Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 11/6.6

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Volume 11p. 239-303).

chapitre vi.

1843. — Article officiel du Télégraphe concernant les patentes des étrangers. — Décès du général Bonnet à Saint-Marc. — Incendie au Port-au-Prince. — À cette occasion, les opposans de cette ville provoquent une insurrection aux Cayes. — Manifeste révolutionnaire de la « Société des droits de l’homme et du citoyen. » — Elle nomme Charles Hérard aîné (Rivière), « chef d’exécution des volontés du peuple souverain et de ses résolutions, » en lui confiant la dictature. — Le général Borgella veut en vain prévenir, par ses conseils, un attentat contre le gouvernement. — Le 27 janvier, les opposans des Cayes se réunissent en armes sur l’habitation Praslin. — R. Hérard écrit à Borgella à ce sujet ; celui-ci en informe le Président d’Haïti et prend des mesures militaires contre les insurgés. — Proclamation du Président qui investit Borgella du commandement du Sud ; paroles qu’il prononce. — Réflexions à ce sujet. — Ordres du jour de Borgella. — Les insurgés en fuite, se rendent dans la Grande-Anse. — Insurrection dans cette partie. — Suite des événemens. — Influence de Fabre Geffrard sur les succès de l’insurrection. — L’armée révolutionnaire, grossie par la défection des troupes, marche contre la ville des Cayes. — Propositions faites pour sa soumission et conditions posées par Borgella ; elles ne sont pas acceptées. — La défection de deux régimens facilite l’entrée de l’armée révolutionnaire. — Conduite de R. Hérard : actes qu’il proclame. — Le colonel Toureaux fait sauter l’arsenal. — Appréciation de la défection de Fabre Geffrard en faveur de, l’insurrection.


L’année 1843 s’ouvrit sous de fâcheux auspices pour Haïti. À la capitale, le 1er janvier, un temps sombre voila le soleil à son lever ; une petite pluie fine tomba, Comme le 1er janvier 1807. Si le bruit de la mousqueterie et la détonation du canon de guerre ne se firent pas entendre comme en ce jour de douloureuse mémoire, les esprits n’étaient pas moins inquiets sur l’avenir de la patrie.

Le chef de l’État s’était absenté de la ville et se tenait sur l’une de ses habitations de la plaine voisine, pour éviter de recevoir des complimens, d’entendre des vœux auxquels il n’ajoutait plus foi. Aucun des grands fonctionnaires ne parut à la cérémonie de la fête de l’indépendance, dont la direction fut laissée au général Victor Poil, commandant de l’arrondissement. Quelques fonctionnaires et employés l’assistèrent. La journée fut donc triste ; car la division d’opinions politiques, existante entre la plupart des citoyens, n’était pas propre à la rendre gaie comme autrefois.

Si le Président s’éloignait de beaucoup de ses concitoyens, il n’était pas moins dégoûté, et depuis longtemps, des étrangers résidans dans le pays, qui, la plupart, applaudissaient à l’Opposition dont ils espéraient « des réformes radicales, » en cas de succès. On conçoit qu’il s’agit ici « des droits de cité et de propriété » que bien des opposans étaient d’avis de leur concéder. Dans cette disposition d’esprit, le Président fit publier dans le Télégraphe du 1er janvier, un avis officiel par lequel les conseils de notables et les juges de paix étaient invités à délivrer des patentes, pour l’année, à tous étrangers qui, antérieurement, avaient obtenu de lui la licence nécessaire pour exercer leur commerce ou leur industrie ; mais en leurs noms personnels et sans y comprendre leurs associés, également étrangers. Par cet avis, Boyer évitait tout rapport avec eux, même par pétitions.

Le lundi 9 du mois, vers minuit, le général Bonnet termina à Saint-Marc, à l’âge de 70 ans, une carrière de plus d’un demi-siècle employée au service de son pays. Ce fut encore un motif de regrets pour la République dont il avait été l’un des plus zélés fondateurs. Nos lecteurs se ressouviendront de tout ce que nous avous dit de lui, dans les phases diverses de nos révolutious, à propos de ses talens et de sa haute capacité politique, administrative et militaire.

La perte de ce vétéran ne marqua pas seule cette journée ; la capitale vit dévorer douze de ses îlets par un affreux incendie. À trois heures de l’après-midi, le feu prit dans le laboratoire de la pharmacie du sieur Daumesnil, qui était située dans la rue Républicaine, en face du marché de la place Vallière. Deux heures auparavant, le feu y avait pris et on l’avait éteint : cet étranger persista dans l’opération ou préparation qu’il faisait de ses drogues ! On lui avait fait des observations à ce sujet, mais on n’avait point donné avis du fait au commissaire de police A. Lafontant, logé tout près, et dont la propriété fut aussi brûlée. C’était le troisième incendie sorti des pharmacies du Port-au-Prince pour étendre la désolation dans cette capitale ; le 15 août 1820, le 16 décembre 1822, et cette fois encore. Ce dernier atteignit bientôt deux autres pharmacies, — celles des docteurs Merlet et Jobet, — et de ces foyers, les flammes se communiquèrent aux maisons de leurs environs avec plus d’intensité. Il y avait eu beaucoup d’empressement à se porter sur le lieu du sinistre ; mais les constructions embarrassaient ceux qui s’y rendirent. Ils n’y trouvèrent non plus ni eau, ni seaux à incendie, ni haches, ni échelles à crochets, ni pompes, dans ce premier instant qui décide de tout. Le vent soufflait du nord, assez faiblement ; il passa bientôt avec force à l’ouest, puis au sud-ouest. À sept heures du soir, les douze îlets n’étaient qu’un monceau de cendres. Aux pertes des propriétés immobilières se joignirent celles éprouvées, par les propriétaires ou les locataires, de leurs meubles et autres effets, et par les marchandes des rues Républicaine et Fronts-Forts, des immenses valeurs qu’elles avaient en marchandises dans leurs boutiques.

Ce désastreux événement produisit une profonde impression sur les esprits, après celui qui avait frappé, huit mois auparavant, les principales villes du Nord et du Nord-Est. Naturellement, on fut porté à accuser, non l’administration municipale de la capitale dont le pouvoir était et a toujours été nul, mais le gouvernement lui-même, de manquer de prévoyance et de résolution persévérante pour la préserver mieux des incendies qui s’y renouvellent si souvent. La belle fontaine de la place Vallière, privée d’eau depuis si longtemps, étant à deux pas de la pharmacie Daumesnil, on se plaisait à croire qu’il eût été facile de s’opposer au développement de l’incendie, si on avait pu en puiser là.

Quand la société souffre, dans ses intérêts matériels surtout, il n’est pas étonnant qu’elle cherche à qui s’en prendre. En Haïti, comme en France, on a l’habitude d’imputer au gouvernement tout le mal qui arrive sous ce rapport, sans lui tenir toujours compte du bien qu’il opère par de bonnes mesures[1]. C’est une réflexion que les gouvernans de notre pays devraient souvent faire ; et il ne suffit pas de commander, d’ordonner ce qui paraît utile au bien public, il faut encore veiller à l’exécution, veiller avec persévérance et fermeté ; car, — il faut le dire, — on semble aimer à sentir les rênes et le mors. Plus d’une fois, notamment après l’incendie de 1832, des ordonnances de police avaient prescrit que chaque propriétaire ou locataire eût deux seaux appropriés à ces événemens ; jamais on ne les a contraints à les avoir. Et que d’autres précautions ordonnées n’ont jamais eu de suite, ou par l’incurie des habitans, ou par celle des autorités secondaires ! Boyer lui-même n’eut-il pas le tort d’avoir négligé la réparation des fontaines de la ville, puisque tout dépendait de lui ?

Quoi qu’il en soit, quelques opposans du Port-au-Prince saisirent cette circonstance douloureuse pour envoyer auprès de ceux des Cayes, un agent secret chargé de leur dire que le moment était opportun pour se prononcer ouvertement ; que les esprits étaient arrivés au paroxysme de l’indignation et de la haine contre Boyer. M. Maurice Dupuy, négociant, désigna son commis, le jeune Dominique, qui partit avec cette mission dans laquelle il mit un zèle digne de son âge[2].

L’Opposition allait donc prendre les armes, proclamer une insurrection contre le gouvernement ! Nous devons faire connaître ses actes préparatoires, tenus secrets, ou à peu près, jusqu’alors.


Le 1er septembre 1842, une réunion formée, aux Cayes sous le nom de « Société des droits de l’homme et du citoyen, » et présidée par M. Hérard Dumesle, arrêta et signa un acte intitulé : « Manifeste ou Appel des citoyens des Cayes à, leurs concitoyens, » contenant l’exposé des griefs de l’Opposition contre le président Boyer, le Sénat, la Chambre des communes et la constitution de 1816.

Cet acte parla des hauts faits de nos devanciers et dit : « Dans quel état se trouve aujourd’hui le pays qu’ils ont conquis pour nous ? Qu’avons-nous fait de tant de beaux exemples qu’ils nous ont laissés ?… L’ambition, la cupidité, l’hypocrisie, la fourberie, la bassesse, la délation, l’égoïsme, n’ont-ils pas remplacé toutes ces vertus qui honoraient nos prédécesseurs ? Quelle est la cause de ce déplorable état de choses ? D’où vient notre hideuse misère ? D’où vient le dépérissement de toutes les parties de l’administration ? Une réponse unique se fait entendre de toutes parts : Ce sont nos vicieuses institutions ; le mal vient des défauts de notre constitution, des dispositions imprudentes de notre pacte social où l’on a oublié, presque partout, que le peuple est souverain, où ses droits les plus, sacrés ont été aliénés ; de l’imprévoyance de nos constitutionnels qui ont confié au Sénat et au premier magistrat de la République, des pouvoirs si grands, si étendus, si absolus, qu’ils semblaient croire l’humanité incorruptible et infaillible. Sous l’influence de notre constitution vicieuse, il a été impossible de réformer les abus les plus crians ; il a été impossible d’appliquer aucun remède salutaire à la dépravation générale »

Raisonnant ensuite d’après ces prolégomènes, cet acte examina comment « les trois pouvoirs à la fois étaient parvenus, en mettant en œuvre toutes les ressources insidieuses d’un despotisme hypocrite, alors qu’ils ne parlent que de principes, de bonheur général, de salut public, à trouver le moyen de fouler aux pieds les droits les plus sacrés du peuple, de nous enlever nos libertés une à une, et de réduire le pays à cet horrible état d’àbrutissement. Démoraliser les citoyens, les réduire à la plus affreuse misère pour mieux les asservir, telle est la tendance bien prononcée de ceux-qui sont à la tête des affaires gouvernementales… »

Puis, il passa en revue l’agriculture, la police y attachée, l’instruction publique, les impôts, « l’infernale loi qui établit les droits de douane en monnaie étrangère, » — le personnel de l’administration publique, les emplois tant civils que militaires, « occupés par des sujets incapables, immoraux, déconsidérés, qui n’ont su y arriver que par la flatterie, la délation, l’intrigue ou l’importunité, tandis que des citoyens patriotes, éclairés, consciencieux, vertueux, couverts de titres, connus par d’éminens services, parfaitement aptes, restent dans l’oubli, demeurent dans l’inactivité, s’ils ne sont persécutés… » — la liberté de la presse « qui n’existe plus de fait ; » — les tribunaux, confiés « à nombre de magistrats improvisés et de créatures du chef, à qui l’on remet la destinée des citoyens ; » — le jury, « aboli dans presque toutes les causes criminelles ; » — la garde nationale soldée (l’armée) : « n’est-il pas juste que l’on parvienne aux grades élevés par le mérite et l’ancienneté, et non par la faveur et la protection ?… la solde et l’avancement ne doivent point dépendre des volontés, du caprice, ou du bon plaisir de celui qui commande… »

Puis encore : « Détournons nos regards du président Boyer ; fixons-les sur les grands intérêts de la patrie : il ne s’agit en ce moment que des principes. Dans la balance de la chose publique, un homme n’est rien. Sans doute, ce sont nos défectueuses institutions qui l’ont fait ce qu’il est. Il sera par l’Histoire attaché au pilori de l’infamie, ce chef dont le règne de vingt-quatre années a détruit les nobles travaux de nos aïeux, qui nous a ravi toutes nos libertés, sans exception ; ce chef qui s’est gorgé de richesses et qui en a gorgé ses favoris, qui ne fait rien que pour ses satellites ; dont la politique n’a jamais été que de se maintenir au pouvoir, en sacrifiant l’intérêt général, en pratiquant un machiavélique laisser-aller, en divisant les citoyens ; ce chef qui s’est montré constamment l’ennemi acharné du progrès, des améliorations et de la civilisation, qui a tant de fois porté sa main sacrilége sur l’arche sainte de nos institutions…

» Anathème ! à jamais anathème à ce liberticide Sénat ! à cet exécrable instrument de la tyrannie, qui a eu l’impudeur et la mauvaise foi de dire : que le peuple ne parle point, ne demande point une autre constitution !… »

Enfin : « L’heure de la régénération a sonné !… Éxécration et malheur ! cent fois exécration et malheur aux égoïstes, aux lâches, à ces enfans dénaturés d’Haïti qui auront été insensibles à la voix de la patrie, notre première mère !… Cent fois exécration et malheur à ceux qui ne se seront pas ralliés au drapeau de la liberté ! Guerre aux ambitieux qui chercheront à perpétuer le régime du despotisme… »

Après ce cri de guerre et quelques autres considérations générales sur la nécessité « d’asseoir les bases du bonheur public, en vivifiant l’agriculture, en activant le commerce, en protégeant l’industrie et les arts, en propagéant l’instruction publique, en encourageant et favorisant les migrations, en augmentant, enfin, par tous les moyens, notre population et nos ressources ; » et d’autres encore sur le danger de la Gérontocratie : — ce Manifeste annonça le changement de la constitution, en proclamant d’abord « un gouvernement provisoire, composé des notabilités, tant dans la magistrature que dans l’armée, et qui sont : les citoyens Imbert, Bonnet, Borgella, Voltaire et Guerrier ; » c’est-à-dire, cinq vieillards d’un âge au moins égal à celui de Boyer. « Le gouvernement provisoire constitué, l’autorité du pouvoir exécutif, ainsi que celle du Sénat et de la Chambre des représentans des communes cesseront. » Puis venaient les attributions conférées à ce gouvernement pour former une « assemblée constituante, » afin d’avoir « une constitution des plus démocratiques, qui proclame hautement la souveraineté du peuple et les principes de l’élection temporaire dans la plupart des fonctions publiques, » notamment le pouvoir exécutif. « Le gouvernement provisoire aura donc la dictature jusqu’à la réunion de l’assemblée constituante. Cependant, ses fonctions dureront jusqu’à la nomination du pouvoir exécutif, après quoi, elles cesseront.

