Étude physiologique sur le magnétisme animal


ÉTUDE PHYSIOLOGIQUE
SUR
LE MAGNÉTISME ANIMAL


Par M. POINCARÉ




DISCOURS DE RÉCEPTION



Messieurs[1],

L’usage, autant que la modestie, veut que chaque récipiendaire vienne à son tour se déclarer indigne de l’honneur qu’on lui fait. Dans ma bouche, de pareilles protestations auraient un tel accent de vérité que je ne me sens pas le courage de les faire. Je craindrais d’augmenter par là ma défaillance dans un moment que rend si difficile pour moi l’insuffisance de mon éducation littéraire ; lorsqu’il me faut faire entendre ma voix inhabile devant un auditoire que mes prédécesseurs ont su charmer par ce délicieux langage que je puis sentir, mais qu’il ne m’est pas donné de parler ; lorsqu’en dehors des préoccupations de la forme, le choix du sujet était lui-même pour moi une cause d’embarras.

En m’adressant aux différents objets de mes études journalières, partout je retrouvais ou les plaintes du malade qui lutte contre la mort, ou les cris de l’animal qui se débat sous le scalpel investigateur. Au serrement de cœur que, moi, aguerri j’éprouvais encore, j’ai senti qu’il serait peu charitable de vous le faire partager.

C’est pourquoi je me suis arrêté à une question qui se rattache à la fois à la médecine et à la philosophie et qui touche aux intérêts les plus chers de la société, à celle du magnétisme animal.

Ce choix, un autre sentiment me le conseillait encore. Depuis longtemps le corps médical ne lutte guère que par le silence et la force d’inertie contre les prétentions de certains magnétiseurs. Il m’a semblé qu’il ne serait pas inutile que, de temps en temps, un médecin vint regarder en face ce rival qu’on veut bien nous opposer.

Dans cette étude, je n’apporterai pas une expérience personnelle bien étendue. Je n’ai de ma vie magnétisé personne : je prends même dès aujourd’hui l’engagement de ne jamais me livrer à de pareilles tentatives qui coûteraient à ma conscience et à mon caractère. Car depuis que j’ai pu me faire une opinion sur ce sujet tant controversé, je suis resté convaincu que l’état magnétique est une véritable maladie qu’il est toujours dangereux de provoquer. Mais heureusement il n’est pas nécessaire d’être soi-même acteur pour juger sainement des choses, et je crois être suffisamment éclairé sur la question pour en parler en connaissance de cause.

Exposer les faits suivant leur ordre de fréquence et leur degré de certitude ; étudier particulièrement le magnétisme dans les rapports incontestables qu’il offre avec certains états pathologiques[2], tel sera le but multiple de ce travail.

Le fait le plus apparent et le plus constant est la production d’un état qu’on a comparé avec raison au sommeil, car il n’en est en réalité qu’une modification ou plutôt qu’une variété dans laquelle le repos des organes est moins complet, moins général. Le sommeil physiologique n’est qu’une trêve momentanée accordée aux agents de la vie de relation, pendant laquelle ils réparent les pertes virtuelles qu’ils ont éprouvées du rant l’état de veille et se préparent à déployer une nouvelle activité. Ce repos de la vie intellectuelle et animale est rarement complet. Les diverses facultés se réveillent tour à tour, soit isolément, soit simultanément. Et comme elles ne sont plus maintenues dans de justes bornes par la raison ni sans cesse ramenées à la réalité par les sens, elles arrivent à enfanter ces élucubrations fantasques qu’on appelle des rêves. Que le réveil partiel ne reste pas limité à l’intelligence elle-même, qu’il s’étende à quelques-uns de nos agents de manifestation, et sans sortir du phénomène physiologique sommeil, nous arriverons pas à pas à l’état magnétique. L’appareil de la phonation est celui de ces agents qui paraît le plus naturellement disposé à sortir de sa torpeur. La parole peut alors traduire les capricieuses évolutions de la folle imagination du rêveur. Que l’oreille, recouvrant à son tour son activité fonctionnelle vienne attirer l’attention du cerveau sur les vibrations qu’elle reçoit, celui qui rêve haut pourra entretenir jusqu’à un certain point une conversation avec un interlocuteur, à celà près, qu’absorbé par l’idée qu’il poursuit dans son rêve, il lui rapportera les questions qu’on lui adresse. Si le sommeil restreint encore davantage son envahissement, si les agents de la locomotion sortent de leur engourdissement, le rêveur fait plus que penser, qu’entendre, que parler ; il agit, il marche, il va au devant des objets, il exécute ; en un mot, il est devenu somnambule. Enfin, que le sommeil soit produit artificiellement par les procédés du magnétisme, il est d’emblée ce qu’il est chez les somnambules, sauf que son mode de production lui donne un cachet particulier, qu’on peut exprimer par ces mots : absence absolue d’initiative.

Le sommeil magnétique ne ressemble pas seulement au sommeil physiologique par son essence ; mais encore par son mode de génération. Ce qui ramène ordinairement la torpeur périodique à laquelle est astreinte l’espèce humaine, ce sont les fatigues intellectuelles et physiques. Mais l’épuisement général n’est pas toujours nécessaire pour produire ce résultat. Alors même que l’économie possède encore assez de force nerveuse pour exciter tous les organes et les maintenir éveillés, l’assoupissement peut survenir accidentellement sous l’influence de la concentration de la pensée sur une sensation uniforme sans cesse répétée. Les chants monotones de la nourrice finissent par avoir raison de l’enfant le plus rétif. C’est par un mécanisme semblable que les oscillations régulières imprimées à son berceau le forcent à s’assoupir.

Dans le magnétisme, ce n’est pas par l’organe de l’ouïe ni par le sens musculaire que les influences soporifiques pénètrent dans l’organisme qu’elles envahissent ; c’est par le sens de la vue. La monotonie des sons se trouve remplacée par celle des gestes et par la fixité du regard que le magnétiseur exige de son patient. On ne saurait contester ce mode d’origine au sommeil magnétique, depuis la découverte de ce phénomène que l’on désigne aujourd’hui par le mot hypnotisme.

En 1841, un chirurgien écossais, M. Braid, après avoir assisté à des expériences mesmériques pratiquées par M. Lafontaine, pensa que les résultats obtenus par ce dernier pouvaient fort bien être dus, non à un prétendu fluide magnétique, mais à la fatigue de l’attention et de l’organe visuel. Il institua aussitôt des conférences dans lesquelles il chercha à déterminer le sommeil en faisant fixer à quelques personnes les yeux sur un bouchon assujetti sur le front et faisant saillie en avant. Il parvint ainsi à endormir non-seulement les sujets mis en expérience, mais encore une partie de son auditoire lui-même. Pour l’auditoire, l’influence dépressive a peut-être été trop complexe pour que nous puissions en tenir compte dans notre appréciation. Mais la même proscription ne saurait porter sur les quatorze adultes échelonnés devant la chaire, et qui n’étaient là que de véritables machines à expérience.

Au bout de dix minutes, dit Braid, les paupières de ces sujets se trouvèrent closes involontairement. Quelques-uns avaient conservé la connaissance. D’autres étaient tombés en catalepsie. Certains étaient insensibles aux piqûres d’une épingle ; et plusieurs avaient oublié au réveil tout ce qui leur était arrivé pendant qu’ils dormaient.

On retrouve dans cette description tous les caractères que nous aurons tout à l’heure à signaler dans l’état magnétique. C’est un véritable somnambulisme artificiel obtenu sans passes à l’aide d’une sensation visuelle monotone et pénible, c’est-à-dire par un procédé qui ne diffère en rien des chansons naïves dont nos mères ont bercé notre enfance.

Dans ses moyens de production, le sommeil magnétique se confond non-seulement avec le sommeil naturel mais encore avec le sommeil pathologique de l’extase. Dans l’Inde, la dévotion principale des Joguis consiste à rechercher des voluptés célestes dans un hypnotisme qu’ils obtiennent en regardant fixement pendant de longues heures, soit l’extrémité de leur nez, soit un point imaginaire de l’espace. Les moines chrétiens du mont Athos, qui ont reçu le nom d’Omphalo-psychiens se plongent dans l’extase en maintenant leurs yeux sur un point de leur personne dont la proéminence indique que la bonne chaire n’est pas interdite par les règlements de l’ordre.

