Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 4/4.6

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 4p. 176-223).

chapitre vi.


Ordre de destruction donné par Rigaud. — Incendie de plusieurs bourgs. — Succès des troupes de T. Louverture. — Proclamation de Rigaud. — Derniers combats. — Divers actes administratifs de T. Louverture. — Arrivée de trois agens français. — Actes des consuls. — Politique du gouvernement consulaire. — Proclamation de T. Louverture offrant amnistie générale aux habitans du Sud. — Il envoie une députation aux Cayes. — Sauf-conduit donné par Roume. — Réception faite à la députation. — Rigaud se décide à partir pour France, et envoie une députation à T. Louverture. — Nouvelles instructions de ce dernier à sa députation. — Dessalines marche contre les Cayes. — Rigaud expédie un autre envoyé à T. Louverture. — Il quitte les Cayes avec sa famille et ses principaux officiers. — Il s’embarque à Tiburon. — Fuite générale. — Réflexions sur les actes du gouvernement consulaire, et sur ceux de Roume et de T. Louverture. — T. Louverture entre aux Cayes et accorde amnistie générale. — Sa proclamation aux habitans de Saint-Domingue. — Réflexions sur cet acte, et sur la conduite et le caractère de Rigaud et de T. Louverture. — Résumé de la quatrième Époque.


Après avoir pris possession de Jacmel, T. Louverture avait réorganisé son armée, en complétant les cadres des régimens. Immédiatement après sa proclamation du 20 avril, qui offrait aux habitans du Sud de les recevoir dans ses bras, comme le père de l’Enfant prodigue, jugeant bien qu’il fallait autre chose pour les soumettre que la citation d’un passage des Saintes Ecritures, il ordonna au général Dessalines de reprendre les hostilités.

La marche de cette armée ne fut plus qu’une suite de succès chèrement achetés, par la valeur successivement déployée sur tous les champs de bataille par les troupes du Sud. Nos devanciers ont trop bien relaté ces différens combats, pour que nous en reproduisions ici la narration.

Reconnaissant bien qu’il allait être vaincu, Rigaud avait donné à ses officiers l’ordre barbare de laisser entre leurs troupes et celles du Nord, un désert de feu, en faisant en sorte que les arbres même eussent leurs racines en l’air.

Nous condamnons, au nom de la postérité, cet ordre extravagant donné dans le délire de l’impuissance. Il devait atteindre et atteignit en effet les familles éplorées, assez malheureuses déjà par la perte de leurs parens tués dans les combats ou menacés de tomber sous le fer des assassins. Les propriétés privées et publiques sont des choses sacrées : elles seules peuvent garantir l’existence des personnes, des vieillards, des femmes, des enfans. Excepté dans certains cas nécessités par la défense d’une ville assiégée, un commandant militaire n’a pas le droit de détruire les propriétés. À plus forte raison, un chef qui réunit le pouvoir politique au commandement militaire, en a encore moins le droit, lorsque l’impossibilité de se défendre le contraint à reculer devant son ennemi. Son devoir, au contraire, l’oblige à épargner les populations, autant que possible, des mots inévitables de la guerre. Même les propriétés des colons, satisfaits de cette guerre, devaient être épargnées de la flamme. Si nous avons blâmé Rigaud pour une semblable excitation contre eux, au début de la révolution, en 1791, tout en présentant pour lui une sorte d’excuse par les idées de vengeance qui l’animaient alors, tout en faisant remarquer que Sonthonax donna un pareil ordre dans le Nord, nous n’avons pas moins qualifié ces ordres comme barbares [1]. Dans sa lutte contre T. Louverture, Rigaud faisait une guerre civile, de frères contre frères ; il fut d’autant moins excusable d’avoir donné cet ordre, qu’il frappait les propriétés de ses propres partisans.

La conscience publique exige que de tels actes soient blâmés ; car un chef ne peut jamais avoir une toute-puissance dévastatrice : celle qu’il exerce pour le peuple est dans l’intérêt de sa conservation.

Le bourg de Baynet fut incendié à la fin d’avril. Celui du Grand-Goave le fut aussi, le 1er mai, dans l’évacuation de ce lieu. Ce jour-là, dans un combat de la montagne où il signala sa bravoure accoutumée, le colonel R. Desruisseaux reçut une blessure mortelle à la tête : emporté par ses soldats, il mourut au Petit-Goave où il fut enterré au pied de l’arbre de la liberté ; ses compagnons d’armes lui rendirent les honneurs funèbres dus à son mérite. Le 2 mai, cette ville dut être aussi évacuée, et fut également incendiée.

Talonné par Dessalines, Pétion le combattit pied à pied jusqu’au Pont-de-Miragoane, où il se retrancha un moment pour offrir une nouvelle résistance. Forcé d’évacuer ce point et Miragoane même, ce bourg fut encore livré aux flammes : il se porta à l’Anse-à-Veau, tandis que Rigaud combattait à Saint-Michel. La route étant interceptée, Pétion n’avait pu le rejoindre. Rigaud combattit encore sur les habitations Cadillac et Dufrétey.

De tous côtés, la défection gagnait les esprits. Les municipalités, composées en grande partie des blancs, soufflaient une soumission anticipée aux vainqueurs. Cet état de choses porta Rigaud à émettre une proclamation, le 29 mai, pour déclarer qu’à son pouvoir seul il appartenait de traiter de la paix ou de suspension d’armes avec l’ennemi. Vain effort que font souvent les gouvernemens ou les chefs qui sont sur le point de succomber. Ces municipalités durent avoir seulement la faculté de transmettre à Rigaud, les vœux de leurs concitoyens. C’était presque les convier à demander que la paix se fît une fois.

Dans les troubles civils, et même dans une guerre nationale, dès que l’on voit que la résistance n’est plus possible, chacun va au-devant du joug du vainqueur : de là les nombreuses plaintes formées contre Rigaud dont on avait embrassé le parti. Il ne fut plus traité que d’ambitieux, d’orgueilleux, qui continuait la guerre par pur amour-propre. L’intérêt de la cause qu’il défendait, disparut devant les vengeances qu’on redoutait de la part de T. Louverture.

Le brave et intrépide Ogé, blessé mortellement à Dufrétey, alla mourir aux Cayes, où les rameaux de l’arbre de la liberté ombragent encore la pierre tumulaire qui recouvre ses restes[2].

Le dernier combat de cette guerre désastreuse eut lieu au vieux bourg d’Aquin, le 5 juillet. Le colonel Piverger, arrivant de l’Anse-à-Veau peu après, combattit encore les troupes de Dessalines : blessé et fait prisonnier, il fut respecté par Dessalines qui savait admirer la bravoure. Il fut envoyé à Saint-Marc avec d’autres officiers prisonniers. Nous dirons comment mourut cet intrépide officier.

À Saint-Louis, dans les derniers jours de juillet, les adjudans-généraux Lefranc et Toureaux firent leur soumission. Il en fut de même de Gautier avec 150 hommes qui restaient de toute la belle légion de l’Ouest.

Le Sud était vaincu ! Mais une résistance opiniâtre sur tous les points avait coûté cher à l’ennemi : les officiers de tous grades, les soldats, Rigaud lui-même, avaient tous montré un courage, une bravoure, une intrépidité extraordinaires, dignes de leurs premiers succès au Grand-Goave, de leur lutte à Jacmel. Dans l’armée du Nord, les officiers supérieurs avaient prouvé aussi leur vaillance ; mais les troupes eurent moins d’impétuosité que celles du Sud. Le grand nombre l’emporta à la fin.


Le 8 mai, T. Louverture avait émis une proclamation contenant les plus fortes menaces contre les citoyens du Sud : elle déclarait ses ports en état de blocus, et invitait les navires espagnols et américains à aider les siens à capturer tous ceux qui entreraient dans ces ports ou en sortiraient. Les navires de guerre des États-Unis répondirent à cet appel odieux : ils capturèrent sur les côtes, bien des bâtimens qui portaient dans les îles de l’archipel des habitans ou des officiers qui fuyaient les proscriptions de T. Louverture, surtout au moment où arriva la débâcle.

Le 14 mai, T. Louverture fit un règlement pour faire entrer dans les magasins de l’État, les denrées exploitées des habitations dont les propriétaires étaient absens : les revenus de leurs propriétés urbaines aboutirent aussi à la caisse publique.

Le 15, un nouveau règlement régularisa les postes aux lettres, fixa le prix des lettres et des passeports à délivrer pour voyager à l’intérieur.

Le 2 juin, un autre réglementa les revenus des habitations affermées par l’administration des domaines, dont le fameux Idlinger avait la direction.

Le 10, un autre statua sur l’organisation de l’administration de la marine.

T. Louverture se créait des ressources financières pour la suite de ses opérations.

L’autorité de Roume était complètement annulée, depuis qu’il n’était plus en bonne intelligence avec le général en chef qui, du reste, n’avait plus besoin de lui, parce que son armée marchait de succès en succès.

Cependant, une nouvelle circonstance l’obligea à s’appuyer encore sur cette ombre d’autorité nationale. Trois envoyés du gouvernement consulaire arrivèrent à Santo-Domingo, peu de jours après le départ du général Agé de cette ville. C’étaient le colonel Vincent, le général de division Michel et J. Raymond.

Vincent se dirigea sur le Port-au-Prince où il arriva à la mi-juin. Michel et Raymond se rendirent au Cap, en compagnie du général Pageot qui se trouvait à Santo-Domingo, nous ne savons à quelle fin. Ces derniers rencontrèrent vers Cotuy, trois hommes et une femme noirs, garottés, que des Espagnols allaient vendre à Santo-Domingo : ces malheureux venaient du Nord. Ils les délivrèrent et les emmenèrent avec eux au Cap.

Il paraît que sur leur route, Vincent d’un côté, Michel et Raymond de l’autre, furent arrêtés sur de futiles prétextes. C’était un accueil peu flatteur ; mais ils ne furent point dépouillés de leurs papiers, comme l’avance Pamphile de Lacroix à qui M. Madiou a emprunté cette assertion.

Vincent trouva T. Louverture au Port-au-Prince. Michel et Raymond y arrivèrent peu après : ces derniers retournèrent au Cap le 4 juillet[3].

Ces envoyés étaient porteurs de la constitution du 22 frimaire an 8, d’une lettre du ministre de la marine à T. Louverture, et des deux actes suivans.

Liberté.
Égalité.
Paris, le 4 nivôse (25 décembre 1799) l’an 8e de la République
française, une et indivisible.

Les Consuls de la République arrêtent ce qui suit :

Art. 1er Les citoyens Vincent, ingénieur, Raymond, homme de couleur, ex-agent[4], et le général Michel, partiront sans délai ; ils se rendront à Saint-Domingue.

2. Ils seront porteurs de la proclamation ci-jointe.

3. Le citoyen Michel sera mis à la disposition de l’agent du gouvernement Roume, pour être employé, dans son grade, dans les troupes de Saint-Domingue, sous les ordres du général Toussaint Louverture.