» Toutefois, il sera, dès à présent, choisi aux Cayés un patriote, dont le dévouement est connu, pour diriger l’entreprise par nous provoquée. Il aura le commandement de l’armée et le droit de la réformer, s’il y a lieu ; d’y faire toutes les mutations qu’il jugera convenables. Sa mission terminée, ce chef rentrera dans la classe des citoyens privés, sauf ce qui aura pu être décidé à son égard par le gouvernement provisoire ou définitif. »

Et le citoyen Charles Hérard aîné (Rivière), chef de bataillon au régiment d’artillerie des Cayes, fut de suite choisi dans ce dessein. Il signa cet acte en qualité de « Chef d’exécution ; » H. Dumesle, en Celle de « Président du comité ; » Pilorge, P. U. Ledoux, D. Philippe et J.-B. Lacroix, comme « membres, du comité ; » Laudun, F. R. Lhérisson et Thomas Presse, Comme « secrétaires rédacteurs. »

Le 21 novembre 1842, un nouvel acte, constatant que le Manifeste a été présenté à la Société, par le comité chargé de sa rédaction, et a été discuté et adopté à l’unanimité ; cet acte définit les pouvoirs donnés à Charles Hérard aîné (Rivière), investi de toute l’autorité exécutive. trois articles y furent consacrés. Un quatrième article prescrivit le serment que chaque membre de la « Société des droits de l’homme et du citoyen » devait prêter entre ses mains, « pour le salut et la régénération d’Haïti. » Dès lors il prit le titre de « Chef d’exécution des volontés du peuple souverain et de ses résolutions. »

Tels furent les actes préparatoires d’organisation relative à l’insurrection que l’Opposition devait proclamer aux Cayes, aussitôt que le moment en serait venu : de nombreuses adhésions y eurent lieu par la suite[3].

On trouve dans le Manifeste, le germe de toutes les autres accusations portées contre Boyer, quand cette entreprise eut été couronnée de succès. Le langage passionné dont les opposans se servirent à son égard, n’a rien que de fort naturel de leur part et par rapport au temps où ils écrivaient cette pièce : il faut toujours juger les actions des hommes à raison de l’époque et des circonstances où ils se trouvent, de même qu’on juge celles des gouvernemens, pour prononcer avec équité. D’ailleurs, on est toujours violent envers un chef que l’on veut renverser du pouvoir ; on charge de couleurs sombres le tableau que l’on fait de son administration, pour mieux entraîner les masses ; mais, c’est à l’histoire qu’il appartient d’en ménager les teintes, d’offrir la vérité, pour éclairer le jugement de la postérité.

L’Opposition sentait si bien que le peuple, en général, n’aurait pas été disposé à concourir au renversement du président Boyer, qu’il lui a fallu changer de tactique dès 1839. L’année précédente, dans l’adresse de la Chambre, elle avait dit, en demandant la révision de la constitution : « que cette constitution, malgré ses imperfections, avait eu la vertu de moraliser et de tranquilliser la République durant plus de vingt années. » Cette proposition insolite n’ayant pas été agréée par le Président et le Sénat, l’Opposition attaqua ce pacte fondamental, afin de saper ces deux pouvoirs ; elle en vint à lui attribuer tous les maux, réels ou imaginaires, qu’elle voyait dans l’Etat et qu’elle a énumérés dans son Manifeste.

En cela, il y avait un danger pour elle-même : c’est qu’elle prenait envers la nation un engagement solennel de reparer ces maux, de mieux faire que Boyer dans le gouvernement et l’administration du pays, sous peine de déchoir promptement dans l’opinion de tous et de tomber, à son tour, en présence de la situation qu’elle allait faire naître.

Il est peu de révolutionnaires qui se pénètrent de cette conséquence inévitable ; et nous croyons avoir dit une vérité prouvée par de nombreuses expériences, en parlant de Messeroux : « Il n’est pas donné à tout le monde de remplir le rôle de révolutionnaire. Pour y réussir et se maintenir, il faut avoir des antécédens honorables, du caractère et de la capacité, sinon l’on est promptement sifflé sur le théâtre où l’on se met en scène[4]. »

Le Manifeste avait désigné cinq personnages parmi les vétérans du pays, pour former le gouvernement provisoire ; mais il n’y en eut que trois qui répondirent à son appel.

Le général Bonnet venait de mourir le 9 janvier. Nous pouvons affirmer, d’après des témoignages dignes de foi, qu’ayant eu connaissance de cet acte par l’avocat Franklin qui alla à Saint-Marc expressément pour le lui quer, il désapprouva cette entreprise comme dangereuse et devant produire plus de mal que l’administration de Boyer, que lui-même trouvait fort imparfaite : nous ne disons pas son gouvernement. À ce sujet, Bonnet dit des choses sérieuses à Franklin qui retourna fort abattu à la capitale. Indépendamment de sa haute capacité politique qui lui faisait prévoir l’avenir, Bonnet avait devant les yeux l’expérience de la session du Sud à laquelle il contribua. Il avait vu encore par quels miracles, pour ainsi dire, s’était effectuée l’unité haïtienne qui amena ensuite l’unité politique et territoriale d’Haïti à laquelle il concourut si dignement. Il n’est donc pas étonnant qu’après ces faits si glorieux et se voyant sur le bord de la tombe, il ait repoussé l’idée d’une révolution par la chute de Boyer[5].

Quant au général Borgella, il avait les mêmes motifs politiques que son collègue pour repousser cette révolution, et, comme lui, il était infirme par suite de l’apoplexie qui l’avait frappé en 1840[6]. Si, au temps de toute sa vigueur, il n’avait pas voulu condescendre, par une ambition qui eût été condamnable, à conspirer contre le pouvoir de Boyer avec qui il avait plus d’intimité que Bonnet, ce n’était certainement pas en 1843 qu’il aurait pu se placer à la remorque de l’Opposition. Il savait à quoi s’en tenir de son langage et de ses plans de régénération, pour être convaincu qu’elle ne ferait pas mieux que le Président dont il n’approuvait pas, néanmoins, tous les actes. Sa vieille expérience des affaires, des choses et des hommes, lui donnait aussi la prévoyance des événemens qui surgiraient infailliblement de la révolution à laquelle l’Opposition aspirait.

Dans cette conviction, ayant appris positivement que les opposans des Cayes avaient eu des réunions clandestines ; désireux de prévenir plutôt que de punir, et dans l’espoir qu’il pourrait réussir à les amener à des sentimens modérés, il convoqua au bureau de l’arrondissement, à la fin de novembre 1842, une assemblée des fonctionnaires civils et militaires, des officiers de tous grades des troupes et de la garde nationale de la ville et de la campagne ; et là, il tint à eux tous et à bien des citoyens qui furent aussi présens, le langage que son autorité supérieure, que son expérience lui donnaient le droit de tenir, pour leur démontrer le danger des discordes civiles, des maux qu’elles entraînent toujours, et la perturbation qui suit toute révolution. Borgella leur dit, enfin, de réfléchir sérieusemet sur la situation réelle de la République dans l’actualité, après qu’elle eût traversé tant d’orages politiques ; et qu’il ne fallait pas la compromettre par le désir d’améliorations que chacun pouvait sans doute former, mais qu’on n’était pas sûr d’obtenir par l’agitation des esprits, et surtout par de coupables entreprises contre l’ordre établi et contre la paix publique.

Ces paroles firent impression sur la majorité de cette assemblée ; et Borgella se vit approuvé par tout son auditoire, tandis que quelques-uns, qu’il savait être fort compromis et qu’il aurait pu faire arrêter, persistaient intimement dans leur dessein[7].

Le général Borgella fut ensuite assez souvent renseigné des moindres démarches des opposans et de leurs trames ; mais les personnes qui lui donnaient ces avis le priaient toujours de ne pas les mettre en évidence, en lui avouant qu’elles ne voudraient pas paraître en justice pour soutenir une dénonciation. C’était de la pusillanimité, et un embarras pour lui ; il fallait donc attendre que des actes notoires de la part des opposans vinssent autoriser des poursuites contre eux ; mais ils s’en abstinrent, se bornant à faire une active propagande de leurs idées. Borgella en instruisit le Président, et celui-ci lui répondit de s’assurer des faits, d’arrêter les individus pour les faire juger, car on ne devait rien faire d’arbitraire. C’était fort bien dit ; mais comment prouver les faits, lorsque personne ne voulait les dénoncer légalement ? Comment arrêter préventivement des individus, sans donner suite à l’action de la justice ?… On peut dire, enfin, que Borgella partageait, aux Cayes, cette espèce d’hésitation, ce laisser-aller que manifestait Boyer lui-même à la capitale, en présence de l’Opposition de cette ville. Comme lui, il pensait qu’elle était impuissante à armer les citoyens contre le gouvernement ; et il restait dans cette fausse sécurité, la pire manière d’agir, peut-être, pour un pouvoir établi. Car, aux Cayes, indépendamment du jeune Dominique qui était venu du Port-au-Prince se mettre en relations avec les opposans, on avait vu M. Wilson Phips venir aussi de Jérémie dans le même but. Avant eux, MM. Benoît, représentant de Santo-Domingo, Normil Dubois, représentant du Petit-Trou, Artémise, de Saint-Jean, avaient paru aux Cayes, évidemment pour s’entendre avec le chef de l’Opposition, président du comité directeur. Le 26 janvier, il y arriva encore, de Santo-Domingo un jeune homme nommé Ramon Mella, envoyé par les opposans de cette ville ; il repartit immédiatement.

Depuis peu de jours le bruit courait que le 26 janvier était celui fixé pour une prise d’armes ; il y eut de l’agitation aux Cayes, chacun s’attendant à cette explosion. Le colonel Cazeau, commandant de la place et du 13e régiment, renforça la garde des postes les plus importans, et la journée se passa sans mouvement.

On disait depuis quelque temps que le chef de bataillon Rivière Hérard avait été choisi par les opposans pour diriger leur entreprise, et l’on avait remarqué qu’il faisait de fréquens voyages dans les communes de l’arrondissement des Cayes, et qu’il alla même jusqu’à l’Anse-d’Eynaud, sans doute pour s’aboucher avec le général Lazare, commandant de l’arrondissement de Tiburon. Le vendredi 27 janvier, on ne fut donc pas étonné d’apprendre qu’il avait réuni les opposans sur l’habitation Praslin qui lui aptenait, et que les conjurés y étaient « en force. » Dans l’après-midi, le colonel Cazeau fit un mouvement militaire pour tenir les troupes de la garnison sous les armes ; la garde nationale se réunit spontanément ; les fonctionnaires publics et des citoyens privés se rendirent chez le général Borgella et y passèrent la nuit. Pendant cette nuit. M. P. Soray, vint de la plaine lui dire, qu’il était faux qu’il y eût réunion de conjurés à Praslin ; que R. Hérard y était seul, mais qu’il était vivement indigné des soupçons qui planaient sur lui. Ce rapport était mensonger. Le colonel Cazeau fit arrêter le capitaine Merveilleux Hérard, frère de Rivière, qui était de garde à l’arsenal : on savait qu’il y avait eu entre lui et le lieutenant Thomas Presse, aussi de l’artillerie, une conversation qui parut suspecte. Le sous-lieutenant Louis Jacques et le sergent Barbot furent aussi arrêtés, sur l’avis des colonels Toureaux, commandant le régiment d’artillerie et directeur de l’arsenal, et Colin, commandant le 17e régiment[8].

Le 28, vers 9 heures du matin, Bélus Ledoux, préposé d’administration au Port-Salut, vint de Praslin apporter à Borgella une lettre de R. Hérard, par laquelle il exposait à ce général la situation des esprits tendus vers les améliorations désirées par le peuple, et la pensée régénératrice des patriotes réunis autour de lui : cette lettre se terminait par la proposition d’une entrevue. Le général dit à cet envoyé qu’il répondrait à R. Hérard. B. Ledoux, en retournant à Praslin, dit à quelques personnes, que les patriotes étaient en grand nombre, et qu’ils se proposaient de venir attaquer la ville dans la nuit suivante, si une réponse favorable n’était pas faite à la lettre dont il était porteur. On ajouta à ce propos jactancieux, qu’en s’emparant des Cayes, les patriotes ordonneraient le pillage et se vengeraient. Aussitôt l’alarme se répandit. Le bruit courut ensuite que les insurgés étaient déjà rendus sur l’habitation Coquet, à peu de distance : les tambours eurent l’ordre de battre le rappel ; mais les chefs de bataillon Dugazon et Gervais, des 13e et 17e régimens, par excès de zèle, firent battre la générale : ce qui occasionna une vive alerte dans la ville.

Le général Borgella, voulant avoir un concours dévoué et raisonné de ses subordonnés, convoqua chez lui les officiers supérieurs et leur communiqua la lettre de R. Hérard. Tous, unanimement, opinèrent pour qu’il ne pactisât point avec l’insurrection ; ce à quoi il était du reste résolu par devoir et par conviction. Pendant que ce conseil délibérait, des fonctionnaires, des citoyens privés, accourus chez Borgella au moment de l’alerte, remplissaient son balcon. M. Armand Durcé dit au milieu d’eux : « La révolution est dans tous les cœurs ; que le général la proclame, et nous le seconderons ! » Le capitaine Fabre Geffrard, quartier-maître de la gendarmerie, s’adressant alors à l’administrateur C. Ardouin, lui dit : « Proclamons donc la révolution, en criant : À bas le Président ! Vive le général Borgella ! » Mais, ni l’administrateur, ni aucune autre personne, ne répondirent au désir de ces deux membres de l’Opposition.

Le 27, le capitaine Geffrard avait été à Praslin, et il en était revenu pour essayer d’entraîner Borgella, dans le mouvement ; mais il s’abstint de lui communiquer cette pensée, préférant sans doute l’y déterminer par le concours de l’administrateur et des personnes qui étaient chez lui, ce qui eût couvert sa responsabilité envers le gouvernement, par cette manifestation qu’on eût pu qualifier populaire. Reconnaissant, au contraire, que ce concours lui manquait et que les officiers supérieurs avaient opiné pour la répression de l’insurrection, Geffrard, lié par la parole d’honneur qu’il avait donnée, prit la résolution de rejoindre ses compagnons à Praslin. Il partit dans l’après-midi du 28, en écrivant un billet qui fut remis ensuite à Borgella. Il lui donna une nouvelle assurance de son amitié, en lui promettant de le protéger, s’il y avait lieu, en lui recommandant en même temps sa famille. Son langage affectueux exprimait néanmoins cette situation de l’âme où se trouve un officier militaire qui ne déserte son poste que par des considérations supérieures qui l’entraînent, telles qu’on en remarque dans les révolutions politiques. Nous apprécierons bientôt cette unique défection à laquelle le général Borgella fut extrêmement sensible.

Elle le porta à ordonner l’arrestation du capitaine Tuffet, de l’artillerie, sur la conviction acquise de ses sentimens en faveur des insurgés. Le commandant Rivière Hérard exerçait une grande influence sur plusieurs officiers de son corps, et il fallait la nullifier par des actes de précaution, sinon de rigueur. Le lendemain 29, le colonel Cazeau fit arrêter le lieutenant Thomas Presse, aussi de ce corps et neveu de Madame Borgella.

