ÉTUDE SUR ORPHÉE

De GLUCK
(Suite)

L’opéra d’Orphée tient une place particulière dans l’œuvre de Gluck. Écrit vers le milieu de la carrière du grand musicien, il représente la première manifestation complète de son génie, peut-être aussi la plus significative, car elle fut la plus spontanée. Pour en bien comprendre la portée, il importe de rappeler d’abord à grands traits ce qu’avait été l’évolution antérieure de son génie, et de dire en même temps quel était l’état général de l’art musical au moment où l’œuvre parut.

Fils de paysans, né dans les noires forêts de la Bavière, Christophe-Willibald Gluck est essentiellement ce que les littérateurs de son siècle appelaient un « enfant de la nature ». Avec son père, ancien soldat du prince Eugène, devenu garde-chasse au service de seigneurs allemands, il vint, en son plus jeune âge, dans les montagnes de la Bohême, où d’abord il grandit sans contrainte et poussa en toute liberté, courant pieds nus à travers bois et vallées, et, par cette rude enfance, faisant provision de forces pour les futurs combats. Ayant, dans ce milieu rustique, appris seul les premiers éléments de la musique, il débuta dans la vie comme musicien ambulant : il erra par les villages de Bohême, un violoncelle sur le dos, faisant danser les filles le soir, après la journée de marche, ou charmant les paysans en leur jouant quelque vieux chant populaire. Les hasards de la destinée mirent sur son chemin un seigneur qui devina ses aptitudes et lui fit entreprendre des études sérieuses. C’en était fait de la vie indépendante et vagabonde ; mais Gluck était un fort : il se soumit sans plainte à la discipline salutaire. Pendant vingt-cinq années il entassa les unes sur les autres les partitions d’opéras italiens, bornant tout d’abord son ambition à se conformer au goût de son époque, et ne cherchant rien autre chose qu’à faire ce qu’avaient fait ses prédécesseurs, ce que continuaient servilement ses contemporains.

On sait ce qu’était l’opéra italien au milieu du dix-huitième siècle : une sorte de concert scénique d’où tout intérêt dramatique était exclu, et dont le seul objectif était de mettre en valeur les voix et la virtuosité des chanteurs. Une série d’airs reliés par d’insignifiants récitatifs, et dont l’ordre, le mouvement, les formes musicales même, étaient prévus, réglés, dosés par avance, telles étaient les seules matières que ce genre offrait au génie des compositeurs. Métastase, poète lauréat, était l’homme qui avait le mieux réalisé l’idéal de ces compositions, toutes de forme et d’extérieur, où les fleurs d’une rhétorique brillante étaient constamment substituées à l’accent sincère, au cri du cœur. Tous les musiciens de ce temps furent contraints d’en passer par ces exigences conventionnelles : il en résulta que pas un ne produisit une seule œuvre durable. Hændel, qui écrivit près de cinquante opéras de ce genre, n’aurait laissé que la renommée d’un musicien de second ordre s’il n’avait, en outre, produit ses oratorios ; et ce n’est ni la Clémence de Titus, ni même Idoménée, qui ont rendu Mozart immortel, mais Don Juan, Figaro, la Flûte enchantée, œuvres conçues suivant une poétique toute différente.

Gluck passa donc la première moitié de sa vie à mettre ou remettre en musique, dans les formes convenues, les poèmes de Métastase, et, pas plus que les autres, il ne réussit à donner la vie à un genre mort dès sa naissance. Il écrivit encore, lui, le futur auteur des Iphigénies, quelques ariettes et couplets pour de petits opéras-comiques que l’on jouait à Vienne, tandis qu’à Paris ces mêmes pièces étaient représentées avec leur musique originale composée par les Monsigny, les Duni, les Philidor.

Ainsi, à la veille d’Orphée, Gluck pouvait-il avoir, auprès d’une partie du public, la renommée d’un compositeur d’opéras-comiques. De même notre grand Corneille, dans le temps qu’on répétait le Cid, recevait d’un admirateur une épître en vers où son génie comique était ainsi célébré !

Et que ta bonne humeur ne te lasse jamais.

Nul doute que, dès longtemps, Gluck eût rêvé un autre idéal.