4. Le citoyen Raymond sera employé pour le rétablissement de la culture, sous les ordres de l’agent du gouvernement Roume.

5. Ces agens partiront de Paris au plus tard le 5 nivôse (26 décembre), et de Brest douze heures après leur arrivée dans cette ville.

6. Les mots suivans : Braves noirs, souvenez-vous que le peuple français seul reconnaît voire liberté et l’égalité de vos droits, seront écrits en lettres d’or sur tous les drapeaux des bataillons de la garde nationale de la colonie de Saint-Domingue.

Le ministre de la marine et des colonies est chargé de l’exécution du présent arrêté.
Le Premier Consul, Bonaparte.
Par le Premier Consul,
Le secrétaire d’État, Hugues Maret.
Proclamation.

Paris, le 4 nivôse, l’an 8e de la République française une et indivisible.

Les Consuls de la République française,
Aux Citoyens de Saint-Domingue.

Citoyens, une constitution qui n’a pu se soutenir contre des violations multipliées, est remplacée par un nouveau pacte destiné à affermir la liberté.

L’article 91 porte que les colonies françaises seront régies par des lois spéciales.

Cette disposition dérive de la nature des choses et de la différence des climats.

Les habitans des colonies françaises situées en Amérique, en Asie, en Afrique, ne peuvent être gouvernés par la même loi.

La différence des habitudes, des mœurs, des intérêts ; la diversité du sol, des cultures, des productions, exigent des modifications diverses.

Un des premiers actes de la nouvelle législature sera la rédaction des lois destinées à vous régir.

Loin qu’elles soient pour vous un sujet d’alarmes, vous y reconnaîtrez la sagesse et la profondeur des vues qui animent les législateurs de la France.

Les Consuls de la République, en vous annonçant le nouveau pacte social, vous déclarent que les principes sacrés de la liberté et de l’égalité des noirs n’éprouveront jamais parmi vous d’atteinte ni de modification.

S’il est dans la colonie des hommes mal-intentionnés, s’il en est qui conservent des relations avec les puissances ennemies, — braves noirs, souvenez-vous que le peuple français seul reconnaît votre liberté et l’égalité de vos droits.

Le Premier Consul, Bonaparte.
Par le Premier Consul,
Le secrétaire d’État, Hugues Maret.

Maintenant, nous nous demandons : — Pourquoi ces envoyés n’arrivèrent-ils qu’en juin, lorsqu’ils avaient été nommés dès le 25 décembre 1799, et qu’ils avaient dû partir de Brest douze heures après leur arrivée dans cette ville ? Pourquoi cette mission, dont le but principal aurait été de faire cesser la guerre civile, reçut-elle son exécution six mois après ? Est-ce à l’hiver qu’il faut attribuer ce retard, ou bien à ces diables d’Anglais toujours prêts à barrer le passage aux bonnes actions ?

Par notre long séjour en Europe, nous connaissons tous les inconvéniens de la saison des frimas ; et nous savons aussi de quoi est capable l’activité britannique, pour traverser tous les projets. Mais nous ne nous arrêtons pas à ces considérations, à raison de la haute opinion que nous avons également, de ce que pouvait la volonté de l’homme qui a dit : — « Impossible n’est pas français ; » — paroles d’ailleurs justifiées par des faits aussi extraordinaires que glorieux.

Il y a donc eu, probablement, d’autres réflexions faites à la suite de la résolution prise de faire partir les trois agens.

Roume était maintenu comme agent du gouvernement de la métropole, en même temps que T. Louverture était confirmé général en chef. Or, Roume avait déclaré Rigaud rebelle à l’autorité nationale, et il était d’accord avec le général en chef pour faire la guerre à ce rebelle, il lui avait donné des ordres à cet effet. Leur maintien dans leurs charges respectives implique l’approbation au moins tacite de cette guerre. La laisser continuer pour en tirer le meilleur parti possible, n’importe le vainqueur, est une idée simple ; et les idées simples en apparence sont souvent l’expression de la profondeur des vues, des combinaisons. Celles qu’avait adoptées le Directoire exécutif étaient trop en harmonie avec les idées régnantes alors en France sur ses colonies, pour n’avoir pas été appréciées par le gouvernement consulaire.

Car, d’un autre côté, est-il possible d’admettre que le Premier Consul, marié depuis plusieurs années à une Créole aimable et distinguée par les plus belles qualités, propriétaire à la Martinique, et nous croyons aussi à Saint-Domingue[5], n’avait pas déjà réfléchi sur la situation des colonies françaises, avant d’arriver au pouvoir ? Il y parvenait, alors que le travail d’une réaction contre la liberté générale des noirs s’élaborait, tant dans l’opinion publique que dans le gouvernement et la législature : il était difficile qu’il ne se laissât pas influencer par ces précédens qui durent venir en aide à ses propres réflexions. La conduite de Rigaud et des anciens libres à Saint-Domingue, représentée sous un si faux jour ; les attentats commis par T. Louverture contre l’autorité de la métropole en la personne de plusieurs de ses agens, ses liaisons avec les Anglais et les États-Unis : tout devait contribuer à faire adopter par le gouvernement consulaire, une politique expectante par rapport à cette colonie en particulier : de là le retard mis au départ des trois agens.

Pamphile de Lacroix dit qu’à cette époque, — « une expédition destinée pour l’Egypte, sous les ordres du général Sahuguet, et commandée par le contre-amiral Gantheaume, était partie des ports de France ; et que pour masquer sa vraie destination, on fit courir le bruit qu’elle allait à Saint-Domingue[6]. » Il ajoute que « T. Louverture devint soucieux et inquiet, et que les ennemis de la France (les Anglais probablement) profitèrent de cette disposition fâcheuse de son esprit, pour faire circuler que la guerre du Sud était excitée par la métropole, qui laissait s’entre-détruire toute la population de couleur de sa colonie, pour arriver plus facilement au rétablissement de l’esclavage [7].

En écrivant ces lignes, cet auteur oubliait ce qu’il avait tracé en commençant le même chapitre de son livre d’où nous les avons extraites : il y convenait que « la fatalité semblait avoir prédestiné Saint-Domingue à voir naître ses maux des pouvoirs de la métropole. »

Si les Anglais firent circuler de tels bruits, les Anglais étaient dans le vrai ; car ce n’est pas à eux, nous le répétons ici, qu’on doit attribuer la guerre civile du Sud.

Que le retard mis au départ des trois agens ait été occasionné par une circonstance quelconque, toujours est-il que le résultat fut le même. La guerre civile qui aurait pu être terminée dès le mois de février, par les ordres du gouvernement français, ne le fut qu’en juillet ; et le sang des défenseurs de Saint-Domingue contre les Anglais, fut versé par la volonté des gouvernemens directorial et consulaire.

Nous ajoutons à cet égard, comme une justice à rendre à la mémoire de Sonthonax, si souvent blâmé par nous, que nous avons lu des notes manuscrites de lui, dont copie fut donnée au ministre de la marine en décembre 1799, où il proposait au gouvernement de faire cesser la guerre entre Rigaud et T. Louverture, en envoyant à Saint-Domingue trois proconsuls qui auraient mission de laisser le premier dans son commandement du Sud, le second dans celui du Nord, en gouvernant la colonie au nom de la France. Sonthonax était complètement revenu sur ses préventions contre Rigaud : la conduite de ce général et celle de T. Louverture l’avaient éclairé[8].

À la même époque, suivant M. Saint-Rémy[9], Pinchinat et d’autres personnes proposèrent leurs avis pour la cessation de la guerre civile du Sud. Pinchinat défendit Rigaud et proposa de le rappeler en France, en envoyant dans le Sud un général français, et un autre comme gouverneur général à la résidence du Port-au-Prince : dans ce plan, T. Louverture eût continué de commander le Nord. Mais le colonel Vincent prit la défense de ce dernier, et son avis prévalut : il était sans doute plus initié que Pinchinat et Sonthonax dans la politique du gouvernement consulaire[10].

Quoi qu’il en soit, après avoir vu les trois agens, T. Louverture se rendit au Petit-Goave où, le 20 juin, il émit une proclamation adressée à tous les citoyens du Sud : c’est la plus modérée qu’il ait faite à leur égard ; elle commençait ainsi :

« L’humanité et la sensibilité qui ont toujours été la base de ma conduite et de toutes mes actions, m’obligent de vous prévenir encore des malheurs qui vous menacent… J’ai reçu des ordres du gouvernement français qui me prescrivent de rétablir la paix et la tranquillité dans cette malheureuse colonie, de faire cesser la guerre intestine qui nous désole tous, et d’employer pour cela, tous les pouvoirs dont je suis revêtu… »

En conséquence, il offrait pardon et amnistie à tous ceux qui mettraient bas les armes. Aux chefs, il disait :

« Profitons de L’indulgence qui nous est offerte, et abjurons nos torts, pour ne plus penser qu’à les faire oublier par une conduite digne de la grande nation à laquelle nous appartenons… Réfléchissez, citoyens, votre sort est entre vos mains ; si vous êtes encore sourds à la voix de votre ami, vous succomberez et je n’aurai rien à me reprocher. Le général de division Michel, le citoyen Raymond et le citoyen Vincent arrivent de France ; je les ai pris à témoins de toutes mes opérations… »

Il adressa aussi une lettre aux autorités civiles et militaires et à tous autres citoyens de la ville des Cayes. Il y inséra quelques passages de la lettre du ministre de la marine ; les voici :

« Le grade de général en chef dont vous a honoré la République et que le nouveau gouvernement vous a confirme, est le premier de la milice militaire. Il demande de la prudence et de la modération. Employez votre crédit vos talens à calmer toutes les haines ; étouffez tous les ressentimens, et soyez grand par le bien que vous ferez. Le Premier Consul a confiance en vous. Vous y répondrez en ramenant la paix dans la belle colonie de Saint-Domingue qui intéresse à tant de titres la nation entière. »

La citation de ces phrases n’avait d’autre but, de la part de T. Louverture, que de prouver qu’il était confirmé dans le grade de général en chef ; car il était fort peu disposé à suivre les excellens conseils que le ministre lui donnait, dans l’intérêt de sa gloire. Il termina sa lettre aux citoyens des Cayes, en leur disant :

« D’après l’humanité qui est toujours mon guide, et la lettre du ministre, je vous proteste que j’ai tout oublié et que je vous pardonne. Je vous tends les bras ; si vous résistez encore à ma voix, ce n’est plus ma faute. Réponse de suite : — Oui ou non [11]. »

Cependant, la dépêche du ministre de la marine contenait une phrase qu’il se garda bien de faire connaître aux citoyens du Sud : « Rappelez-vous, lui disait le ministre, que les armes qui vous sont confiées, doivent être exclusivement employées contre l’ennemi étranger, contre l’Anglais. [12] »

En rapprochant ce passage de celui de la proclamation des consuls où ils disaient aux citoyens de la colonie : « S’il en est (des hommes) qui conservent des relations avec les puissances ennemies », — on comprend pourquoi celle du général en chef, du 20 juin, fut si modérée : il voulait prouver que dans sa querelle avec Rigaud, les torts n’étaient pas de son côté. Cependant, cette précaution était inutile ; car, évidemment, aux yeux du Premier Consul, le plus grand tort de T. Louverture était dans ses relations avec les Anglais, et non pas dans la guerre qu’il faisait à Rigaud. La preuve de notre assertion est dans le silence gardé envers ce dernier ; on ne daigna pas lui adresser une lettre, même pour lui ordonner de quitter la colonie, tandis qu’en confirmant T. Louverture dans son grade de général en chef, on lui enjoignait d’employer tous les moyens en son pouvoir pour terminer la guerre civile. On augmentait ainsi ses moyens d’action, déjà très-grands. À notre avis donc, on ne peut inférer des termes de la dépêche ministérielle, que le gouvernement consulaire désapprouvait la guerre civile du Sud : elle entrait aussi bien dans ses vues que dans celles du Directoire exécutif : la suite de cette histoire le prouvera.

