Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 1/1.9

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 1p. 285-304).

CHAPITRE I.

Dispositions pacifiques des insurgés du Nord, — Arrivée des commissaires civils Roume, Mirbeck et Saint-Léger. — Objet de leur mission. — Conduite de l’assemblée coloniale. — Continuation de la guerre dans le Nord, dans l’Ouest et dans le Sud.

Un mois était à peine écoulé, après le grand incendie des habitations du Nord, quand les esclaves insurgés proposèrent à Blanchelande de faire la paix avec lui, comme représentant du roi ; mais les conditions qu’ils posèrent étaient telles, que le gouverneur général ne pouvait les accepter. Cet empressement mis par eux à obtenir une solution pacifique semble indiquer, encore une fois, que Blanchelande et les autres agens du gouvernement ont été réellement les promoteurs de cette terrible insurrection. Les esclaves auront pensé que, conformément à leurs promesses, ces agens de l’autorité royale seraient alors assez puissans pour leur faire accorder les avantages qui devaient être le prix de l’exécution du plan qu’ils s’étaient formé, afin d’arriver au rétablissement de l’ancien régime : à savoir, l’affranchissement des principaux chefs de l’insurrection, l’abolition de la peine du fouet, et trois jours par semaine pour se livrer à leurs propres travaux.

Voici en quels termes ils proposaient la paix :

Monsieur,

Nous n’avons jamais prétendu nous écarter du devoir et du respect que nous devons au représentant de la personne du roi, ni même à tout ce qui dépend de Sa Majesté ; nous en avons des preuves par devers nous ; mais vous, mon général, homme juste, descendez vers nous ; voyez cette terre que nous avons arrosée de notre sueur, ou bien plutôt de notre sang ; ces édifices que nous avons élevées, et ce dans l’espoir d’une juste récompense ! L’avons-nous obtenue, mon général ? Le roi, l’univers, ont gémi sur notre sort, et ont brisé les chaînes que nous portions, et nous, humbles victimes, nous étions prêts à tout, ne voulant point abandonner nos maîtres ; que dis je ! je me trompe : ceux qui auraient dû nous servir de pères, après Dieu, c’étaient des tyrans, des monstres indignes du fruit de nos travaux ; et vous voulez, brave général, que nous ressemblions à des brebis, que nous allions nous jeter dans la gueule du loup ? Non, il est trop tard, Dieu, qui combat pour l’innocent, est notre guide ; il ne nous abandonnera jamais ; ainsi voilà notre devise : Vaincre ou mourir.

Pour vous prouver, respectable général, que nous ne sommes pas aussi cruels que vous pouvez le croire, nous désirons, du meilleur de notre âme, faire la paix ; mais aux clauses et conditions que tous les blancs, soit de la plaine ou des mornes, se retireront par devers vous pour se retirer dans leurs foyers, et par conséquent abandonner le Cap, sans en excepter un seul ; qu’ils emportent leur or et leurs bijoux ; nous ne courons qu’après cette chère liberté, objet si précieux.

Voilà, mon général, notre profession de foi, que nous soutiendrons jusqu’à la dernière goutte de notre sang. Il ne nous manque point de poudre ni de canons ; ainsi la mort ou la liberté. Dieu veuille nous la faire obtenir sans effusion de sang ! alors tous nos vœux seront accomplis, et croyez qu’il en coûte beaucoup à nos cœurs pour avoir pris cette voie.

Mais, hélas ! je finis, en vous assurant que tout le contenu de la présente est aussi sincère que si nous étions par devant vous. Ce respect que nous vous portons, et que nous jurons de maintenir, n’allez pas vous tromper, croire que c’est faiblesse, en ce que nous n’aurons jamais d’autre devise : Vaincre ou mourir pour la liberté.

Vos très-humbles et très-obéissans serviteurs,
Tous les généraux et chefs qui composent notre armée.


