Étude critique sur l’Esquisse d’Étymologie grecque de M. Curtius

ESQUISSE D’ÉTYMOLOGIE GRECQUE
Par Georges Curtius

Grundzüge der griechischen Etymologie
Zweite Auflage ; — Leipzig
, 1866.

C’est une véritable satisfaction pour nous que d’avoir, dès le premier numéro de cette Revue, à attirer l’attention de nos lecteurs sur le remarquable volume de M. Curtius. Nous nous trouvons devant un de ces monuments vastes et consciencieux, comme la docte Allemagne, depuis une cinquantaine d’années, n’a pas laissé que d’en élever un certain nombre : la Grammaire comparée de M. Bopp, le Compendium de M. Schleicher, d’autres encore.

Rien ne serait plus injuste que de regarder M. Curtius comme un simple helléniste. Le savant professeur est un de ces linguistes consommés que l’on ne peut sortir de son terrain en le transportant successivement sur le domaine des différents idiomes de notre race. C’est ainsi que la langue grecque, dans les Grundzüge, n’est qu’un prétexte à l’examen général du vocabulaire indo-européen. Il serait aisé de relever un grand nombre des 700 catégories spéciales du présent volume, consacrées en totalité, ou du moins pour la meilleure part, à l’étude, non pas de vocables grecs, mais de mots sanskrits, slaves, latins, etc. M. Curtius ne s’est donc pas contenté d’expliquer par leurs congénères les formes helléniques ; il a saisi avec empressement la moindre occasion d’analyser à leur tour les vocables latins, slaves, etc., d’origine incertaine et de dérivation douteuse. Ainsi, le commentaire sur le no  166 (b) est entièrement réservé au sanskrit vṛṣ, arroser, pleuvoir, tour à tour confronté avec βρέϰω et ἔρση. Les annotations aux nos 199, 203, 307, sont toutes consacrées à langue latine : hariolus, futilis, filius.

La délicatesse de ces opérations analytiques est poussée à la plus extrême discrétion. Dans l’opinion de M. Curtius, par exemple, demeure irrésolue la fameuse question de quinque et de coquo, opposés dans leur forme pure et persistante à leurs correspondants pan’ćan, πέμπε, fimf, penkì , d’une part, paćâmi, πέπτω, etc., d’autre part.

Il nous semble qu’il y a lieu de reconnaître ici une de ces racines dédoublées dès la période commune première, perverties dès la souche aryaque, et vivant sous l’une ou l’autre de ces formes chez telle ou telle tribu de la grande unité, parfois même se présentant dans un seul rameau sous les deux formes à la fois. Le nombre de ces racines, cédant dès l’âge organique, est sans nul doute bien restreint ; il est possible néanmoins d’en rassembler une certaine quantité. Quoi qu’il en soit, nous ne devons pas nous étendre sur cette question, toute intéressante qu’elle puisse être, et bien que M. Curtius, p. 74, l’ait jusqu’à un certain point effleurée.

Au sujet de λύϰος et de lupus, la même distinction nous paraît devoir être introduite. Dès la période commune, le vocable organique wṛka-s aurait labialisé son k ; de là, le got. vulfs et le latin lupus d’une part ; d’autre part, sk. vṛkas, grec λύϰος, le lithuanien vìlkas. C’est en vain que M. Curtius cherche à faire admettre la labialisation du k aryaque, non plus dans la période primitive, mais bien dans le passage au latin. L’exemple qu’il fournit de sapere, goûter, est précisément sa condamnation, témoins les langues germaniques, par exemple, le tudesque saf, suc. Les idiomes slaves ont encore ici conservé le k organique : esclav. soku et lith. sùnka, suc. De son côté, le latin nous présente ce singulier phénomène auquel tout à l’heure nous faisions allusion, à savoir la conservation des deux formes aryaques : la régulière dans sucus = sakas, la dérivée dans sapio.

M. Schleicher repousse énergiquement cette possibilité de devenir du k aryaque au p latin ; mais le savant professeur nous semble ne pas se rendre compte de lupus, d’après la véritable raison, en ne s’adressant pas à un dédoublement organique, mais à un emprunt, comme il le fait très légitimement en ce qui concerne Petronius, popina, palumbes. Mêmes réserves, quant à limpidus.

Pour en revenir aux Grundzüge, on découvre aisément que cette persistance à tirer des c, qu latins, de p aryaques, et de k aryaques des p latins, est due à la conception du gréco-italisme, dont M. Curtius est un des plus fermes soutiens. On a longtemps admis sans discussion et comme un fait inattaquable, une union secondaire latino-hellénique, c’est-à-dire la séparation en un seul rameau d’avec leurs frères, des tribus d’où seraient sortis à leur tour, dans la suite des âges, d’un côté les Grecs, de l’autre les Italiotes.

