Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 2/2.12

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 2p. 292-340).

chapitre xii.


Situation du Nord. — Proclamation de Lasalle, et sa trahison. — Proclamation de Sonthonax, du 8 octobre 1793. — Il part du Cap. — Laveaux, gouverneur général par intérim au Port-de-Paix. — Péré, délégué civil au Cap. — Sonthonax arrive à Saint-Marc. — Intrigues de Savary aîné et des contre-révolutionnaires contre Sonthonax. — Il part de Saint-Marc. — Acte de Résistance à Poppression par les contre-révolutionnaires. — Sonthonax arrive au Port-au-Prince. — Mesures qu’il y prend. — Le pavillon blanc est arboré à Saint-Marc, aux Vérettes, à la Petite-Rivière et aux Gonaïves. — Les Anglais prennent possession de Saint-Marc et de l’Arcahaie. — J. B. Lapointe. — Les Anglais à Léogane. — Labuissonnière. — Toussaint Louverture prend possession des Gonaïves et d’autres communes pour l’Espagne. — Belle conduite de G. Bleck. — Lettres de Polvérel à Sonthonax, à A. Chanlatte et à Montbrun. — Parallèle de Polvérel et de Sonthonax. — Explications de la conduite des hommes de couleur, par Sonthonax.


À la fin de septembre 1793, lorsque la trahison livrait Jérémie et le Môle aux Anglais, déjà, vers la mi-août, le Dondon, la Marmelade et Ennery avaient passé sous les ordres des Espagnols servis par Jean François, Biassou et Toussaint Louverture. Ce fut surtout à ce dernier que ces paroisses se rendirent, par les intelligences qu’il s’y ménagea : il s’y entendait mieux que les deux autres. Vernet commandait à la Marmelade, et Duvigneau à Ennery. Ces deux hommes de couleur avaient paru dévoués aux commissaires civils, mais ils se laissèrent gagner aux ennemis de la France. Ennery fut repris un moment par A. Chanlatte qui, laissé à Plaisance par Polvérel, commandait en chef ce qu’on appelait le cordon de l’Ouest ; il refoula les noirs insurgés vers la Marmelade, mais ils revinrent bientôt et reprirent Ennery. Le camp de la Tannerie, poste important que commandait le noir Bramant Lazary, tomba aussi peu après sous les efforts de Toussaint Louverture. Villatte avait réussi à le reprendre, mais il fut forcé de l’abandonner après en avoir enlevé les canons.

À l’est de la ville du Cap étaient douze autres paroisses : dix d’entre elles étaient également au pouvoir des Espagnols ou de leurs auxiliaires. Le Fort-Dauphin, et la Petite-Anse qui touche au Cap, tenaient seuls contre ces ennemis.

Le Fort-Dauphin, place forte, était sous les ordres de Knappe, Européen, lieutenant-colonel du 84e régiment de ligne, que Sonthonax y avait placé en relevant Pageot de ce lieu pour l’envoyer au Port-de-Paix. Candy, mulâtre, ancien lieutenant du féroce Jeannot, qui s’était rendu depuis quelque temps à Pageot, secondait Knappe.

Le général Laveaux commandait toute la province du Nord. Villatte, homme de couleur, commandait la place du Cap et le 1er régiment des troupes franches formées dans le Nord ; Pierre Michel et Léveillé, tous deux noirs, commandaient, l’un le 2e, l’autre le 3e régiment des troupes franches. Pierrot et d’autres chefs noirs qui s’étaient soumis à la commission civile, formaient un état-major.

À l’ouest du Cap se trouvaient les paroisses de l’Acul, du Limbe, de Plaisance, du Gros-Morne, du Port-Margot, du Borgne, de Saint-Louis, du Port-de-Paix et de Jean Rabel, obéissant toutes encore à l’autorité nationale.

Dès le 6 septembre, le général Lasalle, gouverneur général par intérim depuis la fuite de Galbaud, était parti pour le Port-de-Paix d’où il se rendit à l’île de la Tortue, sous prétexte du délabrement de sa santé. Ce vieillard, effectivement usé par l’âge, les maladies et la boisson, avait reconnu son insuffisance à occuper sa haute position. Il critiquait toutes les opérations des commissaires civils, qui s’étaient vus forcés de ne le charger d’aucune opération, et de se confier à Laveaux seul : il en prit de l’humeur. Etant à la Tortue, il apprit la capitulation du Môle et se porta un moment au Port-de-Paix, avec la prétention de marcher contre cette ville. S’étant retiré de nouveau dans cette petite île, il eut l’indignité d’entamer une correspondance coupable avec le Commodore Ford, dans laquelle il blâmait Sonthonax d’avoir déclaré la liberté générale, en faisant les plus grands éloges de la nation anglaise : sa première lettre était du 29 septembre. La réponse de Ford, du 30, qui l’engageait à se joindre à lui pour chasser les commissaires civils, le porta à lui adresser une seconde lettre, le 5 octobre, pour lui demander un sauf-conduit afin de pouvoir se rendre aux États-Unis. Mais le commodore lui répliqua le 8, en lui refusant cet acte. Le même jour, 8 octobre, Lasalle rendit une proclamation, en sa qualité de gouverneur général, où il désapprouvait officiellement la mesure de la liberté générale (que cependant il avait approuvée au Cap), en la déclarant provisoire, attentatoire à tous les droits de propriété. Il ordonna en outre aux troupes, aux tribunaux, aux citoyens, de méconnaître l’autorité de Sonthonax, etc. Il envoya cette proclamation à Fard qui la fît imprimer au Môle, d’où elle fut répandue dans toute la colonie. Enfin, il se rendit au Mòle où, à force de bassesse, il obtint un sauf-conduit du Commodore anglais et partit pour les États-Unis ; de là, il se rendit en France où il déblatéra contre Sonthonax et Polvérel qui défendaient la cause de leur pays. Ainsi termina sa carrière, un des vainqueurs de la Bastille[1].


Telle était la situation de la province du Nord, au moment où Sonthonax allait la quitter pour passer dans l’Ouest où sa présence devenait peut-être nécessaire, par le séjour de Polvérel aux Cayes. Nous disons peut-être, afin d’examiner s’il n’y fît pas plus de mal que de bien. Du reste, avant la mort de Delpech, Polvérel l’avait engagé à se rendre au Port-au-Prince où ils devaient se réunir tous les trois.

Quoi qu’il en soit, et bien que Lasalle fût tombé dans le discrédit qu’attire à l’autorité, une vieillesse infirme accompagnée du dérèglement des mœurs, sa proclamation insensée ne laissa pas que de nuire beaucoup à la cause de la France, par la désapprobation qu’il afficha contre la grande mesure qui, seule, pouvait la garantir en augmentant les forces contre les Anglais et les Espagnols coalisés. Cet acte contribua aux défections qui suivirent de plusieurs paroisses ; il jeta de l’irrésolution dans les esprits, et des doutes profonds sur les pouvoirs de la commission civile à cet égard. Il y en avait déjà assez, par le souvenir des paroles imprudentes que les deux commissaires prononcèrent à l’église du Cap et dans leurs proclamations. La connaissance acquise, par les papiers anglais, du décret du 16 juillet qui les avait mis en accusation, vint augmenter ces doutes et cette irrésolution, et pousser à la trahison. Il faut le dire à l’honneur du général Laveaux : sans sa fermeté, ses sentimens d’attachement à son pays, et le concours qu’il donna à la commission civile en cette circonstance, c’eût été fait de toute la province du Nord. Le dévouement martial de Villatte, au Cap, contribua puissamment aussi à préserver cette province d’une défection totale.


Le 8 octobre, avant de partir, Sonthonax nomma le mulâtre Péré, son délégué en son absence. Il rendit ensuite la proclamation suivante :


Citoyens,


Les Anglais de la Jamaïque viennent de descendre au Môle et à Jérémie, appelés par les ennemis de la République française ; sans forces, sans soldats, et sans autres moyens que la corruption, ils espèrent tout de la trahison et de la perfidie ; ils espèrent tout des ennemis que nous recelons encore au milieu de nous.

Réunissons-nous, citoyens, pour repousser de toutes nos forces l’esclavage et la mort. Réunissez-vous, hommes du 4 avril et du 29 août : le même sort vous menace tous, on vous présente des fers ! Jurez tous de mourir plutôt que de les supporter : n’avez-vous pas pour retraites vos mornes et vos forêts ? Les lâches et féroces chefs de cette poignée d’Anglais qui est descendue dans l’île, se sont annoncés comme les exécuteurs des vengeances des émigrés ; n’attendez pas d’eux qu’ils observent le droit des gens : c’est du sang qu’il leur faut, c’est de l’or qu’ils viennent recueillir.

Conduits par les planteurs blancs, ils viennent sur nos rivages apporter des fers pour vous enchaîner. Souvenez-vous du succès de vos frères de la Martinique ; ils ont repoussé, ils ont battu le même ennemi qui vient infester nos côtes. Souvenez-vous que les Africains des Montagnes-Bleues de la Jamaïque menacent sans cesse les Anglais, et qu’au premier signal que vous leur ferez, ils assureront l'indépendance de leurs frères.

Dans ces circonstances, le commissaire civil a ordonné et ordonne ce qui suit :

Article 1er . Déclarons tous les citoyens de la province du Nord en état de réquisition permanente aux ordres des commissaires civils et du commandant de ladite province, pour marcher contre l’ennemi…

4. Il sera formé au Port-de-Paix un rassemblement composé en entier des troupes de ligne, sous le commandement du général Laveaux, pour marcher contre la ville du Môle…


Cette proclamation, qui faisait un si noble appel au dévouement des mulâtres et des nègres, leur exposait en même temps les vérités palpables, pour ainsi dire, que nous retrouverons un jour, appliquées contre les Français, dans une des proclamations relatives à la déclaration de l’Indépendance d’Haïti : le même sort vous menace tous, on vous présente des fers ; n avez-vous pas pour retraites vos mornes et vos forêts ? C’est, en effet, dans ces mornes et dans ces forêts que se formèrent ces légions qui eurent l’honneur de fonder une patrie pour ces enfans de l’Afrique. Le succès que les mulâtres et les nègres venaient d’obtenir à la Martinique contre les Anglais, et que signale Sonthonax à ceux de Saint-Domingue, est comparable au souvenir rappelé de l’action héroïque de Delgresse, emporté dans les airs avec les débris de son fort plutôt que d’accepter des fers.

Disons-le encore, cette proclamation de Sonthonax eût paru plus éloquente, elle eût été plus persuasive, si ce commissaire surtout n’avait pas faussé sa mission, par l’étrange doctrine qu’il professa à son arrivée dans la colonie.

Les temps n’étaient plus les mêmes, les circonstances avaient changé, il est vrai ; mais la masse des esprits ne pouvait, comme Sonthonax, saisir la vérité de cette nouvelle situation, lorsqu’une infinité de cœurs, imprégnés du vil sentiment de l’intérêt personnel, inclinaient vers la conservation de ce qu’ils croyaient être un droit de propriété légitime, par l’abus séculaire de la loi illégitime de la force. Et qu’on le comprenne bien ! ce n’est pas une justification que nous préparons aux lâches défections qui vont suivre ; ce serait tout au plus une excuse, si toutefois on pouvait jamais excuser des forfaits aussi dégradans. C’est plutôt l’explication d’une situation, en raison des faits antérieurs et actuels.


