Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 5/5.11

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 5p. 371-405).

chapitre xi.

Dessalines fait reconnaître son autorité dans le Nord, et y organise le pouvoir des chefs militaires. — Lutte des Congos contre Christophe. — Dessalines va rétablir l’ordre. — Assassinat de Sans-Souci. — Les Congos se soulèvent et tuent Paul Louverture. — Dessalines les écrase et retire Christophe et Clervaux du Nord. — Il se porte à l’Arcahaie d’où Larose s’enfuit. — Pétion y est placé. — Ses mesures politiques. — Arméniens de barges indigènes. — Clauzel prend le Port-de-Paix. — Capois attaque cette ville et envoie une expédition contre la Tortue. — Il reprend le Port-de-Paix et la Tortue. — Romain, Clervaux et Christophe attaquent le Cap et sont repoussés. — Toussaint Brave attaque le Fort-Liberté. — Geffrard prend l’Anse-à-Veau et en est chassé ensuite. — Gilles Bénech enlève Tiburon. — Insurrection dans la plaine des Cayes. — Férou en prend la direction. — Geffrard se joint à Férou et fait reconnaître l’autorité de Dessalines. — Combats entre Sarrazin et les indigènes dans la plaine des Cayes. — Magloire Ambroise attaque et cerne Jacmel. — Adoption du drapeau indigène. — Marche de Kerverseau au Bahoruco. — Lamarre s’empare du Petit Goave et en expulse Delpech. — Rochambeau fait dévorer un noir par des chiens, au Cap. — Autres crimes. — Il transporte le siège du gouvernement au Port-au-Prince. — Il y donne un bal funèbre. — Il envoie des troupes contre Cangé, à Léogane, — contre Lamarre, au Petit-Goave. — Mort de Neterwood : les Français sont repousses par Lamarre. — Rigueurs et projets de destruction au Port-au-Prince. — Brunet est envoyé aux Cayes. — Combats divers dans le Sud. — Geffrard fait prendre l’Anse-à-Veau. — Pétion repousse Fressinet à l’Arcahaie. — Clauzel bat Romain et Toussaint Brave à l’Acul. — Rupture de la paix d’Amiens. — Le général Boyer est fait prisonnier par les Anglais. — Pétion provoqué la réunion, à l’Arcahaie, de Cangé et de ses officiers, à l’effet de leur faire reconnaître l’autorité de Dessalines. — Mesures projetées par le général en chef.


Après que Pétion eut posé dans le Nord et dans l’Ouest, les bases de l’autorité suprême de Dessalines, et Geffrard se rendant dans le Sud à cet effet, la première opération qui était indiquée à Dessalines consistait à aller lui-même se faire reconnaître en qualité de général en chef.

Il partit de l’Artibonite vers le 2 de janvier 1803, et se rendit au Port-de-Paix où Capois et ses troupes ne firent aucune difficulté de l’acclamer. Capois fut nommé général de brigade : il avait réorganisé la 9e, dont le commandement fut confié à Pourcely, et les bataillons à Jacques Louis, Nicolas Louis et Beauvoir.

Se portant immédiatement dans les quartiers du voisinage du Cap, Dessalines nomma aussi généraux de brigade, Romain et Yayou : le premier eut le commandement du Limbe, le second celui de la Grande-Rivière. Cet acte d’autorité acheva de les détacher du parti de Sans-Souci. Christophe fut chargé de commander le Dondon, et Clervaux la Marmelade. Christophe reçut la mission secrète de se défaire de Sans-Souci, et Dessalines retourna à l’Artibonite.

Mais, peu de jours après, les Congos se soulevèrent contre Christophe, probablement à l’instigation de Sans-Souci. Forcé de se réfugier auprès de Clervaux, il fut aidé par celui-ci à reprendre son commandement au Dondon. Un nouveau mouvement des Congos l’en chassa encore. Informé de cette résistance, Dessalines accourut sur les lieux, employa la persuasion et l’autorité en même temps, pour annihiler l’influence de Sans-Souci, en tenant aux Congos le même langage que Pétion leur avait tenu. Cependant, il leur fit une concession adroite dans la circonstance, en retirant le commandement du Dondon à Christophe, qu’il plaça à Milot, avec la surveillance des quartiers qui s’étendaient jusqu’aux limites du Fort-Liberté. Petit-Noël Prieur fut nommé commandant de place au Dondon, au grade de colonel, et le général Paul Louverture en eut l’arrondissement.

Dessalines alla voir Toussaint Brave qu’il promut au grade de général de brigade, avec le commandement des campagnes du Fort-Liberté et de Laxavon ; et à son retour, il visita Sans-Souci, qui s’était réfugié dans les montagnes de la Grande-Rivière. Il affecta de considérer ses anciennes prétentions à l’autorité comme l’égarement d’un défenseur de la liberté. Cette démarche lui concilia Sans-Souci et ceux qui pouvaient encore espérer en lui.

Mais, à peine Dessalines retournait-il à l’Artibonite, que Christophe, continuant son œuvre, et pour mettre à exécution l’ordre secret qu’il avait reçu, appela Sans-Souci à une conférence sur l’habitation Grandpré. Il s’y rendit sans défiance, avec quelques-uns de ses officiers. Aussitôt, Christophe les fit tous massacrer par ses soldats, à l’exception du chef de bataillon Charles Pierre. Ce crime souleva contre lui Petit-Noël et les Congos qui l’assaillirent. Chassé jusqu’à la Marmelade, Christophe et Clervaux ne purent résister au torrent des insurgés et se retirèrent aux Gonaïves. Le malheureux Paul Louverture essaya en vain de contenir dans le devoir les Congos irrités par la mort de leur chef : ils lui tranchèrent la tête.

Ces faits attirèrent Dessalines avec toutes ses forces, y compris les troupes de Christophe et de Clervaux, et ces généraux eux-mêmes. Il marcha contre Petit-Noël, enleva le Dondon et écrasa les Congos. Petit-Noël fut contraint à se cacher dans les bois. Toutefois, pour empêcher de nouveaux soulèvemens parmi ces bandes indisciplinées, Dessalines se vit obligé à retirer du Nord Christophe, qu’il plaça aux Gonaïves, près du général Vernet, et Clervaux, qu’il ramena à la Petite-Rivière.

Tel fut le résultat de l’assassinat de Sans-Souci. Ce crime ne priva seulement, pas le Nord de la présence de deux généraux qui, avec des moyens de persuasion, eussent peut-être organisé les Congos pour les maintenir sous l’autorité de Dessalines ; mais ces hommes ignorans, abandonnés à eux-mêmes, finirent par entrer plus tard en relation avec les Français affamés dans la ville du Cap, en leur fournissant des vivres et des denrées d’exportation. Il est possible qu’après la visite qu’il avait reçue de Dessalines, Sans-Souci fût resté soumis à ses ordres. On ne peut donc que déplorer ce qui parut au général en chef une nécessité commandée pour assurer son autorité. La mort de Sans-Souci occasionna celle de Paul Louverture, qui avait toujours été porté au bien et qui aurait pu être utile à la cause indigène.

Après avoir établi ainsi sa suprématie dans le Nord, Dessalines devait la fonder dans l’Ouest. Partant de l’Artibonite avec Pétion, Gabart et de nombreuses troupes, il se présenta à l’Arcahaie, d’où Larose s’enfuit dans un canot qui le porta à Mariani : de-là, ce dernier se rendit auprès de Lamour Dérance qui était alors dans la plaine de Léogane. Pétion, élevé au grade de général de division, pour commander le département de l’Ouest, établit son quartier-général à l’Arcahaie[1]. L’occupation de ce bourg sur le littoral, à proximité du Port-au-Prince et de la plaine de Léogane, donna à cet homme politique le moyen d’entretenir des intelligences avec des indigènes de cette première ville, les chefs de bandes qui l’avoisinaient et ceux qui obéissaient encore à Lamour Dérange du côté de Léogane, en sapant les fondemens de son autorité. C’est ce qu’il fit, en armant des barges qui traversaient incessamment la baie du Port-au-Prince. Alors parurent notamment Boisblanc, Derénoncourt et Masson, marins audacieux qui renouvelèrent ce qu’avaient fait dans la guerre civile du Sud, Panayoty et les deux frères Gaspard : ils capturèrent des navires français dont les cargaisons profitèrent aux indigènes ; ils facilitèrent les échanges, qui s’opéraient sous voile, de denrées récoltées dans la plaine de l’Arcahaie, contre des armes et munitions que fournissaient des navires des États-Unis et de la Jamaïque.

