Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 3/3.16

chapitre xvi.


Correspondance entre Hédouville et T. Louverture. — Maitland propose l’évacuation de Jérémie et du Môle. — Conduite de T. Louverture à cette occasion. — Conventions arrêtées pour cet objet. — Maitland refuse sa ratification à l’une d’elles : ses motifs. — Hédouville autorise T. Louverture à traiter définitivement pour le Môle. — Entrevue de T. Louverture et de Maitland : honneurs militaires que ce dernier lui fait rendre, ses cadeaux. — Indignation d’Hédouville. — Evacuation de Jérémie, et conduite de Rigaud dans cette ville. — Propositions secrètes de Maitland à T. Louverture, non acceptées par lui. — Réfutation des opinions de P. de Lacroix et de Kerverseau. — Règlement de culture d’Hédouville approuvé par T. Louverture et Rigaud, et décrié ensuite par le premier. — Suite de la correspondance entre Hédouville et T. Louverture. — Ce dernier avoue sa jalousie contre Rigaud. — Réconciliation apparente entre Hédouville et T. Louverture. — Prise de possession du Môle, actes de T. Louverture et correspondance à ce sujet.


On a vu dans le chapitre précédent qu’immédiatement après avoir transmis à Hédouville, les lettres de Rigaud relatives à la mission du colonel Harcourt aux Cayes, T. Louverture avait adressé à l’agent des réflexions sur la conduite des Anglais ; qu’ensuite il lui écrivit une lettre confidentielle pour le prémunir contre des calomniateurs ; que les généraux Dessalines, Laplume et Moïse, presque en même temps, manifestaient une sorte d’opposition à Hédouville. Peu de jours après son retour du Cap avec Rigaud, T. Louverture reçut une lettre du prêtre Lecun, datée de Jérémie le 21 juillet ; il sollicitait de lui l’autorisation de retourner au Port-au-Prince. Lecun disait qu’il avait été nommé préfet apostolique de la colonie par le Pape, et qu’au Saint-Père seul il appartenait de régler les affaires religieuses. C’était de sa part une allusion faite à ce qui avait eu lieu en France lors de la constitution civile du clergé, et une réclamation contre l’absence du culte catholique dans la métropole. T. Louverture transmit sa lettre à Hédouville pour le consulter sur cette demande de retour de Lecun. Evidemment, lui qui admettait l’exercice du culte à Saint-Domingue, il désirait une autorisation de l’agent. Mais celui-ci lui répondit de ne pas admettre Lecun, qui ne pouvait être qu’un agent secret des Anglais. Hédouville avait peut-être raison de penser ainsi ; car, en même temps, le général Maitland écrivait au général en chef qu’il ne tarderait pas à lui envoyer un parlementaire.

Toutefois, ce fut une contrariété pour T. Louverture. Il saisit en quelque sorte cette occasion pour adresser une nouvelle lettre à l’agent, afin de se plaindre de la mauvaise opinion qu’il avait conçue de l’administrateur Volée, que des calomniateurs lui représentaient comme un fripon, tandis qu’il était d’une grande intégrité. Il ajouta à sa lettre qu’il aurait bien d’autres choses à dire à l’agent qui écoutait des malveillans, mais qu’il aimait mieux se taire.

Hédouville lui répondit qu’effectivement on lui avait dénoncé Volée verbalement ; et il releva une phrase de la lettre de T. Louverture en lui disant : « On n’est nullement fondé à me dire que ceux qui savent le mieux parler et le mieux écrire ont de tout temps gagné la confiance du gouvernement. C’est aux propos qui tendent à nous désunir que vous connaîtrez les ennemis de la chose publique. » Et il lui rappela alors que pour lui donner une preuve de sa confiance, il lui avait communiqué ses instructions et l’avait consulté sur les principales mesures qu’il avait déjà prises.

Mais revenant sur ce qui concernait Volée, T. Louverture lui fit des observations, d’ailleurs fort judicieuses, à propos de l’affermage des biens séquestrés. Le directeur des domaines, installé au Cap, exigeait que les personnes qui voulaient affermer ces biens, s’y rendissent pour suivre les criées publiques qui se faisaient par devant lui. T. Louverture exposa que c’était leur occasionner des fatigues et des frais inutiles, et que si l’agent lui-même n’avait point confiance en la probité de Volée, il devait envoyer au Port-au-Prince un employé chargé de présider à ces criées. Hédouville maintint la mesure, et finit cependant par céder aux observations du général en chef, qui s’insérait ainsi dans des matières qui n’étaient nullement dans ses attributions. Leur correspondance à ce sujet est empreinte d’aigreur.

Peu de jours après, l’agent lui écrivit à l’égard d’un citoyen Bourget qu’il avait fait arrêter au Dondon et envoyer aux Gonaïves. Sur la plainte de cet homme, l’agent avait fait venir pardevant lui le commandant militaire du Dondon, qui, pour son excuse, exhiba l’ordre de T. Louverture qui prescrivait d’arrêter Bourget, de le bien lier et garotter : en cet état, des gendarmes l’avaient contraint à faire la route nu-pieds. Hédouville lui démontra que c’était un ordre arbitraire et vexatoire de sa part, qu’on l’avait trompé en le lui faisant signer. À ce reproche, la vanité de T. Louverture s’exalta au point qu’il répondit à l’agent :

« Il est vrai que j’ai péché, et que c’est un ordre arbitraire et très-arbitraire ; mais c’est moi qui l’ai dicté par un excès de zèle, à un de mes aides de camp en l’absence de mon secrétaire. Mais, citoyen agent, je n’ai pu être trompé, puisque c’est moi qui ai dicté cet ordre, et le reproche ne peut porter que sur moi seul. C’est m’insulter gravement que de croire que je signe soit ordres, soit lettres, sans les lire ou les dicter. C’est vouloir me persuader que j’ai une grande faiblesse dans le caractère, et je ne puis me reconnaître sous de pareils traits. Car j’ai l’honneur de vous le répéter, je ne signe rien que je ne l’aie lu ou dicté moi-même. Je puis manquer par la forme, ou par distraction, mais mon intention est bien prononcée.

C’était le 18 août ; on négociait depuis quelques semaines avec Maitland pour l’évacuation de Jérémie et du Môle, et l’agent ne voulait pas brusquer un général dont il avait tant besoin en ce moment. Sa réponse fut des plus conciliantes ; il s’efforça de persuader à T. Louverture qu’il n’avait pas eu intention de l’offenser : « Quel est l’homme public, lui dit-il, qui, ne pouvant tout voir par ses propres yeux, peut se flatter de n’être pas souvent trompé ? Au surplus, général, jamais je n’aurai l’intention de vous insulter gravement. Cela ne conviendrait ni à la place que j’occupe, ni à mon caractère particulier. »

Enfant gâté de Laveaux et de Sonthonax, T. Louverture n’avait pas seulement des caprices ; il sentait sa force réelle ; et lorsqu’une autorité supérieure est réduite à jouer un tel rôle envers celui qui lui est subordonné, on prévoit ce qui doit arriver un jour.


Le parlementaire annoncé par Maitland à la fin de juillet n’avait pas tardé à arriver au Port-au-Prince. C’était un citoyen des États-Unis qu’il recommandait à T. Louverture par une lettre. Cet homme venait lui offrir de vendre des farines qu’il prétendait avoir au Môle, et Maitland ne lui disait pas toute sa pensée dans sa lettre. T. Louverture, en en transmettant copie à Hédouville, lui dit qu’il supposait que le général anglais voulait le porter à consentir au commerce libre de ses nationaux dans les ports de la colonie, ou peut-être voulait-il traiter de l’évacuation de Jérémie et du Môle. Cette interprétation des intentions de Maitland fait croire que l’Américain avait été chargé de paroles verbales. Le 28 juillet, il répondit à Maitland, qu’il voulait bien traiter de l’évacuation de ces deux villes, sinon qu’il ferait marcher ses troupes pour s’en emparer.

Le 30, Hédouville lui répondit que si Maitland venait à lui faire des propositions formelles, de le renvoyer à l’agent du Directoire exécutif qui, seul, avait le droit de traiter avec lui ; et cela, pour lui prouver la bonne entente qui existait entre l’agent et le général en chef de l’armée. Mais, connaissant la susceptibilité de ce dernier, Hédouville lui dit de ne pas voir dans cette disposition une preuve de méfiance de sa part ; car il avait bonne opinion de ses sentimens. Cette précaution produisit l’effet contraire.

S’étant rendu aux Gonaïves, T. Louverture apprit qu’un parlementaire anglais y avait paru et avait fait voile pour Saint-Marc où il espérait le trouver. Il y retourna et apprit encore que le navire avait été au Port-au-Prince. Il s’y rendit de suite et trouva le colonel Harcourt chargé de lettres pour lui, — l’une, datée du 30 juillet, par laquelle Maitland lui proposait l’évacuation de Jérémie et du Môle ; l’autre, du 3 août, où il ne parlait que de l’évacuation de Jérémie, mais en proposant de donner la facilité aux navires neutres d’approvisionner les ports, à la condition de permettre aux navires anglais d’y prendre des bestiaux pour l’approvisionnement des troupes du Môle. Maitland était alors à Jérémie, et demandait à T. Louverture de lui envoyer l’adjudant-général Huin, qui s’était montré capable et conciliant dans la capitulation des villes de l’Ouest. On se rappelle qu’au mois de juin, étant à Jérémie, Huin avait reçu des propositions plus larges de la part de Maitland, et qu’il avait insinué au général en chef la nécessité de les accepter.

Ce dernier s’empressa de l’expédier à Jérémie avec Harcourt. Le 8 août, en rendant compte à Hédouville de cette mission confiée à Huin, il lui dit qu’il n’avait pu attendre ses ordres, afin de ne pas perdre l’occasion d’obtenir l’évacuation de Jérémie ; qu’il avait répondu à Maitland que c’était à l’agent de décider de la question des approvisionnemens respectifs ; qu’il avait écrit à Rigaud et lui avait donné l’ordre de prendre toutes les mesures que sa sagesse lui dicterait pour la prise de possession de Jérémie, dès qu’on en conviendrait ; qu’il priait Hédouville de lui envoyer de nouveaux pouvoirs pour le guider en traitant avec Maitland, s’il pensait que les précède ns ne suffisaient pas. Mais il ne lui adressa pas copie de la lettre de Maitland, du 30 juillet, relative à l’évacuation de Jérémie et du Môle.