Cette lettre d’un style incorrect, qui ne porte le nom d’aucun des chefs, où la forme du pluriel se mêle à celle du singulier, où le nom de Dieu paraît trois fois, où le respect pour la personne du roi est si clairement exprimé, ne semble-t-elle pas être l’œuvre de Toussaint Louverture initié, ainsi qu’on l’a dit, aux projets contre-révolutionnaires des agens du gouvernement ? Nous le pensons d’autant plus, qu’en témoignant également beaucoup de respect pour Blanchelande, il aura voulu le mettre à même d’accomplir les promesses dont nous avons parlé plus haut, par l’exagération même des conditions posées à la conclusion de la paix ; car, Toussaint a pu penser qu’il fallait paraître beaucoup exiger, pour obtenir ce que lui et les autres principaux chefs désiraient réellement. Cette combinaison n’était certainement pas au-dessus de sa remarquable intelligence, son esprit jésuitique s’y prêtait admirablement. Il aura cru que Blanchelande, muni de ces étranges propositions, parviendrait à convaincre l’assemblée coloniale de la nécessité de faire des concessions aux esclaves, pour obtenir leur soumission et le retour à la tranquillité, et par eux s’assurer dès lors une grande influence sur les affaires coloniales. Mais si ces conjectures que nous faisons ne sont pas dénuées de fondement, il est du moins certain que le caractère faible de Blanchelande le mettait au-dessous d’une telle tâche : il était incapable d’user de quelque vigueur envers les colons.

Aussi répondit-il aux propositions des chefs des insurgés, par une proclamation du 23 septembre, où il exhortait les esclaves à la soumission, en les engageant à livrer leurs chefs. C’était bien le seul moyen d’empêcher cette soumission qu’il recommandait. La guerre continua avec la même fureur.

Cependant, en apprenant la nouvelle du décret du 24 septembre et la prochaine arrivée des commissaires civils avec des troupes, les insurgés se disposèrent à formuler des propositions plus favorables pour leur soumission. Ce fut surtout d’après les conseils des hommes de couleur répandus dans leurs rangs : le récit de Gros l’atteste d’une manière incontestable. Outre le mulâtre Aubert, qu’il nomme le libérateur des blancs prisonniers dont il faisait partie, avec qui il s’entretint sur les causes présumées de la révolte des esclaves, il cite Després, autre mulâtre, « armurier du Fort-Dauphin, aide de camp de Jean François et investi de toute la confiance de ce généralissime des noirs, qui se donnait, dit-il, bien des mouvemens et qui faisait tout son possible pour accélérer les instans de la paix. » Il en cite d’autres encore qui, après la mort de Jeannot arrivée le 1er novembre, purent faire entendre leur voix en faveur de la pacification. « Ils étaient, dit-il, remplis d’attentions, et généralement parlant, nous n’avons eu qu’à nous louer de la conduite des gens de couleur qui ont toujours cherché à nous mettre à l’abri de tout événement fâcheux… Les gens de couleur étaient affectés de la loi du 24 septembre, mais tous voulaient obéir, et leurs démarches ne nous ont laissé aucun doute à cet égard. » Gros ajoute que les abbés Bienvenu, curé de la Marmelade, et de La Haye, curé du Dondon, donnèrent de bons conseils à Jean François.

Nous possédons une adresse à l’assemblée coloniale, rédigée par l’abbé de La Haye, écrite tout entière de sa main, pour les hommes de couleur qui se trouvaient parmi les noirs. Cette adresse, faite avec beaucoup de sens, informait l’assemblée coloniale de la position de ces hommes dans les camps des insurgés, et exposait toutes les considérations morales et politiques qui pouvaient influer sur sa détermination à accepter, non-seulement les propositions faites par les chefs noirs, mais à sanctionner les concordats de l’Ouest et du Sud, afin d’obtenir d’un seul coup le rétablissement de la tranquillité dans toute la colonie. Ce document retrace les crimes commis par Jeannot, contre les blancs, les mulâtres et même les nègres : il attribue la puissance désastreuse de ce scélérat à la faute que commirent Jean François et Biassou, en le nommant juge de l’armée, ce qui lui donnait double droit de prononcer sur la vie ou la mort des prisonniers[1]. L’adresse termine enfin par faire savoir à l’assemblée coloniale les propositions des chefs des insurgés.


Voici, disent les hommes de couleur, les chefs de demande que nous sommes chargés de vous proposer, au nom des généraux. Veuillez les peser dans votre sagesse ; c’est le résultat combiné des gens de couleur, c’est tout ce qu’ils ont pu obtenir : daignez considérer que leur admission sera l’époque fixe du retour de l’ordre dans la colonie :

1o La grâce pleine et entière de tous les états-majors, leurs libertés bien et dûment enregistrées.


2o Amnistie générale pour tous les nègres.

3o. La faculté aux chefs de se retirer où bon leur semblera, dans les pays étrangers, s’ils se déterminent à y passer.

4o L’entière jouissance des effets qui sont en leurs mains.

