Étude d’histoire politique comparée - La Constitution de l’Angleterre

LA
CONSTITUTION
DE L'ANGLETERRE

I. The English Constitution ; par Walter Bagehot, 1 vol. in-12 ; Londres. — II. La Constitution d’Angleterre, par Edouard Fischel, traduit par Cb. Vogel, 2 vol. in-12.

La constitution anglaise doit être comptée parmi les plus beaux produits de la civilisation. C’est elle qui inspira à un grand esprit, le philosophe de la Brède, ce jugement flatteur, que « le régime représentatif est la plus sublime invention de l’esprit humain. » Aujourd’hui que tous les peuples occidentaux, — je veux dire de l’Europe et de l’Amérique, — travaillent, sans se rebuter à se faire chacun une constitution qui réponde à ses nouveaux besoins, c’est un des sujets d’étude et de méditation qui se recommandent le plus. La France, qui depuis trois quarts de siècle est en quête d’une bonne organisation politique, tirerait de grands avantages d’une connaissance approfondie de la constitution anglaise, de ses origines, des conditions sous lesquelles elle s’est enracinée, des moyens par lesquels elle s’est affermie ; car, s’il est vrai que nous n’avons pas à la copier servilement, il est également vrai que son histoire raisonnée, si nous la possédions bien, éclairerait notre chemin, où souvent nous marchons à tâtons comme un voyageur égaré dans les ténèbres.

On a énormément écrit sur la constitution de l’Angleterre. Les publicistes l’interprètent sans cesse, et chez nous, depuis quelques années, M. de Persigny en a donné sur plusieurs points des commentaires auxquels on ne peut au moins refuser le mérite de l’originalité. Elle a conquis un nombre d’illustres suffrages qu’aucune autre œuvre politique n’a pu réunir. Avant Montesquieu, elle avait eu celui de Voltaire, qui avait pu l’observer à l’aise, ayant passé à Londres deux années de la plus belle partie de sa vie. A chaque moment, on a lieu de l’étudier à un point de vue nouveau, parce que dans le mouvement même de la civilisation le point de vue auquel les hommes d’état et le public éclairé doivent se placer se modifie sans cesse de lui-même. De nos jours, elle se recommande par des résultats si considérables et si éclatans qu’il est tout naturel qu’elle excite l’envie des autres peuples.

Il y a deux siècles environ qu’après de fortes secousses la constitution anglaise revêtit une forme extérieure qui sembla définitive, mais qui ne pouvait l’être, car jamais une œuvre de ce genre n’est terminée. A partir de cette crise heureuse de 1688, elle a fonctionné d’une manière de plus en plus satisfaisante, non cependant sans offrir des imperfections et même des défauts essentiels dont le temps a effacé la majeure partie, 1688 est une date à jamais mémorable dans l’histoire. Les Anglais l’appellent notre glorieuse révolution, ils pourraient aussi bien dire féconde. Peu d’événemens ont au même degré projeté leur ombre tutélaire dans les profondeurs de l’avenir. Ce jour-là, le trône fut déféré à un prince éclairé, ami de la liberté, plein de résolution, mais circonspect autant que ferme dans l’accomplissement de ses desseins, qui accepta sans réserve les deux principes fondamentaux de la constitution anglaise, tels que les entendaient les chefs des whigs, ennemis résolus de son inepte et présomptueux beau-père, Jacques II, — le principe politique et le principe religieux. Par le premier, la nation dut désormais intervenir dans la gestion des affaires publiques, non-seulement à l’état consultant, mais comme un pouvoir doué de la plus grande initiative et participant au gouvernement plus que sur le pied d’égalité avec la couronne ; elle eut le self-government. Par le second, le protestantisme, sous une forme particulièrement dénommée, l’église anglicane, devenait la religion dominante, la religion même de l’état : disposition excessive assurément ; mais en même temps, et par cela même qu’on rompait avec la papauté, était le dogme du libre examen, que toute variété du protestantisme porte dans ses flancs, et qui devait ramener le plein ascendant de la liberté dans le domaine des affaires religieuses, et enfin provoquer l’égalité entre les cultes. L’influence du libre examen s’étend même bien au-delà. Quand il est pratiqué par un peuple honnête, intelligent, énergique, il exerce sur les esprits et les caractères, sur les mœurs et les opinions, sur les sciences et leur application à l’industrie, sur la manière de travailler et de jouir des fruits du travail, sur toute chose enfin, une action continue, indéfinie. Et ainsi avec le temps ses effets sur les individus et sur les nations deviennent incalculables. Par réaction contre les aberrations des Stuarts, l’influence du protestantisme devint en 1688 exclusive et oppressive. Le parlement vota contre le catholicisme des lois qui formaient le pendant des mesures de Louis XIV contre les protestans, et qui probablement furent inspirées par celles-ci ; mais, sur le rivage septentrional du détroit, ces lois draconiennes tombèrent bientôt en désuétude ou furent révoquées. Il n’en resta que l’incapacité politique des catholiques, iniquité qui dura près d’un siècle et demi[1]. Sur le terrain de la religion tout autant que sur celui de la politique, Guillaume fut, du premier jour où il s’assit sur le trône, l’adversaire inébranlable de Louis XIV, qui prétendait imposer au monde entier l’absolutisme religieux en même temps que l’absolutisme politique, dont il avait réinventé les maximes les plus offensives. Guillaume s’était donné cette mission avant d’être fait roi d’Angleterre. Il ne fut choisi par le parlement que parce qu’il s’était déclaré tel.

Il faudrait fermer les yeux à la lumière pour contester que la constitution de l’Angleterre, émanation du principe politique du self-government et reflet du principe religieux du libre examen, qui a fini par enfanter son produit naturel, la pleine liberté des cultes, a contribué pour la plus grande part à la formation de la puissance britannique, telle qu’elle apparaît de nos jours. Aujourd’hui l’Angleterre possède des territoires d’une très grande étendue dans toutes les parties du monde, et les occupe, non de la manière dont les Mexicains, par exemple, détenaient la Californie, en maîtres négligens et paresseux, ayant des yeux pour ne rien voir des trésors de tout genre offerts par la nature, mais bien en hommes pleins d’intelligence et d’amour du travail, fécondant tout autour d’eux, et habiles à pratiquer le précepte de la Bible : « croissez et multipliez. » Ces vastes possessions, exploitées avec savoir, persévérance et courage, se déploient en Asie, en Amérique, dans la Polynésie et même en Afrique. Un fragment détaché de cet empire compose maintenant, sur le continent américain, une nation indépendante qui par la rapidité de sa croissance étonne le monde, et semble devoir avant un siècle présenter une agglomération homogène dont la pareille n’aura pas existé. Ici encore c’est le même esprit, celui du self-government et de l’entière liberté des cultes, qui peut revendiquer l’honneur de la paternité.

Ce serait s’abuser beaucoup que de supposer qu’il suffise de proclamer une constitution pareille pour obtenir ailleurs des résultats semblables. C’est peu pour le progrès des nations que d’avoir sur le papier une constitution libérale et habilement pondérée. Les républiques hispano-américaines ont copié la constitution des États-Unis ; toutes à peu près ont échoué, pendant que l’Union américaine avait un si éclatant succès. En France, la branche aînée des Bourbons se donna, dans ses bons jours, le programme d’imiter précisément la constitution anglaise, d’avoir une aristocratie héréditaire peuplant la chambre haute, une chambre des communes élective, un ministère responsable émanant des chambres et une royauté couverte du manteau de l’infaillibilité ou de l’irresponsabilité. L’issue de cette tentative fut malheureuse. Le roi irresponsable, qui ne pouvait mal faire, fut renversé du trône. La charte, au nom de laquelle la nation s’était soulevée quand elle avait vu qu’on la violait, fut mutilée. C’est qu’une constitution, pour faire la grandeur et la prospérité d’un peuple, doit être adaptée au caractère national et avoir ses racines dans les usages, les mœurs et les traditions. La constitution anglaise offre tous ces caractères profondément dessinés. Les lacunes qu’elle a présentées, les vices dont elle a été affectée à une certaine époque, étaient à l’image de la société même. Elle s’est perfectionnée dans ses dispositions organiques en suivant le progrès moral et intellectuel de la nation. Voilà pourquoi elle dure et réussit. La France ayant, dans la crise révolutionnaire de 1789 à l’an VIII, continuée par la crise guerrière de l’an VIII à 1814, secoué les traditions, les mœurs et les usages d’un régime ancien justement détesté, et n’ayant su s’en donner un nouvel assemblage parce que de telles choses ne s’improvisent pas, ses architectes politiques ont manqué d’une base sur laquelle ils pussent asseoir leur édifice. Nous avons ainsi été sur un sable mouvant.

