Étude sur l’histoire d’Haïti/Tome 1/0/5

Dezobry et E. Magdeleine, Lib.-éditeurs (Tome 1p. 41-58).

V.


Nous avons entendu Hilliard d’Auberteuil parler sur la condition des blancs. Écoutons-le, lorsqu’il s’agit des nègres et des mulâtres. Examinons ses opinions, ses sentimens à leur égard ; car ils ne sont que l’expression des sentimens et des opinions professés par les colons en général, quoiqu’il existât certainement d’honorables exceptions parmi eux.

Mais, avant de citer les passages de son livre à ce sujet, mettons sous les yeux de nos lecteurs les principaux articles de l’édit du mois de mars 1685, appelé code noir. Il fut rendu par Louis XIV, pour régler l’état et la qualité des esclaves et des affranchis dans les colonies françaises, pour régler la police de ces colonies.

Ces dispositions feront mieux connaître le régime colonial, tel que l’avait voulu le pouvoir royal dans les premiers temps, et tel que le voulurent les colons par la suite. Car, nous prouverons une chose : c’est que, si des modifications y furent apportées, si les dispositions restées en vigueur, légalement, n’ont plus été exécutées, c’est aux colons qu’on doit imputer ces modifications et cette inexécution de la loi fondamentale des colonies.

Article 2. Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine. Enjoignons aux habitans qui achèteront des nègres nouvellement arrivés, d’en avertir les gouverneur et intendant desdites îles dans huitaine au plus tard, à peine d’amende arbitraire, lesquels donneront les ordres nécessaires pour les faire instruire et baptiser dans le temps convenable.

6. Enjoignons à tous nos sujets, de quelque qualité et condition qu’ils soient, d’observer les jours de dimanches et fêtes qui sont gardés par nos sujets de la religion catholique, apostolique et romaine. Leur défendons de travailler, ni faire travailler leurs esclaves lesdits jours, depuis l’heure de minuit jusqu’à l’autre minuit, soit à la culture de la terre, à la manufacture des sucres, et à tous autres ouvrages, à peine d’amende et de punition arbitraire contre les maîtres, et de confiscation tant des sucres que desdits esclaves qui seront surpris par nos officiers dans leur travail.

7. Leur défendons pareillement de tenir le marché des nègres et tous autres marchés lesdits jours, sur pareilles peines, et de confiscation des marchandises qui se trouveront alors au marché, et d’amende arbitraire contre les marchands.

9. Les hommes libres qui auront un ou plusieurs enfans de leur concubinage avec leurs esclaves, ensemble les maîtres qui l’auront souffert, seront chacun condamnés à une amende de deux mille livres de sucre ; et s’ils sont les maîtres de l’esclave de laquelle ils auront eu lesdits enfans, voulons qu’outre l’amende ils seront privés de l’esclave et des enfans ; et qu’elle et eux soient confisqués au profit de l’hôpital, sans jamais pouvoir être affranchis. N’entendons toutefois le présent article avoir lieu lorsque l’homme qui n’était point marié à une autre personne durant son concubinage avec son esclave, épousera, dans les formes observées par l’Église, sadite esclave qui sera affranchie par ce moyen et les enfans rendus libres et légitimes.

10. Lesdites solennités prescrites par l’ordonnance de Blois, art. 40, 41, 42, et par la déclaration du mois de novembre 1639, pour les mariages, seront observées tant à l’égard des personnes libres que des esclaves, sans néanmoins que le consentement du père et de la mère de l’esclave y soit nécessaire, mais celui du maître seulement.

11. Défendons aux curés de procéder aux mariages des esclaves, s’ils ne font apparoir du consentement de leur maître. Défendons aussi aux maîtres d’user d’aucunes contraintes sur leurs esclaves, pour les marier contre leur gré.

12. Les enfans qui naîtront de mariages entre esclaves, seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves, et non à ceux de leur marié, si le mari et la femme ont des maîtres différens.

