ÉTUDE SUR JOUBERT

Par M. LOMBARD.




DISCOURS DE RÉCEPTION.



Messieurs,

Si, en abordant aujourd’hui un sujet purement littéraire, qui s’éloigne de mes travaux habituels, je m’expose au reproche de témérité, vous devrez m’excuser de n’en avoir tenu compte. C’est ma reconnaissance pour votre indulgent accueil qui m’impose un effort trop hardi ; et puisque vous avez pensé que le culte des lettres n’avait rien d’inconciliable avec les labeurs du barreau, que les suffrages dont vous m’avez honoré ne pouvaient avoir d’autre signification, mon devoir, Messieurs, est tout tracé ; il faut que j’entreprenne de les justifier, dussé-je, pour prix de cet effort, paraître peu digne de la bienveillance que vous m’avez témoignée.

Le noble esprit dont je veux rappeler l’histoire fut toujours trop désireux de perfection, et d’une conscience littéraire trop timorée, pour oser lui-même publier ses œuvres. Joubert recherchait surtout la beauté de la pensée, comme l’expression de la beauté de l’âme et de la vie ; et il dut, sans trop d’efforts, trouver en lui-même, ou dans les affections de famille et les douceurs de l’amitié, la récompense qu’il préférait à toute autre. Mais en même temps il avait laissé dans le cœur de ses amis une empreinte profonde et un souvenir durable. En 1838, quatorze ans après sa mort, au milieu d’une génération nouvelle, Châteaubriand, avec l’autorité qui s’attachait à son nom, vint lui payer le tribut d’une juste reconnaissance en publiant une partie de ses pensées, de concert avec sa veuve, mais seulement à un petit nombre d’exemplaires, destinés à des lecteurs choisis. C’est ainsi que commença l’œuvre de cette renommée qui s’est accrue depuis, et qui mérite bien de s’accroître encore.

Mais la mémoire de Joubert avait droit à un monument plus complet. C’était une tâche que rendait difficile la confusion des écrits et des notes sans nombre qu’il avait laissés. M. de Raynal, son neveu par alliance, vint remplir ce saint devoir ; et, digne à tous les titres de l’honneur d’un tel travail, à force de lumières et de persévérance, il s’en est acquitté avec un plein succès. Grâce au classement le plus habile, la pensée de Joubert nous est montrée aujourd’hui sous toutes ses faces ; et nous pouvons étudier à loisir ce rare esprit qui avait, dit Châteaubriand, une prise si forte sur tous ceux qui l’approchaient. Grâce au pieux dévouement de son neveu, il n’aura pas passé dans la vie comme d’autres qui, en aimant aussi la vérité, et regardant souvent vers l’auteur du bien et du beau, s’en sont allés tenant, comme a dit le poëte, leurs enfants par la main. Il y a même une touchante harmonie entre la vie si pure de de Jaubert, et le doux éclat qui s’est ainsi échappé de sa tombe, pour rayonner sur sa mémoire.

Par toute sa jeunesse, Joubert, qui est né en 1754 et qui a vécu soixante-dix ans, appartient au dix-huitième siècle. Cependant, c’est à l’époque du consulat, au moment où se lève cette étoile de Châteaubriand, chère à Joubert, et saluée par lui comme l’espérance du siècle, que son rôle littéraire devient intéressant, et que sa pensée, mûrie par de longues méditations, agrandie par le spectacle des temps de révolution, va se porter de préférence sur l’étude des vérités morales et religieuses, qu’il crut toujours inséparables du génie des lettres.

Je passerai rapidement sur la première partie de sa vie. Des temps nouveaux, des idées de régénération littéraire, des vues plus larges, et la rencontre de sa carrière avec celle de Châteaubriand, au moment même où cette gloire nouvelle allait se révéler, donneront à la seconde un intérêt plus vif, et, en quelque sorte, plus d’espace et de grandeur. Cependant, lorsqu’il s’élevait ainsi, semblable à ces sages de l’antiquité dont les années épuraient sans cesse l’intelligence, il aimait à se reporter aux souvenirs de l’enfance et de la jeunesse. Pourquoi ne dirai-je pas, avec M. de Raynal, et comme un premier trait de son caractère, qu’alors même il rendait grâces au ciel d’avoir été un enfant doux, dont les cris étaient arrêtés, même la nuit, et les larmes taries à l’instant par un mot ou par une chanson de sa mère ? Fils d’un médecin de Montignac, et le premier de huit enfants, il fut envoyé à quatorze ans au collége des Jésuites de Toulouse, pour y achever l’étude des langues classiques. Puis, à l’instigation des pères que son intelligence avait frappés, il commença lui-même à se livrer à l’enseignement sous leur direction. Cet essai ne fut pas heureux. Soit que la frêle santé de Joubert soutînt mal les fatigues qui lui imposaient de telles fonctions, soit que sa jeunesse fût agitée par les rêves d’une ambition qui l’appelait sur un autre théâtre, il renonça bientôt à cette carrière paisible, et vint à Paris, où il connut des littérateurs célèbres.