Pendant ce nouveau genre de sommeil, ce qui m’a le plus frappé, c’est l’état passif dans lequel le magné tisé se trouve plongé. Il n’est plus lui. Il est devenu la chose de celui qui vient de l’enlever à la vie normale. Il obéit à sa voix. Il ne pense et n’agit que par lui. On dirait un automate dont les diverses parties ne fonctionnent qu’au gré de l’homme qui en connaît les ressorts. Il semble avoir perdu complétement la faculté volonté, ce caractère le plus intime du moi et de la personnalité humaine. Cette domination d’un individu sur un autre m’a longtemps répugné à admettre. Il me semblait que dans aucun cas Dieu n’avait dû permettre une pareille atteinte au libre arbitre, ce plus précieux attribut de l’humanité ; mais j’ai dû me rendre à la rigueur des faits, et il m’a fallu surtout cesser mes hésitations, en voyant des phénomènes analogues se produire dans divers états pathologiques.

Des extatiques, obéissant à la voix de leur confesseur ont abandonné leurs visions premières pour s’en créer de nouvelles qui leur étaient pour ainsi dire dictées.

L’homme qui, dans l’espoir de se procurer des jouissances surhumaines, s’est abandonné à l’influence pernicieuse du hatschisch, trouve à côté d’un surcroît d’énergie intellectuelle et d’une plus grande rapidité de conception, un affaissement de la volonté qui le met, même pour ses hallucinations, à la merci de ses interlocuteurs. On peut, à l’aide de quelques mots lui imposer de la gaîté ou de la tristesse.

Dans l’hystérie, la volonté se trouve quelquefois dominée et presque détruite par une préoccupation. Les personnes qui en sont atteintes exécutent souvent, et cela d’une manière irrésistible, les actes qu’elles s’appliquent le plus à éviter ; elles disent malgré elles les choses qu’elles s’efforcent le plus de taire.

Ce n’est pas seulement dans certaines conditions pathologiques spontanées que l’on constate l’émancipation des mouvements qui, dans l’ordre physiologique, restent toujours et absolument soumis à l’empire de notre volonté. Elle peut se produire chez toutes les personnes saines d’esprit et de corps, chez les personnes de tout tempérament, sous l’influence d’une trop grande application de l’attention et d’une tension musculaire trop prolongée. C’est ainsi que peut s’expliquer le succès prodigieux qu’a obtenu il y a quelques années, une de ces mystifications qui trouvent leur source dans ce travers inhérent à notre humanité, l’amour du merveilleux. Je veux parler des tables tournantes.

Les tables ont pu tourner, même contre le gré des opérateurs, parce que à mesure que l’attention se fatigue, la volonté perd de plus en plus de sa fermeté ; parce que les doigts fatigués par une position longtemps observée deviennent le siége d’oscillations fibrillaires tout à fait involontaires et inscientes.

Il est vrai que dans cette période vertigineuse qui finit par cesser faute de combattants, on faisait non-seulement tourner les tables, mais on les forçait à parler et à écrire. Malheureusement elles avaient l’indélicatesse de reproduire les fautes d’orthographe et de grammaire habituelles chez celui qui les interrogeait.

Du moment où nous voyons la volonté s’altérer dans certaines conditions physiologiques toutes naturelles, il n’y a pas lieu de penser qu’elle ne puisse pas l’être dans un état artificiel qui se signale surtout par le trouble de toutes les facultés intellectuelles. Mais après mûre réflexion, je suis resté convaincu que chez les magnétisés, l’abolition de la volonté était plus apparente que réelle ; que chez eux ainsi que dans toutes les circonstances où elle nous apparaît affaiblie, elle est plutôt modifiée, soit dans ses moyens de détermination soit dans ses moyens d’action, que menacée dans sa propre existence. Pour bien préciser ce qu’elle devient dans le magnétisme, nous devons encore aller chercher nos termes de comparaison successivement dans le rêve simple, le somnambulisme, l’hystérie et l’extase.

Le rêveur est le jouet de pensées qui ont pris leur germe dans ses actes et ses sensations de la veille, mais qui, n’étant plus maintenues dans leur développement par la raison absente et par la conscience de ce qui est réellement, tombent dans l’invraisemblance. Ici la conception existe, mais elle est erronée. La volonté persiste dans toute son intégrité. Elle veut l’exécution des actes que provoque le sujet de rêve ; mais comme les organes de la vie de relation sont plongés dans le sommeil, les agents d’exécution lui font défaut. Elle reste à l’état de simple idée. Faute de moyens d’action, elle n’aboutit pas. De là ce sentiment si pénible d’impuissance qui fait tant souffrir le rêveur sous le nom de cauchemar. Il est dans la position d’un paralytique qui voit un danger, veut le fuir, et se sent dans l’impossibilité de le faire.

Le somnambule naturel est dirigé par une idée qui, déjà, a pu le préoccuper pendant la veille, mais qui, dans le noctambulisme l’absorbe entièrement, à l’exclusion de toute autre pensée. Il ne vit plus que pour et par cette idée fixe. Il reste étranger à tout ce qui n’est pas elle ; il ne conçoit plus qu’elle, mais il la conçoit avec toute la justesse possible. Il veut sa réalisation et il l’obtient, parce que la vie de relation n’est pas complétement endormie et qu’il conserve les moyens d’action. Sa volonté ne reste plus à l’état de simple idée, elle se manifeste matériellement par des actes ; il jouit, lui, non-seulement de sa volonté, mais d’une conception juste, seulement elle est limitée.

Dans l’hystérie comme dans le somnambulisme naturel, la volonté trouve une impulsion irrésistible dans l’intelligence même de l’être auquel elle appartient. Elle est encore l’esclave d’une idée ; mais tandis que dans le cas précédent elle poursuit fatalement un but, un désir du moi, dans celui-ci, elle atteint fatalement un but malgré le moi, elle va à l’encontre de ses désirs.

Chez l’extatique, c’est la volonté qui commande à la conception. Il veut fermement détacher son âme des choses de la terre et s’abîmer dans la contemplation des choses divines. Il veut, et il arrive à concevoir ces visions qui sont l’objet de ses aspirations et qu’il prend pour des réalités. Mais en s’engageant dans cette direction, sa volonté n’est pas complétement affranchie. Elle suit une impulsion que lui donne de longue main un sentiment religieux poussé à l’excès. Ainsi enchaînée, dominée par cet ordre d’idées, sa volonté peut prendre même un caractère passif et subir l’influence étrangère d’hommes auxquels leur caractère religieux donne un ascendant spécial. Ici la volonté subit avant tout le joug d’idées aborigènes, mais nous voyons déjà apparaître la possibilité d’une influence étrangère que nous trouvons régnant seule dans le magnétisme. En effet, cette passivité de la volonté, ou plutôt de la conception est encore plus marquée dans le magnétisme. La volonté n’est plus l’esclave d’une idée engendrée par celui qui la manifeste ; elle devient l’esclave d’une autre intelligence.

Chez le somnambule artificiel, toutes les facultés de l’âme tendent à rester plongées dans l’inertie, et elles n’en sortent que lorsqu’elles sont provoquées par un appel extérieur. Ce sont des cordes prêtes à vibrer, mais qui ne vibrent que lorsqu’on les ébranle. Abandonné à lui-même, il ne penserait, il ne voudrait rien. Mais sitôt qu’une idée lui a été transmise, il la fait, il la croit sienne, et il la veut comme s’il l’avait créée. S’il paraît dépouillé de la volonté, c’est qu’avant de vouloir il faut concevoir ; il faut à la volonté une détermination. C’est tout justement ce qui manque au magnétisé. Quand il obéit, c’est par suite d’une substitution d’idée et non de volonté.

