Étude sur l’esthétique de Jules Laforgue

Une philosophie de l’impressionnisme : Étude sur l’esthétique de Jules Laforgue
Librairie Léon Vanier, éditeur.



UNE PHILOSOPHIE
DE L’IMPRESSIONNISME



ÉTUDE SUR L’ESTHÉTIQUE
DE JULES LAFORGUE


PAR MÉDÉRIC DUFOUR



PARIS
LIBRAIRIE LÉON VANIER, ÉDITEUR
A. MESSEIN, Succr
19, QUAI SAINT-MICHEL (Ve)
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1904









Une philosophie
de l’Impressionnisme.


L’Esthétique de Jules Laforgue.


Au poète des Palais nomades,
à Gustave Kahn,
dont Jules Laforgue fut « le
meilleur ami d’art ».


Poète et conteur, Jules Laforgue fut aussi un critique d’art. Disciple de Darwin et de Hartmann, instruit des expériences de Helmholtz, des théories de Chevreul et des recherches de Charles Henry, il tâche dès 1880, au témoignage de Gustave Kahn (Symbolistes et décadents, p. 28), avant donc que de composer ses Complaintes, à justifier, par des arguments empruntés à la philosophie et à la science, les innovations de l’école impressionniste, dont, entre les premiers, il eut le bon goût de priser et le courage de louer les œuvres [1],

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Deux années durant, à Paris, Coblentz et Berlin, poursuit de patientes lectures, de Hegel à Taine. Puis en décembre 1882, il a sa « nuit » révélatrice. Il va crouler le système de Taine, dont tous alors admirable la spécieuse, mais caduque architecture ; il fonde une esthétique nouvelle sur la philosophie de l'inconscience. Encore dans la fièvre de la découverte, moitié ironique moitié sérieux, il écrit à son protecteur, M. Charles Ephrussi dont il avait été le secrétaire à la Gazette des Beaux-Arts et sur la recommandation de qui il avait été pris pour lecteur par l’impératrice Augusta : « Vous ai-je dit que dans ces vingt jours, enfermé, cloîtré dans ce château de Coblentz, j’avais infiniment pensé et travaillé ? J’ai relu les esthétiques diverses, Hegel, Shelling, Saisset, Lévêque, Taine — dans un état de cerveau inconnu depuis mes dix-huit ans à la Bibliothèque nationale. Je me suis recueilli et dans une nuit, de dix du soir à quatre du matin, tel Jésus au Jardin des Oliviers, Saint Jean à Pathmos, Platon au cap Sunium, Bouddha sous le figuier de Gaza, j’ai écrit en dix pages les principes métaphysiques de l’Esthétique nouvelle, une esthétique qui s’accorde avec l’Inconscient de Hartmann, le transformisme de Darwin, les travaux de Helmholtz.

« Ma méthode, ou plutôt ma devination est-elle enfantine, ou ai-je enfin la vérité sur cette éternelle question du Beau ? — On le verra. En tout cas, c’est très nouveau, ça touche aux problèmes derniers de la pensée humaine et ça n’est en désaccord ni avec la physiologie optique moderne ni avec les travaux de psychologie les plus avancés, et ça explique le génie spontané, ce sur quoi Taine se tait, etc.

« … Enfin on verra, et vous verrez… J’aurai du moins rêvé que j’étais le John Ruskin définitif. »

Pour convaincu et enthousiaste qu’il soit, Laforgue publie encore que quelques articles de revue. Mais, qui, sans doute, vaut mieux, il écrit beaucoup pour lui seul. Il couvre ses carnets de ces Notes autrefois imprimées par M. Félix Fénéon dans la Revue blanche. IX, X, XI) et les Entretiens politiques et littéraire(t. IV), et dont M. Camille Mauclair a réuni les plus intéressantes dans les Mélanges posthumes, naguère invités par la Société du Mercure de France. Dans ses pages, écrites avec fougue, à l’éclair de la vérité soudain apparue, aucune précaution n’atténue, aucun souci d’expliquer ne délaie l’idée. Point de langes encore à la pensée ; elle est là toute nue, telle qu’elle fut enfantée.

Ces pages sont encore peu connues. Mais elles ne paraîtront pas indignes des Moralités légendaires, où pourtant se joue une si déconcertante ironie, ni de ces poèmes qu’éclaire, selon la belle expression de Maurice Maeterlinck, le « sourire de l’âme » Elles abondent en aperçus originaux ; les lisant, on admire combien le goût de cet adolescent était délicat et son jugement sûr, — aussi combien sa dialectique était efficace. Il y a là des réfutations décisives et des confirmations précieuses. Cette « esthétique » est attendue. Elle est l’adéquate formule de nos aspirations, de nos affinités, de nos préférences. Ce trésor sera, sans doute, de nombreuses années, monnayé par les critiques.

J’ai résumé la philosophie de l’art de Laforgue dans une conférence, que je fis, le 11 mars dernier, à l’exposition de la Libre Esthétique, — au milieu des œuvres de Manet, de Renoir, de Degas, de Monet ; de Seurat, de Signac, de Van Rysselberghe : toutes les époques de l’impressionnisme. Les pages que j’analysais et citais étaient la glose ingénieuse et persuasive de ces tableaux. En retour, je n’avais qu’à montrer les toiles pour illustrer d’exemples les déductions de Laforgue. Voulant refaire ici l’exposé de ses idées, en les ordonnant et conciliant, je regrette de ne les pouvoir plus confirmer par ces « preuves ».

Comme pour déblayer son terrain, Laforgue commence par réfuter l’esthétique de Taine. Tant que celui-ci, se bornant à expliquer et ne prétendant point à juger, s’efforce à démontrer qu’aux œuvres d’art, non moins qu’aux espèces vivantes, s’applique la loi des dépendances mutuelles, et que la sculpture en Grèce, la peinture en Italie et dans les Pays-Bas sont des produits de la race, du milieu et du moment, Laforgue ne discute point. Si, peut-être, il n’admet pas toutes les conclusions de Taine, au moins pense-t-il comme lui que, pour étudier l’œuvre d’art, c’est la méthode expérimentale qu’il convient de suivre. Il faut se restreindre à sentir et comprendre. La fin la plus proche de l’art est de nous causer un plaisir. Jouissons de ce plaisir en toute simplicité. C’est là l’important. Si, en démêlant les causes, nous avivons notre jouissance, gardons-nous, du moins, de formuler nos préférences en lois. Nos jugements n’ont pas d’autorité pour autrui. Nous-mêmes en appelons. Nous passons, notre vie à élever et renverser des idoles. « S’il nous est permis… de hasarder quelques vues d’ensemble, il ne faut pas espérer de juger, de goûter les œuvres contemporaines et du passé que d’une façon infiniment éphémère, en créatures. »

Mais quand Taine en vient à professer que la critique ne doit pas se limiter à comprendre et expliquer, qu’elle doit aussi juger et classer, Laforgue s’insurge contre ce pédantisme. Il se passionne ; il dispute avec véhémence. « M. Taine pose un principe qui assigne à chaque œuvre un rang dans l’échelle. Encore une fois, un tapis est une œuvre ; une partie de notes est une œuvre ; un griffonnage de Rembrandt ou de Degas sont des œuvres. Vous voyez qu’il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. »

À quoi, en effet, peut-il servir d’assigner des rangs ? Le goût, variable selon les temps et les hommes, se peut-il accommoder de ces hiérarchies ? Supposons, pourtant, qu’un critique, d’intelligence assez ouverte pour tout comprendre, de sensibilité assez fine pour tout percevoir, de volonté assez ferme pour ne se laisser point aller à ses affinités instinctives, ait assez d’autorité sur nous pour nous imposer son classement. Mais ce classement, il serait fort empêché de le faire. Y a-t-il une commune mesure pour une cathédrale, une statue, un paysage, une symphonie, une tragédie ? Il faudrait donc une « échelle » pour l’architecture, une pour la sculpture, une pour la peinture, une pour la musique, une pour les lettres. Que d’échelles à tirer, pour reprendre le mot de Laforgue, dont l’enjouement raille si agréablement la gravité de Taine. Pareille difficulté dans chaque art. Vous êtes fondé à dire que Degas et Monet ont une même esthétique. Vous ne pouvez, pourtant, comparer une « danseuse » de l’un et une « meule » de l’autre. Prétendrez-vous que la tragédie est supérieure à la comédie, celle-ci au roman, celui-ci à la poésie lyrique ? Il n’y a que M. Brunetière qui enseigne et peut-être croie qu’à perfection égale la différence des genres est une raison pour guinder Athalie au-dessus de Madame Bovary, Sans compter que voilà bien du temps perdu pour l’admiration !

