Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 1/1.2

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 1p. 133-163).

CHAPITRE II.

Vincent Ogé et Jean-Baptiste Chavanne — Premiers combats des hommes de couleur contre les blancs. — Emprisonnement des principaux d’entre eux.

Cependant, c’est pour réclamer l’exécution du décret du 28 mars, que Vincent Ogé prit la résolution de quitter la France et de retourner à Saint-Domingue. Il avait été témoin, ainsi que les autres commissaires des hommes de couleur, de la déclaration faite par Barnave sur le sens de l’article 4 de ce décret ; et il savait que malgré cette assurance donnée à Grégoire, au nom du comité colonial, les hommes de couleur étaient encore repoussés des assemblées.

Contrarié dans son généreux dessein par le ministre de la marine qui, d’accord avec les planteurs, donna ordre dans les ports de ne laisser partir aucun homme de couleur ; forcé de prendre un autre nom que le sien, de passer d’abord en Angleterre et de là aux États-Unis, il arriva de Charleston au Cap, le dimanche 16 octobre 1790[1], à onze heures du matin ; il y débarqua dans la soirée, pour ne pas être reconnu, attendu que les blancs se préparaient à le pendre aussitôt son arrivée. Après avoir passé peu d’heures au Cap, il se rendit chez lui, au Dondon.

Son retour dans la colonie ne put être longtemps un mystère. Avis en fut donné aux autorités du Cap où dominait l’assemblée provinciale du Nord : des dispositions furent aussitôt prises pour opérer son arrestation[2]. Averti du sort qu’on lui réservait, il se rendit à la Grande-Rivière, chez Jean-Baptiste Chavanne, son ami, l’un de ces braves mulâtres qui s’étaient enrôlés pour l’expédition de Savannah, en Géorgie, sous les ordres du comte d’Estaing.

En se concertant sur les mesures qu’il fallait prendre pour atteindre son but, Ogé trouva en Chavanne un esprit plus clairvoyant, plus déterminé que le sien ; car, convaincu de la forte organisation que possédaient les blancs, tous d’accord entre eux, depuis le gouverneur général jusqu’au dernier des petits blancs, pour le maintien de la servitude et du préjugé contre tous les hommes de la race africaine, Chavanne lui proposa de soulever immédiatement les esclaves, afin d’arriver avec sûreté à la liberté des masses et à l’égalité de tous avec les blancs.

Mais, Ogé, qui avait vu en France des hommes généreux, éclairés, puissans sur l’opinion publique, compatir sincèrement au sort des mulâtres et des nègres et publier de nombreux écrits en leur faveur, où ils exposaient la justice des réclamations des hommes de couleur, la nécessité de l’abolition de la traite des noirs pour parvenir graduellement, sans secousse, sans troubles, à la liberté générale des esclaves ; Ogé, qui savait qu’en Angleterre, des hommes non moins généreux s’efforçaient de produire de semblables résultats ; Ogé ne pouvait pas, ou plutôt ne croyait pas pouvoir adopter les vues révolutionnaires de son compagnon. Cette considération doit grandement l’excuser aux yeux de la postérité.

D’autres motifs venaient à l’appui de la promesse que peut-être il avait faite aux Amis des noirs. Il n’ignorait pas que les hommes de couleur étaient en nombre égal à la population blanche, plus aptes à supporter les fatigues d’une guerre, s’il fallait la subir ; et il croyait peut-être pouvoir renouveler avec eux les merveilles que l’amour de la liberté avait opérées en France contre les privilégiés[3]. Mais, depuis son départ pour l’Europe, la tyrannie des blancs contre les hommes de couleur avait tellement augmenté, ils prenaient de telles précautions pour se préserver des entreprises de cette classe, qu’elle était contrainte à une grande prudence.

Chavanne avait donc raison : il fallait, dans cette actualité suprême, répondre à la haine des blancs, à leur barbare injustice, par le soulèvement soudain de deux cent mille esclaves dans le Nord. Un tel décret eût mieux valu que tous ceux de la métropole ; il eût annulé glorieusement l’article 6 de celui du 8 mars qui déclarait criminel quiconque travaillerait à exciter des soulèvemens contre les colons ; car, presque toujours le droit n’est respecté que lorsqu’il est appuyé par la force. Les événemens ultérieurs l’ont prouvé, et l’assemblée nationale n’est devenue juste, que par ces considérations.

Obéissant à ses idées préconçues, Ogé adressa une lettre au comte de Peinier, en date du 21 octobre[4], qu’il terminait ainsi : « Non, non, monsieur le comte, nous ne resterons point sous le joug, comme nous avons été depuis deux siècles : la verge de fer qui nous a frappés est rompue. Nous réclamons l’exécution de ce décret ; évitez donc, par votre prudence, un mal que vous ne pourriez calmer. Ma profession de foi est de faire exécuter le décret que j’ai concouru à obtenir ; de repousser la force par la force, et enfin de faire cesser un préjugé aussi injuste que barbare. »

Chavanne en adressa une également au gouverneur général, probablement dans le même sens. Nous regrettons de ne pouvoir transcrire ici l’expression de ses idées. Chavanne avait vu sur le champ de bataille, aux États-Unis, que les blancs n’étaient pas des hommes supérieurs aux mulâtres, en bravoure et en courage ; cependant, au mois de mai 1790, il avait dû fuir les persécutions des blancs, pour avoir réuni chez lui quelques hommes de couleur, et il se réfugia à Hinche où il resta deux mois et demi : Chavanne a dû tenir au comte de Peinier un langage non moins énergique que celui d’Ogé, en raison de ces persécutions.

Ces deux lettres furent expédiées au Port-au-Prince, par Joseph Ogé, l’aîné des frères de Vincent, qui lui rapporta également la réponse du comte de Peinier ; mais celle-ci ne lui parvint qu’après sa défaite dont nous allons parler.

Le gouverneur général employa une feinte modération envers Ogé, parce que dans sa lutte avec l’assemblée de Saint-Marc et les colons en général, qui visaient à l’indépendance de Saint-Domingue, il avait senti la nécessité de flatter les hommes de couleur par quelques témoignages de bienveillance, pour les porter à se rattacher et à être fidèles à la métropole : il convenait donc à sa politique d’exhorter Ogé et Chavanne à être plus calmes. Mais, outre qu’il savait que la force organisée au Cap, et la configuration topographique du Nord laissaient peu de chances de succès à une prise d’armes des hommes de couleur de cette partie, il s’empressa d’écrire à toutes les municipalités, en leur envoyant copie des lettres d’Ogé et de Chavanne, et les engageant à suspendre toutes discussions pour pouvoir se défendre contre l’ennemi commun.