On pourra objecter que la volonté est un acte de maître, et ne saurait être celui d’un esclave, que du moment où elle obéit à une influence, soit intérieure soit extérieure, elle cesse par celà même d’exister.

Sans doute, si on regarde la volonté comme la faculté de faire ou de ne pas faire, quels que soient les motifs ou les passions qui nous poussent. Oh ! à ce titre, le magnétisé ne la possède pas ; mais ce serait confondre la volonté avec la liberté, deux choses essentiellement distinctes : car vouloir n’est pas pouvoir.

Si Leibnitz a été trop loin lorsqu’il a dit : donnez à une aiguille aimantée la conscience de ses mouvements, elle pourra croire qu’ils dépendent d’elle-même, ne sentant pas les attractions insensibles de l’aimant terrestre, comme il arrive que les hommes ne sentent pas les influences de leurs perceptions confuses ou appétitions. Descartes de son côté a été trop absolu en disant de la volonté : sa nature est telle qu’on ne lui saurait rien ôter sans la détruire. Elle peut réellement s’exercer dans des limites très-restreintes, elle peut même obéir sans perdre son existence. Le soldat conserve sa volonté lorsqu’il exécute le mouvement ordonné par son capitaine ; et celui-ci ne la perd point lorsqu’il fait exécuter la manœuvre commandée par son général. Le général conçoit, le capitaine dirige, et le soldat exécute. Mais chacun d’eux conserve et exerce sa volonté dans sa sphère d’action. Telle est l’image de ce qui se passe entre magnétiseur et magnétisé. C’est le premier qui conçoit et ordonne, c’est le second qui exécute ; mais en exécutant, il fait acte de volonté ; car il faut bien qu’il commande à ses muscles d’exécuter le mouvement demandé. S’il obéit sans résistance, s’il ne veut que ce que veut son magnétiseur, c’est que dans le sommeil de son intelligence il n’entrevoit pas la possibilité de vouloir autre chose. Encore ai-je pu constater que très-souvent il se refuse à faire ce qui lui déplaît, et s’il finit par céder, c’est pour couper court aux obsessions dont il est le sujet.

En définitif, dans l’état magnétique, de même que dans le rêve et le somnambulisme naturel, la volonté persiste comme faculté physiologique qui commande à nos organes ; et si elle paraît modifiée, abolie comme faculté purement morale, c’est que dans tous ces cas, elle subit plus que dans l’état de veille la tyrannie de l’idée qui la détermine ; elle est suscitée par une idée propre mais vague et confuse dans le rêve, par une idée spontanée, juste, mais fixe, chez le noctambule ; et chez le magnétisé par des idées nées ailleurs et qui sont imposées à l’inertie de son intelligence.

Rien n’est plus propre à faire ressortir l’identité existant entre le magnétisme et les névroses qui rentrent dans le domaine ordinaire de la pathologie, que l’état singulier que peut acquérir le système musculaire sous l’influence des procédés hypnotiques. Assez souvent les muscles sont devenus incapables de tout mouvement volontaire, sans avoir perdu toutefois leur contractilité ; car ils conservent aux diverses régions du corps toutes les positions déterminées par une main étrangère, quelques fatigantes quelles soient. Les membres restent comme congelés dans les situations qu’on leur imprime. En un mot, l’hypnotisé est devenu cataleptique. C’est alors qu’on peut dire qu’il a perdu totalement sa volonté physiologique. Non-seulement il lui est impossible de concevoir un but, une détermination pour ses mouvements, mais il ne peut plus commander la contraction à ses muscles. Parvenu à ce degré, le magnétisé n’est plus même un automate agissant par les ressorts de sa propre organisation, c’est un morceau de terre glaise qui, sous la main du sculpteur, prend et conserve les poses et les formes les plus variées.

Mais dans la production de ce phénomène, le magnétisme n’a que la valeur d’une cause déterminante ; car on ne peut pas le provoquer à son gré chez tout le monde. Les moyens artificiels employés ne font que susciter la manifestation d’une prédisposition liée au tempérament des individus. S’il existe une disproportion si considérable entre le nombre des catalepsies spontanées et celui des catalepsies magnétiques, cela tient à ce que la prédisposition peut rester à l’état latent pendant toute la durée de l’existence, faute d’une cause provocatrice suffisante. Si on a obtenu dans une séance six cataleptiques sur quatorze hypnotisés, cela tient surtout au pouvoir de l’imagination et de l’imitation dans les affections de ce genre. Témoins ces trois cordeliers qui, appelés successivement pour terminer une même messe, tombèrent tous trois en catalepsie au moment de l’élévation. Le système locomoteur peut encore dans l’hypnotisme présenter une modification tout aussi curieuse que la précédente, c’est la perversion du sens musculaire. Dans l’état normal, chacun de nos muscles, par les impressions qu’il communique au cerveau, sent pour ainsi dire ce qu’il fait. Il apprécie le poids des objets et il peut ainsi proportionner l’effort à la résistance. Cette notion peut manquer à l’hypnotisé, et il devient la dupe des assertions mensongères de son magnétiseur. Rien n’est curieux comme de le voir soulever avec peine l’objet le plus léger, quand on lui assure qu’il est très-lourd ; il sue sang et eau pour déplacer une plume qu’on lui dit être un meuble pesant ; il y a là, il est vrai, avant tout, l’influence de l’imagination ; mais celle-ci ne réussit si bien à tromper que parce qu’elle n’est plus guidée par le sens musculaire qui se trouve aboli. Il n’y a rien, du reste, dans le magnétisme qui ne puisse trouver son terme de comparaison dans la pathologie humaine. Ces aberrations ne sont qu’une extension de la maladie appelée anésthésie musculaire ; elles sont seulement beaucoup moins frappantes dans cette affection parce que la vue et la mémoire sont là pour rappeler la conscience à la réalité. L’illusion manque et il n’en résulte plus qu’un défaut de coordination, et une contraction disproportionnée qui fait lancer les objets au lieu de les trans porter.

Les sens éprouvent les modifications les plus opposées, les plus variables et les plus éphémères. Tantôt abolis, tantôt exaltés, ils peuvent par leur association donner lieu aux combinaisons les plus bizarres. Souvent ils se montrent tous endormis, et par une série d’incitations, le magnétiseur peut les réveiller tour à tour isolément, réalisant ainsi la statue imaginée par Condillac pour nous faire assister à l’enfantement des idées et des facultés de l’homme. L’école sensualiste pourrait venir ici rectifier ses erreurs, qu’il ne m’appartient pas, du reste, de relever.

Le cas le plus fréquent est l’insensibilité ou anésthésie des téguments. Dans toutes les séances de magnétisme on a soin d’émerveiller les spectateurs en enfonçant des épingles dans les chairs du somnambule qui, généralement, ne manifeste pas la moindre souffrance. Il y a bien eu à cet égard de nombreuses accusations de jonglerie. Mais la force de caractère de Mucius-Scévola n’est pas donnée à tout le monde, et le plus grand nombre se serait certainement trahi si l’insensibilité magnétique n’était pas une vérité. La science expérimentale a d’ailleurs confirmé l’existence de ce phénomène. Avant la découverte du chloroforme, Cloquet a pratiqué sur une dame magnétisée une longue et douloureuse opération, sans constater la plus légère trace de sensibilité.

Il y a à peine quelques années, M. Azam, professeur à l’École de médecine de Bordeaux, s’inspirant de Braid, a attiré l’attention des chirurgiens français sur l’hypnotisme en le leur présentant comme un moyen anésthésique moins dangereux que l’éthérisation. L’industrie s’est emparée rapidement de l’idée, et de petits appareils à hypnotisation sont venus figurer un instant dans l’arsenal chirurgical. Il y eut quelques succès, mais un beaucoup plus grand nombre de déceptions. Cela devait être, car l’hypnotisme n’est pas autre chose que le magnétisme. Et pour être apte à subir son influence, il faut que le système nerveux présente des conditions qui ne se rencontrent qu’exceptionnellement. Aussi le chloroforme n’a-t-il pas eu le temps de s’apercevoir du coup qui le menaçait. On lui est resté fidèle parce que lui seul peut commander de l’insensibilité chez tout le monde, et parce qu’il n’est dangereux qu’entre les mains de ceux qui ne savent pas le manier.

