Étude d’économie rurale - Le Portugal

Étude d’économie rurale - Le Portugal
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 82 (p. 738-752).
ÉTUDES
D’ÉCONOMIE RURALE


LE PORTUGAL.

Les études d’économie rurale prennent faveur en Europe. Les écrits sur ce sujet étaient déjà nombreux en Angleterre et en Allemagne. En Italie, il suffit de citer les ouvrages de M. Jacini, qui est devenu ministre des travaux publics, et en Belgique les remarquables études de M. Émile de Laveleye, publiées pour la plupart dans la Revue. Voici maintenant un petit pays qui vient d’entrer dans la même voie avec une louable émulation. Il n’y a pas de peuple qui ait depuis trente ans fait de plus grandes tentatives pour se régénérer que le Portugal, et à tout ce qu’il a déjà tenté il vient d’ajouter un effort marqué vers l’étude de l’économie rurale. Au mois d’avril de l’année dernière, une commission a été nommée par le roi pour réunir les élémens d’une statistique agricole. Cette commission, présidée par un pair du royaume, M. Rebello da Silva, a pris ses devoirs fort au sérieux. Deux volumes ont déjà paru par ses soins à l’imprimerie nationale de Lisbonne. Le premier est une histoire de la population et de l’agriculture en Portugal depuis la fondation de la monarchie jusqu’en 1640, année de la grande insurrection nationale contre l’Espagne ; cette publication doit être continuée plus tard jusqu’à nos jours. Le second volume est un simple Abrégé d’économie rurale à l’usage des écoles populaires. Tous deux ont pour auteur le président de la commission, un des meilleurs écrivains du Portugal, Déjà connu par d’excellens travaux historiques[1], M. Rebello da Silva pouvait mieux qu’un autre écrire l’histoire de l’agriculture de son pays. Grâce à lui, le Portugal aura ce qui manque encore à beaucoup d’états européens. Les notes placées au bas des pages montrent qu’il a pu consulter un nombre extraordinaire de documens. Suivant lui, les révolutions économiques du Portugal n’ont pas été tout à fait aussi grandes qu’on l’avait cru jusqu’ici. Quelques historiens ont dit que l’agriculture portugaise était au moyen âge presque aussi avancée que de nos jours; telle n’est pas son opinion. Tout en reconnaissant le bon gouvernement du roi Denis, surnommé le Laboureur (lavrador), il regarde comme des illusions les merveilles attribuées à l’administration de ce prince, qui vivait à la fin du XIIIe siècle. On avait porté à 4 millions le nombre des habitans du royaume sous le règne heureux de dom Manuel; il le réduit de plus de moitié. Peu favorable à l’ordre social de ces temps, il ne peut admettre que la féodalité militaire et religieuse ait pu se concilier avec un pareil développement de la population et de la culture.

Le caractère général de l’histoire du Portugal n’en est pas d’ailleurs changé. Il demeure toujours certain que ce royaume, s’il n’était pas tout à fait aussi peuplé qu’aujourd’hui, jouissait d’une grande prospérité relative dans les XIVe et XVe siècles, et qu’une décadence marquée a commencé pour lui avec le siècle suivant. La population en 1640 n’excédait pas, d’après M. Rebello da Silva, 1,200,000 âmes; elle avait diminué d’un tiers depuis dom Manuel. La monarchie a eu son premier siège au nord, dans le pays situé entre le Minho et le Douro; de là elle s’est étendue progressivement vers le midi, portant avec elle la colonisation. Quand la capitale eut été placée à l’embouchure du Tage, l’activité nationale se tourna vers l’Océan et négligea l’intérieur. La période des découvertes et des expéditions d’outre-mer a eu un éclat incomparable. Des richesses immenses affluaient à Lisbonne; mais sous ces magnifiques apparences se cachait un vice profond. Pendant que la capitale grandissait par le commerce maritime, l’émigration ruinait les provinces. La corruption des mœurs, fruit empoisonné des conquêtes asiatiques, attaquait la population dans sa source. Quand cette grande expansion coloniale vint à baisser par suite de la concurrence des autres peuples, la nation s’affaissa sur elle-même. Elle tomba sous la domination espagnole, qui acheva de l’épuiser.

Le Portugal a prouvé d’une manière frappante la vérité de ces paroles d’Adam Smith : « le capital acquis à un pays par le commerce n’est pour lui qu’une possession précaire et incertaine, tant qu’il n’en a pas réalisé une partie dans la culture de ses terres; les révolutions de la guerre et du gouvernement tarissent les sources de la richesse qui vient du commerce, celle qui procède des progrès solides de l’agriculture est d’une nature beaucoup plus durable. » Le livre de M. Rebello da Silva donne un éloquent commentaire de cet axiome économique. « Nous avons cru, dit-il, que nous avions dans l’Inde un majorat inépuisable, et nous avons délaissé notre propre héritage. » À cette cause générale de décadence vinrent s’en joindre d’autres. Le fanatisme monastique et la tyrannie féodale prirent possession du Portugal. L’expulsion des Maures et des Juifs est de 1499, l’établissement de l’inquisition de 1536. Presque toutes les terres appartenaient à la couronne, au clergé et à la noblesse. Les cultivateurs désertaient les campagnes, on essayait en vain de les remplacer par des esclaves venus d’Afrique. Les céréales montèrent à des prix excessifs; on fut forcé d’avoir recours à d’énormes importations pour nourrir une population en déclin. Depuis 1640, l’agriculture portugaise a du faire des progrès sensibles, puisque la population a triplé; l’histoire de ces progrès fera le sujet du second volume.

