Étude de Cavalerie – Les chasseurs d’Afrique
L’année 1830 a vu commencer dans notre armée un mouvement de transformation d’autant plus digne d’étude qu’on en connaît assez mal les origines et qu’on le voit se poursuivre encore. Malgré l’exemple donné avec tant d’autorité dans la Revue[1], beaucoup de chapitres de cette histoire militaire restent à écrire. Que de pages instructives à tirer pourtant de ces années d’enfantement, de ces épreuves fécondes au milieu desquelles se sont formés tant de corps nouveaux, espoir et orgueil de la France ! C’est sur un de ces corps que je voudrais aujourd’hui appeler l’attention, et ce n’est pas seulement le souvenir de quelques années de commandement qui m’invite à parler des chasseurs d’Afrique ; leur histoire m’attire par un autre côté : j’aime à y saluer les débuts d’une ère de renouvellement pour la cavalerie française. L’heureuse influence que la création des zouaves et des chasseurs à pied a exercée sur nos régimens de ligne, la création des chasseurs d’Afrique l’a exercée sur nos escadrons. En gardant toutes ses nobles qualités, toutes ses vertus guerrières, le cavalier français a gagné de nouvelles forces dans les leçons puisées à l’âpre école d’Afrique. Notre cavalerie a montré dès lors une variété d’aptitudes qu’on ne lui connaissait pas. À côté des deux grandes divisions désignées sous le nom de cavalerie légère et de grosse cavalerie, on a vu se placer un corps nouveau qui conciliait admirablement l’impétuosité de l’une avec la solidité de l’autre. Des qualités militaires que l’ancienne tactique ne développait guère qu’isolément se sont fondues en un ensemble digne de l’admiration de tous les hommes de guerre. Il nous a paru opportun de dire à quel prix ces résultats ont été obtenus. C’est au moment où se multiplient les inventions nouvelles dans l’art de la guerre qu’il convient de rechercher par quelle série d’efforts un corps nouveau arrive à fixer sa place et à devenir un élément durable de la composition d’une armée.
L’histoire des chasseurs, considérée comme exemple des difficultés d’une création militaire heureusement surmontées, se résume dans deux époques. La première s’étend de 1830 à 1834, l’élément arabe est conservé alors à côté de l’élément français dans la cavalerie nouvelle : le 1er chasseurs nous aidera surtout à caractériser ces curieuses origines. Plus tard, l’élément arabe disparaît, l’originalité du nouveau corps est complète, la jeunesse a succédé à l’enfance : les 2e, 3e et 4e régimens représentent avec éclat la période de vaillans efforts qui se termine en 1847, avec la soumission d’Abd-el-Kader, et que nous pouvons raconter d’après nos propres souvenirs.
Les premiers chasseurs qui parurent dans l’Afrique française portèrent plusieurs dénominations. On les appela chasseurs algériens, et même chasseurs numides, en souvenir sans doute de la redoutable cavalerie d’Annibal, qu’immortalisa la journée de Cannes. Une dénomination plus significative est celle de zouaves à cheval, que nous avons trouvée en compulsant les archives de la guerre. Quand on forma les chasseurs d’Afrique, les zouaves étaient à peine créés, puisque les premiers essais d’organisation de cette nouvelle infanterie datent d’octobre 1830, et que la formation des chasseurs est du mois de décembre de la même année. Déjà cependant on pressentait une sorte de fraternité entre ces deux corps, nés sur la même terre et dans le même temps. Zouaves et chasseurs se prêtèrent en effet toujours un mutuel et fraternel appui.
Avant le chasseur d’Afrique, l’armée avait déjà le chasseur à cheval, créé en 1780. Le chasseur à cheval avait noblement répondu à l’appel du pays ; il s’était couvert de gloire depuis Hohenlinden, sous Montbrun, son colonel, jusqu’aux champs, néfastes de Waterloo[2]. Ce fut un régiment de chasseurs français qui servit de noyau à la création nouvelle. Le 17e régiment de chasseurs à cheval, aujourd’ hui 12e de l’arme, et qui faisait partie de l’expédition de la conquête en 1830, fournit les premiers élémens de la formation des chasseurs d’Afrique. L’organisation des chasseurs algériens ou zouaves à cheval porte la date du 15 décembre 1830. Il entrait dans cette organisation deux catégories bien distinctes, l’une composée d’hommes habillés, équipés, montés aux frais de l’état, l’autre comprenant les cavaliers habillés, équipés, montés à leurs frais, et chargés de nourrir leurs chevaux. Les premiers étaient les cavaliers pris dans le 17e régiment de chasseurs et les enrôlés volontaires. Les autres étaient des Arabes : ils ne formèrent dans le principe qu’un escadron, sous les ordres de M. Marey-Monge. C’est dans ce corps arabe qu’apparut pour la première fois un jeune homme dont la fortune militaire devait grandir rapidement, en raison de ses services et d’une énergie peu commune jointe à une audace non moins rare ; ce jeune homme, c’était le capitaine Yusuf[3]. La prise de la casbah de Bone en 1832 montra ce que valait cet homme. Un tel épisode ouvre dignement la série des combats où figurèrent les organisateurs de notre cavalerie africaine.
Le 29 avril 1832, cent vingt Turcs, aidés d’un Français, M. d’Armandy, capitaine d’artillerie, et le capitaine Yusuf, commandant l’expédition, se rendirent maîtres de la casbah de Bone et nous ouvrirent les portes d’une nouvelle province, celle de Constantine. Ibrahim-Bey commandait la place. Le capitaine Yusuf l’aborda en lui adressant ces fières paroles devant quelques Turcs dévoués au bey : « Tu as trahi la France, et la France veut avoir vengeance de ta trahison. Je suis son envoyé, et je viens te dire en son nom qu’il faut sur-le-champ abandonner la place ou mourir. » Ibrahim, furieux, répondit : « Si dans une heure tu es encore sur mon territoire, je te fais couper la tête. — Et moi, ajouta le fier mameluck, je puis t’annoncer que, si un poil de ma barbe est touché, le roi des Français te fera couper par morceaux. » Le bey pâlit, mais il ordonna aux Turcs de se saisir du téméraire. Les sabres furent tirés, la lutte s’engagea. Prompt comme la foudre, Yusuf courut à un Turc dont il fit voler la tête d’un coup de sabre ; deux, trois têtes tombèrent ! Ibrahim, muet, son yatagan à moitié tiré du fourreau, était cloué au mur par les deux pistolets du capitaine d’Armandy, qui le magnétisait de son regard de feu. Le bey et ses esclaves demandèrent grâce ; ils sortirent de la citadelle au nombre de trente, et allèrent’ se jeter dans les montagnes. Le drapeau vert de Mahomet fut remplacé par l’étendard français. Yusuf ordonna ensuite à la garnison vaincue de faire une décharge générale de ses armes en l’honneur de notre pavillon : un seul Turc refusa. Quelques années après, on voyait encore sur le mur blanc du pavillon du bey l’empreinte de cinq doigts sanglans ; ce sang, c’était celui du Turc qui refusa de tirer un coup de fusil en l’honneur de notre drapeau. Il avait suffi de deux hommes intrépides pour prendre une ville.
