Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 5/5.1

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 5p. 3-43).

chapitre i.

Expédition française contre Saint-Domingue. — Arrivée de la flotte au Cap-Français. — Le général Henri Christophe lui en refuse l’entrée. — Proclamation du Premier Consul aux habitans de la colonie. — Députation de la municipalité auprès du capitaine-général Leclerc. — Sa lettre à H. Christophe. — Réponse, et dispositions de défense. — Le général Rochambeau s’empare du Fort-Liberté. — Incendie et évacuation du Cap. — La flotte entre dans la rade. — Débarquement de Leclerc à la baie de l’Acul-du-Limbé. — Réfutation des Mémoires de Sainte-Hélène, relativement aux hommes de couleur. — Réflexions sur la conduite tenue par H. Christophe. — Toussaint Louverture arrive de Santo-Domingo. — Il est forcé de fuir devant les troupes françaises, et prend la résolution de résister à Leclerc. — Esprit général de la population. — Lettres de Toussaint Louverture à divers généraux. — Il se rend à Ennery pour rencontrer ses fils et leur précepteur.


Les motifs qui ont déterminé le gouvernement consulaire à envoyer une armée contre Saint-Domingue ont été amplement exposés dans notre cinquième livre. Il y a été également démontré que cette mesure avait été conçue, avant qu’on eût appris en France que T. Louverture avait donné une constitution particulière à cette colonie, et qu’on attendait la conclusion de la paix avec la Grande-Bretagne pour l’effectuer. Les préliminaires de cette paix ayant été signés le 1er octobre et faisant présager la paix définitive, rien ne s’opposait plus au dessein conçu. Aussi les préparatifs de l’expédition étaient ordonnés déjà, quand le colonel Vincent arriva à Paris, avec la mission de faire agréer au gouvernement consulaire la constitution dont il était porteur. Ce fut un motif de plus pour accélérer la mesure.

L’impatience du Premier Consul fut telle, qu’il voulait que la flotte fût prête à mettre à la voile dans les premiers jours de novembre. Toutes les troupes destinées à faire partie de l’expédition furent dirigées sur les ports où elles devaient s’embarquer. Brest, Lorient, Rochefort, Toulon, le Hâvre, Cadix et Flessingue furent les lieux de ce rendez-vous général.

Vingt-cinq mille des meilleurs soldats de la France, pris parmi ceux qui avaient défendu son indépendance et sa liberté contre les armées coalisées de l’Europe, et porté ensuite ses principes libéraux et sa gloire en Allemagne, en Hollande, en Italie, en Suisse, en Égypte, formèrent la première expédition, et plus de vingt mille autres furent successivement envoyés dans la suite. Quarante vaisseaux, vingt-sept frégates, et dix-sept autres corvettes ou bâtimens de transport, reçurent à leur bord ces vieilles légions aguerries dans mille combats.

Treize généraux de division, vingt-sept généraux de brigade et une foule d’autres officiers des diverses armes, qui avaient fait preuve de leur valeur sur tous les champs de bataille, allaient diriger ces forces pour abattre le pouvoir de T. Louverture, assurer l’empire de la France dans sa colonie, et rétablir l’esclavage des noirs. À leur tête était le général en chef Leclerc, beau-frère du Premier Consul, nommé capitaine-général pour gouverner Saint-Domingue, avec le concours de MM. Benezech, conseiller d’Etat, préfet colonial, devant présider le conseil à former dans l’île ; Desperoux, commissaire de justice ; et Daure, commissaire ordonnateur en chef[1].

La flotte entière fut placée sous le commandement supérieur de l’amiral Villaret-Joyeuse, marin expérimenté, secondé par les contre-amiraux Latouche Tréville, Gantheaume, Linois, Delmothe, Gravina et Hartzinch. Les premiers étaient français, les deux derniers étaient, l’un Espagnol, l’autre Hollandais.

Dans un tel appareil de forces de terre et de mer, dirigées et commandées par de tels officiers généraux, on voit que le Premier Consul reconnaissait l’importance et la difficulté de l’entreprise destinée à agir contre une population qui avait secoué le joug ignominieux de la servitude depuis dix ans, et dont les droits naturels avaient été reconnus et proclamés solennellement par la France ; car il n’ignorait pas qu’elle avait vaillamment défendu sa liberté contre les Anglais, en maintenant les droits de la métropole, et qu’elle s’était encore aguerrie dans une guerre civile.

Un écrivain français dont nous avons cité le texte, a avancé que le Premier Consul portait un mépris haineux à la race noire. On peut concevoir la haine qu’il lui portait, peut-être, par l’effet des préjugés coloniaux qu’il avait évidemment adoptés ; mais on ne peut guère admettre qu’il méprisait les hommes contre lesquels il employa des moyens aussi formidables. Dans tous les cas, de tels hommes n’étaient pas méprisables, puisqu’il se vit contraint d’ajouter à ces moyens toutes les ruses de la politique.

Il a été dit aussi que le Premier Consul offrit le commandement de l’armée expéditionnaire au général Bernadotte, qui le refusa[2]. Nous ne connaissons aucun auteur français qui ait parlé d’un tel fait ; et nous en doutons, par cela même que, comptant sur la valeur de ses troupes pour assurer le succès de cette entreprise, le Premier Consul dut vouloir que ce fût un de ses proches qui en recueillît la gloire et le profit. Nous nous fondons à ce sujet sur les faits successivement accomplis en Europe même. M. Thiers assure, au contraire, que beaucoup de militaires demandèrent comme une faveur à aller à Saint-Domingue, la paix générale ayant été conclue. On conçoit, en effet, que des hommes habitués à faire la guerre, entrevoyaient un état presque insupportable dans le repos ; ensuite, partageant eux-mêmes la confiance et l’espoir d’un succès facile, ils devaient encore espérer de se créer des richesses immenses sur cette terre de Saint-Domingue qui en avait tant produit, pour en jouir plus tard en France, comme faisaient les colons dans l’ancien régime. Des alliances avec leurs filles ou leurs veuves en auraient encore procuré. Malenfant avoue qu’il donna ce conseil à des officiers réunis à Brest.

Un reproche, qui est probablement mal fondé et que nous croyons même injuste, a été fait au chef du gouvernement français. On a prétendu qu’il profita de cette circonstance pour envoyer dans l’expédition, principalement les officiers et les soldats qui avaient servi sous le général Moreau. Dans ses mémoires, Fouché l’en accuse, et divers autres auteurs ont répété cette accusation. Ordinairement, quand une entreprise ne réussit pas, chacun cherche à y trouver des motifs particuliers ; et si celle-ci eût eu le succès qu’on espérait généralement, cette accusation n’aurait pas été produite. Le général Leclerc lui-même avait servi sous les ordres de Moreau ; et M. Thiers, en réfutant l’imputation faite au Premier Consul, d’avoir voulu se débarrasser des militaires imbus des principes de son émule, fait observer qu’il exigea que sa sœur Pauline, mariée au chef de l’expédition, l’accompagnât dans ce climat meurtrier des Antilles[3]. Jérôme Bonaparte, le plus jeune de leurs frères, employé alors dans la marine, était aussi de l’expédition. Ces faits détruisent complètement, ce nous semble, la maligne intention prêtée au Premier Consul.

Ce qui nous paraît plus important à constater, c’est que l’amiral Villaret-Joyeuse fut choisi pour commander la flotte, afin d’aider à l’établissement du gouvernement militaire qu’il conseillait en 1797 ; c’est que le général Rochambeau, qui avait prédit qu’on serait forcé dé faire la guerre aux noires, pour les rendre à la culture et protéger les pauvres blancs vexés par eux, fut envoyé dans cette expédition ; c’est qu’enfin, les généraux Desfourneaux et Kerverseau, et l’ancien ordonnateur H. Perroud, trois hommes dont on connaît les antécédens dans la colonie, furent aussi jugés dignes d’en faire partie. Il fallait assurer le succès de l’entreprise ; les hommes qui connaissaient Saint-Domingue durent paraître propres à y contribuer.

À la fin de 1799, une expédition, destinée pour l’Egypte, fut préparée à Brest, sous les ordres du général Sahuguet et de l’amiral Gantheaume. Pour donner le change aux Anglais, le Premier Consul fit courir le bruit qu’elle allait à Saint-Domingue, et ordonna que des noirs et des mulâtres des colonies fussent embarqués à bord des vaisseaux. Placide Séraphin, beau-fils de T. Louverture[4], se trouvait au collège de la Marche avec son frère utérin, Isaac Louverture, propre fils de ce général ; il fut envoyé aussi à Brest, afin d’ajouter à cette ruse de guerre par sa présence dans la flotte : cette flotte partit de Brest en janvier 1800 et relâcha à Toulon. Le 29 octobre, Placide fut promu au grade de sous-lieutenant, attaché à la légion expéditionnaire et à l’état-major du général Sahuguet ; il était encore à Toulon le 1er septembre 1801, lorsque ce général adressa une lettre au ministre de la marine au sujet de ce jeune homme qu’il renvoyait à Paris, d’après ses ordres : nouvel indice qu’alors l’expédition contre Saint-Domingue était résolue, même avant que la constitution de T. Louverture parvînt en France par les Etats-Unis. En effet, Placide et Isaac devaient en faire partie. Ces deux frères et M. Coisnon, leur précepteur, furent présentés au Premier Consul qui les accueillit avec bienveillance et leur annonça qu’ils iraient à Saint-Domingue, et qu’ils y précéderaient l’arrivée de la flotte[5]. Le lendemain de cette présentation, ils dînèrent chez le ministre de la marine, l’amiral Decrès, dont ils reçurent ensuite un costume militaire et des armes. Isaac était ainsi élevé au même grade que son frère aîné.