L’hypnotisme n’est plus regardé en France que comme un sujet curieux d’étude. Mais la positive Albion lui a trouvé une application pratique à titre d’agent soporifique. Dans les hôpitaux de cette misérable Irlande, toujours sacrifiée au bien-être de la métropole, l’opium est remplacé par une boule brillante suspendue au centre de la salle et sur laquelle les malades ont le droit de mendier des débris de repos, et l’oubli momentané de leurs souffrances.

Tout en restant frappée d’inutilité, l’anesthésie magnétique n’en est pas moins un fait certain qui, pour moi, se produit suivant un mécanisme identique à celui de l’éthérisation ; c’est en déterminant l’hypérémie cérébrale, par suite de la convergence et de la fixité des yeux ; ce qui se passe dans la congestion de l’encéphale, l’éthérisation, l’empoisonnement par l’opium, l’alcoolisme, et dans les maladies du cœur susceptibles de gêner la circulation cérébrale prouve qu’il y a là une loi générale à laquelle doit obéir l’hypnotisme lorsqu’il produit l’anesthésie. Congestion cérébrale et insensibilité cutanée, sont deux phénomènes physiologiquement liés entre eux.

Les autres organes des sens peuvent aussi perdre leur aptitude spéciale. Mais au fond, c’est plutôt l’acte cérébral qui fait défaut que l’acte sensoriel lui-même. L’impression a lieu, mais elle reste insciente ; car si le magnétisé ne paraît voir tout ce qui l’entoure ni entendre les bruits produits près de lui, il distingue parfaitement les objets et il entend très-bien les sons sur lesquels on fixe son attention. Il ne reste étranger qu’aux choses qui n’ont pas de rapport avec la série de pensées qu’on lui a imposées. Il se conduit en cela comme le somnambule naturel qui n’a d’yeux et d’oreilles que pour ce qui concerne l’idée qui l’absorbe. En ne voyant et en n’entendant que celui qui est parvenu à concentrer toute son attention sur lui, le magnétisé ne diffère même pas de ces penseurs qui, absorbés par l’étude, n’ont pas conscience des bruits qui viennent ébranler leur nerf acoustique, ni des images variées qui, à chaque instant, viennent se succéder sur leur rétine. Il n’y a donc dans cette apparente insensibilité rien qui sorte de l’ordre physiologique connu.

Le système nerveux, lorsqu’il est ébranlé, procède toujours par des extrêmes. Ces allures, qui ont frappé tous les cliniciens, sont encore plus accentuées dans le somnambulisme que dans les névroses spontanées. Aussi lorsque les sens ne sont pas endormis, ils montrent une exaltation réellement prodigieuse. L’obscurité est devenue de la clarté. La lumière la plus faible éblouit la rétine. Les vibrations les plus ténues impressionnent désagréablement l’oreille.

Jusqu’à présent j’ai parlé comme un vrai croyant : je n’ai encore signalé que des faits ayant entraîné ma conviction ; mais la question des sensations me force déjà à commencer mon rôle de sceptique. Il est un phénomène dont l’existence n’est mise en doute par aucun des partisans même les plus modérés du magnétisme, qui a compté des convictions jusque dans le sein de la Faculté de Médecine de Paris ; c’est celui connu sous le nom de transposition des sens. Dans l’état de somnambulisme artificiel, les sensations n’auraient plus besoin pour se produire des organes spéciaux où elles s’engendrent normalement. Un point quelconque de la peau pourrait remplir les fonctions de l’œil, de l’oreille, des membranes olfactive et gustative. Toutefois, en désertant leur domicile naturel, les organes des sens viendraient le plus souvent se concentrer au creux de l’estomac. Grandes ont dû être la joie et la surprise des disciples de Mesmer quand ils ont vu une pareille hérésie physiologique trouver un appui dans un de nos vénérés maîtres, M. le professeur Rostan. Cet habile champion de l’organicisme français s’est laissé séduire par quelques expériences magnétiques qu’il a pratiquées avec M. Ferrus, le célèbre aliéniste. Une hystérique, plongée par lui dans le somnambulisme, a pu préciser les diverses heures marquées par une montre qu’on lui plaçait derrière la nuque, et dont M. Ferrus dérangeait les aiguilles au hasard, et sans prendre lui-même connaissance du déplacement qu’il opérait. Par quel tour d’adresse cette hystérique a-t-elle pu surprendre la bonne foi de deux observateurs aussi habiles ? Je l’ignore, mais le respect et l’admiration que je professe pour M. Rostan ne vont pas jusqu’à me faire admettre avec lui, comme vrai, un fait qui, physiquement et physiologiquement, est tout à fait impossible. Dans l’exercice de la vision il y a autre chose qu’un ébranlement moléculaire perçu par une membrane, transmis par un nerf et apprécié par le cerveau. Pour que le moi acquière l’idée de la forme, il faut que les objets viennent pour ainsi dire se photographier sur la rétine ; il faut que les rayons réfléchis par les divers points de l’objet, viennent se concentrer dans autant de points distincts de la membrane visuelle, en conservant ou plutôt en reproduisant les rapports respectifs des points d’émergence ; il faut que malgré la diffusion des ondes lumineuses chaque molécule de l’objet ne vienne ébranler qu’un seul et même point de la rétine. Ce problème n’a pu recevoir dans la nature entière que deux solutions malgré la richesse et la variété que le Créateur a déployées sous d’autres rapports dans l’organisation animale ; ou bien des cônes multiples qui isolent les groupes de rayons d’origine diverse, reproduisent l’objet sous forme d’une mosaïque ; ou bien un système lenticulaire convergent donne lieu à la formation d’une image continue à l’instar de tous nos appareils d’optique. Sans l’un de ces deux moyens d’action, la vision réelle devient totalement impossible. Aussi n’existe-t-il pas sur notre globe un seul animal qui ne possède l’un de ces deux appareils. Au bas de l’échelle, Dieu a pu sacrifier l’éclairage par le fait des cônes ; mais nulle part il n’a sacrifié la forme, parce que sans la forme la vision deviendrait un sens nul qui ne fournirait pas à l’intelligence son contingent d’idées, qui ne serait propre à nous procurer que la sensation positive de la lumière et la sensation négative de l’obscurité. C’est cependant à celà que la vision serait forcément réduite dans le cas de transposition.

La lumière réfléchie par un objet qui arriverait à la peau sans avoir traversé un cristallin ne pourrait jamais traduire pour le sensorium la forme de cet objet : les lois de l’optique le veulent ainsi.

Si un des croyants des manifestations surnaturelles du magnétisme entend cet argument, sans doute qu’il m’oppose mentalement le sentiment d’Arago, qui se trouve toujours dans leur bouche lorsqu’on les met aux prises avec les faits connus et la raison. « En dehors des mathématiques pures, a dit Arago, celui qui prononce le mot impossible est imprudent. » Sans doute on ne peut imposer des bornes à la nature ; mais la physique et la physiologie ont aussi leurs lois fondamentales que rien ne saurait altérer.

On a pu balancer un instant entre la théorie des ondulations de Descartes et la théorie de l’émission de Newton, parce que ce ne sont là au fond que des hypothèses qui ont avant tout pour but pratique de fixer les idées et de faciliter le langage scientifique. Mais les lois qui régissent les phénomènes palpables de la lumière sont incontestables ; elles sont et seront éternellement les mêmes, partout et dans toutes les circonstances.

Quand on voit ces lois observées, non-seulement pour notre système planétaire, mais encore pour tous les systèmes de l’univers, on se demande comment dans un petit coin de la terre les passes d’un magnétiseur pourraient arriver à les troubler. S’il y a orgueil à croire que l’homme connaît dans l’état actuel de la science tous les secrets de la nature, l’orgueil me paraît à moi doublé de blasphème chez ces hommes qui, sous prétexte d’exalter la toute-puissance de Dieu l’a baissent jusqu’au niveau de leur maladive imagination. La puissance n’est pas dans le désordre et le chaos. Dieu me parait bien plus grand lorsque je le vois établir d’une manière immuable une harmonie bien faite pour nous plonger dans l’admiration.