Promettons que si ces conditions sont acceptées, de faire rentrer de suite les esclaves dans le devoir et de se référer en ce qui concerne leur sort, à la décision des commissaires du roi dont l’arrivée ne peut être éloignée.

Nous devons vous porter, autant pour vous que pour nous, à accorder les chefs de demande que nous prenons la liberté de vous former au nom des généraux qui nous ont chargés de leurs intérêts et confié ce qu’ils appellent leur dernière résolution.

Pour nous, Messieurs, animés du plus pur patriotisme, nous sommes unis de cœur et d’intention avec nos frères de l’Ouest et du Sud : le même serment qui les unit aux blancs, nos frères, est déjà prononcé par chacun de nous et gravé dans le fond de nos cœurs en caractères ineffaçables ; comme eux, nous défendons vos propriétés et les nôtres ; comme eux, nous porterons avec orgueil le nom de Français régénérés, et serons les fermes soutiens d’une constitution trop longtemps inconnue ; et le pacte que vous avez formé avec nos frères de l’Ouest et du Sud devient tout naturellement le nôtre.


Les signataires croyaient les concordats sanctionnés par l’assemblée coloniale.

En même temps que cette adresse était envoyée à cette assemblée par les hommes de couleur, Jean François en envoyait une qui paraît avoir été l’œuvre principale de Gros. Celui-ci cite des paroles de ce chef, qu’il est bon de recueillir pour indiquer à quelle cause on peut attribuer la révolte des esclaves dans le Nord. « Ce n’est pas moi qui me suis institué général des nègres. Ceux qui en avaient le pouvoir m’ont revêtu de ce titre : en prenant les armes, je n’ai jamais prétendu combattre pour la liberté générale, que je sais être une chimère, tant par le besoin que la France a de ses colonies, que par le danger qu’il y aurait à procurer à des hordes incivilisées un droit qui leur deviendrait infiniment dangereux, et qui entraînerait indubitablement l’anéantissement de la colonie ; que si les propriétaires avaient été tous sur leurs habitations, la révolution n’aurait peut-être pas eu lieu. »

Si ce ne sont pas là textuellement les paroles que Jean François a prononcées, c’en doit être le sens probablement ; et l’on pourrait douter de la véracité de Gros, si toute la conduite postérieure de ce généralissime n’avait pas prouvé, de même que celle de Biassou, que ni l’un ni l’autre n’avaient cette élévation d’âme qui eût pu les rendre les bienfaiteurs de la classe des esclaves, leurs frères. Car, en outre de leurs dispositions à faire rentrer ces masses sous le joug de l’esclavage, moyennant leur affranchissement personnel et celui d’un certain nombre d’autres chefs sous leurs ordres, notamment Toussaint Louverture, ces deux généraux ont fait vendre, à leur profit personnel, des hommes, des femmes, des enfans noirs, aux Espagnols qui les transportèrent soit à Cuba, soit à la Jamaïque. Vainement voudrait-on, pour les disculper de ces crimes, arguer de leur ignorance ; elle n’était pas telle qu’ils ne pussent discerner le bien du mal, et savoir que contraindre leurs frères à rentrer dans l’esclavage, ou les vendre pour être transportés sur la terre étrangère, c’étaient des crimes de leur part.

Quant à Toussaint Louverture, dont nous aurons occasion d’examiner la conduite politique plus tard, il eût participé à l’affranchissement personnel demandé pour les chefs, et contribué à remettre le grand nombre dans l’esclavage, si les colons avaient accepté leurs propositions. Mais, hâtons-nous de dire qu’il ne trafiqua point de ses semblables, comme Jean François et Biassou. L’observation que nous faisons ici, parce que c’en est l’occasion, relativement au projet auquel il contribua, pour la soumission de la masse des noirs insurgés dans l’esclavage, a pour but de prouver que, dans ces premiers temps de l’insurrection, les idées de Toussaint Louverture n’étaient pas plus généreuses à l’égard de ses fières, que celles de Bauvais, de Lambert et de Pinchinat, lorsqu’ils souscrivaient à la déportation des suisses. C’était dans le même mois de novembre 1791 que se passaient les deux actes que nous reprochons à la mémoire de ces premiers révolutionnaires.