Ogé avait donné aussi à son frère une lettre pour les hommes de couleur du Mirebalais, par où il devait passer pour se rendre au Port-au-Prince, et une autre qu’il adressait à ceux de cette capitale, les priant d’aider et de faciliter le messager dans sa mission. Les uns et les autres lui répondirent, en le félicitant d’avoir contribué à obtenir, lui disaient-ils, le décret du 28 mars favorable à leur cause ; car ils le comprenaient ainsi. Ceux du Port-au-Prince ajoutèrent, cependant, que son projet d’armer les hommes de couleur était prématuré. Placés sous les yeux du gouvernement, qui venait récemment de triompher du comité de l’Ouest, que le colonel Mauduit avait dissous, de l’assemblée de Saint-Marc qui avait dû s’embarquer sur le vaisseau le Léopard, et de la confédération de Léogane : triomphe que le gouvernement avait obtenu par le concours même qu’ils lui avaient donné, en se ralliant sous ses ordres pour renverser cette faction si hostile à leur classe ; les hommes de couleur du Port-au-Prince voyaient ce gouvernement trop puissant en ce moment, pour compromettre leur position par une entreprise intempestive : éprouvant d’ailleurs quelque ménagement de sa part, ce langage prudent était de circonstance.

Mais Ogé était déjà contraint à prendre les armes, pour ne pas être arrêté. Depuis plusieurs jours, il était chez Chavanne, après avoir visité divers habitans de couleur et reçu d’autres chez lui, au Dondon. Tous ceux de cette paroisse et de la Grande-Rivière, sachant son arrivée et ses intentions, se préparaient à la lutte, quand ils interceptèrent une lettre écrite par le président de l’assemblée provinciale du Cap, au président de la municipalité de la Grande-Rivière, qui lui prescrivait d’appeler les hommes de couleur à prêter serment, afin de trouver le moyen de les arrêter, ainsi qu’Ogé lui-même.

Dans la nuit du 27 au 28 octobre, une vingtaine de blancs vinrent chez Chavanne pour s’assurer si Ogé y était : ils y trouvèrent une dizaine de mulâtres qui se présentèrent à eux armés ; Ogé se tenait dans une pièce particulière. Dans ses interrogatoires, il déclara qu’il dormait dans ce moment, et qu’on ne le réveilla pas : Chavanne confirma cette déclaration. Les blancs se retirèrent sans rien faire d’offensif ; mais l’un d’eux déclara à madame Chavanne que leur but était d’arrêter Ogé seul. Informé de cette circonstance après qu’ils se furent retirés, Ogé résolut de commencer le désarmement de tous les blancs de la Grande-Rivière ; et au jour, cette opération eut lieu. Sa troupe se grossit dans la journée du 28 et fut portée, le lendemain, à environ 250 hommes, selon la déclaration de Chavanne.

Dans ce désarmement, les hommes de couleur ne firent aucun mal aux blancs qui remirent leurs armes ; mais l’un d’eux, un boucher nommé Sicard, ayant opposé de la résistance, fut tué. Ce fut un assassinat. Vincent Ogé n’y prit personnellement aucune part ; ce crime ne fut point commis en sa présence, et il le blâma.

Le sang avait coulé, la guerre était commencée !…

Et cependant, quand des mulâtres et des nègres libres étaient naguère assassinés lâchement dans leurs demeures, eux et leurs enfans, cette classe d’hommes n’avait pas considéré la guerre commencée entre eux et leurs ennemis ! Mais ici, il s’agissait d’un privilégié de la peau : le crime était irrémissible !

C’est alors, le 29 octobre, qu’Ogé adressa sa lettre au président de l’assemblée provinciale du Nord, et celle qu’il écrivit à M. de Vincent, commandant militaire de cette province. Dans l’une et l’autre, il demandait l’exécution du décret du 28 mars.

« Messieurs, disait-il à l’assemblée, un préjugé trop longtemps soutenu va enfin tomber. Je vous somme de faire promulguer dans toute la colonie le décret de l’assemblée nationale du 28 mars, qui donne, sans distinction, à tous les citoyens libres le droit d’être admis dans toutes les charges et fonctions. Mes prétentions sont justes, et j’espère que vous y aurez égard. Je ne ferai pas soulever les ateliers ; ce moyen est indigne de moi.

» Apprenez à apprécier le mérite d’un homme dont l’intention est pure. Lorsque j’ai sollicité à l’assemblée nationale un décret que j’ai obtenu en faveur des colons américains, connus anciennement sous l’épithète injurieuse de sang-mêlés, je n’ai point compris, dans mes réclamations, le sort des nègres qui vivent dans l’esclavage. Vous et nos adversaires avez empoisonné mes démarches pour me faire démériter des habitans honnêtes. Non, non, Messieurs, nous n’avons que réclamé pour une classe d’hommes libres, qui étaient sous le joug de l’oppression depuis deux siècles. Nous voulons l’exécution du décret du 28 mars. Nous persistons à sa promulgation, et nous ne cessons de répéter à nos amis, que nos adversaires sont injustes, et qu’ils ne savent point concilier leurs intérêts avec les nôtres.

» Avant d’employer mes moyens, je fais usage de la douceur. Mais si, contre mon attente, vous ne me donniez pas satisfaction de ma demande, je ne réponds pas du désordre où pourra m’entraîner ma juste vengeance.

» Les deux dragons de Limonade ont fait ce qu’ils ont pu pour remettre la lettre dont vous les avez chargés, pour annoncer des troupes qui étaient prêtes à voler contre nous. S’ils m’ont remis la lettre à M. Lambert, ils y ont été contraints par une force majeure ; leur vigilance mérite des égards et des éloges de votre parti. Ils sont porteurs de la présente. »

« Nous exigeons, disait-il à M. de Vincent, la promulgation du décret du 28 mars : nous nommerons des électeurs, nous nous rendrons à Léogane, nous nous fortifierons, nous repousserons la force par la force, si l’on nous inquiète. L’amour-propre des colons se trouverait insulté si nous siégions à côté d’eux ; mais a-t-on consulté celui des nobles et du clergé pour redresser les mille et un abus qui existaient en France ? »


Examinons ce manifeste d’Ogé, et disons franchement ce que nous en pensons. Le devoir de celui qui étudie l’histoire de son pays et qui s’efforce d’en faire jaillir la vérité, toujours utile à la postérité, consiste à aider cette postérité dans le jugement qu’elle doit porter sur les hommes et les choses. C’est par là qu’il peut recommander son œuvre et inspirer de la confiance en ses propres sentimens. L’impartialité fait le mérite de l’historien : alors même qu’il se trompe dans ses appréciations, le lecteur lui sait gré de sa loyauté.

