motif raisonnable à donner pour justifier celui d’empereur.

Mais les secrétaires de Dessalines, J. Chanlatte et B. Tonnerre surtout, qui voulaient rester omnipotens sur son esprit, malheureusement peu éclairé, en glissant les deux autres considérans sur la nécessité de ne point admettre de partage dans son autorité suprême, de la concentrer en ses mains seules, avaient pour but d’écarter de ses conseils, pour l’administration du pays, les généraux de l’armée considérés, dès janvier, comme des conseillers d’État. Ils insinuaient ainsi, dans l’esprit de Dessalines, une défiance contre toute prétention des généraux à cet égard ; et, d’un autre côté, ils créaient un juste mécontentement de la part des généraux. Que devaient penser ces derniers, en recevant l’injonction de signer cet acte, sans délibération entre eux, et à plus forte raison ceux qui ne furent pas admis à l’honneur de le signer, mais dont les noms furent portés dans l’imprimé ?

Le paragraphe relatif au refus constant et obstiné de Dessaîines, d’accepter une puissance dont le titre d’Empereur serait l’expression, était une fausse assertion que démentait la dictature dont il était revêtu depuis l’acte du 1er janvier, puisqu’il avait le droit de faire des lois, de déclarer la guerre, de faire la paix et de choisir et de nommer son successeur, et qu’il était lui-même nommé à vie, que les généraux avaient déclaré que son autorité était la seule qu’ils reconnaîtraient.

Le fait est, qu’on voulait paraître n’avoir pas imité ce qui se passa en France ; mais on a eu beau faire, on en a donné la preuve dans cet acte, en parlant d’une sanction par le peuple, de la convocation d’un sénat (qui n’existait pas), afin de rendre un décret qui eût exécuté la volonté populaire. N’était-ce pas ainsi qu’on avait, ou à peu près, procédé en France ? Ce sénat ne pouvait être que l’assemblée des généraux, conseillers d’État.

Aussi, adopta-t-on dans ces vues une idée bizarre : c’était de supposer les généraux réunis au Port-au-Prince, le 25 janvier, d’antidater ainsi l’acte rédigé au mois d’août. Or, le gouverneur général était bien dans cette ville à la fin de janvier ; mais en quittant les Gonaïves, les généraux étaient retournés à leurs commandemens respectifs.

Enfin, l’acte rédigé à Marchand, envoyé dans les départemens, y retourna à la fin du mois d’août revêtu des signatures, comme le gouverneur général l’avait ordonné. Les journaux étrangers ayant fait savoir que le couronnement de l’Empereur des Français aurait lieu en décembre, il fut jugé convenable de couronner l’Empereur d’Haïti plus tôt, et cette cérémonie fut fixée au 8 octobre. Il n’y avait pas lieu de l’attendre pour porter le titre nouveau.

Le 2 septembre, l’Empereur se fit acclamer par son état-major et la 4e demi-brigade, son ancien corps, toujours sa troupe de prédilection, où se trouvaient beaucoup de jeunes hommes : il y eut enthousiasme, vrai ou feint, de la part de tous ceux qui étaient présens à Marchand.

L’acte prétendu du 25 janvier fut alors imprimé, portant les noms de tous les généraux seulement. Un autre avait été préparé, comme réponse du chef de l’État au vœu qui lui était manifesté ; il fut aussi imprimé. Le voici :

Le gouverneur général,

Aux généraux de l’armée et aux autorités civiles et militaires, organes du peuple.

Citoyens,

Si quelque considération justifie à mes yeux le titre auguste que votre confiance me décerne, ce n’est que mon zèle, sans doute, à veiller au salut de l’Empire, et ma volonté à consolider notre entreprise : entreprise qui donnera de nous, aux nations les moins amies de la liberté, non l’opinion d’un ramas d’esclaves, mais celle d’hommes qui prédilectent leur indépendance au préjudice de cette considération que les puissances n’accordent jamais aux peuples qui, comme nous, sont les artisans de leur propre liberté, qui n’ont pas eu besoin de mendier des services étrangers pour briser l’idole à laquelle nous sacrifiions.

Cette idole, comme Saturne, dévorait ses enfans, et nous l’avons foulée aux pieds. Mais n’effaçons pas ces souvenirs ; rappelons ce que la récence de nos infortunes a imprimé dans nos âmes ; ils seront des préservatifs contre les surprises de nos ennemis, et nous prémuniront contre toute idée d’indulgence à leur égard. Si les passions sobres forment les hommes communs, les semi-mesures arrêtent la marche rapide des révolutions.