Enhardi par les procédés usés envers lui, T. Louverture ne voulut pas faire publier la constitution du 22 frimaire, sous le prétexte qu’elle avait déjà paru dans les gazettes, ni la proclamation consulaire, encore moins faire écrire sur les drapeaux des régimens les mots prescrits par l’arrêté.

L’envoi d’un général de division qui avait fait partie des officiers venus avec Hédouville, lui indiquait une idée de substitution, bien que Michel dût servir sous ses ordres. Aussi l’avait-il accueilli plus froidement que les deux autres agens : c’était, à ses yeux, un mauvais cadeau fait à la colonie. Cette circonstance, d’après Pamphile de Lacroix, jointe à l’arrestation de Michel sur la route, porta ce général à retourner promptement en France. Cet auteur ajoute que l’on s’était flatté que T. Louverture résignerait volontairement ses fonctions entre les mains de Michel ; mais cette assertion ne peut se soutenir en présence de la disposition de l’arrêté consulaire, qui envoyait Michel pour servir sous les ordres de T. Louverture, maintenu à son grade de général en chef : son ambition était trop connue par tous ses actes, pour qu’on pût concevoir une idée aussi puérile.

Nous pensons que Michel pouvait bien être un chef éventuel pour toute la colonie, mais qu’il dut aussi avoir la mission d’observer les choses, de s’entendre avec Roume, sauf à retourner ensuite en France, s’il y avait lieu, afin de faire son rapport au Premier Consul. Or, en arrivant dans la colonie, n’a-t-il pas trouvé Roume brouillé avec T. Louverture, par rapport à la partie espagnole ? En débarquant à Santo-Domingo, n’avait-il pas entendu A. Chanlatte et Don Garcia à ce sujet ? Il est donc probable que son prompt retour aura été motivé sur ces diverses circonstances. Et d’ailleurs, est-il sensé de croire qu’un général français, envoyé par le Premier Consul pour rester à Saint-Domingue, se fût permis de retourner si vite, si telles n’étaient pas ses instructions ? M. Madiou le représente comme effrayé de menaces d’assassinat ou de déportation. Nous n’admettons pas une telle version à l’égard d’un militaire qui savait en quelles mains les destinées de la France étaient remises.

Quant à J. Raymond, il ne pouvait être un personnage bien redoutable pour T. Louverture : les précédens de ce mulâtre, qui s’était fait renvoyer dans la colonie pour exploiter de nouveau quelques sucreries à son profit, le rendaient plutôt un être nul et passif. En trouvant les rangs de ses frères clair-semés par les assassinats, il devenait forcément plus soumis que jamais au général en chef.

Restait le colonel Vincent, ami de T. Louverture, disposé à lui donner tous les conseils propres à le rattacher à la France ; mais incapable néanmoins d’obtenir de lui quoi que ce soit qui n’entrât pas dans ses idées. Ce fut celui qui resta auprès de T. Louverture dans l’Ouest. Il paraît que ce dernier se plaignit à lui, et peut-être aussi aux deux autres personnages, de ce que le Premier Consul ne lui eût pas écrit : « Il savait, dit-il à Vincent, qu’on avait juré sa perte en France, et que, sans le 18 brumaire, il était perdu. Le Premier Consul a-t-il confiance en moi, ajouta-t-il[13] ? »

Sur le premier point, sa vanité l’égarait ; car il n’était pas le gouverneur de la colonie ; il n’était que le général en chef de l’armée. C’est Roume qui était censé être gouverneur, en qualité d’agent. T. Louverture n’aurait donc pas dû avoir la prétention de recevoir une lettre du chef du gouvernement français. Il relevait, de même que Roume, du ministre de la marine et des colonies. Rarement les anciens gouverneurs généraux eux-mêmes recevaient-ils des lettres du Roi. Mais T. Louverture était déjà lancé au galop dans le champ de toutes les prétentions possibles. Sous le second rapport, qui donc avait pu lui donner l’assurance que sa perte avait été résolue avant le 18 brumaire, lorsque le Directoire exécutif s’était montré de si facile composition avec lui ? Seraient-ce encore les colons qui l’avaient prévenu contre Hédouville, qui étaient intéressés à le faire tomber dans tous les pièges, pour le perdre effectivement ?

C’est après avoir vu ces trois personnages, qu’il se rendit au Petit-Goave et publia sa proclamation du 20 juin où il parla de leur mission. Il demanda à Roume un saufconduit pour envoyer Vincent aux Cayes avec deux autres personnes : — Philippe César, noir, et Arrault, mulâtre, anciens libres de Léogane, pour prouver qu’il y en avait encore de vivans, et sans doute pour exercer plus d’influence sur l’esprit de Rigaud, afin de le sommer de se soumettre à ses ordres et terminer la guerre civile. Voici le sauf-conduit :

Au Cap-Français, le 19 messidor (8 juillet), l’an 8e de la
République française, une et indivisible.
L’agent particulier du gouvernement national français à Saint-Domingue,

Autorise par ces présentes, et en vertu des ordres à lui donnés par les consuls de la République, le citoyen Vincent, directeur des fortifications à Saint-Domingue, à se transporter immédiatement à la ville des Cayes, et dans tout autre endroit de l’arrondissement du même nom où lui et ses deux collègues jugeraient nécessaire de se transporter, pour y porter, au nom des consuls français, et en vertu des pouvoirs à eux donnés par l’agent national et par le général en chef de l’armée de Saint-Domingue ; pour y porter, disons-nous, l’olivier de la paix, et ramener, par un raccommodement effectif, l’ordre, la tranquillité, et le bonheur nécessaires à cette colonie infortunée : ce qui ne saurait s’effectuer que par la réconciliation des habitans de l’arrondissement des Cayes avec leurs concitoyens du reste de la colonie.

Le citoyen Vincent et ses deux collègues sont mis sous la sauvegarde, non-seulement des lois françaises, mais même du droit des gens, qui règle les rapports des peuples divisés par la guerre ; l’agence avertissant que toute personne qui oserait s’opposer à leur marche ou les molester, se rendrait coupable d’un crime impardonnable aux yeux du peuple français comme à ceux de toutes les nations policées. Si l’agence vient de faire usage de cet avertissement, ce n’est que pour satisfaire à la responsabilité qui lui est imposée ; car elle croirait faire injure aux habitans de l’arrondissement des Cayes, si elle imaginait qu’ils en eussent besoin.

L’agent particulier, Roume.
Le secrétaire général, Blanchard.

Quoique Roume ait affecté de ne pas nommer Rigaud dans cette pièce, on voit bien que tout ce qu’il y dit était à son adresse, surtout l’avertissement superflu qu’il y donnait pour faire respecter le caractère des envoyés. Rigaud n’avait jamais fait assassiner sur les grandes routes, des officiers français envoyés en mission, comme ceux qui revenaient du Sud auprès d’Hédouville ; il n’avait pas fait fusiller, comme fit T. Louverture, un officier envoyé en mission auprès de lui. Cette clause était donc superflue ; mais Roume semblait juger de lui d’après les faits de son complice.

Munis de ce sauf-conduit et des pouvoirs de T. Louverture, les envoyés partirent de Jacmel sur une goëlette, le 9 juillet, et débarquèrent en parlementaires aux Cayes, le 14. Rigaud était alors à la tête de ses troupes, hors des Cayes. Informé de l’arrivée des envoyés par Augustin Rigaud, commandant de la place, il s’y rendit armé de pied en cap : un trabouc sur l’épaule, des pistolets à la ceinture, un sabre à un côté et un poignard de l’autre[14].

Descendu dans la maison qu’occupaient les envoyés, Rigaud, excessivement agité, le devint bien plus encore en prenant connaissance des pièces dont ils étaient porteurs : il s’indigna de se voir condamné par le gouvernement de la France, pour une guerre qu’il avait cru faire en partie dans l’intérêt de la métropole ; de recevoir les ordres du général en chef qui avait évidemment trahi cet intérêt, croyait-il, par son alliance avec les Anglais et les Américains, par sa protection accordée aux émigrés. Il tira son poignard comme pour s’en frapper et terminer une existence toujours consacrée aux droits de la mère-patrie. Voilà les motifs de cette exaspération, qui ne pourrait avoir d’excuse que dans son caractère porté trop souvent à la colère : au contraire, il aurait dû se respecter assez, pour se montrer calme.

Mais, Pamphile de Lacroix, qui s’est plu à ne pas être toujours exact, à être souvent injuste, attribue l’irritation de Rigaud à ce qu’il se voyait condamné à obéir à un noir. Selon lui, « le sauf-conduit était une bien faible garantie pour braver les dangers qu’allait présenter la licence en fureur chez les chefs désespérés d’une caste si irascible (les mulâtres) ; et le colonel Vincent ne dut la conservation de sa vie qu’à l’attention de s’être muni d’une lettre du jeune Rigaud, qui le nommait son second père en reconnaissance des soins qu’il lui avait témoignés au collège de Liancourt[15]. »

Nous regrettons de trouver dans l’ouvrage de M. Madiou, une addition à cette injuste imputation de ce général français, qui n’a trouvé l’occasion de faire quelque éloge de Rigaud, que lorsqu’il combattait contre les Anglais ; et l’on conçoit pourquoi. Cet auteur national prétend que : « Les mots de vengeance, d’arrestation, d’exécution (à mort sans doute) sortirent de la bouche de Rigaud ; qu’il eût méprisé le sauf-conduit et fait emprisonner les députés, sans la lettre du jeune Rigaud[16]… »

Or, le rapport du colonel Vincent, au ministre de la marine, ne dit pas un mot de toutes ces prétendues menaces contre sa vie. On conçoit que la lettre de son fils dut porter Rigaud au calme, en présence d’un homme qui avait témoigné de l’intérêt à ce jeune homme ; mais on ne peut admettre que, se reconnaissant déjà vaincu dans le Sud et n’ayant d’autre refuge que la France, il eût conçu l’idée de sacrifier le colonel Vincent, ni même de l’arrêter, de l’emprisonner, quelle que fût sa colère en cet instant. Comment ! M. Madiou n’a pas remarqué dans les deux volumes de Pamphile de Lacroix, qu’il nomme un écrivain impartial, que toutes les fois qu’il s’agit des mulâtres, cet auteur s’efforce de les opposer aux noirs, qu’il les ravale autant qu’il peut ! Il n’a été impartial, que lorsqu’il a copié le rapport de Garran de Coulon. S’il l’était réellement, il aurait transmis à la postérité le récit des horreurs commises en 1802 et 1803, par ses compatriotes, par l’armée d’invasion dont il faisait partie ; mais il a su s’arrêter à temps pour ne pas les décrire, tandis qu’il n’a rien omis de la part des hommes de la race noire. Ce n’est pas là de l’impartialité[17].