Nous dirons donc que nous trouvons dans ces lettres d’Ogé une présomption que nous blâmons : le moi humain y apparaît trop ouvertement. Sans doute, c’est le langage de celui qui se fait le chef de son parti ; mais ce langage était-il autorisé par les circonstances ? Réduit à précipiter sa prise d’armes, sans avoir eu le temps de s’entendre avec toute la classe de couleur, à n’avoir sous ses ordres que deux à trois cents hommes, quelle que fût sa confiance en lui-même, ne pouvait-il pas, ne devait-il pas parler au nom de cette classe tout entière, plutôt qu’en son propre nom ? Pourquoi a-t-il omis les autres commissaires qui, en France, concoururent avec lui à réclamer contre les dispositions du décret du 8 mars ? Nous aurions aimé, de sa part, un langage plus modeste, moins empreint de personnalité. Nous l’en excuserions, s’il avait adopté la proposition de Chavanne : à la tête de milliers d’hommes, pouvant imposer la loi à toute la classe blanche et dicter ses volontés, il eût eu l’approbation, la sanction de l’histoire. Ogé avait évidemment de l’ambition, et ce n’est pas ce que nous blâmons en lui ; car, sans une noble ambition on ne fait rien d’utile, rien de grand. Mais cette passion des âmes ardentes eût été plus louable en ce jeune homme, si, à ce moment décisif, il se fût placé à la tête de tous les hommes de la race noire, pour les mener à la liberté et à l’égalité politique.

Toutefois, en faisant cette déclaration de guerre qui semble, au premier abord, exclure tout sentiment de sympathie pour les esclaves, Ogé était loin d’être contraire à leur émancipation ; il restait seulement conséquent avec la mission qu’il s’était donnée ; il restait fidèle, peut-être trop fidèle aux antécédens de sa conduite en France, aux engagemens qu’il avait pris avec J. Raymond, dominé par les mêmes idées, avec les Amis des noirs qui avaient facilité ses réclamations. Dans sa fougueuse ardeur, il ne put croire que les colons auraient poussé l’injustice et l’imprévoyance, au point de persévérer dans leur résistance à reconnaître aux hommes de couleur les droits de citoyens actifs ; car, malgré l’ambiguïté des décrets, s’ils avaient voulu céder, les désastres qui s’en sont suivis, ne seraient pas arrivés. Ogé sentait que si les hommes de couleur parvenaient à jouir des mêmes droits politiques que les blancs, ils influenceraient facilement les résolutions de toutes les assemblées de la colonie, pour améliorer le sort des esclaves et parvenir graduellement à leur émancipation complète. Le langage qu’il tient à l’assemblée provinciale du Nord, après son discours au club Massiac une année auparavant, prouve, non son égoïsme comme propriétaire d’esclaves, mais le raisonnement d’un homme qui cherche à désarmer les colons de leurs préventions, par leur propre intérêt. Car, enfin, quelle était la cause prépondérante du régime colonial ? N’était-ce pas l’intérêt qu’avaient les blancs à posséder des esclaves dont le travail les enrichissait ?


« Il est vrai, dit Garran, qu’Ogé pensait en 1790, avec les philosophes les plus respectables, et les Amis des noirs eux-mêmes, qu’on ne pouvait pas donner tout d’un coup la liberté aux esclaves ; il ne croyait pas que cette tentative fût alors praticable ; et il fallait toute l’étendue de notre révolution pour que ce grand acte de justice naturelle pût être effectué si promptement, tant les plus horribles iniquités deviennent difficiles à détruire en s’invétérant. Mais Ogé était bien éloigné de méconnaître les droits des nègres, et de vouloir, comme les deux assemblées coloniales, que leur éternel esclavage fût la base de la constitution des colonies : il avait senti la nécessité d’adoucir leur sort, dans le mémoire qu’il eut l’imprudence de présenter au club Massiac[5].

« Dans leur adresse à l’assemblée nationale, publiée en mars 1791, les Amis des noirs disaient sur l’esclavage, pages 75 et 76 :


« Dans tous les pamphlets, dans tous les libelles qui ont été publiés contre nous, on nous a, sans preuve et malgré nos démentis perpétuels, accusés de demander l’affranchissement subit de tous les esclaves. Nous le répétons, c’est un odieux mensonge. — Nous croyons bien que tous les hommes naissent libres et égaux en droits, quelle que soit la couleur de leur peau, quel que soit le pays où le sort les fasse naître… Mais nous croyons aussi que cet acte de justice exige de grands ménagemens. » Nous croyons qu’affranchir subitement les esclaves noirs, serait une opération non-seulement fatale pour les colonies, mais que, dans l’état d’abjection et de nullité où la cupidité a réduit les noirs, ce serait leur faire un présent funeste… »


Dans le même mois de 1791, les commissaires des hommes de couleur restés à Paris adressèrent une pétition aussi à l’assemblée nationale, où ils disaient, page 7 :


« Les citoyens de couleur ne voient qu’avec déchirement le triste sort des noirs esclaves ; mais ils sentent, comme vous, la nécessité de ne précipiter aucune innovation à leur égard ; vous les verrez, puisqu’ils sont malheureusement possesseurs d’esclaves comme les blancs, vous les verrez concourir les premiers à tous les moyens que votre sagesse et votre humanité vous dicteront, pour adoucir leur sort, en attendant que vous brisiez leurs fers… »


Quoi qu’il en soit, à la nouvelle du désarmement des blancs par Ogé et sa troupe, l’assemblée provinciale du Nord, concertant ses mesures avec les chefs militaires du Cap, fit marcher M. de Vincent contre eux avec 6 à 800 hommes, et mit à prix la tête d’Ogé pour 500 portugaises, ou 4,000 piastres. Un premier engagement eut lieu, dans lequel les hommes de couleur repoussèrent les blancs avec avantage ; quatre ou cinq de ces derniers furent tués dans le combat, et du côté opposé, un nègre libre : une douzaine de blancs furent faits prisonniers et relâchés ensuite par Ogé, après avoir promis, sous serment, de concourir à l’exécution du décret du 28 mars.

Ce succès des insurgés porta l’assemblée provinciale à retirer le commandement des troupes à M. de Vincent, pour le donner à M. de Cambefort, colonel du régiment du Cap, qui marcha contre eux avec 1,500 hommes munis, cette fois, de canons. Un second combat décida du sort des hommes de couleur qui furent vaincus, non sans avoir résisté avec bravoure à leurs ennemis. La troupe d’Ogé avait déjà diminué, après le premier engagement, par des désertions. On fit plusieurs prisonniers qui furent conduits dans les prisons du Cap.

Vaincu par des forces supérieures, Ogé se porta au Dondon avec une soixantaine d’hommes pour en retirer sa mère et sa famille : là, ils échangèrent encore quelques coups de fusil avec les blancs qui s’y trouvaient.