Hédouville, croyant ainsi qu’il ne s’agissait que de Jérémie, lui répondit le 12 août, qu’on ne pouvait traiter avec les Anglais que pour l’entière évacuation de Saint-Domingue ; il approuva le prompt envoi de Huin, en disant à T. Louverture de traiter aux mêmes conditions que pour les villes de l’Ouest. « Il est inutile, ajouta-t-il, que je vous rappelle que dans aucune supposition, aucun émigré ne peut être compris dans l’amnistie. » Il l’autorisa à convenir d’un armistice de deux mois, et lui fît savoir qu’il écrivait aussi à Rigaud pour l’autoriser à placer provisoirement des autorités civiles et militaires à Jérémie, dès la prise de possession.

Mais le 6 août, Huin étant déjà arrivé à Jérémie avec mission de T. Louverture, de traiter de l’évacuation des deux villes, Maitland adressa à Hédouville une lettre où il lui disait, « qu’ayant reçu depuis six jours l’autorisation du gouvernement britannique pour l’entière évacuation de Saint-Domingue, il avait pensé devoir en aviser le général en chef T. Louverture et le général Rigaud ; qu’à cet effet, il avait envoyé le colonel Harcourt auprès du premier, et un autre officier auprès du second ; qu’en ce moment il avisait Hédouville qu’il envoyait au colonel Stewart, commandant au Môle, les pouvoirs nécessaires pour traiter de l’évacuation de cette ville avec toute personne que l’agent voudrait y envoyer, bien entendu que la principale condition serait d’assurer la garantie des personnes et des propriétés, et que le colonel Harcourt, d’après ses pouvoirs, traiterait de l’évacuation de Jérémie.  » Maitland termina sa lettre, en disant à l’agent « qu’il était heureux que son gouvernement lui eût donné la faculté de faire cesser la guerre qui avait désolé Saint-Domingue si longtemps, et qu’il espérait qu’Hédouville réussirait à y rétablir l’ordre et la tranquille lité, pour réparer les malheurs de cette colonie. »

La fausseté de T. Louverture va être cause d’une sorte de mystification pour l’agent.

La lettre de Maitland fut envoyée le 15 août parle colonel Stewart, qui en adressa une à Hédouville où il lui disait être muni des pouvoirs du général Maitland de traiter de l’évacuation du Môle : ce qui était vrai. Il l’invitait à envoyer son représentant à cet effet.

Le 15 août, Hédouville répondit à Maitland et à Stewart : il dit aux officiers anglais qu’il acceptait la proposition, qu’il expédiait au Môle le colonel Dalton chargé de ses pouvoirs ; mais que les émigrés ne seraient pas compris dans l’amnistie. Il dit à Maitland : « Le général Toussaint ne pouvant agir dans cette circonstance importante que d’après mes ordres, m’a envoyé votre dépêche (celle du 3 août), et je l’ai autorisé à traiter avec vous de l’évacuation de Jérémie et de son arrondissement, aux mêmes conditions qui ont été arrêtées pour l’évacuation du Port-Républicain et de Saint-Marc. »

Le même jour, l’agent rendit une proclamation portant amnistie en faveur des habitans de Jérémie et du Môle, semblable à celle de T. Louverture, du 7 mai, qui n’était que l’expression de ses instructions. L’article 3 portait cependant :

« Ne seront pas compris dans l’amnistie, — tous les émigrés sans exception, — tous ceux qui ont volontairement servi dans les troupes anglaises, et ont accepté des emplois civils ou militaires du Roi de la Grande-Bretagne, — et tous ceux enfin qui, sans avoir jamais habité Saint-Domingue avant les troubles, y sont venus pour prendre parti chez les Anglais. »

Hédouville revenait ainsi sur la concession qu’il avait faite en faveur des Français qui avaient servi dans les administrations anglaises, d’après sa lettre du 9 mai à T. Louverture : la proclamation de ce dernier, du 7, ne portait amnistie que pour ceux qui avaient servi dans la milice, et il l’avait engagé à l’étendre en faveur de ces employés. Sans nul doute, il avait reconnu que sa générosité avait été imprudente, et que par cette disposition, beaucoup d’émigrés avaient été admis. Mais c’était une sorte de droit acquis pour ceux qui se trouveraient dans cette catégorie, à Jérémie et au Môle : de là leur mécontentement contre l’agent de la République, et la disposition du général en chef à passer outre.

Le 16 août, Hédouville lui fit savoir qu’ayant reçu les lettres de Maitland et de Stewart, il avait envoyé le colonel Dalton au Môle pour traiter de l’évacuation, et qu’il a fait partir pour France le général Watrin, afin d’informer le Directoire exécutif de la prochaine évacuation des Anglais sur tous les points. Il termina sa lettre ainsi : « Encore une fois, citoyen général, laissons bourdonner tous les intrigans qui s’agitent autour de nous ; soyons toujours d’accord, et tout ira bien. »

Cependant, dès le 13 août, Huin concluait avec Harcourt, sur la frégate la Cérès, la convention pour Jérémie, aux mêmes conditions que pour les villes de l’Ouest, en accordant quinze jours de suspension d’armes pour l’évacuation. Immédiatement après, le 16 août, ils terminaient la convention relative au Môle. Il fut stipulé que la place du Môle et ses dépendances, l’arsenal et toutes les fortifications quelconques seraient remises dans leur état actuel, avec les autres conditions de la garantie des personnes et des propriétés, et quarante deux jours de suspension d’armes pour l’évacuation, échéant le 1er octobre.

Le 18, les colonels Dalton et Stewart signèrent une convention pour l’évacuation du Môle : elle différait, comme on va voir, de celle conclue entre Huin et Harcourt.

« Art. 3. Toute l’artillerie qui s’est trouvée au Môle au moment de sa cession aux armes de S. M. B., sera rendue dans le même état, quel que soit le lieu où elle se trouve placée à présent. Il en sera de même pour les tas de boulets et de bombes qui s’y trouvaient[1].

4. Il sera laissé au Môle 100 barils de poudre, 100 de farine et 100 de salaisons.

8. Les munitions ou approvisionnemens, ou objets quelconques appartenant à S. M. B., qui ne seraient pas embarqués le 1er octobre, seront laissés pour la République française. »

Il y avait, comme on voit, une très-grande différence entre les deux conventions relatives au Môle : la première, du 16 août, conclue à Jérémie sous les yeux de Maitland, recevait les objets de guerre dans leur état actuel, tandis que celle du 18 août conclue au Môle, obligeait les Anglais à tout replacer, telles qu’étaient les choses en septembre 1793, au moment de la prise de possession de cette place. Une telle disposition devenait une sorte d’humiliation pour les armes britanniques. Par la première, le général anglais ne s’obligeait pas à y laisser les objets qu’il n’aurait pu faire embarquer au 1er octobre.

Le 18 août, étant au Port-au-Prince, T. Louverture écrivit à Hédouville pour le remercier de l’avoir autorisé à traiter de l’évacuation de Jérémie, en lui disant cependant qu’il avait chargé Huin de tâcher d’obtenir celle du Môle, sans lui parler encore de la lettre de Maitland, du 30 juillet ; il ajouta qu’il avait pris toutes ses mesures pour empêcher l’entrée des étrangers dans la colonie. Il lui adressa la convention relative à Jérémie qu’il venait de recevoir de Huin.

Le 23, Hédouville répondit à sa lettre en lui disant : « Je ne saurais trop vous répéter que, d’après l’article 373 de la constitution, nul émigré ne peut profiter du bienfait, de l’amnistie. » Mais, en même temps, il lui donna des explications qui laissaient beaucoup d’extension à l’amnistie en faveur des habitans. On aperçoit dans toutes les dépêches de l’agent une grande préoccupation par rapport aux émigrés, et cela, d’après les procédés de T. Louverture lors de l’évacuation des villes de l’Ouest.

Mais le 20, une lettre de ce dernier, croisant avec celle de l’agent, lui transmit les pièces relatives à l’évacuation du Môle, qui lui étaient parvenues dans l’intervalle. T. Louverture était heureux ; il exprima à l’agent toute sa joie, toutes ses espérances pour la prospérité de Saint-Domingue, après le départ définitif des Anglais.

Le 24, Hédouville lui répondit dans le même sens, lui fit savoir que le colonel Dalton avait aussi traité de l’évacuation du Môle. « Ainsi, dit-il, cette heureuse affaire se terminait en même temps des deux côtés. Je vous ai prévenu que j’ai donné tous les ordres nécessaires pour prendre possession de cette place. Si vous en avez fait passer de votre côté au général Clervaux, ils devront être exécutés, en tout ce qui ne sera pas contraire aux miens… Ainsi, au commencement de l’an 7, nous ne verrons plus flotter dans notre colonie que l’étendard tricolore. »

Il paraît qu’Hédouville avait été informé du succès de Dalton par une lettre particulière de ce colonel, du 20, tandis qu’il lui avait adressé les pièces dès le 18 ; car une lettre de l’agent à Clervaux, du 24, lui manifestait son étonnement de n’avoir pas reçu le paquet que Dalton lui avait fait remettre depuis six jours. Ce dernier informait l’agent qu’il venait d’apprendre que le général en chef avait admis au Port-au-Prince un émigré nommé Oneil, colonel d’un régiment noir. « On me cite, ajoute-t-il, beaucoup d’individus qui sont encore rentrés sur une permission particulière du général T. Louverture. Je suppose qu’on ne me dit pas tout vrai, mais je dois tout vous dire. »

Cependant, par une autre lettre de Dalton, du 22, il posait à Hédouville diverses questions sur les émigrés, ou les individus qu’il fallait considérer comme tels, et en même temps il exposait bien des considérations en faveur de ceux classés comme émigrés parmi les habitans : ce qui prouve la difficulté qu’il y avait à établir des catégories exactes.

Le 21, un autre officier, le chef de brigade Boerner, adressait aussi une lettre à Hédouville, où il parlait de l’évacuation de Saint-Marc, de l’amnistie qui avait été proclamée à cette occasion par T. Louverture, et de la difficulté de régler ce qui concernait les émigrés. Il inclinait pour un large pardon en faveur de beaucoup d’individus.

Nous citons ces deux dernières lettres comme atténuation des faits reprochés à T. Louverture, à propos des émigrés ; car, si ces deux officiers français, dévoués à Hédouville, pensaient ainsi sur cette question complexe, il n’est pas étonnant que le général en chef ait jugé comme eux. Le 18 août, Maitland lui adressa une lettre pour lui recommander diverses personnes ; il lui disait : « Je connais trop vos dispositions bienfaisantes envers les malheureux colons, pour ne pas compter sur l’accueil que vous ferez à ma recommandation. »

On voit par ce qui précède, qu’Hédouville devait être plus satisfait de la convention conclue entre les colonels Dalton et Stewart, pour l’évacuation du Môle, que de celle conclue à Jérémie entre Huin et Harcourt.