Rigaud, convaincu enfin de l’impossibilité de la résistance, et par les forces du Nord qui avançaient toujours, et par la réduction de ses troupes à une poignée d’hommes, et par le désaveu de sa conduite par le gouvernement consulaire, prit le parti de se retirer en France : c’est ce qui résulte des instructions qu’on va lire et que T. Louverture envoya à ses députés. Rigaud, dans cette intention, résolut d’envoyer aussi une députation auprès du général en chef, pour lui faire savoir sa détermination et demander qu’il fit cesser toutes hostilités par son armée, afin qu’il eût le temps de faire ses préparatifs de départ[18].

La députation était composée d’un blanc, d’un mulâtre et d’un noir : Chalvière, Martin Bellefond et Latulipe. Elle se rendit par terre au Petit-Goave, où elle trouva T. Louverture. Celui-ci l’accueillit comme il devait le faire, puisqu’il était un vainqueur autorisé par la métropole ; il la renvoya de suite, avec de nouvelles instructions à ses propres envoyés. Il fit publier, le 20 juillet, un compte-rendu mentionnant l’envoi de cette députation de Rigaud et de la prise du Petit-Trou par Dessalines. Voici ces instructions :

Instructions pour les citoyens Vincent, Arrault et César, députés auprès des autorités constituées, tant civiles que militaires, de la ville des Cayes.

Vous demanderez que mon adresse (la proclamation du 20 juin) soit sur le champ imprimée et envoyée de suite dans tous les lieux du département du Sud, vous autorisant à faire connaître par tous les moyens que vous croirez les plus convenables, mon ardent désir de terminer la guerre qui nous afflige, ma volonté immuable d’oublier le passé, de pardonner aux coupables, de protéger chacun dans ses biens et dans ses affections. Quatre personnes seulement ne pourront jouir de cette amnistie générale, parce que étant rendues coupables de trahison, je dois, pour le maintien de la subordination et de la discipline militaire, faire une différence entre des hommes qui, attachés à l’armée du Sud, ont dû obéir au chef qui les commandait (lui seul étant chargé de la responsabilité de ses opérations), et des hommes qui, servant dans les armées du Nord et de l’Ouest, ont trahi la confiance, l’honneur et la République. Ces quatre personnes sont : Bellegarde, qui, en raison de sa qualité d’étranger (natif de la Guadeloupe), sera renvoyé de la colonie ; Millet, Dupont et Pétion, qui seront punis de leur trahison par quelque temps d’arrêt, après lequel ils seront rendus à leurs familles.

Le parti auquel le général Rigaud s’est arrêté, — celui d’abandonner le département du Sud, pour aller rendre compte de sa conduite au gouvernement français, est celui que l’honneur devait lui prescrire ; mais les choses sont dans une position à exiger de lui qu’il le fasse de suite : 1o parce que le général de division Michel étant sur le point de son départ pour France, il est nécessaire qu’il puisse porter au gouvernement français la nouvelle certaine de la pacification de Saint-Domingue ; 2o parce qu’ensuite, le moindre délai peut porter des entraves à cette pacification.

Le départ du général Rigaud ayant pour objet de rendre compte de sa conduite au gouvernement, il ne saurait se considérer comme s’expatriant de Saint-Domingue. Pourquoi voudrait-il donc arracher sa famille à son pays, à ses foyers, à ses propriétés ? Qu’il la laisse avec sécurité à Saint-Domingue ; elle trouvera sûreté et protection. Il peut en outre la charger de la direction de ses biens, du soin de ses effets, et il peut compter que tout ce qui lui appartient sera respecté ; je lui en donne ma parole d’honneur, et il y doit d’autant plus compter, qu’en pareil cas, je ne pourrais voir avec plaisir que l’on fît de la peine à ma famille et qu’on la forçât à s’expatrier. Dans une pareille circonstance, je ferai donc pour elle tout ce que je voudrais que l’on fît pour moi. Cette assurance de ma part devant, pour ses propres intérêts, le déterminer à partir seul, il n’a plus besoin du délai qu’il demande pour faire ses apprêts. S’il ne trouve pas dans le Sud un bâtiment prêt à mettre à la voile, offrez-lui de se rendre au Cap avec vous, auprès de l’agent, soit par mer, soit par terre ; je vous ferai fournir pour le voyage tout ce qu’il vous faudra, pour arriver sûrement et à bon port. Si, lorsqu’il sera rendu au Cap, il persiste à vouloir aller en France, il pourra partir avec le général Michel qui s’y rend par la voie des États-Unis, sur la frégate de cette nation (le Boston), sur laquelle le commodore lui a offert un passage. Si, au contraire, il préfère rendre à l’agent les comptes que le gouvernement exige de lui, il pourra le faire et sera certain, après sa soumission, de me voir adhérer avec plaisir à son retour dans le Sud, en qualité de général de brigade commandant sous mes ordres l’armée dudit département…

En attendant son départ, il est nécessaire qu’il s’occupe sans délai du son défaire retourner dans leurs quartiers respectifs et au sein de leurs familles, tous les habitans, propriétaires, cultivateurs et autres personnes des départemens du Nord et de l’Ouest réfugiés dans le Sud ; qu’il renvoie à Jacmel la légion de l’Ouest, officiers comme soldats, et dans leurs garnisons respectives, les militaires qu’il peut en avoir retirés…

Dans l’intervalle où la députation de Rigaud se rendait au Petit-Goave et en revenait aux Cayes, Dessalines, qui, avec son activité ordinaire, s’était rabattu du Petit-Trou sur Aquin, avait poussé son armée en avant et obligé les troupes du Sud à entrer à Saint-Louis. Il vint aussitôt contre cette ville, obtint la soumission de Lefranc, de Toureaux et de Gautier avec la légion de l’Ouest, ainsi que nous l’avons dit, dans les derniers jours de juillet. Il avança encore sur Cavaillon dont il s’empara.

Alors Rigaud expédia Bonnard, ex-administrateur à Jacmel, auprès de T. Louverture pour obtenir de lui qu’il donnât l’ordre à Dessalines de s’arrêter, afin qu’il achevât ses préparatifs de départ, comme il l’avait annoncé, comme il y était résolu. Si Rigaud fit quelques dispositions de défense aux Cayes, ce n’est pas qu’il fût de mauvaise foi, comme l’en accuse M. Madiou, d’après Pamphile de Lacroix. Les négociations résultantes de l’envoi respectif des députations, impliquaient suspension d’hostilités entre les deux armées ; et cependant, Dessalines avançait toujours contre les Cayes : en admettant que ce ne fut pas par l’ordre de T. Louverture, si capable lui-même de mauvaise foi le fait existait de la part de son lieutenant. Est-ce que, dans une telle occurence, un chef militaire ne doit pas prendre des précautions ? L’injonction faite par Rigaud à Vincent et ses collègues, selon M. Madiou[19], était dans son droit, puisque par le fait on violait les négociations pendantes entre lui et le général en chef.

Mais alors, chacun étant pénétré de l’inutilité de toute défense, de toute résistance, Rigaud dut songer à son salut, à celui de sa famille, de ses principaux officiers. Il était évident que T. Louverture manœuvrait de manière à les envelopper tous aux Cayes, à les y prendre, sauf ensuite à les accuser d’être de mauvaise foi, à les faire fusiller. Cette pratique lui était trop familière, pour qu’on dût avoir confiance en un caractère aussi hypocrite.


Rigaud prit donc le parti de sortir des Cayes avec sa famille ; et ses principaux officiers le suivirent. Le 28 juillet, Dessalines était à 3 lieues de cette ville, tandis que deux frégates et trois goélettes des États-Unis en bloquaient le port. Les fugitifs prirent la route de Tiburon. Avant de partir, Rigaud fit ses adieux à ses amis.

« Il sortit des Cayes, accompagné de ses parens et d’un nombreux cortège d’amis, au milieu de toutes sortes de témoignages d’intérêt ; le peuple, respectant son malheur, le couvrait de bénédictions. Chacun versait des larmes et gémissait qu’il eût été trahi par la fortune ; mais chacun sentait profondément que la résistance était devenue impossible. Il fit de touchans adieux à la foule, et prit la route de Tiburon[20]. »

Que deviennent alors toutes les accusations contre Rigaud, transcrites par le même auteur, dans les pages 39, 40, 61, du même volume, que nous indiquons seulement à nos lecteurs nationaux[21] ? Est-ce qu’un chef qui se serait ainsi conduit dans sa lutte contre T. Louverture, aurait obtenu à son départ, à sa fuite, de tels témoignages de regrets et de sympathies de la part de toute la population, — les blancs exceptés ? Et encore, il y eut parmi eux des hommes qui se joignirent à ceux de la race noire, pour exprimer de semblables sentimens à Rigaud : c’étaient les vrais amis de la France, qui comprenaient ses intérêts dans la colonie, autrement que la généralité des colons.

Rigaud s’embarqua à Tiburon, avec sa famille, le 29 juillet, sur un navire danois qui les porta à Saint-Thomas. Après son départ, une lettre de T. Louverture, à son adresse, arriva à Tiburon : nous ignorons quel en était le but[22].

Pétion, Bellegarde, Dupont et Millet, les quatre officiers exceptés de l’amnistie de T. Louverture, s’y embarquèrent aussi pour Curaçao. Sur le même navire ou d’autres étaient B. Déléard, Bonnet, Dupuche, Birot, etc. À Jérémie, au Corail, s’embarquèrent Dartiguenave, Geffrard, Faubert, Blanchet, Delva, Lys, J.-P. Boyer, etc., les uns pour les États-Unis, les autres pour l’île de Cuba. Des familles entières s’expatrièrent pour fuir les proscriptions. Ce fut une débâcle générale.

Des navires de guerre des États-Unis, placés expressément sur les côtes de Saint-Domingue, capturèrent plusieurs des bâtimens qui les portaient ; mais, quoique aidant T. Louverture dans son œuvre de pacification, ils eurent assez de pudeur pour ne pas les livrer à sa générosité : ils furent emmenés aux États-Unis.