Dans notre 4e livre, on a vu qu’André Rigaud était arrivé à Paris le 7 avril 1801. Il avait continué d’y résider. Il a été dit que lui et les officiers du Sud expatriés avec lui, avaient excité le gouvernement consulaire contre T. Louverture, — comme s’ils pouvaient exercer la moindre influence sur la politique de ce gouvernement, qui aurait pu faire cesser la guerre civile du Sud en février 1800, et qui la laissa continuer d’après le plan adopté par le Directoire exécutif ! Le fait est, que le 24 août 1801, plus de quatre mois après son arrivée à Paris, Rigaud n’avait pas encore eu l’honneur d’être présenté au Premier Consul. Ce jour-là, il adressa une lettre au ministre de la marine, où il sollicitait un emploi quelconque dans l’armée française, à cause de l’exiguité de ses ressources, et la faveur d’être admis à offrir ses hommages au chef du gouvernement français.

Il paraît donc que si Rigaud lui fut présenté, ce ne fut qu’après que l’expédition eut été résolue[6]. Comme elle allait pour enlever le pouvoir à T. Louverture, et qu’il était présumable qu’il résisterait, Rigaud et ses officiers devenaient un drapeau qui pouvait être utile, selon les circonstances, afin d’obtenir la défection de tous les hommes qui avaient partagé leur manière de penser à l’égard de T. Louverture. Dans ce dessein, ils reçurent l’ordre, de même que d’autres officiers noirs et jaunes qui étaient en France, de se rendre à Rochefort pour y être embarqués. Rigaud était encore à Paris le 30 octobre, et se rendit à Rochefort le 17 novembre.

La frégate la Vertu reçut tous ces officiers à son bord : c’étaient Rigaud, Villatte, R. Léveillé, généraux de brigade ; Pétion et J. R. Relley, adjudans-généraux ; Birot, Borno Déléard, chefs de brigade ; E. Saubate, Brébillon, Dupont, Brunache, Dupuche, Gautras, Quayé Larivière, Maurice Bienvenu, chefs de bataillon ou d’escadron ; J. P. Boyer, Florant Chevalier, capitaines, et plusieurs autres. Madame Rigaud et ses enfans y prirent passage aussi.

À Brest, les fils de T. Louverture et M. Coisnon s’embarquèrent sur la frégate la Syrène qui, loin de précéder la flotte, partit en même temps qu’elle. Trente jours après, ce navire allant porter des ordres à la Guadeloupe, les passagers furent placés sur le vaisseau le Jean-Jacques Rousseau.

Les escadres de Brest, de Lorient, de Rochefort, de Toulon et de Cadix partirent le même jour, 14 décembre : les deux dernières restèrent en arrière. La seconde escadre, sortie de Brest, fit route en même temps que celle du Hâvre et de Flessingue, quelques semaines après.

Divers parages furent désignés pour le ralliement des, trois premières : — le golfe de Gascogne, les îles Canaries, et en dernier lieu, le cap Samana, à l’est de l’île de Saint-Domingue.

À ce sujet, Pamphile de Lacroix a imputé au Premier Consul « d’avoir lui-même tout dirigé, tout indiqué, dans un travail dressé dans son cabinet particulier, et de n’avoir pas même appelé à donner son avis sur les détails nautiques de l’expédition, l’homme de mer expérimente qui tenait à cette époque le porte-feuille de la marine et des colonies ; que ce dernier n’eut qu’à signer pour copie conforme, les instructions déjà revêtues de l’approbation et de la signature du Premier Consul. Ces instructions contenaient de vieilles idées… [7] »

Piqué de ce reproche d’un officier général qui faisait partie de l’expédition et dont les assertions pouvaient paraître fondées, l’empereur Napoléon, à Sainte-Hélène, a daigné le réfuter et bien d’autres imputations consignées dans les mémoires de cet auteur : il a nié d’avoir rédigé lui-même les instructions pour la flotte, en affirmant au contraire que ce fut l’amiral Decrès qui les prépara.

On ne peut guère admettre, en effet, que le Premier Consul n’eût pas fait participer le ministre de la marine, à la rédaction des instructions qui devaient diriger les amiraux chargés du commandement de la flotte. Qu’il ait dicté lui-même celles qui avaient rapport aux opérations militaires et à la direction politique, cela se conçoit, et c’était même dans son droit : personne ne pouvait mieux que lui rendre sa pensée, dans le but qu’il se proposait d’atteindre.


Le 29 janvier 1802, les trois premières escadres se réunirent au cap Samana. Celle qui portait la division du général Rochambeau était destinée à opérer contre le Fort-Liberté ; — la division Hardy, contre le Cap-Français ; — la division Boudet, contre le Port-au-Prince. Le 30, deux frégates en furent détachées, portant la brigade Kerverseau contre Santo-Domingo. On reconnaît dans ces dispositions le plan proposé par Kerverseau lui-même, d’après son rapport que nous avons cité au 5e livre.

Le capitaine-général Leclerc et l’amiral Villaret-Joyeuse montaient sur le vaisseau l’Océan. Après avoir expédié Kerverseau, — le 30 même, l’amiral fît mettre la flotte en route. Le lendemain, vers le cap La Grange, des pilotes de Monte-Christ lui apprirent que T. Louverture se trouvait en ce moment à Santo-Domingo. Le 1er février, la flotte était devant le Cap-Français ; mais elle ne pouvait y entrer à cause du vent contraire[8].

Suivant P. de Lacroix, il avait été ordonné au capitaine-général et à l’amiral « de ne souffrir aucune vacillation dans les principes de leurs instructions. » Cependant, il affirme que Leclerc décida d’abord que la division Boudet, arrivée la première à la tête de l’île, agirait contre le Cap ; et qu’il s’ensuivit alors, entre le capitaine-général et l’amiral, une vive discussion pendant laquelle le premier voulut faire arrêter le second ; mais que l’amiral finit par l’emporter, parce que les instructions étaient précises.

Ce début, il faut le reconnaître, était digne d’une entreprise conçue dans de telles vues ; la guerre commençait entre les assaillans eux-mêmes : présage fâcheux !

Le même auteur a regretté que la rigueur des instructions ait empêché le capitaine-général de suivre son inspiration, en prétendant que la division Boudet eût pu entrer dans la rade immédiatement ; « que le général H. Christophe, livré à lui seul, annonçait le désir de recevoir l’expédition, et de lui donner des fêtes ; que les rues étaient balayées, les casernes nettoyées, et que les habitants et les troupes noires se livraient en ville à une satisfaction générale. L’arrivée secrète de T. Louverture, ajoute-t-il, arrêta ces dispositions amicales. »

Cette dernière assertion étant démentie par les faits, les autres sont nécessairement suspectes d’invraisemblance. Au reste, ce n’est pas la première fois que nous trouvons cet auteur en défaut : d’autres erreurs de lui seront signalées.

T. Louverture n’arriva sur les lieux que le 5 février. C’est donc à H. Christophe que revient l’honneur de la résistance qui fut opposée à la flotte ; car le gouverneur général n’avait donné ni à lui ni aux autres officiers supérieurs, l’ordre formel de résister aux volontés de la France : au contraire, sa proclamation du 18 décembre 1801 disait : « qu’il fallait recevoir les ordres et les envoyés de la métropole avec le respect de la piété filiale. » Son mémoire adressé au Premier Consul confirme cette disposition.

La ville du Cap-Français avait été relevée de ses ruines, occasionnées par l’incendie des journées de juin 1793. C’était encore le lieu du plus grand commerce de la colonie, ravivé par la restauration des cultures de son voisinage. Bien que sa prospérité, à cette époque, n’égalât point celle dont elle avait joui dans l’ancien régime, on trouvait de l’aisance parmi ses habitans. Ceux-ci avaient toujours pour maire, le noir César Thélémaque, fort attaché à la France. H. Christophe, commandant de l’arrondissement, communiquait à ses administrés ce goût pour le luxe qui le distinguait ; son ton, ses manières d’une grande politesse, et qui se ressentaient néanmoins du despotisme de son caractère, faisaient du Cap une ville de jouissances continuelles pour les blancs avec lesquels il vivait dans la plus étroite familiarité.

Cependant, à la vue de ces nombreux vaisseaux qui parurent devant le Cap, des pavillons français et espagnol qu’ils arboraient, Christophe comprit qu’ils recelaient dans leurs flancs une armée qui ne pouvait venir à Saint-Domingue, qu’en vue de renverser le pouvoir de T. Louverture à qui il était dévoué, et avec lui les principaux chefs qui l’aidaient dans l’administration de la colonie. Sans ordre précis du gouverneur général pour cette éventualité, il se rappela néanmoins qu’une ancienne disposition de la commission civile, depuis Sonthonax et renouvelée ensuite, défendait aux officiers supérieurs de laisser entrer dans les ports des forces maritimes considérables, sans qu’au préalable ou eût reconnu leur nationalité et leur objet.[9] On a vu qu’à l’arrivée, au Cap, des frégates venues avec Hédouville, il avait fallu une autorisation spéciale de J. Raymond pour les faire admettre par le général B. Léveillé, alors commandant de l’arrondissement.