Il y a eu aussi cette différence radicale entre l’Angleterre et la France que, depuis 1688, toutes les classes de la société anglaise et la royauté avec elles ont voulu le succès de la constitution. Le peuple, comme le prince, en acceptait les irrégularités et en supportait les abus au nom d’une sorte particulière de droit qui lui semble résulter de la coutume. En France au contraire, entre la nation et le gouvernement un accord de ce genre est loin d’avoir constamment subsisté depuis 1789. Surtout de 1814 à 1848, le défaut d’harmonie a été visible. Pendant cette période, la constitution était raisonnablement acceptable, et, si les deux parties s’y fussent prêtées, elle aurait fonctionné à l’avantage général ; mais tantôt c’était le souverain qui notoirement ne l’aimait pas et ne faisait que la subir en déguisant peu son déplaisir, tantôt c’était la nation qui, méfiante envers le souverain, voulait plus de garanties. Il n’y a pas de constitution qui se puisse maintenir, si les deux hautes parties contractantes, le gouvernement et le peuple, n’ont pas confiance l’une dans l’autre. En Angleterre, la confiance a été la situation normale ; chez nous, elle a été l’exception, et c’est ce qui explique tant d’événemens, tant d’agitations incessamment renouvelées, et notre impuissance trop fréquemment éprouvée à nous retenir sur la pente glissante des révolutions.

On ne saurait contester que les questions d’origine et de race influent à un degré considérable sur la constitution qui convient à un peuple. C’est ainsi qu’il semble que pour les Orientaux il ne faille pas songer au système représentatif et au mécanisme des assemblées délibérantes, qui, pour les nations européennes et occidentales en général, ont des racines dans le passé, et sont aujourd’hui devenues des besoins impérieux et des conditions même d’existence. Mais cet élément, quel qu’en soit le poids, ne suffit point à faire pencher définitivement la balance. L’exemple des États-Unis de l’Amérique du Nord prouve que la race peut être la même sans que la constitution doive et puisse être identique. La race américaine est aujourd’hui, était surtout lors de la déclaration de l’indépendance un rejeton de l’Angleterre. Il y avait peu de temps que le jeune essaim avait quitté la ruche-mère, et même la plupart des hommes qui dirigèrent le mouvement de l’indépendance avaient reçu leur éducation dans la Grande-Bretagne. Il n’en a pas moins fallu faire une constitution différente de celle qui florissait parmi la race anglaise d’Europe. C’est que les molécules dont se compose la nation américaine étaient arrangées autrement que chez les Anglais. C’était comme une autre cristallisation. Les conditions de la propriété, de la culture et du climat étaient fort modifiées. Les relations des classes entre elles n’étaient plus les mêmes. L’élément aristocratique, si vivace, si puissant parmi les Anglais, même encore aujourd’hui, en vertu de la constitution comme en vertu des mœurs, mais bien plus prépondérant alors, se trouvait au contraire, dans la plupart des provinces anglaises de l’Amérique du Nord, oblitéré ou absorbé par l’élément démocratique. Il dut se réfugier dans la région du sud pour se faire un établissement où il vécût à l’aise. Il s’estima heureux d’être reconnu par la constitution dans cet partie du territoire où il était cantonné. Il y forma une société qui avait son charme, et se recommandait par de grandes qualités à côté des grands défauts qui la déparaient et qui dérivaient d’une source unique, l’esclavage d’une population nombreuse de noirs ; mais le nord de l’Union, qui représentait la démocratie, fit des progrès plus manifestes et plus rapides que le sud, parce qu’il n’avait pas au pied le boulet de l’esclavage. Malgré l’habileté consommée des hommes d’état du sud, il était écrit qu’un jour l’aristocratie conservée sous la forme d’une suprématie absolue du blanc sur le noir serait abolie dans la république tout entière. Elle a en effet complètement disparu dans le formidable conflit de la sécession de 1861 à 1865.

Un autre exemple est fourni par la race française elle-même. La France moderne n’a pas l’esprit du gouvernement et de l’administration par soi-même (self-government) ; elle ne l’a pas dans l’état, et ne l’a même pas dans le département et dans la commune. Dans l’état les ministres, dans les départemens les préfets, dans la commune le maire, devenu ouvertement sous le deuxième empire le délégué de l’autorité supérieure, tiennent entre leurs mains tous les pouvoirs actifs. D’ailleurs le préfet obéit ponctuellement aux ministres, et le maire est plein de déférence pour le préfet dans le peu d’attributions que la centralisation ne lui a pas ravies. Ainsi celui qui observe la France aujourd’hui, je pourrais dire depuis le commencement du siècle, est porté à penser qu’elle n’est pas propre au self-government, qu’il lui faut un réseau de centralisation fortement tendu, des pouvoirs locaux très affaiblis, et que les grandes assemblées délibérantes, chambres des députés et des pairs ou bien corps législatif et sénat, pour ne pas aller de chute en chute, ont besoin d’être confinées dans des attributions bornées, dépouillées de toute immixtion directe dans le gouvernement proprement dit et dans l’administration. Qu’on observe cependant la même race dans les trois îles normandes séparées de nous depuis longtemps, mais essentiellement françaises encore par le langage comme par l’origine, Jersey, Guernesey, Aurigny ; qu’on l’examine en Amérique dans la province du Bas-Canada, où elle est sans mélange, et qui, il y a un siècle à peine, était une colonie française. Le self-government, ici et là, fonctionne avec autant de régularité et réussit aussi bien que dans le comté de Lancastre et dans celui d’York.

Les deux ouvrages dont j’ai réuni les titres en tête de cette étude se ressemblent très peu, mais ils ne se contredisent pas, et on peut les considérer comme se complétant l’un l’autre. L’un, plus philosophique, est d’un Anglais pur sang qui jusqu’ici s’était donné carrière dans l’économie politique rationnelle ou appliquée, et qui maintenant se montre doué à un degré remarquable du sens politique. C’est une œuvre plus intéressante et d’un niveau plus élevé que celle où un homme d’état célèbre, lord Russell, alors jeune traita le même sujet. Le second, plus didactique, est dû à un Allemand d’un esprit fort remarquable, qui périt à Paris, il y a quelques années, d’un accident de la rue, et qui serait devenu très probablement un publiciste des plus éminens. M. Fischel s’était proposé d’initier les Allemands, ses compatriotes, et les Européens en général au mécanisme complexe et sui generis du gouvernement central et local du royaume-uni. Nos deux auteurs ont également une haute opinion de la constitution britannique ; mais voici comme entre les deux livres la diversité est très prononcée.

M. Fischel a procédé suivant cette méthode patiente qui fait partie du génie allemand, et moyennant laquelle un auteur creuse son sujet jusqu’au fond en prenant une à une chaque partie l’une après l’autre, comme le mineur qui suit chacun des rameaux du filon. Il en a ainsi fait une étude analytique fort intéressante pour les lecteurs étrangers, auxquels il s’est adressé, tandis que M. Bagehot, écrivant pour ses compatriotes afin de leur signaler ce qu’il considère comme devant être désormais le caractère dominant de leur gouvernement, a pu négliger les détails que son public avait sous les yeux et connaissait bien. Ce dernier se renferme presque toujours dans les faits généraux et les questions de principe. L’exposé de M. Fischel provoque chez le lecteur cette réflexion consolante après tout et encourageante pour les autres peuples, que les avantages politiques dont jouissent les Anglais aujourd’hui par une exception unique en Europe ne leur sont pas tout d’un coup tombés du ciel ; ils les ont au contraire payés chèrement et ne les ont acquis que par degrés. Ce jeu admirable de leurs institutions, qui leur assure une dose de libertés publiques bien supérieure à la nôtre et à celle de tous les Européens, c’est le fruit de longues épreuves et d’une lutte persévérante, la palme d’une victoire qui fut bien laborieuse. La liberté de la presse, le droit de réunion, la position singulièrement indépendante des tribunaux, l’absence de toute juridiction exceptionnelle, la règle d’après laquelle les accusés, assurés d’être toujours jugés par leurs pairs, c’est-à-dire avec l’intervention tutélaire du jury, non-seulement se défendent librement, mais sont traités par le juge sur son siège avec des égards qui vont jusqu’au respect, le scrupule avec lequel l’état ou les administrations locales s’abstiennent de faire une dépense quelconque qui n’aurait pas été au préalable votée par les représentans élus du contribuable, les droits individuels à l’abri de toute atteinte comme s’ils étaient dans une inexpugnable forteresse dont l’habeas corpus est la citadelle, tout cela leur a été contesté naguère avec une âpreté qui n’a été surpassée nulle part. Ils ont connu toutes les formes de la tyrannie, tous les déréglemens du gouvernement personnel. Ils ont eu le despotisme des Tudors et celui des Stuarts. Après la révolution de 1688, il leur était resté bien des abus à détruire : ils n’en ont pas fini encore.