Le 10 octobre, après sa proclamation, Sonthonax sortit du Cap. Il était accompagné du général Laveaux et de toutes les troupes européennes dont on pouvait dégarnir la défense de cette ville. Une flottille les porta au Port-de-Paix. Peu de temps après, des troupes franches, composées de nouveaux libres, sous les ordres du général Pierrot, s’y rendirent par la voie de terre.

Sonthonax laissa Laveaux au Port-de-Paix, le 16 octobre. Il le nomma gouverneur général par intérim, et lui donna l’ordre d’organiser ses forces pour marcher contre le Môle. Mais l’indiscipline, l’insubordination et la longue habitude du pillage contractée par les nouveaux libres qui, dans leur passage, commirent des désordres, ne permirent pas à Laveaux de rien entreprendre contre cette ville. N’ayant d’ailleurs que peu de munitions de guerre, il jugea, en militaire prudent, qu’il ne fallait pas s’exposer à un échec qui eût entraîné la perte de toute la province du Nord, dans le moment où la défection gagnait tous les cœurs. Reconnaissant que la position toute militaire du Port-de-Paix lui offrait des chances favorables pour repousser toute attaque de la part des Anglais, il se borna à s’y tenir sur la défensive en fortifiant encore cette position naturelle. L’incendie du Cap, la perte des munitions de guerre et de bouche qui avait accompagné et suivi la révolte de Galbaud, la guerre extérieure contre les Anglais, maîtres de la mer, la guerre intérieure contre les Espagnols et leurs auxiliaires : tout lui commandait l’inaction sur le point militaire qu’il occupait, et qui pouvait du moins recevoir de l’île de la Tortue, les provisions alimentaires dont il avait besoin pour ses troupes. Il subit néanmoins les plus grandes privations dans ce lieu, il les supporta ainsi que ses braves soldats, avec une constance héroïque ; mais il y recueillit le fruit de son calcul judicieux. Il était si convaincu de sa justesse, qu’il refusa plusieurs fois d’obéir aux injonctions dictatoriales de Sonthonax, qui finit par se rendre à ses objections, fondées sur un ordre de choses que ce commissaire ne pouvait pas entendre comme lui.


Sonthonax s’était fait accompagner par Martial Besse, à la tête d’une cavalerie qui passa par les communes situées entre le Cap et le Port-de-Paix. Brave militaire, mais enclin à tous les genres d’excès, Martial Besse y traça l’exemple des désordres qui s’ensuivirent. En passant au Gros-Morne, Sonthonax appela près de lui A. Chanlatte, de Plaisance où Polvérel l’avait laissé.

À son arrivée aux Gonaïves, il y trouva G. Bleck. Emmenant A. Chanlatte avec lui, Sonthonax éleva Bleck au grade de chef du 1er bataillon de la légion de l’Égalité de l’Ouest, et lui confia le commandement qu’avait Chanlatte.

Il poursuivit sa route et arriva à Saint-Marc dans les derniers jours d’octobre.


On a vu précédemment que lors du passage de Polvérel, au mois d’août, Gonaïves attendait les Espagnols et les brigands comme le Messie, selon son expression. Quand ils s’emparèrent de la Marmelade et d’Ennery, cette ville était sur le point de trahir ; mais A. Chanlatte l’en avait empêchée, en reprenant Ennery. C’était dans ces circonstances que Bleck y était arrivé avec cent quarante hommes de la légion : il prit aussi le commandement de quelque troupes européennes sous les ordres directs de leur officier, nommé Masseron. Le 3 octobre, les Anglais parurent devant le port des Gonaïves qu’ils sommèrent de se rendre ; mais sur le refus de Bleck, ils canonnèrent cette ville inutilement[2]. Dépourvu de munitions, Bleck en avait auparavant demandé à Savary, qui lui envoya huit cents livres de poudre ; mais, après cette affaire, il se refusa à lui en envoyer encore, malgré toutes les réquisitions de Bleck à ce sujet. Bleck rendit compte de ces refus à Sonthonax, lors de son passage aux Gonaïves.

Savary, en effet, avait déjà commencé les trames de la conjuration qui livra Saint-Marc aux ennemis de la république.

C’est à Saint-Marc que s’étaient manifestées les idées des colons de l’assemblée générale pour l’indépendance de Saint-Domingue ; mais là aussi, après la dispersion ou la dissolution de cette assemblée, s’était formée la plus forte ligue des contre-révolutionnaires opposés à son esprit. D’accord avec ceux de la Croix-des-Bouquets qui caressaient les hommes de couleur, ils s’étaient empressés d’accéder aux concordats de 1791, par des concordats semblables dans lesquels figurèrent Savary et ses frères. Saint-Marc devint le refuge des pompons blancs du Port-au-Prince, poursuivis par les partisans de l’indépendance. Leur feinte sympathie pour les hommes de couleur de tout le quartier de l’Artibonite leur gagna cette classe ; tant par le besoin qu’elle avait d’eux pour triompher de ses persécuteurs, que parce qu’en général elle y était moins imbue de la politique que suivaient Pinchinat, Bauvais et les autres hommes de couleur de l’Ouest. La nécessité de s’allier aux contre-révolutionnaires devint encore imminente, quand Borel et Dumontellier exerçaient leurs déprédations et leurs crimes dans la plaine de l’Artibonite. C’est alors que Pinchinat sortit du Mirebalais pour venir former à la Petite-Rivière d’abord, et ensuite à Saint-Marc, le conseil de paix et d’union où entrèrent les quatre paroisses de Saint-Marc, des Gonaïves, des Vérettes et de la Petite-Rivière, en mars et avril 1792. Quoique dissous par les commissaires civils, en octobre suivant, l’esprit de ce conseil subsista néanmoins dans ces lieux. On se rappelle que lors du passage à Saint-Marc, de Polvérel et Ailhaud, J. B. Decoigne et Roi de la Grange tentèrent la formation d’une nouvelle coalition contre-révolutionnaire. Enfin, au mois d’août 1793, c’est encore dans l’Artibonite que se formait le triumvirat de Guyambois, de Jean François, de Biassou, dissous à temps par Polvérel.

Il aurait suffi peut-être de ces précédons, pour expliquer cette constante tendance des hommes de couleur de cette partie de la province de l’Ouest, à s’organiser en dehors de toute autorité nationale, si d’autres motifs n’existaient pas.

Qu’on ne perde pas de vue, en effet, la pétition des habitans de Saint-Marc à Sonthonax, en mars 1793 ; qu’on se rappelle ensuite la récente désapprobation publique de Polvérel, donnée à la proclamation de son collègue du 29 août, et l’interdiction qu’il mit à sa publication dans toute la province de l’Ouest et dans celle du Sud ; le désaccord connu de tous, de Delpech avec ses collègues. Après cela, que l’on considère quelle influence dut exercer sur le sentiment de l’intérêt personnel, parmi les nègres et mulâtres anciens libres, la conduite des officiers français traîtres à leur patrie, et celle des premiers généraux noirs du Nord, Jean François, Biassou et Toussaint Louverture, qui restaient toujours attachés à la cause de l’Espagne, qui se refusaient à accepter le glorieux et honorable titre de citoyen français et la liberté générale pour leurs frères, qui conviaient tous les commandans militaires à la trahison, qui secondaient si puissamment les colons, les émigrés, unis aux Anglais, pour s’emparer de Saint-Domingue, chasser les commissaires civils et rétablir l’esclavage. Joignez à toutes ces considérations, l’inconcevable décret d’accusation lancé contre ces commissaires, parce qu’ils avaient été envoyés dans la colonie par Brissot, Clavière, Rolland et leurs amis, tous Amis des noirs. Quand ces défenseurs des noirs dans l’assemblée nationale de France étaient accusés et emprisonnés, et que les représentans de leurs idées, de leurs sentimens philantropiques, à Saint-Domingue, étaient appelés à partager leur sort affreux, ne fallait-il pas toute l’élévation d’âme des Pinchinat, des Bauvais, des Rigaud, des Chanlatte, des Montbrun, des Villatte, héritiers des sentimens généreux de Chavanne, pour comprendre l’avenir de leur race dans ce pays, pour entourer Polvérel et Sonthonax de leur affection et de leur concours dans l’accomplissement de leur œuvre ?

Sans doute, nous comprenons ce qu’a dû ressentir la commission des colonies, où se trouvaient des hommes tels que Grégoire, ce constant ami des noirs, Garran de Coulon, cet impartial écrivain, lorsqu’elle faisait son judicieux Rapport à la convention nationale, et qu’elle constatait les torts des hommes de couleur qui trahirent la cause de la liberté générale, à cette époque de honteuse mémoire pour ces traîtres ; car nous-même, qui écrivons ces lignes soixante ans après ces faits, nous pouvons à peine contenir notre indignation. Mais nous nous sommes imposé la mission de l’historien, qui consiste à mettre sous les yeux de la postérité toutes les considérations qui peuvent faire absoudre ou condamner les acteurs de ces temps reculés. Nous le répétons ; nous ne les justifions point, nous expliquons leur conduite.

Précédemment, nous avons exprimé notre appréciation du caractère et des sentimens de Savary aîné. Dans les circonstances dont s’agit, nous croyons encore que ce fut à sa funeste influence sur les hommes de couleur du quartier de l’Artibonite, qu’on dut les défections qui y eurent lieu. Afin de masquer la conspiration qu’il ourdissait, il persuada Sonthonax qu’on formait un complot pour l’assassiner : c’était un moyen que probablement il imagina pour éloigner ce commissaire de Saint-Marc où sa présence le gênait. Garran rapporte que « les déclarations que Sonthonax a produites pour constater ce fait sont très-informes ; et l’on sait, ajoute-t-il, combien de pareils actes sont suspects, surtout dans l’exaltation de tous les sentimens que produit la révolution. Polvérel s’est toujours plaint de ce que cette affaire n’avait pas été suffisamment éclaircie… On entrevoit dans une lettre fort longue, mais assez obscurément conçue, que le complot (si complot il y a eu) fut tramé par le parti des pompons blancs… Mais quelque déplorable qu’il soit d’être réduit à chercher de nouvelles perfidies au milieu de la trahison elle-même, on ne remplirait pas la pénible tâche qu’on s’est imposée, si l’on ne disait pas que la sincérité de Savary n’est pas entièrement exempte de soupçons dans cette circonstance, et qu’il n’est pas impossible qu’il ait recouru au stratagème d’un complot imaginaire pour effrayer Sonthonax, et rendre plus facile par sa retraite l’exécution de la trahison trop réelle qu’on méditait dès lors à Saint-Marc, pour se soustraire aux lois de la république[3].

Soupçonnant les sentimens de Savary, Sonthonax lui ordonna les arrêts chez lui ; mais là encore, Savary lui adressa une lettre anonyme qui semblait dénoncer le complot formé de l’assassiner lui-même avec ce commissaire, à qui il écrivit en même temps les plus grandes protestations d’attachement. Sonthonax qui se croyait réellement en danger, écrivit à Lapointe, maire et commandant militaire à l’Arcahaie, de venir à son secours ; il avait la plus grande confiance en ce dernier qui, toujours, avait paru très-dévoué aux commissaires civils. À son arrivée à Saint-Marc, Lapointe engagea Sonthonax à dégager Savary des arrêts qu’il gardait encore ; ce qui eut lieu. Lapointe lui-même tramait aussi !

Escorté par Martial Besse, A. Chanlatle et Lapointe, Sonthonax quitta Saint-Marc, le cœur irrité de toutes les perfidies qu’il y remarqua, et se rendit au Port-au-Prince en traversant l’Arcahaie.