Christophe s’était donc porté au fort Picolet qui défend principalement l’entrée du port, pour faire tirer sur les vaisseaux s’ils essayaient d’y pénétrer, tandis que les habitans et la municipalité, dirigés par César Thélémaque, ne soupiraient qu’après le débarquement des troupes, se fondant surtout sur la proclamation de T. Louverture. Voilà la vérité.

Un bâtiment léger s’étant approché, Christophe ordonna de tirer dessus ; il envoya ensuite le capitaine du port Sangos dire au vaisseau amiral qu’il ne pouvait permettre à la flotte d’entrer dans le port, avant d’avoir reçu les ordres du gouverneur général qui était à Santo-Domingo. Ces faits se passèrent le 2 février[10].

L’amiral envoya alors son aide de camp Lebrun, par le canot que montait Sangos[11]. Il joignit Christophe au fort Picolet, et lui dit que l’amiral et le capitaine-général lui ordonnaient de se préparer à recevoir la flotte et les troupes. Christophe trouva étrange qu’on ne lui eût pas écrit, et demanda à Lebrun s’il avait des dépêches pour le gouverneur général. Il n’en avait pas plus pour ce dernier que pour le commandant de l’arrondissement ; mais il était porteur de plusieurs paquets renfermant la proclamation imprimée du Premier Consul aux habitans de Saint-Domingue, qu’il refusa de remettre à Christophe, prétendant qu’il était chargé de les livrer en main propre au général T. Louverture. Son but, sa mission étaient de trouver moyen de répandre cet acte parmi la population.

Cette manière d’agir était diamétralement opposée à ce que le Premier Consul aurait annoncé aux fils de T. Louverture. Elle prouvait une intention d’embaucher, et la population et l’armée coloniale. Car, pourquoi le capitaine-général, envoyé par la métropole, ne signifiait-il pas tout d’abord au commandant militaire du Cap, et par écrit, l’ordre du gouvernement français ?

Néanmoins, Christophe, qui eut quelque indécision en ce moment, invita Lebrun à monter à cheval avec lui pour aller en ville : peut-être voulait-il se donner un otage.

Dans le trajet, Lebrun laissa tomber un de ces paquets de proclamations qui fut bientôt après apporté à Christophe. Celui-ci l’avait conduit à la maison du gouvernement ; là, il consentit à remettre les autres paquets, à raison de cette circonstance.

Christophe passa dans une pièce du palais pour prendre connaissance de la proclamation. Il déclara alors à Lebrun qu’il ne recevrait pas la flotte, sans ordre formel du gouverneur général à qui il écrirait pour lui donner avis de son arrivée. Lebrun essaya de le corrompre, en lui parlant des faveurs que lui réservait le gouvernement français. Mais Christophe lui répondit avec fierté, qu’il ne souscrirait à rien, et que d’ailleurs la proclamation du Premier Consul respirait le despotisme et la tyrannie [12]. Voici cet acte :


LE PREMIER CONSUL,
Aux Habitants de Saint-Domingue.

« Quelles que soient votre origine et votre couleur, vous êtes tous Français, vous êtes tous libres et égaux devant Dieu et devant les hommes.

La France a été, comme Saint-Domingue, en proie aux factions et déchirée par la guerre civile et par la guerre étrangère ; mais tout a changé : tous les peuples ont embrassé les Français, et leur ont juré la paix et l’amitié ; tous les Français se sont embrassés aussi, et ont juré d’être tous des amis et des frères. Venez aussi embrasser les Français, et vous réjouir de revoir vos amis et vos frères d’Europe.

Le gouvernement vous envoie le capitaine-général Leclerc ; il amène avec lui de grandes forces pour vous protéger contre vos ennemis et contre les ennemis de la République. Si l’on vous dit : Ces forces sont destinées à vous ravir la liberté ; répondez : La République ne souffrira pas quelle nous soit enlevée.

Ralliez-vous autour du capitaine-général ; il vous apporte l’abondance et la paix ; ralliez-vous autour de lui. Qui osera se séparer du capitaine-général sera un traître à la patrie, et la colère de la République le dévorera comme le feu dévore vos cannes desséchées.

Donné à Paris, au palais du gouvernement, le 17 brumaire an X de la République française (8 novembre 1801.)

Le Premier Consul, Bonaparte. »

Pamphile de Lacroix, qui a critiqué les instructions données au capitaine-général et à l’amiral, loue cette proclamation comme un chef-d’œuvre de rédaction politique, en ce qu’elle alliait habilement les promesses et les menaces. »

Voyons donc en quoi consistait cette habileté.

D’abord, il était impossible de mieux confirmer le décret de la Convention sur la liberté générale, que ne le semblait faire le premier paragraphe de cette proclamation. Cependant, la France qui n’avait plus d’ennemis, puisque tous les peuples avaient embrassé les Français, envoyait néanmoins de grandes forces à Saint-Domingue pour protéger ses habitans, également Français, contre leurs ennemis et contre les ennemis de la République. Puisqu’ils étaient Français, ils ne devaient pas en avoir plus que ceux d’Europe. Et quels étaient donc ces ennemis de la République, lorsque le Premier Consul déclarait que tous les peuples avaient juré la paix et l’amitié aux Français ?[13]

Si un chef-d’œuvre de rédaction politique consiste à être obscur, inintelligible, Pamphile de Lacroix a eu raison dans son appréciation. Mais la menaçante image du dernier paragraphe de cet acte ne l’expliquait-elle pas suffisamment ?

Quand nos cannes sont desséchées par l’influence du soleil brûlant des Antilles, qui engendre aussi la fièvre jaune, il suffit en effet de la moindre étincelle, pour les dévorer, — de même que cette terrible maladie moissonne en peu de temps la plus nombreuse armée : les Anglais en avaient fait la cruelle expérience, et peut-être le Premier Consul ne se le rappelait pas.

Et voyez encore comment le génie de l’homme est exposé à se trouver souvent en défaut ! Il est fort possible et même probable, que ce soit cette image du feu dévorant les cannes desséchées, qui aura inspiré à H. Christophe l’idée d’incendier la ville du Cap, — en traçant ainsi un exemple de résolution énergique à un autre général qui l’imita dix années après, au préjudice d’une autre armée française, dans une contrée dont la température est l’opposé de celle des Antilles[14].

Quoi qu’il en fut, il n’est pas étonnant que H. Christophe, qui se connaissait assez bien en despotisme et en tyrannie, ait dit à l’officier Lebrun que la proclamation consulaire respirait ces deux choses.

Toutefois, comme la flotte louvoyait encore à cause du vent contraire à son entrée dans le port, Christophe déclara à cet officier qu’il ne pouvait la rejoindre en ce moment, et qu’en attendant il resterait dans l’appartement où il se trouvait. Le traitant d’ailleurs avec sa magnificence ordinaire, il lui fit servir à souper sur de la vaisselle en argent. Seul à table, Lebrun était servi par quatre domestiques revêtus de livrée, qui observèrent le silence le plus parfait. Le palais de T. Louverture, au Cap et au Port-au-Prince, avait une tenue toute royale, qu’il relevait encore par sa dignité[15].

Voyant les dispositions militaires ordonnées par Christophe, la municipalité, le maire en tête, suivie de fonctionnaires publics et de citoyens, vint à minuit conjurer ce général d’épargner à la ville du Cap les désastres qui la menaçaient, s’il résistait à la flotte. Elle lui rappela les termes de la proclamation du gouverneur général, du 18 décembre ; elle lui rappela même sa propre conduite dans l’affaire de Moïse, où il avait donné des gages si sanglans de son dévouement aux intérêts des colons et de la métropole ; car Moïse avait été une victime immolée à ces intérêts. La triste fin de cet infortuné devait être invoquée, en effet, par des hommes qui y avaient tant contribué par leurs dénonciations. La municipalité parla enfin des dispositions de la constitution coloniale qui faisaient de Saint-Domingue un pays français, pour porter Christophe à l’obéissance aux ordres de la métropole.

Mais Christophe lui répliqua qu’il était militaire, soumis aux seuls ordres du gouverneur général ; que le gouvernement consulaire aurait dû faire transmettre les siens par un aviso, et non par une flotte où l’on voyait arboré un pavillon étranger à celui de la France ; que la proclamation avait été sans doute fabriquée à bord des vaisseaux ; et que la terre brûlerait avant que la flotte mouillât dans la rade du Cap.

Il permit cependant qu’une députation se rendît à bord du vaisseau amiral, le 3 février, afin de dire au général Leclerc d’attendre qu’il eût le temps d’en aviser T. Louverture. Cette députation fut formée du maire César Thélémaque, de deux autres membres de la municipalité, du curé Corneille Brelle et de Tobias Lear, consul des États-Unis.