L’Abrégé d’économie rurale à l’usage des écoles populaires présente un intérêt plus actuel. L’auteur y a réuni des notions justes sur le rôle des capitaux dans la formation de la richesse, sur la comparaison de la grande et de la petite propriété, de la grande et de la petite culture, sur l’action de la législation civile, sur la répartition de l’impôt, sur l’importance des moyens de communication, sur le débat entre la protection et la liberté commerciale. Présentées sous cette forme élémentaire, ces idées peuvent se répandre utilement. On aime à voir un homme que ses succès littéraires et politiques ont placé haut dans l’état consacrer de généreux efforts à l’enseignement populaire; mais ce n’est pas seulement aux écoles primaires que s’adresse ce modeste volume. On y trouve le résumé le plus complet qui ait paru jusqu’ici de l’état de l’économie rurale en Portugal. Sous ce rapport, il mérite une attention spéciale. L’auteur a soin de nous prévenir que les travaux de la commission de statistique ne sont pas assez avancés pour donner à ses évaluations une certitude suffisante; ce n’est qu’un essai, un premier aperçu.

Le Portugal a été à la fois très bien et très mal traité par la nature. On y trouve des plaines et des vallées d’une admirable fertilité, et les parties cultivées ont l’aspect d’un véritable jardin; mais un tiers environ du territoire se compose de montagnes escarpées, et sur d’autres points s’étendent des plateaux arides que la culture n’a pas encore abordés. On jouit sur les côtes du climat le plus heureux, le voisinage de l’Océan rend les hivers extrêmement doux et tempère l’ardeur des étés; mais dans les parties les plus favorisées des marais répandent autour d’eux l’insalubrité. Les vents d’ouest y déposent des pluies abondantes, et le sol est arrosé par de nombreuses rivières; mais ces cours d’eau ont des lits encombrés par les sables qui mettent obstacle à la navigation et à l’irrigation. Cette terre présente tous les contrastes, depuis les cimes neigeuses de la Sierra d’Estrella jusqu’aux rivages méridionaux, qui semblent détachés de la côte d’Afrique. La constitution générale est volcanique, et les tremblemens de terre ont été fréquens et terribles.

Le royaume a une superficie de 9 millions d’hectares, sans compter les îles, ou le sixième de la France. On le divisait autrefois en six provinces. Aujourd’hui on l’a partagé, à l’instar de la France, en dix-sept districts ou départemens. Au point de vue agricole, M. Rebello da Silva y distingue quatre régions d’une étendue inégale, le nord, le centre, le sud et les montagnes. Il me paraîtrait plus simple de n’en admettre que trois ayant chacune 3 millions d’hectares. La première, qu’on peut appeler la région maritime ou occidentale, s’étend le long de l’Océan; elle comprend l’ancienne province de Minho, un des pays les plus riches et les mieux cultivés de l’Europe, la moitié de la province de Beïra et une grande partie de l’Estrémadure; c’est de beaucoup la plus féconde et la plus prospère. La seconde, qu’on peut appeler la région montagneuse ou orientale, se compose de l’ancienne province de Tras-os-Montes et du reste de la Beïra et de l’Estrémadure; elle est toute hérissée de montagnes. La troisième, la région du sud, comprend l’Alemtejo (pays au-delà du Tage) et la petite province de l’Algarve; c’est la plus inculte. A ces trois divisions répondent trois climats : sur le littoral humide et chaud, dans les montagnes variable et tempéré, dans le sud extrêmement chaud et sec.

D’après cet essai de statistique rurale, il n’y aurait en tout que 2 millions d’hectares cultivés; 7 millions d’hectares sur 9, plus des trois quarts du sol, seraient incultes. Un examen plus approfondi révélera probablement une plus grande étendue de terres ouvertes. On aura sans doute confondu une partie des jachères avec les terres incultes. Il y a des champs qui ne sont cultivés que tous les dix ans; dans quelle catégorie faut-il les placer? De même on n’attribue aux bois qu’une étendue de 100,000 hectares, ou un peu plus du centième du sol. Si déboisé que puisse être le Portugal, j’ai peine à croire qu’il le soit à ce point. On n’aura tenu aucun compte des terrains à demi boisés, comme il doit s’en trouver beaucoup. Un rapport adressé au ministre des travaux publics en 1868 par l’Institut géographique de Lisbonne porte l’étendue des terrains réellement incultes à la moitié environ de la superficie totale, ou 4,500,000 hectares. Là doit être la vérité. La différence sans doute est remplie par les terrains à demi cultivés et à demi boisés. Il va sans dire que la plus grande partie des terres cultivées se trouve dans la zone du littoral; les deux autres ne présentent que de rares oasis autour des villes, séparées par des montagnes ou par des landes (charnecas).