Quoi qu’il en soit, ces deux adresses, parvenues à l’assemblée coloniale, ne furent point accueillies par les colons comme ils auraient dû le faire en une pareille conjoncture, dans leur propre intérêt et dans l’intérêt général de ce pays livré aux horreurs de la guerre. Fiers et hautains, depuis le décret du 24 septembre, ils attendaient l’arrivée des commissaires civils avec les troupes dont ils espéraient profiter, pour soumettre à merci tous les esclaves insurgés. Ainsi, tandis que d’une part ils refusaient de sanctionner les concordats de l’Ouest et du Sud, de l’autre ils rejetaient les propositions faites par les chefs noirs : leur mépris pour les mulâtres et les nègres était trop enraciné pour qu’ils se conduisissent autrement.


Le 28 novembre, MM. Roume, de Mirbeck et de Saint-Léger arrivèrent au Cap. Nommés commissaires civils, d’abord pour l’exécution du décret du 15 mai qui avait suivi celui du 1er février, leur départ de Brest avait été ajourné par un autre décret du 29 août ; et ils ne quittèrent la France que pour venir concourir à l’exécution de celui du 24 septembre. Leur mission avait donc changé de nature par cette nouvelle résolution de la métropole. Ayant peu de troupes avec eux, chargés de rétablir l’ordre, la paix et la tranquillité publique, il leur fallait un désir bien sincère de remplir une telle mission pour la continuer, puisqu’ils allaient se trouver nécessairement placés sous la dépendance de l’assemblée coloniale à laquelle était déféré le droit de statuer sur le régime intérieur de la colonie, tandis que primitivement ils étaient chargés de notifier à ces despotes des dispositions propres à se concilier la classe des hommes de couleur et à se donner une grande force morale.

En arrivant, le premier spectacle qui s’offrit à leurs regards étonnés fut celui des deux roues et des cinq potences dressées au Cap, où l’on voyait toujours exposés des cadavres de nègres et de mulâtres, depuis le commencement de l’insurrection. Ils apprirent tous les événemens survenus dans la colonie et dont on n’avait pu avoir connaissance en France avant leur départ. D’un côté, le soulèvement des esclaves dans le Nord, ayant pour auxiliaires beaucoup d’hommes de couleur, la guerre affreuse qui en était résultée ; de l’autre, la prise d’armes des affranchis dans l’Ouest et dans le Sud, la guerre qui s’en était suivie et les concordats passés entre cette classe d’hommes et les blancs de ces deux provinces.

Fatalement voués à l’impuissance du bien, ces commissaires ne pouvaient qu’user de conseils auprès de l’assemblée coloniale, pour la porter à la modération et à la justice, et ils ne négligèrent rien dans ce but ; mais cette position subordonnée, qui était le fait du gouvernement de la métropole, fut jugée aussitôt, et par cette assemblée, et par tous les blancs comme par les mulâtres et les noirs. Toutefois, le caractère public dont ils étaient revêtus en qualité de commissaires nationaux, disposa ces derniers à accueillir favorablement toutes leurs décisions, sans produire le même effet sur les blancs qui tenaient, comme toujours, peu compte des pouvoirs de la métropole dont ils n’étaient que trop disposés à secouer le joug.

Avec le décret du 24 septembre, ils apportaient une proclamation royale, relative à une amnistie générale, pour tous les faits passés entre les hommes libres de toute couleur. Cette amnistie ne s’étendait pas aux esclaves dont on n’avait pas prévu le soulèvement. Ils s’efforcèrent cependant de porter l’assemblée coloniale à l’étendre à ces hommes qui combattaient avantageusement. Mais que pouvaient de tels conseils sur l’esprit des colons qui comptaient sur de nouvelles forces promises par le gouvernement de la métropole ?

Ces colons donnèrent alors la mesure de leurs prétentions, dans l’acte dont nous citons ici quelques passages.

En se réunissant à Léogane où elle se constitua, la nouvelle assemblée coloniale avait pris, le 5 août, le même titre d’assemblée générale de la partie française de Saint-Domingue que portait celle de Saint-Marc. Mais, peu de jours après l’arrivée des commissaires civils, et sur leur observation, elle se décida, le 10 décembre, à changer ce titre en celui d’assemblée coloniale.

Elle avait obtenu de l’assemblée nationale constituante le décret du 24 septembre qui lui accordait tout ce qu’elle pouvait désirer. Elle voulut paraître ce qu’elle n’était pas, ce qu’elle ne devait pas être : — un corps indépendant de l’assemblée nationale. Dans cet esprit, elle prit l’arrêté suivant. Nous n’écrivons que l’un de ses considérans et les réserves qu’elle posait dans son dispositif, sans doute en prévision de tout changement qui surviendrait dans la métropole, à l’égard des colonies, par la formation de l’assemblée législative où ne pouvaient être admis les anciens membres de la constituante.