Mais le 23 août, le général Maitland étant rendu au Mole, lui adressa une lettre où il lui disait « qu’il avait reçu le 21, les pièces relatives à la convention consentie par le colonel Stewart ; que c’était avec un étonnement et une surprise extrêmes qu’il les avait reçues ; qu’il ignorait sur quel fondement Stewart et Dalton avaient pu se baser pour prendre de tels arrangemens ; qu’ils n’en avaient pas les pouvoirs, et qu’en adressant à Hédouville sa lettre du 6 août, il n’avait pas entendu arriver à une telle convention. Ainsi, disait-il, cette convention est nulle, elle ne peut me lier ; car je vous avais averti que j’envoyais le colonel Harcourt auprès du général en chef T. Louverture. Une convention relative à l’évacuation du Môle a été signée et ratifiée de part et d’autre. Mais je serais heureux, si je puis, sans y contrevenir, prendre de nouveaux arrangemens avec vous et conformes à ses dispositions. »

Le fait est, que Maitland trouvait la convention conclue au Môle, trop humiliante pour la Grande-Bretagne et pour lui-même, en s’obligeant à replacer au Môle toute l’artillerie et les projectiles dans le même état où les Anglais avaient trouvé les choses, et quel que fût le lieu où ces objets pouvaient se trouver dans le moment. L’artillerie du Môle comptait au moins 200 bouches à feu en 1793 : plusieurs avaient pu être déplacées depuis cinq ans, pour armer d’autres places ; peut-être même les Anglais avaient-ils enlevé les plus belles pour les transporter à la Jamaïque ou ailleurs. Ils avaient dû y prendre des boulets et des bombes pour être employés dans les autres villes où ils combattaient, lorsqu’ils n’en avaient guère besoin au Môle. Il était à prévoir aussi qu’ils ne pourraient pas enlever de cette place bien des objets, que la convention les obligeait à y laisser : une lettre de Chatel, commissaire français envoyé par Hédouville, en date du 1er jour complémentaire de l’an 6 (17 septembre) lui dit que les Anglais avaient brûlé beaucoup d’objets de marine qu’ils ne pouvaient emporter.

Maitland, ne pouvant pas ou ne voulant pas avouer ses vrais motifs, aima mieux escobarder la question, en discutant sur les pouvoirs qu’il avait donnés au colonel Stewart, et même sur ceux donnés par Hédouville au colonel Dalton. Il parut ainsi être de mauvaise foi, et il l’était en effet. Mieux eût valu qu’il eût dit à Hédouville, qu’une telle convention ne pouvait être ratifiée par un général anglais.

Mais, Hédouville vint à penser qu’en agissant ainsi, Maitland s’était entendu avec T. Louverture pour lui faire jouer un rôle de dupe.

En effet, il reçut en même temps de ce dernier une lettre sans date, fort longue, où T. Louverture se plaignait avec aigreur du peu de confiance qu’il avait en lui, en envoyant Dalton au Môle pour traiter de l’évacuation, tandis que lui faisait traiter à ce sujet par Huin. Il rappela à l’agent la première lettre qu’il lui avait adressée à son arrivée, où il lui disait de se méfier des faux patriotes ; il lui dit qu’il voyait bien que leurs calomnies avaient réussi à inspirer des méfiances contre lui ; et en rappelant d’ailleurs diverses autres circonstances qu’il reprochait à l’agent, ses répétitions continuelles relatives aux émigrés, il promit de se conduire toujours bien. C’est alors seulement qu’il envoya à Hédouville, copie de la lettre de Maitland, en date du 30 juillet, qui proposait l’évacuation de Jérémie et du Môle, pour prouver qu’il avait été autorisé à donner ses pouvoirs à Huin pour les deux conventions. Par cette lettre, comme auparavant, Maitland menaçait de tout détruire, si l’on n’acceptait pas ses propositions.

Cependant, que peut-on induire de cette correspondance ? C’est qu’après avoir écrit sa lettre du 30 juillet à T. Louverture, Maitland se sera ravisé et lui aura adressé celle du 3 août, où il ne lui proposait que d’évacuer Jérémie et non le Môle, puisque le 6 il écrivit à Hédouville pour le Môle, en envoyant ses pouvoirs à cet effet au colonel Stewart. Maitland a pu être de bonne foi alors, en faisant traiter avec l’agent pour le Môle et avec T. Louverture pour Jérémie. Mais ce dernier était de mauvaise foi envers Hédouville, en ne lui faisant pas connaître alors la lettre du 30 juillet, en ne lui envoyant que celle du 3 août, et lui disant qu’il avait chargé Huin de tâcher d’obtenir l’évacuation du Môle pendant qu’il traiterait de celle de Jérémie. Sa mauvaise foi résultait sans doute de son amour-propre, de sa vanité, qui se complaisaient à réussir pour les deux places et à surprendre Hédouville par un résultat aussi heureux. Maitland, enfin, a pu ignorer que le général en chef avait soustrait à l’agent la connaissance de sa première lettre ; et en obtenant de Huin une convention plus favorable que celle passée au Môle, il devait y tenir.

Le général Hédouville était trop perspicace pour ne pas découvrir les vrais motifs de Maitland, et trop bon militaire lui-même pour ne pas sentir qu’à sa place, il n’eût pas ratifié la seconde convention : il répondit à Maitland, le 25 août, et lui dit qu’il a reçu les deux conventions pour l’évacuation du Môle, qu’il est lui-même étonné que Maitland ait pu ratifier celle conclue par Huin, après lui avoir écrit que le colonel Stewart était chargé de traiter, et que ce dernier lui avait également écrit qu’il avait des pouvoirs à cet effet :

« Je pourrais, poursuit-il, vous sommer de tenir cette convention ; mais, pour vous prouver combien je désire faire quelque chose qui vous soit agréable, je consens à la regarder comme nulle. J’autorise le colonel Dalton à conclure une nouvelle convention, d’après les bases de celle de Jérémie. Cependant, si vous préfériez faire cette négociation avec le général Toussaint, je lui envoie une nouvelle autorisation à cet effet. Je suis sensible, Monsieur, aux offres de service que vous avez bien voulu me faire faire par le chef de brigade Dalton. J’éprouverais de mon côté un sensible plaisir, si je trouvais des occasions de vous convaincre des sentimens de considération que je vous ai voués. »

Ce langage modéré et digne d’un homme dans cette haute position, prouve qu’au fond, Hédouville reconnaissait les bons motifs de son ennemi ; il désirait d’ailleurs terminer cette négociation pour débarrasser la colonie de la présence des Anglais. Le même jour, 25 août, il écrivit à T. Louverture pour lui donner connaissance de la réclamation de Maitland et lui accorder l’autorisation de traiter de nouveau avec lui ; mais en lui observant que l’article 2 de la convention de Jérémie devait être rédigé d’une autre manière, afin de ne pas laisser d’équivoque par rapport aux émigrés. « Je vous observe aussi qu’il est convenant que ce ne soit pas en votre nom que vous preniez ces engagemens, mais au nom de la République française, d’après mon autorisation.  »

Il paraît que ce n’est qu’après avoir écrit ces deux lettres du 25 août, à Maitland et à T. Louverture, qu’il reçut la longue lettre de plaintes de ce dernier. Le 26, il y répondit en lui rappelant, de son côté, qu’il lui avait fait lire ses instructions d’après les quelles il exerçait dans la colonie les mêmes pouvoirs que le Directoire exécutif en France ; il lui dit ensuite que les généraux commandant en chef les troupes ne sont tels que pendant une campagne ; qu’en arrivant à Saint-Domingue, il a cru devoir lui continuer son commandement ; que c’est une des mille preuves qu’il lui a données de son estime et de sa confiance ; qu’il l’a autorisé à traiter de l’évacuation des villes de l’Ouest et de celle de Jérémie, en sanctionnant d’avance ce qu’il aurait arrêté, excepté ce qui concerne les émigrés, quoiqu’il pouvait se réserver cette ratification. Il lui rappela les procédés de Maitland, sa correspondance, en disant qu’il a tenu une conduite tortueuse ; mais qu’il s’était empressé de donner avis de tout à T. Louverture.

« Je n’ai pu, ajoute-t-il, déjouer plus complètement la duplicité de Maitland (qui a plus de part que vous ne pouvez le croire dans cette fastidieuse discussion ), qu’en lui mandant que, quoique j’aie le droit de le sommer de tenir la convention signée au Môle, d’après ses pleins pouvoirs et les miens, je consentais à la regarder comme non-avenue, et à en faire une nouvelle d’après les bases arrêtées à Jérémie, et que je vous envoyais l’autorisation de la traiter avec lui, si cela lui convenait davantage. Soyez donc persuadé, général, que, loin de chercher à vous donner des désagrémens, je saisirai, au contraire, les occasions de faire valoir vos services. »

Hédouville repoussa alors le reproche que lui faisait T. Louverture, de se laisser conduire, influencer par des intrigans ; et pour prouver le contraire, il lui fit savoir tous ses services en Europe qui lui avaient mérité la confiance du Directoire exécutif, en ajoutant que T. Louverture était plus soumis que lui aux influences diverses, puisqu’il donnait créance à toutes les calomnies. Cependant, il termina sa lettre en lui disant : « Je vous ai déjà dit que je considérerais votre retraite comme une calamité pour la colonie ( T. Louverture lui en avait parlé dans sa « lettre sans date). Je m’estimerais heureux, général, si, à la fin de ma mission, j’emportais les regrets des bons citoyens, et votre estime et votre amitié. Ce sont les seules acquisitions que j’ambitionne de faire. »

Quelque adoucie que fût cette lettre à sa fin, elle contenait des choses qui étaient désagréables pour T. Louverture, dont l’amour-propre et la vanité étaient au niveau de ses prétentions. D’abord, Hédouville lui faisait entendre qu’il était dupe de Maitland ; ensuite, il lui reprochait d’être l’instrument des intrigans ; et enfin, il le menaçait de le destituer du rang de général en chef, puisqu’il avait les mêmes pouvoirs que le Directoire exécutif, et que si T. Louverture avait continué ces fonctions depuis son arrivée, c’est qu’il l’avait bien voulu. Il suffisait de ces trois passages pour déterminer T. Louverture aux résolutions qu’il méditait depuis l’arrivée d’Hédouville.

Il était à Saint-Marc le 27 août. Soit qu’il eût reçu la lettre de l’agent écrite la veille, soit qu’elle ne lui fût pas encore parvenue, il lui en adressa une nouvelle ce jour-là, dans laquelle il reproduisait ses plaintes et ses reproches consignés dans la précédente, sans date. Il envoya copie d’une dépêche de Maitland, du 23. Le général anglais l’informait de la notification qu’il avait faite à Hédouville, le même jour, de son refus de ratifier la convention signée au Môle. Il lui dit que c’était à lui, général en chef de l’armée, qu’il avait désiré remettre la place du Môle, afin de rendre complet l’honneur qu’il avait eu de prendre possession des autres villes ; que sa santé étant altérée, il allait partir pour l’Angleterre dès qu’il aurait réglé les points relatifs à l’évacuation ; mais qu’auparavant, il désirait avoir une entrevue personnelle avec lui, non-seulement pour lui donner de vive voix l’assurance de son estime particulière, mais encore pour convenir avec lui de quelques choses qu’il serait trop long de traiter par correspondance. Le malicieux T. Louverture se plut à transmettre copie de cette dépêche à Hédouville, en lui promettant de lui faire savoir ce que lui dirait Maitland.