Dès le 27, Borgella avait écrit au Président pour l’informer de la révolte dont R. Hérard était le chef, et au général Solages, commandant de l’arrondissement d’Aquin, pour le requérir de venir aux Cayes avec le 15e régiment et les gardes nationales de son arrondissement[9]. Il en avait également informé le général Malette, commandant celui de l’Anse-à-Veau, afin d’y porter toute sa surveillance.

Le 29, il émit un ordre du jour devenu nécessaire dans l’occurence. Il faisait savoir que « le chef de bataillon Rivière Hérard, aidé de quelques factieux et d’autres gens qu’il a égarés, avait levé l’étendard de la révolte et osé lui écrire pour en faire la déclaration. Il prétexte le besoin d’améliorations sociales, comme s’il était possible d’en obtenir, en armant le fils contre le père, le frère contre le frère, en exposant les propriétés. Je dois compter sur l’honneur et les nobles sentimens du peuple de cet arrondissement. En conséquence, le commandant R. Hérard est déclaré traître à la patrie. »

Le général Borgella ne pouvait considérer autrement cet officier soumis à ses ordres, ni ceux qui l’aidaient dans son entreprise : celle-ci n’était, et ne pouvait être à ses yeux, qu’une révolte à main armée. Car, c’était une question à savoir, si les populations s’y rallieraient et la seconderaient pour qu’elle devînt une révolution à laquelle il dût se soumettre. Le gouvernement de Boyer, malgré tous les justes reproches qu’on pouvait lui faire, n’était pas une de ces odieuses tyrannies qui indignent tellement la conscience publique, que l’on est autorisé à se ranger de suite à côté de celui qui lève le drapeau de la liberté pour en affranchir son pays.

Cependant, le 28, Borgella avait reçu avis du chef de bataillon Létang-Labossière, commandant le Port-Salut : que la majeure partie de la garde nationale de cette commune avait été se réunir aux insurgés de Praslin[10]. La menace incessante que ceux-ci faisaient de marcher contre la ville des Cayes, l’obligea à la garder avec toutes ses forces jusqu’à l’arrivée du général Solages et de ses troupes. À la parade du dimanche 29, celles des Cayes se grossirent de tous les militaires formant l’effectif des corps, et même des congédiés depuis quelque temps ; la garde nationale était également bien réunie. Ce fut en ce moment que l’ordre du jour ci-dessus, fut publié et accueilli par tous. Dans la nuit, Borgella reçut un nouvel avis du commandant Labossière : que l’es insurgés s’étaient présentés devant le bourg de Port-Salut et que R. Hérard lui avait demandé une entrevue qu’il refusa. Après ce refus, ce dernier avait rétrogradé sur Praslin.

Le 30, informé que Solages et ses troupes étaient près des Cayes, Borgella ordonna au colonel Cazeau d’en sortir avec les 15e et 17e régimens et un bataillon de la garde nationale de la plaine, de rallier celui de Torbeck, et de se porter contre les insurgés : ce colonel partit à 11 heures du matin. Solages arriva en ce moment, et ses troupes à midi. Borgella publia un nouvel ordre du jour où il relatait les faits et disait : « qu’il avait l’espoir de ne trouver qu’un petit nombre de coupables à livrer au glaive de la justice, et qu’il réclamait de nouveau le concours des bons citoyens pour maintenir l’ordre et sauver l’État. » Dans cet acte, il qualifiait le chef de bataillon Rivière Hérard « de perfide, qui avait égaré les hommes qui l’entouraient. » La nuit survenant, il apprit que Cazeau n’avait pas rencontré les insurgés à Praslin : ils avaient abandonné ce lieu pour se porter au bourg des Gôteaux où ils passèrent pour se rendre à l’Anse-d’Eyhaud. Le colonel Cazeau les poursuivit jusqu’aux Anglais, bourgade située aux limites dé l’arrondissement des Cayes.

Les insurgés étaient donc en fuite, pour le moment du moins après avoir reconnu leur impuissance dans cet arrondissement. Elle était telle, et leurs adhérens aux Cayes le reconnurent si bien, que, pendant qu’ils étaient encore à Praslin ; MM. Castel et E. Labastille vinrent prévenir le générals Borgella, qu’ils allaient s’y rendre pour essayer de les persuader à se dissoudre : peut-être leur démarché n’était que simulée, afin de les instruire de la vraie situation des Cayes. Quoi qu’il en soit, ces deux citoyens furent ensuite emprisonnés par ordre de Borgella, et avec eux, MM. Armand Durcé, Barjon fils, Layette et Giraudier.

Dans la même huit du 30, ce général écrivit une lettre à Boyer pour lui rendre compte des faits ci-dessus relatés. En lui citant les principaux personnages qui entouraient le chef de bataillon R. Hérard, — MM. Hérard Dumesle (son cousin), Laudun, Lhérisson et Pilorge, — il lui parla du capitaine Fabre Geffrard, qui l’avait abandonné le 28, en des termes qui prouvaient, et son affection pour cet officier et le regret qu’il ressentait de le voir se jeter dans les rangs de l’insurrection. Borgella avait raison de s’exprimer ainsi, car Geffrard était destiné, plus qu’aucun autre, à contribuer à sa réussite, comme on le verra. Il ajouta qu’il avait appris sa promotion au grade de chef d’escadron, et il envoya au Président des exemplaires de ses d’eux ordres du jour[11].

Après le départ du colonel Cazeau, il y avait aux Cayes le bataillon d’artillerie et la garde nationale de cette ville. Le commandement de la place fut confié au colonel Toureaux, officier d’une grande activité et de beaucoup de résolution. Le 15e régiment et les gardes nationales de Cavaillon, de Saint-Louis et d’Aquin vinrent renforcer la garnison. Le commandant Tessonaux eut ordre de se tenir au Camp Périn, avec le second bataillon de la garde nationale de la plaine, et là, il gardait la route qui conduit de cette plaine à la Grande-Anse, par le Plymouth.

Le général Borgella envoya l’ordre au colonel Cazeau de passer les limites de l’arrondissement des Cayes, afin de poursuivre les insurgés ; et à cet effet, il lui expédia en même temps des lettres d’avis, adressées aux généraux Lazare et Segrettier, par lesquelles il requérait ces généraux, au nom du gouvernement, de laisser passer Cazeau dans le but de sa mission. Ayant su ensuite, par ce colonel, que le général Lazare avait quitté l’Anse-d’Eynaud pour se porter à Jérémie avec le 19e régiment et la garde nationale, et que les insurgés l’y avaient suivi, il envoya l’ordre à Cazeau de s’emparer de l’Anse-d’Eynaud et de s’y retrancher. Cette mesure militaire devenait une nécessité, en présence de la situation qui se dessinait dans toute la Grande-Anse, comprenant les arrondissemens de Tiburon et de Jérémie. Il était évident que l’insurrection s’y étendait, après avoir échoué aux Cayes. Il fallait donc attendre les dispositions ultérieures, que prendrait le Président d’Haïti. Le commandant Gaëtan n’ayant opposé aucune résistance au passage des, insurgés aux Côteaux, fut arrêté et conduit dans la prison des Cayes.

Il nous faut, ici, expliquer un fait qui a été reproché avec amertume au colonel Cazeau, parce qu’on en a ignoré la cause : celui d’avoir ordonné une décharge de mousqueterie sur les bâtimens de la sucrerie Praslin, quand il n’y rencontra pas les insurgés. On a considéré ce fait comme un acte de vandalisme, à raison du regret que cet officier aurait éprouvé de perdre l’occasion de les faire prisonniers. Loin de là. — Hérard Dumesle, sachant que Cazeau gardait une certaine rancune au président Boyer depuis 1820, pour, n’avoir pas été fait colonel de la garde à la mort d’Eveillard, lui avait proposé d’entrer dans la conjuration qu’il organisa en septembre 1842. Cazeau le voulait bien, mais à condition qu’il aurait été le « chef d’exécution. » Il objecta qu’il ne pouvait se placer sous les ordres de Rivière Hérard, qui n’était pas aussi ancien militaire que lui et qui n’avait que le grade de chef de bataillon. Lorsqu’il reçut l’ordre du général Borgella, de marcher contre les insurgés réunis à Praslin, il fit la confidence de cette proposition à l’administrateur C. Ardouin qui avait été soldat dans les chasseurs à pied de la garde, sous ses ordres, et il lui dit : qu’il enverrait auprès des insurgés un officier chargé de leur faire savoir, qu’il profiterait de cette occasion pour se joindre à eux et revenir ensuite aux Cayes, tous ensemble, afin de porter Borgella à se prononcer en faveur de l’insurrection ; que de cette manière, il espérait réussir à les arrêter tous, sans coup férir. Mais C. Ardouin lui répondit ; « Vous avez été un bon ami de mon père, et vous m’avez toujours accordé votre amitié ; je dois vous parler avec toute la franchise que vous me connaissez. Si vous agissiez ainsi, ce serait un piège que vous tendriez aux insurgés, et vous devez vous en abstenir, pour votre honneur. Votre mission est de les dissiper, de les combattre à force ouverte ; ne faites que cela. » Cazeau reconnut la générosité de ce conseil dicté par une profonde estime ; et, mu alors par un sentiment chevaleresque, se doutant ou croyant que les insurgés n’étaient pas fort éloignés de Praslin, il fit faire par sa troupe la décharge de mousqueterie dont s’agit, afin de les avertir de sa présence sur les lieux. Telle était son intention.

On peut dire que Cazeau ne remplit pas ainsi son devoir militaire dans toute sa rigueur ; mais qu’on n’oublie pas que la situation des choses et des esprits était telle, que les convictions flottaient, si on peut le dire, entre la fidélité due au gouvernement et l’Opposition qui l’attaquait incessamment. On verra ce brave officier payer dé sa vie, la fidélité qu’il garda envers Boyer, que cependant il n’estimait pas, peut-être uniquement par ce louable honneur qui retient le militaire à son drapeau.

Dès le 27 janvier, avons-nous dit, le général Borgella avait informé le Président de la révolte de Praslin ; il lui adressa la lettre qu’il reçut de Rivière Hérard, et il continua, chaque jour, à le tenir avisé des événemens.

Le 2 février, Boyer publia une proclamation adressée à la nation, pour lui annoncer la révolte survenue dans la plaine des Cayes, ce qui s’en était suivi jusqu’au 30 où les insurgés avaient fui. Il y faisait l’éloge de Borgella, des troupes et des gardes nationales des arrondissemens des Càyes et d’Aquin. En parlant des insurgés, il disait :

« Les pervers ! C’est au nom de la liberté qu’ils méditaient le renversement des institutions qui garantissent à la nation ses droits les plus précieux ! C’est au nom de la morale qu’ils s’apprêtaient à armer les citoyens contre les citoyens, les frères contre les frères, les fils contre leurs pères ! C’est au nom de la civilisation qu’ils voulaient plonger Haïti dans les horreurs de l’anarchie ! Mais le peuple, n’a pas été dupe de leur perfide langage ; mais l’armée s’est montrée ce qu’elle a toujours été, fidèle à la patrie ; mais, la garde nationale n’a pas démenti le dévouement, dont elle est animée pour le maintien de l’ordre et de la constitution. »

Cet acte annonça « que justice serait faite à l’égard des factieux qui ont combiné et dirigé le mouvement insurrectionnel du 28 janvier, et qu’amnistie pleine et entière est accordée à ceux qui n’ont été qu’égarés et qui s’empresseront de faire leur soumission. » Et attendu qu’il importait de concentrer dans une seule direction, tous les moyens destinés à amener la répression de l’insurrection, le général Borgella fut investi du commandement supérieur provisoire dû département du Sud ; les commandans d’arrondissement en dépendant furent enjoints à obéir à tous les ordres qu’il donnerait pour le rétablissement de la tranquillité publique.

À la parade qui eut lieu au Port-au-Prince le dimanche 5 février, les troupes de la garnison furent réunies au complet. Boyer appela tous les officiers au milieu du Champs-de-Mars ; il leur parla de l’insurrection, de son but, et des devoirs qu’ils civaient à remplir envers la patrie. Sa parole fut chaleureuse et éloquente, surtout lorsqu’il les entretint de la conduite du général Borgella : « Vous n’avez pas oublié, leur dit-il, avec quel dévouement ce brave, général amena la soumission du Sud à l’illustre Pétion, pour sauver la République ; avec quel courage il combattit contre les troupes de Christophe, dans le siége mémorable de 1812. Eh bien ! il vient de sauver encore la République, par sa fidélité à son gouvernement et à sa constitution. Imitez-le ! »

Hélas ! que fit de Borgella, l’Opposition, l’insurrection triomphante ? Elle en fit un complice des crimes imputés à Boyer, elle en fit un prisonnier aux Cayes ; et dans cette capitale qu’il avait défendue avec tant de bravoure, elle eût renouvelé ce tort, si la voix publique et de nouveaux événemens politiques ne lui eussent ouvert, les yeux.

Boyer avait immédiatement envoyé l’ordre à tous, les commasdans d’arrondissement de l’Ouest, de l’Artibonite et du Nord, de réunir les troupes sous leurs ordres au grand complet, afin de les diriger dans le Sud, s’il y avait lieu. Après la parade du 5, il revint au palais de la présidence où se trouvaient les fonctionnaires publics et des citoyens privés ; il parla de l’Opposition et de l’insurrection qui venait d’échouer aux Cayes. Mais il annonça qu’il n’avait aucune nouvelle de Jérémie et des autres communes de la Grande-Anse. « Les insurgés, dit-il, s’y sont rendus sans doute, et si les généraux Lazare et Segrettier ne remplissent pas leur devoir comme a fait le général Borgella, cela pourra devenir inquiétant, et il faudrait combattre. Les factieux veulent renverser mon gouvernement, mais ils ne prévoient pas ce qui résulterait de leur succès : la désorganisation générale, la division du territoire de la République, peut-être même la perte de notre nationalité : dans tous les cas, elle serait compromise. »

Puisqu’il avait une telle pensée, il aurait dû comprendre qu’il jouait la dernière partie avec ceux qui n’avaient cessé d’attaquer son administration en la décriant de leur mieux ; et, alors, il ne fallait pas se reposer sur l’insuccès de l’insurrection aux Cayes, et se borner à déférer au général Borgella le commandement du département du Sud : il aurait dû lui-même se porter dans ce département avec toutes les troupes de l’Ouest pour diriger les opérations militaires. Sa présence eût été aussi d’une grande importance politique, en fixant les dévouemens et la fidélité au drapeau. Ce n’étaient ni le général Segrettier, ni le général Lazare, sans renom militaire, ni le « chef d’exécution » qui passait seulement pour bien connaître la théorie de l’artillerie, ni, enfin, les avocats qui l’entouraient, qui auraient pu opposer une résistance prolongée au chef de l’État dont l’autorité eût paru plus redoutable alors[12].