En attendant son retour, Christophe dépêcha un officier auprès du gouverneur général, sur la route de Saint-Jean à Santo-Domingo. La démarche même de la municipalité et des fonctionnaires, que rapporte Pamphile de Lacroix, aurait dû le convaincre que T. Louverture n’était pas au Cap, comme l’a cru Lebrun.

Le capitaine-général accueillit la députation, en l’entretenant des bonnes dispositions de la France envers la colonie, et envers T. Louverture lui-même, à qui elle renvoyait ses enfans ; il lui dit qu’il était chargé de donner à Christophe des gages de la bienveillance du Premier Consul. En cela, il pouvait être sincère ; car on a vu que de Santo-Domingo, T. Louverture avait fait l’éloge de cet officier, pour avoir préservé les jours des blancs contre la fureur des partisans de Rigaud. Mais en même temps, Leclerc déclara à la députation qu’il ne pouvait différer le débarquement de ses troupes, parce qu’il y avait lieu de craindre que Christophe ne voulût employer le temps qu’il réclamait, à organiser une défense militaire ; qu’en conséquence, le débarquement s’opérerait une demi-heure après le retour de la députation. Il comptait sans le vent qui restait contraire aux vaisseaux. Il envoya avec la députation un aide de camp porteur de la lettre suivante à Christophe.


À bord de l’Océan, le 14 pluviôse an X (3 février).

J’apprends avec indignation, citoyen général, que vous refusez de recevoir l’escadre et l’armée française que je commande, sous le prétexte que vous n’avez pas d’ordre du gouverneur général.

La France a fait la paix avec l’Angleterre, et le gouvernement envoie à Saint-Domingue des forces capables de soumettre des rebelles, si toutefois on devait en trouver à Saint-Domingue.

Quant à vous, citoyen général, je vous avoue qu’il m’en coûterait de vous compter parmi les rebelles. Je vous préviens que si, aujourd’hui, vous ne m’avez pas fait remettre les forts Picolet, Belair et toutes les batteries de la côte, demain à la pointe du jour quinze mille hommes seront débarqués. Quatre mille débarquent en ce moment au Fort-Liberté, huit mille au Port-au-Prince. Vous trouverez ci-joint ma proclamation ; elle exprime les intentions du gouvernement français. Mais rappelez-vous que, quelque estime particulière que votre conduite dans la colonie m’ait inspirée, je vous rends responsable de tout ce qui arrivera.

Le capitaine-général, etc. Leclerc.

Ce langage de la force était calculé pour intimider Christophe. Mais en faisant un si grand étalage de ses troupes, le capitaine-général oublia de mentionner celles qui étaient sous les ordres de Kerverseau et de supposer une autre division navale agissant aussi contre le Sud.

La députation, revenue au Cap, seconda cette lettre en faisant à Christophe mille prières de ne pas résister à Leclerc. Mais Christophe, encore plus indigné que le capitaine-général, par le ton menaçant qu’il avait pris, apostropha un nommé Lagarde, commissaire du gouvernement près le tribunal civil, qui insistait davantage : « Vous parlez comme un colon, lui dit-il, comme un propriétaire : je n’ai point confiance en vous. »

Christophe voyait clair enfin à l’égard des colons !… Il répondit immédiatement à Leclerc, en renvoyant Lebrun et l’aide de camp avec sa réponse. La voici :

Au quartier général du Cap, le 14 pluviôse an X (5 février).

Henri Christophe, général de brigade, commandant l’arrondissement du Cap,

Au général en chef Leclerc.

Votre aide de camp, général, m’a remis votre lettre de ce jour. J’ai eu l’honneur de vous faire savoir que je ne pouvais vous livrer les forts et la place confiés à mon commandement, qu’au préalable j’aie reçu les ordres du gouverneur Toussaint Louverture, mon chef immédiat, de qui je tiens les pouvoirs dont je suis revêtu. Je veux bien croire que j’ai affaire à des Français, et que vous êtes le chef de l’armée appelée expéditionnaire ; mais j’attends les ordres du gouverneur, à qui j’ai dépêché un de mes aides de camp pour lui annoncer votre arrivée et celle de l’armée française ; et jusqu’à ce que sa réponse me soit parvenue, je ne puis vous permettre de débarquer. Si vous avez la force dont vous me menacez, je vous prêterai toute la résistance qui caractérise un général ; et si le sort des armes vous est favorable, vous n’entrerez dans la ville du Cap que lorsqu’elle sera réduite en cendres, et même sur ces cendres, je vous combattrai encore.

Vous dites que le gouvernement français a envoyé à Saint-Domingue des forces capables de soumettre des rebelles, si l’on devait y en trouver : c’est vous qui venez pour en créer parmi un peuple paisible et soumis à la France, d’après les intentions hostiles que vous manifestez ; et c’est nous fournir des argumens pour vous combattre, que de nous parler de rébellion.

Quant aux troupes qui, dites-vous, débarquent en ce moment, je ne les considère que comme des châteaux de cartes que le vent doit renverser.

Comment pouvez-vous me rendre responsable des événemens ? Vous n’êtes point mon chef, je ne vous connais point, et par conséquent, je n’ai aucun compte à vous rendre jusqu’à ce que le gouverneur vous ait reconnu.

Pour la perte de votre estime, général, je vous assure que je ne désire pas la mériter au prix que vous y attachez, puisqu’il faudrait agir contre mon devoir pour l’obtenir.

J’ai l’honneur de vous saluer, H. Christophe[16].

La députation avait reçu de Leclerc des exemplaires de la proclamation du Premier Consul et d’une autre qu’il avait rendue lui-même, pour mieux expliquer les intention de la France[17]. Il promettait à tous les militaires la conservation de leurs grades, à tous les fonctionnaires publics celle de leurs emplois : ce qui impliquait leur maintien dans la colonie, — tandis que les instructions formelles dont il était porteur prescrivaient la déportation des officiers supérieurs de l’armée coloniale, sous le mot de services à rendre dans la métropole, et que bien certainement la plupart des fonctions publiques allaient être remplies par les arrivans. Au reste, ceci ne doit pas surprendre : c’est le langage ordinaire à tout pouvoir qui veut obtenir des succès.

La municipalité s’empressa de répandre ces deux proclamations, en les faisant même afficher.

Durant ce temps, Christophe avait fait prêter à la 2me demi-brigade et aux autres soldats présens au Cap, le serment de vaincre ou de mourir, d’après la finale de la proclamation du gouverneur, du 18 décembre.

Ainsi, tandis que les fonctionnaires civils invoquaient une phrase de cet acte pour se soumettre au capitaine-général, le fonctionnaire militaire y trouvait une autre pour électriser ses camarades d’armes. L’unité d’action manquait donc dans la proclamation de T. Louverture : par sa faute, chacun était libre de choisir le parti qui paraissait mieux convenir à sa position personnelle, à ses idées, à ses principes politiques, aux intérêts de la colonie. Aussi, quand Christophe se rendit à la municipalité pour reprocher à ce corps l’usage qu’il faisait des proclamations françaises, le maire lui répondit qu’il était dans son droit, qu’il remplissait même un devoir dicté par l’obéissance due à la métropole et prêchée par le gouverneur général lui-même.

On était au 4 février : la flotte louvoyait encore et ne pouvait effectuer le débarquement des troupes. Christophe avait expédié un nouvel officier auprès de T. Louverture. Il annonça néanmoins à la municipalité, qu’il avait donné l’ordre aux troupes coloniales, de contraindre les habitans à évacuer la ville qu’il allait faire incendier, afin de se porter au village du Haut-du-Cap. Le maire résista encore.

En ce moment, le bruit circula qu’une armée avait débarqué au Fort-Liberté ; il confirma ce que disait la lettre de Leclerc à ce sujet. C’était effectivement le général Rochambeau qui, amené là par les vaisseaux sous les ordres du capitaine Magon, opérait contre cette ville, alors commandée par le chef de bataillon Charles Pierre. Aussitôt le débarquement de ses troupes, il fit attaquer la batterie de l’Anse où il y avait peu de soldats de la 5me demi-brigade. Après une résistance qui ne put être bien longue, ce fort fut enlevé ; et tous les militaires noirs faits prisonniers furent massacrés par ordre de Rochambeau. En même temps, le capitaine Magon faisait canonner le fort Labouque, placé en tête du goulet qui conduit à la baie du Fort-Liberté : il était défendu par le commandant Barthélémy. Cet officier se rendit, quand il reconnut que la ville elle-même était au pouvoir de l’ennemi. Rochambeau n’en fit pas moins tuer toute la garnison. Un de ses aides de camp, le fils du duc de la Châtre, avait péri dans l’attaque, avec quelques autres Français[18].

Ainsi, le cruel Rochambeau, qui était destiné à exercer plus longtemps que Leclerc l’autorité de la France dans la colonie, inaugura l’arrivée de l’expédition par la mort des prisonniers que les lois de la guerre ordonnent cependant de respecter ! Il trouvait, il faut le dire, une sorte d’excuse à ces forfaits, dans la proclamation du Premier Consul. Ne disait-elle pas que : « La colère de la République française dévorerait quiconque oserait se séparer du capitaine-général ; » c’est-à-dire, tous ceux qui résisteraient à l’armée expéditionnaire ?