Avec le caractère ardent qu’avait Sonthonax, il était difficile qu’il ne commît pas au moins des imprudences dans un pareil moment. Voyant que des hommes de couleur, tels que Savary et quelques autres, répugnaient à accepter franchement la liberté générale comme la seule mesure de salut pour la colonie, il dit, a ce qu’assurent les traditions du pays, soit à Christophe Mornet ou à Gabriel Lafond, deux noirs anciens libres : « Si j’avais ta peau, j’assurerais pour toujours la liberté des noirs, qui a une foule d’ennemis. » Ce propos, rapporté par ces mêmes noirs aux hommes de couleur de Saint-Marc, déjà disposés à la trahison, leur parut une sorte d’appel à la distinction des couleurs, une excitation à la défiance contre eux.

Un autre événement vint fortifier ces préventions. Presque au même moment où Sonthonax quitta Saint-Marc (il en était parti le 8 novembre), un soulèvement des noirs des environs de cette ville eut lieu. On prétendit que c’était à la suggestion d’une personne qui accompagnait le commissaire. Les noirs menaçaient de se ruer contre les hommes de couleur qui, disaient-ils, ne voulaient pas qu’ils fussent libres. Certes, ils avaient raison de le dire ; car les trames qu’on ourdissait tendaient à les replacer dans l’esclavage. Mais les noirs avaient-ils besoin d’une suggestion pour reconnaître cette coupable intention ? N’étaient-ils pas assez perspicaces pour la découvrir, à travers toutes les menées des blancs contre-révolutionnaires qui entraînaient les hommes de couleur dans leur projet ?

À moins de supposer une âme atroce à Sonthonax, nous ne pouvons pas plus croire qu’il fît insinuer cette idée aux noirs, que nous ne croyons que des hommes de couleur, et même des blancs, voulurent poignarder ce commissaire. Sonthonax, selon nous, avait bien pu tenir le propos que nous venons de rapporter, parce qu’avec son génie révolutionnaire, il pensait tout ce qu’un noir de la trempe de son caractère, éclairé comme lui, aurait pu exercer d’influence sur sa classe dans les conjonctures où se trouvait la colonie ; et c’est là le sens que nous trouvons dans ces paroles. Mais autre chose serait de sa part, de provoquer les noirs à l’assassinat des hommes de couleur dans cette partie, lorsqu’il devait sentir le besoin extrême qu’avait la commission civile de cette classe, pour résister efficacement contre les colons et leurs auxiliaires. Sonthonax, enfin, n’était pas un barbare : il a eu assez de pouvoir pour faire périr ses ennemis, et il n’en arien fait, malgré son caractère ardent et emporté. Il faut se défier des accusations répandues par les traîtres dont il contraria les desseins perfides.

Quoi qu’il en soit, le 10 novembre, Savary lui écrivit une lettre où il lui disait :

« Aujourd’hui dimanche, un nombre considérable d’Africains se sont rendus en ville et voulaient absolument piller et incendier. La consternation était générale. » Quelqu’un de votre suite s’était arrêté sur la route, et avait dit hautement aux Africains qu’il fallait égorger tous les mulâtres. Cette doctrine, prêchée à votre passage et sur les traces de votre voiture, nous serait devenue funeste, si nous n’avions pas été sur nos gardes. Si nous n’avons la protection des délégués de la république pour arrêter les anthropophages que l’envie tourmente, nous serons tous réduits au plus cruel désespoir… Des hommes sages que j’ai envoyés sur diverses habitations voisines ont fait rentrer les Africains dans l’ordre avec la douceur. Ceux qui étaient en ville en sont sortis, et j’espère que, d’ici à l’autre dimanche, avec les forces que vous m’avez promises, nous sauverons non-seulement le quartier de Saint-Marc, mais encore des Vérettes et de la Petite-Rivière. »

Selon Savary, voilà les Africains apaisés par la douceur d’hommes sages. Mais le 12 novembre, il écrit une nouvelle lettre à Sonthonax où il lui dit :

« Le plus horrible des complots s’exécute contre nous. Les Africains, à qui nous n’avons fait que du bien, ont été trompés et soulevés pour nous égorger. Déjà quelques-uns de nos frères du 4 avril ont été victimes. Ils sont obligés de se retirer en ville pour y trouver leur salut ; venez, citoyen commissaire, promptement à notre secours, sans quoi nous sommes perdus. Depuis cinq jours, personne ne dort ; des personnes de confiance que j’ai envoyées à l’Artibonite m’assurent que si nous prenons de promptes mesures, nous pouvons encore empêcher la dévastation de notre plaine. C’est le parti que je vais prendre, en appelant les paroisses voisines. Jusqu’ici il n’y a encore rien de brûlé ; mais plusieurs personnes ont été égorgées. »

Quelle affreuse duplicité ressort de ces deux lettres ! Quelle combinaison machiavélique ! Par ces lettres, Savary lui-même s’est donné la peine de comparaître au jugement sévère de la postérité, qui ne peut que flétrir sa mémoire. Selon nous, ce quelqu’un de la suite de Sonthonax, qu’il ne nomme pas, cet anthropophage que l’envie tourmente, n’est autre qu’A. Chanlatte, dont il était lui-même envieux et jaloux, qui, au passage de Polvérel et Ailhaud, avait su neutraliser sa malveillance pour ces commissaires, et qui exerçait réellement plus d’influence que lui à Saint-Marc, surtout parmi les noirs qu’il calma à cette époque. On doit se rappeler aussi le propos que Lasalle rapporte dans son écrit, et qu’il dit lui avoir été tenu par Savary contre A. Chanlatte.[4]

Il est évident qu’en écrivant ces lettres à Sonthonax, Savary se préparait une justification pour la trahison qu’il va bientôt commettre, qu’il annonce même en disant qu’il va prendre de promptes mesures en appelant les paroisses voisines. Ces mesures, c’est la coalition qui va surgir de l’acte intitulé Résistance à l’oppression, signé à Saint-Marc le 13 novembre, le lendemain de sa dernière lettre, par les citoyens des paroisses de Saint-Marc, des Vérettes et de la Petite-Rivière. Qu’on ne s’étonne pas du machiavélisme de ce mulâtre, qui avait reçu de si bonnes leçons en ce genre de la part des blancs, qui était lui-même un homme instruit ; car la vie politique de Toussaint Louverture nous offrira aussi plus d’une preuve de cet affreux système, comme pour démontrer la facile aptitude des hommes de toutes couleurs à l’adopter, lorsque le sentiment du juste ne domine pas dans leur cœur.

Lisons l’acte que nous venons de signaler.

RÉSISTANCE À L’OPPRESSION.

Les citoyens des paroisses de Saint-Marc, des Vérettes et de la Petite-Rivière,

Réunis ensemble sur la place publique de la ville de Saint-Marc ; justement alarmés des progrès que fait tous les jours, dans la colonie, le système dévastateur apporté par deux hommes avides et sanguinaires ; non moins justement indignés des mesures atroces qu’ont employées ces despotes, pour consommer leur projet de destruction, ont enfin ouvert les yeux : ils ont vu l’abîme qui se creusait sous leurs pas, et qui ne tarderait point à les engloutir tous, sans distinction, s’ils ne se hâtaient d’opposer une digue à ce torrent. Pour parvenir plus sûrement à ce but désirable, ils se sont réunis fraternellement, pour aviser, tous ensemble, aux justes mesures que la circonstance nécessite, et les mettre à exécution avec des moyens capables d’en imposer à ceux qui seraient assez insensés, ou assez féroces pour contrarier des hommes qui ne s’occupent que de leur conservation et de celle de leurs semblables.

En conséquence, les citoyens susdits et soussignés, après mûre délibération :

Considérant que l’un des droits de l’homme, peut-être le plus saint et le plus précieux, est la Résistance à l’oppression ; que les actes des commissaires civils Polvérel et Sonthonax, envoyés dans cette malheureuse contrée pour y rétablir l’ordre et la tranquillité publique, ont toujours eu un but, une tendance et un effet directement opposé à leur mission, puisqu’après la destruction de toutes les autorités conservatrices, leur soin principal a été de ranimer entre les hommes libres des haines et des divisions déjà éteintes, et d’établir, au moyen de cette politique des tyrans, une domination caractérisée par la rapacité de ceux qui l’exerçaient, la ruine et l’humiliation de ceux sur lesquels elle pesait ;

Considérant que c’est au succès de cette odieuse politique, qu’est due la ruine de la province du Nord, dans laquelle il n’existe plus un homme libre ; et que le sort de cette malheureuse province est celui réservé et projeté pour les deux autres, ainsi que le prouvent du reste la proclamation du commissaire Sonthonax, du 29 août, celles de Polvérel, des 4 et 10 septembre et 1er  octobre, dans l’une desquelles, celle du 1er  octobre, il érige le vol, le pillage et l’assassinat en maxime et presque en devoir ; et l’atroce comédie qu’il a donnée au Port-au-Prince, le 21 septembre dernier, et qu’il a fait renouveler dans les paroisses de Saint-Marc, des Véreltes et de la Petite-Rivière ;

Considérant que l’affranchissement général des esclaves n’a jamais été le vœu de la France ; que le pouvoir de le prononcer n’a jamais fait partie de ceux accordés aux commissaires envoyés dans les colonies ; que cette vérité est démontrée jusqu’à l’évidence, par le soin qu’a eu Polvérel de déclarer que son collègue, en le proclamant dans la province du Nord, le 29 août, n’était pas libre ; par le soin qu’il a eu de ne pas prendre la même chose sur lui, dans l’Ouest et dans le Sud ; que les moyens qu’il a pris pour atteindre le même but, plus adroits que celui employé par Sonthonax, ne sont par là même qu’un raffinement de tyrannie, puisqu’il se mettait personnellement à l’abri des reproches de cet impardonnable attentat, en donnant à la France, pour le vœu spontané des colons, une demande qu’il les a forcés de signer et dont il a dicté la formule, qui est la même pour tous les quartiers ; que cette conduite de la part de ces deux hommes est évidemment excédante de leur autorité ; qu’elle n’a pour but que d’enlever à la France la possession de cette colonie, puisqu’un pays d’Amérique, peuplé exclusivement d’Africains, de noirs, ne serait plus une colonie française ;

Considérant enfin, que ces deux agens de destruction ont été eux-mêmes frappés de nullité par la convention nationale, qui les a décrétés d’accusation, dès le 16 juillet dernier ; qu’à tout moment on doit s’attendre à recevoir officiellement, et ce décret et les instructions des comités de sûreté publique et des colonies pour son exécution ; que dès lors, et par ce fait seul, ils sont, depuis ce décret, sans qualité et déchus de toutes fonctions, de toute autorité ;

Ont arrêté et arrêtent entre eux ce qui suit :

Lesdits citoyens des paroisses de Saint-Marc, des Vérettes et de la Petite-Rivière, s’unissent et se coalisent fraternellement entre eux, pour résister à toute oppression et à l’introduction de tout nouvel ordre de choses ou nouveau système qui n’émanerait pas directement de l’autorité nationale.

Ils protestent formellement contre l’acte public qui a eu lieu à Saint-Marc, aux Vérettes et à la Petite-Rivière, par lequel ils ont déclaré affranchir les esclaves, et invitent les commissaires civils à solliciter de la France l’affranchissement universel ; ledit acte exprimant un vœu qui n’a jamais été dans leur cœur, et cette ombre d’assentiment ayant été arrachée à la faiblesse par la tyrannie. Ils protestent également contre toute ratification ou autre disposition tendant à l’affranchissement général, qui émanerait de la convention nationale, en tant qu’elles résultent de l’astucieuse et perfide machination dont cet acte a été le premier ressort.