13. Voulons que, si le mari esclave a épousé une femme libre, les enfans tant mâles que filles, suivent la condition de leur mère et soient libres comme elle, nonobstant la servitude de leur père ; et que si le père est libre et la mère esclave, les enfans seront esclaves pareillement

14. Les maîtres seront tenus de faire mettre en terre sainte, dans les cimetières destinés à cet effet, leurs esclaves baptisés ; et, à l’égard de ceux qui mourront sans avoir reçu le baptême, ils seront enterrés la nuit dans quelque champ voisin du lieu où ils seront décédés.

15. Défendons aux esclaves de porter aucunes armes offensives, ni de gros bâtons, à peine du fouet et de confiscation des armes au profit de celui qui les en trouvera saisis ; à l’exception seulement de ceux qui seront envoyés à la chasse par leur maître, et qui seront porteurs de leurs billets, ou marques connues.

16. Défendons pareillement aux esclaves appartenant à différens maîtres, de s’attrouper, soit le jour ou la nuit, sous prétexte de noces ou autrement, soit chez un de leurs maîtres ou ailleurs, et encore

moins dans les grands chemins ou lieux écartés, à peine de punition corporelle, qui ne pourra être moindre que du fouet et de la fleur de lys ; et en cas de fréquentes récidives et autres circonstances aggravantes, ils pourront être punis de mort : ce que nous laissons à l’arbitrage des juges. Enjoignons à tous nos sujets de courir sus aux contrevenans, de les arrêter et conduire en prison, bien qu’ils ne soient officiers, et qu’il n’y ait contre eux encore aucun décret.

17. Les maîtres qui seront convaincus d’avoir permis ou toléré telles assemblées composées d’autres esclaves que de ceux qui leur appartiennent, seront condamnés en leur propre et privé nom, de réparer tout le dommage qui aura été fait à leurs voisins à l’occasion desdites assemblées, et en dix écus d’amende pour la première fois, et au double en cas de récidive.

18. Défendons aux esclaves de vendre des cannes de sucre, pour quelque cause que ce soit, même avec la permission de leur maître, à peine du fouet contre les esclaves, et de dix livres tournois contre leurs maîtres qui l’auront permis, et de pareille amende contre l’acheteur.

19. Leur défendons aussi d’exposer en vente au marché, ni de porter dans les maisons particulières pour vendre, aucunes sortes de denrées, même des fruits, légumes, bois à brûler, herbes pour la nourriture des bestiaux à leurs manufactures, sans permission expresse de leurs maîtres par un billet, ou par des marques connues, à peine de revendication des choses ainsi vendues, sans restitution du prix par leurs maîtres, et de six livres tournois d’amende à leur profit contre les acheteurs.

(Suivent plusieurs articles concernant la nourriture et le vêtement des esclaves, à la charge de leurs maîtres.)

26. Les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et entretenus par leurs maîtres, selon que nous l’avons ordonné par ces présentes, pourront en donner avis à notre procureur et mettre leurs mémoires entre ses mains, sur lesquels, et même d’office si les avis en viennent d’ailleurs, les maîtres seront poursuivis à sa requête et sans frais ; ce que nous voulons être observé pour les crieries et traitemens barbares et inhumanitaire des maîtres envers leurs esclaves.

28. Déclarons les esclaves ne pouvoir rien avoir qui ne soit à leur maître ; et tout ce qui leur vient par industrie, ou par la libéralité d’autres personnes ou autrement, à quelque titre que ce soit, être acquis en pleine propriété à leur maître, sans que les enfans des esclaves, leurs père et mère, leurs parens et tous autres libres ou esclaves puissent rien prétendre par succession, disposition entre vifs ou à cause de mort, lesquelles dispositions nous déclarons nulles, ensemble toutes les promesses et obligations qu’ils auraient faites, comme étant faites par des gens incapables de disposer et contracter de leur chef.