Afin de dresser son « échelle » Taine considère dans les ouvrages de l’esprit : 1° l’importance, 2° la bienfaisance du caractère.

Une œuvre d’art vaudrait d’autant plus que les caractères en sont plus généraux et permanents. Là encore Laforgue regimbe. Le chef-d’œuvre n’est pas nécessairement l’expression des « puissances souveraines de la nature ». Apparaissent-elles dans le Parthénon, Notre-Dame, les Halles centrales ? Dans les merveilles des arts chinois et japonais, dans les tapis persans, qu’y a-t-il d’universel ? « Les puissances souveraines de la nature nous ordonnent-elles de préférer un paysage stable du Poussin ou d’Aligny ou de Troyon à une impression qui a duré dix minutes dans le temps éternel par Claude Monet ? « Aussi bien n’y a-t-il point de « paysage stable » ; mais, le dessin en étant illusoire et les couleurs changeant d’instant en instant, une succession de paysages. Il n’y a même pas une aube, un crépuscule ; mais, dans l’aube et le crépuscule, un nombre incalculable de degrés, qui de la nuit nous acheminent au jour et du jour à la nuit. Le peintre est donc plus près de la vérité naturelle, qui se hâte à fixer sur sa toile l’une de ces phases lumineuses, si malaisément discernables. C’est bien plutôt en détachant de la durée un de ces moments, qu’on nous fera pressentir les lois permanentes. Si vous prenez une moyenne de ces effets successifs, le « paysage stable » étant de nécessité une synthèse, votre composition n’a qu’une généralité de convention. Vous faites de l’abstrait ; vous sortez du réel. Dira-t-on, selon la formule de Taine, que le plus beau ciel sera le plus « stable » ? Ce qui nous plaît, dans les ciels de Constable, c’en est précisément la mobilité. On y sent le vent qui pousse les nuages et en fait courir l’ombre sur les terrains et les eaux. Le soleil, qui est l’objet le plus « stable « de l’univers, n’est pas pour « l’éphémère » poète, dont la règle est l’imitation de Notre-Dame la Lune, plus intéressant que « le regard de l’éternelle femme aimée ». Une rêverie de Shelley et un sonnet de Baudelaire ne lui semblent pas inférieurs à un chant de Virgile ou à une ode de Pindare. C’est qu’en réalité toutes les manifestations de la force unique et inconsciente, qui est le principe du monde, sont aux yeux du philosophe d’égale importance.

Prenant pour critérium la permanence et la généralité des caractères, Taine met la peinture dans la dépendance des lettres. — « Vous faites entrer dans vos appréciations des éléments littéraires en admirant les petits Flamands pour leur art de manifester l’essentiel d’une race et d’un siècle. » — En effet, leurs « intérieurs » nous intéressent par l’interprétation du clair-obscur et point par la signification sociale. Ils ne sont que par surcroît, sans préméditation, des documents pour l’historien. Au contraire de Taine, à qui les petits Hollandais agréent « parce que ce sont des bourgeois contents de vivre, point excentriques, point hypertrophiés, » Laforgue estime qu’ils ont fait « de la peinture littéraire de bourgeois médiocres, sans génie (génie, élu de l’Inconscient) ». La fin de la peinture n’est pas de prouver, mais de peindre, de faire vrai, de nous plaire et tout ensemble d’aiguiser notre sensibilité, d’aider, par conséquent, l’évolution de l’Inconscient vers la conscience.

C’est par des considérations littéraires ou historiques que nous nous détachons du présent, le seul qui nous intéresse en dehors de tout parti pris, et que nous préférons les monuments du passé aux œuvres de l’art contemporain. Celles-ci ont été conçues à notre image ; elles portent la marque de nos goûts, de nos préjugés, de nos modes. Ce sont les seules dont nous puissions avoir une intelligence parfaite. Elles nous causent un plaisir immédiat. Nous ne jouissons des autres qu’après raisonnement. Dans cette querelle toujours renaissante des anciens et des modernes, notre penchant est vers les modernes ; il nous faut forcer notre naturel pour nous ranger du parti des anciens. — « Littérairement, avec des goûts d’historien, d’antiquaire, nous pouvons être amoureux sincèrement d’un type de femme du passé, Diane chasseresse, l’Antiope, la Joconde, Marie la Sanguinaire, la Muse de Cortone, la Junon de la villa Ludovisi ou Mlle  de Lespinasse, Mlle  Aïssé, ou Poppée, femme de Néron ; — mais telle grisette de Paris, telle jeune fille de salon, telle tête de Burne Jones, telle Parisienne de Nittis, etc., la jeune fille d’Orphée de Gustave Moreau, — nous fera seule sangloter, nous remuera jusqu’au tréfonds de nos entrailles, parce qu’elles sont les sœurs immédiates de notre éphémère, et cela avec son allure d’aujourd’hui, sa coiffure, sa toilette, son regard moderne. »

Selon Taine, l’artiste, peintre ou sculpteur, qui vêt son personnage de l’habit à la mode se restreint à n’exprimer qu’un caractère secondaire. Le vêtement, au surplus, n’est qu’un dehors et un décor ; on peut l’ôter en un tour de main ». — « Et après ? réplique Laforgue ; c’est un dehors ; ce dehors m’importe à moi, peintre, autant que votre dedans, psychologue. Puis ce dehors, ce décor (même en notre temps submergé, paralysé par la confection), c’est la physionomie, le geste, le beau, l’intéressant de mes personnages. « — Ajoutez que ce costume, on peut le bien ou le mal porter. Vous y discernez « d’infinies nuances selon le rang, la pose, le caractère individuel, l’heure, l’occupation « . Mais surtout, — « je ne vois que des gens habillés. Le « tour de main » ne signifie rien. — « La toilette qu’on ôte en un tour de main est aussi précieuse que celle qu’on se greffe « ; et par celle-ci Laforgue entend la coupe de la barbe et des cheveux, la propreté de la peau et des ongles, les manières et l’allure, qui sont aussi une toilette. Il conclut : — « Une bonne aquarelle d’Eugène Lami, un salon de Nittis, tous les Hollandais, un bar de Manet, m’intéressent autant, moi, cœur humain à œil d’artiste, autant qu’une fête de Véronèse ou toute autre œuvre où il y a plus souci du corps humain dans ses « caractères stables ».

Ces « caractères stables » ne se rencontrant que dans le nu, c’est sur la sculpture grecque, sur l’Hellène harmonieusement développé par la gymnastique que Taine modèle son idéal. — « Votre tort, objecte Laforgue, est de chercher par des voies morales, littéraires, spiritualistes, l’idéal plastique. Et aboutissant au même résultat que Winkelmann, l’antique, — vous trouvez que c’est l’athlète de la vie grecque. Cherchez-le, au contraire, par les voies du plaisir de l’œil, et on arrive à voir qu’il n’est pas d’idéal absolu, mais relatif. Un ivoire japonais, une orfèvrerie de Cellini, un pied-bot de Vélasquez, la Bethsabé de Rembrandt, un tapis persan, un nocturne de Whistler, donnent un plaisir artistique à mon œil, en dehors de tout attrait archéologique, littéraire ou de rareté. » — Considéré du point de vue de la vie, continuée à travers les âges et les civilisations, le chef-d’œuvre de la floraison hellénique n’est ni plus ni moins éphémère « que le héros de noblesse morale et de perfection physique d’une estampe de Deveria, — Byron ou Lamartine. L’Antinoüs n’est pas plus beau que le duc de Morny, la Junon de la villa Ludovisi qu’une Parisienne d’un pastel de Nittis. Le dandysme, cette beauté de l’être en toilette, la correction de l’homme, l’art de la femme, cela avec nos visages si expressifs, n’est-il pas aussi intéressant, aussi solide, aussi humain, aussi naturel que le nu grec » ?