Dans sa correspondance, il raconte son passé à une femme que tous ceux qui l’ont connue ont représentée comme un merveilleux esprit ; je veux parler de Mme de Beaumont, dont le père, M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères sous Louis XVI, avait péri victime de la terreur, avec la plupart des siens. Quand Joubert parle de lui-même, il ne fait pas de ces confessions où l’amour propre trouve son compte à s’accuser, en se dédommageant par l’orgueil. Il garde l’honnête sincérité dont il ne s’est jamais départi dans le commerce de l’amitié. L’excellent homme, dans ses épanchements intimes, reproche aux années de sa jeunesse d’avoir été pénibles pour sa mère. Il dépeint celle-ci inquiète, alarmée, et fière de ce fils intrépide dans ses espérances, dédaigneux de prévoir, prompt à donner, inhabile à acquérir. Je ne me livrais, dit-il, qu’à des occupations qui ressemblent à l’oisiveté, et dont elle ne connaissait ni le but, ni la nature. Mais, en se reprochant les inquiétudes et les terreurs qu’il lui causait, il aime à rappeler l’estime que lui témoignait sa tendresse, et ajoute : rien n’a valu pour moi les suffrages de ma mère ! Mot touchant, de la part d’un homme que nous verrons honoré de si grandes amitiés.

Le voilà donc lancé dans ce tourbillon où s’agitaient les hommes de lettres qui passionnaient la France et l’Europe ! La conversation, où Joubert excellait par la rapidité et par la finesse de ses pensées, exerçait dans ce monde un empire presque absolu. Elle était déjà reine et grande reine, au dix-septième siècle, mais sans rien coûter à la conscience et au sérieux de l’écrivain. Cette discipline morale, qui dirigeait alors la pensée des esprits les plus hardis, des Pascal et des Descartes, et qui agrandit le cœur de l’homme, tout en le rappelant au juste sentiment de sa faiblesse, n’était assurément pas sans influence sur la société de ce siècle, ni sur son goût pur, délicat et élevé. Alors le monde et les lettres, obéissant aux mêmes croyances et aux mêmes principes se touchent et se pénètrent, mais sans se confondre, gagnant à se rapprocher et à se distinguer. Cette grande société doit donc beaucoup aux écrivains admirables qu’elle savait si bien goûter, mais en même temps elle leur a beaucoup donné. Au siècle suivant, et dans la décadence de l’ancien ordre social, ne voyons-nous pas, au contraire, une véritable confusion s’établir entre la littérature et le monde ? Des hommes de lettres s’emparent du sceptre de la conversation, talent dont ils font une puissance bien supérieure à celle de leurs écrits. Ainsi Diderot, Champfort et Rivarol ont ébloui les salons du prestige de leur parole, et n’ont pu créer un monument durable. La pensée semble plus hardie et plus libre, quand elle a perdu de sa sincérité, de sa franchise et de sa force. J’ai toujours pensé, je l’avoue, que cette apostrophe de Rousseau ne manquait pas de vérité : dites-nous, célèbre Arouet, combien de mâles beautés vous avez sacrifiées au goût efféminé de notre siècle !

M. de Raynal raconte que Joubert fut séduit par l’un de ces causeurs étonnants, Diderot, qui dépensait dans le commerce de la parole l’excès de sa verve et de sa bouillante imagination. Mais vainement Joubert crut voir l’inspiration tomber pour lui de cette parole intarissable. Il ne tarda pas à reconnaître qu’il n’avait embrassé qu’abstractions chimériques, et que les lueurs qu’il poursuivait s’étaient évanouies, sans lui laisser ni une idée claire, ni un principe assuré ! Les ébauches qu’il commençait, sur la foi de l’oracle, demeuraient sous ses mains choses inertes, privées de forme, de mouvement et de vie. C’est que l’inspiration devait lui venir de sources plus éloignées et plus hautes, des vérités chrétiennes et de la philosophie antique, si dédaignées du siècle fameux dont le terme approchait. C’est par là que Joubert allait se rendre digne de conseiller Châteaubriand, et de fixer à son tour les regards de la postérité.