Ils déclarent être parfaitement et en tout, soumis à la volonté nationale ; mais à la volonté nationale exprimée par des organes, et mise en action par des agens purs et incapables de la déguiser et de la dénaturer. Ils exécuteront avec respect tous les décrets de la nation ; ils lui vouent solennellement attachement et obéissance ; et en même temps, haine et résistance aux ordres et aux projets qui ne seraient que le fruit de la volonté particulière.

Attendu l’urgence des circonstances, ils resteront en armes jusqu’à ce qu’ils puissent les déposer, sans crainte pour leurs propriétés et pour leur sûreté individuelle ; ils couvriront et protégeront toutes les paroisses entrées dans la coalition ; se prêteront à cet effet, en cas de besoin, secours et assistance mutuels, comme étant tous frères et n’ayant tous qu’un même intérêt à défendre : celui de la famille commune.

Le travail des ateliers, la répression des mouvemens qui pourraient s’y élever, le maintien du respect dû par les esclaves aux hommes libres et de l’obéissance à leurs maîtres, entreront particulièrement dans le nombre des objets confiés à leur vigilance et à leur protection.

Ils déclarent que leur but, en prenant les armes, et en les gardant, n’est que de conserver leur existence ; de sauver et rétablir leurs propriétés. Ils n’en veulent point a celles des autres ; ils n’ont d’autres ennemis que ceux de la République française. Tous leurs voisins n’éprouveront de leur part qu’humanité et justice ; ils ne leur demandent que réciprocité de sentiment. Le seul titre de Français la leur assure de la part de citoyens français.

Ils déclarent détester et vouer à l’exécution, les déportations, exils et bannissemens arbitraires ordonnés par Polvérel et Sonthonax ; tous ceux qui en ont été victimes sont invités, au nom du patriotisme, à revenir dans leurs foyers ; ils y trouveront sûreté et protection, leurs biens leur seront remis et rendus, et toutes séquestrations qui en auraient été faites sont, dès à présent, nulles et comme non avenues. Les procureurs des communes cesseront de prêter leur ministère à de telles vexations. Le présent article est commun à tous les habitans et propriétaires des paroisses de la coalition qui, n’ayant pas été déportés, se seraient retirés chez une puissance étrangère pour se soustraire à la tyrannie, et que l’on appelle mal à propos et malignement des émigrés, tandis que ce ne sont que des réfugiés ; et attendu que tout citoyen se doit à son pays, et que les malheurs de Saint-Domingue sont dus, en grande partie, à l’absence des propriétaires, des hommes intéressés à conserver : tous les refugies ci-dessus mentionnés, qui ne se rendraient pas à cette invitation, dans un délai de six mois, pour ceux qui sont à la Nouvelle-Angleterre, et de trois semaines, pour ceux qui sont sur le territoire espagnol, seront censés avoir abdiqué la qualité de citoyen français et leur patrie : en conséquence, leurs biens confisqués au profit de la république. (Inconséquence des hommes !…)

La détestation ci-dessus prononcée s’étend également aux incarcérations arbitraires ; en conséquence les prisons des paroisses de la coalition seront ouvertes, sans autre formalité, aux hommes de condition libre qui y seraient détenus, hors les cas déterminés et sous les formalités prescrites par la loi. À cet effet, lesdits citoyens, immédiatement après la signature du présent traité, nommeront par acclamation, deux commissaires pour compulser les registres de la geôle de Saint-Marc et ordonner l’élargissement des citoyens qui se trouvent dans le cas ci-dessus indiqué ; et le semblable sera pratiqué pour les autres paroisses de la coalition, dans le plus bref délai, à la diligence des municipalités de chaque lieu.

Et pour d’autant plus cimenter la bonne et franche union qui règne entre tous lesdits citoyens ; pour d’autant plus déjouer et annihiler la perfide politique des commissaires Polvérel et Sonthonax, qui n’a jamais tendu qu’à diviser les hommes libres ; pour d’autant plus démontrer qu’une seule volonté guide tous les citoyens des paroisses coalisées, et qu’aucun d’eux ne veut connaître d’autre distinction politique, que celle de l’homme libre à l’esclave ; la loi du 4 avril 1792 a été de nouveau lue publiquement, et tous les soussignés ont juré par acclamation, de l’exécuter avec un religieux et éternel respect. Elle sera de plus affichée dans l’endroit le plus apparent de l’église, de la municipalité et du tribunal de justice de chacune des paroisses : l’influence de la religion, puisque tous ont fait serment d’y être fidèles, devant se mêler à l’autorité civile et temporelle, pour son entière exécution.

Le présent traité sera envoyé à toutes les paroisses de la colonie, avec invitation d’y accéder.

Il sera de plus adressé à la convention nationale, au conseil exécutif et aux 85 départemens.

Fait à Saint-Marc, le 13 novembre 1793, l’an II de la République française. (Exemplaire tiré des archives de Santo-Domingo.)

Nous avons transcrit cette pièce tout au long, pour faire connaître sur quels fondemens s’appuyait la coalition de Saint-Marc, à laquelle vont se réunir plusieurs autres paroisses du Nord et de l’Ouest.

On conçoit quelle indignation dut éprouver Sonthonax en la lisant. Avant de parler des actes qu’elle lui suigéra, examinons ce que nous y voyons.

Savary fut le premier à signer ce document. Ce mulâtre se fît une sorte de gloire à se placer au premier rang, en tête des infâmes qui protestaient contre la liberté générale déclarée en faveur de cinq cent mille noirs !… Il ne vit plus en eux des frères auxquels il devait s’intéresser. Désormais, ses frères, ce sont les blancs auxquels il s’unissait pour rétablir l’esclavage !…

Et qu’importe que l’affranchissement général des esclaves ne fut jamais le vœu de la France, que Polvérel et Sonthonax ne reçurent jamais le pouvoir de le prononcer ? La France eut-elle jamais le droit de violer les saintes lois de la nature, qui veut que tous les hommes soient libres ? Le régime colonial n’était-il pas une longue oppression imposée par la force, par l’abus des lumières des peuples européens contre la race africaine ? Les commissaires civils n’étaient-ils pas suffisamment autorisés, par Dieu lui-même, à briser les fers des infortunés qui gémissaient sous cette oppression ? Sans ces commissaires civils, sans leur fermeté à soutenir la lutte contre les colons de toutes nuances d’opinions, l’infâme Savary eût-il pu se dire l’égal des blancs à Saint-Domingue ? Qu’importait donc à ces commissaires l’autorisation de la convention nationale, pour faire jouir les noirs des mêmes droits que leurs descendans ?

Oui, ils étaient accusés ; et par qui ? par ceux qui ne trouvèrent jamais des termes assez durs pour exprimer leur mépris pour ces descendans des noirs, des fers assez lourds pour appesantir les chaînes de ces noirs. Ils étaient décrétés d’accusation ; et par qui ? par les hommes sanguinaires qui désolaient leur propre pays par des proscriptions, qui versaient le sang des patriotes les plus purs, des vieillards, des femmes, des enfans ; qui eussent fait verser le sang de Polvérel et de Sonthonax, comme complices de Brissot et des Girondins, sans l’heureuse révolution qui affranchit la France elle-même de l’oppression sous laquelle elle gémissait.

Ah ! Polvérel avait raison de dire qu’il était temps de vider la grande querelle entre les droits de l’homme et les oppresseurs de l’humanité, qu’elle finirait à Saint-Domingue, par la mort ou par la fuite des traîtres et des tyrans, par la liberté et l’égalité de tous les hommes. Cette querelle, depuis deux siècles, elle existait entre la race européenne et la race africaine, habitant Saint-Domingue, l’une comme oppresseur, l’autre comme opprimée.

Entre les deux races, nous le demandons à tout cœur généreux, à tout esprit dégagé de préventions, quelle devait être la place à choisir, la préférence à donner par l’homme de couleur, par le mulâtre issu de l’une et de l’autre ?

Poser la question, c’est la résoudre : c’est la résoudre en faveur des opprimés.

Le mulâtre n’était-il pas opprimé lui-même ? Le résultat de la lutte qui s’ouvrait à la fin de 1793, par l’occupation anglaise d’une part, par l’occupation espagnole de l’autre, ne devait-il pas aboutir à la continuation de l’oppression des hommes de couleur ? Qu’on relise l’insolente proclamation de Whitelocke. Dès lors le choix du parti à prendre par ces hommes pouvait-il être douteux. ? Il ne le fut pas plus en 1802 !

D’ailleurs, n’y a-t-il pas, n’y aura-t-il pas éternellement, dans la querelle entre la race blanche et la race noire, d’autres raisons tirées des lois de la nature, du sentiment intime de l’homme, pour déterminer toujours le choix, la préférence du mulâtre ?

La race blanche représente à ses yeux le père dont il est issu ; mais son cœur sent que la race noire représente la mère qui l’a procréé. En quelque lieu où l’une persisterait dans ses injustices, il devra, s’il n’est pas un être dépravé, se déclarer en faveur de l’autre qui est l’objet de ces injustices.

Oh ! sans doute, la Providence, en donnant naissance à la classe des mulâtres, lui a donné en même temps une belle et noble mission à remplir. Son existence même lui dévoile cette mission. Ces hommes doivent toujours s’efforcer de désarmer, pour ainsi dire, l’une et l’autre race, de leur prouver, par le sentiment autant que par la raison, qu’elles sont les enfans d’un même père, d’un même Dieu. Mais, nous le répétons, si la lutte ne pouvait cesser entre elles, ces hommes ne doivent jamais hésiter à entreprendre la cause de celle qui est sans contredit la plus faible, parce qu’elle a moins de lumières, qu’elle est moins avancée en civilisation.

Dans la circonstance que nous retraçons, il est incontestable que le rôle des hommes de couleur était de se placer à la tête des noirs pour combattre les colons, pour repousser également les Anglais et les Espagnols, moins encore parce que c’était la cause de la France, dont les uns et les autres avaient eu tant à se plaindre, que parce que c’était la cause de la liberté générale, et que celle-ci était la leur. Cette liberté générale, vaincue, ils devaient infailliblement retomber dans leur ancienne condition ; car l’esclavage des noirs entraîne nécessairement, fatalement, les préjugés de la couleur. Ce résultat est dans la logique du fait de l’esclavage. Le blanc se croit en quelque sorte contraint de mépriser, d’asservir le mulâtre ; car il est le descendant du nègre que son intérêt, sa cupidité, son avidité retiennent dans les fers.

C’est ce que ne comprirent pas Savary et les autres traîtres qui suivirent sa honteuse bannière ; mais c’est ce que comprirent fort bien Pinchinat, Bauvais, Rigaud, A. Chanlatte, Montbrun, Villatte ettant d’autres qui honorèrent leur classe à cette époque reculée.

C’est ce que comprit aussi A. Pétion, en 1802, lorsque la France tenta de rétablir l’esclavage à Saint-Domingue. Il rallia à l’autorité suprême de Dessalines tous les hommes de sa classe.


À son arrivée au Port-au-Prince, Sonthonax trouva cette ville sous l’autorité civile de Pinchinat, sous l’autorité militaire de Montbrun : l’un et l’autre y avaient été placés par Polvérel. Sa présence enleva nécessairement à Pinchinat ses fonctions.