Pour Renan, qui adopte le même idéal que Taine, le règne de la statuaire aurait pris fin du jour où l’on a cessé d’aller à demi nu. Un changement, il est vrai, s’est, à cette époque, produit dans la sculpture. L’historien le constate ; l’amateur s’en réjouit, toujours épris de nouveauté. Mais, d’abord, de quel droit dites-vous que c’est une décadence ? Ne suis-je pas, moi, aussi fondé à dire que c’est un progrès ? Décadence, progrès, que signifient ces mots au regard de la vie ? — « Seul, comme l’amour, qui reste le même, sincère et fécond quel que soit le visage, nègre ou anémique, peau-rouge ou citron, quelles que soient la mode, la morale, la race, la classe, etc., seul il (l’idéal de l’Inconscient en évolution continue vers la conscience) est fondé à admettre tout idéal dans le temps et l’espace, la Junon de la villa Ludovisi comme les Beauties préraphaélites de Burne–Jones et de Maddox Brown, l’Hercule Farnèse comme les dandies Byroniens lithographies par Deveria, une Japonaise d’Okousaï comme une fleur de maquillage de Degas, l’équilibre grec comme le soi-disant contre-nature moderne ; — seul il ne sait ce que d’autres appellent décadence et peut confondre ceux qui, avec MM. Taine et Renan, proclament arts morts désormais l’architecture, la sculpture et la poésie et annoncent le règne unique de la science pure, ce qui ne veut rien dire ; — enfin son principe est l’anarchie même de la vie : laissez faire, laissez passer ; ne sachons que nous enivrer des paradis sans fond de nos sens et fleurir sincèrement nos rêves sur l’heure qui est à nous ; l’Inconscient souffle où il veut, le génie « saura reconnaître les siens », et le parfum unique qui doit naître de tous ces riches gaspillages anonymes d’un jour, en naîtra sublimé selon l’infaillible loi et montera vers les templa serena de l’acquis à l’Inconscient. »

Certes, le nu n’est pas toute la sculpture. Le vêtement n’est que pour le sculpteur malhabile un obstacle à l’interprétation des lignes, aux rythmes divers du mouvement. — Mais concédons que l’artiste doive dépouiller son personnage d’un costume sujet aux variations de la mode, pourquoi préférer le gymnaste grec au moderne adolescent amenuisé par le luxe et le plaisir, l’exclusif développement, cérébral ? — « Le nu d’une grisette déformée par le métier ou le nu grêle d’un Donatello n’est il pas aussi intéressant que celui de la Diane chasseresse ?… Et les bustes des Césars de la décadence, si congénères des nôtres, ne sont-ils pas aussi intéressants que les têtes des Niobides ? » — Remarquez combien de fois ce mot Intéressant revient sous la plume de Laforgue. C’est que, pour lui, tout est là : être intéressant. Il pose ce postulat non par dilettantisme, mais par philosophie.

Accordons encore que le nu soit supérieur à l’habillé. Qu’au moins le corps humain nous soit montré au naturel. Laforgue se demande quelles réflexions doivent faire les femmes devant les toiles où on les flatte, en retranchant certains détails. — « N’ont-elles pas honte de leur réalité complète et des méfiances sur l’homme qui pour le beau supprime ces réalités ? » — Dans un couplet où il donne cours à sa verve, il oppose le Saint Jean de Rodin, — « des rides aux orteils, pour lui uniquement le travail de l’attache de l’épaule gauche et de son coude et du dos tel quel, muscle à muscle, sans recette, ni fini harmonieux, et la puissance d’attache des cuisses, et la cuisse droite tendue avec son gonflement énorme, et calé à terre avec ses pieds et non soulevé avec des ailes de marbre, et la poitrine sale, discrète en reflets, du tout pavé de fonderie, » — aux marbres convenus d’alentour : « Ventres sans tripes, cheveux sans sève, » cous sans déglutition, pieds d’anges, peaux sans sueur, épaules sans existence, sans même le poids de l’air, nés à cet âge-là, n’ayant jamais poussé, ni nés ni poussés, n’ayant jamais eu d’égratignures, nez inmouchables, bouches sans salive, fesses sans sphincters, fronts uniquement occupés de cette idée : « Est-ce assez ça, hein ? »

Au contraire de Taine, Laforgue est si épris du détail, de l’accidentel, du contingent, du transitoire — et de la vérité qu’il revendique la polychromie pour la sculpture. Sans doute, il admet les conventions du marbre et du bronze monochromes, — « mais, de même qu’au-dessus d’une scène reproduite en gravure, je mets cette même scène reproduite avec toute sa vie de tons et de valeurs dans l’atmosphère, etc., autant je mets au-dessus d’un buste en marbre ou en bronze, ce buste, en cire, par exemple, avec les yeux bleus ou noirs, des lèvres rouges ou exsangues, les cheveux et la parure, etc. » La sculpture grecque, dont toujours est méconnu le réalisme, était polychrome.

Encore une raison pour n’admettre point l’idéal de Taine : la sculpture devient, pour lui, la somme de l’art ; la peinture en est, au vrai, exclue. — « N’a-t-elle pas voix au chapitre ? Et avec elle ce qu’ignore la statuaire, et qui est cependant toute l’optique, toute la peinture d’aujourd’hui et de l’avenir : outre la perspective linéaire et colorée, — les richesses infinies de la perspective atmosphérique, l’air, la physiologie des masses transparentes, perpétuellement ondulatoires, de l’atmosphère avec sa vie prodigieuse de corpuscules disséminés, sympathiques ou antipathiques, à réflexion ou réfraction, et les milliers d’accidents combinés de la direction de la lumière, du levant au couchant d’une journée. »

« L’œuvre qui exprime un caractère bienfaisant est supérieure à l’œuvre qui exprime un caractère malfaisant.» C’est la seconde règle critique de Taine. Elle paraît à Laforgue aussi inacceptable que la première. Même, le contraire n’en serait-il pas plus vrai ? — « La mort en elle-même, sans espoir ni contrastes philosophiques, est-elle au plus bas degré d’art ? « Laforgue notait cette objection longtemps avant que Van Lerberghe eût composé les Flaireurs et Maeterlinck l’Intruse. Ces œuvres si angoissantes, qui nous rendent la mort quasi présente et nous en font sentir l’horreur, ont, sans conteste, de la grandeur et de la beauté. Pour n’exprimer aucun caractère bienfaisant, seront-elles ravalées au plus bas de l’échelle ? Combien de poèmes peuvent être égalés à ces Curiosités déplacéesoù Laforgue crie son effroi d’être anéanti par la mort avant que de savoir ?

Mourir ! n’être plus rien ! Rentrer dans le silence !
Avoir jugé les cieux et s’en aller sans bruit !
Pour jamais ! sans savoir ! Tout est donc en démence !
Mais qui donc a tiré l’univers de la nuit ?

Et cette rêverie encore, sur la Première nuit, ou la « curiosité »  » philosophique n’a point de part et qui fait passer en nous une inéluctable et tout instinctive épouvante :

Je songe à tous les morts enterrés d’aujourd’hui.
Et je me figure être au fond du cimetière,
Et me mets à la place en entrant dans leur bière
De ceux qui vont passer là leur première nuit.

