Étranges Histoires/Le Roi Lear de la steppe
Pour les autres éditions de ce texte, voir Un roi Lear des steppes.
LE ROI LEAR DE LA STEPPE
Pendant une soirée d’hiver, nous étions une demi-douzaine d’amis réunis chez un ancien camarade de l’Université. On se mit à causer de Shakespeare, des personnages de ses pièces, de la façon profonde et puissante dont chaque type est saisi dans les entrailles de la nature humaine. Nous admirions surtout leur étonnante vérité ; chacun de nous nommait des Othellos, des Hamlets, des Falstaffs, voire des Richards III et des Macbeths, — ces derniers, bien entendu, par simple hypothèse, — parmi les personnes que le hasard lui avait fait connaître.
« Et moi, Messieurs, s’écria notre hôte, j’ai connu un roi Lear.
— Comment cela ?
— Je vais vous le dire. » Et il commença :
I
J’ai passé mon enfance et ma première jeunesse à la campagne, dans un domaine de ma mère, riche propriétaire du gouvernement de X***. L’impression la plus frappante qui me soit restée de ce temps déjà lointain, c’est la figure de notre plus proche voisin, un certain Martin Petrovitch Kharlof… Il eût été difficile que cette impression s’effaçât, car de toute ma vie je n’ai plus rien rencontré de pareil. Imaginez un homme d’une taille gigantesque. Sur un corps énorme était plantée, un peu de travers et sans nulle apparence de cou, une tête monstrueuse ; une masse de cheveux emmêlés, d’un jaune grisonnant, la surmontait, partant presque des sourcils ébouriffés. Sur le vaste espace de ce visage, rougi par le hâle, s’avançait un puissant nez épaté et s’ouvraient de petits yeux bleus d’une expression très-hautaine, ainsi qu’une bouche fort petite aussi, toute fendillée de rides et du même ton que le visage. La voix qui sortait de cette bouche était enrouée et néanmoins retentissante ; elle rappelait le bruit strident que font des barres de fer qu’on transporte dans une charrette cahotée sur un mauvais pavé. Kharlof parlait toujours comme si par un grand vent il s’adressait à quelqu’un placé de l’autre côté d’un ravin. Il n’était pas aisé de préciser la véritable expression de son visage, car on avait de la peine à en embrasser d’un regard toute l’étendue ; mais cette expression n’était pas désagréable. On y trouvait même une certaine grandeur ; seulement c’était trop étrange et trop extraordinaire. Quels bras il avait ! quelles jambes ! des mains larges comme des coussins ! Je me souviens que je ne pouvais pas, sans une sorte de terreur respectueuse, considérer le dos immense de Kharlof et ses épaules, semblables à des meules de moulin ; mais ce qui surtout me confondait d’admiration, c’étaient ses oreilles. Soulevées des deux côtés par ses énormes joues, elles me rappelaient, dans leurs longues volutes, ces grands pains de froment tordus et roulés, si connus en Russie sous le nom de kalatchi.
Été comme hiver, Kharlof portait une sorte de casaque en drap vert, serrée à la taille par une ceinture circassienne, et des bottes goudronnées. Je ne lui ai jamais vu de cravate : autour de quoi l’aurait-il attachée ? Il respirait lentement, lourdement, comme un bœuf, et marchait sans bruit. On pouvait croire qu’une fois entré dans une chambre il avait constamment la crainte de tout renverser, de tout briser ; il s’avançait avec précaution, de côté, et comme en glissant. Sa force herculéenne lui valait le respect de tous les environs. Des légendes s’étaient formées sur son compte. On racontait qu’un jour, rencontré dans un bois par un ours, il l’avait terrassé ; qu’ayant surpris dans son enclos aux abeilles un paysan qui venait voler ses ruches, il l’avait lancé par dessus la haie avec son cheval et son chariot ; et ainsi de suite. Pourtant Kharlof ne se vantait jamais de sa force. « Si ma dextre, disait-il, a été bénie de Dieu, c’est par la volonté d’en haut. » S’il était plein d’orgueil, ce n’était pas sa vigueur qui le lui inspirait, c’était sa naissance, sa position dans le monde, l’esprit et l’intelligence qu’il s’attribuait.
« Notre race, répétait-il souvent, vient du Chédois (il voulait dire Suédois) Kharlus, arrivé en Russie sous le règne d’Ivan Vassilitch l’Aveugle. Ce Chédois Kharlus n’a pas daigné être un comte païen, il a voulu devenir un gentilhomme russe, et s’est fait inscrire dans le livre d’or. Voilà d’où nous descendons, nous autres, les Kharlof. Et par cette même raison, nous naissons tous blonds de chevelure, clairs d’yeux et blancs de visage, car nous avons poussé sous la neige.
— Mais, Martin Pétrovitch, m’enhardis-je un jour à lui dire, il n’y a jamais eu d’Ivan Vassilitch l’Aveugle. Il y a eu un Ivan Vassilitch le Terrible, mais c’est le grand-duc Vassili Vassilitch qu’on avait surnommé l’Aveugle.
— Radote, radote, répondit tranquillement Kharlof ; quand je dis une chose, c’est ainsi. »
Un jour ma mère se mit à le louer en sa présence pour son désintéressement, qui était en effet des plus remarquables.
« Eh ! Natalia Nicolavna, s’écria-t-il presque avec dépit, voilà un beau sujet de louanges ! Nous autres grands seigneurs, pouvons-nous agir autrement ? Il ne faut pas qu’aucun homme de la glèbe, aucun vilain, aucun manant, ose seulement supposer de nous quelque chose de vil et de déshonorant. Je suis un Kharlof, ma famille descend de là (et il élevait son doigt au plafond aussi haut que possible) ; comment pourrais-je écouter mon intérêt ? »
Une autre fois, un personnage important, qui était en visite chez ma mère, s’avisa de persifler Kharlof. Celui-ci avait encore parlé du Chédois Kharlus qui était venu en Russie…
« Au temps du tzar Haricot ? interrompit le visiteur.
— Non, pas à cette époque, mais sous le règne du grand-duc Vassili Vassilitch l’Aveugle.
— Quant à moi, reprit l’autre, je crois votre race encore beaucoup plus ancienne. Elle remonte aux temps antédiluviens, quand la terre portait encore des mastodontes et des mégalothérions. »
Quoique ces termes scientifiques fussent parfaitement inconnus de Kharlof, il comprit qu’on se moquait de lui.
« C’est possible, dit-il d’un ton bref ; notre race est très-ancienne. On dit qu’à l’époque où mon aïeul vint s’établir à Moscou, il y vivait un imbécile du genre de Votre Excellence, et de tels imbéciles ne viennent au monde qu’une fois tous les mille ans. »
Le visiteur se leva furieux. Kharlof jeta la tête en arrière, avança le menton, poussa un hum ! de défi, et s’éloigna fièrement.
Deux jours après, il revint à la maison. Ma mère lui adressa des reproches.
« C’est une leçon que j’ai voulu lui donner, madame, interrompit Kharlof. Une autre fois, il y prendra garde. Il est encore trop jeune, il faut le faire marcher droit. »
Or, le visiteur n’était pas moins âgé que Kharlof ; mais ce géant semblait considérer tous les hommes comme des mineurs. D’ailleurs, il ne craignait absolument personne. « Qui peut me faire quelque mal ? Est-il un homme au monde qui en soit capable ? » demandait-il quelquefois, avec un éclat de rire très-bref, mais assourdissant.
Ma mère était très-difficile en fait de connaissances ; cependant elle recevait Kharlof avec une bienveillance toute particulière. Elle lui pardonnait beaucoup, car il lui avait probablement sauvé la vie une vingtaine d’années auparavant, en retenant sa voiture sur le bord d’un profond ravin où les chevaux étaient déjà tombés. Les traits et les harnais se cassèrent ; Kharlof ne lâcha point la roue qu’il avait saisie, quoique le sang lui jaillît sous les ongles. C’est ma mère aussi qui l’avait marié. Elle lui avait donné pour femme une orpheline de dix-sept ans qu’elle avait élevée dans sa maison ; quant à lui, il avait alors quarante ans sonnés. La femme de Kharlof était de très-petite taille ; on racontait qu’il l’avait fait entrer dans la chambre nuptiale en la portant sur la paume de la main. Elle ne vécut pas longtemps et lui laissa deux filles. Même après la mort de cette jeune femme, ma mère continuait à étendre sa protection sur Kharlof. Elle avait placé sa fille aînée dans la pension noble du gouvernement, puis l’avait mariée, et déjà elle tenait prêt un mari pour la seconde.