Ogé, en organisant sa faible armée, avait été reconnu par elle au grade de colonel général[6]. Il s’était muni d’avance de deux épaulettes d’or, qu’il porta sur une veste d’uniforme de la garde nationale de Paris, dans laquelle il s’était incorporé pendant son séjour en cette ville. Il était en outre décoré d’une croix de l’ordre de mérite du Lion de Limbourg, qu’il s’était procurée en France.

J.-B. Chavanne, son lieutenant dans cette mémorable entreprise, avait le rang et le titre de major général : un des frères d’Ogé était adjudant major, d’autres étaient reconnus capitaines, lieutenans, etc., etc.


Du moment qu’il revenait à Saint-Domingue avec l’intention d’armer les hommes de couleur, s’il y était obligé, pour opposer la force à la force et contraindre les blancs à l’exécution du décret du 28 mars, Ogé avait dû se préparer au rôle de chef militaire : de là sa prévoyance à se munir d’épaulettes d’or, comme signe du commandement.

Il est vraisemblable que, sachant l’importance des insignes de la noblesse à Saint-Domingue, il aura jugé également convenable de se procurer la croix de l’ordre du Lion de Limbourg qui, aux yeux de beaucoup d’hommes de sa classe, pouvait être considérée comme l’équivalent de la croix de Saint-Louis, si commune dans la colonie. Cette décoration n’était pas indispensable ; elle ne pouvait même être d’aucune utilité. Nous disons de plus que nous pensons qu’elle était une pauvre conception de la part de Vincent Ogé, qui venait réclamer les droits à l’égalité civile et politique pour ses frères et ses égaux, surtout après la mémorable séance de l’assemblée nationale où les titres de noblesse furent abolis en France. Cette vanité de sa part aurait pu avoir une fâcheuse influence parmi les siens, s’il avait eu le succès qu’il se promettait. Les principes de la révolution française, dont il poursuivait la réalisation à Saint-Domingue, étaient basés sur l’égalité des conditions parmi les hommes, c’est-à-dire sur la justice ; c’était cette précieuse égalité que les affranchis voulaient conquérir : il ne fallait donc pas la fausser au début de cette révolution sociale et politique.

Mais, si le lecteur se rappelle ce que nous avons dit, dans la première partie de cet ouvrage, sur les idées qui caractérisaient les hommes de la province du Nord, il trouvera dans ce fait que nous reprochons encore, à regret, à la mémoire de cet intrépide jeune homme, l’explication naturelle de cette erreur, de cette faiblesse. Ogé a eu cela de commun avec Jean François, Biassou et Toussaint Louverture, déterminés par les mêmes idées, à prendre des décorations de noblesse. Les mulâtres et les nègres libres de l’Ouest et du Sud se sont également insurgés contre les blancs ; mais on ne vit dominer parmi eux que les principes républicains, et ils n’adoptèrent que les grades militaires que comportent ces principes.

À part les deux reproches que nous faisons à Ogé et que nous croyons justes, on ne peut que louer sa conduite. Il s’est montré digne de sa mission, généreux et même chevaleresque dans ses procédés envers les vaincus qu’il a eus en son pouvoir, courageux dans son immortelle entreprise, brave sur le champ de bataille. Cédant au grand nombre de ses ennemis ; vaincu par la puissante organisation militaire qui existait au Cap, par l’union qui régnait entre l’assemblée provinciale et les agens du gouvernement colonial, par l’impossibilité où il se trouvait de se concerter avec tous les hommes de couleur de la colonie, dans le peu de temps qu’il passa au Dondon et à la Grande-Rivière, il se réfugia avec Chavanne et plusieurs autres de leurs compagnons, sur le territoire espagnol où ils pénétrèrent le 6 novembre : un plus grand nombre, au moment d’y passer, changèrent de disposition et restèrent dans la colonie française où ils durent se cacher. Séparé bientôt de son brave lieutenant qui s’égara dans la route, Ogé fut arrêté à Hinche, tandis que Chavanne l’était à Saint-Jean[7]. On les achemina tous à Santo-Domingo, où ils furent déposés dans les cachots de la Tour de cette ville. La mère d’Ogé et ses autres parentes restèrent à Banica.

Les fugitifs, devenus prisonniers, étaient :

Vincent Ogé et trois de ses frères : Joseph Ogé, l’aîné de tous, Jacob Ogé, ou Jacques dit Jacquot, et Alexandre Couthia, frère utérin des autres.

Jean-Baptiste Chavanne, Hyacinthe Chavanne, son frère, et Joseph Chavanne, fils de ce dernier.

Ensuite : Pierre Angomard, Jean-Pierre Angomard et Joseph-Louis Angomard, trois frères ; Pierre Joubert aîné, Armand Joubert et Jean-Baptiste Joubert jeune, trois autres frères ; Louis Suar, Alexis Barbault, dit Boiron, Pierre Arceau, Toussaint Parvoyé ; Jean-Baptiste Grenié, Louis Grégoire, Jean-Baptiste Chevrier, Joseph Palmentier, Louis Labonté, Jean Picard et François Miot : plus, l’esclave Louis, appartenant à Ogé, et l’esclave Nicolas-François Olandes, appartenant à Jean-Baptiste Chavanne.


Le 11 novembre, étant à Banica, Ogé rédigea une lettre qu’il adressait au gouverneur de la colonie espagnole, mais qui ne fut pas expédiée : elle se trouva parmi d’autres papiers, dans une cassette. On trouva aussi plus de deux cents pièces manuscrites ou imprimées dans sa valise qu’avait Chavanne, à Saint-Jean.

Par la lettre qu’Ogé écrivait au gouverneur, et qui ne fut qu’un projet, il offrait, en son nom et au nom de ses compagnons en fuite, de prêter serment de fidélité et de vasselage au roi d’Espagne. Cette offre était commandée par leur position de fugitifs. Ils n’ignoraient pas que le gouvernement colonial demanderait leur extradition ; et pour ne pas être livrés à leurs bourreaux, ils voulaient avoir recours à ce moyen qu’ils croyaient propre à inspirer la sympathie des Espagnols. D’un autre côté, ils savaient que les hommes de couleur du Fond-Parisien et d’autres de l’Artibonite avaient trouvé refuge et protection sur le territoire espagnol ; ils pouvaient donc espérer d’être traités aussi favorablement.

Était-ce un tort de leur part, d’ailleurs, de concevoir l’idée de changer de patrie, de se soumettre à un autre gouvernement, à un autre souverain, lorsque leur pays ne leur offrait qu’humiliations et injustice ? Le droit naturel de l’homme n’est-il pas de renoncer à sa nationalité, quand la tyrannie lui en fait en quelque sorte un devoir ? Ce que peut tout un peuple, un homme ne le peut-il pas aussi ?