Puis donc que vous avez jugé qu’il était de l’intérêt de l’État que j’occupasse le rang auquel vous m’avez élevé, en m’imposant ce nouveau fardeau, je ne contracte aucune nouvelle obligation envers mon pays ; dès longtemps je lui ai fait tous les sacrifices. Mais je sens qu’un devoir plus grand, plus saint, me lie ; je sens, dis-je, que je dois conduire rapidement cette entreprise à son but, et, par des lois sages, mais indulgentes pour nos mœurs, faire que chaque citoyen marche dans sa liberté sans nuire aux droits des autres, et sans blesser l’autorité qui veille au bonheur de tous.

En acceptant enfin ce fardeau aussi onéreux qu’honorable, c’est me charger de la somme du bien ou du mal qui résultera de mon administration. Mais n’oubliez pas que c’est dans les temps les plus orageux que vous me confiez le gouvernement du vaisseau de l’État.

Je suis soldat, la guerre fut toujours mon partage, et tant que l’acharnement, la barbarie et l’avarice de nos ennemis les porteront sur nos rivages, je justifierai votre choix ; et combattant à votre tête, je prouverai que le titre de votre général sera toujours honorable pour moi.

Le rang suprême auquel vous m’élevez m’apprend que je suis devenu le père de mes concitoyens dont j’étais le défenseur ; mais que le père d’une famille de guerriers ne laisse jamais reposer son épée, s’il veut transmettre sa bienveillance à ses descendans et les apprivoiser avec les combats.

C’est à vous, généraux et militaires, qui monterez après moi au rang suprême, que je m’adresse. Heureux de pouvoir transmettre mon autorité à ceux qui ont versé leur sang pour la patrie, je renonce, oui, je renonce formellement à l’usage injuste de faire passer ma puissance à ma famille.

Je n’aurai jamais égard à l’ancienneté, quand les qualités requises pour bien gouverner ne se trouveront pas réunies dans le sujet. Souvent la tête qui recèle le feu bouillant de la jeunesse contribue plus efficacement au bonheur de son pays, que la tête froide et expérimentée du vieillard qui temporise dans les momens où la témérité seule est de saison.


C’est à ces conditions que je suis voire Empereur, et malheur à celui qui portera sur les degrés d’un trône élevé par la reconnaissance de son peuple, d’autres sentimens que ceux d’un père de famille !

Au quartier-général de Dessalines, le 15 février 1804.

Signé : Dessalines.
Par le gouverneur général,
L’adjudant-général, signé : Boisrond-Tonnerre.

On reconnaît le style de B. Tonnerre dans cet acte, comme celui de J. Chanlatte dans l’autre portant les noms des généraux[15].

Cette acceptation fut antidatée ainsi que la nomination, et par le même motif, — pour prouver qu’on n’avait pas marché sur les traces de la France. À qu’on bon tant de précautions ? Est-ce qu’Haïti n’avait pas le droit d’avoir aussi son Empereur ? Cet acte supposa le gouverneur général à Dessalines ou Marchand, le 15 février, tandis qu’il était alors aux Cayes ; et jusqu’au 1er septembre, il signait toujours d’après cette qualification. N’est-ce pas plutôt à ses secrétaires qu’à lui-même, qu’il faut reprocher un procédé aussi absurde ? Tout doit être sérieux, réfléchi, de la part d’un gouvernement.

Ce fut encore une faute plus grave commise par le rédacteur de cet acte, que d’avoir inséré le paragraphe relatif au choix que pourrait faire l’empereur de son successeur, parmi les jeunes généraux. Cette déclaration porta H. Christophe à devenir aussitôt hostile à Dessalines. C’était poser un nouveau principe, contraire à celui établi par Toussaint Louverture, et auquel les militaires tiennent beaucoup. Dessalines lui-même avait jalousé Charles Bélair, parce qu’on pensait qu’après la mort de Moïse, le vieux gouverneur de Saint-Domingue avait des vues sur ce jeune général. Il fallait donc l’engager à ne pas exprimer cette pensée, le convaincre du danger qu’il y aurait à mécontenter, non-seulement H. Christophe, mais tous les autres généraux les plus anciens ; lui dire de réserver cette intention intérieurement, mais de ne pas la manifester.

Lorsqu’un homme éclairé sert auprès d’un chef qui l’est moins que lui, il doit à son supérieur un dévouement entier pour lui inspirer desidées salutaires. Mais B. Tonnerre était trop passionné, trop ambitieux lui-même, pour pouvoir être un homme habile en politique : or, la politique commandait cette réserve de la part de Dessalines, à moins d’admettre qu’il voulût par là créer une rivalité entre les généraux, en excitant l’ambition des plus jeunes : ce qui présentait encore un danger sérieux ; car un tel machiavélisme ne pouvait pas réussir lorsque d’ailleurs, par l’acte de sa nomination, il était évident qu’il allait enlever à tous les généraux, les prérogatives que leur donnait le titre de conseillers d’État.