Le parlement a eu à s’affranchir d’une corruption effrontée. Même à une petite distance de notre temps, il a eu lieu de repousser quelques tentatives du gouvernement personnel. Il a eu à secouer beaucoup d’usages onéreux à la masse de la nation, dans l’administration de la justice par exemple, et même à cet égard la tâche n’est encore qu’à moitié faite. Il a eu bien des privilèges, gros et petits, à démolir. Il a eu à assurer, en dépit de la couronne et de l’aristocratie, la sincérité et l’équité de la représentation nationale ; à deux reprises, il s’y est appliqué avec succès : en 1832 sous lord Grey, en 1867 sous lord Derby et M. Disraeli, et l’œuvre n’est pas complète, quoiqu’on soit en ce moment dans une sorte de stupéfaction de ce qu’on a accompli cette année même. On trouve dans le livre de M. Fischel une masse de renseignemens montrant qu’il n’est aucune des libertés dont jouit l’Angleterre aujourd’hui qui ne lui ait été disputée avec violence, qu’elle n’ait eu à conquérir à travers des dangers, à une époque qui n’était pas celle de la barbarie, car presque en aucun cas il ne s’agit de remonter à plus de trois siècles. Une des libertés les plus indispensables et présentement les mieux acquises en Angleterre et, il n’est pas superflu de le dire, jusqu’à un certain point chez nous-mêmes, c’est assurément le droit, pour tout orateur, de dire au parlement ce qui lui paraît utile[2]. Combien de fois, sous les Tudors, des orateurs qui avaient cru pouvoir parler avec franchise ont été mis à la Tour ! En 1571, le garde des sceaux, Bacon, avertit les communes de ne pas se mêler d’affaires d’état, « qui ne les regardaient point, » ajoutait-il. En 1576, Pierre Wentworth fut, pour des discours d’opposition, traduit devant une commission extraordinaire du conseil privé et mis en prison. Vers le même temps, un député du nom de Morrice fut, à la poursuite de la couronne, arrêté par le sergent d’armes (officier de la chambre même des communes) et enfermé à la Tour pour avoir présenté un bill contre la juridiction du clergé. En 1593, Elisabeth répondit à l’orateur des communes qui venait la prier, comme d’habitude, de permettre à la chambre de s’expliquer avec une entière franchise, que la liberté de la parole consistait à pouvoir dire oui ou non. En 1621, le parlement ayant engagé Jacques Ier à intervenir contre l’Autriche et à ne pas marier son fils avec une princesse espagnole, le roi lui défendit de se mêler de choses pareilles ; la chambre ayant protesté de son droit, le roi déchira la protestation et en fit jeter à la Tour les promoteurs. Ce prince ne se gênait pas pour soutenir, au nom de l’absolutisme théocratique et du droit divin des rois, que tous les privilèges du parlement étaient des faveurs révocables. Voulez-vous parler de la libre défense des accusés, des droits qui aujourd’hui leur sont reconnus en Angleterre par les mœurs, des ménagemens extrêmes qui leur sont prodigués et dont le contre-pied se rencontre en d’autres pays où l’accusé est trop souvent considéré comme un gibier à atteindre ? C’est encore une acquisition assez moderne. Avant 1688, il n’était pas rare de voir les avocats de la couronne et les magistrats eux-mêmes insulter les accusés. On sait quel acharnement mettait le juge Jeffreys, espèce de Fouquier-Tinville monarchique, à faire condamner les malheureux traduits devant lui, et les railleries cruelles dont il les accablait. Jeffreys, il est vrai, est demeuré un type d’infamie, à l’égal de notre Fouquier-Tinville ; mais des hommes qui ont laissé une moins triste renommée, que même les historiens ont entourés de leurs éloges, se livrèrent à de déplorables écarts en ce genre. Sous Elisabeth, un des plus célèbres légistes de l’Angleterre, sir Edouard Coke, étant accusateur public, fit tomber une grêle d’injures sur la tête de l’infortuné Essex. Il n’eut pas une attitude moins odieuse contre le grand navigateur sir Walter Raleigh, un bon serviteur de la patrie, un héros. Voici un échantillon de l’éloquence de bourreau avec laquelle Coke assaillit Raleigh : « Tu es le dernier, le plus abominable des traîtres que la terre ait jamais portés. Je cherche en vain des mots pour qualifier la perversité de ta trahison. Je prouverai qu’il n’y a jamais eu dans le monde un plus affreux serpent que toi. Tu es un monstre. Tu as la face d’un Anglais, mais le cœur d’un Espagnol. Serpent venimeux, c’est exprès que je te tutoie, traître, etc.. » Voilà le point de départ ; on sait, par le spectacle qu’on a sous les yeux aujourd’hui, le point d’arrivée. Par quels moyens se sont opérés de si grands changemens en un laps de temps qui, dans l’histoire d’un peuple, n’a rien d’excessif ?

Le talisman à l’aide duquel s’est accomplie cette sorte de miracle, c’est la résolution imperturbable avec laquelle les Anglais ont résisté au mal sans se lasser. Quand ils éprouvaient un échec, ils se disaient que la bataille était à recommencer, et il se trouvait parmi eux non-seulement de braves gens pour rentrer dans la lice, mais encore un certain public pour soutenir de ses vœux et de ses applaudissemens ces athlètes patriotes. Une institution utile fonctionne-t-elle mal, les choses ne se passent pas comme dans d’autres pays, où une opinion publique trop impressionnable change facilement de dieux, se dégoûte le lendemain de ce qu’elle avait adoré la veille et répudie un principe parce que quelques citoyens, dans l’exercice peu réfléchi de leur liberté, en auront abusé quelquefois. Les Anglais admettent que l’abus de la liberté est inséparable de l’usage, et ils en prennent leur parti, non sans le qualifier comme il le mérite, en considération des avantages que la liberté procure aux peuples qui en sont dignes. Dans les temps les plus difficiles, ils ont conservé à tous les rangs de la société un noyau d’hommes de cœur et d’intelligence convaincus que l’avenir appartenait à la liberté, et qu’on la ferait triompher par des efforts continus. L’Anglais a la foi et, par la foi, le courage d’attendre. C’est cette fermeté en faveur du droit, cette confiance robuste en son succès définitif qui est l’origine et la cause efficiente de la conservation et du progrès de la liberté anglaise et, par la liberté, de la grande fortune politique de la nation. Que faut-il conclure de là ? Devons-nous désespérer de parvenir jamais au niveau du développement des libertés publiques auquel l’Angleterre s’est élevée, et nous résigner à un régime de despotisme éclairé qui serait tempéré par les chansons et par d’autres lénitifs du même genre ? Non, une telle résignation serait l’abaissement ; ce serait la civilisation française donnant sa démission. Si nous le voulons bien, il n’y a pas de raison pour que nous n’arrivions pas, un peu plus tôt, un peu plus tard. Le tout est de ne pas se décourager. La force agressive, celle qui milite en faveur des abus et du despotisme, est de la même nature que le public lui-même sur lequel les abus et le despotisme doivent peser. Elle n’a ni plus ni moins de fibre ou de nerf, car elle est incarnée dans des hommes de la même race, qui ne sont pas supérieurs à leurs concitoyens. Les promoteurs ou défenseurs des abus et les suppôts du despotisme ont dans les veines le même sang que nous. Ils ont les faiblesses au moins autant que les qualités du caractère national ; donc entre eux et nous la partie est égale. Pour devenir libres autant que les Anglais le sont, les Européens du continent n’ont qu’à le vouloir. Ici vouloir, c’est pouvoir ; mais la volonté ne compte que si elle est continue, infatigable, et si elle est nationale, c’est-à-dire si, au lieu de subsister seulement chez quelques hommes d’élite, elle fait vibrer la fibre intime de la nation.

La constitution anglaise n’a tant vécu, elle n’est tant estimée et respectée, elle n’a fait tant de bien que parce que, sous des apparences immuables, elle est au contraire d’autant plus perfectible qu’elle repose moins sur des textes écrits. Elle est d’une remarquable élasticité qui lui permet d’admettre les forces nouvelles, de se régler sur la mobilité humaine : je parle non de cette mobilité, effet du caprice, ondoyante et bigarrée comme lui, qui change comme le nuage sous le souffle du vent, mais de cette mobilité sérieuse, empreinte de majesté parce qu’elle s’impose à elle-même des allures réfléchies, qui est régulière dans l’ensemble et mérite la dénomination imposante de progrès. Celle-ci, au lieu de faire un chaos des idées et des sentimens, les coordonne toujours en les épurant sans cesse, améliore et rend plus équitables les rapports des hommes entre eux. Je viens de dire que la constitution anglaise n’est pas un texte écrit. On peut montrer par un exemple à quel point les Anglais se passent de contrats sur le papier, et considèrent comme l’équivalent de la loi le simple usage lors même qu’il est contraire aux stipulations consignées sur le parchemin des statuts. Rien de plus essentiel dans le mécanisme politique de l’Angleterre que la publicité des débats du parlement. Supprimez cette publicité, et le gouvernement parlementaire s’éclipse à l’instant, le contrôle du pays disparaît par cela même, et on touchera bien vite au gouvernement du conseil des dix. Eh bien ! en Angleterre, aucune loi ne garantit la présence du public dans le parlement, et, les journaux étant une partie du public, aucun texte n’assure et même n’autorise leur présence à l’une ou l’autre chambre. Bien plus, la loi ou les règlemens qui en tiennent lieu prohibent en toutes lettres l’entrée des tiers dans une partie quelconque de la salle, et si un membre de la chambre des communes faisait pendant la séance formellement observer au président qu’il aperçoit le bout du nez de quelqu’un dans une des tribunes, le président ne pourrait se dispenser de faire déguerpir l’intrus. O’Connell, piqué contre le Times, se donna une fois le malin plaisir de faire ainsi vider les galeries afin que le Times ne pût rapporter la séance ; c’était en 1832. Ce mauvais tour ne s’est pas répété depuis. Le parlement en bloc sait bien qu’il en serait la première victime. Le public vient régulièrement au parlement, les dames y ont une galerie, grillée il est vrai en vertu de je ne sais quelle gothique tradition, et les journaux surtout y sont représentés par des sténographes excellens dont les nôtres devraient bien prendre modèle. Il faut ajouter cependant qu’on ne comprend pas pourquoi on laisse subsister les vieilles lois et les règlemens surannés qui interdisent au public d’assister aux séances du parlement. Quand l’architecte Barry a construit le palais aujourd’hui occupé par les deux chambres, il a reçu l’ordre, qu’il a fidèlement exécuté, d’y ménager des tribunes pour le public. Il serait fort à propos que la réforme qui a été faite dans l’édifice passât dans le texte des lois.

