Étude historique sur l'abbaye royale de La Vassin/04


IV


Nous avons vu que, par son testament de 1270, Bernard VII avait demandé à être inhumé dans l’église des Dominicains ou Frères Prêcheurs de Clermont : « in capellâ beatæ Mariæ Magdalenæ. » Ce seigneur fut te premier de sa famille qui abandonna la sépulture de ses ancêtres à Pabbaye de La Vassin, et ses descendants, suivant son exemple, choisirent leur demeure dernière dans la même église des Jacobins, à l’exception de la branche d’Olliergues qui élut la maison des Cordeliers.

Désormais, La Vassin ne fut plus la nécropole des sires de La Tour, mais ses religieuses ne restèrent pas moins astreintes à toutes les servitudes d’inhumation. À chaque anniversaire, elles durent toujours fournir les luminaires, les tentures de drap noir semé de larmes d’argent, payer le casuel des prêtres assistant à l’office commémoratif.

Elles ne laissèrent point s’effacer sur les murailles de leur église les litres ou bandes funèbres peintes au dedans et quelquefois au dehors, car ces litres ou listres, portant de distance en distance les armoiries des patrons et bienfaiteurs, étaient une marque de vassalité à l’égard des suzerains fondateurs[1]. Elles durent continuer à entretenir avec soin les tombeaux de leurs bienfaiteurs dans le cimetière attenant au couvent, car il est à remarquer que les sires et dames de La Tour ne furent pas à La Vassin enterrés dans l’église, mais bien dans le cimetière contigu : « Conventus teneatur, dit le testament de Bertrand III (1286), facere processionem super tumulum matris ipsius testatoris et avis su et parentum suorum jacentium in cimiterio dicti loci. » Les fondateurs d’une église avaient, cependant, le droit d’avoir leur tombeau dans le chœur, de même que seuls ils Pouvaient apposer leur blason à la principale voûte de l’édifice, tandis que la tombe des simples bienfaiteurs se trouvait sous le porche ou dans la nef, et leurs armoiries peintes seulement sur les tableaux ne devaient figurer ni sur les vitraux du chœur ni sur les pierres du monument[2].

En 1302, l’abbesse Castellone rendit foi et hommage à Bernard VIII de La Tour.

Les anciens auteurs nous ont conservé les détails de la cérémonie de l’hommage qui était l’acte par lequel le vassal reconnaissait la supériorité de son seigneur et s’avouait son homme[3].

En Auvergne, l’hommage était dit de bouche et de mains[4], parce que le vassal en jurant fidélité mettait ses mains dons les mains de son seigneur et l’embrassait ensuite, en signe de foi. Néanmoins, tous les vassaux n’étaient pas indistinctement admis à embrasser leur suzerain, mais seulement les vassaux nobles[5]. C’est ce qu’exprime d’une façon pittoresque l’auteur du Roman de la Rose dans le passage suivant :

Je n’i laisse mie touchier
Chascun bouvier, chascun bouchier,
Mais estre doit courtois et frans
Celui duquel homage prens.

D’autre part, les femmes étaient dispensées du baiser « pudoris et honestatis causâ[6]. » Sans crosse et le voile baissé, l’abbesse du monastère vassal se présentait entourée de ses religieuses devant le seigneur suzerain ou son mandataire, dans la salle capitulaire de l’abbaye. Après s’être agenouillée, elle mettait ses deux mains dans celles du suzerain et déclarait à haute voix tenir le couvent et toutes ses dépendances de son maître et seigneur, jurant k lui être toujours foyalle et loyale[7].

Un acte dressé dans la forme authentique constatait ordinairement l’accomplissement de l’hommage. Les Archives nationales possèdent la déclaration faite en 1302 par Castellone au profit de Bernard de La Tour, déclaration dont Baluze reproduit également le texte latin dans les preuves de son Histoire de la iflaisrn d’Auvergne[8]. Voici la traduction littérale de ce document.

« Nous Castellone, humble abbesse du monastère de la Vayssi, de l’ordre de Cîteaux, et tout le dévot couvent de ce lieu, faisons savoir à tous ceux qui ces présentes lettres verront que de notre plein gré et sciemment, après en avoir auparavant délibéré entre nous en notre chapitre, nous avouons et reconnaissons pour vrai, en présence de noble homme Bernard, seigneur de La Tour, damoiseau, recevant ce qui vient d’être dit et ce qui est écrit ci—après pour lui et pour ses héritiers et successeurs à perpétuité, que nous tenons en fief du dit seigneur de La Tour et que nous avons tenu d’ancienneté des prédécesseurs dudit seigneur toutes les choses qui sont indiquées plus bas, à savoir le monastère de la Vayssi avec ses appartenances, item les mas de la Grangeta, de Palutz, de las Andas, de Lasbro, de la Gonsonia, de Palnes, de Frigidofonte, de Brumassanghas, de Cachafau, del Joanil, de la Noghairola, de Cossac, de Lacu, de Brossos, de Verchaletz, et le mas de Longha-Chalm qui jadis fut la propriété de sire Gerauld de Chanterelles, avec les droits et toutes les dépendances desdits mas, item les domaines ou tenures de las Pruneyras, de Bonnoza, de Chaparogha, de Chapsalvanda, et le domaine de la Pruneyra que détiennent les Arzileyr avec ses droits et les dépendances desdits domaines et tenures, item les tenures que nous avons dans la montagne de Lacu Chanet et celles que tiennent de nous Jean et Géraud Esparveyrs dans l’endroit et les appartenances du hameau de Picharanda, item les tenures et les choses que nous avons dans le hameau del Montbeliart, item tous les cens et rentes et tous les droits que nous possédons et avons coutume de percevoir sur la terre et sous la terre et juridiction dudit seigneur de La Tour.