Les cent vingt Turcs qui concoururent à l’expédition de Bone furent tous depuis incorporés à l’élément arabe des chasseurs d’Afrique. Ils y apportaient cet esprit aventureux, un peu romanesque, des races orientales, esprit qui, combiné avec la bravoure française, devait donner au nouveau corps sa physionomie distincte. Un de ces Turcs, nommé Malek, avait mené une vie digne d’un héros de Byron. Né dans l’île d’Elbe et tombé aux mains de corsaires tunisiens, il avait été vendu au bey, qui en avait fait son esclave. L’enfant grandissait, et le bey, ayant reconnu en lui une rare intelligence, lui avait donné un emploi dans son sérail. Or le bey avait une fille nommée Zumla, belle comme une houri. Le jeune esclave la vit, et les deux enfans s’aimèrent. Le malheur voulut qu’un certain Kloughi, Grec de naissance et porte-pipe du bey, surprît leurs rendez-vous. Le misérable se fit acheter son silence par une rente mensuelle de cent sequins. Tous les mois, pendant un an, le pacte fut scrupuleusement exécuté. Un jour vint néanmoins où Malek perdit patience, et un coup de yatagan frappa le Grec au moment même où il comptait ses écus ; puis Malek fit disparaître le cadavre. Il se croyait à l’abri de tout soupçon, et le lendemain il était parti de bonne heure pour faire, au nom du bey, une collecte d’impôts dans quelques villages, quand un esclave dépêché par Zumla vint lui apprendre qu’on savait tout, et que le bey avait envoyé des gardes à sa poursuite. Malek échappa aux gardes, qui suivirent de près l’esclave ; mais il fut blessé dans la lutte, et ne parvint qu’à grand’peine à se tirer de leurs mains. C’est un marabout de l’Algérie qui donna asile au fugitif et qui le guérit. Quand Malek fut hors de danger, le marabout l’accompagna jusqu’à un mille de son habitation, lui remit une bourse contenant vingt douros, un cheval et un chapelet. Il n’est pas besoin d’ajouter que le cheval conduisit aussitôt Malek aux avant-postes français.
Tels étaient les hommes qui combattaient à côté de nous. Il était aussi utile qu’intéressant d’étudier ces mâles caractères. Ce qui mérite surtout d’être signalé dans cette première époque de la formation, c’est l’influence morale qu’exercèrent sur nos cavaliers français la hardiesse et la brillante habileté des cavaliers arabes. Les prouesses de ces cavaliers incomparables devaient naturellement stimuler l’amour-propre de nos Français, les forcer pour ainsi dire à se mettre à leur hauteur, même à les surpasser. Cette émulation géné reuse ne pouvait que tourner à l’avantage d’une organisation qui devait devenir plus tard toute française, quand ces mêmes Arabes eurent été distraits des rangs des chasseurs pour former les corps indigènes de spahis.
Aux chasseurs algériens cependant avait succédé le 1er régiment de chasseurs d’Afrique, créé en vertu d’une ordonnance du 17 novembre 1831. Ce régiment comprenait : 1° l’escadron des chasseurs algériens, 2° trois cents hommes tirés des régimens de France, 3° quarante enrôlés volontaires, 4° vingt hommes par escadron du 12e chasseurs (ancien 17e). D’abord formé à quatre escadrons, ce régiment prit tout de suite le service des avant-postes, service que l’on aurait pu raisonnablement exiger de trois régimens de même force. Sans vêtemens, sans chaussures, au milieu de la pluie et de la boue, ces braves soldats montrèrent une discipline et une bonne volonté dignes de vieilles bandes. C’est qu’ils avaient un rude colonel, un vieux soldat de l’empire, M. de Schauenbourg[4]. Avec un tel homme, le succès de l’organisation n’était point douteux.
Le régiment débuta d’une manière brillante à l’affaire d’El-Ouffia, qui eut lieu le 6 avril 1832, cinq mois après sa formation. On n’avait point eu encore le temps de distribuer toutes les armes et tous les fournimens, lorsque le colonel Schauenbourg reçut l’ordre de partir la nuit. On commençait alors ces fameuses marches nocturnes[5], silencieuses, pénibles, mais prélude ordinaire de ces audacieuses razzias dont le mot est passé dans notre langue, et qui ont enfin formé cette valeureuse infanterie de Crimée dont l’activité et le courage ne connaissaient ni le jour ni la nuit. À l’affaire d’El-Ouffia, le général de Faudoas, brillant officier du premier empire, comme M. de Schauenbourg, conduisait la colonne. Il s’agissait de châtier des tribus qui venaient nous insulter à la porte d’Alger. Le succès fut complet ; les Arabes culbutés furent chassés le sabre dans les reins pendant plusieurs lieues, et apprirent à connaître aux premiers coups l’audace et la valeur des nouveaux cavaliers. Cette expédition fut d’un excellent effet pour le moral du nouveau régiment. On poursuivit aussitôt son organisation en dépit de toutes les difficultés, et le 1er juillet le régiment se trouvait fort de huit escadrons. Une plus belle occasion devait donner la mesure de ce que l’on pouvait attendre de cette troupe et de celui qui la commandait : c’est le combat de Bouffarik, livré le 1er octobre 1832. Le 10e d’infanterie légère, un bataillon de zouaves, les chasseurs d’Afrique et deux pièces de canon étaient réunis à neuf heures du soir au pont d’Oul-el-Kerma. La colonne se dirigea sur Bouffarik ; à six heures du matin, le combat s’engagea : le brave colonel Schauenbourg, renversé de cheval, ayant la clavicule cassée, donna l’ordre à son régiment de lui passer sur le corps et fit sonner la charge. Les chasseurs, lancés sur l’ennemi, enlevèrent deux drapeaux ; leur commandant, Marey-Monge, tua un des porte-fanions de sa main, et dans la liste des noms cités honorablement on trouve ceux de trois généraux futurs : Marion, de Drée, de Prémonville.
La période franco-arabe de l’histoire des chasseurs d’Afrique, représentée surtout par le 1er régiment de ce corps, commence en 1830, et s’achève, nous l’avons dit, en 1834. En 1832, un nouveau régiment était créé, qui représente une autre période de ces annales militaires que le moment n’est pas encore venu de raconter.
A partir de 1834, le 1er chasseurs prit une physionomie spéciale comme dépositaire des traditions du corps qui, dès l’année 1840, comptera quatre régimens. Il en personnifia la jeunesse, les autres en annoncèrent la maturité. Rappelons en peu de mots les derniers traits de son histoire. Après le choléra de 1835 vint 1836, une année de repos. Ce régiment devait en tout servir de point de départ, et c’est pendant cette année de repos qu’on y essaya diverses améliorations applicables au nouveau corps. L’habillement, l’armement et le harnachement furent bien coordonnés pour le service auquel était appelée cette cavalerie nouvelle et pour la nature du pays où elle faisait la guerre. Avec un harnachement dépourvu d’accessoires inutiles et de parade tels que la schabraque, avec une selle dite à la hongroise, et qui restera toujours, malgré toutes les modifications, la vraie selle de cavalerie légère, monté sur le cheval du pays, sobre, plein de feu et d’énergie, vêtu à la légère avec sa veste d’écurie, le fusil du voltigeur en bandoulière, coiffé de ce képy algérien qui s’est promené sur tous les champs de bataille des dernières guerres, le chasseur d’Afrique offrit bientôt le type parfait du cavalier léger en campagne. Cette tenue n’a pas varié ; elle est devenue particulière aux quatre régimens. Les Arabes reconnaissaient au loin avec terreur 1*uniforme bleu de ciel de nos chasseurs quand ils arrivaient dans la plaine.
Le 31 décembre 1839 se livra le combat d’Oued-Laleg, sous les yeux du maréchal Valée. Le colonel du 1er chasseurs, M. de Bourjolly, enfonça, à la tête de son régiment, les carrés de l’infanterie régulière de l’émir, et lui tua trois cents hommes. Le vieux maréchal Valée se trouvait au milieu des chasseurs, qui, électrisés par sa présence, enlevèrent trois drapeaux, un canon et les tambours de la nouvelle infanterie d’Abd-el-Kader. Trois chasseurs du 1er, dont les noms ne doivent pas être oubliés, — Amet, Raymond, Lefèvre, — prirent chacun un drapeau. Cette belle victoire répondait à l’échec du même nom que nous avions subi quelque temps auparavant, au même lieu, dans une attaque de convoi.