Qu’avait-il réellement à craindre en quittant la capitale ? Les opposans de cette ville ? Ils n’étaient capables que de propos plus ou moins malveillans tenus discrètement. Dans ces momens-là, leurs journaux n’osèrent pas parler de l’insurrection, sur la simple invitation qui leur fut faite de s’en abstenir, ce’qui était très-convenable. Et en laissant au général Victor Poil des troupes suffisantes, avec un pouvoir discrétionnaire, même avec la faculté d’appeler en ville la garde nationale des campagnes environnantes, les opposans seraient restés paisibles ; car, enfin, ils étaient aussi des conservateurs, et ils auraient compris le danger d’une collision. Ensuite, il est constant que les départemens de l’Artibonite, du Nord et de l’Est se sont maintenus en parfaite tranquillité jusqu’au dernier jour : l’idée de l’insurrection contre le pouvoir de Boyer ne s’y est pas manifestée, pour seconder celle du Sud.

Il y eut donc faute politique de sa part, en restant à la capitale. Il oublia cette maxime en matière de gouvernement : « Le crime n’est pas toujours puni en ce monde, les fautes le sont toujours. » Il est vrai que nous portons ce jugement après coup ; mais les gouvernemens sont faits « pour prévoir, » et les paroles que nous venons de rapporter prouvent que Boyer avait assez bien prévu ce qui résulterait de sa chute[13].

Les 21e et 24e régimens et les gardes nationales de l’arrondissement de Léogane furent les premières forces qui allèrent dans le Sud. Ces troupes se rendirent à l’Anse-à-Veau où commandait le général Malette. À cet effet, le général Inginac qui, malgré son office de secrétaire général, était toujours commandant de l’arrondissement de Léogane, eut l’ordre de s’y porter pour mettre ces forces en mouvement. Il se rendit au Petit-Goave le 4 février, et le 5 elles défilèrent, avec toute l’apparence d’un grand enthousiasme en faveur du gouvernement. Mais à Léogane et surtout au Petit-Goave, il y avait des opposans actifs qui n’avaient cessé de travailler à embaucher les militaires, particulièrement les officiers. Dans cette marche, étant gardes nationaux, ils continuèrent cette manœuvre encore mieux, et ils furent secondés par ceux de Miragoane et de l’Anse-à-Veau, même par leurs femmes, leurs mères et leurs filles, qui partageaient leurs opinions, qui furent éprises de l’insurrection et ne soupiraient qu’en faveur d’une révolution ; et ces personnes ne cessèrent pas de mettre en pratiquer, à d’égard des autres troupes qui passèrent ensuite dans ces villes ; les mille, petites attentions flatteuses que leur, sexe sait employer pour réussir dans un dessein formé. Il faut dire aussi qu’elles, y furent encore déterminées par les mesures de rigueur ordonnées par le général Inginac envers leurs parens.

Lorsqu’on apprit à Miragoane la prise d’armes, de Praslin, il y eut des opposans qui allèrent aux Cayes pour juger par eux-mêmes de l’effet qu’elle y produisait ; ils s’en retournèrent consternés, en voyant que les insurgés avaient été contraints de s’enfuir, et ils persuadèrent les autres de ne pas se manifester. Mais Inginac, empiétant certainement sur les attributions qui étaient réservées au général Borgella, chef provisoire de tout le département du Sud, et croyant bien faire, sans doute, envoya l’ordre au commandant Goguette, à Miragoane, et au général Malette, à l’Anse-à-Veau, d’arrêter tous les opposans de ces lieux et de les lui envoyer sous escorte au Petit-Goave[14]. Sa qualité de secrétaire général donnait à penser à ces officiers supérieurs que c’était par autorisation de Boyer.

Les opposans eurent le temps d’être avertis de cet ordre, alors qu’ils apprirent le suicide du citoyen Siclay, au Petit-Goave, par suite de paroles vexantes et de menaces dont Inginac fut l’auteur ; ils durent se croire menacés eux-mêmes d’incarcération au moins, sinon d’un sort plus rigoureux : car en même temps on emprisonna au Port-au-Prince, MM. Franklin, Saint-Amand, Covin aîné, Ducharreau, etc. Le général Malette arrêta et envoya à Inginac cinq citoyens qu’il fit emprisonner ; mais les opposans de Miragoane, au nombre d’une vingtaine, s’embarquèrent dans des canots, et allèrent, soit à Jérémie, soit au Corail où ils trouvèrent les insurgés dont ils ranimèrent l’ardeur par le récit du danger qu’ils avaient couru. Ainsi, par la mesure politique très-intempestive que prit Inginac, il occasionnace qui ne pouvait qu’être nuisible à la cause du gouvernement. Il ne se borna pas à cela ; car il se permit de donner certains ordres pour les opérations militaires, lesquels pouvaient contrarier les dispositions prises par le général Borgella ; et cela, toujours dans les meilleures intentions.


En abandonnant la plaine des Cayes, Rivière Hérard et ses compagnons savaient qu’ils pouvaient espérer du concours de la part du général Lazare, à l’Anse-d’Eynaud. On a dit que ce général s’était laissé persuader, que Borgella, était convenu de se déclarer en faveur de l’Opposition, quand elle aurait pris les armes, et qu’il avait promis de la seconder aussi, d’autant plus volontiers, qu’en 1842, il aurait été très-irrité contre Boyer qui lui aurait écrit une lettre sévère, à propos, de quelques matériaux destinés aux réparations de l’église de l’Anse-d’Eynaud, dont il aurait disposé. Que ce fait soit réel ou non, il suffisait de l’assurance qui lui fut donnée de l’assentiment secret de Borgella, pour le déterminer lui-même. Et il faut dire que les opposans des Cayes et ceux des autres localités, ne négligèrent nullement ce moyen d’embauchage : ils faisaient accroire que les cinq personnages désignés dans le Manifeste du 1er septembre pour être les membres du gouvernement provisoire, étaient d’accord avec eux, tandis qu’il n’en fut rien, assurément. D’autres bruits tout aussi inexacts circulèrent dans le même but : de paralyser les efforts du gouvernement et de ses défenseurs, de jeter l’incertitude dans les esprits, pour mieux les rallier à la cause de l’Opposition en armes contre le chef de l’État. Tantôt on disait qu’on ne visait pas à le déposséder du pouvoir, mais à obtenir de lui les améliorations réclamées pour le bonheur du peuple ; tantôt on prétendait n’être armé que contre les vicieuses institutions politiques, de la République, seules causes de tous les maux dont on se plaignait. « Le colonel Rigaud (à Saint-Marc), le colonel Hogu (aux Gonaïves), le général Guerrier (à la Marmelade), se sont mis à la tête du mouvement, » disaient certaines lettres que nous avons sous les yeux ; et ces paroles, semées dans les masses, produisaient l’effet désiré.

Quoi qu’il en soit, les insurgés de Praslin étaient en route le 31 janvier pour se rendre à l’Anse-d’Eynaud, quand ce jour-là les opposans de Jérémie se déclarèrent contre le gouvernement en prenant les armes. Là, l’embauchage des militaires avait été plus facile qu’aux Cayes. Le chef de bataillon Philisaire Laraque, justement estimé de tous les citoyens par ses qualités personnelles, avait promis son appui à l’Opposition ; il se manifesta avec elle et entraîna tout. Le 1er février, à la tête des gardes nationaux, il marcha contre l’arsenal qui lui fut livré sans coup férir, et de là sur les troupes, 18e régiment et un bataillon d’artillerie, réunis sur la place d’armes par ordre du général Segrettier : elles se rallièrent à lui sans résistance, malgré celle que voulut opposer le colonel Frémont, commandant de la place. Ce colonel et son général furent mis à l’écart et gardés cependant chez eux avec la considération due à leur rang et à leur âge. Le citoyen Merceron, commandant de la garde nationale, attaché au gouvernement et désespéré de se voir débordé par les citoyens, se donna un coup de pistolet qui ne lui occasionna d’abord qu’une blessure, mais il en mourut ensuite.

Le mot d’ordre avait été envoyé d’avance au général Lazare, et de Praslin et de Jérémie : il se prononça à l’Anse-d’Eynaud le 1er février, marcha de suite avec le 19e régiment et les gardes nationales de son arrondissement sur Jérémie où il entra le 3, aux acclamations enthousiastes des patriotes, hommes et femmes. « Le général Segrettier (dit Lazare dans une de ses lettres au colonel Cazeau, en date du 6) poussé par un beau mouvement de patriotisme, en présence de l’enthousiasme qui animait tous les cœurs consentit à me joindre au pied de l’autel de la patrie. Là, nous rappelant ce feu sacré qui animait nos cœurs à l’aurore de la révolution, nous jurâmes, en face de l’armée et du peuple entier, de mourir ou d’assurer les droits et les garanties du peuple. Le peuple reconnaissant, proclama le général Segrettier, général de division et membre du gouvernement provisoire, et moi, général de division commandant l’arrondissement de Jérémie, et chef de la première division de l’armée. Le commandant Rivière Hérard vient d’entrer ici ; il a été proclamé général de division et chef de la seconde division de l’armée. » Le général Lazare adressa une lettre semblable au colonel Colin, commandant le 17e régiment, et Rivière Hérard, une autre à lui et Cazeau ; ils les engageaient à prendre parti avec eux.

Si Segrettier céda au mouvement révolutionnaire, Frémont persista dans ses sentimens de fidélité au gouvernement de Boyer. Le Président put reconnaître, avant de tomber, la faute qu’il avait faite, en 1842, en n’acceptant pas la démission que Segrettier sollicita en vain, du commandement de l’arrondissement de Jérémie. En lui substituant Frémont en qualité de général de brigade, il est plus que probable que les choses ne se seraient pas passées de cette manière.

Les colonels Cazeau et Colin s’empressèrent de transmettre au général Borgella les lettres ci-dessus mentionnées qui n’avaient eu aucune influence sur leur esprit.

De son côté, le comité populaire de Jérémie, composé de MM. H. Féry, Paret fils (Numa), T. A. Blanchet, Margron et P. Laraque, et qui distribuait des grades militaires au nom de la souveraineté du peuple, avait adressé aussi à Borgella une lettre en date du 2 février, par laquelle il l’informait des événemèns, et lui disait qu’il avait intercepté celle que ce général écrivit à Segrettier, le 31 janvier, en l’invitant à se déclarer en faveur du peuple. Le 5 février, ce comité lui écrivit de nouveau à ce sujet, et de manière à le convaincre de ce qu’il croyait être une nécessité, par les considérations qu’il exposa : — le peuple et les citoyens de Jérémie s’étaient lassés des violations continuelles de la constitution, qui furent cause que les représentons qui voulaient faire entendre leurs justes réclamations contre l’administration de Boyer, laquelle n’aboutissait qu’à là misère et au désespoir, avaient été ignominieusement chassés de la Chambre des communes ; il était urgent de régénérer la patrie en lui donnant de nouvelles institutions qui garantissent contre les empiétemens des chefs futurs, etc., etc. « Notre parti est résolument pris ; nous sommes au nombre de 6000 hommes jusqu’ici, disposés à vaincre ou à périr. Saint-Marc et les Gonaïves marchent avec nous vers le même but, ainsi que le Nord, Toute la côte, d’ici au Port-au-Prince, qui est ou comprimée ou en armes, partage nos sentimens et notre enthousiasme… »

Le général Segrettier adressa également à Borgella, une lettre du 5 février, pour lui donner connaissance des événemens accomplis à Jérémie. « L’Opposition, disait-il, a pris une telle puissance ici, que tout m’a obligé de céder à sa volonté. Je croyais encore avoir les moyens de faire quelque résistance, quand, au dernier moment, j’ai vu des masses énormes de la campagne arriver de toute part et se rallier aux mécontens de la ville. Le tableau le plus effrayant s’est présenté à mon imagination : un massacre, le pillage, l’incendie et tous les maux inséparables de semblables circonstances. J’ai cru donc devoir céder à l’impulsion de mon cœur qui n’aura rien à me reprocher, quoi qu’il puisse m’arriver… Connaissant votre cœur, vous approuverez ma conduite ; et si vous vous trouvez dans la même position que moi, vous éviterez ce qui pourra compromettre l’existence du troupeau dont vous êtes en ce moment le pasteur. »

MM. F. Brière, Fouchard, Cayemitte et R. Rocher étaient porteurs de ces deux dépêches, et Chargés d’y ajouter de pressantes sollicitations verbales, pour porter le général Borgella à acquiescer à ce qu’on désirait de lui. S’il les avait considérés comme « des envoyés pacifiques, » placés sous la protection du droit des gens, quoique d’un parti hostile au gouvernement, il’aurait pu les contraindre à | retourner à Jérémie, même sans réponse de sa part ; mais il craignit que les troupes et la population des Cayes ne vissent dans ce ménagement, la preuve d’une hésitation en lui, et que cette idée ne fût nuisible à la cause qu’il défendait. Borgella ordonna donc qu’ils fussent emprisonnés comme « embaucheurs, » mais sans avoir l’intention de les faire juger comme tels[15]. En réalité, la situation des choses à Jérémie, au 5 février, ne devait pas être envisagée comme constituant déjà une guerre civile dans laquelle les deux partis doivent avoir des égards pour leurs agents respectifs : la Grande-Anse était en révolte, en insurrection si l’on veut, mais rien de plus.

En recevant du comité de Jérémie sa lettre du 2, Borgella reconnut que toute la Grande-Anse passerait infailliblement à l’insurrection ; et ignorant alors que la proclamation de la même date lui conférait le commandement du Sud, il écrivit à Malette pour, le conseiller de se porter avec le 16e régiment et les gardes nationaux de Nippes à l’ancien camp de Lesieur, situé vers Pestel, aux limites respectives des arrondissemens de Jérémie et de Nippes, afin d’empêcher l’insurrection de se propager dans le dernier, pendant que des Cayes, des troupes iraient garder les défilés du canton de Plymouth, pour s’opposer aussi à son irruption dans l’arrondissement des Cayes : un bataillon du 15e et des gardes nationaux de Cavaillon y furent envoyés et renforcèrent les postes sous les ordres du commandant Tessonaux. Bientôt, après, la proclamation du Président arriva aux Cayes avec le général Riche pour y être activé. Borgella envoya ce général prendre le commandement de ces forces ; il se plaça au Camp Périn qu’il fit fortifier ; il établit divers autres postes, avec cette intelligence de la guerre et cette activité qui le distinguaient.