Deux jours après, le 29 août, le colonel Dalton, qui était resté au Môle, écrivit à Hédouville qu’il n’avait pu voir Maitland pour convenir d’une nouvelle convention, ce dernier prétextant qu’il était malade ; qu’il avait été invité à se rendre à bord du vaisseau l’Abergavenny, où on le tenait en chartre privée ; qu’enfin, Maitland s’étant ainsi joué de lui, lui avait fait dire par le colonel Stewart, qu’il traiterait définitivement de l’évacuation du Môle avec T. Louverture, puisque Hédouville lui en laissait le choix. Le même jour, Maitland écrivit à l’agent et lui dit sa résolution, en lui annonçant que le colonel Dalton allait retourner au Cap, sa présence au Môle n’ayant plus d’objet.

Après avoir écrit sa lettre du 27 août, T. Louverture était parti de Saint-Marc pour les Gonaïves. Il se rendit ensuite à Jean-Rabel.

Là, il reçut une lettre d’Hédouville, du 31, par laquelle cet agent lui disait qu’il était la dupe de Maitland, puisqu’il ne croyait pas que le général anglais lui avait proposé de (aire traiter de l’évacuation du Môle par le colonel Stewart. « La lettre ridicule (celle de Maitland, du 23) dont vous m’envoyez copie, n’a d’autre but que de semer des défiances et la discorde dans cette colonie. »

Le 2 septembre, T. Louverture était au Port-de-Paix : de là, il écrivit à Hédouville qu’il avait eu avec Maitland ( probablement la veille ou le 31 août) une entrevue au camp de la Pointe-Bourgeoise, à une lieue du Môle ; que les troupes anglaises lui ont rendu les plus grands honneurs et de la manière la plus majestueuse ; que pour lui donner une marque de son estime et de sa considération, à raison de son humanité envers les prisonniers anglais, de ses procédés généreux et francs, tant durant la guerre que pendant les négociations, Maitland l’a prié d’accepter une couleuvrine en bronze du calibre de 3 et deux fusils à double canons, d’un travail riche et rare. « Je ne m’attendais pas, dit-il, à tant de déférence. Cette fête militaire s’est passée dans le plus grand ordre, au milieu des salves d’artillerie et décharges de mousqueterie. Ce général (Maitland) est parti depuis hier pour l’Europe, et a laissé le commandement au général Spencer. Je présume, ajouta-t-il, que cette réception honorable, faite à un général de la République française, par un général ennemi, ne vous déplaira pas. J’ai su y tenir mon rang et ai répondu de mon mieux à ces témoignages flatteurs d’une si haute considération. »

C’était, de sa part, répondre avec malice et ironie, aux lettres d’Hédouville en date du 26 et du 31 août. On peut présumer qu’il avait dû donner communication à Maitland de ces deux dépêches ; mais il ne fit pas savoir à l’agent quelles choses il avait réglées avec le général anglais de vive voix et qui ne pouvaient se traiter par correspondance.

Indigné de tant de ruses de la part de T. Louverture, Hédouville répondit le 5 septembre à sa lettre, en lui disant : « Je vous féliciterais de la réception qui vous a été faite par le général Maitland, si je n’étais pas convaincu que vous avez été la dupe de ses insignes perfidies, puisque vous n’avez pas craint de me mander que vous le croyez de préférence à moi. Que signifie cette quantité d’émigrés qui affluent dans nos ports sur des parlementaires anglais ? Vous auriez dû vous rappeler les ordres et instructions que je vous ai donnés, et vous pouvez compter que je veillerai à ce qu’il n’y soit fait aucune infraction. »

Ce langage prouve la dignité de l’agent de la France, le courage du militaire et la sévérité de l’autorité supérieure ; mais Hédouville n’exerçait qu’un pouvoir tout moral : la force était du côté de T. Louverture. Hédouville le sentit si bien, que dès le 1er septembre il avait écrit à Sannon Desfontaines, commissaire du pouvoir exécutif aux Gonaïves, — qu’il voyait avec peine que des intrigans cherchaient à faire sortir le général en chef des bornes de son devoir, et à exciter entre eux une mésintelligence qui serait funeste à la colonie. Il paraît que cet officier public était un ami de T. Louverture, et que l’agent s’adressait à lui comme intermédiaire : d’autres lettres lui ont été adressées ensuite, dans le but d’opérer un rapprochement entre l’agent et le général en chef.

Le 2 septembre, le chef de brigade Boerner informa l’agent que le régiment noir de Dessources venait de débarquer à Saint-Marc avec ses officiers, et que leur arrivée avait excité des plaintes et des propos de la part de la 4e demi-brigade qui faisait des menaces contre les blancs. Le même jour, étant au Port-de-Paix, T. Louverture lui donnait connaissance du débarquement de ce régiment et de quelques femmes auxquelles il avait pardonné leur émigration.

Le 5, il reçut réponse de l’agent qui lui dit qu’il ne l’avait point autorisé à admettre les officiers et sous-officiers des régimens noirs qui avaient servi sous les Anglais ; qu’ils étaient des émigrés. Il lui reprocha d’avoir donné une extension démesurée à l’amnistie, qu’il avait violé la loi sur la police des cultes. « Souvenez-vous que dans une République, personne n’a le droit de faire grâce. » Il lui témoigna enfin sa surprise de n’avoir encore reçu de lui aucun détail sur l’évacuation de Jérémie, de ne savoir rien des conventions qu’il aurait prises avec le général Maitland pour celle du Môle.

Le même jour, l’agent, ayant lu un article du journal imprimé au Port-au-Prince, et appris qu’avant son départ de cette ville, T. Louverture avait prononcé en chaire un nouveau pardon, en vertu de l’oraison dominicale, et après une messe solennelle, l’agent écrivit à cet effet à l’administration municipale pour expliquer l’amnistie qu’il avait accordée par sa proclamation du 15 août. « Je déclare, en conséquence, dès ce moment, cette amnistie nulle à l’égard des personnes que la loi pourrait proscrire comme émigrés, et qui ne seraient pas comprises dans les exceptions de ma proclamation. Les femmes même qui seraient émigrées ne peuvent être comprises dans cette amnistie. Les autorités chargées à cet égard de la police sur ces individus, sont déclarées responsables des mesures à prendre, et seront elles-mêmes, conformément à la loi, poursuivies comme complices d’émigration, si elles ne les exécutent pas. Je dois vous observer, citoyens administrateurs, que vous avez formellement transgressé la loi sur la police des cultes, qui n’en reconnaît aucun en les protégeant tous, en assistant en corps à la cérémonie religieuse à la suite de laquelle cette amnistie a eu lieu. »

Nous insistons, par ces détails, sur la question des émigrés, parce qu’elle est devenue plus tard une des principales causes de la guerre civile entre T. Louverture et Rigaud.

Le 6 septembre, étant rendu sur son habitation Descahos, T. Louverture répondit à la lettre d’Hédouville, de la veille, qui lui demandait compte de l’évacuation de Jérémie. Il l’informa de l’arrivée au Port-au-Prince, de Huin dont il avait reçu le rapport ; il lui dit que le pavillon tricolore flottait à Jérémie et dans les lieux de la dépendance ; que les républicains y entrèrent quelques jours après le départ des Anglais ; que l’armée, sous les ordres de Rigaud, y est entrée avec pompe, en observant beaucoup d’ordre. « Ce général vous a rendu compte des détails de cette prise de possession, et vous a délégué un chef de bataillon à ce sujet. »

Il est ainsi prouvé que Rigaud agit encore en cette occasion, d’après les ordres et les instructions du général en chef, et qu’il lui rendit compte aussi de ses opérations.

Les Anglais évacuèrent Jérémie le 20 août, le Corail le 23.

Le témoignage rendu par T. Louverture, de l’ordre que fit observer Rigaud par ses troupes ; ce qu’il a dit ensuite dans son rapport au Directoire exécutif « que la même amnistie que celle pour l’Ouest fut proclamée à Jérémie, détruisent l’assertion de M. Madiou qui prétend, d’après des traditions orales, que Rigaud persécuta les colons royalistes, malgré les recommandations de T. Louverture. Cet auteur n’a pas moins erré, en disant que Rigaud avait envoyé au Môle l’adjudant-général Blanchet, pour traiter de la capitulation de Jérémie, et que Maitland lui fît proposer — de consentir à recevoir dans le Sud toutes les troupes noires et de couleur qui servaient la Grande-Bretagne, à la condition qu’il se soumettrait à cette puissance[2]. Au contraire, Huin demanda à Harcourt, dans la négociation, que ces troupes fussent toutes transportées dans l’Ouest, et elles le furent soit à Saint-Marc, soit à l’Arcahaie. Rigaud envoya au Môle, effectivement, non pas Blanchet, mais un autre officier, pour y recevoir mille barils de farine que Maitland avait promis de lui vendre, et que cet officier n’obtint pas.

Le colonel Dartiguenave reçut le commandement de Jérémie, et d’autres officiers et des fonctionnaires publics furent placés dans la Grande-Anse par Rigaud, en vertu de l’autorisation précitée d’Hédouville.


T. Louverture avait bien rendu compte à l’agent de l’évacuation de Jérémie, mais il se taisait sur la convention qu’il avait prise avec Maitland pour celle du Môle. Le 9 septembre, répondant à sa lettre du 6, Hédouville lui dit : « J’aurais désiré que vous m’instruisiez des conventions particulières que vous avez faites pour l’évacuation du Môle avec le général Maitland. » Mais le général en chef continua à garder le silence sur cet objet.

Trois jours après, le commissaire Chatel informa l’agent des difficultés que faisait le général Spencer, pour le laisser exercer les fonctions administratives qu’il devait remplir au Môle jusqu’au départ des Anglais, lesquelles consistaient à acheter des approvisionnemens pour la colonie. Suivant ce commissaire, Spencer lui aurait dit : « Je vous avoue que je ne suis ici que pour suivre les instructions du général Maitland, et qu’elles portent expressèment que je laisserai la place au général Toussaint, que je ne reconnaîtrai que lui ou ses officiers. Les conditions sont faites avec le général Toussaint, sans qu’il soit fait mention du général agent du Directoire exécutif. D’après cela, je ne puis reconnaître le général Hédouville. »

Tout porte donc à croire qu’il n’y eut alors d’autres conventions entre T. Louverture et Maitland, que celle souscrite par Huin et Harcourt à Jérémie, et qui fut ratifiée par les deux généraux ; mais qu’il fut effectivement convenu entre eux ce qui est rapporté par les paroles du général Spencer. Hédouville était ainsi écarté, son pouvoir annulé par le général en chef, à l’égard des Anglais, malgré la recommandation de l’agent de refaire la convention de Jérémie, afin de rédiger autrement son 2e article trop large en faveur des émigrés, et pour y insérer que T. Louverture contractait au nom de la République française et par autorisation de son agent.