Il suffisait de l’influence de Pinchinat et de Montbrun sur les hommes de couleur de cette ville, pour les tenir dans la ligne du devoir. Celle de Bauvais, au Mirebalais, ne contribuait pas moins à ce résultat. Les autres communes de l’Ouest suivaient leur inspiration. Ces hommes d’élite étaient sincèrement attachés à Polvérel.

Pinchinat, en apprenant les faits qui venaient de se passer à Saint-Marc, s’empressa d’adresser une lettre aux hommes de couleur de sa ville natale, sur lesquels il avait jusque-là exercé une grande influence ; mais elle fut inefficace, par les manœuvres de Savary. Il renouvela en vain son appel à leurs sentimens de fraternité, lorsque la trahison eut été consommée[5].

Telle était la disposition des esprits au Port-au-Prince et dans les autres communes de l’Ouest qui l’avoisinent.


Voyons maintenant ce que fît Sonthonax, ce jeune commissaire à l’àme altière, ardente en toutes choses.

Il était difficile, peut-être même impossible, qu’il ne s’aigrît pas contre tous les hommes de couleur, par rapport à la conduite de ceux de Saint-Marc et des environs. Tous ceux qu’il trouva dans l’Ouest avaient été placés par Polvérel. Parmi eux se trouvaient des traîtres ; de là sa disposition à les soupçonner tous de vouloir trahir. La vieille rancune qu’il avait contre son collègue, qui avait improuvé, à la fin de 1792, plusieurs de ses mesures dans le Nord, s’était réveillée par la récente désapprobation (que nous n’approuvons pas davantage) donnée par Polvérel à sa proclamation du 29 août. Cette situation est constatée dans le rapport de Garran qui dit : «… la manière précipitée dont Polvérel avait été entraîné à cette mesure (celle de la liberté générale) par la proclamation de Sonthonax, avait renouvelé la froideur qui avait déjà eu lieu entre eux, lors de l’impot sur la subvention. » Et Garran cite à cette occasion trois lettres de Polvérel à Sonthonax[6].

En passant à Saint-Marc (c’est lui-même qui nous l’apprend dans les Débats) Sonthonax avait eu connaissance de la proclamation de Whitelocke, du 5 octobre, et de celle de Don J. Garcia, du 18 du même mois, où ce gouverneur espagnol faisait aux colons les plus grandes promesses, s’ils se soumettaient à l’Espagne, mais en menaçant de raser les maisons et de confisquer les biens de ceux qui feraient résistance. Il y avait vu également le texte du procès-verbal de la séance de la convention nationale et du décret d’accusation lancé contre lui et son collègue. Au Port-au-Prince ou à Saint-Marc même, il reçut de Laveaux une lettre du 31 octobre, qui lui marquait l’insubordination des noirs émancipés qui voulaient à peine reconnaître l’autorité du gouverneur général, au Port-de-Paix et dans les autres communes du Nord.

La connaissance de tous ces faits, de tous ces actes, irrita excessivement Sonthonax. Il calcula avec raison la funeste influence que devait exercer aussi l’acte signé à Saint-Marc, après son passage. Il vit que la trahison des hommes de couleur de cette ville et des environs compromettait la cause de la république, tandis que leur union à la commission civile devait la faire triompher. Toutes ces causes réunies portèrent Sonthonax à l’emportement, toujours funeste et préjudiciable à l’autorité elle-même. Ecoutons Garran :

« Un résultat si désolant, surtout l’infidélité de tant d’hommes de couleur, affectèrent vivement les commissaires civils, et particulièrement Sonthonax qui avait vu toute l’étendue du mal dans les différentes parties du Nord et de l’Ouest qu’il avait traversées. Son caractère ardent lui avait persuadé qu’il suffisait de prononcer le mot liberté pour obtenir des nègres le dévouement que la patrie a droit d’exiger de ses enfans. Il avait également eu jusqu’alors la confiance la plus décidée dans les hommes de couleur : en songeant à tout ce que la révolution et la métropole avaient fait pour eux, il avait compté qu’ils en seraient les plus zélés défenseurs. Son indignation ne connut plus de bornes, en voyant ses espérances si cruellement trompées. Il s’efforça d’abord de se raidir contre tant d’obstacles ; il songea à opposer à des maux si grands les remèdes les plus extrêmes. »

Il avait écrit au ministre de la marine, le 2 octobre : « La partie du Nord ne manque pas d’hommes qui seront fidèles à la république, qui verseront pour elle jusqu’à la dernière goutte de leur sang… notre position est affreuse. Cependant, je ne perds pas toute espérance de conserver Saint-Domingue à la république ; elle peut compter sur les citoyens du 4 avril, sur ceux du 21 juin et du 29 août ; ils périront tous plutôt que de se soumettre à l’avilissement.

La trahison d’un si grand nombre d’hommes de couleur, continue Garran, bouleversa toutes ses idées ; il crut que tout devait être permis pour empêcher l’ennemi d’en profiter. Il ordonna au général Laveaux, à un commandant nommé Finiels, d’incendier tous les lieux qu’on serait obligé d’abandonner[7]. » En cela, il eut un tort grave.

Sonthonax ne se borna pas à écrire cette regrettable lettre qu’il rétracta bientôt. Le 15 novembre, il fit une proclamation par laquelle il déclarait faux le décret attribué, par les Anglais, à la convention nationale, sur l’accusation des commissaires. La même proclamation ordonna le désarmement de toute la garde nationale, tant au Port-au-Prince que dans les autres communes : cette garde nationale était composée de blancs et d’anciens libres. Leurs armes furent données à la légion de l’Égalité qui n’était alors, au Port-au-Prince, que de trois cents hommes, et qui fut portée bientôt à près de quinze cents, par le recrutement que Sonthonax fit faire, principalement parmi les noirs nouveaux libres. Cette opération du désarmement déplut à la garde nationale : elle fut suspectée. Mais ce furent les blancs qui restèrent mécontens de l’armement des nouveaux libres. Des arrestations furent ordonnées, et Montbrun ne fit emprisonner que des blancs : ce qui augmenta l’irritation de Sonthonax contre les hommes de couleur, car il vint aussi à soupçonner Montbrun de ménager ces derniers pour préparer leur défection commune. Desfourneaux, qu’il avait nommé commandant de la place à son arrivée, excita sa défiance contre Montbrun que Sonthonax aimait peu, depuis l’affaire du Cap où d’Esparbès fut embarqué.

Au milieu de ces mesures de rigueur contre les blancs du Port-au-Prince et les anciens libres, Sonthonax, voulant encore frapper les esprits d’une nouvelle terreur, fit exécuter un blanc nommé Pelou, condamné à mort par la cour martiale, au moyen d’une guillotine qui se trouvait, nous ne savons comment, au Port-au-Prince.

Le peuple présent à cette affreuse exécution manifesta la plus grande horreur. Chacun se distingua dans ce sentiment de profonde répugnance pour cet instrument de supplice qui, alors, décimait la France. Ce peuple impressionnable donna cette leçon à Sonthonax, et la guillotine ne reparut jamais à Saint-Domingue. Hélas ! pourquoi ne nous est-il pas permis d’en dire autant de la hideuse baïonnette, comme instrument de supplice !… Que de faits n’aurons-nous pas à enregistrer, malheureusement, à cet égard !… Ce ne sera pas le peuple que nous accuserons, mais les chefs.


Le 1er décembre, la ville de Saint-Marc prit un arrêté où l’on disait :

Les délibérans, irrévocablement attachés à la France, leur mère-patrie, gémissant sur l’état dans lequel se trouve la colonie, voulant y remédier autant qu’il est en eux, et conserver les restes infortunés de la monarchie française à Saint-Domingue, déclarent : 1º que le pavillon blanc, étendard antique et respectable de la monarchie française, sera arboré de suite sur tous les forts et dans tous les camps de la dépendance, et sera salué de vingt-un coups de canon ; 2º que la protection offerte par les proclamations des puissances anglaise et espagnole sera acceptée de suite ; 3º qu’il sera envoyé incessamment quatre commissaires aux représentans de S. M. C. à Saint-Raphaël, pour leur donner connaissance de cet acte glorieux ; que les commissaires demeurent autorisés, par la présente délibération, à conclure avec lesdits représentans les traités, accords, conventions qu’ils jugeront convenables, en conservant expressément leurs titres et qualités de Français, leurs lois et usages, et notamment les dispositions de l’édit de Louis XIV de 1685, relativement aux hommes de couleur et nègres libres, dont les droits politiques ont été déclarés et fixés par la loi du 4 avril 1792, revêtue de la sanction du roi Louis XVI. »

Des commissaires furent ensuite envoyés à Saint-Raphaël et au Môle.

Le 2 décembre, aux Vérettes, on arbora également le pavillon blanc. Les paroisses de la Petite-Rivière et des Gonaïves imitèrent l’exemple tracé à Saint-Marc.

Dès le 24 novembre, Savary avait écrit à Bauvais pour essayer de le gagner à la coalition formée à Saint-Marc le 13 dudit mois ; mais Bauvais repoussa ses séductions. Sa conduite honorable contint les hommes de couleur et les blancs du Mirebalais dans la ligne du devoir. Au mois de septembre, cependant, guidés par le marquis d’Espinville, ils avaient déjà entamé des négociations avec les Espagnols. Ils finirent par se joindre à eux, et le 2 janvier 1794, Bauvais fut contraint de se replier sur la Croix-des-Bouquets.


À Saint-Marc, les traîtres furent divisés, après l’adoption du pavillon blanc, sur la question de savoir si on livrerait la ville aux Anglais ou aux Espagnols. Le plan contre-révolutionnaire qui, au mois d’août, avait fait naître l’idée du triumvirat découvert par Polvérel, devait sans doute faire préférer les Espagnols ; mais ceux-ci étaient assez éloignés, tandis que les Anglais pouvaient y arriver du Môle et de Jérémie. Ce fut ce dernier parti qui l’emporta. Les blancs le préféraient, tandis que les hommes de couleur voulaient des Espagnols. Savary, à cet instant-là, oubliait que Don J. Garcia avait livré Ogé, Chavanne et leurs compagnons à la férocité des colons !… Il paraît qu’après l’occupation de Saint-Marc par les Anglais, il se rendit de sa personne auprès des Espagnols qui, voyant en lui un double traître, l’arrêtèrent et l’envoyèrent prisonnier à la Havane. Cet infâme méritait son sort.

Le 24 décembre, le major Brisbane, officier anglais, qui avait pris possession de Saint-Marc, se transporta à l’Arcahaie dont il prit également possession, au nom de la Grande-Bretagne. La même division s’y était manifestée, comme à Saint-Marc, par rapport aux Anglais et aux Espagnols. Les hommes de couleur, dirigés par Lapointe, entrèrent parfaitement dans ses vues qui inclinaient en faveur des Anglais. Cela ressort du discours qu’il prononça, à cette occasion, aux citoyens, — non, — aux traîtres réunis sur la place d’Armes ; le voici :


Messieurs,

Je me croirais indigne de la confiance dont vous m’avez constamment honoré depuis les troubles qui déchirent notre trop malheureux pays, si je ne choisissais l’instant qui nous réunit tous, pour vous faire un tableau des horreurs auxquelles nous sommes en proie.