30. Ne pourront les esclaves être pourvus d’offices ni de commissions ayant quelques fonctions publiques, ni être constitués agens par autres que par leurs maîtres, pour agir et administrer aucun négoce, ni arbitres, ni se porter témoins, tant en matière civile que criminelle ; et, en cas qu’ils soient ouïs en témoignage, leurs dépositions ne serviront que de mémoires pour aider les juges à s’éclaircir d’ailleurs, sans que l’on en puisse tirer aucune présomption, ni conjecture, ni adminicule de preuve.

31. Ne pourront les esclaves être partie, ni en jugement, ni en matière civile, tant en demandant qu’en défendant, ni être partie civile, en matière criminelle, ni poursuivre en matière criminelle la réparation des outrages et excès qui auront été commis contre les esclaves.

32. Pourront les esclaves être poursuivis criminellement, sans qu’il soit besoin de rendre leur maître partie, sinon en cas de complicité ; et seront lesdits esclaves accusés, jugés en première instance par juges ordinaires et par appel au conseil souverain, sur la même instruction, avec les juges ordinaires et par appel au conseil souverain, sur la même instruction, avec les mêmes formalités que les personnes libres.

33. L’esclave qui aura frappé son maître, ou la femme de son maître, sa maîtresse, ou leurs enfans, avec contusion de sang, ou au visage, sera puni de mort.

34. Et quant aux excès et voies de fait qui seront commis par les esclaves contre des personnes libres, voulons qu’ils soient sévèrement punis, même de mort s’il y échoit.

35. Les vols qualifiés, même ceux des chevaux, cavales, mulets, bœufs et vaches qui auront été faits par les esclaves, ou par ceux affranchis, seront punis de peines afflictives, même de mort, si le cas le requiert.

36. Les vols de moutons, chèvres, cochons, volailles, cannes de sucre, pois, manioc, ou autres légumes, faits par les esclaves, seront punis, selon la qualité du vol, par les juges qui pourront, s’il y échoit, les condamner à être battus de verges par l’exécuteur de la haute justice, et marqués à l’épaule d’une fleur de lys.

37. Seront tenus les maîtres, en cas de vol ou autrement, des dommages causés par leurs esclaves, outre la peine corporelle des esclaves, réparer les torts en leur nom, s’ils n’aiment mieux abandonner l’esclave à celui auquel le tort a été fait ; et qu’ils seront tenus d’opter dans trois jours, à compter du jour de la condamnation, autrement ils en seront déchus.

38. L’esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l’aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur une épaule ; et s’il récidive un autre mois, à compter pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé et sera marqué d’une fleur de lys sur l’autre épaule ; et la troisième fois, il sera puni de mort.

39. Les affranchis qui auront donné retraite dans leurs maisons aux esclaves fugitifs, seront condamnés par corps envers les maîtres desdits esclaves, en l’amende de 300 livres de sucre par chacun jour de rétention.

42. Pourront pareillement les maîtres, lorsqu’ils croiront que leurs esclaves l’auront mérité, les faire enchaîner et les faire battre de verges ou de cordes, leur défendant de donner la torture, ni de leur faire aucune mutilation de membre, à peine de confiscation des esclaves, et d’être procédé contre les maîtres extraordinairement.

43. Enjoignons à nos officiers de poursuivre criminellement les maîtres ou les commandeurs qui auront tué un esclave sous leur puissance ou sous leur direction, et de punir le maître selon l’atrocité des circonstances ; et, en cas qu’il y ait lieu à l’absolution, permettons à nos officiers de renvoyer, tant les maîtres que les commandeurs absous, sans qu’ils aient besoin de nos grâces.

47. Ne pourront être saisis et vendus séparément, le mari et la femme et leurs enfans impubères, s’ils sont tous sous la puissance du même maître ; déclarons nulles les saisies et ventes qui en seront faites, ce que nous voulons avoir lieu dans les aliénation volontaires, sur peine que feront les aliénateurs d’être privés de celui ou de ceux qu’ils auront gardés, qui seront adjugés aux acquéreurs, sans qu’ils soient tenus de faire aucun supplément du prix.