Kharlof était un bon agriculteur ; il avait arrondi les trois cents déciatines de son domaine, et les avait dotées des bâtiments nécessaires. Quant à l’obéissance de ses paysans, inutile d’en parler. Gros et lourd comme il était, Kharlof n’allait nulle part à pied. La terre, disait-il, ne peut me porter. Il allait partout sur un petit droski (banc posé sur quatre roues basses), et menait lui-même son cheval, vieille jument efflanquée et décrépite, portant sur l’épaule la cicatrice d’une blessure qu’elle avait reçue à la bataille de la Moskova, sous un maréchal des logis de cuirassiers. Cette jument boitait des quatre jambes à la fois : elle ne pouvait pas marcher au pas, au galop moins encore ; elle sautillait dans une espèce de trot inégal. Elle mangeait l’absinthe et les chardons dans les sillons des champs, ce que je n’ai jamais vu faire à un autre cheval. Je m’étonnais constamment qu’une telle rosse, à peine vivante, pût traîner un aussi énorme poids, car je n’ose dire combien de pouds était censé peser notre voisin. Sur le droski, derrière le dos de Kharlof, se tenait son petit Cosaque Maximka. Le visage et tout le corps appuyés sur les reins de son maître, et les pieds nus posés sur l’essieu des roues de derrière, il semblait un brin d’herbe ou un vermisseau que le hasard aurait accroché à la masse énorme qui se dressait devant lui. Le même petit cosaque rasait Kharlof une fois par semaine ; pour accomplir cette opération, il montait sur une table, et les plaisants prétendaient qu’il était forcé de courir autour du menton de son seigneur.
Kharlof n’aimait pas à rester longtemps à la maison ; de sorte qu’on le rencontrait souvent dans son sempiternel équipage, une main tenant les rênes, et l’autre crânement étalée sur son genou, le coude en avant. Une vieille et toute petite casquette était plantée au sommet de son crâne. Il promenait avec assurance autour de lui ses petits yeux d’ours, parlait d’une voix de tonnerre à tous les paysans, marchands et bourgeois qu’il rencontrait, lançait d’énergiques jurons aux prêtres, qu’il ne pouvait souffrir. M’ayant rencontré un jour que j’étais sorti le fusil à la main, il poussa un tel à vous ! en voyant un lièvre gîté près du chemin, que les oreilles m’en tintèrent jusqu’au soir.
J’ai déjà dit que ma mère recevait Kharlof avec déférence. Elle n’ignorait pas le profond respect qu’il lui portait. En lui parlant, il l’appelait bienfaitrice. Elle voyait en lui une sorte de géant dévoué, qui, le cas venu, n’hésiterait pas à combattre toute une armée de paysans révoltés, et, bien qu’une pareille collision ne fût guère alors à craindre, néanmoins ma mère, restée veuve encore jeune, pensait qu’il ne fallait pas dédaigner un tel défenseur, — d’autant plus qu’il était loyal, n’empruntait jamais de l’argent, ne buvait pas, et, s’il manquait d’éducation, ne manquait pas d’intelligence. Quand ma mère eut l’idée de dicter son testament, ce fut Kharlof qu’elle prit pour premier témoin ; il alla tout exprès à sa maison pour y chercher de grandes lunettes rondes, en fer, larges comme des roues de droski, sans lesquelles il ne pouvait pas écrire. Même avec ses lunettes sur son nez, ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure que, soufflant et gémissant, il parvint à tracer son nom et son rang. Les lettres, telles qu’il les écrivait, étaient énormes, carrées, ornées de queues et de panaches, et après avoir achevé ce labeur, il déclara qu’il se sentait fatigué, et que, pour lui, écrire ou prendre des puces, c’était absolument la même chose.
Malgré toute la bienveillance que lui témoignait ma mère, on ne le laissait jamais, chez nous, dépasser la salle à manger : il répandait une odeur qui rappelait la terre remuée, l’âcre émanation des grands bois et la vase des marais. « C’est un vrai léchi (esprit des bois), » disait ma vieille bonne. Lorsqu’il dînait chez nous, on lui mettait une table dans un coin. Il ne le prenait pas en mauvaise part ; il comprenait qu’il aurait gêné ses voisins, et trouvait plus commode de manger en pleine liberté, car il mangeait comme personne, je crois, n’a mangé depuis les temps de Polyphème. Par mesure de précaution, on lui donnait, tout au commencement de son repas, un pot de kacha (gruau de blé noir) pesant six livres. « Sans ce potage, tu me dévorerais, lui disait ma mère en riant. — Vous avez raison, bienfaitrice, je vous dévorerais, » répondait-il en riant aussi. Ma mère écoutait volontiers ses réflexions sur quelque objet d’administration domestique ; mais elle ne pouvait entendre longtemps sa voix.
« Petit père, s’écriait-elle, tu devrais tâcher de te guérir de cette voix que tu as. Tu m’as complétement assourdie ! c’est une vraie trompette !
— Natalia Nicolavna, ma bienfaitrice, répondait Kharlof, je ne suis pas maître de mon gosier… Et puis, quel remède voulez-vous qui agisse ? Regardez-moi. Je vais plutôt me taire un tantinet »
En effet, je ne crois pas qu’il y eût remède au monde capable de mordre sur Kharlof. Du reste, il n’avait jamais été malade.
Il ne savait pas et n’aimait pas raconter. « Les longs récits vous font l’haleine courte, » disait-il avec dépit. Ce n’est que lorsqu’on le mettait sur le chapitre de l’année 1812 (il avait alors servi dans les milices et reçu une médaille de bronze, qu’il portait les jours de fête), lorsqu’on l’interrogeait sur l’invasion des Français, qu’il racontait deux ou trois anecdotes, toujours les mêmes. Et pourtant il affirmait que les vrais Français n’étaient pas venus cette année-là en Russie, mais de malheureux petits maraudeurs, qui mouraient de faim dans leur pays, et qu’il avait ramassé des tas de cette vermine dans les bois.
Qui aurait dit que cet indestructible géant, si sûr de lui-même, avait des instants de mélancolie et de tristesse ? Sans aucune raison apparente, un profond ennui l’envahissait. Il s’enfermait dans sa chambre. Là, tantôt il se mettait à bourdonner, faisant tout seul le bruit d’une ruche entière, tantôt il appelait son Cosaque Maximka, et lui ordonnait ou de lire à haute voix dans le seul livre qui eût jamais trouvé accès jusque dans sa maison, le Travailleur au repos, de Novikof[1], ou de chanter quelque chose. Et Maximka, qui, par un étrange hasard, savait épeler les syllabes, se mettait à lire à tue-tête, en hachant les mots et mettant les accents tout de travers, des phrases dans le genre de celle-ci : « Mais l’homme passionné déduit de cet endroit vide qu’il découvre dans les animaux des conséquences complétement contradictoires. Chaque animal pris isolément, dit cet homme passionné, est incapable de faire mon bonheur. » Ou bien il entonnait d’une voix de fausset très-aiguë quelque chansonnette lugubre, où l’on ne pouvait distinguer que des i, i… oh… ah…, et puis : douleur ! Kharlof écoutait, secouait la tête, discourait sur la fragilité des choses humaines, annonçait que tout se réduirait en poussière comme l’herbe des champs ! Dans sa chambre, il avait accroché une gravure où se voyait une chandelle entourée de gros êtres joufflus qui soufflaient dessus de toutes leurs forces, avec cette légende : « Telle est la vie humaine. » Quand l’heure de la mélancolie était passée, il la retournait contre le mur. Kharlof, ce colosse, craignait la mort. Du reste, même au plus fort de ses accès de bile noire, il ne priait guère. Kharlof, il faut le dire, était peu dévot ; il allait rarement à l’église. À la vérité, il prétendait que les dimensions de son corps ne lui permettaient pas d’y aller, qu’il y occupait la place de trop de fidèles. L’accès se terminait d’habitude de la façon suivante. Kharlof commençait à siffloter, puis il ordonnait d’une voix de tonnerre qu’on fît venir son équipage, et quelques instants plus tard on le voyait roulant dans le voisinage et agitant crânement au-dessus de sa vieille casquette la main qui ne tenait pas les rênes, comme s’il eût dit : « Le monde est à nous ! » — Après tout, c’était un Russe.