Dans l’idée de la transposition des sens, la raison vient se heurter non-seulement contre une difficulté physique, mais encore contre une difficulté physiologique, qui, elle, se rencontre à la fois dans la vision et dans les autres sensations. En effet, en accordant au tégument cutané le pouvoir de remplacer l’œil et l’organisation si complexe de l’oreille, cette supposition confère en outre aux nerfs de ce tégument le droit de transmettre au cerveau les impressions qui, dans l’état normal, incombent aux nerfs optique et acoustique. Elle enlève à ces derniers leur spécialité qui ressort si nettement des faits physiologiques et des recherches histologiques. Quand dans l’amputation de l’œil on sectionne le nerf optique, l’opéré accuse non une douleur, mais une lumière vive, éblouissante, parce que la lumière est dans ses attributs. Quand on coupe un nerf cutané, on provoque de la souffrance parce que son lot est la sensibilité générale. Ces phénomènes subjectifs ne sont pas dus à une aptitude purement fonctionnelle qui, on le conçoit, pourrait se déplacer et être acquise momentanément par tout autre nerf ; mais bien à une structure particulière que présente chacun des nerfs sensoriels dans ses épanouissements terminaux. En me faisant connaître ces dispositions intimes, le microscope est encore venu me convaincre une fois de plus de l’impossibilité de la transposition des sens ; car une modification de contexture ne saurait s’improviser sous l’influence de passes magnétiques.

D’ailleurs, les partisans de la transposition des sens se sont jugés eux-mêmes en fuyant le regard scrutateur de l’Académie. Un prix de 3 000 francs a été offert au sujet qui parviendrait à lire sans le concours des yeux. Il y avait là de quoi tenter les nombreux somnambules qui exploitent la crédulité parisienne ; mais ce prix attend encore un lauréat. Deux candidats un peu sérieux, seulement, se présentèrent dans l’espace de trois années. L’un d’eux, une petite fille de onze ans fut amenée par le docteur Pigeaire de Marseille. Quand il vit que les membres de la Commission exigeaient que l’objet fût placé non pas obliquement au-dessous du bord inférieur du bandeau, mais directement en face, il crut prudent de reprendre la route de Marseille. Désireux d’effacer le mauvais effet produit par le départ de son confrère, le docteur Teste accepta pour l’une de ses élèves les conditions bien légitimes exigées par l’Académie. Après bien des efforts, bien des hésitations, ce prodige de lucidité parvint à lire correctement, mais très-correctement… deux mots qui ne se trouvaient pas sur la pièce écrite qu’on lui soumettait.

Après cette condamnation, je dois à tant d’hommes honorables qui croient à la vue sans les yeux de chercher à expliquer comment ils ont pu être induits en erreur. Qui de nous n’a pas assisté à une de ces réunions offertes chaque année à la curiosité publique par ces hommes que leur adresse ferait passer pour des êtres surhumains ? Certes, c’est peut-être là que s’est formé le plus grand nombre de convictions ; car les expériences y réussissent toujours par la raison qu’elles dépendent uniquement d’une habileté qui, une fois acquise, se dément rarement. Parmi ces hommes, il en est quelques-uns qui ont pris à tâche de détruire la croyance au magnétisme et se sont faits chefs d’un parti qui s’intitule anti-magnétique. Ils nous ont initiés au mécanisme conventionnel qu’ils ont imaginé pour réaliser la double vue. Le magnétiseur prend connaissance de l’objet par un coup d’œil qui passe inaperçu ; puis par une série de questions, qui ont une signification préétablie, il dicte la réponse au magnétisé. De l’habileté dans le coup d’œil chez le premier, de la mémoire chez le second, et le succès est assuré.

Mais dans les expériences d’amateur on ne peut et on ne doit rien supposer de semblable, et cependant elles ont réussi quelquefois ; rarement, il est vrai, mais enfin il en est qui ont satisfait les assistants. L’explication de ces faits exceptionnels se trouve incontestablement dans la facilité avec laquelle les paupières peuvent être entrebâillées à l’insu de l’observateur même le plus attentif ; dans la finesse et la semi-transparence des voiles membraneux qui sont destinés à abriter nos yeux ; dans l’exaltation que présente la rétine pendant l’état de somnambulisme ; dans le concours efficace qu’apporte à la vision le toucher, ce sens le plus matériel et par suite le plus positif ; enfin dans les ressources indirectes que le magnétisé peut se créer à l’aide des combinaisons de la mémoire et du raisonnement.

Ces deux facultés de l’âme sont de même les seuls guides des somnambules dans cet autre mirage qu’on appelle la vue à distance. Quand un magnétisé parvient à décrire un lieu éloigné, soyez persuadés qu’il fait seulement un effort prodigieux de mémoire dont il serait, du reste, incapable dans l’état physiologique ordinaire. Il voit, non pas parce que ses yeux, traversant l’espace et perçant tous les obstacles, ne rencontrent plus de bornes capables de limiter leur sphère d’action ; la forme sphérique de notre globe terrestre et les lois de la propagation de la lumière viendraient encore ici ridiculiser une pareille prétention. Il voit, parce qu’il se souvient de choses qu’il croit n’avoir jamais vues, mais qui ont frappé autrefois ses yeux sans fixer son attention, et ont laissé dans son cerveau des traces, des germes latents que la concentration spéciale de son esprit et les sollicitations de son interlocuteur font éclore tout à coup. Aussi quand ces sensations inconscientes n’ont pas été acquises antérieurement, le hasard et l’imagination du sujet peuvent seuls lui faire faire quelques suppositions justes. Ceci explique pourquoi la prétendue lucidité manque si souvent chez les somnambules qu’on interroge sur la disposition des lieux qu’ils n’ont jamais vus, ou dont ils n’ont jamais entendu la description. On met sur le compte d’une mauvaise disposition ce qui tient seulement à ce que, en l’absence de connaissances acquises, l’esprit produit au lieu de reproduire, et se laisse aller à des caprices que la raison, troublée par l’état magnétique, ne vient même pas maintenir dans les limites du probable[3].

Dans le sommeil magnétique, l’intelligence, tout en se mouvant dans un cercle d’idées assez restreint et choisi par une initiative étrangère, y déploie toutefois une activité et une puissance merveilleuses qu’on a cherché à exprimer par le mot Lucidité, mot qui serait vrai si on ne lui avait pas accordé une signification impossible dans ce monde. Une fois lancée dans un courant, elle le suit en le dominant de toute la grandeur d’une âme dégagée des liens qui l’attachaient à la matière. Chaque faculté s’exerçant tour à tour à l’exclusion des autres, détourne à son profit toutes les forces vives de l’économie. Elle accapare ce que j’appellerais volontiers le budget virtuel des autres fonctions. Elle acquiert ainsi une aptitude qu’elle ne saurait posséder pendant la veille avec ses occupations multiples.

Qui de nous n’a pas été frappé de la profondeur des vues de l’esprit, de la rapidité du raisonnement, des formes élégantes que revêtent les idées pendant le sommeil, lorsque toutes ces opérations ne rencontrent pas des causes de déviation dans les éléments de cette vie par trop intérieure. Combien d’œuvres remarquables ont été au moins ébauchées dans des rêves ! N’est-ce pas en rêvant que Voltaire a composé tout un chant de sa Henriade ? La fameuse sonate du Diable de Tartini n’a-t-elle pas été aussi l’œuvre du sommeil ?

C’est surtout dans le noctambulisme que cette aptitude se montre dans toute sa puissance, parce que la raison y conserve mieux ses droits, et parce que les idées peuvent y recevoir une existence matérielle. C’est ainsi qu’un accès de ce genre nous a procuré une des plus délicieuses fables de La Fontaine, une des plus belles comme sentiment, Les deux pigeons.