Le 5 février, Borgella publia un nouvel ordre du jour dans lequel il relatait les faits survenus jusqu’alors, et les dispositions qu’il avait prises contre l’insurrection, en sa qualité de commandant du Sud. Il disait aux troupes et aux citoyens : « J’attends de chacun de vous, une nouvelle preuve de l’attachement que nous portons au chef de l’Etat, qui est la personnification du système, qui a réuni tous les fils d’Haïti sous une même bannière, qui assure à chacun la libre jouissance de ses biens. Respect aux propriétés, pardon aux victimes de l’erreur ; mais justice implacable contre les méchans et les pervers. »

Cet ordre du jour lui fut amèrement reproché plus tard, parce qu’il y qualifiait R. Hérard d’infâme, après avoir dit qu’il était « traître à la patrie et perfide. » Mais le chef d’une révolte ou d’une insurrection qui n’est pas encore une révolution par son succès, ne peut être traité autrement. Qu’on lise aussi le Manifeste du 1er septembre 1842 et les actes des chefs insurgés avant le succès de leur entreprise, et l’on verra comment ils parlaient du chef que la nation honorait depuis vingt-cinq ans.

Le général Malette reçut alors des ordres positifs pour se rendre à Lesieur. Les troupes venant de l’arrondissement de Léogane devaient l’y renforcer par le 21e régiment et des gardes nationaux, tandis que le 24e régiment et ceux du Petit-Goave viendraient aux Cayes pour avoir une destination ultérieure. Le colonel Lamarre commandait le 21e, le colonel Désiré, le 24e.

Le général Malette ne se montra nullement à la hauteur de son devoir militaire. Malgré le conseil, d’abord, puis l’ordre qu’il reçut de Borgella, il n’était pas encore parti de l’Anse-à-Veau, quand le colonel Lamarre y arriva avec les forces qu’il commandait en chef jusque-là : ce colonel le devança à Lesieur. Dès ce moment, Malette aurait dû être remplacé par Lamarre qui avait plus de résolution ; il le fut ensuite, par la mollesse qu’il montra à Lesieur, mais il était trop tard ; on avait perdu du temps, Lamarre n’ayant pu le déterminer à marcher sur Jérémie, peut-être sans défense alors, puisque les généraux Lazare et Rivière Hérard s’étaient portés avec toutes leurs forces contre les colonels Cazeau et Colin qui étaient à l’Anse-d’Eynaud.


Ces colonels et leurs troupes ne reçurent aucune preuve de sympathie de la part des habitans de ce bourg, et de ceux des Irois et de Tiburon : on leur refusait de leur vendre des provisions alimentaires, et il fallait attendre celles que l’administration des Cayes devait y envoyer. Ils ne manquaient pas de fonds, et ceux qui avaient été précédemment expédiés des Cayes pour payer les appointemens des fonctionnaires et la solde des troupes de l’arrondissement de Tiburon, tombèrent entre les mains du colonel Cazeau.

Les généraux Lazare et R. Hérard se firent précéder par le chef de bataillon Nazère Mouras, ancien officier du 17e, qu’ils envoyèrent en députation à l’Anse-d’Eynaud. Il disait que les insurgés s’étaient armés contre les mauvaises institutions du pays, mais non contre Boyer. Ces paroles produisirent une certaine irrésolution dans l’esprit des militaires qui souffraient de privations, tandis qu’on assurait que l’abondance régnait du côté des insurgés. Craignant des défections dans les rangs de sa troupe, Cazeau replia sur les Irois[16]. L’armée insurrectionnelle occupa de suite l’Anse-d’Eynaud ; et pendant que Lazare écrivait à Cazeau pour l’enjoindre à se retirer hors de l’arrondissement de Tiburon, à lui remettre les fonds destinés aux fonctionnaires et aux troupes de cet arrondissement, — ce qu’il fit par un excès d’équité envers ces concitoyens[17] — R. Hérard avec sa division le contourna en se portant sur le morne de Tiburon, de manière à pouvoir lui couper la retraite sur ce bourg. Cazeau se décida à rétrograder une fois jusqu’aux Anglais. En ce moment, la goëlette qui lui apportait des Cayes les provisions de bouche, des objets pour son ambulance avec des officiers de santé et des fonds pour sa troupe, cette goëlette fut capturée par les insurgés : ils se gardèrent d’agir avec réciprocité envers les troupes de Cayes.

La conduite du colonel Cazeau, en ces circonstances, jeta du louche sur ses vrais sentimens. Mais il faut prendre en considération la répugnance que, généralement, tous les officiers du gouvernement éprouvaient pour rallumer la guerre civile dans le pays ; ils espéraient presque tous, par la modération, ramener leurs frères insurgés à une soumission, désormais impossible, au chef de l’Etat, ou au moins à une transaction qui eût évité l’effusion du sang haïtien. Généralement aussi, fonctionnaires publics et citoyens privés, tout le monde était frappé des actes inconstitutionnels qui avaient eu lieu successivement. On désirait un changement de système de la part de Boyer, sans vouloir son renversement du pouvoir ; on espérait beaucoup des principes mis en avant par l’Opposition pour capter les esprits ; on n’entrevoyait pas que, pour parvenir à ses fins, elle s’était engagée dans la voie d’une révolution politique qui pouvait aboutir à une révolution sociale. L’Opposition elle-même n’apercevait pas, peut-être, toutes les conséquences qui résulteraient de son entreprise à main armée, après avoir plaidé la cause des principes générateurs de la société : elle ne voyait que l’assentiment secret qui était dans tous les cœurs, et c’est ce qui l’encouragea dans cette entreprise et la porta à parler aussi affirmativement du concours qu’elle trouverait partout.

Quoi qu’il en soit, revenu à la bourgade des Anglais, le 13 février au soir, Cazeau y vit arriver le citoyen Guerrier Moussignac et le docteur Lowel (des États-Unis), qui lui apportèrent de la part du général Lazare, un brevet de « général de division, et chef de la troisième division de l’armée populaire. » Ces deux hommes étaient chargés d’employer tous les moyens de séduction pour la lui faire accepter. Ils apportèrent aussi une lettre de R. Hérard, adressée au chef de bataillon Dugazon et au capitaine L. Greq, par laquelle ces officiers étaient invités à se rallier aux insurgés. Cette lettre disait : « Suivant les principes du Manifeste… ; nous ne devons sévir contre aucun haïtien, quel qu’il soit, pas même contre le Président d’Haïti, puisque ses pouvoirs devront exister jusqu’à la formation du gouvernement provisoire ; alors, ils cesseront. S’il veut accepter la présidence temporaire, elle lui sera accordée. Moi qui vous parle, suivant nos principes, je dois rentrer dans la classe des simples citoyens, sitôt ma mission terminée… Je vous offre (à Dugazon) le grade de colonel du 13e régiment… et à L. Greq celui de chef de bataillon. » Cazeau arrêta les deux émissaires et les envoya sous escorte à Borgella, en lui adressant le brevet et les lettres. Ce général pensa qu’il fallait un acte de sévérité, du moins apparent, et il livra les deux émissaires à un conseil spécial qui les condamna à mort ; ils se pourvurent en révision, le jugement fut maintenu, mais Borgella ne le fit pas exécuter[18].

Quoique convaincu de la fidélité du colonel Cazeau, par ce fait digne d’un officier honorable, Borgella qui le savait exposé à des souffrances physiques très-souvent[19] jugea en outre qu’il était opportun de placer un chef supérieur à la tête des 13e et 17e régiment : il envoya l’ordre au général Riché d’aller, du Camp Périn, prendre le commandement de cette colonne, en emmenant avec lui le bataillon du 15e régiment et des gardes nationaux de la plaine et ceux de Cavaillon qu’il fit encore renforcer par l’autre bataillon du 15e et quatre compagnies de la garde nationale de la ville des Cayes. Le général Riche fut enjoint à marcher contre les insurgés, à les combattre pour reprendre l’Anse-d’Eynaud, et continner, s’il était vainqueur, à les poursuivre jusqu’à Jérémie, partout enfin où il les rencontrerait, dans le but d’éteindre l’insurrection.

Le colonel Souffrant, étant venu du Port-au-Prince aux Cayes, en ce moment, avec le 23e régiment de Jacmel et le 26e de la Grande-Rivière du Nord, le colonel Désiré alla remplacer Riche au Camp Périn et dans la route du Plymouth, ayant sous ses ordres le 24e régiment et la garde nationale du Petit-Goave.

Par ordre de Borgella, en même temps que Riche se porterait contre l’Anse-d’Eynaud et Jérémie, Lamarre devait marcher sur Jérémie avec les 16e et 21e régimens, et Désiré avec la troupe qu’il avait sous ses ordres. Ces dispositions, on ne peut le nier, étaient les meilleures qu’on pût adopter pour acculer les insurgés sur un seul point ; mais des circonstances que la fatalité sembla amener en leur faveur, firent échouer ce plan militaire, et ils ne négligèrent rien également pour réussir dans leur but.

En prenant le commandement des troupes réunies aux Anglais, le général Riche se porta vivement à l’Anse-d’Eynaud où il ne trouva aucune résistance, les généraux Lazare et R. Hérard étant retournés à Jérémie avec leurs forces, pour se porter contre la colonne commandée par Lamarre qui menaçait les insurgés de ce côté-là. Avec son activité accoutumée, Riche allait partir de l’Anse-d’Eynaud, quand il reçut l’ordre du général Borgella de surseoir sa marche. C’est que Borgella avait appris que les régimens des Cayes avaient manifesté de la répugnance à servir sous ses ordres, à cause de la mauvaise réputation qu’il s’était faite pour avoir obéi trop aveuglément à H. Christophe, quand celui-ci exerça ses atrocités en 1812. Borgella craignit que les colonels Cazeau et Colin, et les officiers de leurs corps, ne partageassent aussi cette répugnance des soldats et ne secondassent pas efficacement les opérations militaires, en même temps que les familles de Jérémie et des autres lieux seraient épouvantées de savoir que Riche était à la tête de ces troupes ; ce qui ne pouvait qu’exaspérer davantage les insurgés en armes et s’opposer à toutes défections possibles dans leurs rangs. Triste conséquence de la conduite de cet officier supérieur, qui était destiné cependant à réparer glorieusement un jour les torts qu’il a eus à cette époque reculée, en gouvernant son pays avec intelligence et équité !

Le général Solages fut donc envoyé pour remplacer Riche. Il partit des Cayes le 20 février, avec le colonel Souffrant et le 26e régiment, le colonel Cadet Lelièvre et la garde nationale d’Aquin qu’il commandait, emportant à Cazeau le brevet de « général de brigade » que Borgella venait de recevoir pour lui du Président : récompense que ses anciens services auraient dû obtenir déjà et qu’il méritait par la belle conduite qu’il avait tenue en refusant le grade divisionnaire qui lui fut offert par les insurgés.

Des délais s’étaient écoulés pour opérer ce changement dans le commandement des forces qui allaient marcher de l’Anse-d’Eynaud contre Jérémie. Il y avait encore une vingtaine de lieues à parcourir pour arriver à cette ville, et Solages devait rencontrer les insurgés en position avait d’y parvenir ; car le général Lazare avait pu se porter à sa rencontre, par les événemens qui s’étaient passés à Lesieur.


Lorsque Lamarre reçut l’ordre de marcher contre Jérémie, il se trouvait malade au point de ne le pouvoir pendant une huitaine de jours. Le colonel Désiré, de son côté, était forcé d’attendre son mouvement pour opérer le sien ; cependant il se porta jusqu’à la rivière Glace, dans la route du Plymouth.

Durant ce temps, le général R. Hérard, revenu à Jérémie avec Lazare, avait pu arriver le 20 février, avec des troupes du côté de Pestel ; et les succès de l’insurrection avaient été préparés déjà par le plus brillant de ses officiers, — le colonel Fabre Geffrard, promu à ce grade pour commander l’avant-garde de l’armée insurrectionnelle.

Geffrard était âgé alors de 36 ans[20]. Doué d’une haute intelligence, d’un cœur généreux, sa physionomie attrayante prévenait en sa faveur par un regard bienveillant, un sourire affectueux, et la franchise de sa parole persuasive. Réunissant à ces avantages celui d’être un cavalier accompli, il se distinguait entre tous par une activité qu’excitait son enthousiasme. Geffrard exerçait ainsi sur ses compagnons une influence qui les portait au dévouement le plus absolu envers lui personnellement, car ils savaient aussi qu’il était fidèle en amitié. Avec ses formes caressantes et le nom illustre qu’il portait, qui rappelait le général si justement aimé dans le département du Sud, il devait inspirer de l’intérêt pour la cause de l’insurrection, émouvoir l’esprit et le cœur des jeunes hommes de l’armée du gouvernement, et des vieux militaires qui avaient connu son père, qui l’avaient vu lui-même dans les rangs du 13e régiment, le fusil à la’main et le havre-sac sur le dos, comme soldat. Si l’on veut trouver les causes du prestige qui entoure un homme dans les fastes révolutionnaires, il faut les chercher autant dans ces choses accessoires, que dans ses qualités personnelles ; et nous ne craignons pas d’être démenti, ni de passer pour trop flatteur, en parlant ainsi du colonel Geffrard.

Il avait demandé au général Malette une conférence, afin de le déterminera se rallier à l’insurrection ; n’obtenant pas réponse, le 15 février il renouvela cette demande par une lettre où il exposait le but de cette prise d’armes, en disant que les organes du peuple désiraient éviter l’effusion du sang de leurs frères, pour n’opérer qu’une révolution morale par la force de la raison. Par une seconde lettre du même jour, il annonça à Malette l’envoi de biscuits et autres provisions pour lui et ses officiers supérieurs, notamment le chef de bataillon A. Leriché, du 16e régiment, « espérant, disait-il, que ce petit cadeau d’un soldat leur serait agréable. » Geffrard savait qu’à Lesieur on avait des privations, puisque les cultivateurs étaient invités à ne pas vendre des provisions alimentaires aux troupes du gouvernement ; et par ce cadeau, il prouvait à tous, que « l’abondance » régnait de son côté. Mais le général Malette était déjà parti pour le Port-au-Prince. Si Lamarre envoya ces lettres à Borgella, comme firent les autres officiers qui en reçurent, elles n’avaient pas moins produit l’effet que leur auteur s’était proposé.

Le 18 février, Geffrard demanda aussi une conférence au colonel Désiré ; et celui-ci ne lui faisant pas une réponse favorable, il eut assez confiance en son étoile pour arriver à lui, avec une vingtaine de jeunes hommes qui l’escortaient, en traversant les avant-postes à la rivière Glace. Cet acte de témérité, la présence de ce jeune colonel, ses paroles affectueuses, l’assurance qu’il donna que cette colonne était cernée, imposèrent au vieux Désiré et le fascinèrent ; il refusa de se joindre aux insurgés, mais il laissa Geffrard retourner à son camp. Le 19 et le 20, Désiré reçut des lettres des généraux Lazare et R. Hérard qui l’engageaient à se réunir à eux, en lui offrant le grade de « général de brigade. » Ce colonel resta fidèle au gouvernement ; mais il assembla un conseil de guerre qui résolut de rétrograder au Camp Périn, attendu que les forces ennemies étaient supérieures à sa colonne qui était cernée, croyait-on, et que les soldats manquaient de nourriture.