De ces divers lieux, plusieurs de ces officiers du Sud se rendirent ensuite en France[23].


Le sauf-conduit de Roume, la proclamation de T. Louverture du 20 juin et ses instructions envoyées aux trois députés, prouvent qu’ils avaient reçu des ordres du gouvernement consulaire pour faire terminer la guerre civile. Il devait vouloir ce résultat tardif, pour ramener la tranquillité dans la colonie. Mais il aurait dû expédier plus tôt les trois agens, si sa politique n’était pas la même que celle du Directoire exécutif. L’esprit se refuse à toute autre conclusion, en présence des faits.

Admettons aussi, qu’en présence des faits qui se passaient dans la colonie, résultant de ceux qui leur étaient antérieurs, il ne pouvait pas agir différemment, qu’il devait approuver T. Louverture et condamner Rigaud : eh bien ! nous conclurons encore que le général en chef n’avait pas plus les sympathies du gouvernement consulaire que Rigaud. S’il les avait réellement, on eût envoyé plus tôt les trois agens, pour lui assurer son haut commandement à Saint-Domingue. Sans doute, son maintien à ce poste prouve qu’on trouvait son système d’administration plus convenable aux intérêts des colons, et des émigrés qui, alors, étaient rappelés en France ; mais, à son égard, il y avait une arrière-pensée manifeste, dont la réalisation ne pourrait s’effectuer qu’au moyen de la paix avec la Grande-Bretagne, qu’on négociait alors. La phrase déjà signalée de la proclamation des consuls démontre cette arrière-pensée. T. Louverture ne la remarqua pas assez peut-être : il ne dut se la rappeler qu’en apprenant les préparatifs de l’expédition de 1801.

Quant à Rigaud, vaincu dans le Sud même au moment de l’arrivée des trois agens, il n’avait d’autre parti à prendre que de se retirer en France, puisqu’il était encore condamné par le gouvernement consulaire, qui suivait à son égard, à l’égard de tous les anciens libres, la même politique inaugurée par Sonthonax à la fin de sa première mission, suivie par Laveaux et Perroud, adoptée par le Directoire exécutif, mise en pleine exécution par Sonthonax à son retour dans la colonie, continuée par Hédouville, et surtout par Roume, exécuteur final de ce plan machiavélique.

Dans la position où se trouvait Rigaud, en juillet 1800, se soumettre à ce dernier agent et à T. Louverture, c’eût été de sa part une bassesse impardonnable ; et Rigaud avait trop de fierté, d’orgueil si l’on veut (l’orgueil est méritoire dans un tel cas), pour en commettre une semblable. Il brisa, et il devait briser cette vaillante épée[24] qui avait enlevé Léogane et Tiburon aux mains des Anglais, qui s’était montrée étincelante dans d’autres combats contre eux.

Il faut que la patrie ait un empire bien grand sur le cœur de l’homme, pour que Rigaud ait persévéré dans son attachement à la France ; car elle n’était plus digne de son amour, de son admiration. Son gouvernement d’alors, comme tous ses prédécesseurs, entrant dans la dernière période des injustices qui devaient lui faire perdre Saint-Domingue, la France en devenait responsable, puisque les gouvernemens sont nécessairement identifiés avec leurs pays.

Car, remarquons-le, la France ne fut libérale, équitable, juste enfin envers les hommes de la race noire, que lorsque la grande voix du Peuple français se faisait entendre, dans l’assemblée législative, par l’organe de Brissot et des Girondins, — et dans la convention nationale, par l’organe de Danton.

Elle ne l’est redevenue envers son ancienne colonie, que sous le gouvernement d’un Monarque qu’on a trop accusé de s’être imprégné de l’esprit révolutionnaire. Elle a complété sa justice envers toute la race africaine, envers une portion de cette race dans ses colonies actuelles, — justice encore préparée par le même Monarque, — le jour où une nouvelle révolution populaire a appelé au timon des affaires, de vrais philanthropes qui ont honoré leur pays dans leur court passage au pouvoir. Tant il est vrai de dire, que les révolutions seules savent inspirer aux Nations des idées généreuses et grandes, dans l’intérêt de l’Humanité.


Il est curieux de lire dans les instructions de T. Louverture, cette sorte de prévision d’un sort semblable, pour lui, à celui de Rigaud, par le soin qu’il mit à lui donner l’assurance qu’il traiterait sa famille avec égard et considération, s’il voulait la laisser dans la colonie. Ce pressentiment, au moment de son triomphe, est remarquable[25]. Serait-ce au langage intérieur qu’entend souvent l’homme le plus heureux, ou à l’ironie, qu’il faut attribuer l’assurance qu’il fait donner ensuite au vaincu, qu’après avoir fait sa soumission à Roume et à lui, Rigaud pourrait retourner à son commandement de l’armée du Sud ? T. Louverture nous a autorisé, malheureusement pour lui, à tout soupçonner, tout douter de sa part.

Il n’exceptait de l’amnistie qu’il promettait, pour être punis seulement de quelque temps d’arrêt, que Pétion, Bellegarde, Dupont et Millet. On sait déjà comment les deux premiers passèrent dans le Sud. Dupont était dans l’armée venant du Nord, et Millet dans les troupes de l’Ouest ; ils passèrent dans les troupes du Sud à peu près en même temps que Pétion, pour fuir les proscriptions[26].

T. Louverture appelait trahison à su confiance, à l’honneur et à la République française, la résolution que ses crimes avaient contraint ces quatre officiers de prendre. Quand lui-même abandonna les Espagnols, la cause de Dieu et des Rois, en 1794, pour passer au service de cette République, eut-il d’autres pensées que de soustraire sa tête aux vengeances de Biassou, aux violences qu’il redoutait de la part de Jean François ? Leur querelle n’eut-elle pas pour origine, la prétention au commandement distinct dans les troupes sous les ordres de l’Espagne, comme celle de Rigaud avec lui ?

L’armée du Sud, comme celle du Nord, était sous le drapeau tricolore : on fuyait d’un camp dans un autre, soumis tous deux au même gouvernement. Mais quand T. Louverture concourait à obtenir que Neuilly, Lafeuillée, Brandicourt et tant d’autres, abandonnassent le drapeau tricolore, c’était une véritable trahison de la part de ces officiers français, qui passèrent sous le drapeau de l’Espagne. Lui trahit l’Espagne, puissance étrangère, pour revenir au milieu de ses frères, au service de la France en guerre avec elle. Son excuse est dans le résultat qu’ils obtinrent par son concours ; mais ce n’est pas moins une trahison. Dans le fait reproché aux quatre officiers, il y eut défection, abandonnement d’un parti pour un autre, et non pas trahison.

Nous insistons à cet égard, parce que nous verrons les mêmes faits se reproduire dans nos autres crises intestines, avec beaucoup de mérite pour leurs auteurs. Ainsi celui de Pétion, de Dessalines, de H. Christophe, de Clervaux, de Geffrard, etc., abandonnant l’armée française en 1802, changeant de parti politique, par conviction d’une meilleure cause à soutenir dans un camp opposé. Ainsi des défections nombreuses en faveur de la cause que soutenait Pétion, dans sa guerre contre H. Christophe.


À Aquin, T. Louverture reçut le serment de Gautier et du reste de la légion de l’Ouest, — d’être fidèle à la France, d’obéir à ses lois et de ne jamais prendre les armes contre elle. C’est ce qu’ils avaient entendu faire, en combattant à Jacmel et jusqu’à Saint-Louis. Ce beau corps, mutilé par la guerre, eut ordre d’aller par les Côtes-de-Fer et Baynet, à Jacmel, où ces braves purent contempler encore le théâtre de leurs exploits. Plus tard, ils passèrent à l’Arcahaie où ils entrèrent dans la 3e demi-brigade[27].

Le général en chef fit son entrée aux Cayes, le 13 thermidor (1er août). Il se rendit à l’église où le Te-Deum obligé fut chanté avec la pompe religieuse, entourée de la pompe militaire. Il monta en chaire, discourut comme à l’ordinaire, et proclama l’oubli du passé. Après cela, il alla occuper une des grandes maisons des Cayes, connue sous le nom de Journu. Ayant montré de l’étonnement, de ce que les blancs, leurs femmes et les noirs, seuls, venaient le saluer, les hommes de couleur allèrent aussi et furent accueillis avec beaucoup de bienveillance par lui. Nous verrons dans un autre livre ce qui advint à la plupart d’entre eux.

Les habitans des Cayes, au nombre de 52, firent une adresse adulatrice à T. Louverture, contenant par contre les injures les plus infâmes contre Rigaud : elle porte la date du 5 août.

Le même jour, le général en chef publia une proclamation adressée à tous les habitans de Saint-Domingue. La voici :

Citoyens,

Tous les événemens survenus à Saint-Domingue pendant la guerre civile occasionnée par Rigaud, sont de nature à mériter l’attention publique.

Alors qu’ils ne sont plus sur le point d’être renouvelés, il importe à la prospérité de la colonie et au bonheur de ses habitans, de tirer le rideau sur le passé, pour ne plus s’occuper qu’à réparer les maux qui ont dû nécessairement être le résultat de la guerre intestine enfantée par l’orgueil et l’ambition d’un seul. Une grande partie des citoyens de Saint-Domingue ont été trompés, parce que, trop crédules, ils ne se sont pas assez méfiés des pièges que les méchans leur tendaient pour les attirer dans leurs desseins criminels. D’autres ont agi dans ces malheureuses circonstances d’après l’impulsion de leur cœur. Mus par les mêmes principes que le chef de la révolte, ils ont trouvé au-dessous d’eux, d’être commandes par un noir. Il fallait s’en défaire à tel prix que ce fût, et pour y parvenir rien ne leur coûtait. L’ambition de ce chef le portait à s’emparer du pays. Ses satellites n’avaient rien tant à cœur que de le seconder. Pour leur récompense, on leur avait assigné en avance les places qu’ils devaient occuper. Ces hommes avaient le besoin d’un plus fin stimulant.

Trompés dans leur attente, et en ma qualité de Vainqueur, voulant et désirant très-ardemment faire le bonheur de mon pays ; pénétré de ce que nous prescrit l’oraison dominicale qui dit : Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, j’ai publié une proclamation datée du Petit-Goave le 1er messidor dernier (20 juin), par laquelle j’accorde une amnistie générale. Cette proclamation vous est connue, citoyens ; elle a eu l’heureux résultat que je m’étais promis. Le département du Sud est rentré sous les lois de la République. Oublions que des méchans l’en avaient écarté pour satisfaire leurs passions criminelles, et ne considérons aujourd’hui que comme des frères ceux qui, assez crédules, osèrent tourner leurs armes contre le pavillon de la République, et contre leur chef légitime.