Le but criminel de cette entreprise se dévoile dans ces horribles excès. Les hommes de la race blanche apportaient à Saint-Domingue, l’esclavage de ceux de la race noire ; et, en cas de résistance de leur part : — la mort[19].

Cependant, le 4 février, où ces faits se passaient au Fort-Liberté, était l’anniversaire de l’équitable décret de la Convention nationale sur la liberté générale des noirs !

Mais alors, quand Dessalines aura proclamé : guerre pour guerre, crimes pour crimes, outrages pour outrages, après avoir satisfait aux vengeances les plus cruelles, qui osera accuser seulement ce Noir de tous les crimes commis à Saint-Domingue, à cette époque dont l’historien n’aborde la relation qu’en frémissant ?…

Il est curieux de lire dans Pamphile de Lacroix : « Le général Rochambeau avait chassé à coups de fusil les noirs qui occupaient le fort Labouque et la batterie de l’Anse… Ces efforts qui ne coûtèrent la vie qu’à quatorze Français… avaient inauguré la rébellion.  »

Oui, la rébellion commençait ; mais elle s’inaugura par la perfidie, l’injustice et la violence de l’attaque, et parce qu’après avoir élevé des hommes à la dignité de citoyens, vous vouliez les replacer dans la servitude.

Les noirs échappés du Fort-Liberté se vengèrent sur tous les blancs qu’ils rencontrèrent dans la campagne, en les massacrant, en incendiant leurs propriétés.

La nouvelle de ces funestes événemens parvint au Cap d’où le général Christophe contraignait les habitans de sortir.

Dans la soirée du 4 février, un vaisseau s’étant approché du fort Picolet, reçut la décharge de son artillerie. Au bruit du canon, Christophe ordonna de mettre le feu aux maisons, en traçant lui-même l’exemple dans sa propre demeure richement meublée. Les édifices publics, spécialement désignés aux flammes, disparurent cette fois, car dans l’incendie de 1793, ils n’avaient pas été atteints. Une grande partie des propriétés privées subirent le même sort ; et les poudrières, auxquelles on mit le feu en dernier lieu, furent détruites. Ce fut le signal de la sortie du Cap, de Christophe et de sa troupe, le 5 février dans la matinée, pour se porter au Haut-du-Cap.

De leur côté, les habitans s’étaient retirés dans tous les environs de cette ville avec le peu d’effets qu’ils avaient pu enlever de leurs demeures. En vain Christophe essaya-t-il de les contraindre à se réunir pour le suivre : César Thélémaque lui opposa ou à ses officiers, tantôt le courage de la résistance, tantôt la force d’inertie.

Après la sortie de la troupe et de son général, les vaisseaux de la flotte, que le vent favorisait alors, pénétrèrent successivement dans la rade.

En même temps, le général Leclerc débarquait avec le général Hardy et sa division au port de l’Acul-du-Limbé, à quelques lieues à l’ouest du Cap. Pendant qu’il marchait contre cette ville, le général Humbert y opérait sa descente avec une partie des troupes restées à bord, et prenait possession des ruines fumantes de cet ancien Paris des Antilles.

Sur sa route, le général Hardy fit enlever à la baïonnette un poste situé à la Rivière-Salée, que défendaient des soldats de la 2me demi-brigade. Les prisonniers qu’il fit furent encore sacrifiés.

C’était la répétition des scènes de carnage du Fort-Liberté. Ces soldats noirs résistaient, il est vrai ; mais en qualité de militaires, ils obéissaient à leur chef. Mais, le même jour, au Port-au-Prince, le brave général Boude faisait aussi des prisonniers : les fit-il massacrer ? Non ! c’est qu’il y avait au fond de son cœur un sentiment de justice et d’humanité qui n’animait pas les généraux qui agirent dans le Nord.

Et le capitaine-général Leclerc avait-il fait précéder l’arrivée de la flotte par les fils de T. Louverture, chargés de lui annoncer sa venue ? S’il est vrai, comme l’a affirmé Pamphile de Lacroix, que les ordres du Premier Consul prescrivaient « de ne souffrir aucune vacillation dans les principes des instructions données au capitaine-général et à l’amiral, » il n’y avait donc aucune sincérité de la part du chef du gouvernement français, lorsqu’il disait à ces jeunes gens en présence de son beau-frère, qu’ils précéderaient la flotte ; car le général Leclerc aurait exécuté ses ordres.

À ce moment ils étaient encore à bord du vaisseau le Jean-Jacques, tandis que le capitaine-général était déjà au Cap.

Où se trouvaient Rigaud, Villatte, Léveillé, Pétion, Boyer, et les autres officiers embarqués sur la Vertu ? Cette frégate louvoyait à la vue du Cap. « Leur sort dépendait des événements : on attendait l’ordre de les débarquer ou de les déporter à Madagascar[20]. »

Pétion, qui avait éventé à Paris le secret qui leur importait, disait à ses compagnons, avant d’attérer sur Saint-Domingue : « Si le gouverneur T. Louverture ne fait aucune résistance, nous irons tous à Madagascar. » Lorsqu’il entendit le canon du fort Picolet, et qu’il vit les flammes éclairer la nuit du 4 février, il leur dit : « Maintenant, nous n’irons plus à Madagascar [21]. »

Jusque-là, les uns et les autres ne paraissaient pas nécessaires au succès de l’entreprise. Mais lorsqu’on se fut assuré que la résistance allait continuer, le capitaine-général ordonna qu’ils fussent tous débarqués au Cap.

Suivant l’ouvrage publié par Montholon : « Le capitaine-général Leclerc avait reçu effectivement, en partant, de la propre main de Napoléon, des instructions secrètes sur la direction politique à suivre dans le gouvernement de la colonie. Ces instructions sont restées inconnues à la mort de Leclerc ; elles furent remises cachetées à son successeur… (Rochambeau). L’autorité de la métropole dans la colonie ne pouvait se consolider que par l’influence des hommes de couleur.  »

Précédemment, le même auteur avait dit, à propos de la guerre civile du Sud, et pour expliquer l’objet de la mission du colonel Vincent : « Les noirs étant plus nombreux, et les mulâtres plus braves, il était facile de prévoir l’époque où ils succomberaient, et c’était sur eux que la métropole pouvait espérer de compter pour rétablir son autorité, en se servant de leur influence contre les noirs…  »

Le Mémorial de Las Cases confirme ces assertions, en disant de Leclerc : « S’il avait suivi les instructions secrètes que je lui avais adressées moi-même, il eût sauvé bien des malheurs, et se fût épargné de grands chagrins. Je lui ordonnais, entre autres choses, de s’associer les hommes de couleur pour mieux contenir les noirs… Mais Leclerc fit tout le contraire ; il abattit le parti de couleur, et donna sa confiance aux généraux noirs. Il arriva ce qui devait arriver : il fut dupé par ceux-ci, se vit assailli d’embarras, et la colonie fut perdue…  »

Mais, si ces instructions secrètes furent remises à Rochambeau, et que celui-ci enchérit sur les mesures acerbes déjà prises contre les hommes de couleur, par la déportation de Rigaud avant celle de T. Louverture, etc., il faut croire que Bignon a eu raison de dire que : « les Mémoires de Sainte-Hélène ont été écrits d’après des souvenirs plus ou moins exacts : » ce qui signifie, en d’autres termes, qu’ils contiennent fort peu de vérité historique.

Cet état de choses doit donc faire admettre l’assertion d’Isaac Louverture, confirmée par les données de Pétion, concernant le dessein de la déportation à Madagascar, de tous les officiers jaunes et noirs embarqués sur la Vertu  : mesure qui aurait été prise infailliblement, si H. Christophe n’eût pas fait tirer sur le vaisseau et incendier la ville du Cap. Tant il est vrai de dire que, malgré eux, et quels que soient leurs ressentimens mutuels, noirs et mulâtresse soutiennent à leur insu, par la volonté de Dieu qui les a créés pour s’unir, afin d’arriver aux mêmes destinées.

Ainsi, le 4 février restera une date mémorable pour la race noire. Si 1794 vit proclamer ses droits à la liberté, — 1802 vit un décret encore plus solennel en faveur de ces droits sacrés, par l’incendie du Cap ; car cet événement fut cause que l’homme qui devait éclairer, déterminer, entraîner H. Christophe lui-même, Clervaux, Dessalines et tant d’autres, dans la guerre de l’indépendance, — que Pétion, enfin, put toucher de nouveau le sol de son pays.