À l’Affroun, le 27 avril 1840, on vit encore le 1er chasseurs, sous les yeux du duc d’Orléans, charger avec une impétuosité victorieuse les Arabes, acculés au Bouroumi. La même année, il se couvrit de gloire à Medeah, à Milianah. La province d’Alger, qui était le champ de ses opérations, confondra toujours le souvenir de ce brave régiment avec celui du prince qui, deux ans avant sa mort cruelle, était venu l’électriser de son exemple.
C’est préoccupé de ces glorieux antécédens de notre cavalerie africaine que, dans les premiers jours de février 1845, j’arrivais à Oran, où m’appelait un commandement qui m’était confie au 2e des chasseurs d’Afrique. De 1832, époque de sa formation, à 1845, époque où j’avais l’honneur d’y servir, l’histoire de ce régiment avait présenté quelques épisodes assez remarquables, dont j’indiquerai les principaux, pour montrer surtout ce qui donnait au 2e chasseurs une physionomie distincte à côté du 1er. Pour peu qu’on ait vécu dans l’armée, on ne peut en effet ignorer que chaque régiment a son caractère particulier, son âme en quelque sorte. Je ne crains pas d’ajouter que l’organisateur d’un régiment lui laisse toujours un peu l’empreinte de ses qualités et de ses défauts. Or l’officier qui présida d’abord à la formation du 2e chasseurs, M. le colonel Létang, sans manquer des grandes qualités militaires du colonel Schauenbourg, ne maîtrisait pas toujours assez sa bouillante ardeur. Le 1er chasseurs possédait à un haut degré ce sentiment de la discipline, cette circonspection indispensable à un régiment qui doit être le type d’une création nouvelle ; le 2e au contraire avait toutes les libres et bouillantes allures d’un corps vieilli dans la guerre et sûr de lui-même. J’entendais un jour un zouave dire d’un de nos généraux : « On dit qu’il est très brave ; moi, je ne connais que le travail, et je voudrais le voir travailler. » On devine ce que signifie ce mot travailler dans la langue militaire. Eh bien ! les chasseurs du 2e étaient comme ce zouave, ils ne connaissaient que le travail, c’est-à-dire la charge impétueuse, le choc indomptable. Il y a cependant diverses nuances de bravoure, et si la furie guerrière a droit souvent à l’admiration, une estime plus raisonnée est due au courage non moins solide du régiment qui, les yeux fixés sur son chef, emporte pas à pas une position et se maintient avec une fermeté modeste dans le rôle que lui assigne le plan général d’un combat.
La formation du 2e chasseurs eut lieu à Oran. Dès le début, il donna un exemple d’indiscipline. L’imprudence d’un soldat de ce régiment qui avait soulevé en pleine rue le voile d’une Mauresque, et que le général Desmichels avait fait exposer, l’uniforme retourné, sur la grande place d’Oran, provoqua une prise d’armes de ses camarades, qui rompirent ses liens et le ramenèrent en triomphe à la caserne. Bientôt éclata une sorte de révolte : les soldats du bataillon espagnol de la légion étrangère, envoyés pour la réprimer, pactisèrent avec les mutins aux cris de viva los casadores dell’ Africa ! Le mouvement eût pris des proportions inquiétantes, si le colonel de Létang ne se fût élancé à cheval au-devant de cette troupe indisciplinée, et par quelques nobles paroles militairement accentuées ne l’eût ramenée au sentiment du devoir. Cette première page de l’histoire du 2e chasseurs est triste, mais le régiment l’a en quelque sorte effacée par mille actions d’éclat. On le vit par exemple se couvrir de gloire au combat de la Sikkakh, où les belles dispositions du général Bugeaud nous assurèrent une victoire complète. Après la paix de la Tafna, placé sous le commandement du colonel Randon[6], le 2e chasseurs, fort de onze cents chevaux, s’exerça dans des courses pénibles aux marches qu’il devait exécuter plus tard sous le feu de l’ennemi ; il rivalisa bientôt d’adresse et d’habileté en équitation avec les Arabes. La transformation de la cavalerie française s’accomplissait ainsi peu à peu ; pour le tir à cheval au galop, elle luttait déjà de précision avec les cavaliers indigènes. La réputation des chasseurs d’Afrique comme tireurs et cavaliers s’était dès cette époque répandue dans toute l’Europe.
Le 9 novembre 1840, le 2e régiment de chasseurs se signala près d’Oran. Le général Lamoricière, chargeant à sa tête, cherchait à reprendre le corps du colonel de Maussion, tué dans le combat. Suivi de son chef d’état-major, M. de Crény, et d’un maréchal-des-logis du 2e, il put enlever à l’ennemi les restes du brave colonel ; mais le maréchal-des-logis trouva la mort aux côtés du général. Au combat d’El-Amria, le général Lamoricière signala aussi la belle conduite du 2e régiment. « Son colonel (Randon), dit-il dans son rapport, a exécuté un mouvement avec l’audace et la célérité qui conviennent à l’arme. » À cette affaire se rattache le nom du commandant du génie Bizot, tué dans les tranchées de Sébastopol comme général. Que de jeunes illustrations d’Afrique devaient tomber sur les champs de Crimée ! Citons encore le combat de Sidi-Rachet, où se montrèrent avec un rare éclat les qualités spéciales du 2e chasseurs. Fougueux, bouillant, il se lançait à l’aventure, ne doutant jamais du succès. Dans une position désespérée, il trouvait à décupler sa valeur. Le chasseur du 1er enfonçait des carrés en ligne, comme à l’Oued-Laleg : le chasseur du 2e avait des allures plus indépendantes ; il combattait toujours en fourrageur : c’était son esprit, et il s’en tirait bien.
Tels étaient en 1845 les principaux titres militaires du régiment où j’étais appelé à servir. À l’époque de mon arrivée, toute la cavalerie était réunie au quartier de Kergenthal, situé à un quart de lieue d’Oran. C’est là que je devais trouver baraqué le 2e régiment de chasseurs d’Afrique. Les officiers occupaient un pavillon séparé, dit pavillon de la Mosquée. Colonnades en marbre ciselé, fontaine dans la cour dallée aussi de marbre blanc, galeries peintes et cintrées, rien de ce qui fait le luxe des grandes demeures musulmanes ne manquait à ce charmant pavillon. La salle des délibérations du conseil offrait surtout un aspect pittoresque. Il y avait à l’époque dont je parle un capitaine du 2e, nommé Joly, qui joignait un certain talent d’artiste à ses qualités militaires. Armé de son pinceau, il avait peint sur le mur des sujets tirés de l’histoire militaire de la France. Avec du papier colorié et fort habilement découpé, il avait fait des vitraux d’église ; seulement il avait remplacé les sujets religieux par des armoiries qui représentaient tout le blason de la chevalerie française. Le plafond figurait les champs élyséens où doivent se rendre tous les braves. On voyait Du Guesclin tendre la main à Murat, et le grand Condé causer avec Ney. Des cartouches entre les grands sujets donnaient l’uniforme exact des régimens français depuis l’invention de la poudre. L’ensemble avait un cachet d’originalité qui frappa Horace Vernet lui-même, quand il passa par Oran pour aller étudier le terrain d’Isly. Au milieu de ces baraques d’hommes et de chevaux se développait une cour spacieuse. Il y avait dans un coin de cette cour un banc nommé banc de M. de Crac. Que d’aventures romanesques, d’ardens récits de jeunesse, maiâ aussi que d’effrayans épisodes ce banc n’a-t-il pas entendu raconter ! Ce fut là qu’un soir, au milieu d’une joyeuse causerie, tomba soudain l’horrible nouvelle de la catastrophe de Sidi-Brahim, signal d’une campagne à laquelle le 2e chasseurs allait prendre une large part.