Ce qui appuie nos appréciations, c’est le témoignage de Pamphile de Lacroix. Cet auteur dit dans ses mémoires :

« J’ai vu dans les archives du gouvernement au Port-au-Prince, et tous les officiers de l’état-major de notre armée ont vu avec moi, les propositions secrètes… qui tendaient, à faire déclarer T. Louverture Roi d’Haïti, qualité dans laquelle le général Maitland l’assurait qu’il serait de suite reconnu par l’Angleterre, s’il consentait, en ceignant la couronne, à signer, sans restriction, un traité de commerce exclusif par lequel la Grande-Bretagne aurait seule le droit d’exporter les productions coloniales, et d’importer en échange ses produits manufacturés, a l’exclusion de ceux du continent. On donnait au Roi d’Haïti[3] l’assurance qu’une forte escadre de frégates britanniques serait toujours dans ses ports ou sur ses côtes pour les protéger. — Des ennemis, poursuit-il, réduits à s’en aller, et dont les escadres venaient récemment de laisser prendre l’Egypte, ne pouvaient donner assez de confiance dans la protection qu’ils offraient. Cette considération eut alors plus d’action sur le bon sens du général noir que ses sentimens patriotiques ; il éluda de se prononcer ; mais il resta si enchanté des Anglais, qu’il ne cessait de répéter : Que la République ne lui avait jamais rendu autant d’honneurs que le Roi d’Angleterre[4]. »

Ainsi, de l’aveu même de Pamphile de Lacroix, il n’y eut que des propositions faites secrètement à T. Louverture, et non pas une convention souscrite par lui. S’il y en avait eu, elle se serait trouvée également dans ses papiers secrets, comme les propositions du général anglais. Et pourquoi T. Louverture ne céda-t-il pas à ces avances ? Serait-ce la futile considération rapportée ci-dessus ? N’avait-il pas appris que l’expédition française n’avait atteint l’Egypte que par le plus heureux hasard ? Ce sont donc ses sentimens patriotiques, son amour pour la France, son attachement pour ses colons, ses émigrés, qui l’empêchèrent de souscrire aux propositions dont il s’agit : la suite de sa carrière prouvera cette assertion de notre part. À notre avis, T. Louverture ne voulait qu’une chose : rester le chef suprême de Saint-Domingue, pour gouverner cette colonie selon les vues constantes des colons, depuis 1789. On le verra tout faire dans ce sens, parce qu’il fut toujours d’accord avec eux.

S’il est vrai, comme l’a dit Kerverseau, que les émigrés français s’étaient longtemps flattés de ressusciter la monarchie à Saint-Domingue (en y faisant venir l’un des princes de la maison de Bourbon), ils ont pu, peut-être, d’accord avec les colons, concevoir la même pensée que Maitland à l’égard de T. Louverture, et avec d’autant plus de raison que ce chef, dans l’armée espagnole, s’affublait de décorations de la noblesse, de même que Jean François et Biassou. Mais Kerverseau, qui est resté dans la partie espagnole jusqu’au moment de sa prise de possession par T. Louverture, assigne d’autres motifs à la résolution de Maitland, d’évacuer Jérémie et le Môle. Il dit de ce général anglais :

« Qui aurait pu le résoudre à une cession que rien n’aurait pu justifier et qu’il prenait sur sa propre responsabilité, si ce n’est la conviction qu’il avait que cette cession, purement apparente et momentanée, assurerait en effet à l’Angleterre la possession de la colonie, et qu’elle n’avait l’air d’abandonner pour un instant ces deux ports que pour rentrer ensuite dans tous ceux de Saint-Domingue, et y jouir de tous les avantages de la propriété, en se déchargeant de tous les frais d’administration ? Peut-on douter, ajoute-t-il, que l’expulsion de l’agent de la République, et l’acte de souveraineté qui suivit de près cet acte de révolte, par le traité de commerce et d’alliance de T. Louverture avec les États-Unis, la guerre du Sud et l’occupation même de la partie espagnole, n’aient été les articles secrets de la convention du Môle, le prix de la restitution de cette place et de tous les attentats du général en chef ? Peut-on douter que l’indépendance de Saint-Domingue n’ait été le grand but de la politique des Anglais ? »

Suivant Kerverseau, excitant en 1801 le gouvernement consulaire contre T. Louverture, les Anglais ont été les auteurs de tous les actes commis par ce général, même la guerre civile du Sud. C’est là le langage du Français, résultat de l’antagonisme existant depuis des siècles entre la France et l’Angleterre : quelque judicieux qu’il soit, le Français déraisonne souvent dès qu’il s’agit de son adversaire ; il en est souvent aussi de même de la part de l’Anglais. Cherchons la vérité dans cette situation, et réduisons toutes ces accusations à leur juste valeur.

S’il est vrai que Pamphile de Lacroix ait lu les propositions secrètes dont il parle (et l’on ne peut en douter quand il l’affirme ainsi), la question se réduit à ceci :

Que le général Maitland désirait que T. Louverture déclarât l’indépendance de Saint-Domingue, à condition qu’il accorderait aux Anglais le monopole du commerce, comme ils l’avaient obtenu des colons français qui se soumirent à eux, sauf le partage de ce commerce avec les États-Unis, en ce qui concernait les approvisionnemens de bouche.

En cela, le général anglais entrait parfaitement dans les vues de la faction coloniale qui avait toujours voulu arriver à cet état de choses, dès que la France eut émancipé les affranchis et les esclaves de ses colonies : auparavant, elle ne voulait qu’une indépendance relative qui eût conservé à la France, la souveraineté extérieure de Saint-Domingue. Et pourquoi Maitland n’eût-il pas désiré l’indépendance de cette colonie ? La France n’avait-elle pas aidé les colonies anglaises dans leur rébellion ? D’une autre part, les Anglais s’étaient convaincus qu’après avoir dépensé des sommes énormes, perdu beaucoup de troupes dans la guerre et par la fièvre jaune, ils ne soutenaient leur occupation que par les troupes du pays ; le général Maitland fut envoyé pour décider de la question de l’évacuation suggérée au retour du général Simcoë en Europe ; il adopta ce parti, parce qu’il fut lui-même convaincu de son utilité pour son pays.

À ce sujet, Kerverseau dit encore : « Il fallait donc des « motifs bien puissans pour déterminer Maitland au sacrifice d’une place (le Môle), que son gouvernement mettait sur la même ligne avec le Cap de Bonne-Espérance et Trincomaley ? Il s’y décida cependant, malgré l’opposition formelle du gouverneur de la Jamaïque et de l’amiral Parker. » Cette résolution de sa part prouve qu’il jugea mieux que ces deux Anglais, et son gouvernement l’a d’ailleurs approuvé.

Qu’il ait proposé ou conseillé à T. Louverture de se faire Roi, c’est encore possible, pour mieux obtenir de lui les avantages commerciaux qu’il demandait, en flattant sa vanité.

Mais, quant à l’expulsion d’Hédouville, le général en chef la méditait déjà, dès qu’il eut été annoncé pour remplacer Sonthonax : son ambition lui suggérait ce nouvel attentat, pour rester la seule autorité supérieure de la colonie. Kerverseau n’a-t-il pas constaté qu’une faction, de Paris même, avait préparé cet événement, en prévenant T. Louverture contre Hédouville ? Cette expulsion entrait dans les vues des colons, ainsi que nous l’avons fait remarquer dans le 3e chapitre de notre deuxième livre : ils avaient toujours désiré que la France n’eût aucun agent à Saint-Domingue, pour entraver leur projet de séparer relativement cette colonie de la métropole. Ils avaient aidé au renvoi de Blanchelande et de d’Esparbès ; ils avaient voulu chasser Polvérel et Sonthonax ; ils ont aidé T. Louverture à chasser ce dernier dans sa seconde mission ; ils l’ont encore aidé à chasser Hédouville. Galbaud, seul gouverneur, obtint leur confiance, parce qu’il entrait dans leurs vues de contre-révolution. T. Louverture l’obtint aussi, parce qu’il agit dans le sens de leurs prétentions : cela sera démontré en 1800 et 1801.

À l’égard de la guerre civile du Sud, indépendamment des causes locales que nous avons signalées dans notre introduction à cet ouvrage, de la rivalité entre T. Louverture et Rigaud, et de l’antagonisme des vues politiques qui les dirigeaient, c’est au gouvernement français et non aux Anglais, à Maitland, qu’on doit en faire le reproche. C’est le Directoire exécutif, par ses agens Laveaux, Sonthonax, Hédouville et Roume, qui en a été l’auteur ; c’est lui qui l’a déterminée, qui l’a laissée poursuivre jusqu’à extinction, pour assurer la domination politique de la France par la prépondérance de ses colons : ces colons y ont grandement contribué, pour seconder les vues de la métropole ; et le gouvernement consulaire y a mis la dernière main.

L’intérêt étant la mesure de l’action, la France et ses colons ont cru y trouver le leur. Le général Maitland ne pouvait trouver dans cette guerre civile l’intérêt de son pays, lorsqu’il se fut décidé à évacuer les villes qui étaient en sa possession. Alors l’intérêt de la Grande-Bretagne consistait à trouver beaucoup de consommateurs à Saint-Domingue ; et, en allumant la guerre, c’aurait été en diminuer le nombre. Ce n’est pas aux Anglais, à des hommes d’État aussi prévoyans, aussi capables, qu’on peut justement faire de tels reproches. Par suite de l’expulsion du général Hédouville, le Directoire exécutif ayant conservé à T. Louverture son rang et son pouvoir de général en chef, les Anglais étaient assurés d’obtenir l’introduction des marchandises de leur pays à Saint-Domingue ; et c’est ce qui fit revenir le général Maitland dans cette colonie, pour en conclure l’arrangement avec T. Louverture, comme on le verra en 1799.

Le général anglais n’a pas contribué davantage à la prise de possession de la partie espagnole : ce fait a été le résultat naturel et nécessaire de la cession de cette colonie à la France. T. Louverture, vainqueur de Rigaud, ne pouvait manquer de donner à son ardente ambition, la satisfaction de dominer sur tout le territoire de l’île. Et lorsque nous arriverons à l’année 1801, il nous sera facile de démontrer, qu’en donnant une constitution particulière à Saint-Domingue, en arrivant ainsi à une indépendance relative de cette colonie, T. Louverture n’a fait que réaliser les vues constantes qui dirigeaient les colons ; et en cela, il a été fidèle à ses antécédens ; car il a été presque toujours leur ami, leur agent.