Par les soins de Dessalines, pareilles choses s’exécutèrent du côté des Gonaïves, où commandait le général Vernet. Il en fut de même sur le littoral du Sud, lorsque les bourgs de ce département tombèrent aux mains des indigènes. Là, Bégon et Aoua se distinguèrent comme leurs collègues dans l’Ouest. L’intérêt mercantile des étrangers y trouvait son compte, car ils échangeaient des choses précieuses pour les indigènes, qui ne savaient que faire de leurs produits.


On conçoit facilement que, l’autorité de Dessalines étant reconnue par les principaux chefs de l’ancienne armée coloniale, l’impulsion qu’il leur donna devait faire de l’année 1803 une époque de guerre acharnée contre les Français. À mesure que l’organisation militaire s’opérait sur tout le territoire soumis aux indigènes, cette guerre prenait de plus en plus un caractère de gravité qui, en assurant le succès de leurs armes, devait garantir leur indépendance de leurs ennemis, surtout lorsque survint la rupture de la paix d’Amiens par la Grande-Bretagne, la France n’ayant pu alors alimenter son armée expéditionnaire par l’envoi de nouvelles troupes.

Notre intention n’est pas d’entrer dans le détail de tous les combats qui se livrèrent à partir du mois de janvier, dans lesquels on peut dire que, si les Français montrèrent leur valeur accoutumée, les indigènes ne prouvèrent pas moins de bravoure, puisqu’en général ils étaient fort mal armés, qu’ils n’avaient presque pas de poudre et que leur organisation était assez défectueuse, leurs troupes se recrutant incessamment de cultivateurs qui allaient aussitôt au feu. Signalons néanmoins les faits principaux de cette guerre.

Le 6 janvier, Rochambeau fit partir du Cap le général Clauzel sur le vaisseau le Duquêne, arrivé la veille avec des troupes ; une frégate et plusieurs autres navires en portaient aussi. Cette expédition, dirigée contre le Port-de-Paix, enleva cette ville aux mains de Capois, malgré la résistance qu’il fît. Capois se retira à deux lieues delà sur l’habitation Lavaud-Lapointe dont il fortifia la position sur le rivage de la mer. Clauzel laissa le commandement du Port-de-Paix au chef de bataillon Daulion et retourna au Cap. Le but de cette expédition était de couvrir l’établissement des malades placés à la Tortue et de faciliter les communications entre cette île et le Môle, entre le Môle et le Cap.

Mais, comprenant lui-même l’objet que les Français avaient en vue, Capois ordonna peu après une attaque de nuit contre le Port-de-Paix, et principalement contre le Petit-Fort, où se trouvaient les munitions ; il le savait. Tandis que Jacques Louis et Cataboix attaquaient la garnison des autres forts, Beauvoir réussit à enlever le Petit-Fort au moyen d’échelles qu’il fit placer en pénétrant dans la mer : les militaires surpris dans le sommeil furent tous massacrés, et Capois fît enlever toutes les munitions. Ce succès étant obtenu, il se retira avec ses troupes à Lavaud-Lapointe où Romain lui fit demander quelques milliers de poudre.

Concevant bientôt le projet le plus aventureux et le plus hardi en même temps, Capois ordonna à Vincent Louis, commandant au Petit-Saint-Louis, de construire des radeaux formés de planches attachées par des lianes, afin de traverser le canal de la Tortue pour se porter sur cette île. Dans la soirée du 18 février (29 pluviôse),[2] 150 hommes d’élite de la 9e, commandés par le capitaine Gardel, montèrent sur ces radeaux que remorquèrent deux embarcations. Vincent Louis arriva dans la même nuit à la Tortue : il y souleva les noirs, surprit la garnison française commandée par l’adjudant-général Boscus, enleva le fort de l’Hôpital, égorgea la plupart des malades et délivra des prisonniers indigènes, notamment le capitaine Placide Lebrun, et sa propre mère et son fils ; il va sans dire que l’incendie des établissemens éclaira ses succès. Mais Boscus, revenu de sa surprise, le repoussa dans l’intérieur de l’île et avisa le Cap de cet événement : des forces supérieures arrivèrent bientôt à son secours, et Vincent Louis et Gardel ne purent s’embarquer qu’avec quelques hommes pour se rendre au Petit-Saint-Louis. Les noirs de l’île subirent un terrible châtiment : néanmoins, dans le courant de mars ils se soulevèrent de nouveau et massacrèrent tous les malades qu’ils purent atteindre. Rochambeau se vit contraint à faire retirer le reste de la Tortue pour les porter au Môle, à la fin de ce mois.

Quelques jours après, le 12 avril, Capois résolut d’attaquer sérieusement le Port-de-Paix ; après des prodiges de valeur, bien secondé par ses officiers supérieurs, il réussit à enlever les divers forts et à contraindre les Français à évacuer sur le Cap. Jetant ses regards sur la Tortue, dès le lendemain il y envoya de nouveau Vincent Louis et Beauvoir qui forcèrent les ennemis à l’évacuation de l’île. Depuis lors, aucune entreprise ne fut faite par les Français, soit contre le Port-de-Paix, soit contre la Tortue. Armant des barges au Port-de-Paix, à Saint-Louis et au Borgne, Capois empêcha le cabotage entre le Cap et le Môle : les navires de guerre seuls purent continuer les communications entre ces deux villes.

De son côté, tandis que Rochambeau partait du Cap, le 5 février, avec l’amiral Latouche Tréville sur le vaisseau le Duguay-Trouin, pour aller visiter la Tortue, le Môle et le Port-au-Prince, le même jour dans la nuit, le général Romain attaqua le Cap et fut repoussé : il se retira sur l’habitation Vaudreuil où il se retrancha. Le lendemain, le général Clauzel vint l’y combattre avec environ 3,000 hommes et l’en chassa après une vive résistance. Romain se rendit au Limbe. Mais, dans la nuit du 18 au 19 février, en même temps que les radeaux se dirigeaient contre la Tortue, il attaqua le Cap de nouveau. L’insuccès de la première affaire l’avait porté à demander des secours au général en chef, espérant, par les rapports de quelques émissaires, que les indigènes de la ville se déclareraient en sa faveur ; et Dessalines avait ordonné à Clervaux et Christophe de se rendre avec leurs troupes auprès de lui.

Dans l’intervalle, Rochambeau était revenu au Cap, dès le 9 février. Les environs de la place étaient fortifiés convenablement pour la couvrir d’une attaque sérieuse. Néanmoins, les généraux indigènes l’avaient dirigée avec une telle intelligence, que nous avons lu un rapport où ce fait d’armes est qualifié d’attaque parfaitement combinée. Le fort Bélair qui domine le Cap, et la barrière Bouteille furent pris par eux. Mais la tactique européenne, jointe à la valeur des troupes et des généraux français, réussit à les chasser après un combat de plusieurs heures et des plus meurtriers : ils ne s’arrêtèrent qu’au Morne-Rouge ; en se retirant, ils incendièrent l’hôpital des Pères.

Romain reprit sa position au Limbe, et Christophe et Clervaux retournèrent aux Gonaïves. Parmi les prisonniers faits par les Français, il se trouva un officier nommé Monfort, du 1er régiment, qui, croyant sauver sa vie, eut la lâcheté de dénoncer une foule d’indigènes du Cap comme ayant formé le projet de se joindre aux autres dans l’attaque ; et quoiqu’ils eussent combattu avec courage et dévouement dans les rangs français, Rochambeau trouva dans cette dénonciation l’occasion de les faire pendre ou noyer : il n’épargna pas Monfort lui-même.