La province, depuis la bataille d’Isly, vivait dans un repos absolu. L’émir Abd-el-Kader, retiré dans le Maroc, jouissait en secret de la défaite du fils de l’empereur, qui n’avait point voulu écouter ses avis, et avait vu en un jour fondre toute son armée. L’idée lui vint tout à coup de rallumer la guerre et de tenter une irruption soudaine sur nos frontières. On était alors au mois de septembre 1845. Les Arabes ayant rentré toutes leurs récoltes, rempli leurs silos, Abd-el-Kader, avec ce tact qui lui était naturel, avait choisi ce moment favorable, chez un peuple à la fois agriculteur et guerrier, pour envahir comme un torrent nos possessions de l’ouest. Les nouvelles se succédaient, les unes bonnes, les autres mauvaises, suivant les gens qui les débitaient ; celles qui émanaient de cette population moitié française, moitié espagnole, qui habite la ville d’Oran, étaient grossies par la peur et prenaient des proportions effrayantes. On pouvait lui pardonner ses craintes, justifiées malheureusement depuis par une affreuse certitude, car elle se rappelait les événemens de 1840 dans la milidja d’Alger, où le fer et la flamme, promenés jusqu’aux portes de la ville, avaient mis le comble au désespoir des colons.
Heureusement un officier-général brave, résolu, expérimenté, commandait la province : c’était le général Lamoricière. Il sut, par son sang-froid, son calme au milieu des défections des tribus amies la veille, faire passer dans les cœurs les plus timides une confiance qu’il n’avait peut-être pas lui-même. En effet sa position était des plus critiques : en une nuit, tous les Douers et les Smélas restés fidèles, et qui campaient sous le canon d’Oran, nous avaient abandonnés. Le général Lamoricière perdait en eux une précieuse ressource : c’étaient des guides intelligens, connaissant bien le pays. Il demeurait réduit aux seules forces françaises qu’il avait avec lui. L’orage était partout ; de tous côtés, les tribus en révolte couraient aux armes. Déjà, à Mostaganem, les Flittas révoltés avaient eu une rencontre avec nos troupes. Malgré le peu de ressources que le général Lamoricière avait sous la main, il voulut refouler le torrent qui s’avançait sur lui : il marcha droit à l’ennemi en cherchant à rallier sur sa route ses troupes disséminées. À la tête du 2e régiment de chasseurs, il sortit d’Oran. Quoiqu’il eût avis de l’engagement des Flittas, il résolut de chercher l’émir partout où il pourrait le rencontrer. Le général marcha dans la direction de Sidi-Brahim. Il s’arrêta à Bridia, à six lieues d’Oran, pour y rallier et masser sa colonne ; il y fit halte dans la soirée. Ce premier bivouac présentait l’aspect le plus animé : tous ces régimens, qui ne s’étaient pas vus depuis longtemps, fraternisaient avec cette gaieté française qui ne fait pas faute même dans les revers. Je me souviens d’un des muletiers, ou soldats chargés de conduire les cantines des officiers, et qui appartenait au 2e régiment de chasseurs ; cet enfant de Paris, monté sur des caisses entassées, récitait en langue sabir, ou mauvais arabe, des proclamations qui étaient la parodie burlesque des célèbres allocutions adressées à l’armée d’Égypte. Lors de la formation du 2e, avant que la casquette traditionnelle ne fût trouvée, les chasseurs avaient porté d’abord un chapska de lancier très bas de forme ; puis on y avait substitué un chapeau gris à la Henri IV, orné d’une plume noire. L’essai malheureux de ce chapeau ne dura guère, et la coiffure du bon roi Henri fut reléguée au magasin. Notre muletier en avait probablement dérobé un, et, coiffé de ce sombrero, auquel il avait ajouté une énorme plume d’autruche, il ressemblait assez à Charles Ier en déroute haranguant ses cavaliers. L’armée d’Afrique, au milieu de ses fatigues et de ses privations, a pu souvent retremper son moral au milieu des lazzis de quelques joyeux enfans des rues de Paris. Soit sous le soleil brûlant d’Afrique, soit sur les plateaux neigeux de Sébastopol, l’esprit parisien, si railleur, si militairement spirituel, se retrouve partout le même. Il date de loin, au reste. « Laissez aller la Pie (le cheval de Turenne), s’écriaient quelques soldats après la mort de ce grand homme, nos généraux ont perdu la tête ! » Ces soldats de Turenne ne faisaient que devancer nos zouaves. « Joue-leur la Casquette, disaient ceux-ci quand ils étaient serrés d’un peu trop près, ils croiront que Bugeaud est avec nous ! »
Ayant rallié ses troupes, le général Lamoricière se dirigea sur Aïn-Temouchen. Ce petit camp, pendant deux jours, avait été entouré par les Arabes, ivres de leur premier succès. Bou-Hamedi, lieutenant d’Abd-el-Kader, le tenait bloqué ; mais c’était un vieux zouave, le capitaine Saffranet, qui y commandait. N’ayant aucun moyen de résistance, il usa de ruse, et avec des bûches placées tout autour de ses remparts de terre, il simula une puissante artillerie, se refusa à entrer en aucun accommodement, menaçant sans poudre de se faire sauter lui et toute sa garnison plutôt que de se rendre. Il sauva ainsi sa chétive place. Quand on arriva en vue de ce petit fortin, la fanfare du 2e régiment de chasseurs entonna l’air fameux la victoire est à nous ! Le soir, dans le camp débloqué, on but à la santé de la France, du capitaine des zouaves et de sa petite garnison.
Le lendemain, la colonne passa sur le terrain appelé les Trois-Marabouts, qui avait été témoin de la plus honteuse capitulation conclue par une troupe française ; Toute une colonne, avec soixante-dix mille cartouches, s’était rendue à discrétion. C’était un petit Baylen, mais dont les conséquences furent plus désastreuses peut-être ; le général Dupont au moins sauva et ses troupes et ses bagages, tandis que cette malheureuse colonne d’Afrique fut massacrée tout entière quelques mois après sur les bords de la Malouïa, dans le Maroc. Le général Lamoricière s’arrêta un moment sur ce théâtre de honte, couvert encore de débris de souliers, de chiffons et de papiers à cartouches qui n’avaient point servi, puis il se rabattit à droite et prit la direction des Traras, dont il longea les montagnes, et entra à Ghemma-Razouät sans avoir rencontré l’ennemi. Ayant appris que le général Lamoricière était sorti de son camp pour marcher à lui, Abd-el-Kader s’était renfermé dans Nedroma, au pied des montagnes des Traras, dont les populations lui étaient dévouées. C’est là que le général vint enfin l’attaquer : le 2e régiment de chasseurs préluda par une charge brillante sur les hauteurs de Nedroma. Acculée à des précipices affreux, toute cette population, qui eût pu être anéantie, ne trouva grâce que devant la clémence et l’humanité du jeune général français.
L’émir, ayant fui dans le sud, se rabattit ensuite sur le Maroc, où il rejoignit sa deira. Rentré à Ghemma, le général résolut de marcher sur la Malouïa, où cette smala était campée, afin de délivrer les prisonniers qu’emmenait Abd-el-Kader. Cette pointe n’eut pas un succès complet : l’émir, informé de notre approche, : avait fui dans l’intérieur du pays ; on dut renoncer à revoir nos malheureux compatriotes. La colonne rentra à Ghemma pour y faire des vivres et prendre quelque repos. C’est laque nous recueillîmes quelques données sur le triste sort des prisonniers de l’émir, grâce à une rencontre assez singulière pour que j’en dise quelques mots.