L’Abrégé d’économie rurale évalue à 562 millions le produit brut des terres. Je serais porté à croire qu’il y a quelque exagération dans ce chiffre. On y fait figurer le travail des bœufs pour 21 millions; mais le travail des bœufs n’est pas un produit, c’est un moyen de production. Ensuite on porte à 43 fr, la valeur moyenne de l’hectolitre de vin : il se peut que les vins du haut Douro destinés à l’exportation aient en effet cette valeur; les vins communs du pays peuvent difficilement monter à ce prix. En France, la valeur moyenne de l’hectolitre de vin nouveau était portée autrefois à 12 fr. 50 c; elle peut s’élever aujourd’hui, après les ravages de l’oïdium, à 18 ou 20 francs. Enfin le chiffre de 19 millions indiqué pour les produits des bois paraît inconciliable avec l’étendue attribuée à la superficie boisée; ce ne serait rien moins qu’un produit moyen de 190 fr. par hectare. Si nous ajoutons qu’on n’a pas retranché les semences des céréales, nous trouverons qu’il faut probablement soustraire de l’estimation une centaine de millions. La production agricole du Portugal serait alors de 450 millions[2], ou 50 francs par hectare de la superficie totale, la moitié environ de ce qu’elle est en France. Divisée par les 2 millions d’hectares que l’Abrégé d’économie rurale donne à la surface cultivée, ce serait encore une moyenne de 225 francs par hectare, c’est-à-dire beaucoup plus qu’en Angleterre, en Belgique, dans les pays les mieux cultivés. En comptant 4 millions d’hectares plus ou moins travaillés, on arriverait à un résultat plus vraisemblable. Je soumets ces conjectures à la commission portugaise de statistique agricole.

Quoi qu’il en soit, ce qui frappe le plus dans cette statistique, c’est la faible proportion des produits animaux. Le Portugal possède très peu de bétail ; M. Rebello da Silva estime à 5 millions de têtes le nombre total des animaux domestiques. La race bovine y figure pour 520,000; la race ovine pour 2,400,000; 1 million de chèvres, 850,000 cochons et 230,000 chevaux, mulets ou ânes complètent les 5 millions. En comptant 10 moutons et 4 porcs pour une tête de gros bétail, on arrive à une moyenne de 14 têtes par 100 hectares, tandis que l’Angleterre en possède 99, la Belgique 58, la Hollande 52, l’Allemagne 44, la France 38. Avec les ressources que présente le pays, la production du bétail peut certainement s’accroître; mais il ne faut pas se dissimuler que la nature du climat dans le sud oppose de sérieux obstacles à un large développement des races animales. Tous les pays méridionaux en sont là.

Le gros bétail se concentre dans le nord, c’est en effet dans cette région qu’on trouve la plus grande partie des prairies naturelles et presque toutes les prairies artificielles; c’est là aussi que commence à se répandre la culture des racines pour la nourriture des bestiaux. De belles races s’y sont formées de longue main, et entre autres la race appelée barroza, qui fournit à la fois de bonnes vaches laitières et d’excellens sujets pour l’engraissement. Depuis quelques années, l’exportation de ces bestiaux gras pour l’Angleterre devient assez active. Dans le reste du littoral et des montagnes, des assainissemens de marais ou des travaux d’irrigation peuvent fournir les moyens de créer de nouvelles prairies, A mesure qu’on avance vers le sud, les prairies naturelles disparaissent. Le Portugal possède une plante fourragère qui lui est propre, la serradelle; on y cultive aussi la luzerne avec succès, mais sur de faibles étendues. Il faudrait décupler au moins les prairies artificielles pour que l’augmentation des fourrages fût sensible, et ce n’est pas une petite affaire.

Quoique le sud ait bien peu d’animaux, une meilleure culture devrait commencer par en diminuer le nombre. Il faudrait d’abord supprimer autant que possible l’animal vagabond et destructeur par excellence, la chèvre; cette révolution rencontrera longtemps de grands obstacles dans les habitudes de la population. La dépaissance des moutons eux-mêmes fait beaucoup de mal pour peu de profit. Ces moutons donnent peu de viande et de laine, leur fumier se perd dans les pâturages. Les cochons sont excellens; mais le nombre en est limité par la nature de leur régime : ils se nourrissent de glands qu’ils ramassent eux-mêmes. La production des chevaux est en décadence. On les remplace par des mulets et surtout par des ânes. Dans les trois quarts du territoire, les abris même manquent aux animaux, et, pour les faire passer de la vie sauvage à la vie domestique, il faut tout changer.