Les hommes d’une grande force physique sont généralement flegmatiques ; Kharlof, au contraire, s’emportait facilement. Personne n’avait le don de le mettre hors de ses gonds à l’égal du frère de sa défunte femme, un certain Bitchkof, être bizarre, moitié parasite et moitié bouffon, qui vivait chez nous et qu’on avait, dès sa plus tendre enfance, surnommé Souvenir ; de sorte qu’il était Souvenir pour tout le monde, même pour les domestiques, qui se contentaient d’ajouter à ce sobriquet son nom patronymique de Timoféitch. Je crois bien que lui-même avait oublié son prénom chrétien. Cet être chétif, que tout le monde se croyait en droit de mépriser, et auquel manquaient toutes les dents d’un côté, de façon que son mince visage ridé paraissait tordu, était toujours en mouvement, se glissait partout, tantôt dans l’appartement des servantes, tantôt dans la maison des prêtres, tantôt dans l’isba du starosta. On le chassait de partout ; mais lui ne faisait que plier les épaules, cligner ses yeux louches, et puis il riait d’un vilain rire, semblable au rincement d’une bouteille. J’avais toujours pensé que si Souvenir eût eu de l’argent, il serait devenu un très-méchant homme, immoral et cruel ; heureusement il était pauvre. On ne lui permettait de boire que les jours de fête, et on l’habillait convenablement par ordre de ma mère, dont il faisait tous les soirs la partie de piquet ou de boston. Écouter aux portes, rapporter des cancans, et surtout narguer quelqu’un, c’étaient là ses plaisirs. Il agissait ainsi comme si quelque ancien grief lui eût donné le droit de se venger sur tout le monde. Il appelait Kharlof son petit frère, et le harcelait jusqu’à lui faire manger de la rave amère, comme disent nos paysans.
Un jour que Kharlof se tenait dans notre billard, vaste pièce où jamais personne n’avait vu voler une mouche, et que par cette raison notre voisin, grand ennemi du soleil et de la chaleur, affectionnait beaucoup, Souvenir se mit à sautiller et à tournoyer autour de son ventre, en lui disant avec force ricanements et grimaces : « Pourquoi, petit frère, avez-vous fait mourir ma sœur Margarita Timoféïevna ? » Kharlof, qui était assis entre le mur et le billard, n’y tint plus ; il avança brusquement ses deux larges mains. Heureusement pour Souvenir, ce dernier eut le temps d’esquiver le choc ; les poignets de son beau-frère vinrent se heurter contre le billard, et les six vis qui tenaient la lourde machine fixée au plancher se brisèrent toutes à la fois. Que serait devenu Souvenir si un tel coup l’eût atteint ?
Depuis longtemps j’avais la curiosité de connaître la maison de Kharlof, de voir quelle espèce d’habitation il s’était fabriquée. Je lui proposai un jour de le reconduire à cheval jusqu’à Ieskovo (ainsi se nommait son domaine).
« Voyez-vous ce gars ! s’écria Kharlof ; il veut voir mon royaume. Allons, viens. Je te montrerai le jardin et la maison, et la grange, et tout ; j’ai un tas de belles choses. »
Nous partîmes. De notre château jusqu’à Ieskovo il y avait trois verstes. « Le voilà, mon royaume », dit-il bientôt en s’efforçant de tourner vers moi sa lourde tête et en agitant sa main de droite et de gauche. « Tout cela est à moi. » L’habitation de Kharlof s’élevait au sommet d’une colline. En bas, quelques misérables cabanes semblaient collées l’une à l’autre le long d’un étang. Debout sur une planche, une vieille paysanne frappait à tour de bras sur du linge qu’elle venait de tordre. « Axinia ! » cria Kharlof d’une voix si formidable qu’une bande de corbeaux s’envola d’un champ de seigle voisin, « c’est la culotte de ton mari que tu laves ? »
La vieille femme se retourna tout d’une pièce et fit une profonde révérence.
« Oui, sa culotte, mon petit père », murmura-t-elle d’une voix cassée.
« Que je te voie faire autre chose ! Tiens, regarde, continua-t-il en s’adressant à moi et trottinant le long d’une clôture en ruine, voici mon chanvre, à moi, et celui-là est aux paysans. Vois-tu la différence ? Et ceci, c’est mon jardin ; c’est moi qui ai planté ces pommiers, et ces saules moi aussi. Avant moi il n’y avait aucun arbre. Apprends comme il faut faire, blanc-bec. »
Nous entrâmes dans une cour entourée de palissades. En face de la porte cochère s’élevait une maisonnette toute vieillotte, avec un toit en chaume et un petit perron que soutenaient des colonnettes en bois. Une autre maisonnette un peu plus neuve, et ornée d’une mansarde, avait été construite sur le côté de la cour ; elle aussi semblait, comme on dit chez nous, se tenir sur des pattes de poule.
« Vois-tu, me dit Kharlof, dans quel taudis ont vécu nos pères. Eh bien ! regarde quel palais je me suis bâti ! » Ce palais avait l’air d’un château de cartes. Cinq ou six chiens, tous plus velus et plus laids les uns que les autres, nous accueillirent par des aboiements furieux. « Ce sont des chiens de berger, dit Kharlof, de la vraie race de Crimée. Taisez-vous, maudits ! pour un rien, je vous pendrais tous. »
Un jeune homme vêtu d’une longue redingote en nankin apparut sur le perron de la maison neuve ; c’était le mari de la fille aînée. Il ne fit qu’un bond jusqu’au droski, et, soutenant respectueusement d’une main le coude de son beau-père, il étendit l’autre comme pour aider aussi l’énorme jambe de Kharlof, qui descendait du droski comme d’un cheval. Ensuite, il vint m’aider à quitter ma monture.
« Anna, s’écria Kharlof, le fils de Natalia Nicolavna a daigné nous rendre visite ; il s’agit de le régaler. Où est la petite Evlampia ? » Anna était l’aînée de ses filles, Evlampia la cadette.
« Elle n’est pas à la maison, elle est allée aux champs cueillir des bluets, répondit Anna, qui ouvrit une fenêtre à côté de la porte.
— Y a-t-il du lait caillé ? demanda Kharlof.
— Il y en a.
— Et de la crème aussi ?
— Et de la crème.
— Allons, traîne tout cela sur la table. En attendant, je lui montrerai mon cabinet. Venez par ici, » ajouta-t-il en me faisant signe du doigt. — Dans sa maison, il ne me tutoyait plus ; avec un hôte, on doit être poli. Il me conduisit le long d’un corridor. « Voilà où je réside, dit-il tout à coup, en enjambant le seuil d’une large porte, voilà mon cabinet. Soyez-y le bienvenu. »
C’était une grande chambre, presque nue, sans revêtement en plâtre, de sorte qu’on voyait les solives qui en formaient les parois. Sur de grands clous, plantés sans symétrie, pendaient deux fouets, un vieux chapeau à trois cornes, un fusil à pierre, un sabre, un potiron, un étrange collier de cheval avec des plaques de cuivre, et la fameuse gravure représentant la chandelle allumée et exposée à tous les vents. Dans un coin était posé un divan en bois recouvert d’un tapis bariolé. Des milliers de mouches bourdonnaient sourdement sous le plafond. Du reste, il faisait frais dans cette chambre ; mais on y était pris à la gorge par cette odeur sauvage que partout Kharlof portait avec lui.
« N’est-ce pas que mon cabinet est beau ? me demanda-t-il.
— Très-beau.
— Regarde un peu ce collier hollandais que j’ai là, continua-t-il en retombant dans son tutoiement habituel. C’est un merveilleux collier. Je l’ai acquis d’un juif, par échange. Regarde bien.