Ce mouvement en retraite laissa Lamarre et sa troupe en face de toute l’armée populaire. Celle-ci marcha contre lui ; le 21 février on était en présence, et si près les uns des autres, que Lamarre essaya, par ses discours, de convaincre ses adversaires du tort qu’ils avaient de s’être armés contre le gouvernement, des maux effroyables qu’ils allaient attirer sur la patrie commune. Ses paroles furent incisives et prononcées avec toute l’autorité de son âgé et de son rang ; elles irritèrent le jeune Dorvillier Bruno, neveu du général Segrettier, qui lui répondit avec véhémence. Lamarre, oubliant qu’il était le chef d’une troupe qui se reposait sur lui seul, sortit de ses rangs, s’avança sur ce jeune homme et le prit au collet, en lui reprochant la hardiesse de ses paroles. En ce moment, un, autre jeune homme de l’armée populaire déchargea son pistolet sur ce colonel qui fut atteint mortellement. Quelques officiers du 21e régiment, dévoués à leur chef, le vengèrent en massacrant le meurtrier et le jeune Dorvillier. Un combat de peu de durée s’ensuivit entre le 21e et la troupe populaire.

Mais la confusion s’était mise dans les rangs des troupes du gouvernement. Par son grade, le colonel Maignant, du 16e régiment, succédait de droit au commandement. Ses sympathies, celles du chef de bataillon A. Leriche et de presque tous les autres officiers de ce corps étaient en faveur de la cause populaire. Leur défection eut lieu, sinon immédiatement, du moins peu après, dans la même journée ; ils entraînèrent presque tout le 16e régiment, et une partie du 21e les imita, tandis que l’autre emporta le corps de Lamarre, qui ne tarda pas à expirer, jusqu’aux Baradères où il fut enterré.

La perte de cet officier, regrettable par ses qualités civiques et personnelles et qui n’eut pas le temps de recevoir le brevet de « général de brigade » que lui envoya le Président d’Haïti, et la défection opérée à Lesieur, allaient décider du sort du gouvernement ; car tous les autres régimens qu’il fît passer dans le Sud imitèrent successivement la conduite tenue par le 16e. Depuis longtemps l’esprit de ce corps, officiers et soldats, était ébranlé par les menées des opposans de l’arrondissement de Nippes : c’est ce qui avait occasionné la lenteur que le général Malette avait mise à partir de l’Anse-à-Veau, et lui-même paraît avoir été gagné par eux. Les ordres d’arrestation envoyés par le général Inginac, à l’Anse-à-Veau et à Miragoane, la fuite des opposans de ces villes, lesquels se trouvaient dans les rangs des insurgés à Lesieur, en face de leurs concitoyens, tout contribua à la défection du 16e régiment.

Le 30e, du Cap-Haïtien, et le 10e, du Mirebalais, étaient déjà arrivés aux Baradères ou plus loin, pour renforcer les troupes à Lesieur ; ils rétrogradèrent avec les fuyards et le 4e, de Saint-Marc, qu’ils rencontrèrent du côté du Petit-Trou, et ces trois régimens s’arrêtèrent à l’Anse-à-Veau où était le général Lacroix, envoyé par le Président pour prendre le commandement de cet arrondissement.

Le général R. Hérard ne perdit pas un instant après la défection des troupes à Lesieur ; il se porta aux Baradères et au Petit-Trou (où les populations se rallièrent à lui), dans l’intention de marcher sur l’Anse-à-Veau. Le général Lazare fit volte-face afin de se porter à la rencontre de la colonne qui marchait de l’Anse-d’Eynaud contre Jérémie. En avant et à deux lieues de cette ville se trouve la Ravine-des-Sables : une redoute y avait été élevée et gargée, comme poste avancé par un détachement. Le général Lazare arriva à temps avec sa troupe et un canon, à l’endroit appelé le Numéro-Deux, à peu de distance de la redoute.


Le général Solages, arrivé à l’Anse-d’Eynaud le 22 février, partit de là le lendemain. En route, on trouva sur un arbre, une lettre qui annonçait la mort de Lamarre et la défection de sa troupe ; remise au général Cazeau, elle fut lue à haute voix, et cette nouvelle produisit une pénible émotion dans toute l’armée. Cependant, Solages continua sa marche, en divisant ses forces en deux colonnes et une réserve : la première, sous les ordres de Cazeau, la seconde sous ceux du colonel Souffrant, et la réserve sous ceux du colonel Lelièvre. Le 25, l’avant-garde, parvenue à la Ravine-des-Sables, trouva le poste avancé, commandé par l’officier Clergeau, sur une éminence du chemin qu’il fallait gravir. Attaquée avec résolution, la redoute opposa une vive résistance qui fit perdre du monde ; le chef de bataillon Gervais, du 17e, y fut tué ; mais ayant été contournée, elle fut abandonnée. Il était 4 heures de l’après-midi, quand on fut en présence du gros de l’armée populaire, pourvue d’artillerie.

Solages se porta de sa personne en avant et demanda à parler au chef, comme s’il était possible désormais de s’entendre pour éviter l’effusion du sang. M. Élie Dubois, qui l’estimait, se présenta et lui parla avec affection ; il confirma la nouvelle de la mort de Lamarre, et de la défection du 16e régiment, dont les drapeaux flottaient dans les rangs de l’armée ennemie. Apprenant que le général Lazare était le chef supérieur, Solages voulait commettre l’imprudence de pénétrer jusqu’à lui ; mais Cazeau et ses officiers s’y opposèrent. Il cria alors : « Vive le Président d’Haïti ! » dans le vain espoir d’un ralliement à la cause du gouvernement : on fut sourd à ce cri. En ce moment, il ordonna un mouvement en retraite, afin d’attendre le lendemain pour combattre avec plus d’avantage, vu l’heure déjà avancée. Mais l’ennemi profita de ce mouvement pour démasquer son canon et le décharger : par une habile manœuvre de Cazeau qui fit ouvrir ses rangs à temps, aucune victime ne tomba sous ce feu. Le combat ne pouvait plus être évité.

Cazeau l’engagea en marchant avec intrépidité contre les troupes ennemies, d’où un feu vif de mousqueterie partait et abattait ses vaillans soldats : il eut son cheval tué sous lui. Durant ce temps, Solages ordonna au colonel Souffrant de pénétrer dans un bois voisin, afin de contourner l’ennemi ; mais cet officier, d’une bravoure longtemps éprouvée, ne put y réussir : l’ennemi avait prévu ce mouvement, et il contraint le 15e à fléchir, au moment où ce corps voit tomber le vaillant capitaine Morisseaux. En vain Souffrant fait-il avancer le 26e pour soutenir le 15e ; il ne peut gagner du terrain. Le colonel Lelièvre est lui-même forcé de prendre part au combat contre une colonne ennemie qui veut contourner l’armée entière ; sa réserve soutient très-bien le choc. Mais alors le brave Cazeau tombe frappé à mort par une balle, et avec lui plusieurs officiers, notamment le lieutenant Douin qui se crampona à l’un des drapeaux du 13e, en se sentant blessé mortellement.

La retraite devenait impérieuse ; le général Solages l’ordonna, en faisant emporter le cadavre de Cazeau, et des blessés. Ce fut bientôt une déroute complète, beaucoup de soldats refusant de tirer ou jetant leurs fusils et gagnant les bois. On put cependant enterrer le cadavre de Cazeau près du bourg de Dalmarie, et les blessés furent embarqués à l’Anse-d’Eynaud pour être transportés, aux Cayes[21].

Ainsi, au combat du Numéro-Deux comme à Lesieur, la mort d’un brave officier devint funeste à la cause du gouvernement. Le destin sembla se prononcer contre lui : c’est qu’il y avait enthousiasme du côté des insurgés, et peu de conviction dans les rangs de ses défenseurs, malgré la fidélité qu’ils lui gardèrent.

Le même jour, 25 février, les insurgés obtenaient sur un autre point un nouveau succès, qui devait leur livrer tout le département du Sud. Du Petit-Trou, le général R. Hérard marcha contre l’Anse-à-Veau. Il suffit de son approche de cette ville, pour déterminer tous les militaires des 4e, 10e et 30e régimens à opérer une défection en sa faveur : aucun ne voulut combattre. Ce jour-là, on vit le colonel Thomas Hector, du 4e, aller jusqu’à la Petite-Rivière de Nippes avec son corps, uniquement pour protéger le salut du colonel Bazelais, gendre du Président d’Haïti, qui avait marché avec lui en sa qualité d’ingénieur, et qui se voyait forcé de retourner au Port-au-Prince. Si T. Hector usa de ces formes courtoises dans sa défection, le colonel Fabre Geffrard, toujours actif à l’avant-garde, usa aussi d’une modération louable en cette circonstance : entouré de ses jeunes et bouillans cavaliers, il poursuivit quelques instans le colonel Bazelais, qui ne s’en effrayait pas toutefois, et il sut arrêter l’ardeur de son escorte pour le laisser paisiblement continuer sa route.


Faisons ici un retour en arrière, afin de constater quelques faits.

Le général Borgella avait publié divers ordres du jour, les 16, 17 et 24 février, pour rallier aux drapeaux les soldats et les gardes nationaux qui s’en étaient absentés momentanément ; pour menacer les personnes qui tenaient aux troupes des propos séditieux, même des femmes qui, par leur position sociale, auraient dû s’en abstenir, d’être poursuivis criminellement ; enfin, pour déclarer en état de siége tout le département du Sud, afin d’y faire régner exclusivement, les lois militaires[22]. De leur côté, les généraux Lazare et R. Hérard, ce dernier surtout en sa qualité de « chef d’exécution, » avaient émis des proclamations et ordres du jour dans le but révolutionnaire qu’ils poursuivaient. À ce sujet, on peut remarquer que le chef d’exécution ne fut pas avare de semblables actes, jusqu’au moment ou un gouvernement provisoire fut installé.

Quand Borgella apprit le désastreux résultat survenu à Lesieur, il avait envoyé le colonel Chardavoine, son aide de camp, à la tête du 23e régiment pour renforcer le colonel Désiré au Camp Périn, afin d’être prêt à se reporter en avant dans la route du Plymouth, au cas où les généraux Solages et Cazeau eussent été vainqueurs. Aux Cayes, le 8e régiment, du Port-au-Prince, commandé par le colonel Bellanton, et un détachement de la garde à cheval du Président, sous les ordres du capitaine Fettierre, venait d’arriver, annonçant que le général Gardel, commandant l’arrondissement de Jacmel, pénétrerait bientôt dans le Sud, avec le 22e régiment et les gardes nationales de cet arrondissement.

En apprenant l’insuccès de Solages, Borgella lui ordonna de rentrer aux Cayes avec les débris de sa colonne, et il y fit rentrer également les troupes et gardes nationales qui étaient au Camp Périn, avec les poudres qui s’y trouvaient ; il envoya enclouer les pièces d’artillerie qui, depuis longtemps, avaient été placées sur l’habitation Boutellier. Car, le commandant du Sud prévoyait bien que, hors le chef-lieu de ce département, tout le reste allait tomber aux mains du chef d’exécution, qui marcherait infailliblement contre lui avant d’avancer contre le département de l’Ouest.

À l’entrée de Solages, Borgella fit célébrer un service funèbre en mémoire du brave Cazeau et des militaires victimes à la Ravine-des-Sables et au Numéro-Deux, du vaillant Lamarre et de ceux qui périrent à côté de lui. Puis, autorisé par le Président d’Haïti, il promut au grade de général de brigade, Colin, Souffrant et Lelièvre, et il fit d’autres promotions justement méritées : celles de Bruno Picdeper au grade de colonel du génie ; de Fettierre, à celui de chef de bataillon, etc, etc. Riché venait de recevoir le brevet de général de division, envoyé par le Président[23].

Ce général commandait la place des Cayes depuis son retour de l’Anse-d’Eynaud. Sous un tel chef, le service et la défense étaient assurés. Il fit nettoyer et ouvrir les fossés de la ville par des cultivateurs de la plaine appelés en corvée ; les ponts en bois placés sur la rivière de la Ravine furent brisés, ceux en maçonnerie, gabionnés, ainsi que d’autres points qui offraient un accès dans la place. Le général Lelièvre eut le commandement de tous tas gardes nationaux et gardait la ligne, de l’embouchure de la Ravine jusqu’à l’ancien fort où se trouve le confluent de cette rivière avec les fossés. Le général Colin, avec les 13e et 17e régimens, défendait de ce point au pont de l’entrée où se trouvaient des pièces d’artillerie. De là à l’esplanade, les 15e et 23e régimens étaient placés sous les ordres du général Solages. Et le colonel Bellanton, ayant sous lui les 8e et 24e régimens, couvrait la ligne, de l’esplanade à l’embouchure de la rivière de l’Ilet, gardant aussi la poudrière située de ce côté-là. Le général Souffrant commandait la réserve, composée du, 26e régiment et de quelques compagnies d’élite, et se tenait sur la place d’armes. L’arsenal était gardé par le colonel Toureaux avec le bataillon d’artillerie. Enfin, le chef de bataillon Fettierre, bien digne d’une telle mission par ses qualités militaires, devait défendre le bureau de l’arrondissement où se trouvait le général Borgella ; avec le détachement de la garde du Président et un autre du 17e régiment,

Ainsi, sauf les défections qui étaient possibles, la place des Cayes pouvait être bien défendue contre l’armée populaire. Mais ses habitans, les familles qui avaient leurs parens dans ses rangs, s’effrayaient et gémissaient d’avance de cette lutte fratricide, et c’était fort naturel quand on considérait encore que les communications avec le gouvernement central étaient désormais rompues, qu’il avait envoyé dans le Sud presque tous les corps de troupes. Aussi, dès le 4 mars, avant l’arrivée de l’armée populaire qui ne parut près des Cayes que le 8 dans l’après-midi, les principaux habitans se réunirent afin de présenter à Borgella leurs doléances, dans une pétition que rédigea le citoyen Emile Blanchard et qu’ils signèrent tous. Ils y rendaient justice à ses sentimens, à la sagesse avec laquelle il avait préservé la ville des dangers qui la menaçaient ; ils applaudissaient à sa prudence, à son zèle pour le maintien de l’ordre et de la paix publique.

« Général, dirent-ils, Haïti ne rend point seule hommage à votre gloire militaire. Votre nom a traversé l’immensité des mers pour prendre place dans les annales de l’histoire où la postérité inscrit ceux des grands hommes de chaque peuple. Rien ne peut plus flétrir cette gloire acquise par cinquante ans de guerre et de glorieux travaux. Vos cheveux blancs, nobles et beaux comme les lauriers qui couronnent votre front victorieux, ont reçu la double consécration de la valeur, de l’amour et du respect de toute une nation.