Cet isolement de l’âme qui fait qu’elle peut se livrer toute entière à la poursuite d’une idée ou à la réalisation d’une œuvre, existe dans le magnétisme comme dans le somnambulisme. Là, se trouve la clef de tous ces prodiges qui ont fait accorder aux magnétisés les dons de parler des langues à eux inconnues, de prédire l’avenir, de lire dans leur propre corps et dans celui des autres les altérations pathologiques qui ont envahi les organes, celui enfin de trouver les moyens capables de remédier à ces altérations.

C’est parce que la mémoire et la facilité d’élocution acquièrent une activité prodigieuse dans l’état de somnambulisme que des magnétisés ont pu prononcer quelques mots incohérents, rappelant jusqu’à un certain point les termes grecs, anglais ou italiens dont sont semées la plupart des publications françaises ; mais j’ai assez analysé tout ce qui a été écrit sur le magnétisme pour rester convaincu que jamais on n’a vu un sujet improviser une langue qui lui fût littéralement inconnue. D’ailleurs, ce ne sont pas quelques débris jetés çà et là qui peuvent constituer un véritable langage, et il n’existe pas de relation de somnambule ayant soutenu une conversation dans un idiome non appris.

Le magnétisme est le terrain des contrastes ; aussi voyons nous l’affaissement succéder tout à coup à ce développement de la faculté d’élocution. C’est ainsi que se réalise encore artificiellement une des formes de la pathologie cérébrale, cette affection dite aphémie dans laquelle la pensée conserve toute sa vigueur, l’appareil générateur de la voix toute la pureté de son mécanisme, et où cependant les mots se refusent impitoyablement à venir traduire l’idée par la parole et à la fixer sur le papier par l’écriture. Si Boileau avait pu voir comme le médecin la machine humaine dans toutes les modifications dont elle est susceptible, il n’aurait certainement pas écrit ces deux vers qui enlèvent au mauvais écolier le seul rempart derrière lequel il puisse abriter son ignorance.

La prévision constitue la qualité à laquelle les partisans du magnétisme attachent le plus de prix. Pouvoir soulever un coin du voile qui nous dérobe l’avenir a été à toutes les époques et chez tous les peuples, une des plus vives aspirations de l’humanité. Il est si naturel de croire à ce qu’on désire que l’art des devins a toujours trouvé des dupes dans toutes les classes de la société. La Grèce n’a-t-elle pas eu sa pythie de Delphes et les Romains leur sybille de Cumes. L’Inde, créatrice de nos institutions, qui a vu toutes les nations tributaires de ses opinions et de ses idées, avait aussi ses oracles. Elle devait naturellement nous transmettre encore cette tache de l’esprit humain. Velleda et les Druides de Tongres ne disparurent que pour faire place aux sorciers et aux astrologues ; et aujourd’hui les sybilles modernes n’ont fait que changer le trépied contre un fauteuil.

Rien n’est plus facile cependant que de démasquer cette comédie qui se joue depuis tant de siècles. L’obscurité et l’ambiguité des réponses ont seules sauvé les devins de l’antiquité et les astrologues. Ils laissaient à l’événement le soin de les éclaircir. On exige plus des somnambules. À notre époque, on ne veut que des phrases franches et claires. C’est ce qui les a déjà perdus aux yeux des observateurs sérieux. J’ai compulsé tous les procès-verbaux des expériences dont on a cru devoir conserver le souvenir et je n’y ai trouvé, en fait de prévision, que des erreurs grossières. Si parfois quelques mots heureux sont sortis de la bouche des somnambules, c’est que l’avenir existe jusqu’à une certaine limite en germe dans le présent. Les événements actuels préparent les événements futurs. Sans cet enchaînement logique des choses, la science politique n’aurait pas sa raison d’être. Et si des faits généraux on descend aux faits particuliers, il est bien certain que très-souvent il suffit de connaître les habitudes, les goûts, le caractère d’une personne pour juger à priori du parti qu’elle prendra dans une circonstance donnée. C’est là un genre de calcul de probabilités qui est très accessible dans l’état de veille, mais pour lequel l’intelligence en l’état de somnambulisme peut présenter une plus grande dose de perspicacité. Mais si l’avenir dépend en effet des données du présent, il y a toutefois entre le le moment où se fait la prédiction et celui où les événements prédits pourraient s’accomplir un certain intervalle pendant lequel il surgit souvent de nouvelles données capables de modifier ou même d’annihiler les effets logiques des premières. Voilà pourquoi les prophéties se réalisent si rarement. À ceux qui sont sortis émerveillés de chez ces mercenaires qui feignent un sommeil impossible dans les conditions où ils sont placés, je demanderai seulement de bien analyser toutes les phases de leur conversation. Ils resteront bien étonnés d’avoir été simplement la dupe d’un Eraste rusé, et de s’être laissé aller à reproduire une des meilleures scènes de Molière. Je m’arrête, du reste, dans cette argumentation que je n’aurais peut-être pas dû commencer ; car en brisant ainsi des lances contre une prétention qui n’existe plus, je crains de ressembler au ridicule héros de Michel Cervantes. Des hommes qui, toute leur vie, s’étaient posés, non en juges, mais en défenseurs du magnétisme, sont venus naguères déclarer humblement qu’il fallait renoncer à demander au somnambulisme de nous ouvrir les portes de l’avenir. Après cet aveu, j’aurais mauvaise grâce de rappeler des erreurs par une réfutation devenue désormais inutile. Je préfère les remercier hautement d’avoir réduit ainsi à néant une supposition par laquelle l’homme perdait le droit d’être acteur responsable dans la création.

Il m’en coûte, en raison même de ma position de médecin, d’avoir à prononcer un arrêt aussi formel relativement aux aptitudes médicales des somnambules.

En présence des nombreux maux qui viennent frapper le corps humain, c’est un désir bien naturel de chercher à aller au delà des bornes qui sont restées infranchissables pour la science médicale. Aussi de tout temps a-t-on cherché à remédier à l’insuffisance de la saine thérapeutique en s’adressant à des influences surnaturelles. Les Grecs allaient dormir sur le parvis du temple d’Esculape, pour recevoir en songe les conseils et les guérisons qu’ils demandaient en vain à l’érudition et à l’habileté des disciples d’Hippocrate. La religion chrétienne, en détrônant les dieux du paganisme, ne renversa pas la croyance des malades aux visions. Les églises succédèrent aux temples des anciens ; on continua à y demander, non à la prière, mais aux rêves, le soulagement désiré. Les amulettes vinrent grossir les procédés de la médecine surnaturelle et ne sont pas encore complétement oubliées aujourd’hui. Les rois de France donnèrent un caractère solennel aux guérisons miraculeuses en exerçant par leurs attouchements le droit que Clovis avait cru recevoir en songe, et que s’arrogèrent ensuite les rois d’Espagne, d’Angleterre et les princes de Hapsbourg. Malgré les efforts de tant de mains royales, la scrofule n’a fait que se répandre de plus en plus dans les classes malheureuses de l’Europe. Je crains bien que les Mesmer modernes ne soient ni plus ni moins heureux dans la tâche louable, si elle n’était lucrative, qu’ils ont entreprise de bannir la maladie de la société humaine. Ce n’est pas qu’il manque de faits et de raisonnements pour fournir une apparente justification à cette source d’exploitation. Je suis resté confondu en faisant le relevé des cas et de la nature des guérisons attribuées au magnétisme. Ma première impression a été de ne pas comprendre pourquoi, à l’heure qu’il est, l’humanité n’a pas encore perdu la triste habitude de mourir ; mais mon étonnement a bientôt cessé en retrouvant partout des preuves évidentes d’erreurs de diagnostic. Qu’on soit magnétiseur ou médecin, il est facile de guérir une maladie qui n’existe pas. Les quelques succès réels du magnétisme reposent uniquement sur l’influence incontestable que peut exercer le moral sur le physique. Qu’il s’agisse d’une de ces maladies nerveuses, c’est-à-dire sans lésions matérielles, dans lesquelles l’imagination joue un grand rôle, une de ces maladies qui absorbent l’esprit et créent pour le corps des souffrances réelles, qui, nées sous l’influence d’émotions et de passions dépressives, subissent toutes les variations de l’état moral ; celles-là, le magnétisme peut les guérir tout aussi bien qu’un changement de milieu, ou que les phrases persuasives du médecin. Je crois même que dans ces circonstances, le magnétisme est plus souvent couronné de succès, parce que celui qui s’adresse aux moyens surnaturels, leur accorde une confiance entière et aveugle ; et si les procédés magnétiques sont appliqués à la personne malade elle-même, on comprend qu’en ébranlant chez elle le système nerveux on puisse en changer l’état. C’est de l’homéopathie nerveuse. Mais quand les tissus ont été désorganisés par l’envahissement du tubercule ou du cancer, lorsque l’organisme est devenu la proie de ces deux ennemis de la vie qui, par leurs siéges et leurs aspects différents, donnent naissance à la plupart des maladie mortelles, le Mesmérisme, comme la médecine, est le plus souvent forcé de s’avouer vaincu. Comme la médecine, dans ces circonstances, il ne pourra jamais obtenir qu’une influence passagère, et encore plus apparente que réelle. Quand, par un mensonge bien pardonnable on parvient à rassurer un malade voué à la mort, on est heureux un instant de la transformation qui s’opère en lui. L’économie tout entière semble ranimée par un nouveau souffle de vie ; les joues tout à l’heure pâles et amaigries, s’épanouissent par un afflux du sang qui paraît combler les rides qui sillonnaient le visage ; les yeux, naguères ternes ou brillants d’un éclat morbide, respirent maintenant un bonheur qui leur donne le cachet de la vigueur et de la santé. Ce malheureux qui, un instant auparavant avait à peine la force de se soulever, qui au moindre mouvement était pris de suffocation devient presque alerte ; sa voix qui était éteinte acquiert une ampleur passagère. Triste et éphémère réveil d’une vie qui s’en va et qui s’use peut-être un peu plus vite dans ce feu de paille : car le produit pathologique qui a envahi les organes n’en continue pas moins son œuvre de destruction. On a fait sourire l’âme, mais sans tarir les larmes du corps.