Les colons firent à Ogé un reproche outré de son projet de lettre au gouverneur espagnol ; mais il n’appartient pas aux tyrans, qui ne savent que proscrire et tuer, non, jamais il ne leur appartiendra d’apprécier ce sentiment vivace qui attache l’homme à son pays natal, le citoyen à sa patrie.

Du reste, ce moyen qu’imagina Ogé pour échapper à ses persécuteurs n’était pas sérieux ; et Faura, qui a émis une opinion si bien raisonnée en cette circonstance importante, l’a démontré dans son admirable argumentation. Ogé était trop enthousiaste de la révolution et de la nation française, pour avoir conçu sincèrement le désir de devenir le sujet du roi d’Espagne[8].


Le gouverneur Don Joachim Garcia procéda lui-même à l’interrogatoire des fugitifs, dévoués d’avance aux plus horribles supplices. Cette procédure, qu’il fît spontanément, pour préparer celle à laquelle ces infortunés allaient être bientôt soumis dans la partie française, commencée le 23 novembre par l’interrogatoire de Jean-Baptiste Chavanne, arrivé le premier à Santo-Domingo, fut achevée le 12 décembre par l’interrogatoire de Jacob Ogé. Diverses confrontations eurent lieu entre V. Ogé et plusieurs de ses compagnons. Ses réponses, comme celles des autres, n’exprimaient aucune crainte, ni même aucune haine contre les blancs de la colonie française ; ils avouèrent tous le but de leur prise d’armes, qui était de contraindre les colons à l’exécution du décret du 28 mars : tous, ils honorèrent leur captivité, leur infortune.

Chavanne étant sur le point d’être retiré de son cachot pour passer à un autre, apprit d’une sentinelle la prochaine arrivée d’Ogé qui devait y être mis à sa place : avant d’en sortir, il traça au charbon, sur le mur, quelques notes pour servir de renseignemens à son ami, à celui qu’il appelait son chef.

Noble cœur ! ce n’est pas le seul trait que nous ayons à enregistrer en ton honneur !

En effet, ce caractère altier, cet esprit logique qui devançait son époque, par ses idées révolutionnaires qui lui faisaient entrevoir l’heureux moment où tous les hommes de la race noire, à Saint-Domingue, jouiraient de la liberté et de l’égalité ; Chavanne adressa du fond de son cachot, lui captif, deux lettres au gouverneur espagnol, l’une le 28 novembre, l’autre le 2 décembre, pour lui dire fièrement que le gouverneur n’avait pas le droit de le retenir aux fers ; qu’il était venu, ainsi que ses compagnons, réclamer la protection de l’Espagne et un asile sur son territoire, contre les blancs français rebelles à la volonté de l’assemblée souveraine de la France.

Cette protestation honore la mémoire de Chavanne : la postérité doit lui en savoir gré. On ne peut refuser son estime, son admiration, à un homme, quel qu’il soit, qui, combattant pour les droits sacrés que l’espèce humaine tout entière a reçus de la nature, proteste contre l’injustice de ses ennemis, alors même qu’il est vaincu. Et lorsqu’on sait encore que Chavanne, sur l’échafaud, a montré le courage du martyre, on ne peut que regretter, et regretter amèrement, que l’esprit méthodique de son célèbre et malheureux compagnon n’ait pas saisi, comme le sien, l’avenir de sa race infortunée sur cette terre, où tant de victimes devaient être immolées avant que les décrets de l’éternelle Providence fussent accomplis.

Mais, peut-être fallait-il ce sacrifice humain pour sceller ces décrets. Dans l’enfantement de leur liberté, les peuples ne peuvent se soustraire à la nécessité de verser du sang ; l’histoire de toutes les nations atteste cette vérité. Dans l’ordre des idées morales, la liberté est une religion politique qui veut des victimes pour s’asseoir et se développer. Le christianisme, qui a tant influé sur la liberté des hommes, a compté également de nombreux martyrs.


La chaleur et le dévouement que montrait Ogé, à Paris, pour la défense de la cause des hommes de couleur ; les menaces, peut-être imprudentes, que ce caractère ardent y faisait, de se rendre à Saint-Domingue pour faire un appel aux armes à sa classe, avaient porté les colons du club Massiac, dès le mois de février 1790, à avertir ceux de la colonie de ses projets, pour l’arrêter et le tuer. Le 12 avril suivant, le baron de Cambefort, qui a commandé les troupes vainqueurs de la petite armée d’Ogé, écrivit au commandant de Monte-Christ pour le prier de l’arrêter en cas qu’il y débarquât, et l’envoyer au Fort-Dauphin. Pareil avis, pareille réquisition furent adressés à tous les commandans des bourgades de la partie espagnole, sur les frontières, par d’autres autorités françaises. Elles les renouvelèrent aussitôt la prise d’armes de la Grande-Rivière et après la défaite d’Ogé. Le marquis de Rouvray, grand planteur de la paroisse du Trou, écrivit également à cet effet. Alors, l’assemblée provinciale du Nord et le nouveau gouverneur de la partie française, le général Blanchelande, s’empressèrent d’écrire à Don Garcia, pour réclamer son extradition et celle de ses compagnons[9].

Blanchelande était au Port-au-Prince pendant l’insurrection : en ce moment, il recevait les rênes du gouvernement colonial, des mains du comte de Peinier qui partit pour la France le 8 novembre. Sa lettre du 16 disait à Don Garcia, qu’elle lui serait remise par M. de Négrier, commandant de la corvette la Favorite, qui se rendait à Santo-Domingo pour recevoir à son bord ces mulâtres insurgés ; elle lui parlait d’une autre, écrite par lui-même à ce gouverneur, dont M. Desligneris, capitaine au régiment du Port-au-Prince, était porteur : c’était par cette dernière qu’il réclamait l’extradition des insurgés. Ainsi, Garran se trompe, faute de documents, quand il dit que ce fut l’assemblée provinciale qui fit cette réclamation, en prenant sur elle d’emprunter le nom du gouverneur. C’est à M. Desligneris que remise fut faite des prisonniers, au nombre de 26, le 21 décembre : ce même jour, il signa un acte, après avoir prêté serment, par lequel il promit que l’on observerait les formes légales dans le procès à instruire contre eux.