Un matin que j’étais de service dans une excursion de fourrageurs, un sous-officier du 2e vint me prévenir que dans un champ d’orge voisin on apercevait des Arabes embusqués, et que l’on découvrait fort distinctement le bout de leurs longs fusils. Je pris quelques chasseurs avec moi, et en compagnie du sous-officier je me dirigeai vers l’endroit où l’on présumait les Arabes cachés. En regardant à une certaine distance avec une excellente lorgnette, je ne vis qu’un seul fusil poindre dans les orges. Je fis approcher les chasseurs l’arme haute en cas d’attaque ; ceux-ci me ramenèrent bientôt un homme qui n’avait pour tout vêtement qu’une kandoura, où chemise arabe en laine avec un capuchon. Il était très pâle, et ses yeux exprimaient une profonde terreur. Ce malheureux était en proie au délire. On le conduisit immédiatement à la tente du colonel Morris. Le colonel fit appeler le chirurgien du régiment, qui reconnut que la faim, la soif et le soleil ôtaient pour l’instant au pauvre diable l’usage de sa raison. On lui fit apporter un bouillon ; bientôt il retrouva des forces et se mit à causer : c’était à notre grande surprise le frater ou barbier du 8e bataillon de chasseurs à pied, qui venait comme par miracle d’échapper au massacre des prisonniers sur les bords de la Malouïa. Son histoire était un de ces petits romans militaires comme beaucoup de soldats d’Afrique en peuvent raconter. Frappé d’un coup de crosse de fusil à la tête pendant qu’il donnait ses soins au commandant qu’une balle venait de coucher à ses pieds, il était tombé évanoui. Les Arabes l’avaient emporté dans leur camp et l’avaient chargé de l’affreuse mission d’enduire de miel )es têtes coupées de ses malheureux camarades. « Quand je n’allais pas assez vite, nous disait le pauvre frater, je recevais des coups de bâton. » Parmi ces têtes, il y en avait que le barbier avait rasées la veille et qu’il reconnut. L’opération terminée, les Arabes lui avaient donné une galette, six dattes, et l’avaient envoyé rejoindre les autres prisonniers. Plusieurs mois se passèrent ensuite en marches sous un ciel ardent, sur des routes désolées. Enfin le camp fut assis sur les bords de la Malouïa, théâtre prochain d’un drame terrible qu’il faut laisser raconter au digne frater.
« Abd-el-Kader était parti pour aller je ne sais où ; nous étions confiés à Mustapha-ben-Thami[7], beau-frère de l’émir, homme dur et méchant. Depuis plusieurs jours, je remarquais des allées et des venues ; les prisonniers remarquent tout. Je communiquais mes appréhensions à deux de mes compagnons, car la figure de nos gardiens n’annonçait rien de bon, et nous convînmes de chercher à nous soustraire par la fuite au sort qui nous attendait. L’un appartenait au train des équipages, l’autre était un soldat du bataillon. Notre projet bien mûri, nous attendîmes une occasion favorable, qui ne tarda pas à se présenter. Tous les officiers étaient allés à une fête voisine, et les Arabes étaient occupés à empiler autour de nous des broussailles desséchées ; nous étions loin de nous douter dans quelle intention. Au moment où ils couraient de tous côtés pour chercher de l’herbe, mes deux camarades et moi, avec des galettes dans nos capuchons, nous primes notre volée sans être aperçus comme la nuit commençait à tomber, et nous courûmes nous cacher dans les roseaux qui bordent la rivière. Il n’était que temps. À peine étions-nous établis dans notre cachette, qu’une vaste lueur éclaira l’horizon, puis éclata une fusillade affreuse, qui n’était couverte que par les cris des victimes que l’on immolait. Cela dura vingt minutes, puis tout rentra dans le silence. Bien cachés, nous remerciâmes Dieu de nous avoir fait échapper à une mort imminente. Le massacre était consommé ! Soudain nous entendîmes craquer les roseaux autour de nous : c’étaient des Arabes qui venaient laver dans l’eau leurs mains ensanglantées. Quand ils se retirèrent, nous étions bien sauvés. »
Le seul cependant qui survécut à cette nuit terrible, ce fut le frater ; ses compagnons, troublés par la peur, se noyèrent dans une rivière que le barbier put traverser à la nage. Après ce dernier incident, quatre jours de marche l’avaient enfin conduit, haletant et affamé, dans le champ d’orge où nous l’avions recueilli.
Notre campagne de 1845 ne fut plus marquée par aucun incident notable, et jusqu’en 1847 l’histoire du 2e chasseurs peut se résumer en deux mots : il guerroya toujours. Pour avoir toutefois une idée exacte des services que rendit à l’armée d’Afrique le corps créé en 1830 et fortifié par des adjonctions précieuses de 1832 à 1840, c’est avec le 3e et 4e chasseurs qu’il faut assister aux plus importantes opérations de la guerre dont la soumission d’Abd-el-Kader marqua le dénoûment.
Le 3e régiment de chasseurs d’Afrique fut organisé dans la province de Constantine le 1er février 1833. Les deux précédens régimens avaient été créés dans les capitales mêmes des provinces où ils devaient agir, Alger, Oran : il en fut de même pour le 4e, créé à Bone ; mais à l’époque de la formation du 3e régiment dans la province de Constantine, la capitale appartenait encore au bey Achmet et ne devait s’ouvrir à nos troupes victorieuses qu’en 1837.
Le 3e chasseurs d’Afrique fut formé de deux escadrons du 1er, foyer précieux qui alimenta tous les autres régimens de l’arme, et de militaires de tous grades tirés des différens corps de cavalerie de France. Son premier colonel fut M. Boyer, mais son commandement ne fut guère que nominal ; l’organisateur réel fut le colonel Corréard, qui lui succéda. Sous l’impulsion de ce digne chef, qui avait fait les guerres du premier empire avec les vieux dragons d’Espagne, le 3e régiment ne pouvait que marcher sur les traces des deux autres.
De 1833 à 1836, l’histoire du 3e régiment de chasseurs nous le montre se plaçant, par sa discipline, sa tenue modèle, au rang des plus vieux régimens. Il se prépare à la grande tâche que lui assigne le choix de la province désignée pour son berceau. Il s’agit de donner à cette province sa vraie capitale. Les deux expéditions de Constantine ont été souvent racontées[8]). Ce qui importe à notre sujet, c’est d’indiquer la part qu’y prit le 3e chasseurs. Lors de la première expédition, c’est surtout dans les épreuves d’une retraite tristement célèbre que le 3e chasseurs se montra admirable. Le 26 octobre 1836 notre armée, se retirant en bon ordre et se battant toujours, arrivait à Sidi-Tamtam. Le lendemain, elle avait à franchir le col difficile de Ras-el-Akba : des tribus, accourues de loin au secours du bey Achmet, n’avaient pu passer les rivières, grossies par les pluies, et étaient venues à ce col dans l’espoir de mettre la colonne entre deux feux et de l’anéantir ; mais les 2e et 17e légers et le 59e de ligne, qui couvraient la retraite, s’immortalisèrent dans cette journée : un instant la marche de l’armée se trouva ralentie ; aussitôt le 3e chasseurs, ayant le colonel Corréard à sa tête, fit une charge des plus brillantes. L’ennemi, culbuté, sabré sur les hauteurs de Sidi-Tam-tam, paya cher sa témérité. Les Arabes abandonnèrent dès lors la poursuite, et le 30 octobre les français rentraient à Bone.
Lors de la deuxième expédition, c’est encore par une charge intrépide que s’illustra le 3e chasseurs. Sur les hauteurs du Coudiat-Aty, avec le 47e de ligne, il chassa les troupes d’Achmet du plateau qui dominait la ville. Le maréchal Valée, dans son rapport, cite la belle conduite de ce régiment. L’expédition des Portes-de-Fer, qui déchirait le honteux traité de la Tafna, lui fournit encore l’occasion de montrer sa valeur. Le 30 octobre, à l’Oued-Hamza, sous les yeux du duc d’Orléans, il exécuta une vigoureuse charge sur la cavalerie de Ben-Salem, premier lieutenant de l’émir. On le vit bientôt se signaler, sous le général Galbois, à Aïn-Babouch, chez les Aractas. Là tomba le lieutenant Lepic, digne fils d’un de nos plus braves généraux de l’empire, frappé, comme son père, dans une charge de cavalerie. Ce fut l’occasion d’une des plus heureuses razzias de nos chasseurs, qui ramenèrent à Constantine 30,000 têtes de bétail.