Il est plus probable qu’il y avait franchise dans cette déclaration de Dessalines, quand on considère par quel motif il a repoussé l’idée de la création d’une noblesse dans son empire ; mais cette franchise était une imprudence. En effet, parmi les généraux de la création de Toussaint Louverture, de l’ancien parti de l’empereur, H. Christophe avait le plus de prétentions à lui succéder ; il était certainement moins ancien que Clervaux, mais celui-ci était déjà frappé d’une maladie qui faisait prévoir sa fin prochaine, et Vernet était trop vieux, trop incapable, pour nourrir une telle prétention. Il n’y avait donc que H. Christophe qui pût aspirer au trône impérial, d’après le principe de l’ancienneté établi en 1801 ; et quelque temps après, il fut nommé général en chef de l’armée ; mais le principe nouveau n’en subsista pas moins, et l’on verra qu’il produisit de mauvais fruits pour Dessalines.

Un programme du couronnement de l’empereur fut imprimé, pour le lieu où cette cérémonie se serait effectuée ; on l’expédia aux généraux, afin de solenniser son avènement dans toutes les villes, le 8 octobre. L’acte de sa nomination et celui de son acceptation furent envoyés en même temps, mais avec ordre de n’ouvrir cette dépêche que le 8 octobre.

Il semble que la cérémonie du couronnement a été simulée partout, d’après le programme publié le 6 septembre au Port-au-Prince, par le général Pétion ; on y lit : « En arrivant au Champ de Mars, tous les tambours battront une marche, et le cortège approchera d’un amphithéâtre construit à cet effet. On lira, à haute et intelligible voix, l’acte annonçant la nomination de l’Empereur. Une salve d’artillerie, qui sera répétée par tous les forts de la ville et par les bâtimens du port, suivra la lecture de l’acte. Alors, la cérémonie du couronnement se fera sur un trône élevé au milieu de l’amphithéâtre, et environné de tous les grands de l’Empire[16] » Mais, il y a lieu de croire que ce programme publié par Pétion n’était qu’une copie de celui qui lui fut adressé, — l’empereur, après son acclamation à Marchand, n’étant pas encore fixé sur la ville où il se ferait couronner ; car, autrement, on ne concevrait pas l’exécution d’un tel programme, au Port-au-Prince, en l’absence réelle de l’élu du peuple et de l’armée.

Ce fut au Cap qu’il se rendit pour cette cérémonie : elle eut lieu le 8 octobre, par les soins du général H. Christophe, bien capable d’y mettre toute la magnificence convenable. L’ancien curé Corneille Brelle, qui devait figurer un jour dans le couronnement de ce général devenu Roi, qui avait chanté tant de Te Deum pour Toussaint Louverture, en célébra un ce jour-là.

De brillantes fêtes terminèrent cette solennité au Cap, mieux encore que dans les autres villes de l’empire. Cette institution souriait à H. Christophe.

En définitive, la dignité impériale prise par Dessalines, reposait sur le principe de la souveraineté nationale, puisque l’acte portant les noms des généraux s’appuyait sur la volonté du peuple. En le qualifiant de citoyen dans cet acte, c’était donner à l’Empire toute la valeur d’une institution républicaine, — l’empereur ayant d’ailleurs déclaré qu’il renonçait à l’hérédité de sa puissance pour sa famille, qu’il la transmettrait à ceux qui avaient versé leur sang pour la patrie, et que même, dans le choix de son successeur, il n’aurait pas égard au principe de l’ancienneté militaire.

Les généraux, — moins le prétendant, — pouvaient donc rester satisfaits ; l’armée, qui aimait les qualités militaires de son chef redouté, avait autant de raison pour être aussi satisfaite, surtout en espérant qu’avec ce titre nouveau, il allait devenir réellement un père pour elle ; le peuple, enfin, à qui il promettait des lois sages, indulgentes pour ses mœurs, devait participer de la satisfaction de ses compagnons d’armes.

Mais, malheureusement pour Haïti, le temps devait amener des mécomptes dans toutes ces espérances.