Nous sommes donc d’une opinion diamétralement opposée à celle émise par M. Saint-Rémy, dans sa Vie de Toussaint Louverture. Cet auteur dit en parlant de ce fait : « Christophe ne sut organiser, en l’absence de Louverture, aucun élément de défense : il ne vit point d’autre moyen de salut que l’incendie et la retraite honteuse dans les mornes, sans cartouches déchirées[22]. »

D’abord, quelles forces Christophe pouvait-il opposer à celles de la flotte ? La 2me demi-brigade, quelques artilleurs et quelques hommes préposés à la police de la ville du Cap. C’eût été une folie de sa part que de rester pour combattre de pied ferme des milliers d’hommes aguerris comme ceux qui arrivaient. N’avait-il pas fait la guerre à Saint-Domingue contre de telles troupes ? Ignorait-il qu’il faut les harceler sans cesse, en les contraignant à des marches et contre-marches qui hâtent le développement de la fièvre jaune, dans notre climat si meurtrier pour l’Européen ? Lorsque la guerre est malheureusement déclarée, chacun doit chercher à tirer parti des avantages que lui donne la nature. Si l’Européen abuse de ses lumières au détriment de l’Africain, son frère devant Dieu, eh bien ! que l’Africain use de tous les moyens que Dieu lui donne pour conserver la liberté départie à tous les hommes !

Ensuite, quant à l’incendie du Cap, ce fut sans doute une mesure désastreuse que celle qui réduisit en cendres une ville bien bâtie, dont les habitans étaient riches par leur industrie ; mais ce fut aussi une mesure énergique qui prouvait une ferme résolution de la part de H. Christophe. En mettant le feu à sa propre maison, en faisant cet immense sacrifice, il déploya le drapeau de la résistance, dans l’espoir d’y entraîner la population noire ; il enveloppa dans sa ruine ces colons qui se montraient si satisfaits de l’arrivée de la flotte française, après avoir été les adulateurs perfides de T. Louverture ; il traça un exemple qui pouvait se répéter partout, dans les villes, dans les campagnes, pour anéantir jusqu’aux vestiges de leurs propriétés qu’on prétendait restaurer, mieux encore que ne l’avait fait T. Louverture. Certes, Christophe était l’un des officiers qui aidaient le plus le gouverneur général dans son affreux système ; mais quand on se proposait de le déporter, ainsi que tous les autres officiers supérieurs de la colonie qui avaient donné tant de gages de leur dévouement aux intérêts de la France, n’était-ce pas pour river encore plus les fers des malheureux que T. Louverture tenait sous le joug de son despotisme ? Alors, n’était-il pas convenable de remuer toute cette population par une de ces mesures grandes, audacieuses, qu’inspirent les grandes situations ? Quand le Russe Rostopchin livra Moscou aux flammes, le dernier des serfs de l’empire de Pierre-le-Grand ne fut-il pas animé d’une sainte ardeur contre les étrangers qui l’avaient envahi ?…

En incendiant le Cap, Christophe obvia encore à la perplexité dont était frappé T. Louverture, lorsqu’il apprit les préparatifs de l’expédition ; il compromit son chef ; il le porta, il le contraignit à la résistance ; il communiqua son énergie à d’autres officiers supérieurs de l’armée coloniale ; il inaugura une guerre de destruction, pour venger cette armée de la guerre à mort inaugurée par Rochambeau au Fort-Liberté ; il répondit enfin, et d’une manière éloquente, à la menace insultante contenue dans la proclamation consulaire, en protestant d’ailleurs contre l’invasion de l’armée expéditionnaire, sans avis préalable, sans avertissement, sans sommation convenable de se soumettre à l’autorité de la métropole. Les services rendus à la France et à ses colons par T. Louverture, par tous ses généraux, ne leur méritaient-ils pas ces égards, cette considération ? Quand on agissait ainsi envers T. Louverture qui, pour plaire aux colons, même au gouvernement français, avait replacé ses frères dans une condition si intolérable, que pouvaient espérer ces hommes ?

Que ce soit donc par instinct de sa propre conservation, ou qu’il fût plutôt poussé par cette puissance invisible qui préside aux destinées des hommes, H. Christophe réussit à réveiller le courage de T. Louverture ; car on voit que dans le mémoire de ce dernier, adressé du fort de Joux au Premier Consul, il déclare qu’il blâma son lieutenant d’avoir incendié le Cap ; ensuite, il avoue qu’il a ordonné la même mesure pour le Port-de-Paix, pour les Gonaïves : des lettres interceptées, adressées par lui à d’autres généraux, contiennent la même prescription pour d’autres villes.

Quand T. Louverture, prisonnier, a avoué de tels faits, il détruit lui-même les assertions des auteurs qui prétendent qu’avant l’arrivée de la flotte, il avait ordonné l’incendie des villes de la colonie ; il prouve encore que c’est la résolution de Christophe surtout qui le détermina à cette mesure.

C’est une des plus graves questions que celle qui nous occupe en ce moment. Livrer aux flammes des villes entières, détruire des propriétés qui sont des richesses accumulées par toute une population qui y trouve un véhicule à sa civilisation, c’est, sans contredit, un moyen de défense qu’on ne peut qualifier que de barbare, ainsi que nous l’avons déjà fait en parlant de l’ordre donné par Rigaud, après la prise de Jacmel. Nous l’en avons blâmé ; mais ici la situation était, ce nous semble, bien différente, Rigaud, se sentant vaincu, frappait ainsi ses propres partisans, les populations soumises à ses ordres ; on pouvait, on devait espérer que l’administration de T. Louverture, après son triomphe, eût été libérale envers les vaincus, et ils avaient tous deux une autorité supérieure de la quelle ils relevaient. Mais, après le régime établi dans la colonie par T. Louverture, régime qui, certes, avait l’assentiment du gouvernement français ; quand ce gouvernement y envoyait une flotte et une armée aussi considérables, en déclarant qu’il maintiendrait l’esclavage dans d’autres possessions de la France, il décelait ses intentions ultérieures, sinon actuelles, contre toute la population noire de Saint-Domingue. La ruine de cette colonie et des colons devenait donc une nécessité cruelle de la situation, un moyen suprême de résistance.


T. Louverture était effectivement à Santo-Domingo, quand il eut avis de l’apparition de la flotte au cap Samana. Son mémoire au Premier Consul réfute l’assertion de P. de Lacroix, qui prétend qu’il vint, à bride abattue, reconnaître cette flotte sur les lieux mêmes, en traversant ainsi, à cheval, la baie de Samana. Par conséquent, il n’a pas tenu le langage de désespoir que lui impute cet auteur, si souvent inexact : pour revenir dans l’ancienne partie française, il n’a pas pris non plus la route de Saint-Yague, en y laissant le général Clervaux sans instruction précise.

Mais, voyageant en toute célérité par la route d’Azua et de Saint-Jean, arrivé aux Papayes, entre Banica et Hinche, il rencontra le premier officier envoyé par le général Christophe, et bientôt après le second officier, qui lui apportaient la nouvelle de l’arrivée de la flotte devant le Cap, et des mesures que prenait ce général pour s’opposer à son entrée dans le port. Entre Saint-Michel et Saint-Raphaël, il joignit le général Dessalines à qui il donna des ordres, par rapport à l’apparition devant Saint-Marc, de l’escadre de l’amiral Latouche Tréville, qui portait la division Boudet au Port-au-Prince.

Des hauteurs du Grand-Boucan, il aperçut l’incendie du Cap, le 5 février, et se dirigea sur cette ville déjà évacuée, en allant jusqu’au fort Belair qui la domine. Rebroussant chemin, il ne tarda pas à rencontrer Christophe qui le suivit au Haut-du-Cap et à la barrière de l’habitation Boulard, sur la route de la Plaine-du-Nord. Se disposant à se rendre à D’Héricourt, il ordonna à Christophe de se porter avec sa troupe au Bonnet, canton de la Petite-Anse. Mais peu après, ce général reçut un feu des troupes françaises du général Humbert, qui l’obligea à abandonner son cheval pour se sauver à la nage dans la rivière du Haut-du-Cap. Poursuivant sa route avec l’adjudant-général Fontaine (l’ancien commandant de place à Jacmel, devenu son aide de camp), Marc Coupé et deux autres officiers, T. Louverture lui-même reçut le feu des troupes du général Hardy, qui marchaient sur le Cap : son cheval fut blessé.

Le gouverneur général de Saint-Domingue, qui y commandait en souverain, se vit ainsi contraint à fuir à travers champs, dans ce pays qu’il avait replacé sous l’autorité de la France, en restaurant ses colons dans tous leurs privilèges !… Que de réflexions durent alors l’assaillir ! Quelles déceptions pour son esprit et son cœur, l’un et l’autre trop longtemps égarés ! Aura-t-il pensé en ce moment au sort fait à Rigaud ?…

Parvenu à D’Héricourt, il reçut le lendemain, 6 février, une lettre du général Rochambeau, qui lui apprenait qu’il s’était emparé du Fort-Liberté, et qu’il en avait fait passer la garnison au fil de l’épée, pour lui avoir fait résistance. Le cruel semblait se vanter de ce fait ! Mais T. Louverture lui répondit en le lui reprochant : « Est-ce là la récompense que le gouvernement français avait promise à ces braves soldats qui ont si bien concouru au bonheur de la colonie et au triomphe de la République ? Je combattrai jusqu’à la mort pour venger ces braves, comme pour défendre ma liberté, et pour rétablir le calme et l’ordre dans la colonie.