À l’est du Cap, Toussaint Brave avait été chassé par le général Pamphile de Lacroix, de Laxavon et d’Ouanaminthe, à la mi-janvier. Dans les premiers jours d’avril, il attaqua à son tour le Fort-Liberté où il pénétra, mais il fut repoussé par les généraux Quentin et Dumont.


Geffrard étant parvenu dans la plaine du Petit-Goave, sur l’habitation Cupérier, rallia à lui tous les indigènes qui avaient pris les armes dans les cantons du voisinage. Procédant à un commencement d’organisation, il déféra le commandement de la 13e à Coco Herne, à Jean-Louis François un noyau de corps devenu la 15e à Gérin un autre devenu la 16e. N’ayant que fort peu de poudre, sans artillerie, il marcha d’abord sur Miragoane qu’il enleva : passant ensuite par les montagnes du Rochelois, il y rencontra un détachement français qu’il dispersa en tuant le commandant. Le 16 janvier, il parvint à l’Anse-à-Veau qu’il prit après quelques heures de combat : la garnison française, faite prisonnière, périt par la main des vainqueurs, et son commandant Bernard, adjudant-général, s’enfuit à Jérémie par mer. Geffrard décacheta alors le paquet qu’il avait reçu de Dessalines, pour n’être ouvert qu’à la prise d’un port de quelque importance. La condition était remplie, et les troupes saluèrent en lui le général de brigade qui allait désormais diriger toutes les opérations de l’insurrection du département du Sud : glorieux résultat, que nous regrettons néanmoins de voir terni par un acte de représailles sanglantes. Mais, bientôt nous verrons Geffrard réparer ces fureurs, par le respect qu’il porta au droit du vaincu à être traité, non comme ennemi, mais comme homme.

Avertis de la prise de l’Anse-à-Veau, les généraux Darboiset Laplume, secondés par l’adjudant-général Sarqueleux et le colonel Néret, ne tardèrent pas à se réunir au Petit-Trou. Marchant contre les indigènes avec des forces supérieures, bien pourvues de tout ce qui assure le succès à la guerre, ils les battirent complètement sur l’habitation Laval où Geffrard s’était rendu, à une lieue de l’Anse-à-Veau. Cette victoire, disputée avec acharnement, le rejeta jusqu’à Cupérier, à dix lieues au moins. L’Anse-à-Veau et Miragoane furent repris par les Français, qui y reçurent peu après des renforts venant du Cap, sur les vaisseaux l’Indomptable et le Mont-Blanc qui y arrivaient de France en ce moment. Darbois et Sarqueleux retournèrent à Jérémie, Laplume et Néret aux Cayes. La déroute des indigènes eut lieu le 12 février.

Mais alors, des faits importans s’étaient accomplis sur d’autres points du département du Sud. Le même jour, 16 janvier, où Geffrard prenait l’Anse-à-Veau, Tiburon tombait au pouvoir d’autres indigènes soulevés déjà contre leurs communs ennemis. On a vu que Goman était dans les bois de ce quartier dès le mois de mai 1802 ; à lui s’était rallié Nicolas Régnier, ancien chef de bataillon, comme lui, sous Rigaud ; peu après la révolte éphémère de Joseph Darmagnac, un troisième ancien chef de bataillon sous le même général, Gilles Bénech, était allé les joindre. Plus ancien que les deux autres dans le service militaire, celui-ci fut reconnu par eux comme leur supérieur, quoiqu’ils gardassent chacun le commandement des petites bandes de cultivateurs qu’ils avaient endoctrinés. Gilles Bénech, Africain, mais d’une finesse remarquable qui lui valut le sobriquet de petit-malice, réussit à embrigader d’autres cultivateurs et à former ainsi une troupe d’environ 2000 hommes ; il persuada à ses compagnons d’aller s’emparer de Tiburon, principalement pour se procurer des munitions. Cette place était toujours commandée par le colonel Desravines, homme de couleur que T. Louverture y avait placé ; n’ayant pas assez de forces à opposer aux insurgés, il se retira aux Irois où il fut tué par les Français, qui le punirent ainsi de sa fidélité à leur cause.

Dans le même mois, au Port-Salut, Vancol, Wagnac, Théodat et Bergerac Trichet, deux frères, se prononcérent contre eux ; au camp Périn, dans le haut de la plaine des Caves, Guillaume Lafleur et Lafrédinière se prononcèrent aussi en y réunissant des cultivateurs. Lafrédinière était un de ces Français qui, comme Véret, ne connaissaient ni préjugés de couleurs ni antipathie de races : il avait été révolté des injustices de ses compatriotes. Reconnaissant tous en Férou, ancien chef de bataillon sous Rigaud, et alors commandant de la commune des Coteaux, l’homme qui pouvait les diriger dans l’insurrection à cause de son courage et de ses talens militaires, ils s’étaient abouchés avec lui, et ce mulâtre avait répondu à leur appel. À la fin de janvier ou dans les premiers jours de février, toute cette partie du Sud était insurgée. Férou, en prenant les armes contre les Français, renouvela ce qu’avait fait Pétion au Haut-du-Cap : il fit embarquer dans une chaloupe les blancs qui se trouvaient aux Coteaux, et les renvoya aux Cayes. Peu après, il rencontra dans la plaine un détachement de Français qu’il enveloppa et fit prisonniers : après les avoir désarmés, il les fit conduire avec leur commandant Damira jusqu’aux avant-postes des Cayes.

Noble exemple tracé vainement aux hommes qui se croyaient autorisés, par leurs ridicules préjugés de couleurs, à appeler brigand tout mulâtre ou noir qui prenait les armes pour résister à leur tyrannie !

Le colonel Berger n’avait pas attendu le retour de Laplume aux Cayes pour essayer de comprimer l’insurrection ; il s’était porté au camp Périn contre G. Lafleur et Lafrédinière, mais il avait dû rentrer précipitamment aux Cayes, en apprenant le soulèvement de Férou. Laplume vint bientôt se mettre à la tête des troupes et marcha contre les indigènes retranchés au Morne-Fendu et à Maraudhuc. Un combat sanglant eut lieu dans ces deux endroits, où Néret et Berger furent, battus. Parmi les prisonniers qu’avait faits Férou, dans la troupe de Damira, se trouvait le mulâtre Élie Boury qu’il garda auprès de lui ; il crut pouvoir compter sur son dévouement à la cause de ses frères et lui confia même un commandement ; mais, peu avant le combat, Élie Boury, entraîné par la fatalité et conservant son inconcevable attachement à la France, abandonna Férou et fut rendre compte à Laplume et Berger de la position des indigènes. L’infâme Berger ne sut pas apprécier cette défection, ou plutôt ce retour à la cause de son pays : il fit noyer Élie Boury dans la rade des Cayes.

La victoire de Férou détermina le soulèvement général de toute la plaine des Cayes, où Bazile et Armand Berrault avaient déjà opéré dans ce sens. Mais Gilles Bénech et ses compagnons furent chassés de Tiburon le 16 février ; ils avaient eu le temps néanmoins d’en enlever toutes les munitions. Eux aussi reconnurent en Férou le chef de l’insurrection du Sud.

La nouvelle de ces heureux événemens étant parvenue à Geffrard, il vit que c’était le moment de pénétrer de nouveau dans ce département. Il en donna avis à Cangé qui vint le joindre dans les montagnes du Petit-Goave où il s’était retiré ; Cangé emmena quelques troupes avec lui et apporta des munitions dont Geffrard avait le plus pressant besoin. Ancien compagnon d’armes de Geffrard sous Rigaud, secrètement dévoué à l’autorité de Dessalines, Cangé l’assista généreusement en cette circonstance. Ils se mirent en marche sur Aquin où ils combattirent contre Néret, accouru dans ce bourg ; mais, le principal objet de Geffrard étant de se joindre à Férou, il n’insista pas contre Aquin. Passant par la route de l’Asile, dans le canton du Citronnier, il parvint le 5 mars dans la plaine des Cayes, toujours en combattant les postes français qu’il rencontra sur sa route. Il avait fait prévenir Férou de sa marche : celui-ci vint à sa rencontre avec ses troupes et leurs chefs ; elle eut lieu sur l’habitation Charpentier, à peu de distance des Cayes.