L’espace nous manque pour entamer une discussion suivie sur ce point ; contentons-nous de protester contre cette singulière théorie du pélasgisme, à laquelle nous reviendrons d’ailleurs en temps opportun. Nous nous efforcerons d’établir clairement que, s’il faut admettre une unité secondaire des peuples destinés à envahir le sud de l’Europe, nécessairement il faut accepter, à côté des Grecs et des Italiotes, les pères du rameau celtique. Enfin, et malgré ces prétendues racines pélasgiques si complaisamment relevées par M. Curtius, dans γνωρίζω et gnârigare = narrare ; νέμος et nemus ; dans la forme radicale or de oriri et ὄρνυμι, opposée à ṛ, ir, du sanskrit et du zend ; dans su, particulier aux prétendus Pélasges dans ϰασσύω près de suo et donné comme secondaire d’un aryaque siu, cfr. sansk. sîvyâmi, je cous ; got. siujan, approcher ; lith. siutaṣ, approché ; dans la forme reconstituée asar, d’après ἔαρ, pour ἔσαρ, et le latin assir, opposée au sansk. asram, sang, etc., nous pourrions démontrer que les liens primitifs de Celtes à Latins sont plus strictement formés que ceux de Latins à Hellènes.

Quoi qu’il en soit, nos réserves une fois introduites sur cette partie toute spéciale de l’introduction du livre de M. Curtius (p. 84), nous ne pouvons dans cette même introduction qu’admirer les nombreux et lucides enseignements qu’elle renferme, et tout particulièrement l’examen si serré de la théorie de M. Pott sur les préfixes (p. 30). Nous transportant ensuite à la seconde partie du volume, nous reconnaîtrons que le travail sur les demi-consonnes aryaques, w et y, dans leur passage aux dialectes grecs, est au-dessus de tout éloge (p. 492 à 611). Vraiment, voilà le chef-d’œuvre de la discrétion analytique et du scrupule dans l’examen.

Quelques lignes plus haut, nous avons fait remarquer que M. Curtius avait sectionné la partie lexiologique comparative en 700 numéros distincts ; c’est assez dire que l’auteur ne s’adresse pas directement à la grande division des racines aryaques. Les racines organiques du système indo-européen ne s’élèvent pas, en effet, au nombre de 300. Est-ce dans une vue de facilitation pour les recherches, de distinction nettement déterminée dans les analyses diverses, que l’auteur a cru devoir se conformer à un pareil plan ?… Ce motif ne nous semblerait pas acceptable, et ne contrebalancerait pas à nos yeux les avantages immenses d’une classification naturelle, subséquemment dépouillée par un index rigoureux.

Évidemment, ce terme de « classification naturelle » demande à ne pas être entendu sans réserves. La nature ignore les systèmes, et c’est par un travail purement personnel que l’esprit humain opérant sur le fond naturel un et continu le divise artificiellement en classes multiples. Pourquoi, dès lors, attribuer à ces distinctions factices l’épithète de naturelles ?…… Dans ces sortes de groupements, chacun des classificateurs affirme à coup sûr n’avoir rien concédé à sa fantaisie propre. — Mais ces prétendus décalques de l’ordre réel des faits, gardons-nous de les tenir pour articles de foi. Les classifications linguistiques n’ont pas plus de réalité que les classements zoologiques : Cuvier, le professeur Giebel, le professeur Kaup, Gegenbauer, les naturalistes du passé, ceux du jour, ne se sont pas accordés, ne s’accordent pas dès qu’il s’agit de grouper. Naturalistes et linguistes de l’avenir seront-ils plus heureux ? — Toutefois, ces restrictions une fois posées sur la nature des classifications, nous osons affirmer qu’une systématisation est de tout point indispensable, et que la nécessité des sectionnements est inhérente à l’esprit humain : c’est en ce sens, selon nous, que le classement est naturel. Dès lors, nous nous permettons la critique du procédé de l’auteur des Grundzüge.

Pour avoir une simple idée de la méthode de M. Curtius, rappelons-nous, par exemple, la racine MṚg, frotter, traire. Les Grundzüge nous présentent en premier lieu une racine ΜΕΛΓ sous laquelle se trouvent rangés ἀμέλγω, je trais, ἅμελξις, succion, comparés à mulgeo, je trais, et sansk. marḷmi, j’ôte en essuyant, en frottant. — En second lieu, arrive une racine ΜΕΡΓ avec ἀμέργω j’exprime, je pressure, ὀμόργνυμι, j’essuie, à côté de merges, instrument à mettre en gerbes, puis ce même sansk. marjmi de tout à l’heure ; et cela pour une question de pélasgisme !… Mais n’y revenons pas.

Il nous semble que ces deux numéros bien distincts, gratifiés qu’ils le sont d’un W majuscule (Wurzel, racine), se seraient logiquement trouvés réunis sous la seule forme MṚg, forme aryaque bien entendu, qui, à son tour, n’eut été sous la rubrique frotter, traire, qu’un secondaire de MṚ, amollir, la vraie racine celle-là, le type premier, non affecté d’une consonne dérivative.