C’était effectivement le parti que je venais de prendre, après avoir mûrement réfléchi sur les différens rapports que m’avait faits le général Christophe, sur le danger que je venais de courir, sur la lettre du général Rochambeau, et enfin sur la conduite du commandant de l’escadre[23]. »

Ah ! si T. Louverture n’eût pas pris une fausse route dans l’administration de son pays ; s’il eût su se garder des passions sanguinaires qui le portèrent à assouvir d’injustes vengeances sur les hommes de couleur, sur les noirs ; s’il n’eût pas appesanti son joug de fer sur les uns et les autres, après avoir triomphé de Rigaud ; s’il n’eût pas poussé son despotisme cruel jusqu’au sacrifice de Moïse : comme il aurait été plus admirable, en ce moment où il prenait la résolution de résister à l’armée française !

Mais, on reconnaît dans sa réponse à Rochambeau, qu’il sentait lui-même la fausse position où il s’était placé ; car il lui déclara qu’il allait combattre pour venger la mort des militaires tués au Fort-Liberté, pour défendre sa liberté personnelle, sans doute aussi son pouvoir, pour rétablir le calme et l’ordre dans la colonie. Le danger personnel qu’il avait couru excitait encore son désir de se venger. Mais fut-il inspiré par la grande et sainte idée de la liberté de sa race tout entière ? Non ! car il l’eût exprimée.

C’est qu’au fond de sa conscience, il sentait qu’il n’avait pas le droit de tenir un langage aussi généreux, après le régime insensé qu’il avait rétabli à Saint-Domingue, au détriment de ses frères. Ceux-ci ne pouvaient plus l’écouter, avoir foi dans ses promesses. L’héroïque effort qu’il fit alors ne pouvait s’appuyer que sur l’armée coloniale, par l’effet de la discipline militaire ; et cette armée elle-même, malgré le courage et la bravoure qu’elle a montrés sur le champ de bataille, fut poussée à la résistance plutôt par l’honneur de son état, que par dévouement à son chef dont le despotisme pesait également sur elle. Il en fut de même d’une portion de la population des campagnes du Nord et de l’Artibonite, mais par la haine qu’elle portait aux blancs : celle du Nord surtout avait tant souffert par rapport à eux, dans le récent épisode qui entraîna la mort de Moïse !

On peut donc le dire : en majorité, la population de toute l’île de Saint-Domingue était satisfaite de l’arrivée de l’armée française : — les colons, en voyant les forces européennes destinées à leur donner plus d’empire encore que sous le gouvernement de T. Louverture ; — les hommes de couleur, en les croyant disposées à les protéger contre de nouvelles atrocités ; — les noirs, en pensant que le régime de la vraie liberté allait être établi sous leurs auspices ; — les anciens Espagnols, en les délivrant du joug des noirs ; — la plus grande partie de l’armée, enfin, en s’imaginant que ses services rendus à la France, par la conquête du territoire sur les Anglais, allaient recevoir leur récompense.

Vaine illusion qui ne tarda pas à se dissiper pour les hommes de la race noire ! Car les colons et les habitans de l’Est, seuls, virent justifier leur espoir.


Quoi qu’il en soit, résolu à guerroyer, T. Louverture quitta D’Héricourt et se porta aux Gonaïves, le 8 février. De cette ville, il envoya ses ordres au général Maurepas. Nous n’avons pas sa lettre à ce brave ; mais, dans son mémoire au Premier Consul, il dit : « Je donnai connaissance au général Maurepas de mes intentions. Je lui ordonnai la plus vive résistance contre tous ceux qui se présenteraient devant le Port-de-Paix, où il commandait ; et dans le cas où il ne serait pas assez fort, n’ayant qu’une demi-brigade (la 9e), d’imiter l’exemple du général Christophe, de se retirer ensuite dans la montagne, emmenant avec lui les munitions de tous les genres : là, de se défendre jusqu’à la mort. »

Imiter l’exemple tracé par H. Christophe, c’est-à-dire, incendier la ville du Port-de-Paix.


Des Gonaïves, il écrivit aussi à Dessalines, le même jour, la lettre qui suit et qui fut interceptée et apportée au général Boudet :

Au quartier-général des Gonaïves, le 19 pluviôse an X (8 février).
Le gouverneur général de Saint-Domingue,
Au général Dessalines, commandant en chef l’armée de l’Ouest.

Rien n’est désespéré, citoyen général, si vous pouvez parvenir à enlever aux troupes de débarquement les ressources que leur offre le Port-Républicain. Tâchez, par tous les moyens de force et d’adresse, d’incendier cette place ; elle est construite tout en bois ; il ne s’agit que d’y faire entrer quelques émissaires fidèles. Ne s’en trouvera-t-il donc point sous vos ordres d’assez dévoués pour rendre ce service ? Ah ! mon cher général, quel malheur qu’il y ait eu un traître dans cette ville, et qu’on n’y ait pas mis à exécution vos ordres et les miens !

Guettez le moment où la garnison s’affaiblira par des expéditions dans les plaines, et tâchez alors de surprendre et d’enlever cette ville par ses derrières.

N’oubliez pas qu’en attendant la saison des pluies qui doit nous débarrasser de nos ennemis[24], nous n’avons pour ressource que la destruction et le feu. Songez qu’il ne faut pas que la terre, baignée de nos sueur, puisse fournir à nos ennemis le moindre aliment. Carabinez les chemins, faites jeter des cadavres de chevaux dans toutes les sources ; faites tout anéantir et tout brûler, pour que ceux qui viennent pour nous remettre en esclavage rencontrent toujours devant leurs yeux l’image de l’enfer qu’ils méritent.

Salut et amitié, Toussaint Louverture.

Il se rendit ensuite à Saint-Marc, où il donna l’ordre relatif à la défense de cette ville. Étant là, il écrivit au général Laplume et au colonel Dommage : la lettre qui suit, également interceptée, fait connaître la teneur principale de celle adressée à Laplume :

Au quartier-général de Saint-Marc, le 20 pluviôse an X (9 février),
Le gouverneur général de Saint-Domingue,

Au citoyen Dommage, général de brigade, commandant l’arrondissement de Jérémie[25]

J’envoie auprès de vous, mon cher général, mon aide de camp Chancy. Il est porteur de la présente, et il vous dira de ma part ce que je lui ai chargé.

Les blancs de France et de la colonie, réunis ensemble, veulent ôter la liberté. Il est arrivé beaucoup de vaisseaux et de troupes qui se sont emparés du Cap, du Port-Républicain et du Fort-Liberté.

Le Cap, après une vigoureuse résistance, a succombé ; mais les ennemis n’ont trouvé qu’une ville et une plaine de cendres : les forts ont sauté, et tout a été incendié.

La ville du Port-Républicain leur a été livrée par le traître général de brigade Agé, ainsi que le fort Bizotons, qui s’est rendu sans coup férir, par la lâcheté et la trahison du chef de bataillon Bardet, ancien officier du Sud. Le général de division Dessalines maintient dans ce moment un cordon à la Croix-des-Bouquets, et toutes nos autres places sont sur la défensive.

Comme la place de Jérémie est très-forte par les avantages de la nature, vous vous y maintiendrez et la défendrez avec le courage que je vous connais. Méfiez-vous des blancs ; ils vous trahiront, s’ils le peuvent ; leur désir bien manifestée est le retour à l’esclavage.

En conséquence, je vous donne carte blanche ; tout ce que vous ferez sera bien fait. Levez en masse les cultivateurs[26], et pénétrez les bien de cette vérité : — qu’il faut se méfier des gens adroits qui pourraient avoir reçu secrètement des proclamations de ces blancs de France, et qui les feraient circuler sourdement pour séduire les amis de la liberté.

Je donne l’ordre au général de brigade Laplume de brûler la ville des Cayes, les autres villes et toutes les plaines, dans le cas qu’il ne pourrait résister à la force de l’ennemi ; et alors toutes les troupesdes différentes garnisons, et tous les cultivateurs iraient vous grossir à Jérémie. Vous vous entendrez parfaitement avec le général Laplume

pour bien faire les choses ; vous emploierez à planter des vivres en grande quantité toutes les femmes cultivatrices.

Tâchez, autant qu’il sera en votre pouvoir, de m’instruire de votre position. Je compte entièrement sur vous, et vous laisse absolument le maître de tout faire pour nous soustraire au joug le plus affreux.

Bonne santé je vous souhaite. Salut et amitié.

Toussaint Louverture.

Une phrase de la lettre à Dessalines semble donner créance aux assertions des traditions populaires qui prétendent, qu’avant l’arrivée de l’expédition française, T. Louverture avait donné l’ordre secret de lui résister et d’incendier les villes de la colonie. Mais alors, pourquoi a-t-il dit au Premier Consul, dans son mémoire : « Je rencontrai le général Christophe et lui demandai qui avait ordonné qu’on mît le feu à la ville ? Il me répondit que c’était lui. Je le blâmai très-vigoureusement d’avoir employé ce moyen de rigueur. Pourquoi, lui dis-je, n’avez-vous pas plutôt fait des dispositions militaires pour défendre la ville jusqu’à mon arrivée ?… »

Vainement dira-t-on que c’est sa position de prisonnier qui le porta à parler ainsi : il était sincère dans cette déclaration ; car plus loin il avoue sans hésitation l’ordre donné à Maurepas, d’imiter l’exemple tracé par Christophe. Plus loin encore, il dit : « Gonaïves n’étant pas défensive, j’ordonnai de la brûler, en cas qu’on fut forcé à la retraite… J’ordonnai de brûler la ville des Gonaïves… » S’il a eu le courage de faire ces aveux, il aurait eu celui de faire tous autres sur la question qui nous occupe ; car alors il n’eût pas été plus coupable.