Blanchelande adressa également, le 18 novembre, la lettre suivante, écrite tout entière de sa main, au commandant de Las Caobas. Nous la transcrivons pour donner une idée à nos lecteurs, des sentimens de ce gouverneur qui servit si bien les passions des colons, dans cette circonstance et dans tant d’autres. Nous copions textuellement :

Au Port-au-Piince, le 18 novembre 1790.
« À Don Arrata, commandant à Caoba.
» Monsieur,

» J’apprends que le nommé Ogé, chef des brigands qui ont manifestés une révolte dans la partie française du Nord et que l’assistance de nos bons voisins ont fait arrêter, est encore avec quelques-uns de ses complices dans les prisons de Banica ou vous commandés ; j’écris, Monsieur, au juge ou alcade de Banica pour le prier d’acheminer ces brigands pour San-Domingo ; j’ay fait partir une corvette du roy et j’ay envoyé un officier a San-Domingo pour réclamer auprès de son Excellence le gouverneur de la partie espagnole tous ces révoltés pour en faire bonne justice. J’ay l’honneur de vous prier, Monsieur, de vouloir bien donner protection et escorte pour faire arriver a San-Domingo ces criminels le plutôt qu’il sera possible. Sans cette précaution, je craindrais fort que ceux des complices de ces brigands qui sauroient qu’ils sont encore a Banica n’aillent en force pour les délivrer, ce qui seroit très désagréable pour vous, Monsieur, et encore plus pour la tranquillité de la partie françoise de l’isle, je compte beaucoup sur votre prudence et vos bons secours.

« J’ay l’honneur d’être avec beaucoup de considération et une parfaite estime,

Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Blanchelande.

» Je vous prieray, Monsieur, de permettre lorsque je sauray tous nos brigands rendus à San-Domingo, que je fasse addresser une récompense aux troupes et personnes qui les auront escortés. »


Ne commentons pas cette lettre de Blanchelande ; car les colons, pour prix de sa condescendance à toutes leurs cruautés, l’ont accusé auprès des terroristes et fait tomber sa tête sur l’échafaud où tant d’illustres victimes ont péri en 1793.


Cependant, Don Garcia, qui exigea un serment et une déclaration écrite de M. Desligneris, qu’on observerait les formes légales envers les prisonniers, employa lui-même des formes avant de les livrer : il soumit la question de l’extradition à l’examen des personnages qui devaient concourir avec lui à en juger.

Le 19 décembre, le fiscal oidor (procureur du roi) émit une opinion motivée et conclut à la remise des prisonniers : il se nommait Fonserada. Cette opinion se fondait sur l’intérêt qu’avaient les puissances qui ont des colonies, à ne pas favoriser les prétentions des hommes de couleur de devenir les égaux des blancs ; elle réclamait aussi l’application du traité de police passé entre la France et l’Espagne, pour l’extradition des criminels.

Le 20, Vicente Antonio de Faura, avocat, assesseur du gouverneur, lui remit aussi une opinion motivée, concluant à ne pas livrer les prisonniers et à attendre les ordres de la cour d’Espagne, à qui rapport en serait fait. Cette opinion, fondée sur les plus hautes considérations politiques (en raison des circonstances où se trouvait la colonie française, et de la grande révolution survenue en France qui avait modifié et restreint l’autorité royale), mettait en doute la question de savoir si la cour d’Espagne voudrait maintenir le traité de police, de 1777, contracté avec le roi de France, pour l’extradition des criminels de l’une et l’autre colonie. Elle rappelait au gouverneur Garcia, qu’en fait, le traité n’était déjà plus observé dans la colonie voisine, puisqu’en une circonstance récente on avait vainement réclamé des criminels espagnols qui y avaient trouvé refuge. Faura faisait encore remarquer que la réclamation faite contre Ogé et ses compagnons portait qu’ils avaient conspiré contre la sûreté des deux colonies, et que pour ce motif il fallait les garder, afin d’instruire contre eux. Il déguisait ainsi la sympathie que ces infortunés lui inspiraient[10].

Le 21, après une séance de plus de six heures, présidée par Don Garcia, où « ce gouverneur déclara verbalement à l’audience royale, l’importante nécessité et l’utilité de remettre les criminels au gouvernement colonial, pour éviter beaucoup de funestes conséquences, » l’audience royale, qui rappelle ce fait, étant consultée, émit son opinion pour la remise des prisonniers. Elle déclara que sur les trois oidors ou juges qui la composaient, deux partageaient l’avis du gouverneur-président, et que le troisième concluait à faire rapport à la cour d’Espagne et à attendre ses ordres. Comme le fiscal, l’audience royale rappela le traité de police, et cita une réclamation adressée par le gouvernement de Porto-Rico à celui de Saint-Thomas, pour un cas de fausse-monnaie, dans laquelle les accusés furent remis. Telle fut l’analogie forcée qu’elle employa pour prouver qu’il fallait livrer Ogé et ses compagnons. Le régent de cette cour royale se nommait Urisar, et les deux oidors Catani et Brabo : le document n’indique pas les opinions personnelles de ces juges.

Ainsi, sur les cinq personnages consultés par Don Garcia, trois étaient du même avis que lui. Cet avis prévalut ; la politique et le préjugé l’emportèrent sur l’humanité, sur le droit naturel et positif ; car les droits de ceux que l’on qualifiait de criminels reposaient sur des titres incontestables.

Mais, était-il capable d’apprécier ces hautes considérations, ce gouverneur qui eut la bassesse, en livrant ces infortunés, de témoigner le désir d’avoir la croix de Saint-Louis pour récompense ? L’infâme ! il osa la demander !

Et l’assemblée provinciale du Nord écrivit à cet effet, à l’assemblée nationale et à Louis XVI. Une décoration instituée pour être la récompense d’actions honorables, devint le prix du sang humain !

Et de tels hommes se croyaient autorisés à mépriser les nègres et les mulâtres !…


Le 5 janvier 1791, M. Desligneris adressa, du Cap, une lettre à Don Garcia où il lui annonça l’arrivée de la Favorite dans ce port, le 29 décembre 1790. Il y plaisanta du général Ogé qui était attendu, dit-il, comme les Juifs attendent le Messie. Il ajouta qu’il y avait près de trois cents complices dans les prisons, au nombre des quels se trouvaient quatre blancs sans aveu ou mésalliés ; et que leur affaire se poursuivait vigoureusement. Je crois, dit-il, qu’ils ne languiront pas longtemps.

En effet, livrés à leurs juges, au Conseil supérieur du Cap, ils subirent une instruction ténébreuse, en présence de commissaires nommés par l’assemblée provinciale, pour y assister et veiller à ce que les victimes ne pussent échapper. Cette précaution était inutile.

Ogé demanda vainement un défenseur : on le lui refusa. Cette demande était également inutile. Pouvait-il espérer qu’aucun blanc de la colonie de Saint-Domingue eût voulu, eût osé le défendre ? Ne savait-il pas qu’il était destiné aux gémonies ?…

Après deux mois de procédure, « Vincent Ogé et Jean-Baptiste Chavanne furent condamnés à avoir les bras, jambes, cuisses et reins rompus vifs, sur un échafaud dressé à cet effet, au côté opposé à l’endroit destiné à l’exécution des blancs, et à être mis par le bourreau sur des roues, la face tournée vers le ciel, pour y rester tant qu’il plairait à Dieu leur conserver la vie ; ce fait, leurs têtes coupées et exposées sur des poteaux ; savoir, celle de Vincent Ogé sur le grand chemin qui conduit au Dondon, et celle de Jean-Baptiste Chavanne, sur le chemin de la Grande-Rivière, en face l’habitation Poisson. » Leurs biens furent en outre confisqués au profit du roi.