Le spectacle accablant de l’incendie qui détruit la riche plaine de Léogane, le souvenir affreux de la destruction de la province du Nord, l’état cruel de celles du Sud et de l’Ouest, sont sans doute faits pour attrister vos cœurs. Eh bien ! Messieurs, ces malheurs, quelque grands qu’ils soient, ne sont rien en raison de ceux qui nous sont préparés. Vous n’ignorez pas sans doute la politique barbare et sanguinaire des commissaires Polvérel el Sonthonax ; vous n’ignorez pas l’ordre par eux donné du désarmement général, pour pouvoir sans péril s’abreuver de notre sang. Cet ordre, déjà exécuté dans la plus grande partie de la colonie, semble leur assurer le succès de leurs projets dévastateurs.

La France, notre mère-patrie, en proie à des divisions intestines, résultat des crimes commis dans son sein, gémit sans doute sur notre situation, mais ne peut nous protéger. L’Espagnol indigné, parce qu’il nous croit les complices de tous les forfaits exécutés par une secte abominable, nous menace d’entrer dans notre territoire dont il est déjà voisin, la torche d’une main et le poignard de l’autre, si nous ne nous hâtons de reconnaître sa puissance. L’Anglais, touché de nos malheurs, nous offre sa protection.

Je sais, Messieurs, qu’il est dur à des Français que l’honneur a toujours guidés, d’abandonner leurs drapeaux, mais telle est la fatalité de notre sort, qu’il faut opter entre le fer meurtrier des destructeurs de la plus riche des contrées, la domination espagnole, ou la protection anglaise. Je ne me permettrai pas de chercher à influer par mon opinion sur le parti que nous devons prendre : plus jaloux de votre satisfaction que de la mienne, c’est à vous de prononcer. Je vous exhorte seulement à réfléchir sur vos convenances, nos rapports commerciaux, et sur les avantages que nous pouvons retirer de l’adoption d’un des deux derniers partis.

Croyez, Messieurs, que la France ne saurait vous blâmer d’avoir cherché à conserver les restes infortunés des hommes et des propriétés de cette colonie. S’il est des cas où l’abandon de ses drapeaux est excusable, c’est sans contredit alors qu’on est réduit au point où nous sommes. D’après cela, Messieurs, prononcez, et que la bannière de la nation que vous aurez choisie, arborée sur vos forts, soit le signal d’une protection sans laquelle nous ne pouvons espérer de survivre longtemps aux trames ourdies contre nous.


Après ce discours de Lapointe, qui ne manque pas d’adresse, le procès-verbal de la prise de possession constate que les cris suivans se firent entendre : Vive Sa Majesté Britannique ! Vive sa protection ! Vive Louis XVII ! Vivent tous les rois de la terre ! Vraie comédie à laquelle Thomas Brisbane ajouta, en disant :

« Messieurs, que l’engagement que vous venez de contracter ne soit pas vain et illusoire : il est inutile de vous en exposer l’importance, vous avez dû la pressentir. Jurez-vous de le maintenir de toutes vos forces ? Jurez-vous de soutenir ses lois envers et contre tous ceux qui pourraient s’y opposer ? »

L’Anglais, toujours positif, voulait, dans son laconisme militaire, un engagement formel de soumission envers son pays, qui ne sait pas plaisanter lorsqu’il traite de pareilles affaires ; et les mêmes cris se firent entendre de nouveau. Le pavillon britannique fut de suite arboré à l’Arcahaie.


De tous les hommes de couleur qui trahirent la cause de la France et celle de la liberté générale, Jean-Baptiste Lapointe était sans contredit le plus instruit, le plus capable, le plus habile. Né à Saint-Domingue, élevé en France, il était revenu dans la colonie peu avant la révolution. Son instruction lui faisait souffrir difficilement les préjugés coloniaux contre sa classe. Vexé par un blanc, il le tua, se réfugia dans la partie espagnole et fut condamné à mort et pendu en effigie, par arrêt du conseil supérieur du Port-au-Prince : de là sa haine profonde pour les colons et le régime colonial. Rentré dans la colonie française à la prise d’armes des hommes de couleur, son courage le désigna au commandement de ceux de l’Arcahaie. Après le traité de paix du 23 octobre 1791, qui vouait à l’exécration contemporaine et future toutes les procédures iniques foites par les blancs contre les hommes de couleur, il se porta au greffe du Port-au-Prince et se fît remettre les pièces de ces procédures qui y existaient pour l’Ouest et le Sud ; il les déchira et les brûla. Plus tard, il fut un auxiliaire utile et dévoué aux premiers commissaires civils et aux derniers, dans toutes les opérations qui avaient pour but d’assurer l’égalité civile et politique à sa classe ; mais il était sans entrailles pour les noirs esclaves : inconséquence criminelle que partageaient beaucoup d’autres hommes de couleur, mulâtres et nègres anciens libres. Né avec des passions ardentes, avide de plaisirs de toutes sortes, ambitieux du pouvoir, il lui fallait toujours de l’argent qu’il dépensait au jeu, si généralement pratiqué dans les mœurs coloniales. Sans aucun principe de moralité, les hommes n’étaient pour lui que des instrumens. On assure que Lapointe eut Fouehé (de Nantes) pour professeur au collège où il reçut son éducation[8]. En se livrant aux Anglais, qui avaient plutôt ses sympathies que les Espagnols (si toutefois Lapointe en éprouva jamais pour ses semblables), il reçut une somme de vingt milles livres sterling ou cent mille piastres, et devint brigadier général commandant l’Arcahaie, pendant leur occupation de cinq années. Il y devint un fléau pour les noirs qu’il rétablit dans l’esclavage, pour les hommes de couleur, ses complices, qui tentèrent ensuite de revenir à la République française, et pour les colons et les émigrés qu’il maltraita avec non moins de rigueur. Lapointe avait un cœur de bronze dans la poitrine d’un homme : il nous offrira l’occasion de parler encore de lui.

On voit dans son discours comment il parla du système, des projets qu’il prêtait aux commissaires civils. Il venait cependant de donner à Sonthonax une preuve apparente de son dévouement, en accourant à Saint-Marc pour le protéger contre le complot imaginaire que Savary prétendait y exister. Le fait est qu’il s’entendait déjà avec Savary, pour faire sortir Sonthonax de cette ville où il gênait leur plan de trahison. Le désarmement général, ordonné imprudemment peut-être par ce commissaire, devint un prétexte pour déterminer les timides et les peureux à cette trahison. Lapointe s’en servit pour entraîner d’autres communes dans la coalition de Saint-Marc.

En effet, par ses conseils, dit-on, Labuissonnière, qui avait été maire de Léogane, mais qui fut destitué de ses fonctions quelque temps auparavant, par Polvérel, à cause de ses principes contre-révolutionnaires, Labuissonnière gagna les hommes de couleur de cette ville, d’accord avec le blanc Tiby, et ils envoyèrent chercher les Anglaisa Jérémie. Le capitaine Smith y vint avec une compagnie. Léogane arbora le pavillon britannique. Suivant l’assertion de Sonthonax aux Débats, Campan, blanc, ancien chevalier de Saint-Louis, contribua à cette défection, et Greffin, homme de couleur que Polvérel y avait placé comme commandant militaire, était alors au Port-au-Prince.

À ce moment, Labuissonnière, qui avait été aussi, en 1791, capitaine général des hommes de couleur de Léogane, qui était beau-frère de J. Raymond, avec qui il avait entretenu une correspondance suivie, oubliait le conseil que ce dernier donnait constamment aux hommes de sa classe, de tout souffrir de la part des blancs, hors le cas où ils voudraient livrer la colonie à une puissance étrangère. Il est vrai que, dans ce lâche système de J. Raymond, il ne s’agissait que d’obtenir leur égalité politique avec les blancs, et que, suivant lui, on devait se borner à améliorer seulement la condition des esclaves. Pour empêcher cette trahison en faveur d’une puissance étrangère, Raymond ajoutait à ses conseils, en disant aux hommes de couleur qu’ils devaient sacrifier leur vie et leur fortune. Mais on voit dès lors, dans toutes les lettres de Labuissonnière, que cet homme timide et égoïste redoutait surtout l’insurrection des esclaves. Dans un écrit adressé à l’assemblée nationale constituante, par les hommes de couleur de Léogane, il leur faisait dire : «… Si malheureusement il arrivait le mal que nous appréhendons, par l’opprobre dont on veut à jamais nous couvrir, et où l’anarchie qui règne ici pourrait entraîner l’insurrection des esclaves, vous nous verriez tous nous ranger autour des blancs pour les défendre jusqu’à la dernière goutte de notre sang[9]. » À la fin de 1793, Labuissonnière restait fidèle à ces sentimens de lâche égoïsme ; il consentit à se ranger autour des blancs pour rétablir les noirs dans l’esclavage, pour profiter lui-même de ce régime odieux. Nous parlerons de sa fin tragique.

L’énergie des commissaires civils, le dévouement de Rigaud et des chefs secondaires empêchèrent la trahison de s’étendre plus loin.


Ainsi, dans l’Ouest, les paroisses de Saint-Marc, de l’Arcahaie et de Léogane passèrent sous la domination britannique. Les Gonaïves, les Vérettes, la Petite-Rivière et le Mirebalais furent occupés par les Espagnols.


La ville des Gonaïves reçut Toussaint Louverture le 6 décembre. La veille, il venait de s’emparer du Gros-Morne ; il eût pu entrer à Saint-Marc où Savary et les autres hommes de couleur penchaient en faveur des Espagnols ; mais il hésita et s’arrêta aux Gonaïves. Ce fut le 16 décembre que les Anglais arrivèrent à Saint-Marc.

G. Bleck, malade, n’avait pu diriger les troupes. Après la trahison, il fut arrêté et conduit à Saint-Marc et de là à l’Arcahaie. Dans ces deux endroits, il refusa constamment de prendre parti avec les Anglais, qui finirent par l’embarquer pour la Jamaïque et les États-Unis, d’où, quelque temps après, il arriva à Jacmel où se trouvait Bauvais. — Masseron conduisit sa troupe à Saint-Marc, avant l’arrivée des Anglais. Ces militaires européens honorèrent également leurs drapeaux, en refusant énergiquement de prendre part à la trahison : ils furent envoyés aux États-Unis.

Dans le Nord, outre le Gros-Morne, les paroisses de Plaisance, de l’Acul, du Limbe, du Port-Margot, du Borgne, du Petit-Saint-Louis, de Terre-Neuve, se livrèrent aux Espagnols, représentés par Toussaint Louverture, Biassou et Jean François, tandis que Jean-Rabel, voisin du Môle, se livrait aux Anglais, par la trahison de Delaire, homme de couleur, qui, cependant, avait voulu des Espagnols.

Il ne restait plus au pouvoir de la commission civile, dans le Nord, que les villes du Fort-Dauphin où était Candy ; du Port-de-Paix où se tenait le général Laveaux, gouverneur général, et du Cap, où commandait Villatte. La petite bourgade de la Petite-Anse et celle du Haut-du-Cap, obéissaient à ce dernier, sous l’autorité de Laveaux.

Ainsi, la province qu’administrait Sonthonax depuis son arrivée dans la colonie, avait passé presque tout entière sous les lois des ennemis de la France. Son passage dans une partie de la province de l’Ouest pour venir au Port-au-Prince, avait, pour ainsi dire, déterminé la défection de toutes les paroisses qui tenaient au Nord par leur proximité. Faut-il attribuer à ses torts, à ses fautes, cette défection générale ? Nous hésitons à le croire, car trop de causes s’accumulaient pour y porter les esprits ; nous les avons déjà énumérées. Cet état de choses était dans la fatalité de la situation.