55. Les maîtres âgés de vingt ans pourront affranchir leurs esclaves par tous actes entre-vifs ou à cause de mort, sans qu’ils soient tenus de rendre raison de leur affranchissement, ni qu’ils aient besoin d’avis de parens, encore qu’ils soient mineurs de vingt-cinq ans.

56. Les esclaves qui auront été faits légataires universels par leurs maîtres, ou nommés exécuteurs de leurs testaments, ou tuteurs de leurs enfants, seront tenus et réputés, et les tenons et réputons pour affranchis.

57. Déclarons leurs affranchissements faits dans nos îles, leur tenir lieu de naissance dans nos îles, et les esclaves affranchis n’avoir besoin de nos lettres de naturalité pour jouir des avantages de nos sujets naturels dans notre royaume, terres et pays de notre obéissance, encore qu’ils soient nés dans les pays étrangers (en Afrique, par exemple).

58. Commandons aux affranchis de porter un respect singulier à leurs anciens maîtres, à leurs veuves, et à leurs enfans, en sorte que l’injure qu’ils auront faite suit punie plus grièvement que si elle était faite à une autre personne ; les déclarons toutefois francs et quittes envers eux de toutes autres charges, services et droits utiles que leurs anciens maîtres voudraient prétendre, tant sur leur personne que sur leurs biens et successions, en qualité de patrons.

58. Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres : voulons qu’ils méritent une liberté acquise, et qu’elle produise en eux, tant pour leurs personne pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets.

Tel fut le code noir.

« Il ne faut pas s’étonner, dit Hilliard d’Auberteuil, que les nègres, en devenant nos esclaves, contractent une infinité de vices qu’ils n’avaient pas dans l’état naturel ; ils perdent envers nous le sentiment de la pitié, il est également certain que nous n’avons point ce sentiment pour eux, parce que nous sommes éloignés de la nature, et que nous ne sommes pas libres ; nous sommes réduits à soutenir une politique inhumaine, par une suite d’actions cruelles ; nous sommes attachés à une société dont les charges sont immenses, appelés à des emplois dans lesquels notre ambition nous porte à nous élever de plus en plus, et entraînés par une foule de passions que nous voulons assouvir ; ne pouvant briser tant de chaînes, nous voulons les polir et les rendre brillantes, et nous employons à cet ouvrage des milliers de bras, que la nature avait faits pour la liberté. Les philosophes en murmurent, et cependant ils participent à cette iniquité, puisqu’il ne se sont point encore retirés dans les déserts… La société humaine a montré de tout temps, et montrera toujours la violence des hommes puissants et la soumission des faibles… »

À la bonne heure ! Voilà la loi du plus fort clairement exprimée et proclamée. Mais un de ces philosophes avait déjà dit :

« Si je ne considérais que la force, et l’effet qui en dérive, je dirais : Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; mais sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux : car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre, ou l’on ne l’était point à la lui ôter. »

Un autre, contemporain d’Hilliard d’Auberteuil, avait annoncé ensuite, en ces termes, l’avénement d’un nouveau Spartacus parmi ces nègres courbés sous le joug :

« Nations de l’Europe… Vos esclaves n’ont besoin ni de votre générosité, ni de vos conseils, pour briser le joug sacrilége qui les opprime. La nature parle plus haut que la philosophie et que l’intérêt. Déjà se sont établies deux colonies de nègres fugitifs, que les traités et la force mettent à l’abri de vos attentats. Ces éclairs annoncent la foudre ; et il ne manque aux nègres qu’un chef assez courageux pour les conduire à la vengeance et au carnage. Où est-il, ce grand homme, que la nature doit à ses enfans vexés, opprimés, tourmentés ? Où est-il ? Il paraîtra, n’en doutons point, il se montrera, il lèvera l’étendard sacré de la liberté. Ce signal vénérable rassemblera autour de lui les compagnons de son infortune. Plus impétueux que les torrens, ils laisseront partout les traces ineffaçables de leur juste ressentiment. Espagnols, Portugais, Anglais, Français, Hollandais, tous leurs tyrans deviendront la proie du fer et de la flamme. Les champs américains s’enivreront avec transport d’un sang qu’ils attendaient depuis si longtemps, et les ossements de tant d’infortunés entassés depuis trois siècles tressailliront de joie. L’ancien monde joindra ses applaudissemens au nouveau ; partout on bénira le nom du héros qui aura rétabli les droits de l’espèce humaine, partout on érigera des trophées à sa gloire. »

Poursuivons nos citations tirées du livre d’Hilliard d’Auberteuil.