Cependant, si les événements sont assez terribles pour m’autoriser à rappeler ici une expression de l’orateur sacré, Dieu tonne du plus haut des cieux ! La voix de la révolution a couvert tout à coup des bruits frivoles, et tout se tait pour l’entendre. Ses sommations impérieuses rappellent durement à la réalité et au devoir un monde trop enivré de ses plaisirs et de la puissance de l’esprit humain. Aux éclats répétés de cette foudre, s’est éveillé tout ce qui dort de bien et de mal dans les profondeurs de l’âme humaine, l’ambition qui voit s’élargir un horizon où courent des clartés sinistres, l’enthousiasme qui ne connaît aucun obstacle, les haines sociales prêtes à verser le sang, le dévouement prêt à braver la mort, toutes les passions basses ou nobles convoquées pour prendre part à l’effrayante tragédie qui vient de s’ouvrir. Joubert, cette âme qui respira toujours la paix et l’ordre, ne pouvait avoir d’autre ambition que celle du bien. Il se borna à recevoir, du vote empressé de ses concitoyens, les fonctions de juge de paix dans sa ville natale, et honora de son intégrité la nouvelle institution judiciaire. Bientôt le déchaînement croissant de la Révolution lui rendit impossible même l’exercice de cette modeste magistrature. Il la résigna, n’en pouvant plus faire un instrument d’ordre et de justice. Mais c’est alors qu’il eut ce bonheur, de contracter une union fondée sur une estime et une affection mutuelles longtemps éprouvées. Dans le même temps, au milieu des circonstances les plus lugubres, il noua, avec Madame de Beaumont, cet attachement inviolable que la mort rompit bien vite, mais qu’elle seule du moins pouvait rompre. Il habitait Villeneuve-sur-Yonne, pays de sa femme ; il apprend que les agents de la terreur viennent, dans un château voisin, de s’emparer d’une famille suspecte, abandonnant seulement, comme une proie inutile, une jeune femme qui n’avait qu’un souffle de vie. Joubert court lui offrir des consolations et des secours, dans la chaumière où des paysans l’avaient recueillie. C’était cette femme dont le salon devait réunir un jour Fontanes, depuis longtemps l’ami de Joubert, Châteaubriand qui allait le devenir, Molé, Pasquier et Chênedollé. C’est là que devaient se redire, non sans attendrissement, les vers du poëte dont l’échafaud avait bu le sang l’avant-veille du 9 thermidor, et que des mains pieuses allaient soulever le voile qui recouvrait cette jeune gloire ; c’est là que l’auteur du génie du christianisme, l’enchanteur, disait-on, vint révéler toute la magie de son talent, d’ailleurs merveilleusement servi par de grandes circonstances.

Cette belle réunion présentait un groupe harmonieux d’esprits divers, et un ensemble de qualités qui se prêtaient un secours mutuel. Fontanes, conservant pieusement les traditions et le langage du grand siècle, n’en aimait pas moins cette muse nouvelle qui parlait par la voix de Châteaubriand. Chênedollé, qu’elle ravissait, trop retenu pour s aventurer loin des voies battues, aimait la nature et savait la peindre, mais non avec ces couleurs éclatantes du maître ; « Ses vers, disait Joubert, me donnent la sensation d’un clair de lune. » M. Molé, livré à des études philosophiques, interrogeait l’expérience de Joubert, et lui soumettait ses manuscrits. Par-dessus tout dominait la grande imagination de Châteaubriand, accrue des images du nouveau monde, et comme remplie de l’immensité de la solitude et des bruits de la forêt vierge, embrassant avec le même succès et la poétique splendeur de cette Grèce à qui Dieu, disait Joubert, ne voulant pas donner la vérité, avait départi la poésie, et les beautés nouvelles dont la religion chrétienne, en comblant de ses dons le cœur de l’homme, avait en même temps enrichi son imagination. Mais Joubert, par la hardiesse de son esprit, par les habitudes réfléchies d’une pensée indépendante et la sûreté de son goût, était le plus propre à comprendre toute la puissance de ce génie nouveau, et à le conseiller utilement dans l’emploi de sa force.