Le froment est la céréale qui occupe le moins de place; il est dépassé par le maïs et surtout par le seigle, qui domine dans la région montagneuse. Le froment ne donne en moyenne que 8 hectolitres à l’hectare, le seigle produit moins encore, 6 hectolitres seulement. Dans tous les pays qui ressemblent au Portugal, on obtient rarement un rendement supérieur. L’abondante production des céréales est liée par un enchaînement étroit à la multiplication du bétail ; pour que les étendues ensemencées s’accroissent, pour que les rendemens s’élèvent, il faut que les prairies artificielles et les racines s’étendent parallèlement. Presque tout le froment récolté vient dans l’Alemtejo, qui pourrait être et qui sera un jour le grenier du Portugal ; mais que de temps et de capitaux pour défricher ces landes immenses ! On n’évalue la récolte d’orge qu’à 700,000 hectolitres; l’avoine réussit encore moins. Le maïs est le grain le plus avantageux, il donne 18 hectolitres par hectare. C’est la zone maritime qui le produit. On a cherché un supplément de céréales dans la culture du riz ; l’expérience a prouvé que cette culture est une cause redoutable d’insalubrité. Les rizières se trouvent pour la plupart dans les environs de Lisbonne, on demande avec raison qu’elles soient abandonnées. Les légumes secs offrent une ressource dont on ne tire peut-être pas assez grand parti : c’est un produit qui réussit parfaitement et qui joue un grand rôle dans l’alimentation populaire. L’avenir du pays paraît être surtout dans l’arboriculture. Au premier rang viennent l’olivier, le mûrier, les arbres à fruits. L’olivier ne couvre encore que 42,000 hectares, et il ne donne qu’un produit misérable. Avec plus de soins, on pourrait étendre l’exportation de l’huile d’olive; la France à elle seule en achète tous les ans pour 25 millions. Le mûrier était autrefois encore plus négligé; depuis quelques années, l’élévation du prix de la soie a tourné l’attention vers cette culture. En 1868, la récolte des cocons s’est élevée à 2 millions de kilogrammes, valant ensemble 8,400,000 francs, qui ont été payés par la France et par l’Angleterre. Le Portugal a eu le bonheur d’échapper à la maladie, il exporte de la graine de vers à soie.

Le vin est depuis longtemps la plus grande richesse agricole. Les vins recherchés par les Anglais sous le nom de vins de Porto se récoltent sur les rives du Douro. On en protégeait autrefois la production par des monopoles qui ont aujourd’hui à peu près disparu. Ce vignoble célèbre n’a pas une grande étendue; on ne lui donne pas plus de 30,000 hectares. La culture en est très soignée, elle exige beaucoup de bras. La vigne y est plantée en terrasses artistement construites et soutenue par de petits échalas. Une partie du produit est transformée en eau-de-vie et sert à ajouter un supplément d’alcool aux vins exportés. Le vignoble du Douro ne produit guère que le dixième de la récolte totale du vin. Dans la province de Minho, on cultive généralement la vigne en hautains, comme en Italie, c’est-à-dire en l’enlaçant à de grands arbres qui la laissent retomber en gracieux festons. L’aspect de ces treilles est charmant; mais les raisins qu’elles produisent mûrissent difficilement et ne donnent qu’un vin acide et vert. Les vins qu’on appelle mûrs s’obtiennent par une meilleure culture et présentent de nombreuses variétés. On a peine à comprendre comment la vigne ne couvre encore que 189,000 hectares dans un pays qui lui convient si bien. La production est sans doute contenue par le débouché; l’exportation n’en écoule qu’une faible quantité (200,000 hectolitres par an), et la consommation intérieure ne peut guère excéder un hectolitre par tête. L’oïdium a encore moins épargné les vignobles portugais que les nôtres. En 1851, la récolte totale du vin avait dépassé 3 millions d’hectolitres; dix ans après, en 1862, elle n’était plus que de 860,000; elle avait baissé des trois quarts. Il faut que la production se soit beaucoup relevée, puisqu’on l’évalue aujourd’hui à 5 millions d’hectolitres, soit une moyenne de 27 hectolitres à l’hectare. On cherche partout de nouveaux débouchés, notamment au Brésil et aux États-Unis; si on les trouve, la culture de la vigne fera probablement des progrès.

La production des fruits peut être en quelque sorte illimitée; les oranges, les citrons, les figues, les amandes, les caroubes, les pêches, les abricots frais ou secs, alimentent une exportation annuelle de 5 ou 6 millions de francs, et fournissent à l’intérieur à une consommation immense. On voit que le Portugal doit surtout compter sur l’exportation pour l’écoulement de ses principaux produits; c’est le sort commun de ces petits états qui n’ont pas en eux-mêmes de débouchés suffisans.

Le déboisement est le plus grand fléau du pays. Même en triplant, en quadruplant l’étendue donnée aux bois par l’Abrège d’économie rurale, on arrive à un total insignifiant. Cette destruction de la surface boisée a des inconvéniens de toute sorte. Outre qu’on y perd un revenu considérable, elle rend capricieux et irrégulier le régime des eaux, détermine des inégalités dans le climat et contribue à l’insalubrité de quelques parties du territoire. On ne peut pas estimer à moins de 2 millions d’hectares l’étendue qu’il serait utile de mettre en bois. C’est l’entreprise qui appelle le plus les efforts du gouvernement. Le roi Denis, le colonisateur par excellence, a donné un grand exemple il y a six cents ans : il a planté près de Leïria une forêt de pins qui est encore aujourd’hui magnifique, et qui, bien que dévastée par un incendie, s’étend sur une superficie de 10,000 hectares. Le roi dom Fernand, père du roi actuel, a voulu imiter ce brillant modèle; il a formé dans le parc de son château de Cintra une superbe collection de toutes les variétés d’arbres verts.

Un membre de la commission de statistique agricole, M. Venancio Deslandes, chargé, il y a quelques années, d’une mission spéciale dans les pays étrangers, a publié à son retour un excellent rapport sur l’enseignement forestier. Il proposait rétablissement d’une école forestière dans l’ancien couvent de Bussaco, près Coïmbre, célèbre par la beauté de son bois de cèdres et de cyprès; ce projet n’a pas encore reçu d’exécution. Par la diversité de ses climats, le Portugal peut cultiver toutes les espèces d’arbres, celles des pays les plus froids comme celles des pays les plus chauds. Le chêne-liège surtout peut y être l’objet d’une exploitation fructueuse. Cet arbre précieux donne un double produit; il nourrit avec ses glands des légions de porcs et fournit par son écorce un élément d’exportation; le liège du Portugal arrive maintenant en France et dans le reste de l’Europe. Joignez-y le châtaignier, si répandu en Corse et en Sicile, le noyer, qui donne des fruits en abondance, et toutes les essences forestières des deux mondes, résineuses ou non. Quand l’état ne boiserait que cinq ou six mille hectares par an, il serait probablement suivi par les grands propriétaires et par les communes.