L’assemblée générale, considérant que les décrets nationaux qui lui ont été officiellement manifestés, notamment le décret du 24 septembre 1791, accepté le 28 du même mois, ainsi que les proclamations du roi, se servent particulièrement des expressions, assemblée coloniale, lorsqu’il est question de désigner l’assemblée des représentans de cette portion de l’empire français…

En conséquence, revenant sur son arrêté du 5 août dernier, approuvé,

Elle change sa dénomination d’assemblée générale en celle d’assemblée coloniale de la partie française de Saint-Domingue.

N’entendant néanmoins, par l’effet de ce changement, porter aucune atteinte à ses travaux précédons et aux droits politiques de la partie française de Saint-Domingue, notamment dans tous les points de constitution et de législation qui ne lui sont point communs avec la métropole ; se réservant spécialement, en tant que de besoin, ladite assemblée, que des mots coloniale ou colonie on ne puisse jamais inférer aucune erreur sur l’établissement de cette contrée, ni que qui que ce soit puisse jamais prétendre que cette partie de l’empire en soit une propriété aliénable en manière quelconque ; ladite assemblée statuant de plus fort, d’après la constitution française décrétée par l’assemblée nationale constituante, et acceptée par le roi, le 14 septembre 1791.

Que la partie française de Saint-Domingue est et demeure irrévocablement une portion intégrante de l’empire français, sous les modifications constitutionnelles nécessaires aux convenances locales et particulières, et contenues au décret constitutionnel rendu par l’assemblée nationale constituante, le 24 septembre 1791, accepté par le roi le 28 du même mois.


Cependant, les insurgés du Nord, avisés de l’arrivée des commissaires, furent encore plus disposés à la soumission. Le père Sulpice, curé du Trou, leur fit parvenir la proclamation royale et le décret du 24 septembre, pour les y engager, espérant sans doute lui-même quelque modération de la part de l’assemblée coloniale. De ce qu’il paraît assez prouvé que l’insurrection avait été suscitée par les contre-révolutionnaires, par Blanchelande surtout, les esclaves, qui arboraient le drapeau blanc, qui prenaient le titre de gens du roi, durent attendre le règlement de leur sort par ces commissaires envoyés par le roi ; ils les supposaient naturellement capables d’exercer quelque influence sur l’assemblée coloniale. En conséquence, ils envoyèrent au Cap le mulâtre Raynal et le nègre Duplessis, anciens affranchis, porteurs d’une seconde adresse des chefs noirs à cette assemblée. Cette pièce, rapportée dans Garran (tome 2, pages 308 à 311), est écrite dans un style très-pur, et semble avoir été également rédigée par l’abbé de La Haye : elle porte la date du 4 décembre[2].

Raynal et Duplessis comparurent par devant l’assemblée, et subirent un interrogatoire. La hauteur dédaigneuse de cette assemblée contrasta avec la bienveillance des commissaires civils envers ces deux envoyés. Ils reçurent de ces derniers un sauf-conduit pour revenir dix jours après chercher la réponse de l’assemblée.

Dans cet intervalle, les chefs noirs délibérèrent sur le point de savoir à quel nombre ils fixeraient les libertés à réclamer pour eux. Jean François en voulait trois cents, Biassou fut du même avis, non compris les membres de sa propre famille. Toussaint Louverture fut celui qui, suivant Gros, le décida à réduire ce nombre a cinquante, qui fut accepté aussi par Jean François.

Ainsi Toussaint Louverture aurait été moins prodigue d’affranchissemens que les autres.

Au bout des dix jours, Raynal et Duplessis retournèrent au Cap. Ils reçurent du président de l’assemblée coloniale la réponse suivante, dans la séance du 16 décembre :


« Émissaires des nègres en révolte, vous allez entendre les intentions de l’assemblée coloniale. L’assemblée, fondée sur la loi et par la loi, ne peut correspondre avec des gens armés contre la loi, contre toutes les lois. L’assemblée pourrait faire grâce à des coupables repentans et rentrés dans leurs devoirs. Elle ne demanderait pas mieux que d’être à même de reconnaître ceux qui ont été entraînés contre leur volonté. Elle sait toujours mesurer ses bontés et sa justice ; retirez-vous. »