  1. Dans l’Histoire d’Haïti, par Placide Justin, écrite sur des notes fournies par Sir James Barskett, il est dit, page 412 : que dans ce projet de traité, Dessalines accordait à la Grande-Bretagne le privilège exclusif de la traite des Noirs à Haïti, c’est-à-dire de leur vente, pour en faire des soldats et non des esclaves. Dessalines disait, pour s’excuser de vouloir ainsi favoriser la traite, qu’elle n’en serait pas moins faite par les blancs pour peupler les colonies, et qu’il valait mieux avoir les noirs à Haïti comme soldats. Mais ses propres soldats haïtiens et les cultivateurs ont été si maltraités par lui, qu’il n’est pas à présumer que les noirs sortant d’Afrique eussent été plus heureux : la plupart auraient été placés sur les habitations.
  2. Perkins avait servi comme capitaine de corsaires, dans le guerre que fit la Grande-Bretagne à ses colonies révoltées. La France les ayant soutenues, il avait fait beaucoup de mal aux habitans de la Grande-Anse. Après la paix de 1783, Perkins vint cependant s’établir dans ce quartier où il résida jusqu’en 1792. Ayant trouvé moyen de procurer des munitions de guerre aux hommes de couleur et noirs libres révoltés contre les colons, ceux-ci l’arrêtèrent pour le faire juger prévôtalement ; mais il fut réclamé à temps, comme sujet anglais, par le gouverneur de la Jamaïque, et relâché, parce que les colons tramaient en faveur de la Grande-Bretagne. (Voyez le rapport de Garran, t. 4, p. 124.) Peikins parvint au grade de capitaine de frégate, et l’on a déjà vu qu’il sauva des Français à Jérémie, en janvier 1804.
  3. Histoire d’Haïti, t. 3, p. 155. — J’ai connu à Paris plusieurs Polonais de distinction, auxquels j’ai fait savoir que Dessalines avait naturalisé Haïtiens, en considération des malheurs de la Pologne, tous ceux de leurs compatriotes qui furent faits prisonniers : ils ont été très-sensibles à ce témoignage de sympathie envers leur patrie.
  4. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 161.
  5. Cette citadelle fut construite sur le plan dressé par Henri Barré, mulâtre, ingénieur en chef du Nord. Le nom de Henry qu’elle porta fut à cause de celui du général, et non de celui de l’officier du génie. Dans les montagnes du Port-au-Prince, Pétion traça le plan de 2 forts, l’un appelé Jacques, du nom du gouverneur général, l’autre, Alexandre, de son nom. Geffrard fit construire la citadelle des Platons, d’après le plan de l’ingénieur Morancy, homme de couleur. Dans les hauteurs de Léogane, il y eut le fort Campan, élevé sur l’habitation de ce nom ; dans celles de Jacmel, le fort du Cap-Rouge, nom de la montagne ; dans celles de l’Anse-à-Veau, le fort Desbois, du nom de l’habitation ; dans celles d’Aquin, le fort du Bonnet Carré, nom de la montagne ; enfin, dans celles de Jérémie, le fort Marfranc, du nom de l’habitation. Le Port-de-Paix continua à avoir le fort des Trois-Pavillons élevé déjà dans ses montagnes.
  6. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 162.
  7. Voyez tome 1er de tel ouvrage, p. 90, et tome 4, p. 390.
  8. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 160.
  9. Papalier était adjudant-général de l’état-major du Sud ; les finances lui furent confiées pour y donner une première direction. Cependant, il y fut laissé jusqu’au 1er janvier 1806 où il obtint jde Dessalines de ne s’occuper que de ses fonctions militaires.
  10. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 168.
  11. C’est ! a définition qu’en donna la constitution impériale de 1805.
  12. Voyez l’article 3 de la constitution impériale.
  13. M. Madiou prétend que cette pièce était « une pétition par laquelle le peuple et l’armée demandaient que la forme du gouvernement fût changée, et que le titre d’Empereur fût donné au Gouverneur général » T. 3, p. 169. Mais dans cette lettre, il n’est pas question de peuple. Nous pensons que la pièce dont il s’agit était celle qu’on va lire ci-après, l’acte même qui déférait ce nouveau titre. Et d’ailleurs, la forme du gouvernement ne changeait pas pour cela ; le gouvernement impérial ne fut toujours qu’une dictature militaire : il ne fut pas non plus une monarchie, comme le dit M. Madiou (t. 3, p. 175). Une monarchie est nécessairement accompagnée de la noblesse. La constitution de 1805 ne qualifia point les enfans de l’empereur, de princes ou princesses. Son épouse seule fut qualifiée d’Impératrice.
  14. M. Madiou affirme que plusieurs des généraux n’en ont jamais signé l’original, quoique leurs noms aient été portés dans l’acte imprimé. T. 3, {{pg|171==.
  15. En créant le vetbs prédilecter, Boisrond Tonnerre semble avoir voulu, par ce néologisme, proclamer son indépendance de l’Académie française. Au reste, il n’est pas le seul Haïtien qui soit dans ce cas ; notre langage barbare le prouve bien.
  16. Voyez le Recueil des lois et actes publiés par M. S. Linstant, t. 1er p. 31. M. Madiou cite un programme où l’on voit mentionner un corps législatif qui devait assister au couronnement. Hist. d’Haïti, t. 3, p. 174. Il faut alors convenir que les secrétaires de Dessalines s’inquiétaient peu d’être en désaccord avec la raison : tantôt ils parlaient d’un sénat, tantôt d’un corps législatif, tantôt encore des grands de l’empire, comms s’ils voulaient créer des difficultés pour les historiens à venir.