Les voyageurs sont unanimes pour dire que les arbres de toute espèce viennent merveilleusement en Portugal. Ce qui manque le plus au pays est ce que le sol produit le mieux. On admire surtout la splendide végétation de Cintra, vantée par lord Byron, encore plus éclatante aujourd’hui que du temps de Childe Harold. Le bananier y pousse auprès de l’épicéa, le palmier à côté du chêne; les conifères y prennent rapidement des proportions gigantesques. Que cette belle exception se généralise, et le Portugal aura fait un grand pas, le plus grand peut-être qu’il puisse faire. La culture des arbres n’exige ni beaucoup de capitaux ni beaucoup de bras, et c’est une des plus riches, soit par elle-même, soit par les conséquences qu’elle entraîne, surtout dans les régions méridionales. Les autres cultures réussissent difficilement sur un sol déboisé; le boisement au contraire apporte avec lui la fécondité non moins que la beauté. Tout s’anime et se vivifie sous l’influence des forêts; les sources naissent, la verdure s’étend, le sol se reforme, l’air s’épure, les animaux se multiplient, l’homme peut vivre et prospérer. Les anciens le savaient comme nous. Que demande avant tout Virgile dans ses rêves de poésie champêtre? L’ombre immense des grands bois; il invoque les dieux forestiers et les nymphes leurs compagnes,

<poem>Panaque, Sylvanumque senem, nymphasque sorores.

La population actuelle du Portugal s’élève à 4 millions d’âmes (3,987,000), ce qui donne une moyenne de 44 habitans par 100 hectares. La France en ayant 69, la population spécifique du Portugal égale les deux tiers de la nôtre. La répartition entre les districts présente les contrastes les plus tranchés. Le district de Porto a une densité de population qui rivalise avec celle de la Belgique (164 habitans par 100 hectares). La province d’Alemtejo tout entière est au contraire un des pays les plus déserts de l’Europe (15 habitans par 100 hectares). Tout est mouvement et activité dans le nord, tout est silence et solitude à l’autre extrémité du territoire,

La population rurale forme les trois quarts environ du total. S’il était vrai que la culture s’étendît seulement sur 2 millions d’hectares, cette population serait, relativement au sol cultivé, de 150 habitans par 100 hectares, proportion extraordinaire qui ne se retrouve pas dans les pays les plus peuplés. En France, la population rurale est de 50 têtes par 100 hectares de la superficie correspondante. Quelle que soit l’étendue réelle du sol cultivé, la population rurale du Portugal est évidemment excessive pour cette étendue; elle gagnerait à se répandre plus uniformément sur l’ensemble du royaume. Comment décider les laborieux habitans du Minho, au lieu de s’entasser les uns sur les autres, à coloniser de proche en proche les solitudes de l’intérieur? Jusqu’à présent, ils aiment mieux émigrer au Brésil que dans les provinces reculées de la mère-patrie ; la vieille tradition du Portugal n’a pas perdu sa puissance. C’est aux propriétaires des sols délaissés qu’il appartient d’attirer par des conditions meilleures de nouveaux cultivateurs.

Les populations rurales du Portugal, dit M. Rebello da Silva, sont en général peu robustes, indolentes et apathiques. Le manque d’alimentation et les miasmes paludéens atténuent leur vigueur; leur nourriture est toute végétale. D’après la production comparée des deux pays, la ration moyenne d’un Portugais serait le quart de celle d’un Français en viande et en froment, on n’y supplée qu’imparfaitement par un supplément de maïs, de seigle, de légumes et de fruits. Le vin ne manque pas, mais le laitage fait défaut. Malgré la sobriété proverbiale des peuples méridionaux, ce régime ne suffirait pas, s’il ne venait s’y joindre une assez grande quantité de poisson. La population nationale s’accroît lentement; elle était de 3,200,000 âmes en 1807, elle en a gagné 800,000 en soixante ans; c’est la même progression qu’en France. La moitié environ de la population rurale se compose de propriétaires cultivant eux-mêmes. La plupart se trouvent dans le Minho. La propriété est divisée à l’excès dans cette province, tandis que les trois quarts de la Beïra et de l’Alemtejo appartiennent à de très grands propriétaires.