À leur retour, et sur le rapport qu’ils firent de cette insolente réponse, Biassou se mit en fureur ; et sans l’influente intervention de Toussaint Louverture, il eût fait fusiller les blancs prisonniers du camp des insurgés. Gros dit cependant que Toussaint conseilla à Biassou de les faire mettre aux fers, pour être ensuite jugés par un conseil de guerre. Probablement, Toussaint voulait gagner du temps, afin que Jean François, aussi doux que Biassou était emporté, pût intervenir. « Dans une circonstance aussi malheureuse, ajoute Gros, notre espoir ne gisait que sur les citoyens de couleur qui nous avaient pris en affection : précisément Candy était à la Grande-Rivière avec une partie de ses gens… » Auparavant, il déclare avoir eu de grandes obligations à ce chef de couleur, ainsi qu’au mulâtre Doré. Candy, néanmoins, s’est montré plus d’une fois cruel dans cette guerre, étant sous les ordres de Jeannot ; mais peut-être était-il dominé alors par la crainte de périr de la main de ce monstre, ou n’exécutait-il que ses instructions, tandis que, dans la circonstance dont parle Gros, Jeannot avait été déjà fusillé. — Pamphile de Lacroix semble être de cette opinion.

Raynal et Duplessis avaient apporté une lettre des commissaires civils qui invitaient les chefs noirs à une entrevue sur l’habitation Saint-Michel, à la Petite-Anse, tout près du Cap.

Au jour désigné, Jean François seul s’y rendit. Biassou, méfiant et soupçonneux, mécontent de l’assemblée coloniale, ne voulut point s’y trouver, quoiqu’il accompagnât Jean François non loin du lieu de la conférence.

La jalousie de l’assemblée coloniale contre les commissaires civils éclatait déjà à tel point, qu’ils se virent obligés de la prier d’envoyer avec eux des commissaires pour être témoins de leur entretien avec les chefs noirs. D’autres colons s’y joignirent, et parmi eux, le nommé Bullet, ancien maître de Jeannot. Oubliant que c’était Jean François qui avait purgé la colonie de cet homme si féroce, Bullet fut assez hardi pour frapper le généralissime de son fouet ! Il ne craignit pas d’exciter la vengeance dans le cœur de celui qui pouvait le frapper de mort à l’instant même, ou faire retomber sur la tête des prisonniers blancs, objet de la sollicitude des commissaires civils, le poids de sa colère.

Jean François, indigné, se retirait déjà de la conférence, lorsque le commissaire Saint-Léger s’avança, seul et sans armes, auprès de lui et de sa troupe. Cet acte de confiance, et les paroles obligeantes que Saint-Léger lui adressa, le firent revenir auprès des commissaires civils ; et alors, dans l’effusion de son excessif respect pour les représentans de la France et de son roi, ce chef s’abaissa jusqu’à s’agenouiller devant eux, en renouvelant de vive voix les demandes formulées dans les adresses précitées. Les commissaires l’exhortèrent à donner des gages de sa bonne foi, en renvoyant les prisonniers blancs. Jean François y consentit, et en échange il demanda une grâce particulière : ce fut qu’on lui rendît sa femme qui avait été condamnée à mort par la commission prévôtale du Cap, et qu’on n’avait pas exécutée, dans la crainte de l’exaspérer. Les commissaires civils promirent, mais cette grâce dépendait de l’assemblée coloniale[3].

Dès le lendemain de cette entrevue, Jean François renvoya les prisonniers blancs au Cap, mais sa femme noire ne lui fut pas rendue !… Les prisonniers étaient accompagnés par une escorte de cent cinquante dragons, presque tous mulâtres ou nègres libres : Toussaint Louverture était de cette escorte. Ceux qui la composaient durent faire preuve d’énergie pour garantir les prisonniers des insultes de quelques noirs qui désapprouvaient les arrangemens pris par le généralissime. Biassou lui-même partageait leur avis, et Gros dit encore que Toussaint Louverture en éprouvait des regrets, en attribuant cette fâcheuse disposition à la visite nocturne d’un officier portant épauleltes d’argent, de haute taille, noireau, sec et joues enfoncées. Cet officier était, suivant Garran, le major du régiment du Cap, nommé Poitou, qui dissuada les nègres de se prêtera un arrangement. C’était un contre-révolutionnaire.