Là s’arrête aussi l’action du magnétisme, parce que là s’arrête l’influence possible du moral sur le physique. Je crois que rien au monde ne pourra étendre au delà cette influence ; et, cependant, j’appartiens à cette école de médecins qui accordent à l’âme une large part dans l’étiologie des maladies. Je suis convaincu que le chagrin autant que l’hérédité et la misère peut engendrer des vices organiques ; après avoir usé l’esprit, il use le corps dont il trouble d’abord les fonctions et dans lequel il finit par creuser des sillons à jamais ineffaçables ; et dès lors, la maladie, malgré son origine morale, devient inaccessible aux moyens moraux. Elle l’est malheureusement, la plupart du temps, aussi aux agents pharmaceutiques, quand bien même ils ont été désignés par la bouche et la clairvoyance d’un somnambule.

J’ai nié l’aptitude médicale, la prévision, la transposition des sens ; mais dépouillée ainsi du charlatanisme qui l’entachait, l’action magnétique n’en a pas moins une existence incontestable, puisqu’elle arrive à provoquer une névrose qui tient à la fois de l’hystérie, de l’extase et de la catalepsie, où l’exaltation des sens alterne avec l’anésthésie la plus complète, dans laquelle l’intelligence, quand elle ne prend pas des allures déréglées, rachète l’initiative qu’elle a perdue par la perspicacité de ses jugements, la rapidité et la solidité de ses raisonnements et la profondeur de ses vues. Cette action que le médecin est obligé lui-même de reconnaître, quand il n’est pas aveuglé par l’esprit de parti, demande évidemment à être connue dans son essence, c’est-à-dire qu’il me faut maintenant faire ce qu’on appelle une théorie du magnétisme. Mesmer, qui, fatigué de ses insuccès comme médecin, était à la recherche d’une voie capable de le conduire à la fortune, Mesmer, autour de qui il s’est fait tant de bruit, à qui l’on attribue encore aujourd’hui l’honneur de la découverte du magnétisme, n’a eu en réalité que l’habileté du charlatan qui sait exploiter les idées des autres. Comme application pratique et comme théorie, il n’a fait que copier, et encore il n’a reproduit que des erreurs sans entrevoir la vérité. Il trouva dans Paracelse les premières traces du traitement magnétique, et dans Épicure, les éléments de sa théorie magnétique. Avec son fameux baquet, avec ces mélodies qu’une musique harmonieuse faisait entendre dans la salle de ses séances, avec l’appareil pompeux dont il s’entourait, avec tous ces moyens très-propres à frapper l’imagination, il ne parvint qu’à provoquer des crises d’hystérie, et il ne produisit même pas, ou il ne reconnut pas cet état singulier des facultés de l’âme que devait constater plus tard Puységur et qui devait recevoir le nom de somnambulisme. Tout entier à l’esprit de charlatanisme qui le guidait, il ne vit dans ces crises qu’un moyen de guérison ; et tenu d’expliquer comment ces bouteilles qu’il avait caressées un instant pouvaient exalter le système nerveux de ceux qui les touchaient, il admit avec Épicure l’existence d’un fluide universel remplissant l’espace, servant de moyen de communication entre tous les êtres. Condensé par lui dans les éléments de son baquet, ce fluide réagissait d’une manière exagérée sur ceux qui abordaient ce centre d’accumulation. Cette doctrine survécut peu à celui qui l’avait vulgarisée, et c’est à peine si elle a trouvé depuis un écho mourant dans MM. de Humboldt et Dumas.

Avec Puységur, commence la théorie qui constitue encore aujourd’hui un article de foi pour les partisans du magnétisme. Le fluide n’occupe plus tout l’espace, il n’imprègne plus à la fois l’air, tous les corps bruts et tous les corps vivants : l’homme seul a le pouvoir de le créer. Il peut à sa volonté en transmettre à ses semblables et agir, par son intermédiaire, sur leur organisation ; mais malgré son origine purement animale, la matière inerte peut lui servir de conducteur et de condensateur, sans en subir elle-même la moindre modification. Puissance sur les êtres animés et impuissance sur la matière inorganique, voilà ce qui caractérise le fluide magnétique. Il s’est trouvé toutefois depuis, des hommes qui se sont révoltés à l’idée que quelque chose pouvait échapper à l’omnipotence de leur force magnétique. MM. Cahagnet et Ricard prétendent pouvoir, en répandant autour d’eux leur fluide, provoquer la pluie, les vents ou les faire cesser à volonté. Ces nouveaux Jupiters tonnants devaient trouver M. Mathieu de la Drôme bien naïf, de s’évertuer à déterminer des pronostics qui ne se réalisaient pas, quand à l’aide de quelques tours de mains chacun de nous peut faire à son gré la pluie et le beau temps.

Mais laissons-là toutes ces aberrations où peut tomber l’esprit humain, une fois qu’il est engagé dans une fausse voie. Rentrons dans le domaine du vraisemblable en signalant les variétés d’opinions émises sur l’essence même du fluide magnétique.

Pour les uns, ce fluide n’est autre que le principe vital lui-même qui, franchissant les étroites limites du corps que la nature l’avait appelé à animer, va, au détriment de celui qui l’a produit, imprégner une économie étrangère, et peut encore arriver à cette dernière en conservant toute son énergie, après avoir séjourné dans des corps inorganiques qu’il laisse inertes. Encore un pas dans cette voie ridicule, et chacun de nous pourrait mettre à son gré une partie de son âme en dépôt dans sa carafe.

Pour M. Rostan, les effets magnétiques sont le résultat de l’influx nerveux secrété par le cerveau. Cet influx ne s’arrêterait pas à l’extrémité périphérique des nerfs, il viendrait former autour de chacun de nous une atmosphère nerveuse susceptible d’agir dans certaines conditions sur ceux qui s’y trouveraient plongés.