Transportons-nous de la province de Constantine dans celle de Bone. C’est là que le 4e chasseurs d’Afrique fut formé le 1er janvier 1840. Plus que tout autre peut-être, il offrit l’assemblage des qualités propres aux diverses fractions de ce corps. Son premier colonel, M. de Bourgon, était un de ces hommes rares dont les créations reposent sur des bases sûres que rien n’ébranle. Nulle main n’était plus propre, à donner une impulsion vigoureuse à une arme que cet énergique officier comprenait si bien. Aussi le 4e chasseurs fut brave, discipliné, d’une tenue irréprochable comme le 1er, fougueux comme le 2e, indépendant comme lui[9]. À peine formé, le 21 avril 1840, il débuta d’une manière brillante chez les Aractas. Le 13 août de la même année, le colonel Bourgon, chargeant à sa tête sur l’Hachera, fit prendre à son régiment cette belle place qu’il n’a plus quittée depuis. Enfin le 1er septembre 1840, avec le 3e, il traça l’une des plus belles pages de l’histoire des chasseurs d’Afrique. L’ennemi y sous les ordres de Hadj-Mustapha, frère de l’émir Abd-el-Kader, était venu établir son camp près de Sétif. Le colonel Levasseur sortit de cette place pour l’attaquer avec les 22e et 61e de ligne, les 3e et 4e de chasseurs. Après avoir marché pendant deux heures, cette colonne rencontra la nombreuse cavalerie de l’émir, qui chercha immédiatement à l’envelopper en la débordant sur ses ailes. Ce mouvement des Arabes avait pour but de couvrir leur camp de Medjazergua, qu’ils venaient de lever ; deux bataillons d’infanterie régulière, forts chacun de six à sept cents hommes, protégeaient leur retraite. À la vue de nos colonnes, qui s’avançaient sur elle, cette infanterie, nouvellement disciplinée à l’européenne, se forma en carré. Le colonel Bourgon, enlevant vigoureusement le 4e de chasseurs, s’élança sur cette colonne d’infanterie avec une rare impétuosité. Les carrés furent enfoncés, taillés en pièces. Les Arabes qui parvinrent à se sauver se jetèrent dans des ravins profonds, où le sabre de nos cavaliers ne pouvait les atteindre ; beaucoup d’entre eux, grièvement blessés, y périrent. La cavalerie ennemie voulut alors se porter au secours de son infanterie ; la nôtre aussi arrivait au pas de course. On se battit de part et d’autre avec une grande intrépidité ; mais tout fut culbuté par nos chasseurs. À la vue de cette déroute, un bataillon des réguliers de l’émir, qui était resté en position, spectateur du combat, s’empressa de battre en retraite pour échapper à la destruction qui l’attendait, et regagna en toute hâte les hauteurs les plus reculées. Le 4e chasseurs, nouvellement formé, n’avait pas encore reçu son étendard ; il était digne de lui d’en prendre un à l’ennemi. Le maréchal-des-logis Tellier entra, dans le carré, tua le porte-drapeau, et enleva l’étendard du bataillon de l’émir. Cette rude affaire devait coûter aux chasseurs un de leurs plus braves officiers, le commandant de L’Esparda, tué dans la charge.
A partir de ce jour mémorable, le 4e chasseurs poursuivit ses succès chez les Ouled-Assas, chez les Beni-Sala. Au bout d’un an, treize cents chasseurs, bien équipés et d’une bravoure à toute épreuve, donnaient la mesure de celui qui les avait formés. De l’est, le 4e alla dans la province d’Alger, assista aux ravitaillemens de Médéah et de Milianah, sous le général Changarnier. Le 15 juin 1842, il était dans le sud. On le vit se distinguer à l’Oued-Foddah. Avec son nouveau colonel Tartas, il assista au brillant combat contre les Kabyles du Réou ; enfin l’année 1843 le trouva à Taguin, sous M. le duc d’Aumale, Tout devait s’effacer devant ce beau fait d’armes qui amena la prise de la smala d’Abd-el-Kader, et fournit la preuve éclatante de ce qu’on peut attendre d’un habile emploi de la cavalerie d’Afrique.
Au commencement de mai 1843, M. le duc d’Aumale quitta Boghar avec les 38e, 64e de ligne, les zouaves et les chasseurs d’Afrique (le 4e seul) : Le jeune prince marchait sur la smala de l’émir. Des renseignemens dignes de foi la plaçaient dans les environs de Goudjillat. Il fallait franchir des distances énormes avant de trouver une goutte d’eau. Il importait au jeune général d’atteindre Goudjillat le plus promptement possible. Une marche rapide l’y conduisit ; mais, à peine arrivé, il apprit que la smala était à Ouessek-ou-Rekaï, à quatorze lieues dans le sud-ouest. Il continua d’avancer ; à Ouessek-ou-Rekaï, des coureurs que l’on venait de surprendre donnèrent enfin un renseignement plus précis : l’ennemi était en un lieu appelé Taguin, nom que devait conserver cette mémorable journée. Le général Lamoricière manœuvrait dans cette direction, ce qui avait sans doute décidé ces brusques mouvemens de la smala de l’émir. Fuyant toujours devant le général Lamoricière, l’émir ne soupçonnait nullement que la colonne du prince s’avançait aussi sur lui. À cette nouvelle, M. le duc d’Aumale marcha aussitôt sur Taguin, soit pour atteindre la smala, soit pour la mettre entre deux feux. Le plan était simple en apparence ; il n’en fallait pas moins pour l’exécuter des soldats et des officiers comme il en avait sous ses ordres. Il lui restait encore vingt lieues de désert à franchir. Après une course fatigante avec sa cavalerie, sans avoir rien pu découvrir, M. le duc d’Aumale s’arrêta. Son infanterie était fort éloignée de lui, et ne pouvait le rejoindre de plusieurs heures. Pendant cette courte halte, des cavaliers ennemis faits prisonniers par sa petite colonne l’avertirent qu’il touchait presque à la smala. Malgré les observations des généraux, malgré les supplications et les prières des Arabes nos alliés, qui, frappés de la faiblesse de la troupe d’attaque, le conjuraient d’attendre son infanterie, le prince prit une héroïque résolution : il donna immédiatement l’ordre de la charge. Les chasseurs d’Afrique, lancés avec cette impétuosité qui était le trait distinctif de leur allure, arrivèrent comme un ouragan, suivis des spahis, au milieu de ce camp immense, renversant tout sur-leur passage, en dépit d’une fusillade effroyable qui partait de toutes les tentes. Ils gagnèrent ainsi la tête de la colonne ennemie, qui cherchait à s’enfuir ; se rabattant sur elle, ils lui coupèrent la retraite, passèrent sur le ventre de l’infanterie régulière de l’émir, qui se défendit en désespérée. Enfin toute la smala tomba en notre pouvoir.