Quand on se rend compte de l’organisation des institutions libérales dont jouit effectivement l’Angleterre et qui la placent en fait de liberté fort au-dessus des peuples du continent européen et nommément de la France, on ne voit pas que la différence provienne de ce que les principes écrits dans les constitutions ou les chartes des états continentaux soient moins libéraux que ceux de la constitution anglaise. Ils sont identiques à peu de chose près. De part et d’autre, c’est la liberté individuelle, l’égalité des citoyens devant la loi, l’assujettissement de tous à l’impôt, l’admissibilité de tous aux fonctions publiques : à plus forte raison le système représentatif avec deux chambres, le vote annuel de l’impôt par les représentans du pays, l’inviolabilité de ces représentans pendant la session législative et la pleine liberté de la tribune de façon que les membres de la législature ne puissent être poursuivis ni inquiétés pour les paroles qu’ils auront prononcées ; un droit de suffrage étendu pour l’élection des députés ; la liberté de conscience traduite par la liberté des cultes et leur égalité devant la loi ; l’inamovibilité de la magistrature ; la liberté du travail ou libre exercice des professions ; la propriété protégée, de sorte que nul n’en puisse être dépouillé sans une juste et préalable indemnité ; la liberté de la presse sous la réserve de la responsabilité des écrivains en cas de certains manquemens définis par la loi. Ces règles sont uniformes partout ; elles ne sont pas en termes plus positifs dans les lois du peuple anglais que dans celles des autres peuples du continent. L’Angleterre même est ou semble être inférieure aux continentaux à quelques égards : c’est ainsi qu’elle a une église établie, possédant certains privilèges à l’exclusion des autres. De même chez elle le droit de suffrage, quoiqu’il vienne d’être fort élargi, est plus restreint que chez nous, dans la proportion de 1 à 4 ou à 5. Enfin il y a beaucoup de cas en Angleterre où le texte de la loi est muet et même offensif pour les franchises nationales, et où il a pour correctif unique la coutume, à laquelle une loi bien formulée serait préférable. Mais l’Angleterre retrouve l’avantage au point de vue de la liberté dans la manière de se servir de ces principes salutaires et dans l’organisation pratique qu’elle a su leur donner. J’en citerai deux exemples à l’occasion de deux grandes institutions publiques, la magistrature et l’armée.

Par l’organisation qui lui est propre, la magistrature anglaise est un des plus solides boulevards des libertés publiques. Elle a d’abord cette supériorité sur les magistratures du continent, qu’aucune cause ne lui reste étrangère. On ignore totalement en Angleterre la distinction entre la juridiction civile et la juridiction administrative. Ce que nous appelons les conflits n’existe pas chez les Anglais. L’administration est justiciable des tribunaux aussi bien que le plus modeste des particuliers. Aucune contestation, de quelque nature qu’elle soit, n’est dérobée par le droit anglais à la décision judiciaire ; à plus forte raison les Anglais n’ont rien de pareil à l’article 75 de la constitution de l’an VIII, d’après lequel il faut la permission du conseil d’état pour poursuivre un fonctionnaire ou le mettre en cause. Voilà déjà pour les citoyens des garanties considérables ; mais ces garanties perdaient de leur puissance, si l’on n’assurait parfaitement l’indépendance des juges, et c’est ici que la coutume est venue, comme un génie bienfaisant, associer son autorité à celle des règles insérées dans le texte de la loi. En principe, la base de l’indépendance du juge anglais réside dans l’inamovibilité dont il est investi ; toutefois il ne suffit pas, on nous l’accordera bien, en théorie pour le moins, que le juge soit inamovible pour qu’il soit indépendant. Il faut qu’il ait une situation dont il soit satisfait tellement qu’il en devienne inaccessible aux tentations par lesquelles un prince qui rêverait le despotisme ou un ministre désireux d’exercer l’arbitraire pourrait essayer de le gagner à ses desseins. Le sens pratique des Anglais, cette connaissance de la nature humaine qu’ils savent faire intervenir à propos dans le gouvernement, leur a inspiré des arrangemens qui répondent fort heureusement à ce programme. Le juge anglais est très largement rémunéré ; il l’est d’une façon qui est inconnue dans le reste de l’Europe. Les magistrats des trois cours siégeant à Westminster et statuant en appel ou directement sur toutes les causes importantes ont un traitement triple, en nombres ronds, de celui que reçoit chez nous le premier président de la cour de cassation. Notons en passant que ce n’est pas une lourde charge pour le budget : ils ne sont que cinq par cour, en tout quinze. Les présidens, appelés chief justice ou chief baron, sont plus rétribués encore ; mais ce n’est pas tout : les juges des tribunaux des villes et des comtés, qui connaissent d’un certain nombre de causes en première instance au moins pourraient être séduits par des promesses d’avancement. Pour couper court à cet inconvénient possible, l’usage s’est établi que les membres des trois cours de Westminster ne fussent jamais choisis dans les tribunaux inférieurs. C’est une coutume suivie à l’égal d’une loi de les prendre parmi les illustrations du barreau. Tous les partis sont d’accord sur ce point, que ces hautes fonctions de judicature soient exclusivement conférées à des avocats de réputation et parfaitement honorables. Un des auteurs qui font le plus d’autorité au sujet de la constitution d’Angleterre, Hallam, se plaçant à un point de vue théorique, a dit que, même avec ces précautions, les juges n’étaient pas encore entièrement soustraits à l’influence de la couronne, et que l’espoir d’une promotion à l’emploi de chief justice ou de chief baron, ou de lord-chancelier, pouvait devenir une séduction capable de corrompre même le cœur d’un juge anglais, d’autant, ajoute-t-il, que déjà l’âge et le tempérament conservateur des magistrats les font pencher naturellement du côté du pouvoir. Et lord Brougham, admettant la justesse de l’observation, a proposé dans un écrit sur la constitution qu’il fût statué par la loi que d’un juge des trois cours on ne pourrait faire un président ; mais dans l’état des mœurs de la Grande-Bretagne ce serait un raffinement de garantie, et en fait l’état actuel des choses fonctionne à la satisfaction des esprits même les plus ombrageux. Une magistrature ainsi constituée est, pour les divers droits des citoyens, et très spécialement pour la liberté individuelle ou habeas corpus, une protection des plus efficaces. C’est un axiome parmi les publicistes qu’une armée permanente nombreuse est un des plus grands périls auxquels puisse être exposée la liberté des peuples. C’est en effet un instrument qui semble devoir inévitablement rendre vaines toutes les résistances, dans le cas où le chef de l’état entendrait gouverner au mépris de la constitution et des lois. Le principe n’est-il pas posé partout que les baïonnettes ne doivent pas être intelligentes, c’est-à-dire que dans l’armée l’obéissance doit être passive ? Il est de règle également que, pour assurer l’obéissance du soldat et maintenir la discipline dans l’armée, les militaires doivent être soumis à un code pénal particulier et fort sévère, à des formes particulières de procédure qui soient très expéditives, dans tous les cas possibles de désobéissance. Vouloir que le soldat soit parfaitement discipliné, docile à ses chefs, passible à cet effet de peines exceptionnellement sévères et que pourtant l’armée ne soit pas une menace pour les libertés publiques, semble un problème insoluble. Les Anglais pourtant l’ont résolu.

Une première précaution est de réduire au moindre nombre possible l’armée régulière, je parle de l’armée de terre. Encore a-t-on soin de la disséminer dans les colonies et les possessions en dehors de la Grande-Bretagne et même de l’Irlande, comme Gibraltar et Malte. Ensuite l’armée ne peut être employée à l’intérieur, même en cas de désordre flagrant, que sur la demande des autorités civiles, et celles-ci sont personnellement responsables de toute réquisition pareille. Bien plus, le soldat, même requis, est responsable de sa propre intervention, et peut être puni, s’il y a eu de son fait transgression de la loi. Il est soumis, après comme avant son enrôlement, à la loi civile, quoiqu’il doive obéissance à la loi militaire, et responsable, par-devant les tribunaux civils, de ses actes envers les citoyens. Tout soldat recevant un ordre illégal, comme serait celui de faire feu sur un attroupement sans avoir été attaqué lui-même, ou avant la lecture du riot-act (ce qui revient à dire avant les sommations), sait qu’en conséquence de cette responsabilité il serait pendu, s’il obéissait.