À quel rang Taine mettrait-il ces poèmes ?

Il ne s’agit pas d’être moral, mais intéressant. — « Néron, être antisocial, vibrion, microbe monstrueux, avait raison de dire : Qualis artifex pereo ! (Laforgue pourrait citer l’exemple de Renan, qui, après Racine, s’est complu à peindre Néron, en insistant sur son cabotinage cruel.)… « Les coulisses de l’Opéra sont plus artistes que tous les phalanstères rêvés par Fourier. La morale n’a rien à voir avec l’art pur, pas plus qu’avec l’amour pur. »

Aussi l’artiste est-il curieux des civilisations décadentes. Laforgue écrit à M. Charles Ephrussi : « M. M… est un homme précieux. Il doit être avec moi le seul homme de Berlin qui adore la décadence en tout. » Aux âges de décadence, l’homme est moins typique, plus individuel ; la proportion des caractères est plus grande. — « Pour moi, humain, créature incomplète et éphémère, un impassible ravagé comme Leconte de Lisle, un corrompu nostalgique se débattant dans le fini, est plus intéressant — est plus mon frère — que Tiberge et tous les Desgenais ». Musset lui-même, dont Laforgue rappelle ici sans plaisir un personnage, disait à Manon Lescaut :

Tu m’amuses autant que Tiberge m’ennuie.

Lorsque Taine présente la décadence de l’art dans les Pays-Bas comme « … dernière preuve de la dépendance qui attache l’originalité individuelle à la vie sociale et proportionne les facultés inventives de l’artiste aux énergies actives de la nation, » Laforgue lui objecte adroitement cette remarque faite par Bourget à propos de Baudelaire : « Si les citoyens d’une décadence sont inférieurs comme ouvriers de la grandeur d’un pays, ne sont-ils pas très supérieurs comme artistes de l’intérieur de l’âme ? S’ils sont malhabiles à l’action privée ou publique, n’est-ce point qu’ils sont trop habiles à la pensée solitaire ? »  » Bourget lui-même (le dernier Bourget, celui de l’Étape) et Barrès, à leur suite les nationalistes se répandent en regrets sur nos énergies brisées, à peu près dans le même temps que le poète mystique du Trésor des humbles observe un « réveil de l’âme ».

Taine alléguera-t-il les héros ? Laforgue conteste que la pauvre humanité ait jamais produit un héros pur. « Ceux qu’on nous cite dans l’antiquité sont des créatures comme nous, cristallisées en légendes, — ni Bouddha, ni Socrate, ni Marc Aurèle, — je voudrais bien connaître leur vie quotidienne. " Montré au vrai, même avec ses tares, le « héros « serait intéressant, parce qu’il ne serait pas banal. Exemple : le portrait de Napoléon, tracé par Taine lui-même, dans les Origines de la France contemporaine, et dont s’indignèrent tant ceux qui, par préférence d’artistes ou calcul de politiques, défendaient le « mythe » contre l’histoire. Mais, peint au vif, le « héros » ne serait plus aussi « bienfaisant », ce qui, d’ailleurs, n’importe. «  Il s’agit de n’être pas médiocre. Il faut être un nouveau. Oui, le degré de bienfaisance est un critérium en morale, non en art, l’artiste étant un solitaire, un hypertrophié, de Shakespeare à Michel-Ange. »

Laforgue est donc loin de l’idéal proposé par Taine : l’équilibre, la santé, au physique comme au moral. Toujours le nu sculptural, l’athlète grec, le Doryphore de Polyclète ou l’Apoxyomène de Lysippe. « En résumé, dit Taine, le beau, c’est la santé ! « Le disciple de Hartmann l’arrête : « Où prenez-vous la santé ? Apprenez que l’Inconscient ne connaît pas la maladie. » À considérer l’énergie unique, révélée par la diversité phénoménale du monde, la mort non plus, pourrait-il ajouter, ne se distingue point de la vie.

Aussi Laforgue n’est-il pas plusintéressé (de quoi il se préoccupe surtout) par une statue de Praxitèle que par « le moine en bois d’Alonzo Cano ou telle statue douloureuse du xie siècle, ou telle monstrueusement hypertrophiée mosaïque byzantine de Saint-Marc, ou la Betsabé de Rembrandt, ou une danseuse déjetée par les jetés de Degas « . À cette prédilection pour ce que Taine considère comme la décadence, gardez-vous d’objecter que dans le corps sain paraît « le type naturel ». — « Où le prenez-vous, dirait Laforgue ? Vous êtes en train de voir que la créature va hardiment à être purement cérébrale, anti-naturelle, et que cela s’accommode parfaitement avec la concurrence vitale et la sélection naturelle. » D’ailleurs, pour reprendre une objection adressée déjà au principe de l’importance, cet idéal, à la rigueur applicable à la statuaire, ne tient pas assez compte de la peinture, définie par rapport à la fonction de son organe propre, l’œil : l’art de la couleur.

Comme s’il ne suffisait point d’assujettir l’art à la littérature, Taine l’asservit encore à la morale. Il lui retranche le droit à une vie propre, indépendante. Il nous fait reculer jusqu’aux Salons de Diderot et aux compositions édifiantes de Greuze. Il nous ramène à la sensiblerie prédicante du xviiie siècle. Plus loin encore, même au delà d’Aristote, dont la « purgation de la crainte et de la pitié », — interprétée, grâce à l’exégèse des Weil et des Bernays, selon son vrai sens, physiologique, — émancipait la tragédie (et, sans doute, la comédie, et peut-être aussi les autres genres et les arts) de la lourde et stérilisante tutelle de l’éthique.

De cette esthétique, il faut bien reconnaître que rien ne demeure debout. Laforgue admirait, sans doute, l’effort intellectuel dont elle témoigne. Il ne l’eût point si méthodiquement réfutée, s’il ne l’avait tenue pour considérable. Il en accepte le postulat, — d’où il partira lui–même : la philosophie de l’art doit être basée sur la science. Mais Taine a formulé des lois contestables, proposé un idéal étroit, parce qu’à son insu ou de propos délibéré il a fait intervenir dans la suite de son raisonnement des considérations littéraires et morales.

En manière de conclusion, Laforgue a porté sur l’œuvre de son devancier un jugement définitif : « Après tous ces vivants tableaux d’époques et ces milieux et son esthétique historique, et son dilettantisme, M. Taine en revient au despotique idéal d’harmonie des spiritualistes, quoique par des chemins plus vivants et plus modernes, le tout coloré d’admiration pour « l’animal humain », avec tout le luxe des ressources d’érudition vivante et d’histoire naturelle, l’autorité de la lucidité, de la modestie et de l’éloquence simple et systématique et désintéressée, — dictatoriale ».

Et puis il reste une méthode : la même que Laforgue suivra, dans sa définition apologétique de l’impressionnisme.

Reconnaissant la « riche érudition » de Taine, Jules Laforgue n’a voulu retenir des deux volumes, dans lesquels est exposée sa Philosophie de l’art, que la « méthode documentaire déterministe». Cette méthode consiste à ne régler ses jugements — puisque l’homme ne saurait se priver « de proclamer ses préférences et ses haines » — sur aucun idéal transcendant, à ne hausser ses prétentions, à ne revendiquer de droit « qu’à déblayer et ordonner des documents pour se permettre tout au plus de constater des lois d’ensemble.»