Les circonstances diverses relatives à l’évacuation de Jérémie et du Môle, nous ont entraîné à une digression sur la conduite que T. Louverture a tenue à cette occasion, et même sur celle qu’il a tenue par la suite. Elle nous a fait négliger de parler d’une autre cause de dissentiment entre lui et le général Hédouville.

On a vu qu’en entrant au Port-au-Prince, le général en chef fit un règlement sévère pour contraindre les cultivateurs à rentrer sur les habitations de leurs anciens maîtres, et qu’Hédouville, en l’approuvant, lui dit qu’il régulariserait cette mesure par un autre acte, attendu qu’elle ressortait de son pouvoir. Elle était la conséquence des actes de Sonthonax et de Polvérel sur la liberté générale. Ces commissaires civils avaient prescrit aux cultivateurs un engagement d’une année sur les habitations auxquelles ils avaient appartenu, à cause des travaux qui exigent ce temps pour toute une récolte, de quelque denrée que ce soit. Après l’année écoulée, le cultivateur pouvait quitter l’habitation où il s’était engagé, pour s’engager sur une autre. Il pouvait arriver alors que beaucoup de cultivateurs, quittant en même temps, le propriétaire qui avait fait des déboursés pour réparer les usines et faire de nouvelles plantations, se voyait exposé à perdre le fruit de ces dépenses. On conçoit aussi que la guerre contre les Anglais dut amener des perturbations dans les ateliers, où l’on recrutait souvent des soldats.

Les vagabonds profitaient de cet état de choses pour courir à travers le pays et se livrer au vol. Déjà, le 13 janvier 1798, Bauvais, à Jacmel, s’était vu obligé à faire un règlement de culture pour cet arrondissement, afin d’obvier au mal. Il avait prescrit aussi le travail aux cultivateurs sur les habitations où ils s’engageaient comme associés, avec faculté de changer de domicile au bout de l’année du contrat. Ces expressions excluaient l’idée de dépendance des anciens maîtres. C’était la même chose dans le Sud, sous Rigaud.

Le règlement de T. Louverture contraignait simplement les cultivateurs à se fixer sur les habitations, sans prescrire un temps d’engagement. Dans le Nord et l’Artibonite, il y avait plus d’habitude de leur part à la locomotion indéfinie ; les agitations qui eurent lieu pour obliger Sonthonax à partir, laissèrent leurs traces dans le premier département surtout.

Hédouville fut donc induit à publier son règlement concernant la police des habitations et les obligations réciproques des propriétaires ou fermiers et des cultivateurs, en date du 6 thermidor (24 juillet), et par l’état antérieur des choses, et par celui du 18 mai rendu par T. Louverture. Avant de le mettre au jour, il profita de la présence du général en chef et de Rigaud au Cap, pour les consulter à ce sujet : ils lui firent diverses observations ; il adhéra à quelques-unes, à ce qu’il paraît, et tint à ses opinions sur d’autres.

La base essentielle de cet acte était l’obligation imposée aux cultivateurs de s’engager pour trois ans au moins, sur les habitations auxquelles ils appartenaient, pendant lequel temps ils ne pourraient abandonner leurs travaux. Ils devaient jouir du quart brut des revenus. La plupart des dispositions de ce règlement étaient semblables à celles de la proclamation de Sonthonax, du 29 août 1793, sur la liberté générale, et garantissaient conséquemment ce droit aux cultivateurs[5]

Dès son départ du Cap avec Rigaud, étant encore sur son habitation Descahos, T. Louverture écrivit à l’agent à propos de quelques vagabonds mis en prison par Christophe Mornet, qui les employait aux travaux publics du Port-au-Prince : cette mesure avait été contrariée par l’accusateur public de cette ville. Le 27 juillet, Hédouville lui répondit : « L’arrêté dont nous avons déterminé, avec le général Rigaud, les principales dispositions, éclairera l’accusateur public et l’empêchera de renouveler ses protestations sur l’emploi des prisonniers (vagabonds). »

Le 4 août, étant à l’Arcahaie, T. Louverture lui accusa réception de cet arrêté : « Je puis vous assurer, dit-il, que je l’ai lu avec plaisir et attention. Et je dois vous dire franchement que cet arrêté est réellement fait pour la colonie et convient réellement aux circonstances présentes et futures. Soyez intimement persuadé que je vais mettre tout le zèle et la surveillance possible pour son exécution. Je puis vous assurer que les sages mesures que vous avez prises à cet égard vont raviver la culture et rendre à cette colonie son ancienne splendeur. »

Le 8 août, du Port-au-Prince il écrit encore à Hédouville : « J’ai reçu votre lettre du 30 juillet concernant votre arrêté, dont nous avons concerté ensemble les dispositions. Comme cet arrêté est très-avantageux et utile à la culture, je vous prie de le faire parvenir aux autorité tés civiles et militaires le plus tôt possible, afin qu’elles puissent en faire mettre à exécution le contenu, qui ne tend qu’à raviver et faire fleurir la culture.  »

Le même jour, 8 août, répondant à sa lettre du 4, Hédouville lui dit : « J’espère bien que l’arrêté sur la culture, bien expliqué aux cultivateurs, produira de bons effets. Il est encore plus votre ouvrage que le mien, puisque nous en avons concerté ensemble les principales dispositions. Ainsi, vous méritez plus que moi les choses obligeantes que vous voulez bien me dire à ce sujet. »

Voilà une correspondance qui prouve bien le concert quia existé entre l’agent et le général en chef ; mais le lecteur a remarqué la phrase où nous avons souligné le mot futures  : il était mis à dessein dans la pensée de T. Louverture. Ecoutons-le, parlant au Directoire exécutif de cet arrêté :

« Consulté par l’agent sur cet arrêté, lorsque je fus le voir avec le général Rigaud, je lui soumis (de concert avec ce général) les réflexions qu’il nous fît naître. Il adopta nos idées mutuelles sur quelques articles relatifs à la culture et à la police des ateliers, qu’il changea ; mais il ne voulut rien toucher à ce qui en faisait la base. Inébranlable dans sa résolution, voyant d’ailleurs dans son arrêté un nouveau moyen de poursuivre les vagabonds, de les assujétir au travail, je me contentais de lui faire sentir combien il serait mal interprété, combien il jeterait de la défaveur sur son administration, s’il ne prenait la précaution de charger des personnes investies de la confiance des cultivateurs, de le leur présenter sous un point de vue qui ne pût les effaroucher ; que c’était une mesure délicate qu’il fallait manier avec adresse et prudence. J’étais à l’Arcahaie lorsqu’il me l’adressa ; j’en fis l’explication nécessaire aux cultivateurs de ce quartier, que je rassemblai à cet effet, et ils s’en retournèrent tous contens. Mais cette précaution ayant été négligée dans les autres quartiers où cet arrêté fut adressé aux juges de paix, il porta partout la consternation et le trouble. »

Or, cet acte, loué d’abord par T. Louverture, avait le malheur d’être dans les idées exprimées par Vaublanc, dans son discours au conseil des Cinq-Cents : on se rappelle que nous les avons fait connaître. Vaublanc proposait de faire rentrer les noirs sur les habitations de leurs anciens maîtres, et de leur faire contracter des engagemens à terme. Barbé de Marbois, au conseil des Anciens, avait parlé aussi de tels engagemens qui ne répugnaient pas, disait-il, au système républicain. Ils étaient tous deux royalistes, exclus des conseils au 18 fructidor.

Il n’en fallait pas davantage pour que T. Louverture exploitât la situation d’Hédouville envers lui ; et ce que l’on va lire explique le mot futures de sa lettre du 4 août. Son rapport au Directoire exécutif continue au sujet de l’acte de l’agent :

« Le mécontentement des cultivateurs s’était accru par la contrainte où l’arrêté du 6 thermidor les met de s’engager pour trois ans. Cet acte leur sembla un acheminement à l’esclavage ; ils se rappelaient les moyens proposés par Vaublanc pour établir le système qu’il voulait introduire dans la colonie ; et ils étaient surpris que, lorsque le Directoire avait fait justice de ce conspirateur, son agent proposât les mêmes mesures, les prescrivît, et exigeât leur prompte et entière exécution. Les hommes dépouillés de passion le jugèrent impolitique, injuste et aristocratique. Impolitique, parce que, bien loin d’encourager les cultivateurs au travail, il ne pouvait que leur inspirer des craintes ; qu’il mettait des habitations en rapport dans le cas d’être abandonnées ; qu’il exposait les cultures faciles du café et du coton à être préférées à celle si intéressante, mais bien plus pénible du sucre ; qu’enfin, au lieu de faire fleurir la culture dans tous les points, il la reléguait sur quelques habitations privilégiées. Injuste, parce qu’il favorisait les grands planteurs au détriment des autres propriétaires, par la facilité que leurs grands moyens leur donnaient d’attirer à eux seuls tous les cultivateurs. Aristocratique, parce qu’il concentrait, au milieu de ce petit nombre d’élus, tous les moyens, toutes les facultés, tous les ressorts, enfin, avec lesquels ils seraient parvenus dans la suite à dicter des lois au reste de la colonie. »

On conçoit bien que les cultivateurs ne connaissaient guère le discours de Vaublanc, et que leur mécontentement était en grande partie le fait du général en chef lui-même qui les excitait pour servir ses desseins contre Hédouville. Par sa correspondance, il approuva cet acte auquel il avait contribué ; il engagea l’agent à l’envoyer promptement aux autorités civiles et militaires ; il lui promit de le faire exécuter, tandis que, d’un autre côté, il le décriait et le présentait à l’esprit des cultivateurs comme un moyen de rétablir l’esclavage.

Nous prions le lecteur de bien remarquer la critique de l’arrêté d’Hédouville par T. Louverture ; car, en arrivant à l’année 1800, il verra les actes du général en chef sur la culture, outre-passant tout ce qu’il y trouvait de pernicieux pour cette industrie du pays, empirant la condition des cultivateurs. Et en ce temps-là même où il admettait dans la colonie les grands planteurs émigrés, contrairement à la constitution et aux lois, en opposition aux prescriptions récidivées d’Hédouville à ce sujet, que faisait-il sinon les favoriser pour leur remettre leurs biens, confisqués ou séquestrés au profit de la République ? Cette aristocratie qu’il signalait, il la rétablit dans toute sa force, au profit des colons.