— C’est un beau collier.
— Rien de meilleur pour le service. Flaire un peu. Quel cuir ! »
Je flairai le collier ; il sentait le suif rance, et rien de plus.
« Allons, asseyez-vous là, sur cette petite chaise. Soyez comme chez vous, » me dit Kharlof, et, s’asseyant lui-même sur le divan, il ferma les paupières et sembla s’endormir. Je le regardais de tous mes yeux et ne pouvais assez l’admirer. Une vraie montagne ! Il se secoua tout à coup. « Anna ! » s’écria-t-il d’une voix de tonnerre, et son large ventre s’éleva et retomba comme une vague dans la mer. « Anna ! ne m’as-tu pas entendu ? Allons ! qu’on se remue !
— Tout est prêt, veuillez venir, » répondit de loin la voix de sa fille.
Émerveillé de la rapidité avec laquelle s’exécutaient les ordres de Kharlof, je le suivis au salon, où, sur une table recouverte d’une nappe rouge avec des dessins blancs, s’étalait déjà le déjeuner : du lait caillé, de la crème, du pain de froment, et même du sucre en poudre mêlé avec de la cannelle. Pendant que je humais le lait caillé, Kharlof s’était endormi de nouveau, assis dans un coin. Immobile devant moi et les yeux baissés, se tenait Anna Martinovna, et par la fenêtre je pouvais voir son mari qui promenait mon cheval dans la cour, en frottant dans ses mains la gourmette qu’il avait détachée de la bride.
Ma mère n’aimait pas la fille aînée de Kharlof. Elle la trouvait fière. En effet, Anna Martinovna ne venait jamais chez nous présenter ses devoirs, et sa contenance devant ma mère restait froide et réservée, quoique ce fût grâce à ses bienfaits qu’elle avait été élevée en pension, qu’elle avait trouvé un mari, et que, le jour de son mariage, elle avait eu mille roubles de dot, ainsi qu’un châle de cachemire de couleur jaune, un peu usé à la vérité. C’était une femme de taille moyenne, maigrelette, vive et rapide dans tous ses mouvements, avec une épaisse chevelure brune et un agréable minois basané, où se dessinaient d’une façon étrange, mais charmante, des yeux longs et minces, d’un bleu clair ; elle avait le nez fin et droit, les lèvres fines aussi, et le menton pointu. Chacun, en la voyant, devait penser : « Tu as de l’esprit, toi, et tu es méchante ». Pourtant toute sa personne était attrayante ; les grains de beauté semés sur son visage ne faisaient que rendre plus vif le charme qu’elle exerçait. Debout, les mains cachées sous son fichu, elle me toisait à la dérobée. Un petit sourire malveillant errait sur ses lèvres, sur ses joues et jusque dans les longs cils de ses yeux. « Ô enfant gâté de seigneur ! » semblait dire ce sourire. Chaque fois qu’elle respirait, ses narines se dilataient légèrement. Malgré tout, je me disais que, si Anna Martinovna voulait de ses lèvres fines et minces me donner un baiser, j’aurais de bonheur sauté au plafond. Je savais qu’elle était très-sévère, très-exigeante, que les femmes et les filles des paysans la craignaient comme le feu. Rien n’y faisait. Anna Martinovna avait le don d’agiter mon cœur ; mais j’avais alors quinze ans, et à cet âge…
Kharlof se secoua de nouveau. « Anna, s’écria-t-il, tu devrais tapoter quelque chose sur le piano ; ça plaît aux jeunes messieurs. » Je tournai la tête ; il y avait en effet dans un coin de la pièce un piteux semblant de clavecin.
« J’obéis, mon père, répondit Anna ; seulement, que puis-je jouer à monsieur ? Ça ne l’intéressera guère.
— Qu’est-ce donc qu’on vous enseigne à la pension ?
— J’ai tout oublié ; et puis les cordes sont cassées. »
Le timbre de la voix d’Anna était fort agréable, sonore et légèrement plaintif, comme le cri des oiseaux de proie.
« Alors, dit Kharlof, qui se mit à rêver ; alors… voulez-vous voir ma grange à blé ? C’est très-curieux. Volodka (diminutif de Vladimir) va vous conduire. Eh ! Volodka, cria-t-il à son gendre, qui continuait à promener mon cheval dans la cour, mène Monsieur à la grange, et partout. Montre-lui tout le bataclan, Quant à moi, il faut que je dorme. Au plaisir de vous revoir. »
Il sortit, et je le suivis. Aussitôt Anna, rapidement et comme avec dépit, se mit à desservir la table. Sur le seuil de la porte, je me retournai et lui adressai un profond salut ; elle n’eut pas l’air de s’en apercevoir, et se contenta de sourire, d’un sourire moins bienveillant encore que la première fois.
Je pris mon cheval des mains du gendre de Kharlof, et le menai par la bride. Nous allâmes ensemble visiter la grange ; mais, comme il ne s’y trouvait rien de particulièrement curieux, et que mon guide ne pouvait pas supposer chez un garçon de mon âge la passion de l’agronomie, nous traversâmes le jardin pour regagner la grande route.
Vladimir Slotkine était un orphelin, fils d’un petit employé qui avait été l’agent d’affaires de ma mère. Elle avait commencé par le mettre à l’école du district, puis on en avait fait un commis dans le bureau d’administration de nos biens. Plus tard, il était entré au service des dépôts d’approvisionnement de la couronne, et finalement on l’avait marié à la fille de Kharlof. Ma mère l’appelait petit juif : avec ses cheveux frisés, ses yeux noirs et toujours humides comme des pruneaux cuits, son nez crochu et ses larges lèvres rouges, il offrait tout à fait le type de la race orientale. Du reste, il avait la peau blanche et pouvait passer pour joli garçon. Vladimir était d’un caractère très-serviable, tant que ses propres intérêts n’étaient point en jeu. L’âpreté au gain lui faisait presque perdre la tête et lui arrachait parfois des larmes. Il ne pouvait supporter qu’on ne lui tînt pas immédiatement une promesse faite ; il en tremblait de colère, il en geignait de dépit. Il aimait à rôder dans les champs avec un fusil ; lorsqu’il lui arrivait d’accrocher un lièvre, un canard, il les fourrait dans sa gibecière avec une singulière expression de visage. « Maintenant, mes petits amis, semblait-il leur dire en les caressant de la main, vous ne m’échapperez plus, je vous tiens, c’est à moi que vous allez servir. »
« Quel bon petit cheval que vous avez là ! fit-il de sa voix zézayante, en m’aidant à monter en selle. C’est comme cela que je voudrais en avoir un ; mais je n’ai pas tant de chance. Vous devriez en parler à Madame votre mère, et lui rappeler…
— Est-ce qu’elle vous en avait promis un ?
— Hélas ! non… Ah ! si elle m’avait promis !… Je supposais seulement que, vu sa grande générosité…
— Pourquoi ne vous adressez-vous à Martin Pétrovitch ?
— À Martin Pétrovitch ? répéta Slotkine en traînant sur chaque syllabe, ah ! bon Dieu ! Moi, à ses yeux, ou quelque misérable Maximka, c’est absolument la même chose. Il me tient dans la crasse, et nous ne sommes guère récompensés de tous nos travaux.
— En vérité ?
— Je vous le jure devant Dieu. Dès qu’il a dit : « Ma parole est sacrée, » c’est comme s’il vous coupait tous vos discours avec une hache. Priez-le, ne le priez pas, c’est tout un. Et puis, Anna Martinovna, mon épouse, n’est pas aimée de lui comme son autre fille Evlampia. »
S’interrompant tout à coup, il se frappa les cuisses avec désespoir. « Oh ! Seigneur Dieu, regardez, un brigand a fauché la moitié d’un quart d’arpent de notre avoine. Vivez donc après cela ! Les scélérats, les brigands !… Il y a pour un rouble et demi, pour deux roubles de dégât. » On entendait comme des sanglots dans les exclamations désespérées de Slotkine. Je donnai du talon à mon cheval, et le plantai là.