Après ce fait inqualifiable, après le témoignage rendu par Gros des bons sentimens de Jean François et de Toussaint Louverture, écoutons ce que dit ce narrateur :

« Nous fûmes, pour cette fois, convaincus d’une grande vérité : que le nègre ne rentrera jamais dans le devoir que par la contrainte et sa destruction partielle. »

Voilà bien le colon encroûté de préjugés et de haine ! C’est à l’humanité des chefs noirs qu’il doit sa délivrance, tandis que les chefs blancs ne rendent aucun de leurs prisonniers, pas même la femme de Jean François ; et Gros ne pense qu’à la destruction partielle des noirs pour les faire rentrer dans le devoir, c’est-à-dire dans l’ignominie de l’esclavage !

Le mécontentement de Biassou et des autres noirs, chefs ou subalternes, n’était-il pas le résultat de la hauteur de l’assemblée coloniale, de l’insolence de Bullet, des conseils perfides de Poitou ?

Et puis, les blancs colons de Saint-Domingue se sont plaints de la haine des noirs, des vengeances qu’ils ont exercées ! Ces hommes qui ont tant abusé de leur pouvoir et de leurs privilèges, qui firent tant de mal, ont encore écrit, publié des livres à profusion, dans le but d’égarer l’opinion, de lui donner le change sur leurs propres forfaits, en imputant des horreurs aux noirs.

Mais, quelles qu’aient été ces horreurs, les colons ne sont-ils pas encore heureux que les hommes de la race noire n’aient pas eu à leur tête, à cette époque, des chefs comme la France en eut depuis en 1793 ? On peut juger de ce que nous disons ici par le propos atroce que Billaud-Varennes adressa à Pétion, de qui il reçut des secours et l’hospitalité qu’il ne pouvait trouver nulle part, des blancs comme lui. Chassé, après la restauration des Bourbons en France, de Cayenne où il avait été déporté, poursuivi au Mexique et aux États-Unis, à cause de ses antécédens, trouvant enfin un asile sur le territoire de l’ancien Saint-Domingue, il dit à Pétion : « La plus grande faute que vous ayez commise dans le cours de la révolution de ce pays, c’est de n’avoir pas sacrifié tous les colons jusqu’au dernier. En France, nous avons fait la même faute, en ne faisant pas périr jusqu’au dernier des Bourbons[4]. »

Non ! ainsi que Pétion, n’approuvons pas ces paroles sanguinaires de l’ancien membre du comité de salut public. Plaignons-nous des injustices, des excès, des crimes des colons ; signalons-les à la postérité, afin qu’elle compare leur conduite à celle de leurs victimes privées de lumières, opprimées depuis des siècles sous un joug de fer, et cependant donnant à ces oppresseurs l’exemple de sentimens plus conformes aux principes du droit des gens, à la nature de l’homme. Laissons à ce juge impartial le soin de prononcer avec équité dans le procès que nous présentons à son jugement.


Les prisonniers blancs rendus au Cap se présentèrent, le 24 décembre, à la barre de l’assemblée coloniale, avec quelques-uns des chefs de l’escorte qui les conduisit. Le président dit à ces derniers :

« Continuez à donner des preuves de votre repentir, et dites à ceux qui vous envoient, de les adresser à MM. les commissaires civils : ce n’est que par leur intercession que l’assemblée peut s’expliquer sur votre sort. »

Au retour de l’escorte dans le camp des insurgés, Toussaint Louverture, dont la perspicacité avait découvert facilement l’insuffisance des pouvoirs des commissaires civils, en fit la déclaration à Jean François et à Biassou. Ce dernier devait se rendre à son tour à une nouvelle entrevue avec ces commissaires ; il résolut dès lors de s’en abstenir, et il fit bien.

Dans le même temps, M. de Touzard, lieutenant-colonel au régiment du Cap, et les blancs de la Marmelade, attaquaient les noirs. C’était par eux que ces insurgés avaient fait passer leurs premières adresses à l’assemblée coloniale. Les blancs voulaient donc la continuation de la guerre !