« Ceci posé : sans m’arrêter à des distinctions inutiles, je vais considérer à la fois les nègres de cette colonie dans l’état politique, naturel et législatif. Je parlerai de nos intérêts, de leurs mœurs, et de leurs inclinations, enfin de la manière dont ils sont gouvernés, c’est-à-dire, de nos injustices.

» Les nègres sont bons et faciles à conduire : ils sont laborieux, quand ils ne sont pas découragés ; aucune espèce d’hommes n’a plus d’intelligence ; elle se développe même chez eux avant qu’ils soient civilisés, parce qu’ils ont beaucoup de cette bonne volonté qui donne en même temps la force de travailler et les dispositions nécessaires pour le travail. Si nous voulons en exiger de grands ouvrages, il faut les traiter humainement et les accoutumer gradativement à une discipline exacte et invariable…

» Les nègres sont en général sobres et patiensPlus les nègres sont heureux et riches, plus sont laborieux. Donnons-leur de grands terrains, afin qu’ils aient l’ambition de les cultiver et d’en retirer du profit… Sous un bon maître, le nègre laborieux est plus heureux que ne l’est en France, le paysan qui travaille à la journée… N’allez point chercher en France un bonheur qui vous fuit, créoles voluptueux ! adoucissez le sort de vos esclaves, vous le trouverez dans vos demeures ; vous n’y verrez que des visages rians, le travail n’aura plus un aspect révoltant, il deviendra facile et même agréable…

» Le pays où règne l’esclavage est l’écueil de l’homme qui n’a que les apparences de la vertu. L’habitude de se faire obéir rend le maître fier, prompt, dur, colère, injuste, cruel, et lui fait insensiblement manquer à toutes les vertus morales. Cependant, s’il les oublie ; la crainte de ses propres esclaves le tourmente sans cesse ; il est seul au milieu de ses ennemis.

» Les nègres n’ont pas le caractère atroce que l’ignorance et la crainte leur ont attribué ; ils n’ont presque jamais porté sur leurs maîtres une main homicide, et c’est de nous qu’ils ont appris l’usage du poison. Cependant on brûle sans miséricorde, sans preuves, quelquefois même sans indices, tout nègre accusé de poison : la plupart des blancs ne vivent que dans la crainte ; ils sentent presque tous combien leurs esclaves sont en droit de les haïr, et se rendent justice ; le maître bienfaisant n’éprouve point de semblables terreurs, et ses esclaves sont ses amis

» On peut voyager nuit et jour, sans armes, dans toute la colonie ; on n’y rencontre pas de voleurs : les nègre marrons ne font de mal à personne.

» On peut juger, par la bonne conduite qu’ils tiennent dans l’état de liberté, de ce dont ils seraient capables étant bien dirigés…

» La bienfaisance qui gagne les cœurs, la sévérité qui est une suite de la justice, sont les moyens de contenir les nègres… L’édit de 1685 n’empêche pas que des nègres ne périssent journellement dans les chaînes ou sous le fouet, qu’ils ne soient assomés, étouffés, brûlés sans aucune formalité ; tant de cruautés reste toujours, impunie… À Saint-Domingue, quiconque est blanc maltraite impunément les noirs. Leur situation est telle, qu’ils sont esclaves de leurs maîtres et du public… »

Et dans le 2o volume de son ouvrage, notre auteur dit encore :