Ce fut une scène touchante entre ces divers officiers de Rigaud, qui ne s’étaient pas vus depuis juillet 1800. Leur jonction s’opérait au nom de la Liberté, pour laquelle ils avaient jadis combattu et qui les armait de nouveau. Général de brigade nommé par Dessalines, Geffrard fît comprendre à Férou et aux autres officiers la nécessité d’oublier le passé à son égard, comme il avait fait lui-même, comme avait fait Pétion : tous comprirent qu’ils se devaient à eux-mêmes et à leur pays, de sacrifier les anciennes animosités pour reconnaître l’autorité supérieure de Dessalines. L’œuvre de la fusion entreprise par Pétion recevait ainsi sa consécration dans le Sud : désormais, la cause de l’Indépendance était gagnée par l’union des esprit set des cœurs. Heureux et immense résultat que produisit le génie politique, uni au désintéressement le plus vrai, le plus sincère !

Dès le 6 mars, Laplume fit une sortie contre les indigènes : refoulé dans la ville des Cayes, il se vit attaqué à son tour, le surlendemain, sur tout le pourtour de la place. Cangé et Coco Herne pénétrèrent un instant dans l’intérieur, mais le pillage auquel se livrèrent leurs soldats, jetant le désordre parmi eux, ils furent chassés. Sur un autre point, le chef de bataillon Francisque avait repoussé l’ennemi des remparts sur lesquels il planta le drapeau indigène : une mitraille l’atteignit à la cuisse, et sa colonne fut repoussée. En ce moment, Geffrard ordonna la retraite et alla s’établir sur l’habitation Gérard, dans le haut de la plaine. Son quartier-général y fut fixé dès lors.

Quelques jours après, le général Sarrazin débarqua à Tiburon, à la tête de 1200 hommes de troupes qui venaient d’arriver avec lui au Cap. Sa mission était de se rendre aux Cayes pour garder cette ville menacée par l’insurrection ; il espéra balayer la route de Tiburon aux Cayes, tandis que Laplume ferait une sortie pour le seconder : ce que fit en effet ce dernier. Mais Sarrazin n’y parvint qu’après avoir essuyé les plus rudes combats et perdu 500 hommes : Férou, Geffrard et leurs officiers supérieurs se distinguèrent dans ces affaires. Cangé, qui y avait pris part, se décida alors à retourner dans la plaine de Léogane, pour diriger une attaque contre cette ville.

Dans un moment de répit entre les combattans, Sarrazin, voyant tomber successivement ses soldats qu’il ne pouvait emporter, proposa au colonel Bazile de prendre soin réciproquement des blessés. Ce noir s’honora, en acceptant une proposition qui ne pouvait profiter qu’aux Français ; car Sarrazin avait hâte d’arriver aux Cayes, et il ne pouvait pas s’occuper des blessés indigènes. Geffrard approuva la convention faite sous le feu ; il ordonna de réunir tous les blessés ennemis auxquels on prodigua des soins égaux à ceux dont les indigènes étaient l’objet. Les attentions qu’on eut pour un chef de bataillon blessé dangereusement, excitèrent sa reconnaissance au point qu’il s’écria : « Ils ne sont donc pas des cannibales, comme on nous le faisait accroire ! »

On aime à transcrire de tels faits, car ils honorent toujours les guerriers qui savent respecter le malheur de leurs ennemis : ce sont les meilleurs argumens en faveur d’une cause d’ailleurs juste. Il était du devoir des indigènes de faire une distinction entre les militaires français tombés en leur pouvoir, victimes d’une guerre inique entreprise par leur gouvernement, et ces êtres inhumains dont le seul plaisir était d’immoler noirs et mulâtres défendant leur liberté, même ceux qui restaient encore fidèles à la mère-patrie. Kerpoisson, le cruel Kerpoisson, digne exécuteur des atrocités de Berger, subit à cette époque le supplice dû à ses crimes. Envoyé sur une goélette à Jérémie, pour y prendre des munitions, il fut capturé à son retour vers le cap Tiburon, par les barges de Bégon et d’Aoua : garotté, fouetté, jeté à la mer pour lui rappeler seulement les noyades qu’il exécutait aux Cayes, il fut pendu enfin aux Quatre-Chemins des Cayes ; on mit sur son cadavre un écriteau ayant ces mots : Le crime ne reste jamais impuni. Les 22 officiers qu’il avait arrachés des mains de l’honnête Lebozec, et tant d’autres victimes étaient solennellement vengés par cette exécution.


Dans l’Ouest, au mois de février, Magloire Ambroise fit de vains efforts, par ordre de Lamour Dérance, pour enlever Jacmel sur le général Pageot et Dieudonné Jambon. Les rivalités entre les officiers secondaires nuisirent aux succès qu’il eût pu obtenir, mais il continua de cerner étroitement la place.

Un imprimé publié au Port-au-Prince parvint à Pétion dans ce même mois, par l’un de ses émissaires. En rendant compte du combat de la plaine du Cul-de-Sac, où les Français avaient pris un drapeau de la 13e demi-brigade, on remarquait « que les indigènes avaient conservé le drapeau tricolore de la France, ce qui indiquait de leur part qu’ils voulaient rester Français, qu’ils n’avaient aucune idée de rendre le pays indépendant de la métropole ; qu’ils combattaient seulement pour la liberté qu’ils croyaient menacée.  » Mais on se trompait au Port-au-Prince, et fort heureusement pour décider Dessalines à l’adoption d’un autre drapeau significatif.

Dès 1791, les couleurs arborées par l’assemblée coloniale, et encore le drapeau tricolore de la France révolutionnaire, n’avaient été envisagés par les hommes de la race noire, que comme le symbole de l’union entre les blancs, les mulâtres et les noirs. En prenant les armes contre les Français, en 1802, les indigènes avaient retranché de leurs drapeaux le coq gaulois qui les surmontait, et qu’ils considéraient comme le vrai emblème de la France ; leur intention alors n’était pas de proscrire les blancs de la société civile et politique qu’ils prétendaient former après leur triomphe. L’admission de Véret au Haut-du-Cap, celle de Lafrédinière dans le Sud, l’idée même d’un corps de polonais noirs créé dans l’Artibonite, tout indiquait une tendance à s’adjoindre tout blanc dont les sentimens seraient une garantie de sécurité : les vrais Polonais faits prisonniers et bien des Français furent, en effet, admis plus tard comme citoyens du pays.

Mais néanmoins, dans la circonstance dont s’agit, Pétion sentit la nécessité urgente de l’adoption d’un drapeau qui fût un signe de ralliement pour les indigènes, et distinct de celui des Français : c’était au général en chef à le choisir, à l’ordonner aux officiers généraux. Pétion lui envoya cet imprimé accompagné de ses réflexions. Dessalines prescrivit alors de retrancher la couleur blanche du drapeau dont on se servait : le drapeau indigène devint bicolore, bleu et rouge, et ces couleurs restèrent placées verticalement comme dans le drapeau français. L’ordre fut envoyé immédiatement à tous les généraux d’opérer ce changement : d’autres modifications eurent lieu plus tard ; il en sera question en leur temps.

Les Français purent comprendre alors, que les indigènes entendaient bien positivement se séparer absolument de la France, puisque le signe de ralliement n’était plus le même dans les camps opposés. À ce sujet, nous avons vu un procès-verbal dressé le 29 floréal an XI (19 mai), dans la rade du Port-au-Prince, par l’amiral Latouche Tréville, à propos d’une barge indigène capturée lorsqu’elle sortait de l’Arcahaie pour se rendre du côté de Léogane. On y trouva un drapeau indigène, ayant cette devise : Liberté ou la mort. L’amiral dressa cet acte avec une sorte de solennité, pour constater le fait ; il en envoya copie à Roehambeau : ce qui prouve qu’il attachait une grande importance dans l’adoption d’un nouveau drapeau par les indigènes.