Les lamentations de Slotkine arrivaient encore à mon oreille quand, à l’un des détours du chemin, cette seconde fille de Kharlof, qui, au dire de sa sœur, avait été cueillir des bluets, s’offrit à ma rencontre. Une épaisse guirlande de ces fleurs lui entourait la tête. Nous nous saluâmes en silence. Evlampia n’était pas moins belle que sa sœur, mais dans un genre tout différent. De haute taille et fortement bâtie, tout en elle était grand, la tête, les membres, les mains, les dents, blanches comme de la neige, et surtout les yeux, qu’elle avait à fleur de tête, d’un bleu sombre et un peu chargés des paupières. Cette vierge monumentale était bien la fille de Kharlof. Sa tresse de cheveux blonds avait une telle longueur qu’elle était obligée de la rouler trois fois autour de son front. Elle avait une bouche charmante, d’une belle couleur purpurine et fraîche comme une rose. Quand elle parlait, sa lèvre supérieure se levait avec autant de naïveté que celle d’un enfant. Mais il y avait quelque chose de sauvage, presque de farouche dans le regard de ses yeux, qui se mouvaient lentement.
« C’est une indomptée, un sang cosaque, disait Kharlof. » Au fond, elle m’intimidait ; cette colossale beauté me rappelait trop son père.
Je continuai donc mon chemin. Elle se mit à chanter d’une voix égale, forte, et un peu rude, une vraie voix de paysanne ; puis elle se tut brusquement. Je me retournai et, du haut de la colline où j’étais arrivé, j’aperçus Evlampia, debout près du gendre de Kharlof, en face du champ où l’avoine avait été fauchée. Lui se démenait, gesticulait ; elle se tenait dédaigneusement immobile. Le soleil éclairait vivement sa figure, et la guirlande de fleurs sauvages qu’elle portait sur la tête bleuissait sous le rayon.
Je crois vous avoir déjà dit, Messieurs, que ma mère avait jeté son dévolu sur un fiancé pour cette autre fille de Kharlof. C’était un de nos plus pauvres voisins, un major en retraite, nommé Gavrilo Gitkof, homme déjà mûr et, comme il le disait lui-même, non sans orgueil, « battu et rompu ». À peine savait-il lire et écrire, et l’esprit n’était pas chez lui au-dessus de l’instruction ; cependant il avait le secret espoir d’être un jour intendant général des biens de ma mère, car il sentait en lui le génie d’un exécuteur d’ordres[2]. « Pour autre chose, disait-il, je ne veux pas me vanter ; mais pour ce qui est de compter les dents des paysans, je possède cette science-là jusque dans ses dernières finesses. C’est dans l’état militaire que j’ai eu l’occasion d’en faire un apprentissage approfondi. » Si Gitkof eût été moins sot, il aurait compris qu’il n’avait précisément aucune chance d’arriver à cette place d’intendant, car il aurait fallu d’abord écarter l’intendant titulaire, un certain Lisinski, Polonais très-entendu et très-ferme, en qui ma mère avait toute confiance. Gitkof avait un long visage de cheval, couvert d’un duvet de poils jaunâtres qui partait de dessous les yeux. Par les plus grands froids, ce visage était inondé de gouttelettes de sueur. À l’approche de ma mère, il prenait la pose du soldat devant son officier ; la tête lui branlait de zèle ; ses énormes mains frémissaient le long de ses cuisses, et toute sa personne semblait dire : « Ordonne, et je m’élance. » Ma mère ne se faisait aucune illusion sur les moyens du personnage ; cela ne l’empêchait point de désirer un mariage entre Evlampia et lui.
« Mais en viendras-tu à bout, mon petit père ? » lui demanda-t-elle un jour.
Gitkof sourit d’un air d’assurance. « Que dites-vous, Natalia Nicolavna ? J’ai mené tout un bataillon ; je l’ai fait marcher comme le long d’un fil. Faire marcher une femme ! est-ce que ça vaut la peine d’en parler ?
— Il y a une différence, mon père, entre un bataillon de recrues et une jeune fille de sang noble, répondit ma mère avec un accent de mécontentement.
— Oh ! Natalia Nicolavna, reprit le major, nous savons cela fort bien ; nous pouvons aussi comprendre le superfin de la délicatesse. Une demoiselle, c’est tout dire.
— Enfin, dit ma mère après un peu de réflexion, Evlampia saura se défendre. »
II
Un jour, c’était au mois de juin et la nuit s’avançait, on annonça l’arrivée de Kharlof. Ma mère s’étonna. Il y avait plus d’une semaine que nous n’avions vu notre voisin, et jamais il ne faisait si tard ses visites.
« Il est arrivé quelque chose », dit-elle à demi-voix.
En effet, Kharlof, qui se laissa tomber aussitôt sur une chaise près de la porte, était si pâle, son visage avait une expression si soucieuse, que ma mère ne put s’empêcher de répéter à haute voix l’exclamation qui venait de lui échapper.
Kharlof leva sur elle ses petits yeux, poussa un long soupir et finit par déclarer qu’il était venu… pour une affaire qui…, de telle nature…, pour cause…
Puis, après avoir marmotté d’autres paroles tout aussi incohérentes, il se leva brusquement et sortit.
Ma mère sonna et chargea un domestique de ramener Kharlof. Mais celui-ci avait eu le temps d’enfourcher son droski et avait disparu.
Le lendemain matin, ma mère, que l’action bizarre de Kharlof, et plus encore l’expression anxieuse de ses traits, avaient également surprise et troublée, allait lui dépêcher un exprès, lorsqu’il apparut en personne. Il semblait un peu plus tranquille.
« Voyons, mon petit père, s’écria ma mère, dès qu’elle l’aperçut, qu’avais-tu l’autre jour ? Seigneur Dieu, ai-je pensé, est-ce que notre vieillard aurait souffert dans son entendement ?
— Je n’ai point souffert dans mon entendement, madame, répondit Kharlof, je suis au-dessus de cela, mais j’ai besoin de vous consulter.
— Sur quoi ?
— Seulement, je doute… Cela vous sera-t-il opportun ?
— Parle, parle, mon père, dit-elle aussitôt, mais simplement. Ne m’agite pas. À quoi bon cet : opportun ? Est-ce encore ta mélancolie qui est venue te reprendre ? »
Kharlof fronça le sourcil.
« Non, ce n’est pas ma mélancolie. Elle arrive au temps de la pleine lune. Mais permettez-moi de vous faire une question, madame. Que pensez-vous de la mort ? »
Ma mère fit un geste d’effroi.
« De quoi ? dit-elle.
— De la mort. Peut-elle, cette mort, épargner qui que ce soit dans le monde ?
— Que diable dis-tu là, mon père ? Est-ce que quelqu’un de nous est immortel ? Toi-même, tout géant que tu es, tu auras une fin.
— Oh ! oui, j’aurai une fin, s’écria Kharlof en baissant la tête. Je viens d’avoir une hallucination nocturne, fit-il d’une voix sourde et lente.
— Comment ?
— Une hallucination nocturne, répéta Kharlof. Je suis un grand voyeur de songes.
— Toi ?
— Moi. Vous ne le saviez point ? »
Kharlof poussa un soupir.
« Écoutez. Il y a de cela un peu plus d’une semaine ; c’était précisément l’avant de Saint-Pierre. Je me couchai pour me reposer un peu, et je m’endormis. Tout à coup, je vois entrer dans ma chambre un poulain noir. Ce poulain se mit à jouer et à me montrer les dents. Un poulain noir comme un tarakane[3]. »
Kharlof se tut.
« Eh bien ? demanda ma mère.
— Et voilà que ce même poulain se retourne et me lance une ruade dans le coude gauche, là, à l’endroit sensible. Je me réveille ; mon bras gauche ne fonctionne plus… et ma jambe gauche pas davantage. « Bon, me dis-je, c’est une paralysie. » Pourtant, petit à petit, le mouvement me revint ; mais des fourmis me coururent longtemps dans les jointures, et elles courent encore. Dès que j’ouvre la paume de la main, elles se mettent à courir.
— Mais, Martin Petrovitch, tu t’es couché sur ton bras, et voilà tout.