Bientôt le 4e chasseurs se trouva transporté sur un autre théâtre, dans la province d’Oran. L’expérience avait démontré que les plus grandes difficultés de notre domination viendraient toujours de cette province, et on jugea que le 2e et le 4e chasseurs d’Afrique n’étaient point de trop dans ce foyer perpétuel d’insurrection. Les événemens ont justifié cette mesure, et il fut donné à ces deux vaillans régimens de porter les derniers coups à la puissance de l’émir. Il semblait que la fortune sourît au 4e chasseurs. Son séjour dans la province d’Oran fut marqué par un des plus importans faits d’armes de la guerre d’Afrique, le combat de Malah, où le premier et le plus habile des lieutenans de l’émir perdit son armée et la vie. Le combat de Malah fut livré en novembre 1843 par un de ces généraux que Mazarin désignait sous le nom d’heureux, le général Tempoure. Sorti de Mascara à la poursuite des restes de l’infanterie de l’émir, que ce dernier avait confiée au commandement de Ben-Allal-si-Embarek, le général Tempoure marchait sans trop de chance de l’atteindre. Ben-Allai, en pleine retraite, cherchait à gagner El-Gorr, au sud-ouest de Tlemcen, où il devait opérer sa jonction avec Abd-el-Kader. Arrivé à Assi-el-Kerma, le général français y campa avec huit cents hommes d’infanterie, trois pièces d’artillerie, et le 2e et le 4e chasseurs. Il leva bientôt ses tentes, et se dirigea sur Tamsert. Là, les restes d’un bivouac récemment abandonné lui donnèrent à soupçonner qu’il était sur la trace de l’ennemi ; des traces de bestiaux, de bêtes de somme, ne lui laissèrent plus aucun doute sur la direction prise : le général Tempoure se remit en route, et sa colonne, à travers une pluie battante, gagna Aïn-Bouchegara, où elle établit son bivouac. Deux Arabes que l’on venait d’arrêter apprirent au général que Ben-Allai avait couché la veille à cinq lieues du point où il se trouvait lui-même. La pluie continuait à tomber avec violence ; le terrain détrempé était presque impraticable. Le général n’en tint compte, et continua sa marche. À la pointe du jour, le 11 novembre 1843, après une marche de nuit où ni les torrens grossis par la pluie, ni les ravins, ni les forêts qu’il fallut traverser, ne purent ralentir l’ardeur de nos braves soldats, une forte fumée, sortant d’un bois à l’origine de la vallée de l’Oued-Malah (qui a donné son nom à ce combat), leur apparut enfin, et fit tressaillir tous les cœurs. L’ennemi était là ! Tant de courage et de persévérance allait enfin recevoir sa récompense. Bientôt une vedette ennemie tira un coup de fusil, et courut à toute bride donner l’alarme dans le camp de Ben-Allal ; mais le colonel Tartas, à la tête des 4e et 2e de chasseurs, prit le trot et se trouva, un instant après, devant le front de Ben-Allal, qui, rangeant ses troupes en bataille, attendait bravement l’orage. Lancés par leur brave colonel, les chasseurs tombèrent sur cette infanterie, la culbutèrent, et le carnage devint terrible ; tous les drapeaux restèrent en leur pouvoir. On sait que Ben-Allal, témoin de la défaite de ses troupes, ne voulut pas survivre à sa honte, et qu’il trouva la mort dans une lutte héroïque contre le capitaine Cassaignoles, suivi de deux brigadiers de chasseurs et d’un sous-officier de spahis. L’émir perdit en Ben-Allal son meilleur ami, le compagnon fidèle de sa fortune, le plus habile et le plus intrépide de ses lieutenans. Le maréchal Bugeaud, qui savait honorer le courage même chez son ennemi, ordonna que les honneurs militaires fussent rendus à Ben-Allal comme à un officier supérieur de l’armée française. Au cercle de Mostaganem, on voyait, à l’époque où j’étais en Afrique, les deux tambours et le drapeau des réguliers de l’armée d’Abd-el-Kader : c’étaient les trophées du 4e de chasseurs d’Afrique, qui doivent appartenir aujourd’hui aux chasseurs de la garde.
L’année qui suivit ce brillant combat devait compter parmi les plus belles dans les annales de la guerre d’Afrique et aussi dans les fastes des chasseurs, représentés à Isly par les 2e et 4e régimens. On n’ignore pas que l’ordre de bataille adopté par le maréchal Bugeaud ressemblait à une tête de porc ; c’est l’expression dont le maréchal lui-même s’est servi dans son glorieux bulletin. La cavalerie était dans l’intérieur de la tête, sur deux colonnes, attendant l’heure de fondre sur l’ennemi comme l’ouragan. On marcha d’abord lentement ; quand on se fut approché, on vit que ce qui figurait de loin une grande redoute était l’immense tente du général marocain, le prince impérial Sidi-Mohamed, dont les abords étaient garnis d’artillerie. Le moment parut propice au maréchal pour lancer toute sa cavalerie. Les 2e et 4e chasseurs d’Afrique, sous le commandement du colonel Morris, se précipitèrent hors du carré comme une avalanche. Rien ne devait résister à l’entrain de ces vigoureux cavaliers, et bientôt l’armée marocaine fut en pleine déroute.
La bataille d’Isly marque le terme de cette étude : une fois soumis à l’épreuve d’une bataille rangée, les chasseurs d’Afrique ont fixé leur place dans l’armée française. Les suivre en Crimée, en Italie, ce serait encore raconter de belles pages, mais où ils n’apparaissent plus aussi indépendans du reste de l’armée que durant les années de formation laborieuse que nous avons tenu surtout à mettre, en lumière. Rappelons seulement cette brillante charge du 4e chasseurs à Balaclava, qui arrêta le feu de l’artillerie russe foudroyant la cavalerie légère anglaise en retraite[10]. Les chasseurs d’Afrique eurent aussi quelques heureux combats d’avant-garde avec les Cosaques ; les quatre régimens assistèrent à la bataille de Traktir, mais sans avoir l’occasion d’y donner. Après la campagne de Crimée, les trois premiers régimens rentrèrent en Afrique ; le 4e, licencié, forma les chasseurs à cheval de la garde. L’Italie rappela les 1er, 2e et 3e chasseurs à la vie guerrière, et leur dernier titre de gloire est l’admirable mouvement qui termina la bataille de Solferino.
Les faits et les souvenirs que nous venons de rapprocher ont amplement montré ce que valait cette jeune cavalerie. On a vu les succès qu’elle a obtenus. Il reste à indiquer à quelles conditions elle a réussi. Jusqu’à l’époque actuelle, la célérité semblait la principale qualité de la cavalerie légère. Aujourd’hui on lui demande non-seulement l’agilité, mais la sûreté, la persistance des mouvemens, non-seulement la fougue de l’attaque, mais la justesse du tir. C’est à l’école des Arabes que se sont formés les représentans français de cette cavalerie nouvelle. Les Arabes ne connaissent pas les distinctions établies dans notre armée entre la grosse cavalerie et la cavalerie légère. Le combattant à cheval est tour à tour chez eux un éclaireur habile et le plus patient des marcheurs. Sans effacer les distinctions traditionnelles entre nos divers corps de cavalerie, on peut se féliciter de la tendance qui depuis les campagnes d’Afrique est venue rapprocher de plus en plus ce que la théorie avait trop séparé. Le 1er chasseurs nous a montré une solidité à toute épreuve, le 2e une fougue irrésistible ; les deux autres régimens, l’accord de ces deux grandes qualités militaires. La bataille d’Isly est venue sanctionner ce précieux accord par la victoire. Dès lors une ère nouvelle, pressentie depuis 1830, a définitivement commencé pour la cavalerie, et l’on a pu prédire les grands faits d’armes de Balaclava et de Solferino.