Si nous voulons nous rendre compte des sentiments qui animaient ces hommes, et particulièrement Joubert, il faut bien, Messieurs, nous rappeler l’état de la société qu’ils avaient devant eux. La France révolutionnée avait retrouvé, avec le Consulat, non-seulement une gloire qui pouvait lui suffire, et même une grandeur sans précédents, mais encore la paix du foyer et le sentiment si longtemps perdu de la sécurité sociale. Comment, au sortir de l’anarchie, de tels biens ne seraient-ils pas goûtés avec délices ? Joubert en avait poussé un cri de joie ; l’admiration, disait-il, a reparu et réjoui une terre attristée ! Et cependant ce calme extérieur, ce silence de l’air, ce quos ego qui enchaîne la tempête, tout cela ne saurait apaiser ce trouble profond des âmes qui précède et suit de telles commotions. Il y a plus ; comme les traditions du passé sont dans l’abîme, cette tranquillité nouvelle leur fait sentir un vide jusqu’alors inconnu, et c’est peut-être, chez les nations, le moment où apparaissent, avec le plus d’évidence, la misère et la grandeur dont s’étonnait Pascal. Suspendu entre un passé croulé et un avenir obscur, l’homme porte au fond du cœur un secret effroi ; car il se trouve, pour un temps du moins, jeté hors des vraies conditions de sa nature qui ne lui permettent pas de vivre comme s’il n’avait pas d’ancêtres, et comme s’il ne devait pas avoir de descendants. C’est une souffrance alors inévitable, c’est la fatalité d’un mal que le génie d’un homme ne saurait guérir, quoique ce génie puisse gagner des batailles, restaurer l’ordre, et relever des autels. Une telle guérison est l’œuvre de la durée qui rétablit des traditions, ou de Dieu qui raffermit les croyances. C’est en ce sens que le génie, suivant le mot d’un poëte, ne prend pas demain à l’Éternel. Cependant l’ombre même de ce passé tombé revêt un charme singulier, et semble, dans sa ruine, triompher de l’impuissance morale du présent. C’est ainsi que l’imagination et la poésie s’en emparent, et que, s’il ne leur est pas donné de satisfaire la soif des âmes, elles la trompent du moins en reproduisant cette magie des souvenirs ; c’est ainsi que Châteaubriand vint charmer ce monde livré naguère à l’ironie de Voltaire, ou à la fièvre de Rousseau, et verser le baume sur la plaie béante du lendemain des révolutions.

Mais le vrai but de l’œuvre nouvelle devait être, disait Joubert, de montrer la beauté de Dieu dans le christianisme, afin de ranimer le sentiment éteint des magnificences de la religion, et de disposer l’homme à ses enseignements. C’est un rare exemple, et qui mérite l’attention de la postérité, que celui de cette critique utile, amie, dévouée à l’œuvre qui se prépare, et intervenant dans son cours comme un conseil éclairé. Joubert la fondait sur l’observation de l’esprit du temps, aussi bien que sur la nature du talent de son ami. Il avait dit en philosophe qu’à la critique destructive du siècle précédent il fallait opposer l’étude et l’esprit d’assentiment, celui qui ne cherche pas à couvrir le passé de ridicule et de mépris, mais veut s’en rendre un compte exact, mettre à profit ses leçons, et qui, demandant plus de lumières et un savoir plus complet, est par cela même bienfaisant et réparateur. Mais il pensait que ce temps était surtout propice à une belle imagination qui, touchée de l’émotion religieuse, saurait bientôt la communiquer aux autres. Car la société frémissait de ses récents périls comme le passager qui, après une affreuse tempête, est enfin jeté sur le rivage ! Il fallait donc profiter de cette disposition, et par les séductions du beau, rendre aux hommes l’amour du vrai. Lucrèce, dans la décadence des mœurs de Rome, s’était fait le poëte du matérialisme. Il avait mis du miel sur les bords de la coupe qui contenait son poison, et par le plus énergique sentiment de la vie et des beautés de la nature, animé les théories les plus arides ; sublime néanmoins par la fierté de sa révolte contre les Dieux du paganisme, touchant même par la secrète tristesse de l’âme, et quand, chantant un univers sans Dieu, il croit célébrer le triomphe de la raison, semblable en sa morne grandeur à une colonne dans un désert ! Un rôle plus glorieux, et aussi bienfaisant que celui de Lucrèce, en précipitant la corruption romaine, avait été funeste, était préparé pour Châteaubriand : « Notre ami, écrivait Joubert à Mme de Beaumont le 12 septembre 1801, a été créé et mis au jour exprès pour les circonstances ! » Il l’excitait donc à se livrer hardiment au souffle inspirateur. En même temps il le mettait en garde contre l’étalage d’une science empruntée et insuffisante, auquel cet éclatant esprit se laissait aller, au risque de rompre le charme : « Écrivain en prose, ajoutait-il, M. de Châteaubriand ne ressemble point aux autres prosateurs ; par la puissance de sa pensée et de ses mots, sa prose est de la musique et des vers… qu’il fasse son métier, qu’il nous enchante ; il rompt trop souvent les cercles tracés par sa magie, et il y laisse entrer des voix qui n’ont rien de surhumain… Dites-lui de remplir son sort et d’agir selon son instinct ; qu’il file la soie de son sein, qu’il pétrisse son propre miel, qu’il chante son propre ramage. Il a son arbre, sa ruche et son trou ; qu’a-t-il besoin d’appeler là tant de ressources étrangères ?… » Tels sont les admirables conseils dont Joubert accompagnait les livres qu’il envoyait à Châteaubriand. On y trouverait encore aujourd’hui la meilleure critique, et la plus juste appréciation de l’auteur du génie du christianisme.