En désobéissant à son supérieur en pareil cas, il ne s’exposerait guère, parce qu’il y a appel des tribunaux militaires aux cours de justice du royaume, et celles-ci casseraient alors l’arrêt prononcé contre le soldat désobéissant. L’histoire d’Angleterre mentionne au contraire des cas où les militaires ont dû au moins subir une instruction criminelle pour un acte d’intervention illégale. En 1768, lors des troubles auxquels donna lieu le démagogue Wilkes, un citoyen anglais, nommé Allen, fut tué par la force armée. Le jury du coroner rendit un verdict d’accusation contre le soldat Donald Maclean et l’enseigne Murray. En 1852, pendant les élections qui avaient lieu en Irlande, un détachement de soldats servant d’escorte aux électeurs ayant été attaqué par la foule à l’entrée du village de Six-Miles-Bridge, fut contraint de faire feu pour se défendre. Six personnes furent tuées par la décharge, d’autres furent blessées. Le jury du coroner lança un verdict d’homicide volontaire contre huit soldats acteurs dans la bagarre. Ce verdict, notoirement inspiré par la haine, fut en vain déféré à la cour du banc de la reine (une des trois de Westminster, la première) ; la cour le maintint. Heureusement pour les soldats, le grand jury des assises du comté de Clare[3] rejeta le bill d’accusation.

Avec de telles précautions, les libertés publiques n’ont cependant pas paru suffisamment garanties. On en a imaginé depuis longtemps déjà une autre dont l’efficacité est grande, c’est le vote annuel du mutiny bill, c’est-à-dire de la loi qui établit et maintient la discipline de l’armée. Si le mutiny bill n’existait pas, le soldat qui aurait négligé ses devoirs ou manqué à la discipline ne serait justiciable que des tribunaux ordinaires, qui lui appliqueraient purement et simplement les peines portées par la loi commune pour les faits de ce genre accomplis dans la vie civile, c’est à dire que, dans la plupart des cas, il n’y aurait pas de peine du tout. Une sentinelle qui se serait endormie à son poste, et qui, avec le mutiny bill, est passible de la peine de mort, ne serait atteinte d’aucune punition, attendu qu’il n’est interdit à personne, les constables et les gardes de nuit exceptés, de se livrer la nuit au sommeil. Le soldat qui aurait frappé son colonel, et qui, en vertu du mutiny bill, serait immanquablement fusillé, ne pourrait être condamné que comme le simple prévenu de voies de fait. La désertion en temps de paix serait traitée comme une simple rupture d’engagement. En ayant soin de ne voter que pour le délai d’un an le mutiny bill, le parlement met les choses dans un état tel que l’armée se débanderait d’elle-même, si l’on était en présence d’un gouvernement qui se proposât de la faire servir à la violation de la constitution. Une fois l’année révolue, il serait impossible d’y maintenir une discipline quelconque.

Il y a d’autres arrangemens encore, et ceux-là ne sont pas les moins utiles, qui couvrent la nation contre tout danger politique de la part de l’armée. Par la composition de son corps d’officiers, il est impossible que l’armée anglaise se comporte à la façon des prétoriens, et ici on a l’exemple d’un fait qui semble un abus, qui, envisagé isolément et en lui-même, en a le caractère, mais qui par ses rapports avec d’autres faits tourne positivement et puissamment au bien du pays. Lorsqu’on examine en lui-même l’usage établi en Angleterre d’après lequel les grades de l’armée s’achètent, il est impossible de n’y pas trouver quelque chose de choquant pour la raison et de blessant pour le principe d’égalité, et pourtant l’observateur philosophe le plus attaché aux principes aura grande peine à blâmer cette coutume, s’il considère que, pratiquée comme elle l’est en Angleterre, elle sert d’abri aux libertés publiques. En Angleterre, les grades de l’armée sont acquis par des jeunes gens des familles les plus honorables du pays qui, après avoir reçu une grande éducation, une éducation libérale dans le meilleur sens du mot, aux universités de Cambridge, d’Oxford ou de Dublin, se font du service militaire une carrière. Ils sont tous fermement attachés à la constitution, tous dévoués aux idées libérales. Ils sont d’ailleurs dans une position de fortune indépendante. Avec de tels officiers, fils ou frères ou tout au moins amis intimes de quelqu’un des membres du parlement, l’armée anglaise, dont les soldats cependant se recrutent à prix d’argent ailleurs que dans l’élite des classes populaires, n’est à aucun degré un danger pour la sécurité et l’indépendance du parlement et pour les libertés nationales.

Il est permis de rattacher aux précautions contre une tentative prétorienne, contre laquelle sont d’ailleurs toutes les probabilités, la faveur qu’a rencontrée dans le public la formation des corps nombreux de volontaires depuis une dizaine d’années. Le motif avoué ou le prétexte fut la crainte d’une invasion française, au danger de laquelle parut croire une partie de l’aristocratie, avec lord Palmerston, qui s’y rallia par calcul. C’est une organisation complète aujourd’hui, sous la direction des classes éclairées, où sont pris les officiers. L’Angleterre a désormais dans ses volontaires, formés en corps indépendans du gouvernement, une garde nationale qui protégerait ses libertés à l’intérieur, si elles venaient à être compromises. Les volontaires seraient au besoin l’armée de la liberté. En outre ils dispensent la Grande-Bretagne d’avoir une nombreuse armée soldée, épouvantail des libéraux puritains.

Un des sujets les plus intéressans à observer en ce moment en Angleterre est le changement qui s’est produit dans la balance des pouvoirs par la répartition de l’influence non-seulement entre la nation et le prince, mais entre les diverses classes de la société. La constitution anglaise, avons-nous dit, est progressive. Les rouages qui la composent, et qui semblent disposés toujours dans le même ordre, comportent des combinaisons fort différentes. L’observateur superficiel qui les regarde jouer peut se faire l’illusion que c’est encore la machine qui fonctionnait sous Guillaume III, sous la reine Anne, sous Walpole et sous George III, ou même jusqu’à un certain point à une époque plus ancienne que la révolution de 1688. En réalité, il n’en est pas ainsi. Le grand ressort n’est plus où il était naguère. L’effet de la révolution de 1688 avait été de consacrer l’omnipotence du parlement au détriment de la prérogative de la royauté, qui, dans la personne des Stuarts, avait affecté le pouvoir suprême et s’était targuée de régner en vertu du droit divin. L’Angleterre prit alors une direction opposée à celle des autres monarchies européennes. Parmi celles-ci, toutes celles qui comptaient étaient des états catholiques : c’était la France, l’Autriche et l’Espagne. Le droit divin s’y était affirmé, vers ce temps-là, avec une raideur et une intolérance sans égales. Les princes s’y regardaient comme des demi-dieux et voulaient être traités comme tels. La liberté politique y était représentée comme un sacrilège et une rébellion. Les souverains avaient promulgué les doctrines que récemment nous avons vues dans le syllabus, car il est à remarquer que sous le rapport politique le syllabus n’est que le rappel des théories politiques officielles qui florissaient dans les conseils des principaux gouvernemens continentaux de l’Europe au XVIIe siècle et qui continuèrent leur domination funeste jusqu’à ce que la révolution française en interrompît le cours. La révolution de 1688 fut donc un déplacement du pouvoir, au rebours de ce qui se passait dans les grandes monarchies du continent, déplacement avantageux pour l’Angleterre, tandis que l’organisation politique consolidée dans le XVIIe siècle chez les grandes nations du continent fut, de la part des princes, une usurpation fatale. Sous les rois de la maison de Hanovre, qui étaient des étrangers hors d’état de parler la langue de leurs sujets et ayant besoin de l’appui des personnages importans du parlement pour se soutenir, la subordination effective de la royauté se poursuivit tout naturellement. Cependant l’influence de la nation anglaise proprement dite sur la marche des affaires publiques était fort restreinte à cette époque. L’aristocratie dominait. Par les bourgs pourris, par son patronage et par d’autres moyens indirects et très variés, la chambre des pairs disposait de l’autre branche du parlement, la chambre des communes. Cet état de choses a subsisté jusqu’à la réforme parlementaire de 1832, qui fit passer une notable partie du pouvoir à la population des villes, devenues si importantes par leurs manufactures toujours croissantes ainsi que par leur population et leur richesse, dont le progrès avait suivi celui de la fabrication. C’est alors qu’a commencé, pour se continuer plus tard, un autre déplacement, celui-ci au profit de la bourgeoisie et des artisans, personnifiés dans la chambre des communes.

Sous l’empire de diverses circonstances accidentelles, la royauté, tant diminuée avec les deux premiers George et même sous Guillaume d’Orange, était redevenue puissante, trop puissante sous George III, du temps où ce prince jouissait de ce qu’on appelait sa raison, chose en lui peu raisonnable ; elle a constamment perdu du terrain depuis le rétablissement de la paix en 1815. La royauté à les mêmes respects, les mêmes guirlandes, obtient les mêmes génuflexions ; elle n’en est pas moins éclipsée. Mais tandis que jusqu’à la réforme parlementaire de 1832 c’était, comme immédiatement après la révolution de 1688, au profit de l’aristocratie, présentement tous les pouvoirs sont primés par la chambre bourgeoise et populaire, chambre élective qui peut tout, jusqu’à ce que la volonté du chef du cabinet l’oblige à faire renouveler son mandat et son prestige par les électeurs, organes eux-mêmes de l’opinion publique. Celle-ci est une puissance dont le dépositaire est innomé, et dont on peut dire cependant que quiconque exerce de l’autorité par son caractère, ses lumières ou sa position, en possède une part, quels que soient sa naissance, sa fortune et son rang. L’opinion publique est donc le véritable souverain, en ce sens que par son action sur la chambre des communes elle indique les hommes auxquels le pouvoir doit être confié et les mesures qui doivent être prises.