Dans le Sud, au contraire, qu’administra presque toujours Polvérel, si l’on en excepte le quartier de la Grande-Anse qui ne fut jamais soumis à aucune autorité nationale, toutes les paroisses restèrent soumises à cette autorité, de même que le Port-au-Prince, Jacmel, le Grand-Goave, et le Petit-Goave où se trouvaient des hommes placés par ce commissaire. Faut-il attribuer ce bon esprit uniquement à sa capacité, à son caractère modéré, aux sentimens de droiture dont il avait toujours fait preuve, à cette estime universelle qui l’entourait ? Ne faut-il pas y voir aussi le résultat de la haute intelligence, du zèle sincère, du dévoument profond à la France, des Pinchinat, des Bauvais, des Rigaud, des Montbrun et d’autres inférieurs qui le secondaient ? Car, dans les autres communes de l’Ouest, les hommes de couleur qui trahirent avaient été placés également par Polvérel ; mais nous avons dit notre opinion sur les sentimens qui animaient ces individus.

Quelle que soit l’opinion qu’on puisse avoir à cet égard, il est facile de concevoir que Sonthonax dut lui-même faire cette comparaison, dans la position où il se trouvait. Elle était de nature à blesser son amour-propre et à augmenter son irritation, son emportement. Nous avons vu quels ordres il donna à Laveaux et qui excitèrent, dit Garran, les justes réclamations de ce général, auquel il avoua plus tard avoir pleuré de rage en les signant. Mais Laveaux ne fut pas le seul qui réclama contre ces ordres barbares. À ce sujet, Polvérel lui adressa la lettre suivante que nous transcrivons pour honorer la mémoire de cet homme éminent.


Il me tarde autant qu’à vous, lui-dit-il, que les révoltés soient punis, et que la liberté générale triomphe ; mais quelles armes employez-vous ? les flammes ! Vous vouez donc à l’incendie tous les édifices, toutes les plantations des quartiers où la révolte s’est manifestée ! Vous voulez donc que la république perde toutes les habitations séquestrées et confiscables à son profit ! Vous voulez donc que les guerriers et les cultivateurs perdent toutes les propriétés qui leur étaient destinées par l’émigration, la révolte ou la trahison des anciens propriétaires ! Et quand les flammes auront dévoie toutes nos ressources et toutes nos espérances en denrées, quels moyens vous restera-t-il pour les dépenses publiques ? Et comment ramènerez-vous les cultivateurs au travail, lorsque vous ne pourrez leur offrir que des monceaux de cendres, et trois ou quatre années de fatigues et de dépenses sans revenus ? Et si vous ne les ramenez pas au travail, comment les empêcherez-vous de se livrer au brigandage, si une fois ils en ont pris ou repris l’habilude ?

Ainsi, la plus belle entreprise que des hommes puissent faire pour le rétablissenient des droits de l’homme, pour la liberté et l’égaliié, pour la paix et la prospérité de Saint-Domingue, n’aboutira qu’à déshonorer les entrepreneurs, perdre la colonie sans retour et river pour toujours les chaînes des africains dans les Antilles ; car c’est de notre succcs que doit dépendre leur sort chez les autres puissances.

Vous paraissez vous-même effrayé d’un début aussi désastreux. Je vous crois sincère ; je sais que vous l’êtes ; mais vos larmes ne vous excuseront pas du mal qui se fait sous vos yeux, que vous pouvez empêcher et que vous n’empêchez pas. La scélératesse des ennemis de la liberté ne légitime pas des représailles que vous qualifiez vous-même d’atrocités, lorsque la nécessité de la défense ne les rend pas indispensables.

J’ai dit que je vous croyais sincère : peut-être n’y aura-t-il pas vingt personnes dans la colonie qui pensent comme moi. Les révoltés diront ce qu’ils disent déjà : Sonthonax ne respire que le feu, le feu le suit partout : il a donné ordre à Finiels de tout brûler en cas de retraite forcée ; il a donné le même ordre à Laveaux ; la ville du Cap a été brûlée sous ses yeux et par ses ordres. La plaine de Léogane l’est sous ses feux et par ses ordres. De là à l’ordre d’incendier le Cap, il n’y a pas loin ; et vous verrez bientôt que ce sera nous, et non pas Galbaud, qui aurons réduit cette ville en cendres.

Mais le moyen, me direz-vous, de contenir la juste indignation des Africains ? Vous les empêcherez de brûler, comme je les ai ramenés au travail, par leur propre intérêt : s’ils ne travaillent pas, ce sont eux-mêmes qui se privent de vivres et de revenus ; s’ils brûlent, ce sont eux-mêmes qui se ruinent. Croyez-moi, ils ne sont pas si généralement bêtes qu’ils vous l’ont paru. Il n’y a pas une idée abstraite qu’on ne puisse mettre à leur portée. Ils savaient fort bien, avant même que, nous eussions commencé leur éducation, qu’ils ne devaient pas dévaster la terre qui leur donne les vivres et les revenus ; ils entendent bien, d’après mes explications, ce que c’est qu’une République, et pourquoi il ne faut pas de Roi[10]… Comptez, quoique je n’approuve pas à beaucoup près toutes les mesures que vous avez prises, quoiqu’elles aient singulièrement contrarié les miennes, et qu’elles aient détruit mon ouvrage dans l’Ouest, que je n’en suis pas moins prêt à tout sacrifier, à me sacrifier moi-même pour mettre à la raison, une fois pour toutes, les ennemis de la liberté. Je m’enterrerai, s’il le faut, sous les ruines de Saint-Domingue ; mais je n’en provoquerai pas la destruction. Depuis que nous sommes dans la colonie, je ne me suis vu dans aucune situation qui ait pu motiver ce cri de fureur, brûlons tout ! et je n’en prévois aucune dans l’avenir qui puisse me l’arracher. Ne brûlons rien, conservons tout, sauvons la colonie, la liberté et l’égalité, mais entendons-nous une fois, et que je sache pourquoi je me bats, contre qui je me bats, et quels sont nos ennemis.


Cette lettre est du 1er décembre. Quelle supériorité le caractère ferme, mais modéré de Polvérel, ne lui donnait-il pas sur Sonthonax dont le plus grand défaut, à notre avis, était l’emportement ! Quelle prévision de sa part, alors que la Grande-Bretagne croyait saisir une proie au milieu des Antilles, de pressentir l’avenir de la race africaine dans ces mers ! Car c’est de notre succès, dit Polvérel, que doit dépendre le sort des Africains chez les autres puissances.

Peut-on nier, en effet, que la liberté des noirs de l’ancien Saint-Domingue, que leur résistance contre les Anglais, contre les Espagnols, et plus tard contre les Français, n’aient contribué à porter la grande et puissante Nation qui s’est constituée la Protectrice de la race africaine, à affranchir si généreusement les esclaves de ses colonies des Antilles ? Et par suite, n’est-ce pas à son noble exemple, que la France, à son tour, abjurant comme elle un passé d’affligeante mémoire, a conquis une position égale dans l’estime des amis de l’humanité et de la liberté, et des droits à la gratitude des Africains et de leurs descendans ? Au point où en sont les choses maintenant, la Providence a-t-elle dit son dernier mot relativement aux hommes de cette race que nous voyons, de Paris où nous sommes, gémir encore sous le fouet inhumain des barbares planteurs des deux Amériques ?

Apprécions donc, eu Polvérel, cet éclair de génie qui fait honneur à l’esprit humain. Digne fils de la France qui prit l’initiative dans la liberté des noirs, il a peut-être prévu ce que son noble pays accomplira un jour dans ces climats lointains. La France n’a-t-elle pas reçu de la Providence, la mission d’éclairer les nations par la liberté ? S’il n’en était pas ainsi, pourquoi ces émotions du monde, lorsqu’on apprend qu’une révolution s’est opérée dans son sein ? Dans toutes ses guerres entreprises, depuis 1789, n’a-t-elle pas propagé ses principes et ses idées chez tous les peuples ?

Remarquons encore un nouveau motif d’estime pour Polvérel, par la lettre que nous allons reproduire.

Sonthonax qui, jusqu’alors, s’était habitué à voir tout plier devant sa volonté dictatoriale ; qui voyait beaucoup d’hommes de couleur abandonner la cause de la liberté générale, et les noirs émancipés ne pas comprendre eux-mêmes l’avantage de la position qu’il leur avait faite dans le Nord ; qui apprenait que ceux dévoués au service de l’Espagne entraînaient les autres dans la défection : Sonthonax se laissa abattre par ces revers, il sembla reculer devant ces obstacles qu’il n’avait pas prévus ; et jugeant mal de la situation des choses, il n’eut plus d’espoir que dans les secours de la France. Depuis plusieurs mois, la commission civile n’avait reçu aucune dépêche du gouvernement de la métropole ; il crut qu’il fallait que lui ou Polvérel allât l’informer de l’état critique où se trouvait la colonie. C’était une erreur ; mais dans cette pensée, il écrivit à son collègue pour lui proposer que l’un d’eux partît pour la France. Polvérel lui répondit en ces termes :

« Dans l’état actuel de la colonie, le départ de l’un de nous deux aurait l’air d’une fuite, et en serait véritablement une. Ce départ accréditerait les calomnies qu’on a plus d’une fois répandues sur les richesses que nous avons accumulées et mises à couvert, et sur le dessein qu’on nous a si souvent imputé, d’aller hors de la colonie et hors de la France jouir de nos rapines. Celui qui resterait ne pourrait plus faire aucun bien à Saint-Domingue, parce que la fuite de son collègue lui ferait perdre à lui-même toute considération et toute confiance. Que pourraient de plus opérer, pour la défense de la colonie, la présence et les réclamations de l’un de nous à la barre de la convention nationale ? Nous sommes entourés de révoltés, de traîtres, d’Espagnols et d’Anglais ; le mal est instant. Le voyage que vous me proposez ne pourrait tout au plus amener des secours à Saint-Domingue que dans sept à huit mois. À cette époque, la colonie serait, ou totalement vendue aux ennemis, ou entièrement débarrassée d’eux : dans l’un ou dans l’autre cas, les secours que nous serions allés réclamer seraient parfaitement inutiles. Ce n’est point en France ni à la Nouvelle-Angleterre que nous devons chercher les moyens de défense de la liberté et de l’égalité dans Saint-Domingue ; c’est à Saint-Domingue même. Je suis atteint depuis six mois d’une maladie dont les progrès sont rapides et qui amèneront ma destruction inévitable, pour peu que mon séjour à Saint-Domingue soit prolongé. J’aurais donc plus de raison que vous de fuir ce climat meurtrier ; mais j’aurai le courage de remplir ma mission jusqu’au bout, et de périr, s’il le faut, à Saint-Domingue, plutôt que d’abandonner mon poste. »


Polvérel écrivit cette lettre le 22 décembre ; précédemment, le 22 septembre, il répondait à A. Chanlatte : « Vous parlez de vous replier ; des républicains comptent-ils leurs ennemis ? Nous saurons, nous, mourir à notre poste, et cependant nous ne sommes pas de Saint-Domingue, et la France n’en serait pas moins libre, quand Saint-Domingue serait conquis par les Anglais et les Espagnols. »

À Montbrun, il écrivit le 22 janvier 1794 : « Je ne pense pas, comme vous, qu’il faille attendre les troupes d’Europe pour nous battre. La France a besoin de toutes ses forces pour vaincre ses ennemis. Peut-être aussi fait-elle l’honneur à ses délégués et aux chefs auxquels elle a confié la défense de la colonie, de croire qu’ils sauront par leurs propres forces, conserver leur territoire intact, ou reprendre celui que la trahison aurait pu livrer à l’ennemi ; justifions la confiance de la république. »


Quelle magnanimité, quel héroïsme de la part de ce délégué de la France, qui savait la mort des Girondins et le décret d’accusation porté contre lui et son collègue, comme complices de ces infortunés ! Quelle raison dans sa lettre à Sonthonax, comme dans celles à Chanlatte et à Montbrun ! Comme il devine, pour ainsi dire, tout ce qu’il y a de courage martial dans les hommes de couleur qui semblent s’ignorer eux-mêmes, dans les noirs qui vont être organisés en nombreux régimens, pour combattre les étrangers qui viennent s’emparer de la colonie ! À ses yeux, le résultat de cette lutte n’est pas douteux : les étrangers seront vaincus !…

Remercions Polvérel d’avoir su inspirer à nos devanciers sa noble résolution ; car, en les persuadant qu’ils pouvaient vaincre les Anglais et les Espagnols, entourés de colons et d’émigrés français, il les prépara, sans s’en douter nullement, à soutenir glorieusement aussi la lutte de 1802 et 1803. Les nègres et les mulâtres d’Haïti doivent se féliciter de la trahison de 1793 qui les a aguerris. La guerre entraîne toujours des maux immenses, mais elle donne du ressort aux âmes ; l’énergie de l’homme s’y développe. Les colons de Saint-Domingue ne savaient pas qu’en trahissant la France, ils donneraient à la véritable population de cette colonie, les moyens de se rendre elle-même indépendante de la métropole.