Mais combien le but n’était-il pas éloigné ! Même, au premier abord, il pouvait passer pour inaccessible, car, réduit à ses seules forces, Gluck eût été impuissant à l’atteindre. Sans doute, un siècle plus tard, un Wagner, par un colossal effort de génie, pourra réaliser en toutes ses parties une conception analogue, plus complexe et plus grandiose même ; mais le fils du pauvre garde-chasse de Bohême n’avait pas reçu l’instruction littéraire qui lui eût permis d’exécuter seul sa réforme de l’art lyrique. Aussi bien, jusqu’alors, — si l’on excepte l’exemple peu probant du Devin du village, — nul cas ne s’était présenté de la réunion en une seule tête du double génie de poète et de musicien.

L’occurence était d’autant plus grave qu’en ce temps-là Métastase était, non seulement le maître incontesté de la poésie lyrique, mais, en réalité, le seul. Où donc fallait-il que Gluck portât ses vues pour trouver le collaborateur rêvé ? Comme toujours, il ne devait le rencontrer qu’en dehors des professionnels. Ceux-ci, d’ordinaire, ne sont pas trop disposés à s’associer à des entreprises hasardeuses comme sont toujours les essais de réformes théâtrales, tandis qu’au contraire les initiatives fécondes ont presque toujours été prises par des gens étrangers à la carrière, et qui ne sont pas retenus par les entraves d’une tradition qu’ils n’ont point pratiquée. N’est-ce pas un groupe de seigneurs, de lettrés et d’artistes divers qui, à Florence, en l’an 1600, créa de toutes pièces le genre de l’opéra, tandis que les musiciens d’école s’attardaient aux combinaisons inertes de leurs contrepoints démodés ? De même, l’homme qui eut l’honneur d’être associé le premier aux innovations tentées par Gluck était ce que nous appellerions aujourd’hui un « amateur. » Il était conseiller impérial à la cour des comptes des Pays-Bas, faisait des vers à ses heures de loisir, et d’ailleurs était d’autant plus familier avec les véritables nécessités de la poésie lyrique qu’il avait étudié d’une façon approfondie l’œuvre de Métastase, dont il avait publié une édition. Il se nommait Raniero de Calzabigi.

Ce que furent les premières confidences échangées entre le poète et le musicien, nous l’ignorons, car aucun document précis, lettre ou résumé de conversation, ne nous en a été rapporté. Mais il nous est facile de le deviner, tant par ce que l’instinct avait spontanément introduit en certaines parties de l’œuvre antérieure de Gluck que par les résultats mêmes de la collaboration. Car, malgré sa longue soumission apparente aux idées reçues, on pense bien que Gluck n’avait pas été parfois sans manifester de quelque manière la véritable tendance de son génie.

Une anecdote relative à sa première œuvre de jeunesse semble indiquer que déjà, outre son esprit indépendant et frondeur, il avait le sentiment très prononcé de la composition générale et des effets produits par les oppositions des valeurs et des tons successifs, qualités dont il a donné plus tard des preuves si éminentes. Dans un opéra représenté à Milan en 1741, Artaserce, il avait, par malice, placé un air dans le goût italien, qui, exécuté d’abord devant les prétendus connaisseurs, avait réuni tous les suffrages, — à telle enseigne que les bonnes âmes n’avaient pas manqué de propager le bruit que cet air n’était pas de lui, mais de son maître Sammartini. Mais il prit sa revanche à la représentation, car il avait encadré ce morceau de si adroite façon que, devant un public sincère, l’air italien resta complètement inaperçu tandis que les parties où s’accusait son tempérament d’artiste allemand étaient allées alle stelle !

D’autres récits montrent que, dès longtemps, il avait le pressentiment du rôle futur de l’orchestre. En 1751 il fit représenter à Naples la Clemenza di Tito, dont le rôle principal fut chanté par le fameux castrat Caffarelli. Dans un air de cet opéra se trouvait une tenue vocale pendant laquelle les instruments se combinaient en dessins plus compliqués qu’il n’était coutume. Les régulateurs du goût protestèrent, et déclarèrent ce passage contraire aux règles ; ils allèrent jusqu’à en référer à Durante, mais ils ne trouvèrent pas auprès de lui l’accueil espéré. « Je ne puis, répondit en effet le vieux classique, décider si ce passage est tout à fait conforme aux règles de la composition, mais j’ose vous dire que nous tous, à commencer par moi, serions fiers de l’avoir imaginé et écrit. »

Au reste, à cet égard, nous avons mieux que des anecdotes, et la meilleure preuve de la prépondérance que Gluck assignait instinctivement à l’orchestre nous est fournie par le simple examen de plusieurs morceaux composés à cette époque de sa vie. Nous en trouverons un exemple caractéristique dans la suite de cette étude, car nous verrons que tous les éléments constitutif de l’air d’entrée d’Orphée aux Champs Élysées, avec son dessin obstiné des violons en triolets et le solo de hautbois concertant avec la lente déclamation de la voix, tout cela se trouve déjà dans un air d’Antigone, opéra représenté à Rome en 1754.