Laforgue prend donc dès l’abord parti. Tous les systèmes d’esthétique se réduisent à deux, — « d’une si belle réciprocité d’intolérance, » remarque-t-il, « que dix lignes d’un de ces livres suffisent à montrer de laquelle des deux paroisses sa méthode et ses sympathies se réclament », — l’idéalisme et le déterminisme. Les idéalistes ont l’avantage d’expliquer et de juger ; car ils attribuent au génie et à l’inspiration une origine transcendante : l’intervention d’une puissance surhumaine, sur leur conception de laquelle ils modèlent un idéal, d’après quoi ils approuvent, blâment, classent les écoles et les œuvres. Laforgue, pourtant, n’adhère point à leurs doctrines, parce que les idéaux qu’ils proposèrent furent « des lits de Procuste à l’histoire de l’art humain ». Les déterministes se bornent, comme les savants, à constater, « montrent bien le comment humain des génies et des œuvres », mais se taisent de propos délibéré sur le pourquoi ; ils s’interdisent d’en définir l’essence ; ils les acceptent, avec indifférence, comme des phénomènes également légitimes et considérables, bien que la « simple loi de la sélection naturelle universelle, qui signifie choix en soi et tendance divine unique, proclame qu’un idéal vivifie, ordonne et domine tout. » Bref, les idéalistes sont trop prompts à rendre des arrêts et enclins à tenir notre goût « en lisières ; les déterministes, limitant leur étude à observer et décrire, nous abandonnent à nous-mêmes, quand s’impose la nécessité de conclure.

Si Laforgue déclare son penchant vers ces derniers, il n’en sent pas moins le besoin de s’élever au-dessus d’un positivisme étroit. Il faut, dit-il, « un brin de foi nouvelle ». Ainsi, tout en restant un déterministe, l’on serait guidé dans des recherches, au demeurant exactes et impartiales, par « une idée esthétique directrice ».

Gustave Kahn, racontant ses premiers entretiens avec Jules Laforgue, durant l’été de 1880, dit qu’ils convinrent que deux réformes étaient opportunes : substituer le vers libre aux rythmes fixes des romantiques et des parnassiens ; fonder l’esthétique sur la philosophie de l’Inconscient, C’est, en effet, dans la lecture de Hartmann que Laforgue puisa ce « brin de foi nouvelle », par quoi, sans se confondre avec les idéalistes, il se distingue pourtant des déterministes.

L’esprit humain est une résultante de l’évolution organique terrestre. La pensée, qui a pour champ l’univers, est identique à son objet, car le sujet n’est rien sans l’objet : proposition aussi nécessaire que celle-ci : rien ne peut être en dehors de tout. La connaissance métaphysique, où s’élèvent les inductions des sciences expérimentales de la vie, répond, par conséquent, à une réalité transcendante. — Quelle est cette réalité transcendante ? La simple loi de la sélection naturelle universelle — c’est l’objection que Laforgue opposait aux déterministes — indique une tendance divine, attendu que deux forces ne peuvent coexister qu’en concurrence vitale, et que, si l’une l’emporte, c’est en vertu d’une tendance occulte, partout déterminante ; l’univers des forces en concurrence vitale se résout donc en une sélection unique, selon cet idéal. — En conséquence, au-dessus du monde changeant des phénomènes, se développe un idéal : la Loi. Laforgue dit à dessein : se développe. Car son idéal n’est qu’ « une simple étape, éphémère et bornée, d’une évolution indéfinie » ; c’est un devenir continu ; il est « ouvert au passé comme aux surprises de l’avenir et aux incohérences du présent ».

Cette Loi, « principe mystique universel »,

— Ô Loi, qui êtes parce que vous êtes —
est, annonce Laforgue, « le dernier divin », celui d’une humanité enfin débarrassée de ses anciens dieux, personnels, parfaits et conscients. L’action en est continue et infaillible, mais inconsciente. C’est en

raison de cette qualité, qui pourtant n’est pas prédominante, — la continuité n’est pas moins essentielle, — que Hartmann dénommait cette force l’Inconscient, appelait son dynamisme évolutionniste la Philosophie de l’Inconscient.

Cet inconscient « s’objective en mondes explorateurs vers la conscience, « sa fin. En sorte que l’univers pourrait être défini, dans son ensemble et sa durée : une création de l’Inconscient tendant à la conscience. Laforgue résume le système de Hartmann dans cette formule : « C’est, selon le dernier mot humain de la métaphysique expérimentale, la force unique constante évoluant indéfiniment vers la conscience pure par la sélection fatale des flux de forces aspiratrices en concurrence, amours, religions, langues, sciences, arts, apostolat social, mysticismes inédits, etc.

Nous n’avons à considérer que deux de ces « flux de forces aspiratrices en concurrence », la pensée humaine et, plus particulièrement encore, l’art. — « La pensée humaine, succession d’œuvres et d’idéaux à l’état de phénomènes en concurrence, exprime l’évolution de l’âme universelle, de la Loi unique, au dynamisme de qui ou de quoi elle est soumise à travers ses incohérents et riches gaspillages. « Laforgue illustre cette définition d’un exemple ; les personnages de la Comédie humaine contribuent à manifester, par la sélection naturelle qui résulte de leur concurrence vitale, l’évolution de l’âme de Balzac, dynamiquement développée en eux. — Chaque homme aspire au beau. La somme de ces aspirations concurrentes se résout par la sélection naturelle en une aspiration unique vers l’idéal. C’est la Loi, signifiée par l’ingénieuse comparaison des Préludes autobiographiques aux Complaintes :

… la tourbillonnante éternelle agonie
D’un Nirvâna des Danaïdes du génie.

L’inspiration et le génie, — cet irréductible je ne sais quoi demeurant au fond des analyses de toute esthétique, — sont ainsi expliqués « sans compromis spiritualiste » ni recours au bon vouloir d’une puissance transcendante. Ce sont les « tressaillements divinatoires » de l’aspiration suprême, en laquelle consiste la Loi. « Les génies surhumains, dont nous voyons la caravane artistique de temps en temps fouettée, en sont les échos élus.» C’est elle qui « parfois interpose ses secousses divines, ses deus ex machina, ses messies dans le train-train des causes et des effets déterminables de l’histoire humaine ".

Le génie, « prêtre de l’Inconscient  »,

— Que votre inconsciente Volonté
Soit faite dans l’Éternité ! —

aide l’évolution par « un affinement sans fin de tout l’organisme ». Les artistes exploitent « les paradis des sens ». Ils polissent « le miroir où se cherche l’Inconscient ». Musiciens et peintres collaborent à leur insu, selon les fins de l’Inconscient, qui les y entraîne, à rendre notre oreille plus subtile à discerner les harmoniques des sons, notre œil plus apte à distinguer les ondes colorées, de plus en plus rapides et de moins en moins longues, du rouge au violet.

C’est cette force transcendante qui « pousse Beethoven à chanter, Delacroix à chercher des tons, Baudelaire à fouiller sa langue, Hugo à être énorme, Darwin à constater la sélection naturelle, et celle qui pousse Pasteur, Berthelot à chercher, Gœthe à deviner les fleurs, Cuvier à reconstituer des fossiles : — la même qui pousse l’araignée à faire sa toile, et, si on la déchire, la faire et la refaire jusqu’à épuisement, comme l’amour, l’éréthisme mental ou de l’œil, la fureur génésique d’art. » J’ajouterai un exemple à ceux dont Laforgue corrobore son idée. N’est-ce pas cet attrait, irrésistible et mystérieux, dont Maeterlinck, traducteur des Disciples à Saïs, poétique expression du mysticisme naturaliste de Novalis, poursuit et décrit le jeu dans la Vie des abeilles Laforgue ne souscrit donc pas à la loi énoncée par Renan : l’art passe de la catégorie de l’instinct dans la catégorie de la réflexion. Instincts et réflexion coexistent. Ou plutôt, la réflexion n’est qu’une forme — la dernière revêtue — de l’instinct.

Je m’agite aussi. Mais l’Inconscient me mène ;
Or, il sait ce qu’il fait ; je n’ai rien à y voir.

Il en est de l’Art comme de l’Amour :

Allez ! Laissez passer, laissez faire ; l’Amour
Reconnaîtra les siens : il est aveugle et sourd.