Tandis que le général Sarrazin était aux prises avec les indigènes dans la plaine des Cayes, le général Kerverseau, qui s’était lassé sans doute de son rôle passif à Santo-Domingo, vint dans les montagnes du Maniel ou du Bahoruco, le 15 mars, et dispersa à coups de fusil les nègres-marrons de ce lieu qui obéissaient à Lafortune et Lamour Dérance. Ces hommes, pour qui l’indépendance de toute autorité régulière avait toujours été une sorte de culte, y avaient quelque poudre, des fusils et des pistolets dont le général français s’empara ; et quoiqu’il fît aussi ravager les plantations qu’il découvrit, son expédition ne pouvait aboutir à aucun résultat important, en raison de l’impossibilité de soumettre ces indépendans. Il continua à rester vers les anciennes limites des deux colonies, dans la pensée non justifiée de préserver la partie de l’Est, des incursions des indigènes qui n’y songeaient pas.

Un autre fait bien plus important se passa le même jour dans un autre quartier de l’Ouest. Au Petit-Goave, où commandait Delpech, homme de couleur, se trouvait aussi Lamarre, ancien capitaine des dragons de l’escorte de Rigaud : jusque-là, Lamarre prêtait son concours à Delpech et aux Français qu’il servait avec zèle. Mais, à la fin, il se fatigua d’être l’instrument d’une domination fondée sur l’injustice et le crime : l’exemple de ses anciens compagnons d’armes exerça son influence sur cet esprit résolu et courageux. D’autres jeunes hommes comme lui étaient aussi au Petit-Goave, et il avait toute leur confiance : c’étaient les deux frères Eveillard, Robert Desmarattes, Romain, Frémont, les trois frères Brouard, dont le père, honorable vieillard plus que sexagénaire, n’était pas moins énergique. Lamarre leur communiqua son projet auquel ils adhérèrent. Après avoir averti Cangé, déjà de retour dans la plaine de Léogane, pour qu’il pût le secourir, il attendait l’effet de cet avis, quand les conjurés furent tous dénoncés à Delpech. Celui-ci résolut leur arrestation, au moyen des troupes françaises qui étaient dans la place : la frégate la Franchise, commandée par le capitaine Jurien, était mouillée dans la rade. Prévenu du dessein de Delpech, qui ordonna une revue à cet effet, Lamarre harangua les noirs et les mulâtres organisés en compagnies franches, avec cet accent qui électrise toujours les braves, quand c’est un brave lui-même qui s’adresse à eux. Ils étaient en ce moment au fort qu’ils occupaient habituellement ; Delpech et les troupes françaises se trouvaient sur la place d’armes qui est en face. Lamarre ordonne aux siens de faire feu sur elles, en même temps que des pièces de canon vomissent la mitraille dans leurs rangs. Dans l’impossibilité de résister à une attaque aussi soudaine, Delpech et les Français gagnent le rivage et les chaloupes de la frégate envoyées aussitôt pour les recueillir : la frégate canonna le fort ensuite ; mais une pièce de 24 jeta tant de boulets à son bord, qu’elle leva l’ancre et se rendit au Port-au-Prince.

Maître du Petit-Goave par cette action audacieuse, Lamarre fut aussi en possession de toutes les munitions de guerre : ce qui était une bonne fortune en ce temps-là, Gilles Bambara vint aussitôt augmenter ses forces avec les bandes qui campaient dans les montagnes ; et Cangé lui-même accourut au Petit-Goave dont il donna le comandement à son conquérant. Lamarre se rangea naturellement, pour le moment, au nombre des officiers qui obéissaient à Lamour Dérance.

Sa conduite en cette circonstance fut le prélude de tous les hauts faits que nous aurons à relater de ce courageux mulâtre.


Lorsque Rochambeau quitta le Cap un instant, dans les premiers jours de février, pour aller au Port-au-Prince, c’est que le 27 janvier il avait reçu la nouvelle de la prise de l’Anse-à-Veau par Geffrard. Après avoir stimulé le zèle de Brunet et fait envoyer ses ordres à Darbois et à Laplume, il était retourné au Cap. Le 17 février, il prit la résolution de transporter le siège du gouvernement au Port-au-Prince, afin de mieux surveiller les opérations de la guerre qui s’étendait dans le Sud, jusqu’alors à l’abri de l’insurrection ; mais l’attaque dirigée contre le Cap par Romain, Christophe et Clervaux, dans la nuit du 18 au 19, en même temps que Vincent Louis et Gardel descendaient à la Tortue, le contraignit à y rester encore quelques semaines.

On conçoit que ces divers faits des indigènes portèrent sa férocité à son paroxisme. Ce fut alors qu’arriva au Cap la première cargaison de chiens expédiés de la Havane par Noailles. Bien que ces animaux fussent destinés originairement à flairer les indigènes, dans les sorties qu’on faisait contre eux, pour découvrir surtout les nombreuses embuscades qu’ils tendaient à leurs ennemis, Rochambeau ne put résister à une autre idée que lui suggéra sa barbarie : c’était d’essayer la voracité des chiens sur les indigènes. S’il réussissait à en faire dévorer tout vivans, l’utilité de ces dogues serait mieux appréciée, puisqu’ils serviraient à deux fins : par là, le haut prix auquel Noailles les avait portés serait justifié.

Dans ce but atroce, Rochambeau fît dresser un cirque dans l’avant-cour du couvent des jésuites, qui avait été longtemps le palais du gouvernement. Ce couvent, on le sait, était situé tout près de la place d’armes et de l’église du Cap, — de ce temple où les chants de la religion catholique louaient Dieu, créateur et père de tous les hommes, quelle que soit leur couleur. C’est là qu’un poteau, placé au milieu du cirque, servit à attacher un homme noir destiné à la pâture des chiens. Pour mieux exciter ces animaux, on les fit jeûner plusieurs jours.

Au jour et à l’heure fixée pour le spectacle, on vit le capitaine-général Rochambeau, entouré d’un nombreux état-major, suivi de tous les colons, hommes et femmes rentrer dans le cirque et se placer sur les gradins de l’amphithéâtre.

Mais on remarqua l’absence des généraux Clauzel, Claparède et Thouvenot, et du préfet Daure : nobles cœurs, vrais Français dignes de ce nom glorieux, ils témoignèrent par leur abstention l’horreur que leur inspirait cet impie et dégoûtant spectacle ; ils protestèrent ainsi, au nom de leur pays civilisé, contre la cruauté de leur chef !

C’était sur la place d’armes voisine du cirque, qu’Ogé et Chavanne avaient été rompus vifs ! Après les mulâtres venait le tour d'un noir : le patient était un jeune domestique du général Pierre Boyer, chef de l’état-major depuis la mort de Dugua, et déjà surnommé le cruel par les soldats français.

Les chiens sont emmenés ; ils flairent la victime, et reculent comme épouvantés de porter leurs dents meurtrières sur le corps de l’homme. En vain les bourreaux de bas étage les excitent, ils reculent toujours, quoique affamés. Alors, le cruel Pierre Boyer conçoit une idée digne de lui ; il voit qu’il faut éveiller l’appétit carnassier des dogues par le sang ; descendant dans l’arène, il dégaine son sabre et en perce les entrailles de la victime ; il prend lui-même un chien et le conduit contre son fidèle domestique ! … La vue du sang anime le dogue que la faim dévore ; il commence la curée à laquelle tous les autres participent. Des cris, des applaudissemens d’une joie frénétique éclatent à l’instant du côté des barbares spectateurs, et la musique militaire ajoute encore à cette scène infernale.

Bientôt le jeune noir n’était plus qu’un squelette ![3]

Rochambeau et ses pareils se retirèrent alors, satisfaits de l’essai qui avait triomphé de la répugnance de sa meute. Le capitaine-général ne douta plus du succès qu’il en obtiendrait désormais contre les indigènes. En ce moment, les noirs de la Tortue guerroyaient encore ; il envoya une vingtaine de ses dogues à l’officier français qui y commandait, avec l’ordre de les nourrir avec la chair de nègre ou de mulâtre.