Tels furent les termes de cette sentence de mort.

Ces deux martyrs furent exécutés le 25 février 1791 : ils périrent courageusement. Les traditions du pays attestent qu’ils honorèrent leur fin tragique par une résignation héroïque[11].

Toutefois, Chavanne, qui avait une foi ardente dans l’avenir de sa race, Chavanne, en montant sur l’échafaud, en appela à la postérité pour venger leur mort. Dans la même année, cette hâtive postérité accomplit son vœu !

Leurs bourreaux avaient voulu qu’ils eussent la face tournée vers le ciel. Le ciel leur envoya des vengeurs !

Le Dieu dont ils consignèrent le nom auguste dans leur atroce jugement, en recueillant le dernier soupir de ces victimes de la haine coloniale, fit sortir du Dondon et de la Grande-Rivière des hommes impitoyables qui remplacèrent les têtes d’Ogé et de Chavanne par de nombreuses têtes de blancs exposées à leur tour sur des poteaux.

Ces hommes énergiques se rappelèrent le généreux dessein de Chavanne à leur égard. C’étaient des noirs !

Les membres de l’assemblée provinciale du Nord assistèrent en corps à cette affreuse exécution : ils voulurent repaître leurs yeux du spectacle de douleurs qu’occasionnerait la mort de deux hommes auxquels le bourreau brisa les membres tout vivans !

Douze années plus tard, dans cette même ville du Cap, ce fut un autre spectacle qui attira les regards de ces Européens qui se flattent de leur civilisation avancée. Cette fois, ce n’étaient pas des mulâtres, mais un nègre qui fut dévoré vivant par des dogues affamés !…

Et quand des mulâtres, quand des nègres eurent assouvi leurs vengeances par des actes cruels, atroces, les Européens les accusèrent de barbarie ! Ne sont-ce pas les Européens qui tracèrent ce criminel exemple ?…

Deux jours après l’exécution d’Ogé et de Chavanne, un autre fut rompu vif, comme eux, et vingt-un pendus : treize autres furent condamnés aux galères perpétuelles, et d’autres encore à des peines différentes.

Jacques Ogé ne fut condamné que le 5 mars, à la même peine que Vincent. Il fut exécuté le 10 du même mois. Il paraît qu’il eut la faiblesse de dénoncer beaucoup d’hommes de couleur, si toutefois on peut se rapporter aux procès-verbaux de ses juges, intéressés à y consigner, dans les ténèbres de cette procédure, tout ce qui pouvait motiver l’arrestation et la mort des nouveaux accusés dont plusieurs résidaient dans l’Ouest[12].

Le procès fut fait aux contumax ; et durant plusieurs mois, on exécutait tous ceux qui étaient arrêtés et qui avaient été condamnés à la peine de mort.

Ainsi se termina la glorieuse entreprise d’Ogé.

« Sa conduite, dit Garran, fut imprudente à bien des égards. Il fut vaincu et sacrifié… Quelque opinion donc qu’on puisse avoir sur la témérité des démarches d’Ogé ; si l’on se porte aux premières années de la révolution, si l’on se rappelle que les blancs de la colonie lui avaient montré l’exemple de s’armer les uns contre les autres, et qu’il ne réclamait même les droits les plus légitimes contre des autorités illégales, à 2,000 lieues de la métropole, qu’en se fondant sur les décrets de l’assemblée nationale, on ne pourra refuser des larmes à sa cendre, en abandonnant ses bourreaux au jugement de l’histoire. »

Et encore : « La catastrophe de cet infortuné ne servit pas moins la cause des noirs, que celle des hommes de couleur ; comme si la nature, par une sorte d’expiation, eût voulu du moins attacher à sa mémoire la régénération de l’espèce humaine dans les Antilles. »

Nous avons suivi, sans interruption, toutes les opérations d’Ogé et de Chavanne dans le Nord, jusqu’à leur mort. Nous avons dit que le premier écrivit aux hommes de couleur du Mirebalais et à ceux du Port-au-Prince, et que les uns et les autres lui répondirent, ne partageant pas son opinion sur l’opportunité d’une prise d’armes dans le moment.

Mais ceux de l’Artibonite formèrent un rassemblement aux Vérettes, contre lequel Mauduit fut envoyé par le comte de Peinier, avec un détachement du régiment du Port-au-Prince. Le système de ménagement qu’ils employaient alors envers cette classe, les porta à user de persuasion pour dissiper ce rassemblement, plutôt que de l’emploi des armes.

En même temps, ceux de quelques paroisses du Sud se réunirent sur l’habitation Prou, à la Ravine-Sèche, dans la plaine des Cayes : ils y formèrent un camp sous les ordres d’André Rigaud, l’un des mulâtres qui, comme J.-B. Chavanne, avaient fait la campagne de Savannah. Rigaud avait pour ses lieutenans Faubert, J. Boury, Hyacinthe et Guillaume Bleck, Rémarais et N. Rollin, et comptait dans sa petite armée environ 500 hommes. Destiné à devenir le plus grand personnage militaire parmi les hommes de couleur, il débuta dans cette carrière en repoussant les blancs des Cayes, qui marchèrent contre le camp Prou après avoir arboré le drapeau rouge : ils abandonnèrent, en fuyant, leurs canons et leurs munitions.

Cette affaire se passait au mois de novembre, au moment même où Ogé venait d’être vaincu. Si ce dernier avait pu se maintenir seulement quelques jours, il est à présumer que sa résistance et le succès de Rigaud auraient donné de la résolution aux hommes de couleur des autres quartiers. Mais la défaite d’Ogé porta le découragement parmi eux, même dans le camp Prou.

Immédiatement après avoir terminé ses arrangemens avec ceux des Vérettes, Mauduit partit pour les Cayes, à la tête de quatre cents hommes. Il les débarqua au Port-Salut, le 28 novembre. Poursuivant le plan de modération calculé de Peinier, adopté par Blanchelande, il laissa sa troupe et se porta de sa personne au camp Prou, avec quelques officiers, sans doute pour ne pas s’exposer à une résistance de la part des hommes de couleur. Cependant il leur adressa le discours suivant, empreint de morgue et de menace : « Gens de couleur, leur dit-il, je vous parle au nom de la nation, de la loi et du roi. Vous avez été égarés par de folles prétentions. Vous ne devez jamais espérer de franchir la ligne de démarcation qui vous sépare des blancs, vos pères et vos bienfaiteurs. Rentrez dans le devoir… Je vous porte d’une main la paix, et de l’autre la guerre. »

Rigaud et ses camarades mirent bas les armes. Mais bientôt après, Mauduit opéra l’arrestation de Rigaud et des principaux chefs secondaires de cette troupe, qu’il envoya dans les cachots du Port-au Prince, par ordre de Blanchelande[13].