L’industrie agricole s’exerce d’après quatre systèmes différens, le faire-valoir direct, le fermage, le métayage, le bail emphytéotique, qui paraît assez usité. Le nouveau code civil, promulgué en 1867, établit avec clarté les règles applicables aux différentes espèces de baux, et simplifie les usages confus qui régnaient dans les provinces. M. Rebelle da Silva insiste sur la nécessité d’organiser de bonnes entreprises agricoles en créant une classe de fermiers instruits et riches. Malheureusement la plupart des propriétaires ignorent encore qu’il n’y a pas de culture prospère avec des fermiers pauvres. C’est la petite culture qui domine. La grande n’est pourtant pas inconnue. Un voyageur français qui parcourait le Portugal en 1861, M. Lesage, en donne un exemple frappant. « Un seul fermier, dit-il, car ce sont des fermiers qui prennent souvent à bail plusieurs propriétés, emploie à ses travaux 100 charrues. Il récolte 6,500 hectolitres de froment, autant de mais, de 1,000 à 1,500 hectolitres d’orge, de fèves, de haricots, de 500 à 1,200 hectolitres d’huile, 4,100 de vin. Il compte dans ses troupeaux 1,000 bêtes à cornes presque sauvages, 200 autres tenues en domesticité, de 3 à 4,000 bêtes à laine, de 500 à 800 porcs, 300 animaux de la race chevaline. Ses domestiques sont au nombre de 200. » Cet exemple donne une idée du degré que peut atteindre l’industrie agricole en Portugal. M. Rafaël José da Cunha, dont il est ici question, a été plus loin que d’autres dans la carrière; mais il avait des précédens. Les machines agricoles commencent à s’introduire. Dans les terres louées à la compagnie des Lezirias (alluvions du Tage), qui forment un domaine de plus de 3,000 hectares divisés en trois fermes, on emploie, dit-on, avec fruit les plus coûteux engins de la culture anglaise. La petite culture reste fidèle, comme partout, aux instrumens les plus élémentaires.

M. Rebelle da Silva reproche à la grande propriété son peu de goût pour la vie rurale. Il déplore que la riante vallée du Tage, les bords délicieux du Mondego, chantés par Camoëns, les sites pittoresques de la région alpestre, les déserts sauvages de l’Alemtejo, n’attirent pas davantage les principaux possesseurs. « L’absentéisme, s’écrie-t-il, s’il nous est permis de nous servir de ce mot étranger, est devenu la règle de nos grands propriétaires. La plupart sont nés et sont morts sans avoir une seule fois jeté un coup d’œil sur un de leurs vastes et incultes domaines, Nos grands seigneurs, remplissant les ambassades, les armées, les tribunaux, peuplant les antichambres du palais, se seraient crus tombés dans la disgrâce du souverain, s’ils avaient passé un seul jour loin de l’astre qui leur donnait la lumière et la vie. Comment s’étonner que nos champs soient restés incultes, que les eaux abandonnées à elles-mêmes aient inondé nos fertiles alluvions, que des étendues immenses se soient couvertes de bruyères et de ronces, et que l’agriculture paralysée soit tombée dans le marasme dont elle commence à peine de sortir? » Ce triste tableau n’est vrai que pour une partie de la monarchie. La petite et la moyenne propriété ont rempli sur beaucoup de points le vide laissé par la grande.

Il appartient maintenant à la grande propriété de regagner le temps perdu, elle n’a plus les mêmes raisons pour rester inactive. Le Portugal n’est plus la monarchie despotique et nobiliaire d’autrefois; c’est un des pays les plus libres de l’Europe, un de ceux qu’anime le plus l’esprit nouveau. Si la noblesse s’endort dans son ancienne indolence, elle perdra son influence et sa richesse. L’aristocratie anglaise ne s’est maintenue qu’en s’appuyant fortement sur le sol; il n’y a d’avenir pour la noblesse portugaise qu’à la même condition. L’ancienne législation du pays favorisait à l’excès la concentration de la propriété; aujourd’hui on y tombe presque dans l’excès contraire. Depuis trente-cinq ans, il s’est passé bien peu de jours où l’ancienne féodalité politique et religieuse n’ait reçu quelque atteinte. On a commencé par supprimer les dîmes ecclésiastiques, on a prononcé ensuite l’abolition des ordres monastiques et la vente de leurs biens. Les droits féodaux ont disparu à leur tour, et en 1863 on a supprimé les majorats. Rien ne gêne donc plus la liberté du sol. On aurait tort maintenant de pousser plus loin la guerre à la grande propriété. La petite ne peut prospérer que dans les conditions qui lui conviennent. La grande lui est supérieure quand il s’agit de mettre en valeur un sol dépeuplé.

Des étendues de terre appartenant à l’état ou aux communes constituent encore ce qu’on appelle des baldios (communaux). Dans l’entraînement de la réaction, une loi de 1867 avait ordonné de les vendre ou de les louer; on a dû la rapporter devant la résistance des communes. Certainement les baldios doivent tôt ou tard disparaître. Beaucoup de terrains condamnés ainsi à la stérilité pourraient être avantageusement exploités, s’ils entraient dans le domaine de la propriété privée. Le préjugé qui défend les pâturages communs sous le nom de patrimoine des pauvres est une erreur économique ; mais en toutes choses il faut procéder avec mesure. La vente précipitée des biens des couvens a peu profité à l’agriculture, parce que les capitaux ont manqué pour exploiter tant de terres à la fois. La vente des biens communaux n’aurait pas pour le moment de meilleurs effets. Il se peut d’ailleurs qu’une partie notable de ces biens ne puisse être utilisée par la division ; tels sont les terrains de montagnes, qui ne sont bons qu’à porter du bois. L’état, en les aliénant, se priverait des moyens de rétablir les forêts.