« On a introduit dans la colonie, depuis l’année 1680, plus de 800 mille nègres : une pépinière aussi forte aurait dû produire des millions d’esclaves ; cependant il n’en existe dans la colonie (en 1776) que 290 mille. Ce ne sont pas les maladies qui ont affaibli jusqu’à ce point la population des noirs ; c’est la tyrannie des maîtres : elle a triomphé des efforts de la nature.[1]

» Quand même on ne voudrait regarder les nègres que comme des êtres physiques utiles à nos jouissances, il ne faudrait pas les détruire sans nécessité ; pourquoi donc les faire périr ou languir dans des traitemens barbares ?… Mais des maîtres avides n’aiment pas à voir leurs négresses enceintes ; on est, disent-ils, privé de leur travail pendant les derniers mois de leur grossesse, et l’on ne peut en retirer que de légers services jusqu’à ce que l’enfant soit sevré ; le bénéfice des crûes ne suffit point à réparer le temps perdu… Il y a des hommes barbares, en qui la cruauté est fortifiée par l’avarice ; et l’avarice ne prévoit rien…

» Si les négresses se font souvent avorter, c’est presque toujours la faute de leurs maîtres ; ils n’ont pas le droit de les en punir, parce qu’il n’y a que l’excès de la tyrannie qui puisse étouffer en elles les sentimens maternels…

» J’ai vu 53 nègres, négresses, négrillons et négrites de la même famille ; le père vivait encore, il était né dans le Sénégal : il avait 87 ans d’esclavage ; il avait eu 22 enfans de 3 négresses qui toutes étaient mortes, et commençait à voir sa quatrième génération.

» En exécution de l’édit de 1685, les missionnaires Jésuites (établis dans la partie du Nord) avaient entrepris de marier légitimement tous les nègres esclaves ; mais cette méthode, qui ôtait au maître la faculté de diviser ses esclaves, nuisait au droit de propriété et à la soumission nécessaire. Un mauvais nègre corrompait une famille, cette famille tout l’atelier, et la conspiration de deux ou trois familles pouvait détruire les plus grandes habitations, y porter l’incendie, le poison, la révolte.

» Les nègres sont superstitieux et fanatiques ; il faut, autant qu’il est possible, ne point leur donner d’occasion de se livrer à ces vices dangereux. Les Jésuites ne se conduisaient pas dans cette vue ; ils prêchaient, attroupaient les nègres, forçaient les maîtres à retarder leurs travaux, faisaient des catéchismes, des cantiques, et appelaient tous les esclaves au tribunal de la pénitence : depuis leur expulsion, les mariages sont rares, il ne s’en fait plus parmi les nègres des grandes habitations. On n’y permet plus à deux esclaves de séparer pour toujours leur intérêt et leur salut de celui de l’atelier ; plus de prières publiques, d’attroupemens, de cantiques ni de sermons pour eux ; mais il y a toujours des catéchismes… »

Ces aveux d’Hilliard d’Auberteuil sont extrêmement précieux ; ils nous dépeignent la misérable condition des noirs dans l’esclavage, tout en établissant leur droit à un traitement plus doux ; car il les reconnaît bons et faciles à conduire laborieux et intelligens, sobres et patiens, en même temps qu’il ne dissimule pas les injustices, la tyrannie, la cruauté de la plupart des maîtres. Que penser, en effet, de ces colons qui n’aimaient pas à voir les femmes esclaves enceintes, qui forçaient ces infortunées à se faire avorter ! Que dire de ces maîtres qui gardèrent un homme pendant 87 ans dans l’esclavage, alors qu’il était le père commun d’une famille de 53 individus !