Pamphile de Lacroix prétend que T. Louverture fit un autre règlement, en même temps, d’après lequel les cultivateurs devaient continuer leurs travaux chez leurs anciens maîtres pendant cinq ans, à condition de jouir du quart du produit, duquel quart, néanmoins, les propriétaires pourraient défalquer les frais de leur nourriture et entretien. M. Madiou assigne la date de cet acte au 3 août. Outre que nous ne l’avons pas trouvé dans les documens que nous avons lus, la correspondance que nous venons de citer, dans les premiers jours de ce mois, prouve le contraire ; car, s’il avait existé, l’agent n’eût pu l’ignorer et en aurait fait le reproche au général en chef. Celui-ci était d’ailleurs trop adroit pour empirer la condition des cultivateurs, dans le moment où ses sourdes menées les excitaient contre Hédouville. C’est après le départ de ce dernier, le 15 novembre, qu’il rendit une proclamation pour renouveler ses mesures de contrainte contre les cultivateurs, sous prétexte que les vagabonds profitaient des agitations que ce départ avait occasionnées, pour commettre des désordres. Aucun de ses règlemens de culture subséquens n’a fixé de terme pour l’engagement des cultivateurs.

Mais nous avons vu un numéro du journal du Port-au-Prince où se trouve insérée, à la date du 11 septembre, une lettre du général en chef à l’administration municipale de cette ville, par laquelle il s’affligeait de la situation déplorable des Français de Saint Domingue, réfugiés aux États-Unis : il témoigna le désir qu’ils revinssent dans la colonie pour être pardonnes, comme l’Enfant prodigue l’avait été par son père. Cette lettre est certifiée conforme par B. Borgella, président ou maire. Depuis l’entrée de T. Louverture au Port-au-Prince, ce colon grand planteur était devenu le conseiller, le factotum du général en chef. C’était avec lui qu’il concertait principalement toutes ses mesures d’opposition à l’autorité d’Hédouville. Celui-ci ne manqua pas de remarquer la lettre dont il s’agit ; et le 5 octobre, jour où il en eut connaissance, il adressa une lettre à son tour à l’administration municipale pour témoigner son étonnement de l’insertion de celle de T. Louverture sur le journal ; il la déclara contraire à la constitution, et requit du commissaire du pouvoir exécutif, de faire insérer sa propre lettre sur les registres de ce corps.

C’était, de sa part, témoigner toute son impuissance, puisqu’il n’écrivit pas directement à T. Louverture.

Nous ne concevons pas qu’Hédouville ait cru pouvoir exercer toute l’influence de son autorité, en restant toujours au Cap, en ne parcourant pas les villes de la colonie, dès que l’évacuation de celles de l’Ouest lui eut donné cette faculté, pour se faire voir aux populations, pour les entretenir des sentimens du Directoire exécutif à l’égard de la liberté et de l’égalité, et exercer ainsi son prestige. Était-ce une disposition de ses instructions, ou agissait-il d’après sa propre pensée ? Ou bien encore, sentait-il, en homme d’honneur, qu’il devait s’abstenir de ces communications verbales qui eussent donné des assurances qu’il savait contraires aux intentions réelles du gouvernement français ?

Quoi qu’il en soit, la mésintelligence entre lui et le général en chef allait croissant chaque jour.

Étant à Descahos, où il méditait, le 16 septembre, T. Louverture l’informa du licenciement qu’il avait opéré d’environ 3,000 soldats dans les 8e, 10e et 12e demi-brigades, pour les renvoyer à la culture ; de la nomination du colonel Mamzelle, chef de ce dernier corps, au commandement de Neyba, à cause de son influence sur les noirs à demi sauvages du Maniel et du Doko. Il termina sa lettre en demandant un passeport à Hédouville, pour son secrétaire Guybre qu’il envoyait auprès du Directoire exécutif, afin de solliciter sa retraite.

Ce nouveau Machiavel essayait ainsi d’endormir Hédouville sur son projet réel, et de faire penser au Directoire exécutif qu’il était d’une abnégation, d’un désintéressement extraordinaire. Guybre aura à peine passé le tropique, que l’agent du Directoire sera aussi en route pour gagner les rives de la France. Répondant à sa lettre deux jours après, ce dernier désapprouva le licenciement déjà opéré, en ordonnant de ne plus en faire jusqu’à ce qu’il prît lui-même une mesure générale à cet égard. Il improuva également la nomination de Mamzelle, trop ignorant et capable d’effrayer la population espagnole. À l’égard de la mission de Guybre, et tout en lui envoyant le passeport sollicité par lui, l’agent dit : «Votre retraite ne sera pas acceptée, tant qu’on croira vos services utiles. Je ne puis m’empêcher de vous observer de nouveau, général, que ce n’est pas du Directoire exécutif, mais bien de moi que vous tenez le commandement de l’armée… Je désire bien que vous puissiez venir célébrer avec nous la fête de la République. »

Hédouville connaissait ou pressentait bien la pensée du Directoire exécutif à l’égard de T, Louverture, dont les services étaient si utiles, depuis plus de deux ans surtout, et qui le furent encore davantage par la suite. Mais il mettait le feu aux poudres, par son observation sur le titre de son commandement en chef de l’armée.

Dès la veille il avait adressé une lettre à Sannon Desfontaines, où il lui disait, pour être communiqué à T. Louverture :

« Ce qui est certain, c’est que, si la mésintelligence régnait entre le général Toussaint et moi, ses ennemis ne manqueraient pas de donner crédit à tout le mal que Sonthonax en a dit dans son rapport. Si, au contraire, il me seconde pour l’établissement de l’ordre constitutionnel et l’exécution de mes instructions, j’ose répondre de la tranquillité de la colonie, et assurément il en retirera une plus grande gloire que moi. Je l’engage à venir célébrer avec nous la fête de la République. La preuve de notre union déjouerait les manœuvres des ennemis de l’ordre, et d’ailleurs je lui parlerais à cœur ouvert de beaucoup de choses qui me restent à faire. »

En même temps il écrivait aussi à T. Louverture — qu’il regrettait de se trouver obligé quelquefois de désapprouver ses actes, qu’il faut le consulter. Il l’entretint des bruits que semaient les malveillans parmi les cultivateurs, auxquels ils disaient qu’on veut les remettre dans l’esclavage, et qu’ils ne peuvent conserver leur liberté qu’en égorgeant les blancs. « Le pillage est toujours mis en perspective. Les noirs créoles et les hommes de couleur résistent facilement ; ce sont les noirs d’Afrique qu’on cherche à égarer. » Il lui dit en outre, qu’il y avait dans le voisinage du Cap une grande quantité de fainéans et de vagabonds qui faisaient des rassemblemens, et qu’il l’engageait à écrire à ce sujet aux commandans militaires. C’était le 17 septembre (1er jour complémentaire de l’an 6). « Je voudrais que vous puissiez venir ici célébrer avec nous la fête de la République : cela produirait un bon effet. »

Le général Hédouville se trouvait ainsi dans la même situation où était Sonthonax, lorsque, dénonçant à T. Louverture le complot qu’il imputait à Pierre Michel, il lui témoignait aussi le désir qu’il vînt au Cap pour conférer avec lui. L’apparition du général en chef, auteur de tout dans l’une et l’autre situation, fut le signal de l’embarquement de Sonthonax ; elle va être encore le signal de celui d’Hédouville.

Le 22 septembre, jour de la fête, de Descahos, T. Louverture répondit à cet agent, en repoussant toutes ses avances et revenant encore sur ses plaintes antérieures ; mais il lui donna l’assurance qu’il veillait sur les cultivateurs et qu’ils n’égorgeraient pas les blancs, parce que ce serait s’exposer à perdre leur liberté, sur laquelle il veillait aussi. « Croyez, dit-il en réponse à sa lettre du 18, que, quelle que soit l’ingratitude dont on pourra payer « mes services, je ne laisserai pas d’empêcher toujours, par tous les moyens que me donne une influence bien acquise, que les noirs ne se montrent dignes de la liberté. » Il s’excusa de n’avoir pu se rendre à la fête de la République, à cause des pluies torrentielles qu’il avait fait depuis quelques jours, et qu’il a même failli de se noyer dans une rivière où il a perdu son sabre. Cette tempête est effectivement constatée dans une lettre d’Hédouville même.

En post-scriptum, T. Louverture lui apprit que le général Spencer avait envoyé auprès de lui un officier pour l’inviter à aller au Môle, le 1er octobre (10 vendémiaire), afin de prendre possession de cette place ; et qu’il s’y rendra pour l’opérer à la satisfaction de tous, quoique l’adjudant-général Idlinger y soit comme son représentant.

Le même jour, 22 septembre, une seconde lettre à Hédouville revient sur ses éternelles plaintes : le général en chef était décidément un boudeur que rien ne pouvait ramener. Il dit à l’agent : « J’ai été esclave, et je ne suis devenu libre que par la France : je ne puis donc être ingrat envers elle ni contraire à sa constitution. Cependant, d’après vos précédentes lettres, ma conduite depuis quelque temps, et surtout depuis votre entrevue avec le général Rigaud, est presque une infraction continuelle à la loi. » Au sujet du pardon prononcé à l’église du Port-au-Prince, en faveur de personnes qui ne seront pas des traîtres, il l’expliqua par ses sentimens religieux qui lui commandaient l’indulgence envers ses semblables.

La bombe avait enfin éclaté ! T. Louverture avouait sa jalousie contre Rigaud, qu’il croyait préféré par Hédouville !…

N’était-il donc pas assez perspicace pour découvrir le but de la politique de cet agent, obéissant aux ordres du gouvernement qu’il représentait ? Cette politique était-elle autre que celle de Laveaux, de Perroud, de Sonthonax et de toute la faction coloniale, qui l’avaient successivement suscitée par leurs intentions déloyales, pour pouvoir perdre T. Louverture un jour, comme ils avaient terrassé Villatte, comme ils réussirent à terrasser Rigaud ? Quel aveuglement de la part de ce noir, célèbre par son génie et à tant d’autres titres !

Par une lettre du 26 septembre, Hédouville consentit à ce qu’il se rendît au Môle et l’y engagea même. En même temps, l’agent écrivit à Sannon Desfontaines qu’il désirait que le général en chef vînt au Cap, en sortant du Môle ; qu’il causera avec lui de ses vues, que ce général verra qu’il a confiance en lui.