Le système protecteur a régné longtemps en Portugal pour les produits du sol comme pour tous les autres. L’importation des céréales et des autres denrées alimentaires était interdite. Sous l’empire de cette législation, les prix subissaient des oscillations énormes. Une loi récente a mis un terme à ce régime en autorisant l’admission des céréales en tout temps avec un droit fixe. On a compris que, pour protéger l’agriculture, il fallait avant tout lui fournir des moyens de transport économiques et lui faciliter l’accès des capitaux. L’établissement d’un ministère des travaux publics en 1852 a donné le signal. 700 kilomètres de chemins de fer sont aujourd’hui en exploitation, 300 se construisent ; 2,500 kilomètres de routes ont été ouverts. Des travaux sont commencés pour améliorer la navigation des rivières et l’entrée des ports. Le Portugal en avait bien besoin, car c’était peut-être le pays de l’Europe qui manquait le plus de voies de communication.

En même temps le gouvernement a fait de louables efforts pour étendre le crédit de la propriété et de la culture. Un système hypothécaire fondé sur la publicité complète de tous les droits et sur l’abolition des hypothèques tacites est en vigueur depuis cinq ans. Une société de crédit foncier s’est instituée, et a déjà prêté plus de 16 millions à la propriété. On cherche à organiser tout un ensemble de banques rurales en s’appuyant sur les institutions de bienfaisance, qui disposent de fonds assez considérables. L’enseignement agricole n’est pas négligé ; il se donne dans un institut supérieur, fondé en 1852, et dans quatre fermes régionales. Des expositions agricoles ont eu lieu avec succès à Porto et à Lisbonne. Ces efforts, il est vrai, n’ont pas encore obtenu de très grands résultats ; c’est que, si rien n’est plus durable que le progrès agricole, rien n’est plus lent. On n’efface pas en un jour les conséquences accumulées de plusieurs siècles.

Le commerce extérieur du Portugal, autrefois si florissant, a reçu deux coups terribles, par les progrès des Hollandais dans l’Inde au XVIIe siècle, et, beaucoup plus près de nous, par la séparation définitive du Brésil en 1823. Après cette dernière crise, le mouvement commercial est resté plusieurs années à peu près nul à cause d’un système douanier presque prohibitif. Depuis que les tarifs ont été remaniés dans un sens plus libéral, il a repris une marche ascendante. Avec la France seule, il a décuplé depuis quarante ans. L’industrie était autrefois tout à fait délaissée. Aujourd’hui toutes les formes du travail industriel prennent peu à peu de l’importance, et on cherche avec passion les moyens de les développer. Au point de vue politique, le pays a échappé aux révolutions subversives. Il a conquis sa liberté sans trop de luttes. Il est loin d’être exempt des agitations qui accompagnent partout les institutions libres ; mais ces secousses n’ont rien de grave et de profond. Il a le bonheur d’avoir une dynastie nationale, libérale et populaire. Le patriotisme qui anime toutes les classes et l’extrême douceur des mœurs le préservent des dissensions violentes.

Les difficultés actuelles sont toutes financières. Le produit des impôts généraux peut être évalué à 90 millions. Cette somme doit s’accroître des contributions spéciales et locales, qui paraissent s’élever à une vingtaine de millions ; on trouve alors pour le total des revenus publics 110 millions de francs, ou 27 francs 50 c. par tête. En France, la même division donne 54 fr. par tête, d’où il suit qu’un Portugais paie la moitié de ce que paie un Français. La richesse moyenne devant être moitié moindre, le rapport paraît le même. L’équilibre entre les dépenses et les recettes est rompu depuis longtemps. Dans ces dernières années, le déficit annuel dépassait 30 millions de francs ; on le comblait par des emprunts. Le Portugal se débat aujourd’hui dans cette situation. Il faut de toute nécessité ou augmenter les recettes ou diminuer les dépenses, et probablement faire l’un et l’autre à la fois.

Je ne suivrai pas M. Rebello da Silva dans les calculs qu’il présente pour démontrer que l’impôt foncier est relativement léger en Portugal. De pareilles questions ne peuvent pas être traitées par un étranger en pleine connaissance de cause. Des charges beaucoup plus lourdes pesaient autrefois sur la propriété foncière, quand elle était soumise aux dîmes et à d’autres redevances. Il paraît juste de reprendre au profit de l’état une partie de ces anciens droits ; mais cette entreprise a échoué jusqu’ici devant la résistance des contribuables. À proprement parler, il n’y a que deux impôts indirects, au moins en ce qui concerne l’état, la douane et le tabac. Le Portugal est à peu près affranchi de taxes de consommation, et on comprend qu’il se montre peu disposé à s’y soumettre. Les impôts existans s’accroissent d’ailleurs d’eux-mêmes par le progrès de la richesse publique ; la douane à elle seule a passé en trente ans de 18 à 36 millions de recettes.