Première conséquence : Au regard de l’Inconscient, toutes les écoles se valent ; toutes les œuvres méritent égale considération : d’instinctives poussées vers la conscience. Donc, un seul critérium : la nouveauté :« du nouveau, du nouveau et indéfiniment du nouveau ; après éginétisme, l’hellénisme, le byzantinisme, la renaissance, le rococo, le romantisme, le réalisme, le préraphaélisme, le fortunysme, le japonisme, l’impressionnisme, le nihilisme : bref, uniquement ce que l’instinct des âges a toujours exalté, en proclamant génies, selon l’étymologie du mot, ceux et seulement ceux qui ont révélé du nouveau, et qui, par là, font étape et école dans l’évolution artistique de l’humanité.»

La prétention de l’homme est donc ridicule à donner des rangs, instituer des concours, décerner des couronnes. Nulle entrave au laisser faire, mot d’ordre de la sagesse ! L’art ne peut accomplir sa fonction, agent du perpétuel devenir,

… rosse aveugle aux cercles sempiternes
Qui tourne pour autrui les bons chevaux de bois,

que dans une anarchie libératrice et féconde. Que le peintre secoue enfin les jougs officiels, revendique l’indépendance de l’écrivain, qui n’a d’autre « salon » que l’étal du libraire. Il travaillerait à son gré, s’il ne visait qu’à placer ses tableaux dans les vitrines des marchands. « Seul et de par son principe, il (l’idéal, but intangible de la Loi) est fondé à ne condamner que ce que les vrais artistes ont de tout temps condamné et secoué, l’école, les codes à conventions de goût sur le beau moral, le beau physique, l’harmonie, le style, etc., tout ce qui est église constituée en dehors de laquelle point de salut, hiératisme ou académisme. »

Deuxième conséquence : de même qu’il n’est point de beau absolu, il n’y a pas de goût absolu humain. Il y a le sentiment du beau de tel homme, le goût de tel individu. Encore ce goût n’est-il qu’une somme. En effet, le sentiment que j’éprouve, en ce moment, devant une œuvre, de quelque genre, époque ou latitude qu’elle soit, n’a pas plus d’autorité que celui que j’en eus ou que j’en aurai dans d’autres phases de mon évolution. Mais cette évolution achevée, l’on pourrait extraire de tous ces sentiments successifs, également légitimes, mon sentiment du beau, mon goût, qui ne serait donc qu’une moyenne. Est-il besoin d’ajouter que cette moyenne n’aura ni plus ni moins d’autorité que la moyenne de chacun de mes contemporains ? Mais de toutes ces moyennes une nouvelle moyenne pourra être prise, et ce sera la formule de la sensibilité esthétique de ma génération. Procédant toujours selon la même discipline et prenant les moyennes des générations défuntes, nous aurons en une échelle de formules, tous les degrés, également autorisés, de la sensibilité esthétique de l’humanité. Par un dernier effort de l’abstraction, tout « se résout en une certaine âme humaine, qui, pour ne veiller adéquatement en aucune âme existante peut-être, mais morcelée en plusieurs, ne s’en conserve pas moins invisiblement impérissable, prête aux crises révélatrices des expériences de demain ».

Conclusion : « Le sens esthétique est changeant comme la vie », le goût « humain » ne saurait prévaloir sur le goût « individuel », sans lequel il ne serait rien. Opposer celui-là à celui-ci c’est aller contre le principe de contradiction : une chose ne peut être en même temps elle et son contraire.

Ces considérations générales sont les prémisses, d’où Jules Laforgue déduit sa définition de la peinture impressionniste. Les Monet, les Renoir, les Degas, les Cézanne, les Sisley, les Pissarro ; après eux, les Seurat, les Signac, les Cross, les Van Rysselberghe ; à côté, les Vuillard et les d’Espagnat, ont modifié la technique, en se dégageant des trois illusions, maîtresses des erreurs traditionnelles : le dessin, la perspective, l’éclairage d’atelier. La nouvelle école, si injustement décriée par tous ceux, peintres ou public, qui, se targuant de vérité, défendent des conventions commodes à la médiocrité, s’est rapprochée de la nature par trois innovations correspondantes : — elle s’est appliquée à obtenir les formes, non par le dessin-contour, mais par les vibrations et les contrastes de la couleur ; — à la perspective linéaire, construction à priori des mathématiciens, elle a substitué la notation des valeurs, la troisième dimension des corps apparaissant à l’œil dans un rapport d’intensité des tons ; — enfin, au lieu de peindre dans l’atelier, éclairé selon un angle de 45 degrés, à toute heure, en de nombreuses reprises, quelque sujet que ce soit, rue, campagne, — diurne ou nocturne, — salon éclairé, elle s’est placée dans la lumière même qui baigne le modèle ; elle a donc fait du paysage en plein air, dans le temps le plus court possible, en tenant compte des rapides variations de l’éclairage.

Réfléchissez : il n’y a rien là que de logique, de naturel, partant de légitime. Que l’on dispute sur les résultats, passe encore. C’est le droit de chacun d’avoir et déclarer ses préférences. Mais que l’on méconnaisse l’intention, c’est imbécillité ou hypocrisie. Devant ces toiles impressionnistes, combien, depuis trente ans, de ricanements, de clameurs, même de poings tendus ! C’est, a-t-on dit, un tableau exposé qui entend le plus de sottises. S’il est impressionniste, il entend pis encore : des injures. Il est nécessaire de mettre devant un garde-fou. Rappelez–vous, dans l’Œuvre d’Émile Zola, les criailleries de la foule ignorante et haineuse, ameutée par les envois de ce pauvre Claude !

Le dessin est un " vieux et vivace préjugé », dont l’origine remonte aux premières expériences visuelles. Au commencement de son évolution organique, l’œil ne percevait que la lumière blanche et ses ombres indécomposées. Pour compléter ces imparfaites notions des objets, il s’aida des perceptions dun autre sens, le toucher. Les sensations tactiles se fondant avec les sensations visuelles, les taches lumineuses furent cernées par des lignes, dont certaines mesurèrent, outre la hauteur et la largeur, la profondeur. Comme le dit Laforgue, qui toujours parle de philosophie en poète « le sens des formes a passé des doigts dans l’œil ». Cette « acquisition » fut transmise par l’hérédité. Il ne fallut pas un long temps pour que l’homme, insoucieux encore de cette psycho-physiologie, tint pour naturel et simple ce qui était, en réalité, artificiel et double. Récoltant les fruits, il ne s’enquit pas si l’arbre qui les portait avait été greffé. — « De là cette illusion enfantine de la traduction de la réalité vivante et sans plans par le dessin-contour et de la perspective dessinée ».

Outre l’hérédité, l’art a, des siècles durant, entretenu cette illusion. Les tableaux consacrés par l’admiration, « canons » imposés par l’enseignement officiel (ils se ressemblent tous à distance, mais n’oublions pas que beaucoup furent, à leur heure, des révoltes), n’ont point seulement pour « dessous » un dessin exact, conforme à l’anatomie et aux théorèmes de la géométrie descriptive, les taches lumineuses, dont l’ensemble en constitue le « coloris », y sont limitées par des lignes, — loin qu’elles soient comme embuées par cette atmosphère propre, que chaque objet semble développer autour de soi. Le peintre n’est que l’auxiliaire du dessinateur. Son œuvre est, pour la caractériser au vrai, un dessin rehaussé de couleur. C’est surtout du dessin que, par influence, se préoccupe le critique, empêtré dans une discipline conservatrice. — Est-ce bien ou mal dessiné ? telle est la première question qu’il se pose. Ces personnages peuvent-ils servir de planches anatomiques ? Cette femme, avant que d’être peinte habillée, a-t-elle été dessinée nue ? — Peu de gens, quelques peintres exceptés, se demandent : Les couleurs sont-elles ainsi disposées sur cette toile que la lumière y vibre comme dans l’espace ? Les valeurs en sont-elles observées ? Les intervalles du foncé au clair y sont-ils exactement évalués ? Les touches y sont-elles superposées selon les rapports fixes des complémentaires ?