Aujourd’hui même néanmoins c’est encore vers l’Afrique qu’il faut se tourner, si l’on veut savoir comment de tels résultats ont été obtenus et comment ils se maintiendront. C’est là que se conserve, même au sein de la paix, l’habitude des rudes exercices, qui place le chasseur d’Afrique au niveau du cavalier arabe. Jamais d’ailleurs il n’a été plus important d’assurer à la cavalerie tout entière les qualités que s’est acquises le redoutable corps formé en 1830. Il est certain que le système perfectionné de l’artillerie amènera de graves modifications dans la cavalerie. La France eut comme le pressentiment du rôle nouveau réservé à son armée, quand elle donna les zouaves à l’infanterie et les chasseurs d’Afrique à la cavalerie. Pour ces derniers, la France eut le bonheur de trouver une ressource précieuse dans le pays même ; malgré l’infériorité de sa taille, le cheval d’Afrique, par les qualités qui lui sont inhérentes, résumait à lui seul tous les besoins de la cavalerie nouvelle, destinée à fondre en elle les deux types de l’ancienne cavalerie. En effet, ce noble cheval de guerre portait également bien le carabinier, le cuirassier ; ces cavaliers gigantesques, et les sveltes combattans qui ont illustré l’uniforme des hussards et des lanciers. On peut même assurer que par la taille les chasseurs d’Afrique appartenaient bien plus à la grosse cavalerie qu’à la cavalerie légère. On vit les chasseurs d’Afrique charger en ligne à l’Oued-Laleg avec le colonel Bourjolly, enlever des batteries à Isly sous le colonel Morris, fourrager en maintes occasions brillantes sous les colonels Létang et Tartas. Ils résumaient donc à eux seuls les deux élémens distincts de la cavalerie d’Europe. En outre, la guerre d’Afrique réclamait de longues et pénibles marches sous un ciel brûlant, à la poursuite de populations qui fuyaient toujours, et de combattans braves, mais qui guerroyaient à la manière des Parthes. Cette cavalerie avait donc affaire à un ennemi souvent insaisissable ; ce vaillant cheval, chargé d’un poids extrême en raison du surcroît de bagage qu’il devait supporter dans un pays sans ressource, se tira avec honneur d’une si difficile position, à ce point que sa réputation bien établie l’a fait appeler sur les champs de bataille de l’Europe, où il n’a certes pas failli à ce que l’on devait en attendre.
Le rôle nouveau que joue l’artillerie dans les grandes luttes de notre époque semble supprimer une division empruntée au moyen âge ; il rend inutile cette grosse cavalerie, ces cuirassiers immortels d’Eylau et de la Moskowa, pour lesquels leur armure n’est plus une défense contre les armes de précision inventées de nos jours. La mobilité, l’élasticité, si je puis me servir de cette expression, doivent être les principes fondamentaux de la nouvelle cavalerie, qui devra sortir de ces modifications apportées aux engins de guerre. La cavalerie est appelée à une tactique nouvelle. Il s’agira pour elle d’être transportée vivement d’un point à un autre, d’être toujours prête à jouer indistinctement tous les rôles, et surtout le dernier, celui qui achève et complète les victoires. La poursuite d’une armée battue et en déroute, cette partie de l’action, exigera une cavalerie d’autant plus agile, d’autant plus manœuvrière, que ce dénoûment se produit, à de rares exceptions près, au moment où quelques heures seulement sont accordées avant la chute du jour. Il faudra donc une cavalerie qui, ayant pu combattre en ligne toute la journée, trouve encore dans son élément constitutif la vigueur, l’entrain, l’audace de la cavalerie légère, qui, répandue de tous côtés dans la plaine, coupe les fuyards, ramasse les pièces que l’on cherche à sauver, assure enfin ces triomphes qui, dans une seule bataille, font tomber les empires. Tel fut le rôle de la cavalerie française à Iéna.
Le contact des cavaliers arabes, fondus dans la cavalerie d’Afrique dès sa naissance, a rendu de plus cet éminent service d’assurer à la cavalerie française une supériorité dans le tir qui lui avait manqué jusqu’alors[11]. Il serait donc logique de dire que les chasseurs d’Afrique renferment dans leur organisation le secret d’une cavalerie future, dont le changement de tactique et la marche progressive des sciences doivent nécessairement amener la création. On peut préciser le jour où les anciennes divisions feront place dans cette belle arme à un principe unique. Il en résultera une économie réelle pour l’état, et on disposera d’une cavalerie plus nombreuse à mettre en ligne le jour d’une bataille, puisqu’il est prouvé que la grosse cavalerie donne plus de chevaux laissés en arrière et inutiles en campagne[12] que les autres corps de l’arme. Tous les chevaux n’offrent point, il est vrai, les qualités éminentes du cheval d’Afrique, dont la vigueur et la sobriété sont devenues proverbiales. La France, tournant un regard de sollicitude sur sa nouvelle colonie, puise aujourd’hui une partie de ses chevaux de guerre dans cette race vaillante appelée cheval de l’Algérie ; l’autre race reste à créer en France. Nous en possédons toutefois les élémens essentiels. Il est deux régions françaises qui peuvent servir à tous les besoins de la cavalerie dans son double objet, l’ancienne Navarre ou pays de Tarbes et la Normandie. La Navarre est pour ainsi dire, sous ce rapport, l’Arabie de la France. Dans ses belles vallées, arrosées par les gaves du Bigorre, on trouve une race, digne de la race africaine, qui fournira un complément indispensable aux levées faites dans le Sahara, aujourd’hui surtout que le système est adopté de remonter en grande partie la cavalerie légère avec des chevaux d’Afrique. Quant à la Normandie, elle est appelée à doter la France d’un cheval à l’encolure haute et fière, à l’œil hardi, aux membres larges et nerveux, qui portera aisément les plus lourds cavaliers. Le cheval normand se plie à tous les services et supporte les plus rudes fatigues, Fondre ces deux races, ce serait placer enfin notre cavalerie à la hauteur des besoins que le changement de tactique semble réclamer désormais. Ainsi organisée, la cavalerie tout entière entrerait d’autant plus facilement dans le cadre unique qu’il convient d’assigner à l’arme. Le pays s’affranchirait en même temps du tribut qu’il paie à l’étranger, et de ce jour on aurait trouvé le rôle véritable que la cavalerie est appelée à remplir dans la tactique nouvelle des armées.
Vte de Noe.
- ↑ Voyez les études sur les Zouaves et les Chasseurs à pied, 15 mars et 1er avril 1855.
- ↑ On sait qu’une des dernières charges de cette sanglante journée fut exécuté par le 3e chasseurs, colonel de Lawœstine, sur les dragons anglais de la garde.
- ↑ Aujourd’hui général de division.
- ↑ Mort général de brigade ; mais il ne fut pas donné à ce brave soldat de porter les insignes de son grade. Cloué sur son lit de mort, il se fit apporter ses épaulettes de minéral, et exprima en les voyant le regret de ne pouvoir les montrer au feu.
- ↑ En parlant de ces marches de nuit, le soldat disait, pour dépeindre un des supplices de l’enfer, qu’on y faisait trois marches de nuit par semaine.
- ↑ Depuis maréchal de France et ministre de la guerre.
- ↑ Abd-el-Kader, qui vient de donner au monde un si bel exemple à Damas, n’a jamais trempé dans l’horrible exécution de la Malouïa. Le coupable est Mustapha-ben-Thami, son beau-frère. Quand je vis l’émir dans sa prison à Toulon, le colonel Daumas, me montrant Ben-Thami, me dit : « Ne faites pas attention à cet homme ; c’est le bourreau de la Malouïa. » Sa figure était vraiment repoussante.
- ↑ Voyez la Revue du 1er mars 1838 et du 15 août 1845.
- ↑ Cette indépendance était favorisée par le rôle même qu’on lui donna. Au lieu de l’attacher à la province où il était né, on le fit courir dans toutes les provinces, si bien qu’il mérita le surnom de régiment voyageur, qui lui est resté.
- ↑ Voyez la Revue du 15 mars 1860.
- ↑ Le feu de la cavalerie jusqu’à nos guerres d’Afrique n’avait d’autre but que de faire signaler par les avant-postes les surprises de l’ennemi.
- ↑ La grosse cavalerie, qui s’est couverte de gloire dans les campagnes immortelles du premier empire, n’a pu trouver depuis 1815 une seule occasion de justifier la confiance que l’on peut à juste titre avoir en elle. Appelée deux fois à de grandes luttes, en Crimée et en Italie, l’occasion a semblé fuir devant elle. Les lanciers se sont trouvés dans le même cas, sauf un engagement dans la journée de Solferino, où un témoin oculaire a vu un grand nombre de ces braves cavaliers jeter leurs lances à terre pour se servir de leurs sabres. Rien ne prouve mieux la nécessité de ramener la cavalerie française au type créé en Afrique, et dont tant de campagnes heureuses ont établi la supériorité.