Nous venons de voir Joubert auprès de Châteaubriand, et comme éclipsé dans cette gloire, malgré l’extrême distinction de son esprit. Tel est le privilége, tel est l’éclat attaché à cette royauté de la poésie qui ne se montre aux hommes qu’à de si rares intervalles. Elle n’apparaît pas sans attirer tous les hommages, comme plus proche de Dieu, et révélant mieux cette étincelle divine qui est dans l’âme de l’homme. C’est un centre lumineux qui efface dans ses rayons tout ce qui l’approche. Il est temps d’en dégager Joubert et de le considérer en lui-même. Aussi bien voilà cette réunion d’hommes d’élite dispersée déjà par les accidents de la vie, et rendant témoignage à son tour de l’instabilité des choses humaines, même dans ce charmant commerce de l’amitié et de l’esprit, et dans ce qui paraît le moins sujet aux coups de la fortune. L’automne de 1803 a vu disparaître celle qui en était l’âme, et dont on aimait à consulter la sensibilité et la vive intelligence. Malgré les plaisirs de l’esprit qui ont embelli et consolé ses dernières années, sa frêle santé, minée par les amertumes du cœur, et surtout par un deuil éternel, a vainement cherché les soulagements d’un doux climat ; elle n’a guère tardé à succomber. Chênedollé avait regagné ses champs et son désert ; le malheur aussi l’avait touché ; des espérances de sa jeunesse à jamais brisées, il avait rapporté une douleur qu’il ne pouvait dompter que par le travail des mains et la fatigue du corps ; cette influence pesa sur toute sa vie, lui laissant une inertie de volonté qui l’empêcha toujours d’arriver à sa place, et que l’amitié de Joubert, aussi clairvoyante qu’infatigable, combattit seule avec quelque succès. Mais la fortune portait Fontanes, dont le crédit et la considération prenaient chaque jour plus de consistance. Son intelligence élevée et son esprit de conduite, sa parole mesurée et digne, son classique langage puisé aux meilleures sources, toutes ces qualités, remarquées du puissant fondateur de l’Université, devaient lier son nom à la création de l’institution nouvelle, où il s’empressa d’appeler Joubert comme son meilleur auxiliaire. Alors Châteaubriand avait fait éclater dans le Mercure, par une phrase fameuse, l’opposition qu’il voudra plus tard, par une de ces faiblesses d’orgueil qui étaient dans sa nature de poëte, faire remonter jusqu’au Génie du christianisme. Joubert, inspecteur général, membre du Conseil de l’Université, assidu à ses fonctions et fidèle en même temps à toutes ses amitiés, emploiera ses loisirs à étudier le monde moral, à platoniser, selon son expression, voulant, à sa dernière heure, pouvoir se rendre ce témoignage qu’il n’aima dans sa vie que la vérité !

D’où lui venait donc cette prédilection particulière qu’il avait pour Platon ? Voyait-il seulement en lui le philosophe que les Pères de l’Église tenaient en si grande estime, celui dont la lecture fut le premier degré qui conduisit Saint Augustin au christianisme ? Non, Messieurs, il faut bien découvrir ici un faible de Joubert. Il aimait encore dans Platon le génie de la grâce ; celui qui tempère l’ironie par l’urbanité, qui complimente Alcibiade en l’avertissant de son étourderie, et le fait rougir de sa présomption par le sentiment de la noblesse de son âme. Il aimait la sagesse polie, le sourire divin de ces vieillards qui s’entretiennent des lois, de leur principe et de leur objet, sur le chemin du temple de Jupiter, et qui, reconnaissant que la foi dans la Providence et dans la vie future en est la base auguste, redresseront avec une fermeté si douce le sens égaré du jeune homme, dont le cœur, se troublant à la vue du mal, déclare que les Dieux n’ont aucun souci des choses d’ici-bas, et oublie, dit Platon, l’ordre éternel et inviolable qui domine les triomphes passagers de l’injustice et de la force.