Là se trouvaient déjà P. Pinchinat, Labastille, J. Rebel, Daguin et quelques autres, emprisonnés par Blanchelande, pour avoir correspondu avec Ogé. P. Pinchinat, natif de Saint-Marc, est devenu le chef politique de sa classe, l’âme des conseils des hommes de couleur. C’est dans cette communauté de malheurs que commencèrent ses liaisons intimes avec Rigaud.

Dans les révolutions, souvent les hommes destinés à exercer une grande influence sur le sort de leurs semblables, doivent passer par les épreuves de la persécution, pour acquérir le droit de les diriger. Nous verrons si Pinchinat et Rigaud comprirent leur mission.

  1. J’avertis le lecteur que tout ce que je vais citer de l’entreprise d’Ogé et de Chavanne, repose sur des documens authentiques que j’ai en ma possession. En 1828, je fus à Santo-Domingo, où je restai deux mois : le général Borgella, commandant de l’arrondissement, habitait le palais national, ancienne demeure des gouverneurs espagnols, où se trouvaient les archives du gouvernement de cette colonie, restées intactes, malgré la succession des différens pouvoirs dans cette partie. Mon frère, C. Ardouin, y avait découvert déjà l’instruction suivie par Don Joachim Garcia contre Ogé, Chavanne et leurs compagnons, outre une infinité de documens relatifs aux troubles de Saint-Domingue. Nous eûmes la curiosité de traduire les principaux interrogatoires, et de faire l’analyse de cette procédure : nous copiâmes également les opinions émises au sujet de l’extradition des accusés. Je pris ensuite quelques-uns de ces documens, par l’autorisation du général Borgella.
  2. Débats sur les colonies, tome 1er, page 254. Voyez ce que dit Verneuil de l’ordre donné pour arrêter Ogé : celui-ci l’intercepta et le fit lire à ce colon furibond, alors son prisonnier, qu’il traita avec beaucoup de ménagemens, d’après son propre aveu : il le relâcha ensuite.
  3. Rapport de Garran, tome 2, page 46.
  4. Dans la procédure suivie à Santo-Domingo, il est fait mention de la lettre du comte de Peinier, du 2 novembre, accusant réception à Ogé, de la sienne en date du 21 octobre. Garran dit que c’est le 25 qu’il écrivit, les colons ayant établi en fait qu’il n’arriva que le 23 ; mais, dans son interrogatoire du 5 novembre, Ogé dit les choses de manière à faire admettre qu’il était arrivé le dimanche, 16 octobre, pour pouvoir écrire le 21. — Voyez le Rapport de Garran, t. 2, page 61, où il est question d’un arrêté, rendu le 22 octobre par l’assemblée, au moment de l’arrivée d’Ogé. Une lettre de Saint-Domingue, insérée sur le Moniteur universel du 25 décembre 1790, dit qu’il arriva le 17 octobre.
  5. Rapport de Garran, t. 2, page 55. Dans la séance du II floréal an III (Débats, tome 5, p. 157.), Sonthonax a dit de V. Ogé, qu’il est mort pour la liberté de ses frères (les hommes de couleur), et même pour la liberté des noirs. On peut en croire Sonthonax, qui eut l’honneur de proclamer, le premier, la liberté générale des esclaves.
  6. Le 7 novembre 1789, il avait écrit de Paris à l’une de ses sœurs qui était à Bordeaux, qu’il était colonel. Interrogé à ce sujet, il déclara que c’était pour flatter la vanité de ses sœurs et de sa mère. Le brevet qui lui accordait la croix du prince de Limbourg lui donnait cette qualité.
  7. Un procès-verbal dressé à Hinche, le 20 novembre, fait ainsi le signalement de V. Ogé : Un homme de 5 pieds 3 pouces, de couleur brune, cheveux crépus, nez aquilin, grands yeux, manquant une dent dans la mâchoire supérieure, etc.

    Interrogé ensuite par Don Garcia, V. Ogé déclara être Français, âgé de 34 ans (en 1790), célibataire, de la religion catholique, apostolique et romaine.

    J.-B. Chavanne déclara être âgé de 42 ans et marié. On ne fit point son signalement.

  8. Voyez l’énergique défense que Sonthonax a présentée en faveur d’Ogé, dans le tome 3 des Débats, page 47 et suivantes. Il a soutenu le droit d’Ogé et de ses compagnons de changer de patrie, pour fuir la tyrannie des colons.
  9. Nous possédons ces lettres originales, que nous avons prises dans les archives de Santo-Domingo.
  10. Nous regrettons d’être forcé à une simple analyse de cette opinion de Faura, où il a donné des preuves d’un esprit solide et étendu, en même temps que de ses sentimens d’humanité. Faura était un homme respectable par ses mœurs et par ses lumières. Quand la cour d’Espagne connut son opinion, elle l’approuva, non à cause de sa sympathie pour les prisonniers, mais par les considérations politiques que Faura avait exposées ; elle l’éleva à des charges supérieures.
  11. Bryand Edwards dit que Chavanne subit son sort avec une fermeté rare, sans se permettre un soupir pendant toute la durée de ses tortures ; mais que la force d’Ogé l’abandonna entièrement, qu’il implora miséricorde, les larmes aux yeux, etc., et qu’il avait un secret important à communiquer, etc. Mais tout ce qu’il dit de V. Ogé prouve qu’il le confond avec Jacques Ogé. Un colon, commentateur de l’histoire de Bryand, dit seulement qu’on fut forcé de hâter le supplice de V. Ogé, parce qu’étant condamné, il refusa de prendre toute espèce de nourriture. Après Bryand Edwards, Malenfant prétendit qu’Ogé demanda un sursis le matin du jour de l’exécution, en représentant qu’il pouvait rendre les plus grands services, etc. Il ne dit pas qu’il montra aucune faiblesse. Sa narration prouve qu’il a confondu également V. Ogé avec Jacques Ogé, dont les blancs prétendent avoir reçu un testament de mort, et à l’exécution duquel ils avaient sursis
  12. Voyez ce que dit Sonthonax aux Débats, tome 3, pages 48 et 50, sur la fausseté de ce testament.
  13. Dans son Mémoire, Rigaud prétend que Mauduit leur fit mettre bas les armes, plutôt par la voie de la persuasion que par le développement des forces qui l’accompagnaient. Le fait est que Rigaud agit avec prudence en cette occasion, pour éviter une latte intempestive.