L’a-t-il été, pour avoir prescrit à ses généraux les terribles mesures de destruction indiquées dans les deux lettres qu’on vient de lire ? Non, dirons-nous ; car le but de l’expédition française n’était nullement de protéger la race noire à Saint-Domingue ; elle venait, au contraire, pour la replacer dans l’esclavage, pour lui en faire subir toutes les conséquences. Bien que nous reconnaissions que T. Louverture fut guidé en cela, plutôt par un sentiment personnel afin de conserver son pouvoir, nous devons lui savoir gré d’avoir indiqué à ses lieutenans ce qu’il fallait faire.

Car, ces deux lettres prouvent de sa part une chose à constater : c’est qu’il s’était enfin éclairé sur le compte des blancs de France et de la colonie, en faveur desquels il avait sacrifié les droits de ses frères ; mais il était trop tard ! À un autre que lui était désormais réservée la noble mission de les affranchir du joug des Européens. Son rôle politique était achevé ; il ne lui restait plus qu’à jeter un dernier éclat sur sa brillante carrière, par les opérations militaires dont nous parlerons bientôt.


Sur le point de quitter Saint-Marc pour se rendre aux environs du Port-au-Prince et y rejoindre Dessalines, il reçut des lettres du général Paul Louverture qui lui mandaient l’apparition de la brigade Kerverseau devant Santo-Domingo, et la sommation faite par ce général de le recevoir avec sa troupe. T. Louverture renvoya immédiatement les officiers venus en mission, avec deux dépêches contenant des ordres contraires : dans l’une, il ordonnait, à son frère de résister ; dans l’autre, il lui prescrivait de prendre avec Kerverseau tous les arrangemens de conciliation possibles. La première devait être soigneusement cachée par ces officiers, et la seconde exhibée au cas où ils auraient été faits prisonniers. On verra ce qui en advint.

Il allait de nouveau continuer sa route, quand il reçut du général Vernet et de Madame Louverture, des lettres qui lui annonçaient l’arrivée de Placide, d’Isaac et de leur précepteur Coisnon, à Ennery, avec une dépêche du Premier Consul à son adresse. Cette circonstance le porta à se rendre dans ce bourg.

  1. Daure avait rempli les mêmes fonctions en Égypte.
  2. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 131, — Voyage dans le Nord d’Haïti, p. 374.
  3. Madame Leclerc avait avec elle un enfant tout jeune.
  4. Placide était fils d’un mulâtre nommé Séraphin, et par conséquent griffe, selon le vocabulaire colonial. Madame Louverture l’avait eu avant son mariage, et son mari adopta cet enfant, qu’il chérissait comme son propre fils.
  5. Le Premier Consul dit à Isaac : « Votre père est un grand homme ; il a rendu des services éminens à la France. Vous lui direz que moi, premier magistrat du peuple français, je lui promets protection, gloire et honneur. Ne croyez pas que la France ait l’intention de porter la guerre à Saint-Domingue : l’armée qu’elle y envoie est destinée, non à combattre les troupes du pays, mais à augmenter leurs forces. Voici le général Leclerc, mon beau-frère, que j’ai nommé capitaine-général, et qui commandera cette armée. Des ordres sont donnés afin que vous soyez quinze jours d’avance à Saint-Domingue, pour annoncer à votre père la venue de l’expédition. » — Extrait des Mémoires d’Isaac Louverture.
  6. À ce sujet, M. Hérard Dumesle rapporte que Rigaud lui a dit, qu’ayant été admis à une séance privée du Premier Consul, celui-ci, après l’avoir entendu sur les circonstances de la guerre civile du Sud, prononça ces paroles : « Général, je ne vous connais qu’un tort : c’est de n’avoir pas été vainqueur. » — Voyage dans le Nord d’Haïti, p. 372.

    Rigaud a eu encore plus tort de croire à la sincérité de ces paroles : la politique du Premier Consul ne pouvait lui donner raison dans sa querelle avec T. Louverture.

  7. Mémoires, t. 2, p. 60. Cet ouvrage fut publié par P. de Lacroix, en 1819, sous la Restauration, qui avait encore de plus vieilles idées à l’égard de l’ancienne colonie de la France.
  8. Nous nous servirons très-souvent du mot Cap, mais il sera entendu que c’est de la ville du Cap-Français qu’il s’agit.
  9. Mémoire de T. Louverture au Premier Consul.
  10. Mémoires de Boisrond Tonnerre. Ces faits sont encore constatés dans les rapports de l’amiral et du capitaine-général au ministre de la marine, insérés au Moniteur.
  11. Mémoires de Pamphile de Lacroix, t. 2, p. 70. Mais Sangos fut retenu à bord de l’Océan.
  12. Pamphile de Lacroix affirme que T. Louverture arriva dans ces circonstances, et qu’il changea les bonnes dispositions de Christophe à recevoir la flotte. Mais c’est un conte fondé sur ce que, élevant la voix en parlant à Lebrun, celui-ci crut que le gouverneur général se tenait dans une pièce voisine, et que Christophe voulait lui faire entendre leur conversation. C’était l’habitude de ce général de parler ainsi : devenu Roi, il s’en fit une sorte de manie.
  13. Dans le langage colonial, on entend par habitans, — les propriétaires. Comme c’est à eux seuls que la proclamation s’adressait, les ennemis contre lesquels on voulait les protéger étaient les noirs, destinés à être replacés dans l’esclavage, à leur profit.
  14. Dans son Histoire de France, Bignon dit que « Christophe est le Rostopchin de Saint-Domingue. C’est un premier incendie de Moscou en 1802. »
  15. Le président Boyer me dit un jour, qu’envoyé en mission par le général Laplume auprès de T. Louverture, au Port-au-Prince, le général en chef le retint à dîner, et qu’il fut frappé de la magnificence du palais et du service, en même temps que de la dignité des manières de ce chef et du grand sens de son esprit.
  16. Cette lettre énergique fut écrite par un mulâtre du Sud, nommé Braquebais, qui était secrétaire de Christophe. Il avait été élevé en France.
  17. L’une et l’autre proclamation avaient des exemplaires imprimés en langage créole. Quelque colon s’était exercé à la traduire ainsi, afin d’assurer un plein succès à l’expédition. Le Moniteur contient une pièce qui fait mention de cette particularité.
  18. Le capitaine Magon fut promu au grade de contre-amiral, immédiatement après la prise du Fort-Liberté. Le général Brunet agissait là sous Rochambeau qui lui donnait d’excellentes leçons, comme on le verra par la suite.
  19. « Et puisque les lois françaises sont les seules qui les reconnaissent pour libres et citoyens, fut convenable de leur rappeler cette considération, très-propre à leur faire rejeter les séductions étrangères des offres perfides dont le résultat infaillible serait pour eux la mort ou l’esclavage.  » Article du Moniteur du 15 nivôse an VIII, cité au t. 4 de cet ouvrage, p. 445.

    Le rapport du général Leclerc, du 9 février, inséré sur le Moniteur du 24 ventôse (15 mars), dit de l’amiral Villaret-Joyeuse :

    « Il n’est animé que par une seule et unique pensée, — la réussite de notre expédition, qui doit arracher à l’influence de féroces Africains cette colonie, le fruit de 200 ans de travaux et de prospérité, qui sera longtemps pour les peuples une leçon frappante du danger des abstractions et des vaines théories en matière de gouvernement. »

  20. Mémoires d’Isaac Louverture.
  21. Je tiens de Boyer les paroles prononcées par Pétion. — Il y avait au ministère de la marine un chef de division nommé Chaudry, que Sonthonax avait excité contre Bonnet, en mission à Paris en 1798. Ou raconte que Pétion étant allé auprès de lui pour un objet relatif à sa position, avant de se rendre à Rochefort, Chaudry, ne sachant pas à quel homme il parlait, lui dit que les épaulettes dont il était décoré n’étaient point faites pour les mulâtres et les nègres. « Madagascar est le lieu qui leur convient, ajouta-t-il. » En fallait-il davantage à Pétion ?
  22. Page 333.
  23. Mémoire au Premier Consul, remis au général Cafarelli à la fin de septembre 1812.
  24. La saison des pluies a lieu en été, et alors la fièvre jaune surgit.
  25. En qualifiant ainsi Dommage, il relevait à ce grade. Laplume reçut la lettre qui lui fut adressée ; mais il l’envoya à Leclerc, d’après un rapport de celui-ci au ministre de la marine, en date du 9 mars.
  26. Les cultivateurs de la Grande-Anse étaient ceux du pays qui pouvaient le moins défendre avec vigueur leur liberté ; car, depuis 1791, ils avaient ététenus sous le joug des colons, aidés de Jean Kina. Sous les Anglais, ce noir avait encore aidé à leur soumission. Ils n’avaient joui de leurs droits que pendant le commandement du Sud par Rigaud ; et en passant sous le joug de T. Louverture, si oppressif après la guerre civile, ils avaient repris leur ancienne condition.