Ainsi Joubert platonise à Villeneuve, quand il parcourt les coteaux et les bois de l’Yonne, et qu’il a sous les yeux, non ces grands spectacles que Châteaubriand allait chercher en Amérique, à Rome, ou à Jérusalem, mais une campagne paisible, vivante et gaie, animée surtout en automne par les travaux de la vendange, où il aimait naguère à inviter Mme de Beaumont à venir goûter le mets d’Eumée et les plants de roi, et Fontanes à partager son pain de sucre. Esprit heureux qui se plaît à voyager dans les espaces ouverts, à en rapporter de belles pensées, et qu’une seule chose tourmente, la perfection impossible qu’il s’efforce de donner à son langage, la maudite ambition, dit-il, de mettre un volume dans une page, une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot. Il semble polir sans cesse le diamant brut pour lui faire réfléchir les rayons du vrai, comme la goutte de rosée réfléchit au matin la campagne et les feux du ciel.

Une femme d’esprit et qui le connaissait bien, disait de lui que c’était une âme qui avait par hasard rencontré un corps, et qui s’en tirait comme elle pouvait. Cette aimable définition de la personne, qu’une femme seule pouvait trouver, rend l’impression que donne ce langage d’une contexture fine, serrée et en quelque sorte immatérielle. On a aussi comparé le caractère de son esprit à celui de l’immortel fabuliste ; et il faut dire que Lafontaine était en effet son poëte favori, celui qui lui faisait sentir une plénitude de poésie qu’il ne respirait pas ailleurs. Mais ces comparaisons ne peuvent donner de l’homme une idée exacte et complète. D’abord c’est la finesse, bien plus que la naïveté, qui recommande la bonhommie de Joubert. Ensuite, si sa jeunesse eut les illusions et l’enthousiasme qui soulèvent cet âge (et puisse-t-il les garder à jamais !) si en 1804 il rappelait encore à la gravité de M. Molé que toute illusion n’est pas funeste, mais « que Dieu est l’éternel poëte, comme il est l’éternel géomètre, » la maturité de Joubert ne réunit pas moins le sens pratique le plus net, le plus délié, le plus ferme, à la délicatesse du goût et à l’élévation morale. Quelle correspondance pleine de raison, de grâce et de sel ! C’est le philosophe qui ramène aux vrais principes du spiritualisme la pensée de M. Molé, mal dégagée encore des théories de Condillac, lui montrant admirablement la fausseté de la doctrine des idées acquises, qui livre aux hasards des rencontres la vertu et la vérité. C’est le grand critique, comme il en faut aux grands talents, qui explique si bien à Châteaubriand le secret de sa force ; c’est l’ami dévoué qui encourage la défiance de Chênedollé, et s’occupe de ses intérêts et de sa position plus que Chênedollé lui-même. C’est le conseil toujours écouté de Fontanes, usant des franchises de l’amitié pour porter au grand maître des vérités qui ne lui viendraient pas d’ailleurs, et lui faire goûter les délices de la contradiction ; enfin c’est l’aimable vieillard, le sage en habit de ville, qui, en vertu du privilége des ans, trace pour Mme de Fontanes une suite de préceptes délicats et charmants.

Vous avez tous compris qu’il serait impossible d’apprécier dignement un tel esprit, en séparant sa vie de ses œuvres, et qu’une harmonieuse unité régnait désormais dans ses écrits et dans sa conduite. Il avait adopté cette maxime qui le dirigeait dans toutes les circonstances de la vie : « C’est que tout ce qui devient devoir nous doit devenir cher ! » Et qu’il me soit permis de dire encore une particularité qui décèle bien le fond de son cœur et ses vertueux scrupules. Comme il pesait tout à ce poids du devoir, il se demandait si de belles pensées peuvent être mises au rang de belles actions, si ceux qui les ont cherchées, qui s’y plaisent et s’y attachent, auront une récompense. Oui, répondait-il, je me représente fort bien Bossuet, Fénelon, Platon, portant leurs ouvrages devant Dieu, même Pascal et La Bruyère, même Vauvenargues et Lafontaine, car leurs œuvres peignent leur âme et peuvent leur être comptées dans le ciel. Les siennes aussi peuvent lui être comptées par Dieu et par les hommes, et j’achèverai de les louer en lui empruntant encore un mot : il est des livres où l’on respire un air exquis.