Un des traits par lesquels la constitution anglaise se distingue des types qui se reproduisent le plus aujourd’hui dans les états organisés de toutes parts sur la base constitutionnelle, c’est l’existence d’une chambre héréditaire, dont le nom légal est chambre des pairs, mais qui est appelée le plus souvent chambre des seigneurs (lords). Cette reconnaissance du principe héréditaire semble une atteinte aux lois de l’égalité civile et politique ; mais par un concours d’arrangemens imaginés par la sagesse nationale aidée de l’expérience, grâce pareillement au patriotisme des membres de l’aristocratie, ce privilège attentatoire au droit commun a été interprété et mis en pratique de telle sorte que la blessure faite à l’égalité va peu au-delà de l’épiderme. L’institution, au lieu de tourner au monopole d’une caste, a ordinairement l’effet de protéger la nation tout entière contre des abus ou des écarts. Elle empêche l’ascendant des personnes dont l’unique ou le principal mérite serait de s’être enrichies, et en cela elle contribue à maintenir élevé le niveau intellectuel et moral de la nation ; tout au moins elle l’empêche de s’abaisser sous le faste et l’orgueil des parvenus de l’opulence. Par des dispositions qui lui sont propres, l’aristocratie anglaise se différencie des aristocraties qui ont existé sur le continent et dont la descendance s’y conserve avec une auréole bien affaiblie et toujours décroissante. De ces dispositions, la plus essentielle consiste en ce que l’aristocratie anglaise n’est point exclusive. Quoique en Angleterre on parle sans cesse de la noblesse (nobility), il n’y existe pourtant pas un corps de nobles ayant des droits particuliers et exempts de certains devoirs. Pour les devoirs et les droits, la nation est parfaitement une. La chambre des pairs d’Angleterre a si peu l’esprit d’exclusion que les nouveaux membres, fussent-ils fils d’un artisan ou d’un laboureur, y sont aussitôt sur le même pied que les anciens, traités en égaux par ceux-ci. On sait que dans les noblesses du continent le nombre des quartiers établissait des distinctions profondes, et que chez nous par exemple la noblesse d’épée affectait de dédaigner la noblesse de robe. Une autre particularité de l’aristocratie anglaise, et celle-ci de grande portée aussi, c’est que ses descendans ne conservent dans leurs noms rien qui les tranche du reste de la nation, comme le ferait un titre ou une simple particule, le de des Français, le von des Allemands, le van des Hollandais. Les fils d’un membre de la chambre des pairs ne sont autorisés par aucune loi à s’attribuer un titre nobiliaire. L’usage a toléré qu’à la première génération un titre de ce genre leur soit accordé lorsque le rang du père est élevé, et même cette distinction, toute nominale et de pure courtoisie, n’existe pas pour les pairs les plus nombreux, ceux dont le titre est la baronie. D’ailleurs à la seconde génération tout le monde rentre dans le flot populaire. Le petit-fils du duc de Norfolk, ou de Bedford, ou de Devonshire, s’il n’est l’aîné ou le fils de l’aîné, s’appelle M. Howard, M. Russell ou M. Cavendish. À ce compte, chez nous toute la descendance d’un duc de Montmorency, à partir de la troisième génération et sauf l’aîné, s’appellerait M. Bouchard tout court : on sait que c’est le nom patronymique de cette famille, dont la noblesse est si ancienne, et si je la choisis pour exemple, c’est parce qu’elle est illustre entre toutes. En France, où la noblesse a été abolie deux fois, où la qualité de prince, de duc, comte ou baron ne confère aucune attribution politique et ne donne le droit de siéger dans aucun corps, pas même dans un conseil municipal de village ; chez nous, où le sénat, qualifié par la constitution de premier corps de l’état, se compose en très grande partie de simples roturiers ou d’hommes qui l’étaient hier, il reste aux personnes d’origine noble ou supposée telle une dénomination qui les range tout à fait à part et semble en former une caste privilégiée. Ainsi, en supposant qu’un duc eût cinq ou six enfans mâles et que chacun d’eux procréât dans la même proportion, on verrait au bout de quelques générations des centaines, peut-être des milliers de gens titrés portant le même nom, avec la seule variante que les uns seraient marquis, les autres comtes, ceux-ci vicomtes, ceux-là barons, et d’autres je ne sais quoi plus. Les moins bien partagés auraient la particule. La mode s’est même établie parmi nous que, du vivant du père, les fils portent le même titre que lui. A coup sûr, dans l’état présent de nos mœurs, ce qui résulte chez nous de ces usages plus ou moins légaux n’est pas l’établissement d’une caste, c’est tout au plus si on peut dire que c’en est l’ombre ; mais les Anglais n’ont même pas l’ombre.

En Angleterre, la chambre des pairs, qui, dans l’origine, réunissait de grands pouvoirs, qui nommait, par des détours qu’on prenait peu la peine de dissimuler, une partie de la chambre des communes, n’est plus aujourd’hui, dans la conduite générale des affaires, qu’un pouvoir secondaire. Elle a pourtant une grande influence, mais c’est sous l’agrément de l’opinion. Elle n’a pas cessé d’exercer dans les relations sociales une préséance qui est étrange aux yeux d’un Français : ainsi le fils aîné d’un lord sans illustration, jeune homme obscur lui-même, aura le pas sur un homme d’état des plus considérables et des plus éprouvés qui sera, en dehors de la pairie, un Robert Peel, un Cobden, un Gladstone ; mais cette satisfaction donnée à la vanité des lords ne doit être prise que pour une politesse, réminiscence des mœurs féodales du même genre que les formules d’humilité envers la royauté. On peut douter que la mode en aille bien loin encore. Il y a peu de mois, le premier ministre, lord Derby, alors que la chambre des pairs avait à se prononcer sur la dernière édition du bill de réforme adopté par la chambre des communes, et qu’il s’agissait d’une conférence entre deux commissions émanées chacune d’une des chambres, faisait remarquer qu’une réunion de ce genre était rendue plus que difficile par la règle qui prescrit que les commoners délégués s’y tiennent debout et découverts, tandis que les pairs sont assis et le chapeau sur la tête. La chambre des communes aujourd’hui ne se prêterait pas à tant de soumission.

L’esprit d’égalité a pu, chez les Anglais, supporter des habitudes de ce genre. Il ne tolérerait pas des ambitions plus positives. Je pourrais rappeler ici l’émotion que causa en 1862, pendant l’exposition universelle, la prétention élevée par un membre de la chambre des pairs, un duc. Le noble personnage entendait que sur le quai nouvellement autorisé par le parlement le long de la Tamise, au-dessous du palais du parlement et de Westminster, quai de cent pieds de large, il fût interdit aux voitures de passer au droit de son parc. Seuls, les piétons ou les cavaliers y auraient été admis. Le comité de la chambre des communes chargé d’examiner la question avait été circonvenu, et avait la faiblesse de conclure en faveur du duc. Le premier ministre, lord Palmerston, était visiblement dans le même sens ; mais, même avec de tels appuis et sous de tels auspices, une exigence aussi inconsidérée ne pouvait réussir. Quand on connut ce qui se tramait au parlement, ce fut de la part de la masse du public un cri de colère. La presse fut à peu près unanime. Le Times eut des articles foudroyans, le Punch des épigrammes acérées et de vives caricatures. La majorité de la chambre des communes fit son devoir. L’impertinent projet fut traité comme il le méritait : on le balaya par une série de votes.

Ce qui n’est pas moins pratique, il ne vient à l’idée d’aucun des membres de la chambre des lords de réclamer rien qui ressemble à l’immunité devant l’impôt. Quand l’heure d’une réforme a sonné et que l’opinion publique la réclame avec force, la chambre des lords se décidé à l’accomplir de ses mains, alors même que les intérêts de ses membres devraient en souffrir, ou que les idées de sa majorité en seraient fortement contrariées. En 1832, alors qu’il s’agissait de la première réforme électorale qui devait diminuer dans une forte proportion son influence sur la composition de la chambre des communes, la chambre des lords sut se résigner, elle vota la loi. Il fallut beaucoup l’en solliciter, l’en conjurer ; mais elle vota. De même, en 1846, lorsqu’il fut question de modifier profondément l’ancienne législation douanière sur les céréales, qu’elle avait lieu de croire très favorable à ses intérêts pécuniaires, elle sut faire le sacrifice. On a dit, et M. Bagehot n’est pas éloigné de le penser, que cette double conversion avait été entièrement l’œuvre personnelle du duc de Wellington, qui, sans être, dans son for intérieur, plus partisan des deux lois que les autres pairs, céda par respect pour la couronne, qui avait manifesté sa volonté, et en se prononçant entraîna l’assentiment de la majorité. Il est à croire en effet que la résignation de la chambre des lords est dans les deux occasions venue par cette voie ; mais au fond il y a de grandes ressources dans l’esprit patriotique de cette chambre, et on est toujours autorisé à penser que dans les circonstances graves ce mobile la dirigera, nonobstant ses intérêts propres. Aujourd’hui qu’elle n’a plus dans son sein personne qui y jouisse d’une autorité comparable à celle de Wellington, elle n’en a pas moins voté, l’été dernier, une seconde loi de réforme qui est autrement radicale que la première, celle de 4832. Dans un premier mouvement de dépit, elle avait adopté un amendement qui restreignait notablement les changemens résolus par la chambre des communes ; mais peu de jours après elle s’est ravisée, et le vote imprudent a été effacé par une nouvelle délibération. La chambre des pairs d’Angleterre sait très bien qu’elle ne forme point un état dans l’état, qu’il ne lui est pas possible de se séparer de la masse de la nation. Ce sentiment qu’elle éprouve fortement aujourd’hui n’est pas une nouveauté chez elle ; elle a toujours eu à cœur de montrer qu’elle faisait un même corps avec toutes les autres classes. En cela, les autres aristocraties, celles du continent, lui ont été absolument inférieures. L’aristocratie française, entre autres, s’indignait à l’idée que les roturiers fussent de la même pâte qu’elle, et elle a succombé par son obstination à séparer sa cause et ses droits de la cause et des droits du tiers-état. A force de vouloir faire bande à part, elle a de ses mains préparé l’arrêt qu’à la fin Sieyès formula aux acclamations du public : le tiers-état doit être tout.