Par l’article 2 du code noir, Louis XIV ordonnait de faire instruire les esclaves dans la religion chrétienne : son successeur immédiat renouvela cette prescription ; mais les maîtres se refusèrent à l’exécution de cette disposition. Ainsi, la religion du Sauveur qui enseigne la patience et la résignation à ceux qui souffrent, qui moralise les hommes, fut jugée par ces despotes cruels, nuisible à leur prétendu droit de propriété ; et le mariage, cet acte qui contribue tant à la pureté des mœurs, à l’esprit de famille, à la paix des États, à la conservation et à la propagation de l’espèce humaine, le mariage fut proscrit par eux ! Ces maîtres qui donnaient eux-mêmes le pernicieux exemple du libertinage, du concubinage, pouvaient-ils, en effet, permettre, encourager la sainteté des unions légitimes parmi leurs esclaves, et les porter ainsi à condamner leurs propres mœurs ?

On peut inférer de l’ouvrage que nous citons, comme de beaucoup d’autres documens, des motifs donnés dans les actes de la métropole, et de la conduite des colons durant tout le cours de la révolution, une chose qu’il est extrêmement important de constater c’est que, si le code noir, dans ses dispositions relativement favorables aux esclaves, a été modifié successivement par Louis XIV lui-même, par Louis XV surtout, même par Louis XVI, ce fut à la suggestion, à la sollicitation des colons. Les gouverneurs généraux, les intendans de la colonie qui, la plupart, se rendaient propriétaires de grandes habitations à Saint-Domingue, devenant colons eux-mêmes et subissant l’influence de ce régime barbare, se prêtaient admirablement aux vues de ces possesseurs d’esclaves, rendaient des ordonnances à cet effet et les faisaient consacrer par de nouveaux édits émanés de la toute-puissance royale, ou par des instructions ministérielles. Les conseils supérieurs de justice agissaient dans le même sens.

C’est donc à tort, selon non, que dans son ouvrage où nous trouvons des pensées judicieuses, des sentimens honorables, un auteur moderne a dit[2] :

« On s’aperçut, en France, que le germe déposé dans le code noir se développait rapidement, et comme l’esclavage semblait une institution aussi précieuse alors, qu’elle paraît embarrassante aujourd’hui, on enraya l’œuvre qui menaçait de s’accomplir. On fit deux parts de l’édifice de Colbert : l’une, celle des dispositions généreuses et libérales, que l’on se prit à saper et à détruire ; l’autre, celle de la pénalité, que l’on étaya chaque jour de quelques dispositions nouvelles, et qui seule s’est perpétuée jusqu’à nous. Pour ceux qui n’étudient qu’en courant et dans les livres tout faits, ce sont les colons, ce sont les autorités coloniales, qui ont tout accompli en ce sens. Erreur grossière ! L’entraînement du climat, la continuité des rapports, la facilité malheureusement trop grande des mœurs, tout tendait à affaiblir cette démarcation que la nature semblait avoir voulu écrire sur les fronts. Ce fut la métropole, ce fut la France qui, l’érigeant en système politique, se prit à la creuser, à l’élargir avec l’inflexible persistance de la monomanie…

» Veut-on maintenant, poursuit-il, avoir la pensée complète de ce système ? Nous allons la faire connaître. Et comme nous ne procédons jamais que document en main, ainsi que le lecteur a pu le remarquer, nous terminerons cet examen en laissant se dérouler dans toute sa franchise, nous dirions presque dans toute sa naïveté, la politique du gouvernement métropolitain à l’endroit des classifications sociales aux colonies. Le 27 mai 1771, le ministre du roi écrivait aux administrateurs de Saint-Domingue :

« J’ai rendu compte au roi de la lettre de MM. de Nolivos et de Bongars, du 10 avril 1770, contenant leurs réflexions sur la demande qu’ont faite les sieurs… de lettres patentes qui les déclarent issus de race indienne. S. M. n’a pas jugé à propos de la leur accorder ; elle a jugé qu’une pareille grâce tendrait à détruire la différence que la nature a mise entre les blancs et les noirs, et que le préjugé politique a eu soin d’entretenir comme une distance à laquelle les gens de couleur et leurs descendans ne devaient jamais atteindre ; enfin, qu’il importait au bon ordre de ne pas affaiblir l’état d’humiliation attachée à l’espèce dans quelque degré qu’elle se trouve ; préjugé d’autant plus utile qu’il est dans le cœur même des esclaves, et qu’il contribue principalement au repos colonies. S. M. approuve en conséquence que vous ayez refusé de solliciter pour les sieurs… la faveur d’être déclarés issus de race indienne ; et elle vous recommande de ne favoriser sous aucun prétexte les alliances des blancs avec les filles de sang-mêlé. Ce que j’ai marqué à M. le comte de Nolivos, le 14 de ce mois, au sujet de M. le marquis de… capitaine d’une compagnie de dragons, qui a épousé en France une fille de sang-mêlé, et qui, par cette raison, ne peut plus servir à Saint-Domingue, vous prouve combien S. M. est déterminée à maintenir le principe qui doit écarter à jamais les gens de couleur et leur postérité de tous les avantages attachés aux blancs.