— Non, madame, ce n’est pas ce que vous daignez dire là. C’est un avertissement que j’ai reçu ; c’est ma mort qui m’est annoncée. En conséquence, voici ce que j’ai à vous faire savoir, madame, sans perdre un instant. Ne voulant pas, continua Kharlof en criant de toute la force de sa voix, que cette mort me prenne au dépourvu, moi esclave de Dieu, j’ai décidé ceci dans mon esprit : partager dès à présent, de mon vivant, tout mon bien entre mes deux filles Anna et Evlampia, de la façon que m’inspirera le seigneur Dieu. »
Kharlof s’arrêta, poussa un gémissement, et ajouta :
« Sans perdre un instant.
— Eh mais, c’est une idée raisonnable, fit observer ma mère. Seulement, je trouve que tu te hâtes trop.
— Et comme je désire en cette même affaire, continua Kharlof en élevant encore la voix, observer l’ordre et la légalité nécessaires, j’ai l’honneur de prier votre fils Dmitri Séménitch, — quant à vous, madame, je n’ose pas vous déranger, — je prie le dit fils Dmitri Séménitch, — et quant à mon parent Bitchkof, je le lui prescris comme un devoir, — d’assister à l’accomplissement de l’acte formel, et à la mise en possession de mes deux filles, Anna, mariée, et Evlampia, célibataire ; lequel acte devra s’accomplir après-demain, à la douzième heure du jour, dans mon propre domaine Ieskovo, avec la participation des autorités actuellement en exercice, lesquelles ont déjà reçu l’invitation pour ce faire. »
Kharlof eut beaucoup de peine à achever cette longue tirade, qu’il avait évidemment apprise par cœur, et qu’avaient interrompue de fréquents soupirs et gémissements. On aurait dit qu’il n’avait pas assez d’air dans la poitrine. Son visage, pâli depuis deux jours, était redevenu cramoisi ; il essuya plusieurs fois la sueur qui coulait de son front.
« Est-ce que tu as rédigé l’acte de partage ? demanda ma mère. Où as-tu trouvé le temps ?
— Oh ! j’ai eu le temps…, sans manger, sans boire, sans dormir.
— Tu l’as écrit toi-même ?
— Volodka m’a aidé.
— As-tu présenté ta requête ?
— Je l’ai présentée, et la cour du gouvernement y a fait droit, et le tribunal du district a reçu l’ordre, et la délégation temporaire dudit tribunal a déjà fixé le jour de son arrivée. »
Ma mère sourit.
« Je vois, Martin Pétrovitch, que tu as pris toutes tes mesures… Avec quelle célérité ! Il est probable que tu n’as pas épargné l’argent.
— Je n’ai rien épargné, madame.
— Seulement, pourquoi, disais-tu que tu venais me consulter ? Eh bien, Dmitri peut aller. Et j’enverrai aussi Souvenir, et je dirai encore à Lisinski de s’y rendre. Tu n’as pas invité Gavrilo Fedoulitch ?
— Gavrilo Fedoulitch…, le sieur Gitkof…, est pareillement averti de ma part : il doit venir… comme fiancé. »
Kharlof avait évidemment épuisé la dernière réserve de son éloquence. De plus, je croyais avoir remarqué qu’il voyait d’un œil peu bienveillant le mari que ma mère destinait à sa seconde fille. Peut-être rêvait-il un parti plus avantageux pour sa chère petite Evlampia.
Il se leva lentement de la chaise, et frotta le parquet du pied.
« Grand merci pour votre consentement, dit-il.
— Où vas-tu donc, reprit ma mère. Attends, je vais te faire donner à déjeuner.
— Grand merci, répéta Kharlof ; mais je ne puis, il faut retourner à la maison. »
Il s’avança à reculons vers la porte, et allait la franchir en se mettant de côté, suivant son habitude.
« Attends, attends, s’écria ma mère. Vraiment tu donnes ainsi tout ton avoir à tes filles, sans aucune réserve ?
— Assurément, sans réserve.
— Et toi, où vivras-tu ? »
Kharlof agita ses bras en l’air.
« Où je vivrai ? Mais dans ma maison, comme j’ai fait jusqu’à présent. Quel changement voulez-vous qu’il y ait ?
— Es-tu donc tellement sûr de tes filles et de ton gendre ?
— C’est de Volodka que vous daignez parler ainsi, de cette guenille-là ? Mais je le ferai marcher comme je voudrai. Quel pouvoir a-t-il ? Et quant à elles, à mes filles, elles doivent jusqu’à ma mort me nourrir, m’abreuver, m’habiller, me chausser… N’est-ce pas leur devoir, et le plus sacré ? Du reste, elles n’useront pas longtemps leurs yeux à me regarder. Elle est là, la mort…, derrière mes épaules.
— Dieu envoie la mort quand il lui plaît, reprit ma mère ; et quant à tes filles, c’est en effet leur devoir ; seulement, Martin Petrovitch, excuse-moi : ton aînée est une orgueilleuse, chacun le sait ; et ta seconde aussi a un regard de loup.
— Natalia Nicolavna ! s’écria Kharlof, que dites-vous là, bon Dieu ? Quoi ! qu’elles…, que mes filles…, que moi… manquent à l’obéissance !… Pas même en rêve… Comment ? résister… à qui ? à un père… ? et la malédiction, se ferait-elle attendre ?… Elles ont passé toute leur vie dans le frémissement de la soumission…, et tout à coup… ah ! grand Dieu ! »
Une toux suffocante saisit Kharlof ; ma mère s’empressa de le calmer.
« Seulement je n’ai pu comprendre, ajouta-t-elle, pourquoi ce partage immédiat. Après toi, ce serait toujours elles qui auraient tout reçu. Je suppose que c’est ta mélancolie qui est cause de tout cela.
— Eh ! ma petite mère, répartit Kharlof, non sans dépit, vous me jetez toujours ma mélancolie à la tête. C’est peut-être une force d’en haut qui agit en ce moment. Et vous… ma mélancolie !… J’ai fait ce partage immédiat, madame, parce que j’ai voulu, moi, de ma personne, d’après ma propre décision, fixer et déterminer dès à présent ce qui doit revenir à chacune d’elles, et que chacune d’elles, ayant reçu mon bienfait, en ressente de la reconnaissance, et exécute fidèlement ce qu’a décidé son père et bienfaiteur. Car c’est une grande grâce… »
Ici la voix de Kharlof s’altéra de nouveau. « Assez, assez, mon père…, sans quoi le poulain noir pourrait bien apparaître de nouveau.
— Ô Natalia Nicolavna, ne me parlez pas de lui… je vois encore ses dents blanches… J’ai l’honneur de vous saluer… Quant à vous, mon jeune monsieur, j’aurai l’honneur de vous attendre après-demain chez moi. »
Kharlof sortit. Ma mère le regarda s’éloigner et hocha la tête :
« Voilà qui ne promet rien de bon, murmura-t-elle, rien de bon. As-tu remarqué, ajouta-t-elle en s’adressant à moi, que, tout le temps pendant qu’il parlait, il clignait des yeux comme quelqu’un qui a le soleil au visage ? C’est un mauvais signe. Quand un homme fait cela, c’est qu’il a un poids sur le cœur, et que le malheur le menace. Va chez lui après-demain avec Lisinski et Souvenir. »
Au jour fixé, notre grande voiture de famille à quatre places, attelée de six chevaux alezan brûlé, et conduite par le principal cocher, espèce de patriarche ventru à longue barbe grise, vint s’arrêter majestueusement devant le perron de notre maison seigneuriale. L’importance de l’acte que Kharlof allait accomplir et la solennité de son invitation avaient réagi sur ma mère. Elle-même avait donné l’ordre d’atteler cet équipage de gala ; elle m’avait recommandé, ainsi qu’à Souvenir, de mettre nos habits de fête pour honorer d’autant plus son protégé. Quant à Lisinski, il portait constamment l’habit noir et la cravate blanche.
Pendant tout le trajet, Souvenir ne cessa de jacasser comme une pie, se demandant à chaque pas si son beau-frère allait aussi lui laisser quelque chose, et le traitant, l’instant d’après, d’idole païenne et de loup-garou. Lisinski, homme sombre et bilieux, n’y tint plus.