Néanmoins, les noyades ne cessèrent point. Ce fut dans ce temps-là que Rochambeau fît précipiter dans les flots de la rade du Cap, Madame Paul Louverture et son fils Jean-Pierre Louverture.

Seize officiers noirs et mulâtres furent portés sur un îlot de la Grange, où ils furent attachés à des arbres, pour y périr de faim et de la piqûre des insectes qui abondent dans ce lieu.

À bord des bâtimens de guerre, on pendait d’autres indigènes aux vergues avant de jeter les cadavres à lamer ; on en mettait d’autres dans de grands sacs pour les y engloutir. Un nommé Chevalier allait être pendu ainsi avec sa femme ; il montra de la faiblesse à la vue du supplice : cette femme releva son courage en se passant elle-même la corde au cou et lui disant : « N’es-tu pas heureux de mourir pour la cause de la liberté ? » Une autre femme noire, voyant ses deux jeunes filles tremblantes de peur, leur adressa ces paroles éloquentes, où l’énergie du courage ne le cédait en rien à la tendresse maternelle : « Mes enfans, la mort vous dispensera de porter des esclaves dans vos entrailles ! »

L’ancien abbé de La Haye, qui avait été pendant longtemps curé du Dondon et qui joua un grand rôle en cet endroit dans l’insurrection des noirs, fut noyé par ordre de Rochambeau : il avait été trop favorable à la liberté des noirs, à l’égalité politique des mulâtres, pour ne pas payer de sa vie ses sentimens libéraux.

Labattut, autre Français, subit des persécutions d’un autre genre. Leclerc l’avait déjà dégradé de son commandement à la Tortue, pour avoir eu trop de douceur envers les noirs de cette île. Rochambeau l’accusa d’être en connivence avec eux, le fît arrêter et emprisonner ; mais c’était pour le contraindre à lui passer une vente de plusieurs centaines de carreaux de terre à la Tortue : l’acte de cette prétendue vente fut passé par Cormaud et Moreau, deux notaires du Cap. Remis en liberté à cette condition, ce vieillard jugea que la prudence lui commandait de se retirer aux États-Unis ; il s’y rendit.

Voilà les spécimens des faits commis à Saint-Domingue, par le capitaine-général qui hérita de la succession de Leclerc, et qui reçut sa confirmation le 24 de ce même mois de février où ces choses eurent lieu !

Les événemens qui se passaient dans le Sud et dans l’Ouest étaient trop graves, pour que Rochambeau continuât à séjourner au Cap : il savait d’ailleurs qu’il y laissait en Clauzel, un général capable de faire face aux éventualités de la guerre dans le Nord. Le 17 mars, il quitta cette ville et fut rendu au Port-au-Prince, le 20. Il y arriva avec une nouvelle fureur contre les mulâtres particulièrement. Pétion, campé à l’Arcahaie ; Geffrard et Férou, réunis dans la plaine des Cayes ; Lamarre, maître du Petit-Goave ; Cangé s’acharnant contre Léogane : tous ces mulâtres étaient des monstres dont il fallait purger la colonie par le fer. Quant à Delpech, il lui fit l’honneur de le déporter en France.

Le soir de son arrivée, le Port-au-Prince fut illuminé en signe de réjouissances. Se livrant à toutes les débauches imaginables avec ses nombreuses maîtresses, il donna aussitôt un grand bal au palais du gouvernement, pour leur donner un spectacle d’un nouveau genre. Les femmes des principales familles de couleur et noires y furent invitées ; elles se seraient gardées de ne pas s’y rendre. Après qu’on eut dansé jusqu’à minuit, Rochambeau invita ces femmes indigènes à passer dans une autre salle : plusieurs étaient resplendissantes de lumière, celle-ci était éclairée par une lampe sépulcrale, et tendue d’une draperie de deuil parsemée de têtes de mort représentée sen toile blanche ; et des cercueils étaient placés aux angles. Des sicaires apostés entonnèrent aussitôt les cantiques sacrés des funérailles.

Qu’on juge de l’effroi des femmes indigènes, à la vue d’un tel spectacle, en entendant de tels chants ! Qu’on juge aussi des ricaneries joyeuses des femmes blanches qui entouraient Rochambeau ! C’étaient la plupart de celles qui avaient applaudi aussi aux excès de Toussaint Louverture, quand la guerre civile du Sud lui en eut fourni l’occasion. Rochambeau, le représentant de l’autorité de la France, ajouta à cette scène en disant aux femmes indigènes : « Vous avez assisté aux funérailles de vos époux et de vos frères ! »

Le cruel ! il tint parole : des arrestations, des exécutions à mort commencèrent dès le lendemain matin.

Lamarre venait d’expulser Delpech du Petit-Goave ; et en ce moment, Cangé tentait encore d’enlever Léogane après avoir pris le fort Ça-Ira.

Le capitaine-général ordonna une expédition de troupes contre chacun de ces points. Le 27 mars, la frégate la Poursuivante se présenta sur la rade de Léogane avec quelques centaines d’hommes qui reprirent le fort et dégagèrent la ville, en refoulant Cangé dans la plaine.

Le soin de la reprise du Petit-Goave fut confié au chefde brigade Neterwood. Il s’embarqua avec la majeure partie de la garde d’honneur qu’il commandait et d’autres troupes, sur le vaisseau le Duguay-Trouin, la frégate l’Union et plusieurs navires de transport. Des chiens du premier envoi fait par Noailles avaient été emmenés du Cap : une cinquantaine de ces animaux furent aussi de l’expédition.

Le 29 mars, la flotille fut aperçue des mornes du Tapion, se dirigeant vers la baie du Petit-Goave. Déjà, Lamarre avait fait transporter les munitions au fort Liberté situé sur la montagne, à peu de distance de la ville ; il incendia celle-ci et se retira au fort avec toute sa petite troupe, à laquelle se joignit courageusement le vieillard Brouard, rajeuni à la vue de la lutte qu’il fallait soutenir. Dans l’ancien régime, il avait servi dans la maréchaussée ou gendarmerie du temps ; c’était un habile tireur comme l’étaient presque tous les mulâtres de cette époque. Sa présence au milieu de ses fils eût suffi pour communiquer à tous ces jeunes hommes une énergie digne de la circonstance, si la valeur de Lamarre et la leur propre ne suffisaient pas. Cependant, l’Africain Gilles Bambara, qui était aussi au fort Liberté avec quelques hommes de sa bande, s’effraya de la situation et se retira avec eux, au moment où Neterwood s’avançait.

Cet intrépide officier était descendu le 30 mars sur les ruines fumantes du Petit-Goave : il était midi. Sans abri contre le soleil ardent de Saint-Domingue, se fiant à son courage et à la valeur de sa troupe d’élite, il marcha aussitôt, en deux colonnes, contre les indigènes. Celle qu’il commandait en personne arriva la première au fort Liberté qu’elle attaqua avec impétuosité : repoussée par une fusillade bien nourrie, elle revenait sans cesse à la charge ; enfin, Neterwood reçut à la tête une blessure mortelle qui occasionna la déroute. Bientôt, la seconde colonne arriva à son tour et subit le sort de la première. Clermont, jeune frère de Lamarre, se distingua en sortant du fort avec une partie de ses compagnons à la poursuite des fuyards. Le vieux Brouard, plein de vigueur, fit son coup de fusil comme les jeunes gens : il fut le dernier à cesser de tirer, a dit Boisrond Tonnerre dans ses mémoires[4].

On vit les chiens, effrayés de la fusillade, harceler les soldats français dans la déroute, contribuant ainsi au succès des indigènes. Dressés à la poursuite des nègres fugitifs, mais ignorant les préjugés de couleur, ils croyaient remplir leur rôle en s’acharnant contre les fuyards, qui, en cette circonstance, étaient des blancs [5].

La flotille retourna au Port-au-Prince avec les débris des troupes et le brave Neterwood, qui y mourut des suites de sa blessure.