» Sous l’impulsion d’un sentiment impétueux, irrésistible, Haïti s’émeut et s’agite. De tous les coins du territoire, la nation s’est levée et se pose debout, les armes à la main, les uns pour revendiquer des droits méconnus, les autres pour garantir la République du désordre et de l’anarchie. Certes, nous devons tous défendre les institutions établies, maintenir les lois et le pacte fondamental de l’État ; mais s’il y a des réformes indispensables, nécessaires à la prospérité nationale, s’il est des réclamations justes, fondées, qu’on les produise, qu’on les mette au grand jour… L’armée qui se présente à nos portes s’annonce au nom de la patrie, ; au nom de la liberté, au nom des principes qui forment aussi la base de nos institutions… Tachons donc d’éviter de répandre notre sang par nos propres mains, lorsqu’on pourrait peut-être s’entendre, et nous en remettre à l’autorité constitutionnelle de l’État pour décider de la question… »

Et la pétition, remise à Borgella par dix citoyens, concluait par lui demander l’autorisation d’aller au devant de l’armée populaire pour essayer de s’entendre, sauf à se ranger à ses côtés, si les espérances et les sentimens de la population étaient déçus et méconnus.

Dans la situation des choses, Borgella ne pouvait rester sourd à de telles représentations ; mais il avait son devoir politique et militaire à remplir avant tout. Il assembla un conseil de guerre composé de tous les officiers supérieurs sous ses ordres, afin qu’ils prissent connaissance de la pétition et qu’ils concourrussent avec lui à la décision qu’elle exigeait. La plus large liberté d’opinions fut laissée à chacun d’eux, et l’on vit manifester des sentimens opposés les uns aux autres. Les officiers de l’Ouest demandèrent tous, en leur nom et celui de leurs subordonnés, en cas d’accord avec l’armée populaire pour éviter tout combat, à retourner dans leurs foyers. Enfin, dirigeant la délibération dans ce sens, Borgella obtint du conseil de guerre, qu’on permettrait l’envoi d’une députation auprès du général R. Hérard, chef d’exécution, quand son armée paraîtrait. Le 5 mars, il répondit aux pétitionnaires en ces termes :

« En réponse à votre pétition qui m’a été remise, je vous adresse la copie du procès-verbal renfermant la décision du conseil de guerre réuni pour statuer sur votre demande. L’humanité, l’horreur du sang, et surtout du sang des frères, a dicté la concession faite en cette grave circonstance. Mais que cette œuvre de bienveillance ne soit pas considérée comme un acte de faiblesse ! alors tout serait sacrifié à l’honneur. Vous me désignerez les noms des citoyens qui doivent former la députation, afin que je leur donne un sauf-conduit. »

De son côté, le général R. Hérard avait vu rallier encore à son armée, à la Petite-Rivière de Nippes, le 22e régiment et les gardes nationales de l’arrondissement de Jacmel qui firent défection, aussitôt que le général Gardel cessa de les commander. Parti de Saint-Michel, il avait passé à Miragoane le 24 février ; et le 25, étant sur l’habitation Desvarieux, tout près de cette ville, il éprouva une attaque d’apoplexie qui lui paralysa la langue complètement, mais en lui laissant ses facultés intellectuelles. Obéissant à son devoir, il continua la route pour se rendre à l’Anse-à-Veau, suivant les ordres qu’il avait reçus. Mais, parvenu à la Petite-Rivière, il fut accablé par la maladie, et on dut l’embarquer dans un canot qui le transporta à Miragoane.

On remarquera cette fatalité qui frappa le même jour, 25 février, deux vaillans généraux, Gardel et Cazeau, tandis que leur collègue Lacroix était fait prisonnier à l’Anseà-Veau, par la défection de ses troupes.

Bientôt, le général R. Hérard était rendu à Miragoane d’où il partit pour se porter contre la ville des Cayes, en passant par Saint-Michel, Aquin, Saint-Louis et Cavaillon, et voyant se réunir à lui les populations de ces lieux. Il avait accueilli à l’Anse-à-Veau le représentant David Saint-Preux qui, étant dans la prison d’Aquin, avait obtenu du geôlier sa mise en liberté.

À l’approche de l’armée populaire des Cayes, la députation des habitans sortit et alla au devant d’elle : ces habitans trouvèrent le général R. Hérard sur l’habitation Bergeaud, à deux lieues de la ville. Ils demandèrent communication, tant pour les citoyens eux-mêmes que pour Borgella et ses troupes, du Manifeste révolutionnaire dont on parlait beaucoup, afin de savoir sur quelles bases on se proposait de « régénérer le pays : » ce qui prouve que bien des personnes, aux Cayes mêmes, n’en avaient jamais eu connaissance. Une sorte de fin de non-recevoir fut donnée à ce sujet par rapport au général Borgella personnellement ; car on prétendait, à tort, qu’il lui en avait été donné communication avant la prise d’armes de Praslin. Toutefois, la députation revint en ville avec ce document, chargée, de la part du général R. Hérard, de demander les conditions proposées pour la capitulation de l’armée du gouvernement. En sa présence excelle du conseil de guerre réuni de nouveau, le général Borgella fit donner lecture du Manifeste et des conditions qu’il mettait à son adhésion, lesquelles il avait fait écrire d’avance. Les voici :

« Le général de division Borgella, etc., assisté de son conseil de guerre, après avoir pris connaissance du Manifeste contenant les réclamations du peuple, déclare l’accepter et propose aux chefs de l’armée qui s’avance, une fusion, un renouvellement de fraternité, aux conditions suivantes :

» Respect pour les personnes et les propriétés. Que nulle vengeance ne soit faite au profit des haines particulières. Que personne ne soit recherché, ni incriminé pour ce qu’il a dit ou écrit durant ces temps de troubles. Que chacun conserve son libre arbitre, c’est-à-dire, la faculté de prendre part aux événemens ou de se retirer. Enfin, que les troupes de l’Ouest, qui sont actuellement en cette ville, puissent s’en retourner dans leurs foyers.

» Le général répète qu’il se soumet aux volontés du peuple, parce qu’il ne voudrait point qu’il y eût encore une seule goutte de sang de versée. Son patriotisme et son amour pour ses concitoyens le lui commandent. Ainsi, que sa première condition soit acceptée et religieusement observée : Respect pour les personnes et les propriétés !

» Le colonel Chardavoine (sénateur), assisté des députés de la ville, est chargé d’apporter la présente déclaration. »

Si le sort du président Boyer et de son gouvernement allait se décider par la soumission de Borgella et de ses troupes, le sort de la Révolution de 1843 devait dépendre aussi de la sincérité avec laquelle « le chef d’exécution des volontés du peuple souverain » allait accepter ces conditions, posées par l’illustre Vétéran qui commença sa carrière militaire en 1791, et qui eut dans le cours de sa vie tant d’actions dignes du vrai citoyen.

Le sénateur colonel Chardavoine et les députés se rendirent auprès du général R. Hérard, et revinrent au coucher du soleil du 8 mars, avec la pièce qui suit :


xxxxxxxxxxxxLiberté,xxxxxxxxxxxxxxxxou la Mort.

République Haïtienne.
Au nom de la Souveraineté du peuple,

Le Chef d’exécution de la volonté du peuple souverain et de ses résolutions,

Après avoir consulté le giron des comités populaires, et les propositions insérées dans la lettre du général Borgella demandant un mûr examen, a résolu d’ajourner la réponse à demain matin.

Salut en la patrie.

Signé : C. Hérard aîné.

Certifié par le président et les membres du giron,

Signé : Hérard Dumesle, Laudun, Bédouet.[24]

Aussitôt que l’on apprit que l’armée populaire approchait, une agitation toute naturelle eut lieu dans la ville des Cayes, les troupes se préparant au combat, les familles en redoutant l’issue. À cinq heures de l’après-midi, le général Borgella fut avisé par le colonel Augustin Cyprien, que le général Lazare pénétrait dans la plaine par la route des Coteaux. Les troupes du général R. Hérard s’avançaient déjà de tous côtés pour environner la place, par l’habitation O’shiel et par la route du cimetière, les communications s’établirent de suite entre elles et la ville, par des canots qui traversaient la rivière de la Ravine et par d’autres points. Afin d’éviter une collision désormais inutile, puisqu’on traitait de la capitulation de la place, Borgella avait recommandé au colonel Chardavoine d’engager le général R. Hérard à donner l’ordre à ses troupes de ne pas tenter d’y pénétrer.

À 6 heures du soir, plusieurs officiers d’artillerie vinrent déclarer à Borgella, que les militaires de ce corps avaient abandonné les canons de l’arsenal, parce que le colonel Toureaux, porté à une fâcheuse exaspération, menaçait de faire sauter ce dépôt de poudre et d’armes. Colonel de ce corps, il avait toujours vécu en mauvaise intelligence avec le chef de bataillon Rivière Hérard, et directeur de l’arsenal, il conçut cette coupable pensée pour ne pas se soumettre au général de l’armée populaire.

Il aurait dû considérer que l’arsenal était un établissement public, une propriété nationale dont il ne pouvait disposer par la destruction, un tel événement devant en outre occasionner celle des propriétés privées contiguës, un incendie même dans la ville des Cayes, en exposant encore bien des personnes à périr injustement. Mais, il est à remarquer que Toureaux avait souvent des travers d’esprit, des singularités qui prenaient le caractère de la monomanie : l’une de ces singularités consistait à imiter le costume ou du moins la coiffure de Napoléon 1er, tant il était enthousiaste de la haute capacité militaire de ce grand capitaine[25]. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit arrivé à concevoir une idée si regrettable. Le général Borgella en fut désolé, et par rapport à cet officier lui-même qui avait été son aide de camp et qu’il aimait, et par rapport aux conséquences de sa résolution ; il envoya auprès de lui le capitaine Jean Lindor, son aide de camp, pour l’en dissuader ; il ne réussit pas. Toureaux se maintint à l’arsenal.

À sept heures et demie du soir du 8, Borgella fut averti que les colonels Bellanton et Désiré, avec les 8e et 24e régimens, avaient fait défection, que l’armée populaire était ainsi devenue en possession de la poudrière et des forts de la Tourterelle et de l’Ilet. La place était donc entamée dans cette ligne. La nuit se passa dans cette situation. Le général R. Hérard en profita pour ne faire aucune réponse aux conditions posées pour la capitulation.

Le 9 mars, il pénétra dans la place avec toute son armée, Borgella ayant reconnu la nécessité de n’ordonner aucune résistance. Ce général tenta une nouvelle démarche auprès de Toureaux qui, seul à l’arsenal, en éloignait tout le monde par la crainte de périr inutilement. Il lui écrivit une lettre affectueuse pour le détourner de sa fatale idée ; ce brave y répondit en ces termes :

« Mon général, vos bontés me font baisser la tête ; je suis sensible à tout ce que vous me dites par votre lettre de ce jour. Je conviens que ma résolution est désespérée, mais elle, est prise. Pardonnez-moi, je vous prie ; vous savez que vous régnez dans mon âme, et vous régnerez encore sur mes cendres.

Je vous respecte jusqu’au tombeau ! Signé : Toureaux. »

La journée se passa ainsi, et l’on avait espoir qu’il finirait par céder. Le général Solages et le colonel Chardavoine, ses amis, s’exposèrent même à pénétrer auprès de lui pour l’y engager : il fut sourd à leurs représentations. Entouré de poudre, ayant ses pistolets à la main, il ne pouvait y être contraint. Une demi-heure après qu’ils furent sortis de l’arsenal, vers sept heures, Toureaux mit le feu aux poudres et périt. Les flammes de ce bâtiment communiquèrent le feu aux maisons voisines, mais la ville eut le bonheur d’échapper à l’incendie[26].

Par une lettre du 10 février, écrite à onze heures de la nuit, de la main du Président, il disait au général Borgella qu’il venait d’apprendre que « des individus, connus pour être en relations intimes avec les révoltés, avaient suivi le 24e régiment du Petit-Goave, comme dragons de la garde nationale, sans doute avec de perfides intentions. Prenez garde à eux. La prudence commande de les mettre à l’écart, en sûreté ; » c’est-à-dire en prison. C’étaient Messieurs Félix Poisson, Edouard Lochard, Bonnecase et six autres désignés dans une note annexée à la lettre. Mais Borgella n’avait pas cru devoir incarcérer ces citoyens ; et lorsqu’il s’agit d’envoyer une députation de ceux des Cayes au devant de l’armée populaire, il avait fait mettre en liberté toutes les personnes qui étaient détenues par ses ordres dès le début de l’insurrection et successivement. En demandant « respect pour les personnes et les propriétés, » au moment de traiter de la paix, il en traçait l’exemple.

Le chef d’exécution qui avait eu ses raisons pour ne pas traiter sur ces bases, dès son entrée aux Cayes, ordonna l’arrestation et l’emprisonnement de plusieurs officiers supérieurs ; 1o  du général Riche qui n’avait eu d’autres torts en ces circonstances, que d’avoir montré une grande activité, comme militaire, à exécuter les ordres de ses supérieurs ; mais qui payait ainsi la mauvaise réputation qu’il s’était faite sous le règne affreux de H. Christophe : car, pourquoi Solages et les autres généraux qui combattirent à la Ravine-des-Sables et au Numéro-Deux, ne furent-ils pas emprisonnés ? 2o  du chef de bataillon Lambert qui, en 1842, avait été l’un des signataires de la protestation dirigée contre les élections de la capitale, et qui se distinguait par son dévouement au gouvernement qui l’avait accueilli à son arrivée de l’étranger.

Nous ne citons que ces deux hommes, et nous enregistrons encore l’acte le plus inconséquent, le plus injuste et le plus impolitique que le général R. Hérard ait rendu, parmi tant d’autres, dans l’exercice de son pouvoir dictatorial : — le décret du 10 mars par lequel, après avoir ouï la délibération du « comité régénérateur, » il déclara nuls et non avenus tous brevets, commissions, diplômes, lettres de service délivrés par Boyer, à partir du 15 janvier dernier, comme impopulaires et liberticides. » Nous nous abstenons de reproduire le « considérant » qui accompagnait cet acte étrange, dans le temps où les grades militaires les plus élevés étaient accordés avec profusion à des hommes, à des jeunes gens qui n’avaient jamais servi le pays par les armes, — excepté depuis le 27 janvier[27].

Un autre acte révolutionnaire porte la même date du 10 mars, de la ville des Cayes. Mais l’indiscrète histoire est, de sa nature, investigatrice : elle constate ici que cet acte fut rédigé au Port-au-Prince, le 24 mars. C’est celui qui déclara « la déchéance du général J.-P. Boyer de l’office de Président d’Haïti, comme coupable de lèse-nation, » et le mit en accusation avec sept autres personnes considérées comme ses « complices, » pour être jugées par un jury national.