Le peintre, qui, avant de prendre palette et brosses, a fait un dessin minutieux, arrêtera aux lignes tracées ses touches de couleur. Or, dans la nature, les taches perçues irradient en tout sens. Chaque objet s’amplifie en une sorte de halo, où tremblent, je voudrais pouvoir dire : s’imprécisent à la vue les contours, que seul définirait le toucher. Ces ondulations, projetées par des corps voisins, diversement rayonnants, se pénètrent, s’avivent, s’éteignent, se neutralisent. — Que devient la ligne ? — Voyez, parmi les bleus et les violets du crépuscule, cette « meule » de Claude Monet : une buée l’engaine ; comme si elle exhalait, dans le frais apaisement de la nuit approchante, la lumière et la chaleur aspirées durant le jour, elle pousse — telles les zones concentriques à la surface d’une eau où vous avez jeté une pierre — des ondes plus claires vers les ténèbres envahissantes, d’où elles refluent, brisées et assombries. Le coloriste nous aurait-il montré, autour de ces bottes de paille amoncelées, — il n’est pas de thème plus banal, — l’attristante agonie du soir, s’il les avait enserrées de lignes et coiffées d’un cône géométriquement tracé ?

La justesse des tons et l’exactitude des valeurs suffisent, d’ailleurs, à nous donner l’illusion des formes, — bien mieux qu’un dessin rigoureux. Je puis citer en exemple le Pont-Neuf, après-midi, soleil, de Camille Pissarro, toile exposée à la Libre Esthétique, Regardez de près : de chaque côté du tablier, d’où réfléchit, entre les fiacres et les omnibus qui se croisent, un soleil aveuglant, — en menues hachures toute la gamme des clairs, du rouge orangé au jaune verdâtre, — une mêlée de touches indistinctes ; vous n’y discernerez ni têtes, ni troncs, ni bras, ni jambes ; aucun « bonhomme »  » ; nul détail de costume ; point de dessin ; rien que de la couleur. Mais placez-vous à distance de perspective, où s’obstinent à ne se pas reculer la plupart des spectateurs (bien qu’ils en ignorent le point de vue, ils se scandaliseront de cette œuvre), tout s’ordonne, se précise, vient à son plan ; vous voyez aller et venir, en coulées parallèles, une foule affairée ; vous y croyez distinguer attitudes, gestes, vêtements, sexes, âges, conditions. Le peintre a fait en vous l’impression du réel, en vous montrant seulement ce qu’à égale distance vous-mêmes eussiez perçu.

Notre connaissance de l’homme, de ce « cœur humain »  », dont nous avons les oreilles tant rebattues, est surtout livresque ; nous n’observons nos congénères que sous l’angle ouvert par nos écrivains préférés ; ainsi nous ne voyons les paysages naturels qu’à travers les compositions (je dis à dessein : compositions) des Corot, des Dupré, des Rousseau, etc. ; ces bœufs ou ces moutons sont de Troyon ou de Jacques ; ces paysans sont de Millet, de Bastien-Lepage, de Lhermitte, etc. ; ces matelots sont de Cottet, etc. Les œuvres « classiques » deviennent, en quelque sorte, des catégories de notre sensibilité. — Autant d’entraves à briser. Pour peindre, ou seulement apprécier à leur valeur les impressions de la nouvelle école, commençons donc par nettoyer notre œil !

Autre méfait de la tradition : « Nous ne voyons pas les couleurs de la palette en elles-mêmes, mais selon les illusions correspondantes à l’éducation que nous ont donnée les tableaux des siècles, et avant tout pour la lumière que peut nous donner la palette (comparez photométriquement le soleil le plus éblouissant de Turner à la flamme de la plus triste chandelle) ». — Quand un peintre porte ses regards d’un paysage, où les vibrations de la lumière multiplient à l’infini les nuances, sur sa palette, garnie selon les recettes dictées par les « maîtres « ou déduites de leur œuvre, un jugement réflexe établit en lui, modifiant sa sensation et bornant son effort, un tempérament des tons naturels, innombrablement divers, et des couleurs matérielles, gamme limitée de notes assourdies. Et, sans doute, cette comparaison, faussée par la tradition et l’hérédité, « clarifie » la palette, mais, plus sûrement, elle assombrit le paysage. Que le peintre n’ait donc point une palette immuable, à laquelle il accorde de force tout paysage ! Qu’il dépouille la nature du travesti, dont les hommes l’ont à l’envi enlaidie, et la contemple enfin dans sa radieuse nudité ! Qu’il purifie ses sensations visuelles de tout alliage ! Qu’il rende son œil à sa fonction originelle ! Le reste suivra de soi. Son instinct et son industrie sauront bien inventer des moyens de traduire en images fidèles l’empreinte vive faite sur ses sens récréés par un monde rajeuni.

Laforgue oppose en un ingénieux et probant parallèle, « l’œil impressionniste » à « l’œil académique ». — « Dans un paysage baigné de lumière, dans lequel les êtres se modèlent comme des grisailles colorées, où l’académique ne voit que la lumière blanche, à l’état épandu, l’impressionniste la voit baignant tout non de morte blancheur, mais de mille combats vibrants, de riches décompositions prismatiques. Où l’académique ne voit que le dessin extérieur enfermant le modelé, il voit les réelles lignes vivantes sans forme géométrique, mais bâties de mille touches irrégulières, qui, de loin, établissent la vie. Où l’académique voit les choses se plaçant à leurs pians respectifs réguliers selon une carcasse réductible à un pur dessin théorique, il voit la perspective établie par les mille riens de tons et de touches, par les variétés d’états d’air suivant leur plan non immobile, mais remuant ». — Ailleurs : « L’impressionniste voit et rend la nature telle qu’elle est, c’est-à-dire uniquement en vibrations colorées. Ni dessin, ni lumière, ni modelé, ni perspective, ni clair-obscur, ces classifications enfantines : tout cela se résout en réalité en vibrations colorées et doit être obtenu sur la toile uniquement par vibrations colorées ».

Rattachant cette définition à sa philosophie, Laforgue observe que « l’œil impressionniste est dans l’évolution humaine l’œil le plus avancé, celui qui jusqu’ici a saisi et a rendu les combinaisons de nuances les plus compliquées connues ». Cette évolution se tait dans le sens même du spectre, c’est-à-dire du rouge au violet. On comprend maintenant que l’impressionnisme soit une « exploration » de l’inconscient vers la conscience.

L’œil est en retard sur l’oreille. Tandis que celle-ci analyse les harmoniques, celui-là perçoit encore synthétiquement la lumière. Il n’accomplit donc pas sa fonction propre. Car les trois fibrilles de Young en font un prisme. Aussi, la physiologie justifie-t-elle les tentatives des « néo-impressionnistes », qui divisent le ton et en superposent les éléments — hachures ou « points », il n’importe — afin qu’à la distance voulue ces éléments se recomposent par une synthèse spontanée et que notre œil perçoive le ton même. Le peintre doit seulement éviter — devant certaines toiles de Signac l’on reconnaîtra que cette précaution n’est pas superflue — que le spectateur discerne encore les « points » composants à cette limite extrême du recul, passé laquelle les objets représentés cesseraient d’être distincts. Aussi bien une exécution imparfaite n’autorise-t-elle pas à condamner une méthode. Les « néo-impressionnistes » — la critique est, en vérité, bien imprudente — ont pour caution la science. Helmholtz, Chevreul et Charles Henry ne sont pas des garants méprisables.