(À suivre.)

Julien Tiersot.

SEMAINE THÉÂTRALE


LA PROCHAINE SAISON THÉÂTRALE

Voici septembre revenu et la ruche théâtrale recommence à bourdonner. Des bureaux directoriaux, peu à peu la poussière est chassée par les piles de manuscrits dont beaucoup, à leur tour, redisparaîtront avant peu sous cette même poussière ; la foule nerveuse des auteurs venant rappeler une promesse ou cherchant à en arracher une, celle anxieuse des artistes en quête « du rôle » recommencent à encombrer les antichambres, et monsieur le secrétaire, entre deux coups de brosse à sa moustache conquérante, astique sa griffe à signer les billets et retaille ses deux bonnes plumes dont l’une, dithyrambique, bombarde les courriéristes de communiqués flambants et dont l’autre, lassée, est condamnée au fastidieux : « Impossible, mille regrets. ».

Que donnera-t-elle, cette saison 1896-97 ? Sera-t-elle meilleure que sa devancière ? Apparaîtra-t-elle pire ? À la terrible loterie, qui décrochera le ou les gros lots ?

Et le public, flottant, indécis, incapable de laisser sortir où il veut qu’on le mène, se laissant berner momentanément par une poignée d’encombrants braillards, puis se ressaisissant mollement sans avoir la force et la volonté d’imposer son goût, ce public, cause presque principale de l’anémie du théâtre moderne, aura-t-il, enfin, le courage de son opinion en barrant carrément la route à ceux qui lui déplaisent, en venant encourager de ses bravos et de son argent ceux pour lesquels il éprouve de la sympathie ?

Mais foin de beaux rêves ! Et voyons tout simplement ce qui, quant à présent, nous est promis.

À l’Opéra, l’ensemble de la saison est arrêté, sauf de légères modifications impossibles à prévoir dès maintenant. Au programme deux nouveautés, Messidor, opéra de MM. Zola, Gallet et Bruneau ; l’Étoile, ballet de MM. Aderer et Wormser. Comme reprises, celles de Thamara, de M. Bourgault-Ducoudray, des Huguenots, dont les décors, incendiés rue Richer, sont complètements refaits, et de Don Juan, dont les études sont actuellement très poussées.

À l’Opéra-Comique, la reprise de ce même Don Juan, que les chœurs travaillent depuis la semaine dernière, et la première de Cendrillon, de MM. Cain et Massenet, semblent seules décidées pour le moment. Pour remplir sa saison, M. Carvalho aura à choisir parmi la liste assez longue des nouveautés qui lui ont été présentées : Dalila, de MM. Feuillet, Gallet et E. Paladilhe ; les Pêcheurs de Saint-Jean, de MM. H. Cain et Ch.-M. Widor ; Caprice de roi, de MM. A. d’Artois et P. Puget ; les Pauvres Gens, de MM. H. Cain et R. Pugno ; l’Hôte, de MM. Michel Carré et E. Missa ; Kermaria, de M. Erlanger ; le Spahi, de MM. A. Alexandre et L. Lambert ; Photis, de MM. Gallet et E. Audran ; et d’autres encore que nous oublions, sans compter celles que nous ignorons. On parle aussi beaucoup du Vaisseau fantôme pour la rentrée du baryton Lassalle.

À la Comédie-Française, qui vient de prendre à l’Odéon Charles vii chez ses grands vassaux et où l’on répète actuellement Montjoie, d’Octave Feuillet, et les Deux Palémon, de M. Jules Truffier, la première nouveauté importante sera vraisemblablement l’Évasion, trois actes de M. Brieux, à laquelle succédera Frédégonde, cinq actes de M. A. Dubout. Puis, le comité n’aura qu’à puiser dans les pièces reçues à l’heure actuelle : Tristan de Léonais, 3 actes et 6 tableaux de M. Armand Silvestre ; Othello, 5 actes de M. J. Aicard ; la Vassale, 4 actes de M. J. Case ; Struensée, 5 actes de M. P. Meurice ; Don Ruy, 5 actes de M. Parodi ; l’Amoureuse Amitié, un acte de M. G. Vaucaire ; la Martyre, 5 actes de M. J. Richepin ; Douceur