« Voilà bien messieurs les gentilshommes, nos maîtres, dit-il avec son accent polonais ; ils ne peuvent se tenir de ressasser des fadaises. Ne sauriez-vous donc vous tenir tranquilles sans débiter toutes ces sottises dont personne n’a besoin ? (C’était son mot favori.)
— Bon, bon, murmura Souvenir avec dépit, et, se taisant, dirigea son regard louche par la portière de la voiture.
Une demi-heure ne s’était pas écoulée ; les chevaux, trottant d’une allure soutenue, commençaient à peine à mouiller de sueur les fines courroies de leur harnais, que déjà nous arrivions à la maison de Kharlof. Notre voiture roula dans la cour à travers la porte cochère toute grande ouverte. Le postillon des deux chevaux attelés en avant des quatre autres, enfant de cinq ou six ans dont les pieds dépassaient à peine le bord de la selle, poussa pour la dernière fois son cri de Gare ! Les deux coudes de notre cocher patriarcal s’élevèrent ensemble pour retenir les rênes, et nous nous arrêtâmes. Aucun chien ne nous salua de ses aboiements ; les nombreux enfants des domestiques que l’on voit grouiller dans les cours, avec leurs chemises ouvertes sur le ventre et la croix de bois au cou, avaient disparu. Le gendre de Kharlof nous attendait sur le seuil. On avait planté des jeunes bouleaux sur les deux côtés du perron, comme il est d’usage le jour de la Trinité. Tout semblait solennel. Le gendre de Kharlof portait une grande cravate en velours de coton avec un nœud en satin, et un habit noir horriblement étroit. Le petit cosaque Maximka avait mis tant de kvass en guise de pommade, que les gouttes ruisselaient de ses cheveux. Nous entrâmes au salon, et Kharlof s’offrit à nos regards, immobile au beau milieu de la chambre. Il avait endossé son casaquin de milicien de 1812, en drap gris avec un collet en drap noir. Une médaille de bronze s’étalait sur sa poitrine ; un sabre était accroché à son flanc. Sa main gauche portait sur le pommeau du sabre, tandis que sa droite reposait sur une table couverte d’un tapis rouge, appuyée sur une liasse de papiers.
Kharlof ne bougeait pas, ne semblait même pas respirer. Nul ne saurait exprimer la gravité de son maintien, l’assurance de son pouvoir illimité, absolu : c’est à peine s’il nous salua d’un mouvement de tête ; puis, nous montrant d’un geste du doigt une rangée de chaises, il nous dit d’une voix brève :
« Prenez place. »
Les deux filles de Kharlof se tenaient du côté droit du salon, tout endimanchées, Anna en robe verte et ceinture jaune, Evlampia en robe rose et rubans cerise. Gitkof était debout, auprès d’elle, dans son uniforme tout neuf, avec l’expression habituelle d’une attente avide et niaise et une plus grande quantité de sueur sur son visage velu. Au côté gauche du salon était assis le prêtre, vieillard vêtu de la longue riassa, usée et couleur de tabac. Ses cheveux gros et roides, ses yeux ternes et tristes, ses grandes mains calleuses, qu’il laissait tomber inertes sur ses genoux, les bottes trouées qui se voyaient sous sa soutane, tout témoignait en lui d’une vie de fatigue et de misère ; sa paroisse était très-pauvre. Près de lui se tenait l’ispravnik (chef de la police du district), petit homme gros et blême, court de bras et de jambes, avec de minces moustaches hérissées et un sourire constant et joyeux, mais d’expression mauvaise, dans les yeux et la bouche. Il passait pour un grand avaleur de pots de vin, et même pour un tyran, comme on disait alors ; et pourtant, non-seulement les gentilshommes, mais les paysans eux-mêmes, avaient fini par s’habituer à lui, et presque par l’aimer. Il promenait d’un air goguenard ses petits yeux noirs autour de lui ; toute cette procédure semblait l’amuser. Au fond, il ne s’intéressait qu’à la perspective d’un déjeuner arrosé d’eau-de-vie. En revanche, son voisin le procureur, personnage efflanqué, au visage maigre traversé par des favoris qui allaient du nez aux oreilles, semblait prendre une part sérieuse à la cérémonie qui se préparait ; ses yeux ne quittaient point le maître de la maison. Souvenir prit place à ses côtés, et se mit à lui parler à l’oreille, après m’avoir prévenu que c’était le premier franc-maçon de toute la province. Je m’assis près de Souvenir, Lisinski près de moi. Sur le visage du Polonais affairé se lisait le dépit que lui causait ce dérangement, cette inutile perte de temps. « Voilà bien les fantaisies des seigneurs russes ! » semblait-il dire : « Oh, ces Russes ! »
Quand nous eûmes tous pris place, Kharlof se redressa de toute sa hauteur, promena sur l’assistance un regard altier, poussa un soupir bruyant et commença ainsi :
« Je vous ai invités, messeigneurs, voici à quel propos. Je deviens vieux, les infirmités m’accablent, j’ai déjà reçu un avertissement, et l’heure de la mort, vous le savez tous, s’approche de nous comme un voleur dans la nuit… N’est-ce pas, mon père ? ajouta-t-il en s’adressant au prêtre.
— Certainement, répondit l’autre d’une voix enrouée et secouant sa barbe.
— En conséquence de quoi, continua Kharlof en élevant soudain la voix, ne voulant pas que cette mort me prenne au dépourvu… »
Et il répéta mot à mot la phrase qu’il avait dite l’avant-veille à ma mère.
« Conformément à cette décision que j’ai prise, continua-t-il en élevant encore la voix et en frappant de la main les papiers étalés sur la table, cet acte formel a été dressé, et les autorités compétentes ont été requises, et vous allez entendre point par point toutes mes volontés… J’ai régné… assez comme cela. »
Kharlof posa sur son nez ses lunettes en fer, et, prenant une des feuilles déposées sur la table, en fit ainsi la lecture :
« Acte de partage des biens appartenant au caporal en retraite et gentilhomme d’ancienne race Martin Kharlof, rédigé par lui dans la plénitude de ses facultés et de son libre arbitre, où sont déterminées avec exactitude les parts afférentes à ses deux filles, Anna et Evlampia… Saluez ! »
Elles saluèrent, et de quelle façon !
« Les serfs et autres cheptels sont répartis entre lesdites filles : Manu propria… »
« C’est son papier à lui, dit l’ispravnik à Lisinski avec son éternel sourire ; il veut en faire lecture pour la beauté du style. Quant à l’acte légal, il est rédigé dans les formes et sans toutes ces fleurs de rhétorique. »
Souvenir allait ricaner.
« Oui, mais conformément à mes volontés ! s’écria Kharlof, auquel n’avait pas échappé la remarque de l’ispravnik.
— Sans doute, conforme en tout point, reprit ce dernier d’un ton à la fois obséquieux et impertinent ; toutefois, vous le savez bien, Martin Pétrovitch, nous ne pouvons pas éviter la forme, et nous avons aussi émondé les détails superflus, car la cour ne saurait en aucune façon entrer dans cette kyrielle de vaches pies et de canards huppés.
— Approche-toi », cria Kharlof à son gendre, qui s’était glissé derrière nous et se tenait dans une attitude humble près de la porte. Il bondit aussitôt près de son beau-père.
« Tiens, lis ; cela me fatiguerait. »
Slotkine prit la feuille de papier des deux mains, et se mit à lire l’acte avec émotion et sensibilité, d’une voix claire, bien qu’un peu tremblante. Les parts des deux sœurs y étaient fixées avec la plus grande minutie. De temps en temps Kharlof interrompait la lecture :
« Écoute, Anna, ceci est pour toi, en récompense de ton zèle » ; ou bien : « De cela je te fais cadeau, ma petite Evlampia. »
Les deux sœurs saluaient, Anna jusqu’à la ceinture, Evlampia en inclinant seulement la tête ; et Kharlof les regardait avec une imperturbable gravité. Le « manoir seigneurial » (c’est-à-dire la maisonnette neuve) était attribué à Evlampia, comme la plus jeune fille, et d’après l’antique usage. La voix du lecteur s’étrangla en lisant ces désagréables paroles, tandis que Gitkof se passa la langue sur les lèvres. Evlampia le regarda de travers. L’expression dédaigneuse habituelle à Evlampia comme à toute beauté russe avait pris une nuance plus marquée. Kharlof se réservait à lui-même le droit d’habiter les chambres qu’il occupait en ce moment, et s’attribuait, sous le nom de dotation, « l’entretien complet de toutes provisions naturelles » et dix roubles par mois pour ses vêtements et sa chaussure. Puis il voulut lire lui-même la dernière phrase de sa rédaction personnelle.