Il serait juste de tenir compte au peintre « impressionniste » des conditions dans lesquelles il se met — de parti pris. Le « plein air » accroît la difficulté, ajoute des chances d’erreur. Car le paysage est mobile et mobiles sont aussi les impressions du peintre. — « Supposons qu’au lieu de peindre son paysage en plusieurs séances, il a le bon sens d’en établir la vie de tons en quinze minutes, c’est-à-dire qu’il est impressionniste. Il arrive là avec sa sensibilité d’optique propre. Cette sensibilité est à cette heure, selon les états fatigants ou ménageants qu’il vient de traverser, éblouie ou en éveil, et ce n’est pas la sensibilité d’un seul organe, mais les trois sensibilités en concurrence vitale des trois fibrilles de Young. Dans ces quinze minutes, l’éclairage du paysage : le ciel vivant, les terrains, les verdures, tout cela dans le réseau immatériel de la riche atmosphère avec la vie incessamment ondulatoire de ses corpuscules invisibles réfléchissants ou réfractants, l’éclairage du paysage a infiniment varié, a vécu en un mot. »

De plus, l’attention du peintre est sollicitée et sa sensibilité altérée par des objets indifférents. — « Un exemple entre des milliards. Je vois tel violet, j’abaisse mes yeux vers ma palette pour l’y combiner, mon œil est involontairement tiré par la blancheur de ma manchette ; mon œil a changé, mon violet en souffre, etc. »

En résumé : « L’objet et le sujet sont donc irrémédiablement mouvants, insaisissables et insaisissants. Les éclairs d’identité entre le sujet et l’objet, c’est le propre du génie. Chercher à codifier les éclairs est une plaisanterie d’école. »

À ceux-là mêmes qui considèrent les toiles des impressionnistes sans prévention, avec la volonté de les comprendre et le désir d’en jouir, il est difficile de les bien apprécier. Le spectateur n’est point, ne saurait être dans l’état d’excitation où le peintre fut porté par le travail de l’œil, qui va du paysage à la palette, de la palette à la toile, qui perçoit, analyse, compare, dose, la hâte fébrile de la main, empressée à lui obéir, le raisonnement qui réduit, proportionne, calcule, juge, — et l’émoi de la vie universelle, — voix, parfums, appels du désir, impatience de naître, angoisse de mourir, — qui de la nature ambiante pénètre jusqu’en ses moelles. — Cette toile, brossée sous l’éblouissante lumière du soleil, où résonnent les touches les plus mates, on l’expose dans le jour artificiel d’une galerie, dans la pénombre d’un salon, encore obscurci de tentures. — Enfin le tableau n’est encadré qu’après achèvement ; et le cadre projette son ombre sur les clairs qu’elle éteint, sur les foncés qu’elle épaissit. Aussi Seurat peignait-il de « points » complémentaires en harmonie avec son « effet » son cadre et même la bande d’ombre, par laquelle il devait empiéter sur la toile.

Ainsi entendu, le « plein-air » est plus large, plus compréhensif que la formule, dont l’école de Barbizon fit sa règle. « Ce plein-air des paysagistes impressionnistes, il commande leur peinture entière et signifie la peinture des êtres ou des choses dans leur atmosphère : paysages, salons à la bougie ou simples intérieurs, rues, coulisses éclairées au gaz, usines, halles, hôpitaux, etc., etc. Renoir par la Loge, Degas par ses « coulisses « , Vuillard par ses « intérieurs », sont, tout de même que Monet, Sisley ou Pissarro, des peintres de « plein-air ».

La pratique du « plein air » eut pour immédiate conséquence de « clarifier » la peinture. — « Lui donner, conseille Laforgue, ce clarifié limpide et vibrant en plein air, qu’a un orchestre vous arrivant (jouant par exemple du Wagner) à travers un fleuve assez plein (le Rhin à Coblentz, la Seine à Auteuil) ». Les impressionnistes ont éliminé de leur palette les noirs et le bitume, dont se servait encore Manet. Le noir n’est point dans la nature. Les premiers, Monet, Sisley, Cézanne ; à leur école, Pissarro ; après eux, les « néo-impressionnistes » ont, dans leurs paysages, exprimé la féerie et la joie de la lumière, en composant leurs ombres par les bleus et les violets, et non point par des tons neutres sans limpidité ni résonance. Même technique pour les peintres d’« intérieurs « comme Degas et Vuillard. Ni dans les « coulisses » de celui-là, ni dans les « salons » de celui-ci, les tons bitumineux n’amortissent les effets. — Cette réforme n’était pas moins opportune, elle ne suscita pas moins d’imitations hors de l’école ( « On nous fusille, cinglait Degas, mais on fouille nos poches » ) que la division du ton. Nouvelle preuve que ce sont bien les impressionnistes, et non les « académiques » dont l’œil est « naturel ».

J’ai résumé en ses traits les plus caractéristiques l’esthétique de Jules Laforgue, m’appliquant à ordonner ses Notes sans lien apparent, à concilier celles qui, à première vue, semblent contradictoires. Pour gloser la lettre, quand elle était obscure ou trop concise, je ne crois pas en avoir faussé l’esprit. J’ai, d’ailleurs, cité les pages les plus significatives : pierres de touche qui permettront d’éprouver mon commentaire.

L’on ne contestera point sur l’originalité de cette esthétique. Disciple de Taine, qu’il réfute, mais dont il suit la méthode « documentaire déterministe », Laforgue s’en écarte par ce « brin de foi nouvelle », qui corrige en lui l’excessive sérénité du savant. Pénétré par la philosophie de Hartmann, il en déduit une théorie de l’art ; il défriche un champ que son maître avait laissé inculte ; il engrange une abondante moisson d’idées, d’aperçus, de définitions, de jugements. Vaguant

Par les blancs parcs ésotériques
De l’Armide métaphysique,


il cueille des fruits inconnus. Même quand il philosophe, il demeure poète, parce qu’« il nomme ». Pour paraphraser Maeterlinck, il a vu des choses nouvelles dans leur beauté et dans leur vérité, et les mêmes choses que d’autres auparavant avaient vues, il les vit dans une beauté et dans une vérité nouvelles.

Mais surtout il aima et servit l’art dévotement. Il écrit : « Un peu plus de piété ! L’art n’est point un devoir de rhétorique d’écolier, c’est toute la vie. » S’il le définit un agent de l’Inconscient, son dessein est de l’affranchir et aussi de l’ennoblir : infini, éternel, infaillible, comme la Loi même de l’univers :

L’Art est tout, du droit divin de l’Inconscience.
Après lui, le déluge ! et son moindre regard
Est le cercle infini, dont la circonférence
Est partout, et le centre immoral nulle part.


La Roche-Guyon, avril 1904.



Bruxelles. — Imprimerie Veuve Monnom, 32, rue de l’Industrie.

  1. En post scriptum à la première lettre que, de Coblentz, il adresse à M. Charles Ephrussi (1er  décembre 1881), il ajoute : " Mes amitiés au Claude Monet que vous savez » (Il s’agit de la grenouillère). Dans une autre lettre, écrite à Berlin (6 décembre 1881), il complaît, sans intention de flatterie, à rappeler ses heures Je voli tueuse contemplation devant les tableaux que possédait son correspdant : « Et les impressionnistes ! Deux éventails de Pissarro bâtis solidement par petites touches patientes. — De Sisley, la Seine aux poteaux télégraphiques et ciel de printemps. Ou une berge aux environs de Paris avec un voyou bucolisant par les sentiers. Et les pommiers en fleurs escaladant une colline, de Monet. Et sauvageonne ébouriffée de Renoir, et de Berthe Morisot un sous-bois profond et frais, une femme assise, son enfant, un chien noir, un fil à papillons. Et encore de Morisot une bonne avec son enfant, blanc, vert, rose, blanc, soleil. — Et de Renoir encore, la parisienne a lèvres rouges en jersey bleu. Et cette très capricieuse femme manchon, une rose laque à la boutonnière, dans un fond spirituellement fouetté de neige. Et la danseuse de Mary Cassatt, en jaune, vert, blond, roux, fauteuils rouges, nu des épaules. Et les danseuses nerveuses de Degas, et le Duranty de Degas — et le Polichinelle Manet avec les vers de Banville ! »