La déconfiture de cette expédition, où périrent la plupart des militaires de sa garde d’honneur, et la mort de leur chef, firent entrer Rochambeau dans une nouvelle fureur contre les noirs et les mulâtres du Port-au-Prince, en qui il crut apercevoir une satisfaction marquée de ce résultat. Ces hommes formaient des compagnies franches ou garde nationale que commandait un colon modéré, nommé Lespinasse ; celui-ci le détourna du projet qu’il avait de les anéantir, en lui déclarant positivement qu’il ne souffrirait pas un tel attentat sur une troupe qui rendait de grands services aux Français, contre les indigènes insurgés des environs de la ville[6]. Mais Rochambeau fit arrêter et emprisonner aux fers, la mère de Lamarre, Madame veuve Pellerin, et toute sa famille. Ces femmes furent généreusement secourues par un autre colon nommé None, dont les démarches obtinrent ensuite leur mise en liberté.

Pendant qu’on exerçait ces rigueurs contre sa famille Lamarre était élevé au grade de colonel par Lamour Dérange qui vint au Petit-Goave le complimenter de sa victoire.

Le préfet Daure arriva au Port-au-Prince deux jours après le capitaine-général. Le 31 mars, après cette affaire et sur la connaissance acquise des faits qui s’étaient passés dans la plaine des Caves, il écrivit une lettre au ministre de la marine, dans laquelle nous avons remarqué ce passage : « Ce sont des soldats et non des cultivateurs, qui sont brigands à Saint-Domingue. Ils sont commandés par des officiers instruits, des mulâtres braves ; enfin, 50,000 noirs ou mulâtres sont armés contre nous. » Cet honnête fonctionnaire critiquait spirituellement le mot de brigands, appliqué aux hommes qu’on avait contraints à prendre les armes pour défendre leur liberté ; il avertissait le gouvernement consulaire de la difficulté, sinon de l’impossibilité, de soumettre désormais cette population : et alors, la paix d’Amiens n’avait pas encore été rompue !

En effet, l’amiral Bedout venait d’arriver au Port-au-Prince, le 29 mars, avec plus de 2,000 hommes. Toujours énergique, Rochambeau fit partir le général Brunet, le 6 avril, pour aller prendre le commandement des Cayes et la haute direction de la guerre dans le Sud. Arrivé le 10 à Jérémie, Brunet conçut un beau plan de campagne qui, en réussissant, eût amené la déconfiture de Geffrard et de Férou.

Darbois se portait aux Baradères pour pénétrer dans la plaine des Cayes, par les montagnes de Cavaillon ; Marfranc devait y entrer par la route de Plymouth débouchant au camp Périn ; le général polonais Spithal et les adjudans-généraux Lefèvre et Bernard débarqueraient à Tiburon pour renouveler la marche de Sarrazin ; enfin, celui-ci sortirait des Cayes afin de compléter la manœuvre. Dans ce but, Brunet se rendit promptement dans cette ville.

Mais Geffrard ménageait assez d’intelligences sur tous les points pour être avisé à temps des projets et de la marche de l’ennemi. Il le prévint, en envoyant Gérindans les hauteurs de Cavaillon ; Coco Herne et Thomas Durocher ( noir de Jérémie qui s’était réuni à Geffrard avec des cultivateurs armés), dans la route de Plymouth ; et Férou, Jean-Louis François et Bazile, sur celle de Tiburon. Lui-même resta dans la plaine des Cayes pour faire face à Sarrazin.

Bientôt, les deux colonnes sorties de Jérémie furent battues. Le polonais Spithal avait été déjà frappé par la fièvre jaune et mourut à Tiburon. Brunet y envoya des Cayes l’adjudant — général Sarqueleux pour prendre le commandement de sa colonne. À son tour, il vint se faire battre dans la forte position des Karatas occupée par Férou : Bernard y perdit la vie, et Sarqueleux mourut aussi en arrivant aux Cayes avec les débris de ses troupes. Sarrazin fut cerné dans la plaine par Férou, après sa victoire ; il ne dut son salut qu’à une sortie opérée par Brunet en personne. Peu après, celui-ci fit de nouveau sortir des Cayes le même Sarrazin contre Geffrard, qu’il attaqua au pont Dutruche ; mais, secondé par Férou et Gérin, Geffrard le refoula dans la ville.

Geffrard était donc parvenu, par lui-même et par ses braves lieutenans, à neutraliser, anéantir les combinaisons de Brunet. Il ne s’arrêta pas à cela : il envoya Gérin à la tête d’une colonne contre l’Anse-à-Veau où Brunet venait d’expédier le général Sarrazin. Après quelques combats, Sarrazin capitula et se rendit à Jérémie avec les troupes françaises sous ses ordres. Déjà Miragoane et le Petit-Trou avaient été abandonnés, de même que Saint-Michel, Aquin et Saint-Louis. Cavaillon et tous les autres bourgs du littoral du Sud jusqu’à Tiburon, étaient aussi au pouvoir des indigènes. Les Cayes, Jérémie et les autres bourgades des environs obéissaient aux Français.

La présence de Brunet aux Cayes y rendait inutile celle de Laplume et de Néret : on les envoya au Port-au-Prince, d’où ils furent déportés en France. Mais Laplume fut débarqué à Cadix, où il mourut quelque temps après. Néret parvint à Bordeaux. Ces deux hommes n’avaient pu comprendre leurs devoirs envers leur pays.

Darbois laissa Sarrazin à Jérémie et passa aux Cayes pour commander l’arrondissement.

Dans l’Ouest, Rochambeau envoya le général Fressinet pour s’emparer de l’Arcahaie ; mais il fut repoussé par Pétion, le 28 avril.

Dans le Nord, après avoir défendu le Cap contre Romain, Christophe et Clervaux, en février, le général Clauzel avait su maintenir une garnison à l’Acul, pour y faire cultiver des vivres. À la fin d’avril, Toussaint Bravet vint prêter son concours à Romain dans le but de s’emparer de ce bourg et de détruire ces plantations. Clauzel marcha contre eux par terre, en même temps qu’il envoyait d’autres troupes débarquer à la baie de l’Acul : il réussit à refouler au Limbe les deux généraux noirs et à conserver cette position devenue si utile à l’alimentation du Cap.

Depuis que Rochambeau avait quitté cette ville, Clauzel, Claparède et Thouvenot avaient fait cesser tous les crimes ; par leurs sentimens de justice et d’humanité, ils maintenaient les indigènes dans la fidélité à la France, et ceux-ci combattaient avec ardeur contre les insurgés. C’est ce qui peut expliquer la tendance des Congos du Nord, à venir peu après opérer des échanges de vivres, de légumes et d’autres denrées avec les Français au Cap : ce qu’ils firent ensuite sur une plus large échelle.


Mais les choses avaient pris une tournure si défavorable à la cause française, que Rochambeau se décida à envoyer en France le général Royer, chargé d’exposer au Premier Consul la situation de la colonie, de presser l’envoi de nouvelles troupes, avec tout ce qui serait nécessaire à leur entretien, surtout de l’argent, puisque la colonie ne fournissait plus aucune ressource. C’était, au fait, une mission qui devait annoncer l’agonie de Saint-Domingue. Tous les fonctionnaires civils furent invités à produire les demandes qu’ils auraient à faire, pour les branches de service dont ils étaient chargés.

Le préfet Daure, en même temps ordonnateur en chef, écrivit à cette époque une lettre au Premier Consul lui-même ; il lui fit un tableau vrai de la situation de la colonie, qui justifiait ses prévisions quand il vit passer les rênes du gouvernement entre les mains de Rochambeau ; il y disait : « Le Nord est détruit ; le Sud est en feu ; la campagne du général Brunet est manquée ; il a été forcé de se renfermer dans la ville des Cayes ; dans l’Ouest, les Grands-Bois et le Cul-de-Sac seuls fournissent encore quelques faibles ressources, etc. »

Le 26 février, on avait reçu de Rochefort avec des troupes, environ 1500 mille francs ; mais cette somme avait été employée à payer en partie un arriéré considérable. En juin suivant, une somme à peu près égale arriva avec des traites sur France, formant en tout 3 millions : ce fut le dernier envoi venu de la métropole.