J’ai ordonné à tous les citoyens de retourner chacun dans sa commune respective, pour jouir des bénéfices de cette amnistie. Aussi généreux que moi, citoyens, que vos momens les plus précieux ne soient employés qu’à faire oublier le passé ; que tous mes concitoyens jurent de ne jamais se le rappeler, qu’ils reçoivent à bras ouverts leurs frères égarés, et qu’à l’avenir ils se tiennent en garde contre les embûches des méchans.

Autorités civiles et militaires, ma tâche est remplie. Il vous appartient maintenant de tenir la main à ce que l’harmonie ne soit plus troublée. Ne souffrez pas le moindre reproche de la part de qui que ce soit envers les hommes égarés et rentrés dans le devoir. Malgré ma proclamation, surveillez les méchans et ne les épargnez pas. L’homme est injuste ; il est plutôt enclin au mal qu’au bien. Comprimez avec force ses desseins pervers et ne fermez jamais les yeux sur sa conduite et ses démarches.

L’honneur doit vous guider tous. Les intérêts de notre pays l’exigent ; sa prospérité a besoin d’une tranquillité franche et loyale. Elle ne peut naître que de vous. De vous seulement dépend maintenant la tranquillité publique à Saint-Domingue. Ne prenez point de repos que vous n’y soyez parvenus. Je l’attends de votre courage et de votre dévouement à la République française.

À travers le rideau que T. Louverture faisait tirer sur le passé pour l’oublier, malgré tous les termes d’amnistie générale, de généreux, de frères égarés auxquels il faut pardonner, on voit sortir quatre fois le mot méchans sous sa plume : par ce mot, il entendait surtout les mulâtres dont l’existence gênait le plan de la faction coloniale. Ce n’est pas Rigaud seul, qui, selon lui, répugnait à obéir à un noir, ce sont tous ces méchans qui l’aidaient dans sa révolte, tous ces satellites de son ambition et de son orgueil[28]. C’était déjà beaucoup dire pour empêcher l’oubli du passé. Le paragraphe relatif aux autorités civiles et militaires compléta les idées de vengeance qu’il méditait : — malgré ma proclamation, surveillez les méchans et ne les épargnez pas.

Lorsqu’un chef déjà connu par des antécédens récens, prescrit de pareilles choses à ses subordonnés, le mot d’ordre est compris d’avance.

Lorsqu’un gouvernement part de cette base : — que l’homme est injuste, qu’il est plutôt enclin au mal qu’au bien, qu’il faut comprimer avec force ses desseins pervers, etc., son système d’administration est nécessairement, fatalement, celui de la terreur, parce qu’il est fondé sur la haine et le mépris qu’il porte aux hommes.

Nous protestons au nom de l’Humanité tout entière, contre un pareil blasphème à la nature de l’homme. Il n’appartenait qu’au serviteur, à l’allié, à l’ami des colons de Saint-Domingue, de prononcer cette impiété, de l’écrire dans un de ses actes, pour motiver ses rigueurs injustes, pour se justifier des crimes déjà commis par ses ordres et de ceux qu’il méditait en ce moment, contre les hommes du département du Sud auxquels il garantissait l’oubli du passé. Une telle proposition n’est digne de figurer que dans le code des maximes odieuses de celui qui disait aussi :

« Je n’aurais garde de donner un tel précepte (imiter le Renard dans ses actions), si tous les hommes étaient bons ; mais, comme ils sont tous méchans, et toujours prêts à manquer à leur parole, tu ne dois pas te piquer d’être plus fidèle à la tienne ; et ce manque de foi est toujours facile à justifier[29]. »

En se dirigeant par de telles maximes, en gouvernant ses semblables avec un pareil système, on n’arrive qu’à de cruels résultats. Nous pourrions dire pour excuser T. Louverture, qu’il n’en pouvait être autrement de lui puisqu’il croyait dans les autres hommes ce qu’il sentait en lui ; mais alors, ce serait plutôt une flétrissure qu’une excuse.

Ne portons pas à son égard un jugement à priori ; attendons les faits de son gouvernement, de son administration, pour en décider. Désormais, il va régner seul à Saint-Domingue : nous aurons occasion d’examiner les actes de sa domination absolue, et nous verrons alors pourquoi il a plu à Dieu Tout-Puissant de le foudroyer, pour l’offrir en exemple à la postérité.


En attendant, disons encore un mot de Rigaud et de son heureux vainqueur.

La carrière politique et militaire de Rigaud a été terminée par sa fuite. Il est revenu un moment à Saint-Domingue avec la plupart de ses lieutenans ; mais ils ne furent employés que comme un drapeau dont on avait besoin, pour obtenir des défections dans le parti qu’il dirigea. Il fut encore éloigné de sa terre natale, dès que ce besoin eut cessé, pour n’y retourner que huit ans après, et se jeter de nouveau dans une crise civile, malheureusement pour sa gloire, acquise par des services incontestablement favorables à la Liberté. C’est alors que nous porterons notre dernier jugement sur son caractère.

Quelle est la cause de tous ces revers de la fortune ? Faut-il n’y voir que son ambition, son orgueil ? À l’égard de l’ambition, nous ne sommes guère porté à en faire un sujet de reproches aux hommes ; car, nous l’avons déjà dit à propos de Vincent Ogé : sans ambition, on ne fait rien d’utile, rien de grand. Quant à l’orgueil dont on l’a accusé, en disant qu’il lui répugnait d’obéir à un noir, nous trouvons ce reproche excessivement injuste ; nous pensons encore qu’il n’est pas juste de lui imputer « de la répugnance à reconnaître la suprématie d’un citoyen qui combattait dans les rangs espagnols pour le rétablissèment de l’esclavage, pendant qu’il revendiquait les droits de l’homme. » Et ce n’est pas « pour ce motif que nous voyons presque tous les anciens libres, nègres et mulâtres, connus avant la révolution sous la dénomination de gens de couleur, se rallier au parti de Rigaud[30]. »

Non, il y eut autre chose, d’autres motifs plus louables de la part de Rigaud et de son parti. Qu’il eût de l’orgueil, de la vanité, de la présomption, nous ne l’en défendons pas : ces sentimens peu louables en eux-mêmes, étaient le résultat des services rendus. Mais Rigaud avait prouvé de bons sentimens envers son heureux rival, peu après l’élévation de celui-ci au grade divisionnaire ; il lui en avait encore prouvé après qu’il fut devenu général en chef ; il lui obéit en cette qualité, dès le départ forcé de Sonthonax et dans les dernières opérations militaires pour l’expulsion des Anglais. On ne peut donc pas l’accuser d’avoir refusé l’obéissance à T. Louverture, pour les futiles motifs que nous réfutons.

Rigaud, loin de haïr les noirs, les aimait au contraire : pouvait-il haïr sa mère africaine et son frère Joseph, noir comme elle ? N’était-il pas aimé lui-même des noirs ? C’est un fait incontestable. Mais, son refus d’obéissance au général en chef provenait de l’alliance de celui-ci avec les colons et les émigrés, pour faciliter celle avec les Anglais : c’était une chose visible à tous les yeux ; et si des noirs nouveaux libres, si Moïse et Paul Louverture partagèrent les craintes conçues à ce sujet par Rigaud et tous les anciens libres, noirs et jaunes, n’allons donc pas chercher d’autres motifs à sa désobéissance.

Rigaud « n’excita pas sur tous les points de la colonie les passions des hommes de couleur, pour les abandonner aux vengeances de T. Louverture. » Accordons donc à tous ces hommes éclairés, un jugement égal à celui de Moïse et de Paul Louverture ; ces derniers n’étaient pas passionnés à l’égard de leur oncle et frère : ils ont vu au contraire le précipice où il devait tomber.

« Sa chute entraîna celle d’une foule de familles que ses fautes avaient compromises ; égoïste, colère, jaloux de toute influence, il fut, dès l’origine de la révolution, l’ennemi secret de Bauvais dont la gloire toujours pure le tourmentait. Sur la terre d’exil, il refusa le pain quotidien à ses compagnons d’infortune qu’accablait la misère… Ses fautes et ses folles passions avaient bouleversé la colonie de fond en comble … Cependant, la haine contre Toussaint s’était tellement développée dans « le Sud, que Rigaud y laissa de profonds regrets et une aveugle admiration [31]. »

Nous demandons pardon à notre compatriote, de ce que nos appréciations soient si contraires aux siennes, sur le caractère et la conduite de Rigaud. Si, au lieu d’être vaincu, il avait été vainqueur, son caractère et sa conduite eussent paru mériter autant d’éloges que lorsqu’il guidait ses frères contre les seuls colons, ou les colons aidés des Anglais. Le vaincu a toujours tort. En 1810, il a eu tort envers Pétion ; mais ce fut une situation politique bien différente de celle de l’année 1799.

Nous ne lui avons pas épargné les reproches qu’i l nous a semblé mériter ; mais, le plus grand tort que nous lui reconnaissions dans la guerre civile du Sud, c’est d’avoir manqué de jugement comme homme politique, d’avoir arrêté en lui l’élan du guerrier, de n’avoir pas profité de ses premiers succès pour s’assurer toutes les chances heureuses qui s’offraient à ses armes ; et ce tort, il l’a eu pour n’avoir pas apprécié sainement sa situation à l’égard du Directoire exécutif et de son agent. À l’égard de T. Louverture, il était dans son droit, dans celui de tout le parti qu’il dirigeait, qu’il représentait. Tout faire pour essayer de vaincre son rival, était son devoir. Il usa d’un ménagement intempestif, en espérant une approbation du Directoire, tandis qu’il aurait dû voir que la politique de ce gouvernement, depuis trois ans, tendait à faire asservir son parti. Il n’est pas sûr qu’il aurait vaincu T. Louverture jusque dans le Nord ; mais il aurait dû tenter de conquérir l’Ouest, de s’emparer au moins du Port-au-Prince.

Si des familles entières furent compromises, si elles subirent un sort affreux, en pouvait-il être autrement lorsque T. Louverture frappait indistinctement tous les hommes qu’il soupçonnait seulement de sympathie pour Rigaud ? Comment éviter ou empêcher de tels résultats, avec un homme qui ne se laissait pas guider par la justice ? Ne verrons-nous pas ces scènes barbares se renouveler sous H. Christophe, dans sa guerre avec Pétion, sans qu’on puisse accuser ce dernier d’avoir abandonné des familles à ses vengeances injustes ? Qui oserait en accuser Pétion ?…

Hors ses premiers pas dans la carrière, Bauvais se montra-t-il jamais à la hauteur de sa position, comme le premier général des anciens libres ? Sa neutralité funeste, ne fut-elle pas une faute pire que celle commise par Rigaud ? Celui-ci ne fut jamais son ennemi secret, il ne se tourmenta pas de sa gloire  ; mais, plus actif, plus audacieux, plus ambitieux sans doute que Bauvais, il prit une position supérieure à la sienne, aux yeux et de l’aveu de tous les anciens libres, parce qu’en temps de révolution, les partis se rallient aux hommes résolus et non pas à ceux qui montrent des scrupules à chaque pas. Comment Rigaud eût-il pu être jaloux de la gloire de Bauvais, lorsque la sienne était au moins égale ? Ne furent-ils pas toujours en correspondance intime ? Nous l’avons prouvé.