Et pourtant, telle est de nos jours la force du courant égalitaire, que le privilège en vertu duquel quelques personnes sont investies de la puissance législative par droit d’hérédité cause, en Angleterre, de l’hésitation à ceux qui le défendent. Vainement ils se font à eux-mêmes, comme pour s’encourager, cette observation, qu’une sorte de puissance occulte restreint sans cesse les effets du privilège héréditaire, que la mort frappe à coups redoublés sur les privilégiés de manière à faire disparaître non-seulement les individus, mais les familles, si bien que, pour maintenir le nombre de la pairie, il faut y appeler sans cesse de nouveaux membres puisés dans les sommités intellectuelles du pays, parmi les hommes de talent ou les serviteurs éprouvés de la patrie. On trouve que ce n’est pas assez. M. Bagehot, en cela organe d’un grand nombre d’Anglais éclairés, est d’avis qu’il faut faire à l’aristocratie moderne, celle de l’intelligence et des services, une part plus large encore. C’est en ce sens qu’il conseille, comme une innovation dont le moment est venu, de placer à côté des pairs héréditaires, dans la chambre des lords, des pairs à vie. Le gouvernement lui-même a voulu entrer dans cette voie, il l’a tenté du temps de lord Palmerston. La chambre des pairs, ainsi qu’il lui arrive presque toujours quand une réforme se présente pour la première fois, manifesta sa répugnance, et le gouvernement ne crut pas devoir insister ; mais l’idée a été lancée, elle a fait son chemin. Dans ces derniers temps, elle a été reproduite par les journaux les plus accrédités, et il est vraisemblable qu’elle triomphera. De même a sonné l’heure suprême du privilège exorbitant qu’a possédé jusqu’ici la pairie anglaise de voter par procuration. S’il a quelque commodité pour les membres paresseux ou indifférens, il était devenu blessant pour le public, et il nuisait à l’éclat et à l’autorité des délibérations de la chambre. Cette année, par une modification de son règlement, elle l’a affaibli à ce point que c’est le supprimer.

Aux yeux de M. Bagehot, quelque importance que possède la chambre des communes, quelle qu’en soit l’influence, ce n’est pas l’étendue de ses attributions qui donne à la constitution anglaise son caractère. Le propre de cette constitution, ce qui la distingue autant du système américain que du système français de 1852, c’est que le pouvoir réside effectivement dans un corps nommé le cabinet, placé lui-même sous l’autorité d’un homme, d’un seul, le premier. Ce corps représente avec son chef une unité, un tout, une pensée unique. M. Bagehot cite à ce sujet un mot de lord Melbourne, qui, un jour que le cabinet discutait une question épineuse, dit à ses collègues : « Ce que nous devons penser, je ne le sais pas ; tout ce que je sais, c’est que tous nous devons penser la même chose. » Le cabinet est l’émanation de la chambre des communes, le plus souvent imposé par elle à la royauté. Il a toute la responsabilité du pouvoir, car la royauté est en droit et en fait affranchie du fardeau et de la responsabilité des actes accomplis en son propre nom. Comme le remarque M. Bagehot, le roi peut être un méchant homme, un idiot ou un fou, la machine constitutionnelle n’en marchera pas moins. Le cas ne s’est-il pas présenté sous George III, qui pendant de longues années a été interdit, et pendant plusieurs autres aurait dû l’être ? A côté du roi, chef immuable de l’état, il y a un autre chef qui est amovible, mais qui possède, tant qu’il est en office, l’autorité du maire du palais sous les anciens rois de France. Vis-à-vis de la royauté, tout en se proclamant son serviteur et en s’inclinant officiellement devant elle, il exerce sur elle une puissance qui touche quelquefois au despotisme : ainsi les titulaires des places de cour changent avec le cabinet quand le premier ministre le juge opportun ; le maître de la garde-robe, le grand-écuyer et les dames d’honneur de la reine l’ont appris à leurs dépens. On a cité ces jours-ci, dans la polémique courante, un trait fort significatif en effet pour montrer à quel point le premier ministre en exercice fait sentir sa volonté au roi d’Angleterre et lui règle sa conduite. Je veux parler de la notification que Canning fit adresser par l’ambassadeur d’Autriche à Londres au prince de Metternich, qui avait exprimé l’intention de faire en personne une démarche près de George IV afin de le retenir dans la sainte-alliance. Le prince fut averti que s’il venait à Londres, il ne verrait pas le roi d’Angleterre autrement qu’en présence du premier ministre. George IV n’eut même pas la pensée de résister à Canning qui disposait ainsi de lui. Le cabinet ou le premier ministre dépend en réalité de la chambre des communes et non du roi ; mais la chambre des communes dépend de lui à son tour dans une certaine mesure, puisqu’il peut la dissoudre et la renvoyer devant les électeurs. Il est vrai que, si ceux-ci se prononcent pour la chambre dissoute en en réélisant la majorité, le cabinet s’en va immédiatement. C’est, on le voit, une machine savante, agencée de manière à être solide et flexible tout à la fois. Le dernier mot appartient au corps électoral, représentant légal de l’opinion publique.

Cet ascendant de l’opinion publique n’est pas particulier à l’Angleterre : il est le propre des états qui jouissent réellement du régime constitutionnel. C’est leur sauvegarde ou leur péril, selon que l’opinion y est dans la bonne voie ou dans la mauvaise, ce qui revient à dire selon que les caractères y sont ou n’y sont pas honnêtes, selon que les lumières y sont répandues ou y manquent. Prenez un quelconque de ces états, supposez-y une opinion publique vacillante ou molle ; le pouvoir ira d’hésitation en hésitation, ballotté au gré des vents ; un souverain ambitieux ou entreprenant aura peu de peine à substituer son autorité à celle du parlement. Supposez-la vicieuse, lâche ou corrompue : le gouvernement sera sans contrôle sérieux ; mais il cédera au torrent de la corruption : les intrigans se disputeront le pouvoir, et à la fin Tibère ou Séjan sera le maître. Supposez-la éclairée, vigilante et résolue, les ministres devront marcher droit sous peine d’être renversés, et ces renversemens se feront sans offrir aucun des caractères des révolutions ; l’empire appartiendra à la loi et à la liberté ; mais pour qu’il en soit ainsi, il faut à l’opinion ces précieuses qualités : les lumières, la vigilance, la fermeté.

En Amérique, le mécanisme est moins élastique qu’en Angleterre, et les chances d’un froissement entre les différens pouvoirs constitués sont bien plus grandes. Le président nomme les ministres, mais ceux-ci, quelque talent qu’ils aient, ne sont que les agens irresponsables du premier magistrat ; ils n’ont pas besoin d’être agréables au congrès, ils n’ont aucune action sur lui, aucun rapport avec lui. Le président lui-même peut différer d’avis avec les deux chambres ; cela s’est vu souvent, c’est le cas aujourd’hui, par exemple, où entre lui et le congrès il y a guerre ouverte, presque une guerre à mort. La contestation alors n’a pas de dénoûment légal, pas même devant l’opinion publique, puisque le président n’a pas la faculté de dissoudre le congrès. C’est donc un système d’une grande rigidité et d’un maniement difficile pour peu que les passions s’en mêlent ; chacun tire de son côté et l’on se contrarie tant qu’on peut, jusqu’à ce qu’il plaise au congrès de mettre le président en accusation, ressource tellement extrême qu’on ne peut guère dire que ce soit une issue. Aussi n’a-t-elle jamais été employée effectivement. C’est une des raisons pour lesquelles les hommes éminens qui firent la constitution voulurent que la chambre populaire du congrès, celle qui est la plus accessible aux passions, la chambre des représentans, n’eût que deux ans de durée ; mais l’expédient, tout en étant utile, reste encore insuffisant.