En Europe même, il se passait des événemens qui devaient influer grandement sur les destinées de Saint-Domingue. Le 16 mai, la rupture de la paix d’Amiens était un fait constant. La guerre recommençait donc entre la Grande-Bretagne et la France, et désormais celle-ci ne pourrait plus ravitailler sa colonie livrée à une insurrection générale.

Le général Boyer, parti dans ces circonstances, fut fait prisonnier par les Anglais. Ils acquirent ainsi la connaissance entière de la situation de Saint-Domingue, par les documens tombés en leur pouvoir, et se préparèrent à en profiter.

Dans ce même mois de mai, les combinaisons politiques de Pétion, qui ne s’endormait pas à l’Arcahaie, obtinrent un succès décisif pour la cause indigène. Avisé des événemens si heureux du Sud, il jugea que le moment était arrivé d’assurer à Dessalines la prépondérance de l’autorité dans l’Ouest sur Lamour Dérance. Dans ce but patriotique, il envoya des émissaires, — des hommes de confiance, comme eût dit T. Louverture, — proposer à Cangé de venir à l’Arcahaie avec ses principaux officiers, afin de voir le général en chef et de s’entendre avec lui sur les opérations qu’il jugerait convenables pour le succès des armes indigènes. Pétion prévint Dessalines de cette disposition, et il se rendit à l’Arcahaie. Là, se trouvèrent Cangé, Lamarre, Mimi Baude, Marion, Sanglaou, Cadet Baude, Isidor et plusieurs autres officiers. Les barges commandées par Derénoncourt et Masson les avaient transportés, par le canal entre l’Arcahaie et Léogane.

L’autorité suprême de Dessalines fut solennellement reconnue par tous ces hommes qui avaient été du parti politique de Rigaud, alors que dans le Sud Geffrard venait de la faire reconnaître également par Férou et ses compagnons. Cependant, Lamour Dérance avait été un constant partisan de Rigaud et de tous les mulâtres ; mais, entre lui et Dessalines, il n’y avait pas à hésiter. Ces deux chefs étaient noirs ; et lorsque tous ces mulâtres (excepté Sanglaou et Isidor) se décidaient en faveur de celui qui avait si énergiquement, souvent si cruellement soutenu la cause de T. Louverture contre eux, ils prouvaient d’une manière bien convaincante, qu’en soutenant eux-mêmes la cause de Rigaud, ce n’était point par rapport à sa qualité de mulâtre, à sa couleur. L’avenir de la race noire à Saint-Domingue avait été leur seul mobile en 1799 ; en 1802 et 1803, c’était encore le seul esprit qui les animait.

Et peut-on ne pas admirer la haute intelligence, le noble désintéressement de Pétion dans ces deux situations, surtout dans la dernière ? Auteur de cette œuvre politique, gage de conciliation entre les deux anciens partis qui versèrent si inutilement leur sang dans la guerre civile du Sud, cet homme célèbre, ce grand citoyen a donc acquis des droits à la reconnaissance de son pays ; car il a compris et rempli son devoir envers tous ses frères. Et nous ne sommes pas encore arrivés à l’époque où il a agi comme chef d’Etat !…

Dans cette réunion présidée par Dessalines, il fut convenu que Cangé et ses lieutenans garderaient encore une apparence de soumission à Lamour Dérance, jusqu’à ce qu’on pût secouer le joug qu’il imposait dans l’Ouest, au moyen du fétichisme qui égarait la plupart des Africains de cette partie. Il fallait arriver à leur faire admettre sans violence l’autorité de Dessalines qui n’avait que trop sévi contre les cultivateurs de ce département. Il fut encore convenu que Cangé se porterait au Cul-de-Sac, tandis que le général en chef l’envahirait, après avoir enlevé le Mirebalais aux mains des Français. Par ces dispositions, on espérait renfermer ceux-ci au Port-au-Prince, pour les contraindre plus tard à déguerpir.

C’est au retour de Cangé et des autres officiers à Léogane, que fut capturée la barge où l’on trouva le drapeau indigène mentionné dans ce chapitre.

  1. En même temps, Dessalines envoya des brevets du même grade à Christophe, Clervaux et Vernet.
  2. M. Madiou dit que ce fut le 6 janvier, d’après la Gazette officielle de Saint-Domingue publiée au Cap ; nous avons lu deux rapports sur ce fait extraordinaire, qui le placent dans la nuit du 29 au 30 pluviôse. Nous préférons cette dernière date, parce que la première le ferait coïncider avec l’expédition du général Clauzel contre le Port-de-Paix : ce qui nous paraît difficile à concilier.
  3. Dans son ouvrage intitulé : De la littérature des Nègres, l’évêque H. Grégoire dit :

    « J’ai ouï assurer que, lors de l’arrivée des chiens de Cuba à Saint Domingue on leur livra, par manière d’essai, le premier nègre qui se trouva sous la main ; la promptitude avec laquelle ils dévorèrent cette curée réjouit des tigres blancs à figure humaine.  »

    Dans l’ouvrage déjà cité des colons de cette île, en réfutation de celui-là, sous le titre de Cri des colons, ils écrivirent ce qui suit à propos de ce passage :

    « Quand il s’agit de charger d’une nouvelle iniquité les malheureux colons, les négrophiles ne sont pas à un anachronisme près. Le fait que cite l’évêque Grégoire, dont nous avons aussi entendu parler, est arrivé à une époque où, s’il existait encore quelques colons à Saint-Domingue, ils étaient frappés de la nullité la plus absolue, et n’avaient aucune part à ce qui se passait.  »

    Le fait reste donc avéré ! Si ces colons en ont repoussé la responsabilité, ils ne l’ont pas nié ; au contraire, ils l’affirment. Au reste, l’emploi des chiens à la guerre fut pratiqué en Europe même, entre blancs, dans le moyen âge : Henri VIII, roi d’Angleterre, en fournit 400 à Charles-Quint contre François Ier. À la Jamaïque, en 1795, les Anglais s’en servirent contre les noirs des montagnes Bleues ; mais ils n’en firent pas dévorer dans un spectacle, comme au Cap.

  4. J’ai connu ce brave défenseur du fort Liberté, qui est mort au Petit-Goave presque centenaire. Son âge avancé, sa conduite toujours honorable, le souvenir glorieux de son courage, le rendaient respectable aux yeux de tous, et le firent jouir du privilège d’appeler tous les hommes de cette époque par leur nom, même Pétion, quoiqu’il fût le Président d’Haïti.
  5. C’est sans doute ce fait qui a porté le dictionnaire de Bescherelle à dire : « L’expédition française de Saint-Domingue a renouvelé l’essai des chiens de guerre ; mais, par la fraude des vendeurs, cet essai ne réussit pas.  »

    Noailles fut, alors, un mauvais marchand : sa noble origine le destinait, d’ailleurs, à des choses plus glorieuses. À la fin de ce volume, nous signalerons sa vaillance, digne de sa famille et de sa patrie.

  6. Quelque temps après, le général Lavalette reprit le projet homicide de Rochambeau. Afin de le mettre à exécution, il ordonna un tir à la cible au sud du Port-au-Prince, du côté du cimetière extérieur actuel ; il fit faire des cartouches blanches pour être délivrées à la garde nationale, appelée également à participer au tir : les troupes françaises auraient saisi ce moment pour assaillir les mulâtres et les noirs. Averti de ce barbare projet, le commandant Lespinasse leur fit charger leurs fusils avec des cartouches à balles, qu’il leur donna avant de se rendre au tir ; il leur en distribua d’autres pour garnir leurs gibernes. Arrivé sur les lieux, au moment où Lavalette ordonna la distribution des cartouches blanches, Lespinasse lui dit : « C’est inutile ; leurs fusils sont chargés et leurs gibernes garnies, mais ils ne prendront aucune part au tir. » Lavalette fut déconcerté. J’ai su ce fait par mon père, qui était alors dans cette garde nationale. Lespinasse était père lui-même de plusieurs mulâtres : peu de colons lui ressemblaient, malheureusement pour eux !