La fête avait célébré l’anniversaire de la fondation de la République française. Hédouville envoya des exemplaires imprimés du discours qu’il y avait prononcé, à T. Louverture à qui il adressa une lettre, en date du 2 vendémiaire (23 septembre). Il appuyait la profession de foi qu’il avait faite, de ses principes en faveur de la liberté générale et pour le bonheur et la prospérité de Saint-Domingue, en l’engageant de nouveau à avoir confiance en lui :

« J’y compte d’autant plus fermement, disait-il, que le bonheur de cette colonie et votre propre gloire en dépendent… Je ne m’écarterai pas de la maxime vraie en politique comme en législation, — qu’il ne faut juger les hommes que d’après leurs actions. Aussi, passant à l’application, trouvé-je dans les services que vous avez déjà rendus à la colonie, la certitude que vous ne cesserez pas de lui être utile. On chercherait vainement à me persuader le contraire, tant que rien ne démentira votre conduite passée. Recevez, citoyen général, l’assurance de mon estime et de mon affection. »

Le 25 septembre, encore à Descahos, T. Louverture répondit à cette lettre en témoignant à Hédouville toute sa satisfaction, et pour son discours et pour sa lettre ; il lui promit d’être toujours uni avec lui. « Le même sentiment qui m’a rendu pénibles vos reproches, m’a rendu bien agréable votre lettre qui me rend plus de justice. Ce sentiment inné dans mon âme, que rien ne saurait détruire, prend sa source dans mon attachement à la France, qui ne s’éteindra qu’avec le souffle de ma vie. »


Voilà donc le général en chef réconcilié avec l’agent du Directoire exécutif.

Cependant, dès le 17 septembre, le commissaire Chatel écrivait à ce dernier que le 15, un officier anglais disait à un de ses camarades : « Il y a beaucoup de troubles en Irlande, occasionnés par les Français, qui y ont fait passer des troupes, des munitions et des agitateurs ; mais ils ne tarderont pas à danser le même branle à Saint-Domingue, et nous leur laissons de quoi nous venger des troubles de l’Irlande. »

Le 29, le même commissaire informait Hédouville que l’amiral anglais venait de dire au Môle, — que les blancs du Cap ont été embarqués.

Le 1er octobre, il lui manda encore que l’évacuation du Môle avait été ajournée au 5 ; que T. Louverture, après être venu conférer aux postes avancés avec le général Spencer, avait envoyé le citoyen Caze au Môle, porteur d’une proclamation de lui, du 1er octobre, où il déclarait : « qu’il ne considérera comme émigrés, que ceux qui suivraient les Anglais lors de leur évacuation ; mais que tous ceux qui voudront rester, seront reçus et protégés par lui. » Chatel ajouta que cette proclamation fut publiée dans toute la ville, au son du tambour, mais qu’elle ne fut pas affichée.

Hédouville, par une lettre du 28 septembre, invitait T. Louverture, en termes pressans, devenir auprès de lui, ayant à l’entretenir d’objets de la plus grande importance. « Je vous attends, dit-il, avec bien de l’impatience. »

Le 30, le général en chef lui répondit de Jean-Rabel, qu’il se rendrait à son invitation dès qu’il aurait pris possession du Môle ; que le 29 il avait eu une entrevue à la Pointe-Bourgeoise avec le général Spencer, qui lui avait demandé un ajournement de 48 heures pour l’évacuation, à cause du temps affreux qu’il faisait depuis quelques jours.

Le 4 octobre, il rendit compte à l’agent de la prise de possession de cette place, où il était entré avec cent grenadiers et une forte escorte de cavalerie, le 2 à 7 heures du soir ; le général Clervaux y pénétra avec ses troupes dans la matinée du 3. Il s’était rendu auprès du général Spencer, à la maison du gouvernement.

« Ce général m’adressant la parole, me dit : — « Le brigadier général Maitland, voulant vous témoigner, par ordre de notre gouvernement, sa reconnaissance pour les égards que vous avez eus pour les sujets de S. M. que le sort de la guerre a fait tomber entre vos mains, m’a chargé de vous faire présent de cette maison que le gouvernement anglais a fait bâtir et que je devais, selon les usages de la guerre, détruire avant l’évacuation. — Je l’acceptai ; mais comme cette maison est bâtie sur un terrain qui appartient à la République, je n’ai point voulu me l’approprier que je n’aie obtenu votre approbation et que vous ne m’en ayez accordé la concession.  »

Or, cette approbation ni cette concession du terrain ne furent point accordées par l’agent du Directoire.

Le 5 octobre, le général en chef procéda à une cérémonie pour la plantation, au Môle, de l’arbre de la liberté : c’était la première fois que cette ville voyait un tel arbre. Il prononça à cette occasion un discours où il engageait tous ceux qui se ralliaient à ce symbole de la liberté, à avoir le repentir de l’Enfant prodigue revenant à la maison paternelle. Il y avait de quoi édifier le général Hédouville qui savait par Chatel, que beaucoup d’émigrés étaient compris parmi ces repentans.

Le 6, T. Louverture lui transmit des lettres qu’il venait de recevoir de l’administration municipale du Petit-Goave et du colonel Faubert, qui lui rendaient compte d’une insurrection formidable survenue dans cette commune, à l’instigation de Saingla, un des premiers révolutionnaires de ce lieu, à propos du règlement de culture de l’agent. Dès ce moment Saingla se montra partisan de T. Louverture : ce fut la cause de sa mort arrivée quelque temps après.

Par la même dépêche, le général en chef réclamait avec instances, de l’agent, des adoucissemens au sort des malheureux soldats qui étaient nus, qui ne recevaient point de solde : « Quand je leur dis de prendre patience, ils me répondent : À force de poison, le diable en crève.  » Cette dépêche est du reste écrite dans les formes les plus convenables.

Hédouville se vit ainsi menacé en même temps, et du mécontentement des cultivateurs, et du courroux de l’armée. Le 11 octobre, il répondit à T. Louverture : « Les troupes ont touché trois mois de solde depuis mon arrivée, et les officiers deux mois d’à-compte. Vous n’êtes donc pas fondé à me dire qu’elles ne touchent rien. Vous connaissez aussi bien que moi la pénurie des caisses, et vous ne deviez pas vous laisser entraîner par des plaintes dont l’injustice est trop évidente pour me blesser. Venez, citoyen général, le plus tôt que vous pourrez. Il est plus que temps que vous ne vous fassiez plus aucune illusion sur les individus qui voudraient encore troubler la colonie, et sur l’intérêt que je prends à tout ce qui vous regarde. »

Ces plaintes en faveur des soldats étaient semblables à celles adressées à Sonthonax.

Le 10 octobre, le général en chef avait rendu une proclamation où il rappelait à l’armée la gloire qu’elle avait acquise dans la guerre contre les Anglais, dont elle avait enfin obtenu l’évacuation sur tous les points de la colonie. Comme toujours, il n’oublia pas de faire valoir ses services personnels dans la cause de la liberté. Il disait à cette armée et aux habitans, que pour conserver ce bien précieux, il fallait pratiquer les devoirs religieux. En conséquence, il prescrivit « aux chefs de corps de faire dire la prière aux troupes le matin ou le soir, aux généraux de faire chanter un Te-Deum en actions de grâces, pour remercier le Tout-Puissant d’avoir favorisé les opérations de l’armée, en éloignant l’ennemi sans effusion de sang, et d’avoir protégé la rentrée, dans la colonie, de plusieurs milliers d’hommes de toute couleur jusqu’alors égarés, en rendant plus de vingt mille bras à la culture. »

Il est bien entendu, que si des individus eurent confiance en ses promesses, ceux qui s’étaient le plus compromis en servant les Anglais profitèrent de leurs offres généreuses et s’enfuirent avec eux. De ce nombre étaient J.-B. Lapointe, Jean Kina, etc. Lapointe, reconnu brigadier général, Jean Kina, colonel, furent traités avec magnificence[6]

Rendu au Port-de-Paix le 13 octobre, T. Louverture écrivit à Hédouville :

« J’ai enfin réussi ! Je suis parvenu au but que je me proposais, celui de chasser les Anglais de Saint-Domingue, en substituant aux drapeaux des despotes, l’étendard de la liberté et le pavillon de la République française. Il flotte d’un bout de Saint-Domingue à l’autre. Je n’ai plus rien à désirer.

Il ne vous reste plus qu’à faire la tournée de cette île, pour connaître par vous-même l’immensité du territoire que l’armée de Saint-Domingue a reconquis, pour estimer la valeur de ces conquêtes précieuses, enfin, pour pouvoir rendre aux soldats de la République la justice qu’ils méritent.

Je désire, citoyen agent, que ma conduite dans la prise de possession du Môle mérite votre approbation. Toutes mes actions n’ont eu d’autre but que celui de mériter votre confiance, d’acquérir votre estime, et je ne m’estimerai heureux, que lorsque j’en aurai la conviction certaine.  »

Il y a dans cette lettre un sentiment d’orgueil bien légitime de la part de T. Louverture. Depuis le-jour où il avait arboré le pavillon tricolore aux Gonaïves, le 4 mai 1794, il n’avait cessé de combattre les Anglais, comme les autres défenseurs de la colonie avaient fait eux-mêmes. Le succès le plus complet venait de couronner leur œuvre glorieuse : ils avaient tous mérité de la France, en défendant sa possession, en conquérant son territoire sur un ennemi dont les forces maritimes empêchèrent qu’aucun secours efficace ne vînt de la métropole. Il ne s’agissait plus que de conserver Saint-Domingue, de le faire prospérer sous le nouveau régime qui avait remplacé l’ancien système colonial. Là fut l’écueil le plus grand, et pour la France et pour les sommités militaires et politiques qui avaient dirigé les forces coloniales : des vues respectives de la métropole et de ces capacités dans la race noire, ont surgi des événemens désastreux pour cette race et pour la France.

En attendant que le moment arrive où nous les relaterons, nous remarquons que ce serait peu connaître T. Louverture, que de croire qu’il n’avait plus rien à désirer. Parvenu au rang de général en chef de l’armée, par la politique de Sonthonax qui interpréta celle du Directoire exécutif, il ne comprenait pas, comme le lui disait Hédouville, que ce titre n’est donné à un général que pour une campagne : pour lui, c’était un titre au pouvoir suprême. Flatté par les colons, les émigrés, les Anglais ; caressé (on peut le dire d’après leur correspondance) par le nouvel agent qui faisait valoir cependant ses propres droits et ses pouvoirs, il était impossible qu’il ne conçût pas le dessein de l’expulser à son tour, pour rester le seul gouvernant à Saint-Domingue.

Le chapitre suivant va nous montrer comment il agit dans ce but.

  1. Suivant Moreau de Saint-Méry, (t, 2, p. 42) il y avait au Môle, en 1789, 162 canons et 60 mortiers.
  2. Histoire d’Haïti, tome 1er, page 309.
  3. Il a sans doute voulu dire Saint-Dominque.
  4. Mémoires, etc. tome 1er, page 346.
  5. Pamphile de Lacroix a fait un roman, en parlant du règlement d’Hédouville ; il ne l’a certainement pas lu.
  6. Jean Kina mourut à l’étranger. Nous avons déjà dit que Lapointe revint en Haïti en 1812.