Restent les économies dans les dépenses. On ne peut en obtenir de sérieuses que sur les budgets de la guerre et des travaux publics. Le Portugal a une armée normale de 36,000 hommes, qui se réduit environ de moitié par les congés. C’est encore trop ; 8 ou 10,000 hommes suffiraient pour maintenir la tranquillité publique. Quant à la sécurité extérieure, elle n’a pas besoin d’être défendue. Le Portugal s’est donné le luxe de la conscription; elle n’est pas là plus populaire qu’en Espagne. On évalue à 200 millions l’ensemble des travaux exécutés depuis quinze ans. Ces sacrifices peuvent aujourd’hui se réduire sans inconvénient. Le Portugal s’est laissé gagner par un sentiment bien naturel qu’on peut appeler l’impatience du progrès. Considérés en eux-mêmes, les travaux accomplis n’ont rien d’excessif; il en faudrait dix fois plus pour mettre ce royaume au niveau des nations les plus avancées. Exécutés en si peu de temps, ils ont dépassé la mesure de l’utilité immédiate. Ces chemins de fer manquent de trafic, ces routes sont peu fréquentées. Les habitudes n’ont pas pu changer par enchantement. Les travaux publics eux-mêmes, si utiles qu’ils doivent être un jour, ont pour premier effet, quand ils sont poussés trop vite, de détourner les capitaux et les bras d’autres emplois plus productifs.

Ces dépenses manquent surtout le but quand il faut avoir recours à des emprunts onéreux. Malgré la suppression de l’amortissement et une série de banqueroutes partielles, l’intérêt de la dette publique absorbe annuellement un tiers du budget. Il serait insensé d’accroître encore une charge si lourde. En fait de progrès, le plus grand de tous serait de renoncer à l’emprunt; l’état qui donnera cet exemple à l’Europe se fera le plus grand honneur. Il y a d’ailleurs dans tout ce qui s’est fait en Portugal depuis vingt ans un vice que M. Rebello da Silva paraît sentir: c’est l’excès de centralisation. Rien n’est à la longue plus nuisible aux intérêts généraux. Les œuvres du pouvoir central ont un caractère de grandeur très apparent. Celles des administrations locales, plus modestes et moins visibles, répondent mieux aux besoins. On semble le comprendre, car on parle de se confier davantage aux conseils de district et de municipalité. L’augmentation qu’on désire obtenir dans les impôts directs rencontrerait probablement moins de difficultés, si elle prenait la forme de contributions locales.

Au bout du compte, le Portugal est proportionnellement plus riche et plus peuplé que l’Espagne, la Corse, la Sardaigne, la Grèce, tous les pays analogues. L’Espagne n’a que 32 habitans par 100 hectares, la Corse 29, la Sardaigne 25, la Grèce 26. Il n’y a dans le pourtour de la Méditerranée que l’Italie qui lui soit supérieure, et cette différence date de loin. Les pays méridionaux, les plus riches de tous quand l’homme y domine la nature, sont ceux qui tombent, quand ils sont négligés, dans la stérilité la plus complète. Il faut ensuite, pour réparer le mal, beaucoup de temps et d’efforts. Même en France, le Portugal peut presque soutenir la comparaison avec les seize départemens qui forment la région provençale. Ces départemens ont ensemble 9 millions d’hectares, exactement l’étendue du Portugal. Ils contiennent à peu près une égale proportion de montagnes, si l’on remonte jusqu’à l’Aveyron, au Cantal et à la Haute-Loire, pour redescendre le long des Alpes, de l’autre côté du Rhône. On y trouve la même longueur de côtes environ, depuis Port-Vendres jusqu’à Nice. Le climat n’est pas très différent, et les productions sont les mêmes. On n’y compte en tout que 4,650,000 habitans, ou 650,000 seulement de plus. La production du vin y a pris un développement plus que double, la culture de l’olivier y est à la fois plus étendue et plus productive, et avant la crise de la soie le mûrier y donnait des revenus magnifiques; mais pour les autres produits la différence n’est pas énorme. Le tiers au moins de cette région est inculte, le bétail y est fort rare aussi, excepté dans les montagnes, et elle ne produit pas assez de céréales pour se nourrir. Ce qui rend cette partie de la France supérieure au Portugal, c’est l’activité commerciale; Marseille égale Lisbonne en population et la dépasse en commerce. Cet avantage est dû aux débouchés que la vallée du Rhône trouve dans l’intérieur. Il ne serait pas difficile de nommer en France non-seulement seize départemens, mais trente qui ne sont pas plus riches et plus peuplés que l’ensemble du Portugal. Notre région du centre, par exemple, n’a que 50 habitans par 100 hectares, et ne paie que 25 francs de contributions par tête.

Le Portugal aurait donc tort de s’exagérer son infériorité. Son territoire pourrait sans doute nourrir et mieux nourrir deux ou trois fois plus d’habitans : que de parties de l’Europe en sont là! Sa petitesse le met à l’abri des grandes ambitions qui dissipent tant de capitaux. Les occasions de guerre et de révolution lui manquent. Il offre peu de ressources au luxe. Il jouit sans danger d’une grande liberté. Toutes les réformes civiles et politiques qu’exigent les sociétés modernes, il les a largement accomplies. Il n’a plus qu’un problème à résoudre, l’équilibre du budget. Ce dernier pas fait, il n’a qu’à attendre. Les élémens d’un grand développement intérieur sont préparés. Toute agitation fiévreuse pour précipiter le mouvement aurait probablement l’effet opposé.


LÉONCE DE LAVERGNE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1866, Philippe II et le roi dom Antonio de Portugal, par M. Charles de Mazade.
  2. Le Portugal a adopté le système métrique : on y compte par hectolitres, par hectares et par kilogrammes, ce qui facilite les comparaisons; mais il a conservé son système monétaire. Nous avons estimé dans nos calculs le milréis à 6 francs.