Nous ne savons quelle fortune colossale emporta Rigaud dans l’exil, pour avoir pu refuser le pain quotidien à ses compagnons d’infortune accablés de misère. Ce sont là de vagues accusations qui exigent des preuves[32]

Rigaud ne bouleversa pas la colonie de Saint-Domingue de fond en comble. Il ne faut pas, pour trouver une excuse aux crimes commis par T. Louverture, accabler ce pauvre vaincu de la politique astucieuse du Directoire exécutif et de ses agens. Mais, enfin, s’il laissa de profonds regrets, même une aveugle admiration, c’est que le sentiment public ne lui trouvait pas tous les torts dont on l’accuse.

Il y a dans le jugement populaire quelque chose qu’un historien doit respecter, sous peine de passer soi-même pour avoir un jugement erroné.


À l’égard de T. Louverture, si favorisé par toutes les circonstances de son époque, depuis sa soumission à Laveaux jusqu’à la fuite de Rigaud ; si favorisé par la politique des gouvernemens de France et de leurs agens dans la colonie : s’il ne suffisait à un homme que de montrer une haute capacité, pour mériter notre admiration, nous la lui accorderions volontiers ; et cela, par un sentiment de juste orgueil pour cette race africaine à laquelle nous appartenons. Mais il nous faut d’autres titres pour l’accorder à un homme, quel qu’il soit ; car, nous ne séparons pas les qualités morales de celles qui ne tiennent qu’à ce qu’on appelle vulgairement la politique.

En effet, T. Louverture s’est montré, selon sa nature, supérieur à tous les hommes de son temps. D’une ambition dévorante (nous ne l’en blâmons pas), et se sentant toutes les facultés pour la soutenir, pour acquérir la plus haute position à Saint-Domingue, il s’est joué avec le plus grand art, de Laveaux, de Sonthonax, d’Hédouville, de Roume ; il a profité des fautes et de l’incapacité de Villatte ; il est parvenu à annuler Bauvais, à vaincre Rigaud, pour rester seul dominateur sur le terrain colonial. Mais, par quels moyens est-il parvenu à ce résultat ? Nous ne les reproduisons pas ici, parce que nous les avons déjà exposés avec les faits successivement accomplis. Mais encore, que l’on convienne avec nous que, si T. Louverture n’eût pas trouvé dans la politique machiavélique du Directoire exécutif et de ses agens, le véhicule de ses succès éclatans, il n’aurait pu parvenir à ses fins. Tout a été favorable au développement de sa vaste ambition ; il en a profité habilement d’après sa manière d’être, d’après les principes qu’il avait adoptés ; mais nous ne saurions l’en féliciter, à cause des moyens qu’il a employés.

Le voilà complètement satisfait. Va-t-il faire le bonheur des hommes de sa race, au point de les trouver tous unis de cœur avec lui, pour soutenir la lutte à laquelle il sera tenu, dans son propre intérêt et dans le leur ?

Attendons pour juger.

RÉSUMÉ DE LA QUATRIÈME ÉPOQUE


Si la première époque a offert au lecteur, le spectacle de la lutte des deux branches de la race noire contre le régime colonial, — et des pouvoirs de la métropole indécis, flottans entre elles et la race blanche, puis proclamant l’égalité politique de celle qui jouissait déjà de la liberté naturelle et civile ; la deuxième époque lui a présenté ces pouvoirs, franchement libéraux, équitables, justes, assurant par ses agens à cette première branche, le bénéfice des lois décrétées en sa faveur, et finissant par proclamer aussi, non-seulement la liberté naturelle et civile de la seconde branche, mais l’égalité politique à laquelle elle avait autant de droit que l’autre.

Ces résultats, dictés par la justice et la plus saine politique, donnèrent à la métropole le seul moyen de conserver sa colonie contre des puissances rivales, auxquelles les hommes de la race blanche livrèrent ce pays en partie.

Dans la troisième époque, ceux de la race noire, reconnaissans des bienfaits de la métropole, arrachèrent successivement aux puissances ennemies les parties du territoire dont elles étaient en possession, et les expulsèrent définitivement du sol.

Mais, durant cette lutte toute glorieuse pour eux, des agens incapables et malveillans, s’effrayant de leur attitude et de la position justement acquise par eux, conçurent l’idée de les dépouiller de cette position pour en revêtir les hommes de la race blanche. Afin de parvenir à cette injustice, ils imaginèrent de semer la division, les dissensions, la haine, entre tous les défenseurs de la colonie ; et le gouvernement de la métropole adoptant leurs vues, rétablit entre ces défenseurs dévoués les distinctions éteintes des classes qui existaient dans l’ancien régime ; il se plaça entièrement sous l’influence de la faction coloniale dont les menées provoquaient une réaction contre tous les droits proclamés solennellement en faveur de ses adversaires naturels. Ses agens reçurent l’ordre de réagir d’abord contre la portion la plus éclairée de la race noire, celle qui, la première, avait été l’objet de la justice de la France. Le but du gouvernement étant de parvenir à la compression des masses, sinon à les rétablir dans leur ancienne condition, il ne vit d’autre moyen d’obtenir ce résultat odieux, que de les opposer à cette portion intelligente où se trouvaient leurs patrons légitimes.

Cette politique, aussi machiavélique qu’insensée, réussit complètement ; car, dans ces vues coupables, T. Louverture fut appelé successivement aux plus hauts grades militaires. Il devint la cheville ouvrière de leur exécution. Et bien qu’il portât de rudes atteintes au pouvoir de la métropole, par l’expulsion de plusieurs de ses agens ; bien qu’il parût s’allier à la puissance ennemie la plus redoutable pour la France, la protection spéciale qu’il accordait aux colons le recommanda aux attentions, aux égards de son gouvernement, parce que celui-ci reconnut dans son caractère, dans ses procédés, dans toutes ses tendances, l’instrument nécessaire à la réalisation de ses desseins contre les masses de la race noire, et qu’il espéra parvenir à le briser quand il ne serait plus utile.

T. Louverture devient donc, dans cette quatrième époque, le favori du gouvernement français. Son ambition se complaît dans le rôle qu’on lui fait jouer. On l’oppose à André Rigaud, chef politique et militaire de la portion éclairée de la race noire, on oppose ce dernier à lui. Hédouville, en fuyant, a jeté entre eux la pomme de discorde, et Roume qui lui succède vient attiser cette discorde.

Une correspondance pleine d’aigreurs a lieu entre ces deux rivaux, dès le départ d’Hédouville. Roume, en arrivant à son poste, les réunit en sa présence, après s’être entendu avec T. Louverture sur tous les points à discuter entre eux, par rapport à leurs commandemens respectifs. Dès l’ouverture de ces conférences, cet agent se montre partial ; il veut favoriser exclusivement le général en chef de l’armée, en annulant la décision de son prédécesseur.

Rigaud, qui s’aperçoit quel est le but de cette partialité, et qui veut ôter tout motif, tout prétexte à une guerre civile entre les hommes de la race noire, fait le sacrifice des prétentions qu’il croit légitimes de sa part ; il demande sa démission avec instance à l’agent de la France, pour s’y retirer ; il trouve dans son élection de député au corps législatif un motif honnête, honorable, de sortir de ces dissensions entre lui et son frère d’armes, son frère de race, de quitter leur pays entièrement à ses ordres.

Mais, l’agent de la France ou plutôt du Directoire exécutif, qui sent que la politique de ce gouvernement n’atteindrait pas le but qu’il se propose, par la retraite de Rigaud en France, Roume, l’hypocrite et astucieux Roume, sous l’apparence de la bonhomie, se refuse obstinément à la retraite de Rigaud. Si ce dernier a, en ce moment, une position politique, il occupe aussi un poste militaire ; en vertu des règles de la hiérarchie militaire, il ne peut l’abandonner sans l’aveu de ses supérieurs ; et T. Louverture concourt avec Roume à l’y retenir malgré lui. Pour mieux y réussir, Roume consent à lui conserver un grand commandement, indépendant du général en chef, ne relevant que de l’agent national. Contraint moralement à rester dans la colonie, Rigaud, de son côté, consent à l’abandon du territoire de deux communes qu’il tenait sous ses ordres depuis plusieurs années.

C’est dans le moment qu’il exécute cet abandon, que T. Louverture lance l’anathème contre lui et tout le parti qu’il représente ; c’est dans ce moment même que ce dernier fait opérer des arrestations et des massacres sur des hommes de ce parti, sous les yeux de Roume qui se retire avec lui, volontairement, loin du théâtre où les dissensions existent, où la guerre doit s’allumer. Ces provocations ont lieu dans le but de forcer Rigaud à prendre une position hostile ; car il le doit, il y est obligé, pour préserver son parti de la destruction dont on le menace. Les deux instrumens du Directoire exécutif connaissent sa fierté et savent ce que l’honneur lui dictera : ils le contraignent ainsi à se mettre en mesure de résister.

Immédiatement après, T. Louverture et Roume, agissant de concert, font une convention commerciale avec les États-Unis ; et cet acte est bientôt suivi de conférences secrètes entre l’agent de ce pays, un général anglais qui avait déjà jeté les bases d’une alliance, et T. Louverture, réunis sur le même point. L’agent de la France garde le silence sur ces conférences qui inquiètent toute la population noire ; et aussitôt qu’elles sont terminées, T. Louverture lance une diatribe pleine d’injures contre Rigaud, en le menaçant de tout son courroux, et en faisant marcher de nombreuses troupes contre lui.

Rigaud se plaint de tous ces actes à l’agent de la France dont le devoir, s’il n’en était pas le complice, devrait le porter à une désapprobation formelle de la conduite de son adversaire ; mais, tandis qu’il s’adressait à lui, cet agent le dénonçait, à la colonie et à la métropole, comme ayant tous les torts.

Rigaud peut-il ne pas accepter la guerre à laquelle on le provoque avec tant de perfidie ? Son droit comme homme, comme citoyen et militaire, est de résister ; son devoir comme chef politique est de ne pas reculer devant cette cruelle nécessité. En présence des préparatifs formidables de son ennemi, la prudence devait lui conseiller de le prévenir, en s’emparant des territoires qu’il avait abandonnés volontairement par désir de la paix, parce que leur possession pouvait mieux garantir la défense du département du Sud menacé de l’invasion. Ce n’est pas lui qui effectue cette prise de possession, c’est un de ses officiers : n’importe, le mouvement offensif est intelligent, il est dans la nécessité de la défense, et il obtient l’approbation de Rigaud.