À côté de ces actes, citons aussi un trait du caractère de Hérard Dumesle, auquel on doit applaudir :

En 1841, il avait eu maille à partir avec l’administrateur Céligny Ardouin ; une proposition de duel entre eux avait succédé à un procès au tribunal correctionnel des Cayes. Lorsque les députés de cette ville allèrent auprès du chef d’exécution, H. Dumesle chargea l’un d’eux de dire à C. Ardouin : qu’il aurait sincèrement désiré de lui prouver qu’il ne conservait aucune rancune, aucun ressentiment contre lui, à raison de ces faits, et de le couvrir de toute sa protection en entrant aux Cayes ; mais qu’il était entouré de gens animés de sentimens de vengeance à son égard, et par rapport à sa conduite dans l’administration des finances qu’il gérait avec trop de rigueur, et parce qu’ils l’accusaient d’avoir été l’instigateur des actes du général Borgella dans ces derniers temps ; que, n’étant pas sûr de pouvoir le soustraire à des vexations, il l’engageait à quitter les Cayes[28].

C. Ardouin fut sensible à ce procédé généreux. Il profita du retour ordonné par le général Borgella, de deux garde-côtes, qui étaient venus aux Cayes apporter des habillemens de troupes, etc., par ordre du Président, et il partit sur l’un d’eux dans la soirée du 8 mars pour se rendre au Port-au-Prince. Il y arriva le 13 dans l’après-midi, et annonça à Boyer la capitulation des Cayes.

Toutes les autorités de cette ville étaient déchues de droit par l’entrée de l’armée révolutionnaire. Le colonel Fabre Geffrard fut nommé commandant de l’arrondissement. Ainsi qu’il l’avait promis à Borgella, il eut pour lui tous les égards dus à son rang, à ses anciens services, au malheur de sa position actuelle, à son grand âge (70 ans) et à ses infirmités résultant de la paralysie dont il était affecté ; et si ce général ne fut pas alors mis en prison, il dut à Geffrard cette considération qu’on eut pour lui. Ce colonel ne pouvait oublier que son père avait honoré Borgella de toute son amitié, qu’il l’avait toujours distingué parmi les officiers de cette époque ; il ne pouvait oublier non plus, qu’à son tour, Borgella l’honorait lui-même de son affection et de son estime.

C’est ici le lieu, pour nous, d’apprécier la défection de Fabre Geffrard au 28 janvier. Nous avons, dit comment elle eut lieu, et par quels motifs il s’y détermina : la parole d’honneur qu’il donna au chef de bataillon R. Hérard, l’engagement pris, sous serment, de se dévouer à l’entreprise indiquée dans le Manifeste révolutionnaire, d’après ses propres convictions.

On a vu plus avant comment il se conduisit. Il ne tarda pas à être relevé du commandement de l’arrondissement des Cayes pour se porter dans l’Ouest et contribuer à achever la révolution ; et l’on sait qu’il ne cessa de jouir de l’estime publique dans ce département comme dans le Sud, à l’occasion des divers emplois qu’il y remplit[29].

À l’époque où nous écrivons ces lignes, nous nous voyons gêné, en quelque sorte, dans l’expression de nos idées, pour motiver notre appréciation par tout ce que nous pourrions dire en faveur de Fabre Geffrard ; la pudeur nous retient. Cependant, le temps a marché ; il a prouvé que la bonne réputation de ce citoyen s’était étendue dans les départemens de l’Artibonite et du Nord, comme dans les deux autres.

En savez-vous la cause ? C’est que, dans toutes les circonstances de sa vie publique, il a montré une grande intelligence des choses et des affaires de son pays, une modération digne d’éloges, un dévouement, un amour vrai pour tous ses concitoyens, ses frères, sans distinction. En Haïti, ce sont les conditions indispensables du succès pour tout chef qui veut être honoré de son vivant et vénéré par l’histoire et la postérité. Voyez quel a été le sort de ceux qui eurent des sentimens contraires !

En parlant des antécédens de Pétion, depuis l’affaire des Suisses dont il prit la juste défense en 1791, et de sa défection en 1799 et de celle de 1802, nous croyons avoir prouvé que ces actes influens sur les destinées de ce chef et de son pays, ont eu pour mobile ce profond sentiment de ' fraternité ; il lui a dû ses éclatans succès dans sa carrière politique. On sait du reste combien ses deux défections ont été utiles à la patrie.

Lorsque nous avons parlé de celle de Borgella en faveur de la scission du Sud, nous avons dit qu’il fut entraîné à ce mouvement irréfléchi contre sa propre conviction, mais que le pays a été ensuite heureux qu’il s’y fût jeté, parce qu’il devint l’auteur principal de la réconciliation qui sauva la patrie en 1812 ; et cette réconciliation n’aurait pas eu lieu d’une manière aussi admirable, si Borgella ne se fût montré l’ami, le protecteur de tous ses concitoyens dans le Sud.

Eh bien ! aujourd’hui que de grands événemens se sont accomplis en Haïti, que la Révolution de 1843 a, pour ainsi dire, terminé sa course par la restauration, le rajeunissement de la République, ne doit-on pas voir dans la défection de Fabre Geffrard, comme dans celles de Pétion et de Borgella, une de ces résolutions inspirées par cette divine Providence qui veille au salut des peuples ?

Un homme se trouve-t-il dans une situation politique grave ou périlleuse, s’il a du bon sens il règle sa conduite par le raisonnement, ou, le plus souvent, il se sent entraîné, malgré lui, à prendre un parti décisif, quelles que doivent être les conséquences de sa détermination. Cependant, sa détermination influe grandement sur le sort de son pays : n’est-il pas permis alors de reconnaître ou de penser qu’il n’a été qu’un instrument intelligent dans les mains de Dieu ? La philosophie, comme la religion, nous enseigne que tout est mystère dans les choses de ce monde ; mais il faut le concours du temps pour apercevoir ou constater ce qui est bien ou mal, et c’est là l’œuvre de l’histoire qui enregistre les actions des hommes.

Nous savons bien qu’il y a eu, dans ces derniers temps, plusieurs hommes qui ont fixé l’attention publique ; mais quel autre que le général Fabre Geffrard était mieux placé dans l’esprit des populations et de l’armée surtout, pour opérer la récente révolution qui a fait disparaître, comme par enchantement, cet Empire tyrannique qu’un égoïsme sanguinaire fonda sur des cadavres, qu’un stupide fétichisme dirigeait, et qui, pour se perpétuer, joignit la désunion des citoyens et la force brutale, à la corruption et à la honteuse dilapidation des deniers publics ?

On objectera, peut-être, que cet Empire a eu une longue durée, trop longue certainement dans l’intérêt de notre pays. Mais nous répondons d’avance à cette objection : que c’est encore un de ces mystères qui entrent dans les desseins de la Providence. Les nations, comme les individus, ont besoin de grands enseignemens pour leur expérience. Haïti devait faire la sienne au prix de tous les malheurs.

Mais cessons ces réflexions philosophiques, pour parler de la dernière phase de la Révolution de 1843.

  1. Je crois que c’est le spirituel Sterne qui a dit : qu’en France on impute à la faute du gouvernement, les années de grande sécheresse et celles où il pleut beaucoup.
  2. On a dit que M. Maurice Dupny s’était entendu à ce sujet, avec MM. Franklin, Fayard, Corin aîné, Chéri Archer, qui auraient eu connaissance des préparatifs d’une insurrection aux Cayes.
  3. J’ai appris d’une personne bien informée que ce Manifeste a été substitué à un autre acte très-modéré à l’égard de Boyer. Dans le premier plan conçu aux Cayes, chaque commune devait nommer secrètement un député ; à un jour donné, tous les députés devaient être rendus au Port-au-Prince, afin de présenter à Boyer cet acte modéré par lequel ils le solliciteraient d’accorder au pays les réformes réclamées par l’Opposition. L’insurrection n’aurait eu lieu qu’en cas d’insuccès.
  4. Voyez tome 6, p. 309.
  5. Entre autres choses. Bonnet aura dit à Franklin  : « Vous travaillez pour le général Guerrier et pour le système du Nord. Une révolution démembrera la République. »

    Guerrier est effectivement parvenu au pouvoir ; mais, dans sa courte administration, il a refoulé l’ancien système du Nord et fait prévaloir celui de Pétion auquel il s’était converti. Il a tracé ce bel exemple à Pierrot et Riche.

  6. Cette appoplexie avait produit la paralysie de tout le côté gauche.
  7. En descendant l’escalier, R. Hérard dit à quelqu’un : « Comme notre vieux général est adroit ! tout ce qu’il vient de dire n’est que pour endormir le Président ; car il est d’accord avec nous, il a accepté une place dans le gouvernement provisoire que nous établirons. » Et c’est par des assurances semblables, que les opposans grossissaient leur nombre.
  8. On sait que depuis 1822, presque tous les régimens d’infanterie avaient perdu leurs anciens numéros, et qu’ils les ont repris en 1844. Nous préférons désigner celui-ci, qui était alors le 16e, par ce numéro 17 ainsi nous ferons des autres
  9. La dépêche de Borgella à Boyer lui parvint le dimanche 29, à 3 heures de l’après-midi.
  10. R. Hérard était né dans cette commune : de là son influence sur une partie de ces habitans qui avaient été les premiers à se déclarer contre le gouvernement de Dessalines.
  11. L’Opposition ayant pris les armes au nom du peuple souverain, elle fit des promotions dans ses rangs d’abord, puis elle offrit des grades supérieurs aux officiers des troupes du gouvernement, pour les embaucher à sa cause. Le comité populaire de Jérémie ayant ensuite promu le chef d’exécution à celui de général de division, ce dernier devint le dispensateur de ces faveurs.
  12. Bien des révolutionnaires ont avoué que c’était ce qu’ils appréhendaient le plus.
  13. Si la nationalité haïtienne n’a pas été anéantie, elle a été du moins compromise par la séparation des départemens de l’Est, érigés en « République Dominicaine. » Peu après, un « État du Nord » fut constitué, pendant que le Sud était en proie à une barbare anarchie. Que serait-il advenu, si le sage Guerrier ne se fût trouvé dans l’Ouest, pour reconstituer l’ancienne République d’Haïti avec son unité politique, au moyen de la haute influence de ce département sur les destinées de la patrie.
  14. On m’a dit que son ordre portait : que les propriétés des opposans seraient confisquées au profit des troupes du gouvernement. Dans ses Mémoires de 1843, Inginac semble confirmer cette imputation ; il y dit : « qu’il se livra, dans sa lettre, à des considérations sur tout ce qui pourrait arriver de fâcheux à ceux qui se remueraient… En recommandant l’apposition des scellés par l’autorité civile sur les effets de ceux qui avai ent été arrêtés ou qui avaient disparu, etc. » Voyez ces Mémoires, page 115. Mais les familles des opposans arrêtés ou eu fuite, étaient là ; il n’y avait pas lieu de toucher à leurs biens.
  15. Ces envoyés étant les fils d’anciens amis de Borgella à Jérémie, il ne pouvait se décider à agir envers eux avec toute la sévérité des lois ; et c’est pour avoir déjà permis à B. Ledoux, porteur de la lettre de R. Hérard, de retourner à Praslin, qu’il crut devoir retenir ceux qui vinrent de Jérémie ; il craignait réellement un mauvais effet de leur renvoi. En ne les faisant pas juger, il entrait d’ailleurs dans la pensée de Boyer ; je la ferai connaître dans le chapitre suivant.
  16. Lazare avait été colonel du 17e pendant longtemps. Cazeau dut craindre qu’il n’exerçât de l’influence sur ce corps.
  17. Dans sa lettre du 9 février à ce sujet, Lazare disait : « Je vous invite à me faire parvenir cette somme, comme chose appartenant aux serviteurs de la patrie qui n’ont que trop souffert de la privation des diverses payes qui leur sont dues jusqu’à ce jour. »
  18. Lorsqu’il fut frappé d’apoplexie en 1840, le docteur Lowel se trouvait aux Cayes et lui porta des soins efficaces. Il concilia ainsi son devoir politique avec la reconnaissance qu’il devait à ce médecin étranger. Celui-ci fut tellement effrayé de sa condamnation à mort, qu’il devint fou, et Borgella en éprouva un sincère regret. Etranger au pays, Lowel devait-il se mêler de nos querelles intestines au point de servir d’agent provocateur de la désobéissance envers le gouvernement ?
  19. Il est constant que le colonel Cazeau éprouvait souvent des spasmes à l’estomac.
  20. Il est né à l’Anse-à-Veau le 23 septembre 1806.
  21. J’écris la relation de la marche de Solages et des combats qui s’ensuivirent, d’après des notes de C. Ardouin tenues sur les renseignemens qui lui furent fournis ; mais, il est possible qu’il y ait des inexactitudes dans ce récit comme dans celui relatif à l’affaire passée à Lesieur.
  22. L’ordre du jour relatif aux femmes lui fut sévèrement reproché, comme si de telles personnes pouvaient impunément commettre les délits prévus par les lois. Bien des femmes ont contribué, dans ces circonstances, à la révolution dont elles s’étaient engouées, sans prévoir que la plupart d’entre elles verseraient d’abondantes larmes avant longtemps.
  23. Le 19 février, je fus envoyé en mission aux Cayes, principalement pour autoriser le général Borgella à faire des promotions dans les grades supérieurs.
  24. Cet acte est écrit de la main de H. Dumesle. En changeant la dénomination de la République d’Haïti en celle de « République Haïtienne, » le chef de l’Opposition créa malgré loi une « République Dominicaine » fur le territoire de l’île. Il ignorait les idées et les vrais sentimens qui existaient depuis quelque temps dans les départements de l’Est.
  25. Au Port-au-Prince, on se rappelle la même manie de Meyrèles, citoyen recommandable qui devint fou.
  26. Par un décret du chef d’exécution, du 12 mars, « tous les biens, meubles et immeubles de Toureaux sont séquestrés pour être vendus au profit des familles qui souffrent de cet acte de vandalisme de la part de cet infâme suppôt de la tyrannie, etc. »
  27. Comment ! vous vous êtes mis en insurrection le 27 janvier, et vous avez déclaré nuls, dès le 15, les brevets délivrés tardivement, par un chef qui gonvernait le pays depuis 25 ans, à d’anciens officiers de l’armée, vieux militaires qui l’avaient servi avec honneur, tandis que vous vous prévaliez du grade de général de division qui vous fut décerné par de simples citoyens au nom d’une abstraction ! Et une telle faute, dans un pays toujonrs soumis au régime militaire, à ce régime dont vous alliez avoir tant besoin pour vous soutenir !…
  28. Le chef de l’Opposition reconnaissait ainsi, dès lors, qu’il était débordé.
  29. Pendant l’insurrection, une comète parut ; elle était magnifique, et sa queue, vue de la capitale, se prolongeait au sud-ouest. Si le peuple vit dans son apparition un présage de la chute infaillible de Boyer, la faveur dont il entourait déjà le colonel Fabre Geffrard le porta à dire de la comète ! « C’est le panache de Geffrard ! » On sait que les révolutionnaires portaient alors un panache blanc à leurs chapeaux. Et n’est-il pas curieux qu’une autre comète, vue en 1858 au nord-ouest de la capitale, ait été envisagée par le peuple comme le précurseur de la révolution qui a renversé le singulier Empereur d’Haïti ?