Ce MṚ, l’ordre alphabétique force M. Curtius à le placer 300 nos plus bas que ses dérivés μελγ et μεργ, sous la forme MAA, dans les vocables μαλαϰός mou, μῶλυς lâche, à côté de mollis.

C’est assurément sans recherche aucune et par pur effet du hasard, que nous sommes tombés sur cet exemple frappant de l’inconvénient qui existe à ne pas se référer, du premier coup, à la racine typique, sous laquelle se rangeraient d’elles-mêmes les individualisations diverses.

C’est ainsi que l’ordre alphabétique contraint encore à séparer les uns d’avec les autres ὄρνυμι, j’élève, ἅλθομαι je suis guéri, ἅρδω, j’arrose, ἅρσην[1] mâle (arroseur), ἅϰων, dard.

Le lecteur n’eût-il pas trouvé plus de profit, plus de satisfaction même à parcourir sous une indication capitale Ṛ, tendre vers, en premier lieu, l’individualisation « s’élever » apparaissant directement dans ὄρνυμι, oriri, origo, et sk. ṛnômi, je m’avance ; puis, au moyen d’une dérivation, à savoir Ṛdh, dans ἄλθομαι ἀλθαίνω, et ṛdhnômi, j’accrois ? — En second lieu, l’individualisation « couler, » sous la forme Ṛd dans, ἄρδω, j’arrose, sk. ardras, arrosé ; puis sous la forme Ṛs dans ἄρσην, mâle ; zend, arṣan ; — en troisième lieu, enfin, l’individualisation « pénétrer, » dans Ṛk, d’où ak[2], d’où ἄϰων, dard, ὠϰίων (ὠϰίονς), = ocior (ocions) — sk. âçîyans (forme allongée), plus rapide, dans acuo, acies, dans ἵππος, ἵϰϰος, ἵϰϝοςequusaçvas.

Ainsi, et par suite de l’adoption d’un plan vulgaire, absence complète dans les Grundzüge de synthèse lexiologique. Certes, on peut à juste titre redouter les généralisations prématurées, les systématisations factices, les conclusions de fantaisie ; mais il y a loin à coup sûr de ces hasardeuses édifications à la simple collation, sous une rubrique typique, des membres épars de la même famille.

Que ce conglomérat naturel vienne un jour à se réaliser au milieu même de ces prodigieux dissécateurs d’outre-Rhin, nous n’en doutons pas un instant, et du meilleur cœur nous le leur souhaitons au plus vite ; voilà qui nous ferait aisément passer sur quelques erreurs, peu justifiables dans un système analytique à l’ordinaire si perspicace. M. Curtius, par exemple, pas plus qu’aucun linguiste allemand, n’a soupçonné dans le Y aryaque une source du g germanique.

Ces restrictions diverses ne doivent pourtant pas nous éloigner de notre premier et sincère sentiment. L’auteur des Grundzüge, tant en colligeant les vues particulières des différents linguistes, auxquels il renvoie du reste dans chacun de ses commentaires avec une précieuse rigueur[3], qu’en soumettant chaque vocable à son propre examen, si plein de tact et de finesse, a rendu à la science des langues un service signalé, livrant aux initiés un indispensable mémento, aux commençants une mine de documents d’une richesse et d’une sûreté inappréciables.

Notre vœu le plus vif est que ce précieux volume soit accueilli comme il le mérite, je n’ose dire malheureusement dans les classes universitaires, mais au moins par ceux des préposés à l’instruction publique qui voient autre chose dans le professorat qu’une triste et stérile routine : la routine aujourd’hui, nous ne craignons pas de l’affirmer, est un acte d’improbité. Quelle différence oserait-on établir entre ces deux choses : enseigner l’erreur et passer sous silence ce qui doit être enseigné ? — Parmi les jeunes gens qui se destinent à ce noble ministère de l’instruction, il y a heureusement abondance d’amour pour la science, d’ardeur pour le vrai : voici sous leurs mains les plus merveilleux instruments d’investigation scientifique, voici les guides les plus sûrs, les plus consciencieux. Peuvent-ils hésiter ?

Abel Hovelacque.


  1. Tous droits réservés à l’opinion qui rattache ἅρσην à la racine WṚs, arroser ; cfr., Ϝέρση, rosée. Mais le zend arṣan, mâle, mais le sansk. ṛṣabhas, taureau ?…
  2. Cfr. Ṛ courber, donnant par ṛk la forme ak, ank : zend, aka, et lat. uncu-s, crampon ; Ṛgh la forme ag angh, ango ; etc.
  3. Au premier rang, le Griechisches Wurzellexikon, de M. Bonfoy. Berlin, 1839-42.