« Nous reconnaissons également que toutes les choses qui précédent sont et ont été d’ancienneté en la garde et sous la bonne garde, ou la puissance et dépendance dudit seigneur de La Tour et de ses prédécesseurs, et que c’est par ceux-ci qu’a été fondé ledit monastère.

« Nous promettons de bonne foi ne rien faire et n’avoir rien fait à l’encontre de ce qui précède qui puisse diminuer et infirmer la validité à perpétuité des reconnaissances susdites, et nous renonçons par ce fait à l’exception de dol et en fait à l’action de lésion, de tromperie et d’erreur et à tous privilège, usage et coutume et à tout droit canonique et civil et au bénéfice du droit velléien[9] et au droit qui proclame nulle la renonciation faite d’une manière générale, laquelle renonciation nous voulons être aussi valable que si nous eussions » renoncé à chacun des droits en particulier. Nous consentons à pouvoir être rappelées à l’observation de ce qui précède par tout juge ecclésiastique ou séculier. En témoignage de quoi, nous avons apporté notre sceau, le seul dont nous nous servions, pour l’apposer sur les présentes lettres[10].

« Donné le vendredi avant la fête de Sainte-Foi, l’an du Seigneur treize-cent-deux. »

Les possessions du monastère de La Vassin étaient, comme on le voit, d’une certaine étendue au commencement du xive siècle ; de plus, la renonciation faite par les religieuses au bénéfice du sénatus-consulte velléien nous prouve qu’à cette époque l’abbaye était de droit écrit, c’est-à-dire régie par la loi romaine. Cette circonstance est digne d’être remarquée, car en Auvergne la plupart des couvents de femmes se virent dès le xiie siècle enlevés à la juridiction du droit romain pour être soumis par leurs suzerains au droit coutumier.

Favorisées par la puissance du glaive et par l’autorité de la force, les coutumes particulières, personnelles, territoriales avaient surgi de toutes parts) sortant de la bouche des baillis qui plantaient l’épée du seigneur en terre et disaient droit.

En face de ce grand ode romain, dû au génie du stoïcisme antique, devant ce droit écrit que l’Église avait en quelque sorte rendu chrétien en l’appelant, après la conquête des Franks, au secours des vaincus comme une sauvegarde et comme un principe de spiritualisme, le droit haineux, selon l’expression de Bouteiller[11], s’était levé, résolu à la lutte, et, soutenu par les barons, il gagnait tous les jours du terrain. À côté de La Vassin, Féniers, abbaye d’hommes, fondée par la Maison de Mercœur, obéissait aux coutumes. Dans la Haute-Auvergne, plusieurs monastères de femmes conservèrent le droit romain, tels que Saint-Jean-des-Buix, à Aurillac, Brageac, soumis aux Scorailles, Champagnac aux Sartiges[12].




  1. Bacquet, Des droits de justice, nos 20 et 21 ; — Maréchal, Traité des droits honorif. des seigneurs, t. 2, p. 60. — L’église de St-Genès-du-Retz, canton d’Aigueperse, porte encore sur ses murailles, à l’extérieur, des traces d’anciennes peintures de litres.
  2. Maréchal, t. 2, p. 153 et 156.
  3. Brussel, Usage des fiefs, t. 1er. — Ducange, V° Hominium.
  4. Justel, Preuves, p. 93, 95 et 96.
  5. Delaurière, Glossaire du Droit français, au mot Bouche.
  6. Ducange, V° cit°.
  7. L’hommage se rendait parfois d’une façon singulière. Ducange cite une charte de 1329 d’après laquelle Marie de Brebant, dame de Vierzon, vassale de Robert d’Artois, comte de Beaumont, devait, pour rendre hommage, se tenir à cheval au gué de Noies « les deux pieds de derrière de sa monture dans l’eau du gué et les deux pieds de devant à terre sèche, par devers la terre de Meun, » tandis que le suzerain, également à cheval, maintenait, pour recevoir l’hommage, son palefroi dans la même posture.
  8. Archives nat. J. 1093, n° 2. — Baluze, t.2 , p. 566.
  9. En droit romain, les femmes ne pouvaient s’engager pour autrui, soit par fidéjussion, soit par constitut, soit par but autre moyen. « Ne pro ull feminæ intercedant » ; disait le sénatus-consuIte velléien. (F. 1, 2, § 1er ad sc. Velleianum D. 16. 1.) Néanmoins, si une femme s’engageait, malgré la défense exprimée, on lui permettait de repousser le créancier par l’exception du sénatus-consulte velléien.
  10. Ce sceau est conservé aux Archives nationales sous le n° 9, 265. Il porte en exergue : S. (sigillum) abatissæ de la Vaysi, et représente une abbesse tenant de la main droite une crosse et de la main gauche un livre ouvert.
  11. Somme Rurale, tit. 1er.
  12. Branche, L’Auv. au moyen-âge, p. 451.