Cette excellence de ses écrits ne tient-elle pas au rare équilibre qu’il savait maintenir entre ses facultés, par un effort constant sur lui-même ? Il a dit quelque part : « Je remplis de mon mieux, dans toutes les circonstances, l’obligation d’être heureux. Je le suis toujours autant que je le puis, et quand je le suis peu, je dis à Dieu : vous le voyez, Seigneur, je ne puis l’être davantage. Pardonnez à mon infirmité et au cours des événements ! » Cette sensibilité que la règle morale n’étouffe pas, mais qu’elle contient, n’en est que plus douce et plus pénétrante. Il mettait au nombre des maladies du siècle cette mélancolie énervante, et cette fiévreuse exaltation, qui ne semblent augmenter un instant les puissances de l’âme que pour l’élever dans le vide et la laisser retomber dans le néant ; il n’y voyait qu’une preuve de l’abaissement des croyances qui sont les sources de la vie morale. Et si, devant, la mort et le deuil, il a dit que la nature est pleine de douleurs, il s’empresse d’ajouter, « et pleine de consolations, » pensée qui n’est pas seulement dans son esprit, mais dans le fond de sa conscience, et qui prend sa source dans la noble et pure idée qu’il s’est faite du devoir. Et d’où vient à la terre et au ciel cette vertu de consolation et d’apaisement ? Il nous le dit ailleurs ; de leur beauté même qui n’est qu’une ombre projetée de la beauté divine. Il rencontre ainsi la véritable harmonie entre le cœur de l’homme et la nature, et chasse ces rêveries malsaines dont René donna chez nous un exemple trop suivi, René,

 « Noble et brillant auteur d’une triste famille ! »

Ces chimères qui dispersent la pensée dans les vents, qui abîment l’âme, sa liberté, sa conscience dans le prétendu sentiment de la vie universelle, et qui sont vagues et gigantesques comme ces ombres qui annoncent le coucher du soleil et la chute des ténèbres.

Cependant Joubert, pressé par ses amis de publier ses pensées à l’époque même où le Génie du christianisme faisait sa brillante apparition, résistait à leurs instances, manquant en ce point seul de courage et de décision. Vainement ils lui répétaient qu’il n’avait qu’à les rassembler pour composer un beau volume. Il se déclarait impropre au discours continu, se comparant à la harpe Éolienne qui rend quelques beaux sons et n’exécute aucun air. Cette défiance ne pouvait que grandir avec l’âge. « Le ciel, disait-il, n’avait mis de la force dans mon esprit que pour un temps, et ce temps est passé ; j’ai donné mes fleurs et mon fruit ; je ne suis plus qu’un tronc retentissant. » Toutefois, quand la paix de la mort s’approchait de cet homme de bien, il revenait à l’espérance de se survivre dans la postérité, désir qui n’est sans doute, dans l’âme de l’homme, que le secret pressentiment de son immortalité. Une note inachevée, trouvée dans ses papiers, prouve qu’il avait compté sur la piété de ses proches, et que ce généreux mourant s’éteignait avec la confiance que les générations futures pourraient aussi s’asseoir à son ombre, et y venir goûter les fruits de sa sagesse. Qui sait même s’il ne ressentait pas quelque secrète douceur, d’avoir ainsi passé sans faire de bruit, ni jeté d’éclat, lui dont la sagesse, ennemie surtout des erreurs de mauvaise foi et de l’inutile dispute, et dépourvue d’ambition vulgaire, se portait tout entière aux amitiés choisies, et à ces affections durables qui contiennent à peu près tout ce que les Dieux ont mesuré de bonheur aux hommes, dans la proportion d’un bien pour deux maux, suivant une poétique maxime de cette sagesse antique, si goûtée de son âme chrétienne.