Cependant les commissaires civils, malgré l’orgueil et la jalousie que leur montrait l’assemblée coloniale, voulurent proclamer une amnistie générale pour obtenir la soumission des esclaves ; mais l’assemblée s’y opposa. Quelque temps après, le ministre de la marine, éclairé par les avis de la commission civile, en envoya une au nom du roi ; et cette fois, l’assemblée coloniale, n’osant pas paraître s’y refuser, mit de telles restrictions à cet acte du souverain de la France, qu’il devint inefficace. Elle l’accompagna d’un arrêté par lequel elle déclara « que c’était elle qui pardonnait, au nom de leurs maîtres, aux esclaves révoltés ; que leurs chefs seraient tenus, pour obtenir leur pardon, de remettre à l’assemblée coloniale tous les papiers qu’ils avaient en leur possession, et de lui donner tous les renseignemens propres à éclaircir les causes de la révolte actuelle. »

Convenons que si cette assemblée se montrait arrogante, intraitable, elle était du moins conséquente. Le décret du 24 septembre, prétendu constitutionnel, ne lui avait-il pas délégué l’initiative des mesures qu’elle voudrait prendre à l’égard des esclaves, sous la seule sanction du roi ? Le roi avait donc empiété sur ses attributions, il avait violé son droit !

La logique entraînait les colons. Il était écrit dans le livre du Destin qu’ils devaient perdre Saint-Domingue, et ils le perdirent.


Presqu’en même temps que les négociations pour la paix s’ouvraient de la part des noirs, les hommes de couleur de l’Ouest, apprenant l’arrivée des commissaires civils auxquels ils portaient le même respect, en leur qualité de délégués de l’assemblée nationale et du roi, leur envoyèrent des députations pour leur soumettre les concordats qu’ils avaient passés avec les blancs et en obtenir leur approbation. Mais ces commissaires n’avaient pas le pouvoir qu’ils leur supposaient : le décret du 24 septembre laissait encore toute latitude à cet égard, à l’assemblée coloniale. Les commissaires civils improuvèrent les concordats passés tant dans l’Ouest que dans le Sud : ils ne pouvaient agir autrement. Et l’assemblée coloniale, pour mieux prouver aux hommes de couleur de toute la colonie que leur sort dépendait d’elle seule, fit arrêter ces députations qui furent ou emprisonnées ou mises à bord des navires de guerre qui étaient sur la rade du Cap.

C’est à peu près à cette époque qu’arrivèrent dans la colonie plusieurs anciens membres de l’assemblée de Saint-Marc dont les intrigues incessantes, à Paris, avaient obtenu de l’assemblée constituante le décret du 24 septembre. On conçoit combien ils durent exciter encore les membres de l’assemblée coloniale.

Tant de causes devaient concourir à rallumer la guerre, qu’elle se fit de nouveau avec plus de violence que jamais. Elle continua dans le Nord, dans l’Ouest, dans le Sud, et Saint-Domingue parut devoir s’abîmer sous le poids des crimes qui souillèrent de toutes parts ce malheureux pays.

  1. Garran se trompe en disant que Jean François livra bataille à Jeannot aux environs de Vallière, et que l’ayant fait prisonnier, il le fit mourir. Gros dit que Jean François le fit arrêter le 1er novembre, et le fit fusilier le même jour au Dondon, où on le conduisit. Le document que nous citons ici, de l’abbé de La Haye, confirme ce fait en ces termes : « Jeannot commandait, sous les généraux Jean François et Biassou, tous les camps de la Grande-Rivière, Dondon et Quartier-Morin… Sa dernière expédition fut celle de Vallière, où quatorze blancs furent faits prisonniers ; une plus grande quantité perdirent la vie dans cette journée ; les prisonniers furent conduits dans le camp, huit furent suppliciés, les six autres attendaient à chaque instant le même sort : le ciel en avait autrement ordonné. Le dimanche 1er novembre, jour destiné pour le dernier sacrifice, arrivèrent les généraux Jean François et Biassou ; ils avaient été instruits des cruautés exercées, et leur premier soin fut de dérober à la mort les infortunés qui existaient encore, ensuite de sacrifier le monstre qui se faisait un jeu de la vie des hommes : il fut par leur ordre fusillé. »
  2. Les signataires sont trois noirs, — Jean François, Biassou et Toussaint, — et trois mulâtres, — Desprez, Manzeau et Aubert. À cette époque, Toussaint ne signait pas encore Louverture.
  3. Dans son Rapport du 26 mai 1792, à l’assemblée nationale, Mirbeck n’en dit pas un mot, de même qu’il n’a point parlé de l’action impertinente de Bullet ; mais ces faits sont constatés dans Garran.
  4. Billaud-Varennes est mort au Port-au Prince, en 1819. Il recevait une pension du gouvernement de la République d’Haïti, qui ne voyait en lui qu’un homme à qui il fallait un asile. Il était dans le dénûment. Billaud-Varennes ignorait que le chef de ce gouvernement avait sauvé plusieurs colons en 1804.