Dans la constitution française de 1852, les chances d’un conflit sont moindres que dans la constitution des États-Unis. Le pouvoir réside effectivement non dans les mains d’un chef du cabinet, mais dans celles de l’empereur, qui peut changer les ministres à son gré. Primitivement les ministres n’avaient aucun besoin de plaire au corps législatif, puisqu’ils ne paraissaient jamais devant lui. Aujourd’hui, ils y viennent presque tous officiellement, mais ils n’émanent pas de lui, ils ne peuvent en être membres, ils ne sont pas ses hommes, et il est presque impossible qu’ils soient désignés par lui. Le différend, s’il éclatait entre la couronne et le corps législatif, se viderait par-devant les électeurs, au tribunal de l’opinion publique, par le moyen d’une dissolution de la chambre des députés ; mais alors le chef de l’état serait personnellement en scène, et c’est un inconvénient dont il est impossible de méconnaître la gravité. A cet égard, on peut faire l’observation que la tentative d’introduire en France le système qui dégage le souverain de toute responsabilité et rejette celle-ci sur les épaules des ministres n’a eu aucun succès pratique. De quoi a servi aux rois Charles X et Louis-Philippe d’avoir été irresponsables, aux termes de la constitution ? En ont-ils moins été détrônés ? Il est vrai ; mais si le public a une irrésistible propension à imputer au prince les actes du gouvernement et s’il lui en fait porter la peine, alors même que la loi l’a affranchi de la responsabilité, croit-on qu’on gagne quelque chose en adoptant la règle qu’en effet le prince seul est responsable ? Diminue-t-on le péril ou l’augmente-t-on ? On pourrait aussi se demander si les rois auxquels une révolution ravit la couronne avaient été bien attentifs à ce que leurs ministres fussent agréables au pays, et si, en choisissant ou en maintenant les dépositaires de leur pouvoir, ils avaient réellement été soigneux de consulter l’inclination de l’opinion publique, ou si au contraire ils ne l’avaient pas bravée.

En Angleterre, l’opinion publique est toute-puissante parce qu’elle est énergique et ferme autant que raisonnable et amie de la loi, qu’au besoin elle est compacte, et que par cet ensemble de motifs elle commande le respect et la crainte. En France, dans dix occasions, depuis 1789, elle a manqué de la force nécessaire pour se faire respecter. Il semble qu’elle soit atteinte de paralysie : désavantage immense, déplorable infériorité. À ce mal profond, il n’y a pas de remède, si ce n’est dans un progrès considérable de la raison publique et des mœurs politiques qui retrempe les caractères et leur rende une vigueur perdue par une longue habitude du régime du bon plaisir sous l’ancienne monarchie et par la violente pression de la dictature tour à tour révolutionnaire et militaire de 1791 à 1814. Cette amélioration si désirable, si nécessaire à l’affermissement des libertés publiques, est possible, elle est même probable, mais elle est lente de sa nature. Portons là tous notre concours et obtenons du gouvernement qu’il y prête le sien. Il y peut immensément. C’est le despotisme qui a brisé le ressort de l’opinion publique et abaissé le niveau des caractères. Un gouvernement dont le langage, les allures et les actes de chaque jour seraient frappés au coin de la liberté, contribuerait puissamment à réparer le mal. Jusqu’à ce que l’on soit parvenu à ranimer en France l’opinion publique et à lui restituer une force proportionnée aux besoins de la patrie, nous courons le risque d’être ballottés par la vague des événemens et celle des passions entre les écueils du despotisme et ceux de l’anarchie, brisant ou endommageant tour à tour notre esquif sur les uns et sur les autres. Parmi ces épreuves incessamment renouvelées, nous achèverons de gagner la réputation, certes peu enviable, du peuple le plus difficile à gouverner de la terre, parce qu’ayant un appétit très prononcé pour la liberté, nous persisterons à méconnaître l’hygiène que cette liberté réclame, ou, la connaissant, nous nous montrerons incapables de la suivre, et nous ne nous ferons pas des destinées ascendantes.

Il est un point sur lequel je ne crois pas qu’aujourd’hui un homme de sens puisse se faire aucune illusion ; les peuples qui veulent conserver de l’influence et de l’autorité, ne pas déchoir enfin, ne pas être classés désormais parmi les états de second ou de troisième ordre, sont tenus d’adopter franchement le système représentatif, de le pratiquer d’une manière qui se rapproche du système anglais, c’est-à-dire qu’il leur faut avoir dans de fortes proportions le self-government. C’est la seule combinaison politique qui, en faisant un appel constant aux forces individuelles, puisse rapidement développer la puissance nationale, de sorte que la nation qui ne l’a pas devient par cela même inférieure à celles qui se le sont approprié.

Le gouvernement personnel est un expédient qui a son utilité à certains momens et temporairement, tout comme la dictature, dont il est le diminutif ; mais, comme système permanent de gouvernement, il n’est pas défendable, car l’histoire montre qu’il y a plus de mauvais princes que de bons, — phénomène qui s’explique non par la raison que les princes soient nativement pires que les autres hommes, mais par celle-ci, tirée de la nature humaine, qu’il y a très peu de cervelles en état de résister aux séductions d’un pouvoir peu contrôlé, aux entraînemens d’une initiative sans contrepoids suffisans.

Le despotisme est très divers de sa nature. C’est un protée habile à revêtir mille formes. Parmi celles-ci, il en est une qui, moins que quelques autres, a excité la réprobation des publicistes, et qui n’en est pas moins pernicieuse. Je veux parler du despotisme administratif, celui qui résulte de règlemens multipliés s’adressant aux actes courans de la vie civile, aux occupations journalières des citoyens, à l’exercice de leurs professions. Il met les hommes dans la dépendance incessante des fonctionnaires administratifs, qui finissent par se regarder comme investis d’une sorte de droit divin. Outre qu’il est ou peut être pour les administrés une cause permanente de vexations, il fausse les libertés auxquelles on réserve l’appellation de politiques. C’est une forme de la tyrannie qui fait de grands ravages. Après quelque temps, elle abâtardit complètement le génie des peuples. Il est digne d’attention que le gouvernement impérial dans sa plus haute expression, par la bouche de l’empereur lui-même, a fréquemment recommandé la suppression de ces entraves, l’abolition ou l’atténuation de ces règlemens ; mais le système réglementaire persiste dans le domaine de la pratique ; il gagne du terrain plutôt qu’il n’en perd. La capitale, qui, plus que le reste de l’empire, est sous les yeux de l’empereur, qui est le siège de son gouvernement, en offre un remarquable modèle et en reflète les inconvéniens multipliés. Chacun sait quelles persécutions on dirige en ce moment contre l’industrie parisienne au moyen de règlemens que je crois illégaux, et qui sont arbitrairement appliqués, avec le dessein évident de chasser de l’enceinte de Paris les ateliers importans. L’organisation municipale de Paris est d’ailleurs la négation du système représentatif, puisque l’énorme budget de cette ville est voté en recettes et en dépenses sans aucune intervention du contribuable. Le gouvernement impérial proteste de son goût pour le système représentatif ; il n’est pas moins explicite quand il s’agit de manifester en principe ses répugnances pour le système réglementaire et le despotisme administratif. Pour mon compte, je me déclare convaincu de la sincérité de ses protestations ; mais le siècle est si sceptique ! Il est à craindre que les déclarations du gouvernement ne rencontrent des incrédules parmi les gens les mieux intentionnés, tant que le despotisme administratif pèsera sur Paris et y exercera ses caprices, tant que le contrôle des contribuables sur les recettes et les dépenses n’aura pas été rétabli dans la capitale.

Je m’arrête dans ces observations. Elles donnent une idée de l’intérêt que le lecteur, trouverait dans les ouvrages de MM. Bagehot et Fischel, du profit qu’en pourraient faire nos publicistes et même notre gouvernement pour réformer et améliorer nos institutions. C’est le but que je m’étais proposé ici. Je me rendrais coupable cependant d’une omission regrettable, si je n’ajoutais qu’un troisième auteur, jeté par nos agitations politiques de l’autre côté du détroit, où il vit aujourd’hui de son plein gré, M. Esquiros, a utilisé son séjour prolongé en Angleterre pour écrire une suite de tableaux qui dépeignent au naturel l’Angleterre, ses mœurs, ses usages, ses institutions en tout genre, et sa politique comme le reste. Rien de plus instructif pour les continentaux. Ces tableaux, qui paraissent presque périodiquement dans la Revue, forment le complément obligé des ouvrages de MM. Fischel et Bagehot pour quiconque veut bien connaître ce qu’est cette nation anglaise ou plutôt cette race qui joue maintenant un si grand rôle dans toutes les parties du monde.


MICHEL CHEVALIER.

  1. L’émancipation des catholiques est de 1820. Elle eût été votée beaucoup plus tôt sans l’obstination de George III, qui sur ce point tint en échec ses ministres et Pitt lui-même.
  2. C’est cette liberté que le gouvernement prussien, en ce moment même, a l’imprudence de contester aux membres du parlement national, et qui a donné lieu au procès intenté par le gouvernement à un membre distingué de la chambre des députés, M. Twesten. De la part d’un gouvernement qui a la prétention de passer pour ami de la liberté, c’est une bévue énorme, outre que c’est un attentat contre le droit des assemblées politiques.
  3. On sait que ce grand jury, formé de simples citoyens, remplit les fonctions confiées chez nous à la chambre des mises en accusation.