Ainsi la Providence sait tirer parti du mal même pour procurer aux hommes leur bien-être. L’injustice est certainement contraire à ses desseins ; mais lorsqu’elle veut prévaloir contre sa bonté. Dieu sait inspirer à ceux qui en sont l’objet, la vigueur nécessaire pour s’en affranchir.

Garran constate que « Sonthonax, qui jusqu’alors avait toujours subjugué son collègue, par l’ascendant que lui donnait un caractère plus entreprenant, s’honora de céder à son tour à des sentimens si généreux… Ils ne s’occupèrent que des devoirs qui leur étaient imposés par leur situation, et ils les remplirent éminemment en restant à leur poste. On verra dans la suite que cette glorieuse résolution coûta la vie à Polvérel, comme il l’avait prévu lui-même. »

Le caractère ! c’est là ce qui distingue surtout les hommes politiques, ce qui les fait succomber ou triompher des obstacles qui leur sont opposés. Ce n’est pas dans la prospérité qu’il faut les juger, c’est dans l’adversité. Si le caractère de Sonthonax était plus entreprenant que celui de Polvérel, ce dernier nous paraît avoir eu l’avantage sur son collègue, de pouvoir mieux que lui apprécier une situation et se déterminer en conséquence : sa fermeté ne reculait jamais devant aucun obstacle. Dans la circonstance dont nous parlons, Polvérel montra évidemment plus de fermeté que Sonthonax. Il était sujet quelquefois à l’emportement que donne l’indignation ; mais Sonthonax allait jusqu’à la violence que donne une trop grande ardeur ; il était impatient de la résistance qu’on lui opposait, parce qu’il semblait ne l’avoir jamais prévue ; il devenait alors un vrai despote. Polvérel, au contraire, connaissant peut-être mieux le cœur et l’esprit humain, semblait avoir toujours prévu la résistance, et alors il la dominait par sa haute raison. Son inflexibilité, que tempérait une grande modération dans les paroles et dans les actions, subjuguait les hommes par l’ascendant de sa vertu. Voyez comme cette vertu paraît magnanime, dans le sacrifice qu’il fait de son fils, prisonnier de Galbaud !


On peut ajouter, pour achever le parallèle entre Polvérel et Sonthonax, que le destin désigna en quelque sorte à ces deux agens de la métropole et à leur administration, les provinces de la colonie où leur caractère convenait le mieux. Dans le Nord, où les idées aristocratiques avaient toujours régné, l’absolutisme de Sonthonax fut en rapport avec ces idées. Dans l’Ouest et dans le Sud, la modération raisonnée de Polvérel fut également en rapport avec les idées démocratiques qui y dominaient. La manière dont ils exercèrent chacun la portion d’autorité dont ils étaient revêtus, laissa des traces profondes dans ces localités. Le pouvoir absolu continua son empire dans le Nord ; le pouvoir tempéré, dans les deux autres provinces. La suite de cette histoire le prouvera.


Nous avons présenté au lecteur les diverses considérations qui expliquent la conduite de beaucoup d’hommes de couleur, nègres et mulâtres anciens libres, dans la trahison à laquelle ils participèrent ; nous ne leur avons pas épargné les justes reproches qu’ils méritèrent. Mais, c’est ici le lieu de produire les excuses que Sonthonax lui-même, si irrité qu’il fût contre eux, donna à la France en leur faveur. Dans les Débats dont nous aurons à rendre compte, lorsque les colons accusateurs accablaient ces hommes du poids des reproches qu’eux seuls encoururent, Sonthonax, éloigné de Saint-Domingue, apprenant d’ailleurs que beaucoup de ces traîtres étaient revenus de leur erreur, que ceux restés fidèles à la République française et à la liberté générale se distinguaient par leur bravoure, Sonthonax les défendit contre leurs accusateurs déhontés.

Dans la séance du 12 thermidor, an III (30 juillet 1795), il dit :


« J’observerai que les premiers exemples de trahison ont été donnés par les blancs de Saint-Domingue, à Jérémie ; il n’y existait pas d’hommes de couleur au moment où on a appelé les Anglais, puisque les hommes de couleur avaient été chassés depuis le mois de février 1793… Il en était de même des autres paroisses, au Môle. Tous les hommes de couleur étaient réunis à Jean-Rabel, à faire la guerre dans les camps et les postes. Les colons ne diront pas sans doute que les hommes de couleur avaient envoyé des députés à Londres, pour fabriquer un traité semblable à celui du 25 février, que ce sont eux qui aient essayé les premiers d’émouvoir les puissances de l’Europe sur le son de Saint-Domingue. Les hommes de couleur étaient paisibles dans leurs foyers, lorsqu’ils ont été enveloppés dans la conspiration générale…

J’arrive à Saint-Marc : là, je trouve des proclamations du commandant anglais qui circulaient, dans lesquelles on annonçait que les commissaires civils étaient décrétés d’accusation ; on disait que la France leur avait retiré sa confiance, qu’ils étaient mis hors la loi, qu’il était enjoint à tous les colons de leur courir sus… Calculez maintenant quelle devait être la position des commissaires civils, seuls au milieu des hommes libres ; calculez quels devaient être les moyens qu’on devait employer pour les faire assassiner, pour les faire disparaître de la colonie. On avait eu soin alors par la même voie, c’est-à-dire en corrompant ceux qui étaient attachés aux commissaires civils, on avait eu soin, dis-je, de les en détacher, en leur représentant les commissaires comme disgraciés de la convention nationale, comme désavoués par elle. Que devaient penser les hommes de couleur lorsqu’on leur mettait sous les yeux le décret de la convention nationale, du 16 juillet 1793, qui déclarait qu’ils n’avaient plus sa confiance, qui les décrétait d’accusation ? Ne devaient-ils pas alors, épouvantés d’avoir servi les commissaires civils, s’imaginer que la convention nationale réprouvait leur conduite ? Ne devaient-ils pas s’associer à leurs ennemis, aux Anglais, pour s’emparer des commissaires civils ou les poignarder ?… De nouveaux moyens furent pris pour tenter leur fidélité, et on devait d’autant mieux réussir, qu’alors qu’on les invitait à la révolte contre l’autorité déléguée par la république, on leur donnait cette démarche comme un moyen de plaire à la république. Ainsi les hommes de couleur, en se révoltant contre les commissaires civils, étaient encore excusables… L’émigration de Lasalle au Môle, la proclamation du général anglais, la circulation du décret d’accusation rendu contre nous, produisirent un effet terrible dans la province de l’Ouest, effet tel, que les commissaires civils ne purent point l’arrêter ; sept des principales communes de cette province se livraient aux Anglais, après avoir arboré le pavillon blanc… La province du Sud, depuis le Sale-Trou jusqu’à Tiburon, est restée constamment fidèle à la république, et l’ennemi n’a eu d’autre point dans cette partie que Jérémie. Il a été chassé de Tiburon ; Léogane a été repris, depuis que le décret du 16 pluviôse (celui qui prononça et confirma la liberté générale) a été connu à Saint-Domingue, depuis que les hommes libres de couleur, à Saint-Domingue, ont eu la certitude que la conduite des commissaires civils avait été parfaitement d’accord avec les intentions de la convention nationale, puisque la convention avait sanctionne leurs opérations, par le décret du 16 pluviôse… »


En voilà assez, sans doute, pour excuser, pour expliquer, de l’aveu même de Sonthonax, et non pas justifier la conduite des hommes de couleur. Nous regrettons que la mort eût déjà enlevé Polvérel à sa patrie, lorsque les Débats parvinrent à ce chef d’accusation ; car nous aurions aimé à savoir comment il avait envisagé cette conduite, de la part de tant d’hommes qui avaient obtenu sa confiance.

Toutefois, nous prenons acte ici des paroles de Sonthonax en faveur des hommes de couleur, surtout de ceux de la province du Sud, parce que nous aurons à examiner sa propre conduite à leur égard, quand une seconde mission l’aura ramené à Saint-Domingue, peut-être pour le malheur de cette colonie.

Il nous reste à parler des actes des deux commissaires dans les six mois de 1794 qu’ils y passèrent encore. Ils feront l’objet des chapitres suivans.

  1. C’est par erreur que Garran dit (t. 4 du Rapport, p. 250), qu’en partant du Cap, Sonthonax laissa le commandement du Nord à Lasalle. Sonthonax ne quitta le Cap que le 10 octobre, et c’est à Laveaux qu’il confia ce commandement en qualité de gouverneur général par intérim, par suite de la trahison évidente de Lasalle. Nous avons pris ce reaseigneraent dans le compte-rendu publié par Laveaux.
  2. Compte rendu à Bauvais, en 1795, par G. Bleck.
  3. Laveaux, dans son compte-rendu, en affirmant que le complot a existé, a osé accuser G. H. Vergniaud, son antagoniste, d’y être entré pour assassiner Sonthonax. On est peiné de voir qu’un si brave militaire n’ait jamais su se défendre de tout sentiment de haine. Nous aurons bien d’autres choses à dire de lui, sous ce rapport. Nous verrons sa conduite en 1795 et 1796.
  4. Voyez le chapitre 7 de ce livre.
  5. Ces écrits de Pinchinat, et un autre qu’il publia en France, on 1798, attestent qu’à l’arrivée de Sonthonax à Saint-Marc, il n’y était pas.
  6. Rapport, t. 4, p. 99.
  7. Rapport, t. 4, 189 et 190.
  8. Malenfant prétend qu’il ne fut pas élevé en France, qu’il n’y fut qu’en 1785 et en revint en 1787, que son éducation fut peu soignée. Son discours et son habileté incontestée en deviennent plus remarquables ; et nous avons lieu de croire que Malenfant se trompe à son sujet.
  9. Rapport de Garran, t. 1er p. 122, t. 2, p. 12. Rapport du même sur J. Raymond, pages 17 et 19.
  10. Polvérel pariait ainsi des noirs du Sud et de l’Ouest : ceux du Nord pensaient différemment.