« Est-ce clair ? » ajoute l’écrivain distingué que nous citons.

Non, dirons-nous, ce n’est pas clair ; car cet auteur a dû remarquer qu’en transmettant au ministre français la demande des sieurs… MM. de Nolivos et de Bongars ont refusé de solliciter cette faveur, cette grâce : or, ce gouverneur et cet intendant étaient colons eux-mêmes, grands propriétaires à Saint-Domingue, intéressés au maintien de l’avilissement de la race noire. M. de Nolivos, descendant d’un autre colon, possédait une riche sucrerie dans la plaine de Léogane, M. de Bongars la plus grande caféterie de la paroisse du Port-au-Prince. Ces deux administrateurs n’avaient pas besoin d’ailleurs d’une autorisation royale pour accorder la grâce sollicitée ; car avant eux, le gouverneur et l’intendant pouvaient statuer sur de pareilles demandes, en vertu de la décision prise par le marquis de Larnage, gouverneur, et l’intendant Maillart, deux des meilleurs administrateurs qu’ait eus Saint-Domingue. Ce fut sous eux que l’on facilita l’admission dans la classe blanche, de beaucoup de sang-mêlés, se disant issus de race indienne. Mais, au temps de MM. de Nolivos et de Bongars, le préjugé avait fait des progrès, et ces deux administrateurs voulurent qu’un ordre ministériel vint le fortifier. Ce fut donc à la suggestion, à la sollicitation des colons, que l’autorité royale consacra de plus en plus le préjugé de la couleur.

Comme toutes les autres puissances qui ont fondé des colonies en Amérique, la France a eu sans doute sa part de torts dans l’établissement de l’esclavage des noirs, dans le maintien de cette horrible institution et dans l’institution du préjugé de la couleur ; elle a eu d’autres torts, et nous les signalerons à mesure que les événemens se dérouleront. Mais c’est surtout des colonies que sont venues les demandes réitérées, pour aggraver la malheureuse condition des esclaves, pour étendre contre leurs descendans l’effet du préjugé de la couleur.

Hilliard d’Auberteuil, qui a publié son ouvrage pendant que le comte d’Ennery gouvernait Saint-Domingue, avait saisi cette occasion pour dénoncer au ministre de la marine cet administrateur intègre qui s’indignait tellement des abominations commises par les blancs dans cette colonie, qu’il dit à cette occasion : Saint-Domingue est une seconde Sodome que le feu du ciel doit dévorer

Paroles prophétiques qui se sont réalisées quinze ans plus tard ! Les noirs se sont rendus les agens du ciel ; et ce que craignaient Hilliard d’Auberteuil et ses pareils, — la conspiration de deux ou trois nègres a détruit toutes les grandes habitations, en y portant l’incendie et la révolte.

  1. « Il est prouvé que 14 ou 1500 mille noirs, aujourd’hui épars dans les colonies européennes du Nouveau Monde, sont les restes infortunés de 8 ou 9 millions d’esclaves qu’elles ont reçus. » (Encyclopédie méthodique, etc., citée par Garran dans le 1er vol. du rapport, p. 16.)
  2. M. Lepelletier de Saint-Rémy. Étude et solution de la question haïtienne t. 1er, p 105 et 107.