Dès-lors celui-ci passe pour agresseur, parce que son adversaire de mauvaise foi eût voulu qu’il restât dans la position où il aurait pu être plus facilement vaincu. Mais, il ne devait pas s’arrêter à ce résultat incomplet ; il devait pousser ses troupes en avant, pour conquérir l’opinion par une attitude plus résolue, en entraînant dans sa cause le second chef de son parti qui, jusque-là, a gardé une neutralité inintelligente. Loin de faire ce que sa position lui commandait impérieusement, il s’arrête par une inintelligence aussi funeste au succès de sa cause.

T. Louverture, qui comprend mieux la situation qu’il s’est faite, agissant avec plus de résolution et d’énergie, tire parti de la faute politique et militaire de son adversaire, et dirige contre lui des forces supérieures aux siennes. Toutefois, les premiers combats qui se livrent entre eux donnent le succès aux armes de Rigaud. C’est encore le cas pour celui-ci de profiter de ses avantages ; mais il s’arrête de nouveau, comme pour attendre une approbation de la part du Directoire exécutif, dont la correspondance rendue publique aurait dû l’éclairer enfin sur la politique perfide de ce gouvernement.

En ce moment, toutes les sympathies sont en faveur de sa cause ; une révolte lointaine occasionne une diversion plus favorable encore, et il n’en profite pas.

T. Louverture se livre alors à tous les excès de la vengeance contre ceux qui témoignent ces sympathies, même contre ceux qu’il suppose, qu’il soupçonne en concevoir. Ses mesures barbares, ses cruautés atteignent la portion la plus éclairée de la population noire, au grand désavantage de sa race, au profit des seuls colons et du gouvernement de la métropole qui prépare la réaction contre cette race entière.

T. Louverture se fait ainsi l’agent de la destruction de ses frères, de ses neveux ; et en amoindrissant sa propre puissance, il doit infailliblement devenir victime de son aveuglement. Peu lui importe l’avenir, car il n’envisage que sa situation présente ; la terreur qu’il exerce, les moyens énergiques qu’il emploie, déterminent le succès en sa faveur : il ne marche donc dès-lors que de succès en succès ; et quoiqu’il rencontre encore une résistance courageuse, il finit par triompher complètement de Rigaud. À ce moment, il reçoit une nouvelle approbation de sa conduite, par le nouveau gouvernement qui s’est installé en France. Rigaud, condamné, est contraint de fuir pour s’y réfugier. La guerre civile est ainsi terminée.

Durant cette lutte désastreuse, la mésintelligence a éclaté entre T. Louverture et Roume, à propos de la partie espagnole de Saint-Domingue cédée à la France, dont le premier veut s’emparer. S’il a été forcé d’y renoncer momentanément, sa pensée n’est pas moins dirigée vers ce point ; et il est à prévoir qu’il effectuera son dessein.

En attendant, il reste seul dominateur dans la colonie ; car l’agent de la France n’est plus qu’une ombre d’autorité. Mais là est l’écueil où il doit se briser, parce que la France est désormais dirigée par un gouvernement fortement constitué, résolu et énergique, qui saura prendre sa revanche en temps opportun. Néanmoins, si le gouvernement et l’administration de T. Louverture s’appuient sur l’intérêt réel de la race africaine, il pourra résister à toute entreprise de la part de la métropole.

Entrons donc dans l’examen consciencieux des actes de sa toute-puissance, obtenue par les moyens les plus coupables, les crimes les plus affreux. Voyons s’il va obtenir de la postérité qu’elle les oublie, en faveur des résultats qu’il aura obtenus.

  1. Voyez le chapitre X. du 1er livre.
  2. Dans une tournée que fit Pétion dans le Sud, en 1808, il honora la mémoire de B. Ogé par un pompeux service funèbre, aux Cayes. Brave comme Ogé, disait-il, quand il parlait d’un militaire en qui il reconnaissait cette qualité. Ce jeune homme mourut à 25 ans.
  3. Nous puisons ces faits dans la lettre de Roume à D. Garcia, du 5 juillet ; il lui dit : Le général Michel, revenu hier du Port-Républicain, m’a assuré « que le général en chef avait déjà renoncé à la prise de possession… » Nous croyons donc erronée l’assertion de M. Madiou qui prétend que T. Louverture se rendit au Cap. M. Saint-Rémy est plus exact. T. Louverture, brouillé avec Roume, ne dut pas vouloir y aller dans cette circonstance, surtout au devant de tels agens déjà connus de lui.
  4. Pourquoi cette qualification d’homme de couleur, à propos de J. Raymond ? La constitution de l’an 8 admettait-elle une différence entre les Français ? Arrière-pensée qui se dévoila en 1802.
  5. Il existait une habitation sucrerie sous le nom de Beauharnais, tout près de Léogane. Nous croyons qu’elle appartenait à la famille du premier mari de l’Impératrice Joséphine.
  6. L’amiral Gantheaume partit de Brest le 5 pluviôse an 8 (25 janvier 1800), et les trois agens ne partirent qu’en mai suivant.
  7. Mémoires, etc. t. 1er p. 384.
  8. Au 18 brumaire, Sonthonax, député au conseil des Cinq-Cents, fut incarcéré à la Conciergerie : il en sortit quelques jours après. (Moniteur du 8 frimaire.) C’est peut-être cette circonstance qui fît dédaigner son avis. Du reste, il avait si bien traqué Rigaud à Saint-Domingue, qu’on ne pouvait plus l’écouter.
  9. Vie de T. Louverture, p. 291 et 292.
  10. Suivant Montholon : « Le Premier Consul appela Vincent, lui fit connaître sa partialité pour les noirs, sa confiance entière dans le caractère de T. Louverture, et le renvoya dans la colonie. Tome 1, p 186. »
  11. Extrait du Moniteur universel, du 25 vendémiaire an 9 (17 octobre 1800.)
  12. Vie de Toussaint Louverture, p. 293.
  13. Lettre du colonel Vincent au ministre de la marine, du 26 juin, citée par M. Saint-Rémy, page 293.
  14. Vie de Toussaint Louverture, p. 295. En 1843, on a vu arriver ainsi armés, des hommes du Sud au Port-au-Prince, où il n’y avait pas à combattre. Cette reproduction d’un autre temps, prouve encore l’influence des traditions et de l’exemple sur les populations. Nous croyons qu’il en était de même des officiers du Nord, à cette époque de 1800.
  15. Mémoires t. 1 er p. 391 à 392.
  16. Histoire d’Haïti, t. 2. p. 55.
  17. Voyez l’excuse qu’il se donne à lui-même à ce sujet, dans les deux paragraphes du chapitre 19, t. 2, p. 252.
  18. Rapport de Pétion et Dupont, fait à Bresseau, agent français à Curaçao, le 28 août 1800, cité par M. Saint-Rémy dans la Vie de T. Louverture, p. 296.
  19. Histoire d’Haïti, t. 2. p. 58.
  20. Histoire d’Haïti, t. 2, p. 59.
  21. À la page 39, M. Madiou fait une citation sans désigner le nom de l’auteur des diatribes qu’elle renferme contre Rigaud. Nous craignons qu’il se soit laissé trop aller à une confiance aveugle en l’auteur anonyme, et aux traditions orales qui l’ont égaré si souvent dans son ouvrage.
  22. M. Madiou s’est trompé sur de faux renseignemens, en disant que Dessalines poursuivit Rigaud à Tiburon : il n’y eut que cette lettre portée par un officier.
  23. « De Saint-Thomas, Rigaud se dirigea à la Guadeloupe. Il y arriva le 17 septembre. Il en partit le 2 octobre. Fait prisonnier par les Américains et conduit à Saint-Christophe, (où il resta un mois en prison et fut relâché sur parole), il rentra à la Guadeloupe le 1er novembre ; et après un séjour forcé à la Guadeloupe, il put se rendre à Bordeaux où il débarqua le 31 mars 1801 ; et il arriva à Paris le 7 avril. » (Vie de Toussaint Louverture par M. Saint-Rémy, p. 298, d’après diverses lettres de Rigaud au ministre de la marine.)

    Lys, J. P. Boyer et d’autres, capturés en sortant du Corail, furent maltraités par un capitaine américain qui les mit dans la cale. Aux États-Unis, ils furent réclamés par M. Pichon, consul français, qui les fit partir pour Bordeaux. Les francs-maçons d’une petite ville leur prodiguèrent une assistance fraternelle aux Etats-Unis. Devenu Président d’Haïti, Boyer reconnut ces soins, en assistant une de ces familles de bons Américains qu’il fit rechercher. Il reçut plus tard M. le Baron Pichon, comme envoyé du gouvernement de Louis-Philippe.

  24. « Rigaud,… que la politique du Directoire ne sut pas comprendre, comme elle ne sut pas deviner son rival ; Rigaud… resté jusqu’au dernier moment, fidèle à la métropole, dont la politique imbécile le forçait à briser sa vaillante épée… » (M. Lepelletier de Saint-Rémy, t, 1er p. 277.)

    Imbécile et perverse, tel fut le caractère de cette politique.

  25. Il était réservé à Boyer de traiter avec égards et considération, la famille de T. Louverture résidant en France, en lui faisant restituer ses biens immobiliers.
  26. Bellegarde revint en Haïti, sous le gouvernement de Boyer. Il mourut colonel commandant l’arrondissement d’Azua, en avril 1836.

    Dupont, revenu avec l’expédition de Leclerc, servit de nouveau dans le Nord. En 1815, il fut envoyé par H. Christophe, en mission auprès de Pétion. Peu après, il fut assassiné par ordre de son Roi : il était Baron.

    Millet mourut en France.

  27. La 3e demi-brigade est devenue depuis le 12 mars 1822, le 1er régiment d’infanterie d’Haïti, par un arrêté de Boyer, daté de la Véga. On peut donc dire que ce corps où entra le reste de la légion de l’Ouest, premier corps de troupes régulières formées dans le pays, suivit la destinée de cette fameuse légion.
  28. T. Louverture n’était-il pas un noir, quand Rigaud lui obéissait depuis le départ de Sonthonax jusqu’à celui d’Hédouville ? Mais alors, il refusa obéissance au noir révéla de la peau blanche des émigrés, qui avaient trahi la cause de leur patrie à tous.
  29. Machiavel, dans son livre : Le Prince. En examinant attentivement la vie entière de T. Louverture, on est porté à croire qu’il avait fait une étude approfondie de cet ouvrage, pour n’en pratiquer que les plus mauvaises maximes. Machiavel, de même que T. Louverture, jugeait-il des hommes d’après ses propres sentimens, ou seulement d’après le faux système politique qu’il conseillait à Laurent de Médicis ?
  30. Histoire d’Haïti par M. Madiou, t. 2, p. 61.
  31. Histoire d’Haïti, t 2, p. 61.
  32. Ainsi que Bauvais, Rigaud fut fait prisonnier par les Américains. Or, si les Anglais prirent tous les effets et l’argenterie de Bauvais, les Américains n’ont rien laissé à Rigaud, qu’ils haïssaient. À la Guadeloupe, les agens français durent subvenir à ses besoins. Nous avons lu des lettres qui l’attestent.