Sans doute, il ne fut point de la famille de ces hommes de génie que les siècles les plus fameux ne peuvent compter qu’en petit nombre, qui suscitent par les coups de leur art les applaudissements universels, ou que le monde honore comme les maîtres de la pensée et de la parole. Il fut de ceux qui forment pour ainsi dire leur société naturelle. Et s’il arrive que le génie est quelquefois infidèle à la mission qu’il tient de Dieu, qui est d’élever notre esprit, par le sentiment de l’admiration, jusqu’à la beauté morale où il atteint lui-même par la puissance de ses facultés ; s’il a malheureusement permis au poison de s’infiltrer dans ses œuvres ; s’il nous émeut et nous alarme à la fois par ces beautés sombres qui brillent sous un ciel bas, semblables à l’orage qui intercepte les hautes clartés, des pensées comme celles de Joubert sont le vrai correctif de ces tristes exemples. C’est ainsi qu’il révérait la sainteté du génie dans ce vieux Corneille qui, seul au monde, égala dans ses tableaux l’héroïsme romain, et l’héroïsme plus grand encore qui vint ranimer la terre quand celui-là n’était plus. À la joie intérieure, au ravissement que causent le beau et le bien, il reconnaissait leur signe divin, leur parenté céleste, la source commune dont ils descendent comme deux fleuves qui vont se rejoindre dans l’éternité ; et il mourut en les unissant dans les derniers mots tracés par sa main.

C’est avec lui que nous apprendrons à flétrir dignement cette odieuse dégradation de la littérature, qui abaisserait l’art d’écrire jusqu’à en faire une sorte de flatterie sensuelle à l’adresse des instincts les plus grossiers, et qui plongerait l’esprit français, s’il lui était donné de l’envahir, dans une mortelle indifférence sur ses gloires les plus pures. Certes, nous sommes tenus d’être justes envers notre temps ; c’est-à-dire, que nous devons le comprendre, l’aimer, le servir dans la mesure de nos facultés ; telle est la justice que nous devons aux vivants, à ceux qui sont appelés à porter avec nous le poids du jour ! Admirons donc ces progrès des sciences, à peine croyables et qui redoublent chaque jour notre étonnement, et ces découvertes que l’industrie multiplie à leur suite, et cette rapide métamorphose du monde matériel qui s’approprie incessamment à nos besoins ; mais admirons ces merveilles comme moyens, et non pas comme but ; aimons-les comme des instruments immenses et d’une portée incalculable mis par Dieu à la disposition des temps nouveaux pour plus de lumières, de justice et d’ordre dans les sociétés humaines. Sachons ainsi que nos devoirs se sont accrus avec nos moyens ; et repoussons tout ce qui fait fermenter une corruption d’où renaissent les dangers sociaux, sous les rayons même de la plus brillante civilisation matérielle ! Je ne sais au fond de quel roman de son temps Joubert, un jour, s’écria qu’il entrevoyait la houppelande de Marat. Je ne veux pas chercher ce qu’il dirait aujourd’hui. Rappelons-nous seulement ce respect que les écrivains du siècle de Louis XIV portaient à la grande société de leur temps ; et persuadons-nous que la conscience de la nôtre ne doit pas mériter moins d’estime et commander moins d’égards, et que, si les temps ont changé, l’esprit de la France a marché, mais non pas descendu.

Dans cette ville où le goût des lettres grandit chaque jour, et qui s’applique à mériter cet éloge que Tacite donnait à une cité des Gaules, Grecque d’origine, où le grave historien signalait l’alliance heureuse de l’urbanité littéraire et des vieilles mœurs de la province, j’ai cru qu’une étude sur Joubert pourrait être écoutée avec intérêt ; j’ai cru qu’on aimerait cette indépendance, cette élévation, cette originalité, que la critique littéraire doit chez lui à l’amour de la règle et de l’ordre, et enfin l’excellence de cette morale qu’il résumait si bien, dans ses entretiens avec M. Molé, en disant : « Il faut, dans nos actions et nos jugements, beaucoup de force et de droiture, et dans nos sentiments, beaucoup d’indulgence et de bonté, afin que l’ouvrage de la vie soit beau. » Le vaillant homme dont nos murs se glorifieront à jamais, celui qui gardera dans l’histoire, avec une place unique, ce beau nom de sage que Napoléon lui avait donné, celui qui ne fut pas seulement un grand soldat, dans un pays qui en a compté tant de grands, mais au milieu des camps, et de la vie publique ou privée, l’exemple immortel de l’attachement au devoir et d’une droiture invincible, comme de l’héroïsme le plus calme et le plus ferme au milieu de ces terribles circonstances qui portaient le trouble et le désespoir jusque dans des cœurs de lion ; ce sage et vaillant homme n’était-il pas la vivante expression de cette maxime de Joubert : il faut que l’ouvrage de la vie soit beau !