Pour d’autres, plus matérialistes encore, le fluide magnétique, de même que le fluide nerveux, se confondrait totalement avec le fluide électrique, qui seul serait appelé à faire mouvoir toute notre organisation. En lui transmettant une partie de l’électricité que son cerveau a développée, le magnétiseur pourrait, tout en s’épuisant lui-même, activer ou troubler l’économie physique et morale de son semblable. Le somnambule ne serait qu’une machine dont les forces se trouveraient décuplées ou déviées par l’afflux d’une trop grande quantité de vapeur. Chez certaines natures, particulièrement chez les femmes, il y aurait une telle exhubérance de production d’électricité, qu’on retrouverait en elles toutes les qualités de la torpille. Le moindre contact de ces personnes suffirait pour projeter au loin tous les meubles, comme si ces derniers obéissaient à une décharge électrique. On se souvient encore d’Angélique Cottin, qui s’était acquis une grande réputation par les ravages qu’elle produisait ainsi dans les ameublements des chambres où elle passait. Mais il n’y a rien d’indiscret comme un académicien. M. Babinet, qui parfois veut bien prêter son attention aux choses d’ici-bas, eut la perfidie d’analyser ce qui se passait dans le système musculaire de cette jeune fille ; et, grâce à lui, on sait maintenant à quelle cause on doit attribuer ces phénomènes d’apparence si surprenante. La contraction brusque et spasmodique de certains muscles lance les objets touchés comme le ferait une corde que l’on tendrait vivement au contact d’un corps mobile, et au milieu de toutes ces merveilles, il ne reste plus à admirer que l’habileté, la souplesse et la force de l’acrobate.

Qu’on veuille le regarder comme indépendant de toutes les autres forces connues ; qu’on veuille le confondre avec la force nerveuse ou avec l’électricité, le fluide magnétique n’a pour moi qu’une existence imaginaire. Le somnambulisme artificiel reconnaît pour cause, non une émanation étrangère, mais une modification qui naît dans l’économie même qui en est atteinte. Le magnétisé ne reçoit rien ; il trouve en lui tout ce qu’il faut pour le devenir ; son âme change d’état sous une impulsion avant tout morale. Il me suffira, pour appuyer cette assertion, de dire que déjà bien des sujets sont tombés en somnambulisme, alors que tout était disposé pour leur faire croire qu’ils étaient soumis au fluide d’un magnétiseur qui, en réalité, était absent. Ici, incontestablement, l’imagination avait seule produit la modification obtenue. C’est, qu’en effet, le somnambulisme appartient à cette classe de névroses qui, chez certaines natures, naissent sous l’influence de l’imagination et même de l’imitation. Les crises des Ursulines de Loudun et des convulsionnaires de Saint-Médard, nous offrent des exemples d’épidémie de névroses magnétiques, se propageant par la voie de l’imitation.

Lorsque les procédés Mesmériens sont employés, c’est encore l’imagination du sujet qui doit être considérée comme la principale cause de l’ensemble des phénomènes que l’on observe. Le caractère imposant de la séance, le silence religieux qu’on observe autour de celui qu’on va magnétiser, l’air sérieux, la fixité du regard du magnétiseur, les mouvements de mains qu’il exécute, l’attente d’un état qu’on se croit à l’avance certain de subir, tout concourt à frapper vivement son imagination et à troubler son système nerveux.

À toutes ces causes d’ordre moral viennent se joindre des causes d’ordre physique. Les yeux du patient doivent être tenus rigoureusement fixés sur l’opérateur dont les gestes monotones lui font subir une sensation unique et incessamment répétée. Il en résulte comme dans l’hypnotisme simple, une congestion du cerveau qui vient compléter l’ébranlement produit. C’est tout justement parce que le magnétisme n’est pas le résultat d’un fluide, qui pourrait s’imposer à tout le monde, que l’expérience ne réussit que chez un nombre très limité de personnes. Il faut que la névrose existe en germe chez le sujet pour qu’on puisse la provoquer ainsi artificiellement. Voilà pourquoi la femme se prête plus que l’homme à la production du somnambulisme, en raison mème des conditions physiologiques qui caractérisent son sexe. Exquise sensibilité, excessive mobilité de caractère, extrême surexcitabilité nerveuse ; tels sont les trois signes distinctifs de la femme, d’où découlent dans la vie normale ses nombreuses qualités et, faut-il le dire, ses quelques défauts. Avec cette prépondérance du système nerveux, qu’y a-t-il d’étonnant qu’elle subisse si rapidement et si complétement l’influence de toutes ces manœuvres qui frappent l’imagination, exaltent l’esprit en l’absorbant. Est-il étonnant qu’en cet état morbide, en cet état où toutes les facultés sont concentrées vers un seul but, elle présente une perspicacité plus grande, elle qui, même dans la vie ordinaire, a une rapidité et une délicatesse d’observation que l’homme n’atteint jamais ; elle dont un publiciste a dit : « que son œil entend toutes les paroles, et que son oreille voit tous les mouvements. »

Dans cette esquisse qui est restée trop longue, quoique je n’aie fait qu’effleurer les points principaux qui se rattachent à l’état magnétique, j’ai pu blesser bien des convictions. C’est là un écueil qui m’a fait hésiter longtemps devant la tâche que je m’étais choisie. Mais le respect des opinions ne saurait exiger des concessions faites aux dépens de ce qu’on croit être la vérité. Je me suis attaché à rester tout aussi éloigné d’une crédulité aveugle que du scepticisme peu philosophique qu’on est en droit de reprocher à la plupart des médecins en matière de magnétisme ; c’est en restant ainsi toujours dans la voie d’une impartialité rigoureuse que j’ai perdu peu à peu une partie des préventions que j’avais apportées en abordant cette étude ; et je ne crains pas de déclarer hautement que le magnétisme n’est ni une chimère ni une mystification. Mais que les consciences se rassurent : le magnétisme n’est pas et ne sera jamais ce puissant levier avec lequel le malhonnête homme pourrait exploiter les secrets de famille et ébranler les bases de la société.

C’est tout simplement un état particulier de l’âme qui mérite toute l’attention des psychologues et des physiologistes ; c’est un riche filon déjà heureusement entamé par un professeur de philosophie qui n’a fait que passer dans cette Faculté des Lettres dont Nancy s’enorgueillit et vers laquelle Paris tourne toujours les yeux lorsqu’il lui faut combler les vides de la Sorbonne. Que des médecins plus autorisés que moi viennent joindre leurs investigations à celles de cet habile pionnier, et dans ce terrain, si longtemps obscurci par le charlatanisme, on verra une foule de vérités nouvelles briller sous l’influence des lumières réunies de la philosophie et de la médecine.



  1. Le discours prononcé en séance publique n’a été qu’un extrait de ce travail.
  2. Le somnambulisme naturel, la catalepsie, l’extase, l’hystérie, l’intoxication par les anésthésiques.
  3. Il m’a été cité à cet égard un fait qui prouve que lorsque la raison a conservé ses droits, le magnétisé sent lui-même l’impossibilité de faire un tableau exact de ce qui n’est pas encore arrivé à sa connaissance d’une manière quelconque. Une personne appartenant à une des classes élevées de la société put, après avoir été endormie, citer dans leur ordre et sans se tromper toutes les enseignes d’une des rues de Paris. Invitée ensuite par son magnétiseur à décrire l’intérieur d’un des magasins nommés, elle dit : Je ne puis, car je n’y suis jamais entré. Pendant son séjour dans la capitale, elle était passée plusieurs fois dans cette rue dont les inscriptions avaient frappé ses yeux. Son cerveau avait reçu d’une manière passive ces impressions qui, tout à coup, se sont réveillées en elle avec toute l’énergie de la réalité et avec une fausse apparence de nouveauté. Mais un pareil phénomène psychique ne peut avoir lieu que lorsque le moi est détaché de tous les liens qui le tiennent plus ou moins enchaîné à ce qui l’entoure, et qu’il peut s’abandonner tout entier à l’idée qu’il poursuit ou qu’on lui fait poursuivre. Aussi à son réveil, ce somnambule fut-il incapable de reproduire la série d’indications qu’il avait données.