« Que cette volonté paternelle, disait cette phrase, soit accomplie par mes filles saintement et inébranlablement, comme une loi de Dieu, car, après Dieu, je suis leur père et leur chef, et n’ai de compte à rendre à personne, pas plus que je n’en ai jamais rendu ! Et si mes filles accomplissent ma volonté, ma bénédiction paternelle sera sur leur tête ; si elles n’accomplissent pas ma volonté, — ce dont Dieu nous garde ! — ma malédiction les frappera à présent, et toujours, et dans toute l’éternité. »
Kharlof éleva le papier et l’agita sur sa tête. Anna, aussitôt, se jeta à genoux et frappa la terre de son front. Son mari roula à côté d’elle.
« Et toi ? » dit Kharlof à Evlampia.
Celle-ci rougit et se baissa aussi jusqu’à terre. Gitkof se courba en deux en écartant les bras.
« Allons, levez-vous, dit Kharlof, et signez ici, en montrant du doigt le bras de la feuille… ici : Je remercie et j’accepte, Anna ; ici : Je remercie et j’accepte, Evlampia.
Les deux jeunes femmes se levèrent et signèrent l’une après l’autre. Slotkine se levait déjà et allait prendre la plume pour signer ; mais Kharlof le repoussa en passant l’index dans sa cravate avec une telle force que le gendre en eut comme un hoquet. Un silence d’une minute s’ensuivit. Kharlof laissa échapper un sanglot, et, se rangeant de côté, il dit d’une voix sourde :
« Maintenant, tout est à vous. »
Ses deux filles et son gendre échangèrent un regard, et, s’approchant, le baisèrent sur le bras entre le coude et l’épaule.
L’ispravnik fit lecture à haute voix de l’acte légal, puis, accompagné du procureur, il s’avança sur le perron et annonça l’événement aux témoins assermentés, aux paysans de Kharlof et aux gens de service. C’est alors que commença la prise de possession des deux nouvelles propriétaires, qui apparurent aussi sur le perron, et que l’ispravnik désignait du doigt chaque fois que, fronçant le sourcil et donnant à son visage, insouciant d’habitude, une expression menaçante, il inculquait aux paysans le devoir de l’obéissance. Certes, il aurait pu se passer de ces recommandations, car je ne crois pas qu’il existât dans tout l’univers des physionomies plus humbles et plus façonnées à la soumission que celles des paysans de Kharlof. Vêtus de caftans rapiécés et de pelisses en loques, mais les reins fortement serrés dans la ceinture, ainsi que le veut l’usage dans toute occasion solennelle, ils se tenaient immobiles comme des statues en pierre, et chaque fois que l’ispravnik poussait une exclamation dans ce genre : « Entendez-vous, diables ? Comprenez-vous, démons ? » ils faisaient tous ensemble un profond salut. Chacun de ces diables et de ces démons tenait à deux mains son bonnet sur la poitrine et ne quittait pas des yeux la fenêtre où s’entrevoyait la figure de leur maître. Les voisins, témoins assermentés, ne ressentaient guère moins de terreur. « Connaissez-vous, criait l’ispravnik, quelque empêchement qui s’opposerait à la prise de possession de ces deux uniques filles et héritières de Martin Petrovitch ? »
Tous les témoins rentrèrent leurs têtes dans leurs épaules. « En connaissez-vous, diables que vous êtes ? criait derechef l’ispravnik.
— Nous ne connaissons rien, Votre Honneur, » répondit enfin hardiment un petit vieux ratatiné, avec les moustaches et la barbe coupées. C’était un soldat en retraite. « Quel intrépide que cet Eréméitch ! » disaient plus tard les voisins en rentrant chez eux.
Malgré la prière de l’ispravnik, Kharlof refusa de se montrer avec ses filles sur le perron. « Mes sujets, dit-il, obéiront à ma volonté sans ma présence. » Un nuage de tristesse couvrait son front. Il avait pâli, et cette pâleur, cette tristesse, allaient si peu à ses traits de géant, que je me demandai si c’était là cette mélancolie dont il subissait parfois les accès. Ce sentiment de surprise semblait partagé par les paysans. « Comment ? notre maître est là, vivant… et quel maître ! Martin Petrovitch…, et il ne nous possédera plus. Est-ce possible ? » Je ne sais si Kharlof se douta de ce qui se passait dans les têtes de ses serfs, ou s’il voulut montrer pour la dernière fois sa puissance : il ouvrit tout à coup le vasistas de la fenêtre, et, y passant sa large tête, il cria d’une voix de Stentor : « Obéissance ! » et referma brusquement le carreau. La stupeur des paysans n’en fut pas diminuée ; au contraire, ils semblèrent encore plus pétrifiés, et cessèrent même de regarder.
Dans le groupe des gens de service se trouvaient deux puissantes filles, dont les robes d’indienne trouées ne parvenaient pas à couvrir les énormes mollets, et un homme en caftan de serge tellement ancien que la vieillesse l’avait comme couvert de givre ; il avait été sonneur de trompe sous Potemkin. Quant au petit Cosaque Maximka, Kharlof s’en était réservé la possession. Ce groupe-là montrait plus d’animation que les paysans ; ils jetaient des regards furtifs sur leurs maîtresses actuelles. Celles-ci observaient un maintien grave, surtout Anna, dont les lèvres serrées et les yeux obstinément baissés ne promettaient rien de bon à ses nouveaux sujets. Evlampia ne remuait pas davantage. Pourtant elle se retourna une fois pour toiser d’un regard surpris son fiancé, qui avait cru devoir aussi se présenter sur le perron. « De quel droit parais-tu ici ? » semblaient dire ses grands yeux à la Junon. Pour Slotkine, c’est lui qui avait le plus changé de contenance. Une activité empressée se voyait dans tous ses mouvements ; on eût dit qu’il éprouvait comme un appétit violent. Il étirait ses bras, agitait fiévreusement ses épaules ; sa tête seule restait courbée.
Ayant achevé la cérémonie de la mise en possession, l’ispravnik, en prévision du déjeuner, se frottait déjà les mains, geste qui lui était familier avant le premier verre d’eau-de-vie. Mais Kharlof déclara qu’il voulait d’abord entendre les prières avec aspersion d’eau bénite. Le prêtre revêtit donc un surplis qui tombait en lambeaux, et un diacre non moins décrépit sortit de la cuisine en soufflant avec effort sur les charbons d’un vieil encensoir en cuivre. Les prières furent récitées. Kharlof ne cessait de pousser des soupirs ; comme son embonpoint l’empêchait de se plier jusqu’à terre, tout en faisant les signes de croix de la main droite, il désignait de la gauche l’endroit où son front se serait prosterné. Slotkine était à la fois tout rayonnant et tout en larmes. Gitkof se contentait d’agiter les doigts devant les boutons de son uniforme, comme le font ces messieurs de la garde impériale. Lisinski, en qualité de catholique, avait quitté la chambre. Quant au procureur, il priait avec tant de ferveur, il soupirait avec tant de componction en levant les yeux au ciel et en remuant les lèvres, que je fus pris aussi d’un accès de dévotion et me mis à prier avec frénésie. Les oraisons dites, et l’eau bénite distribuée en aspersion (notez que Lisinski le catholique vint s’en mouiller les yeux aussi bien que le sonneur de trompe aveugle), Anna et Evlampia adressèrent un dernier remercîment à leur père, et le moment vint enfin d’aller déjeuner. Il y eut beaucoup de plats, tous très-bons, et tous nous y fîmes honneur. Quand apparut l’inévitable bouteille de champagne fabriqué sur les bords du Don, l’ispravnik, en sa qualité de représentant de l’autorité et d’initié aux usages du grand monde, leva son verre et proposa de boire en l’honneur des belles propriétaires, ainsi que du très-respectable et très-magnanime Martin Pétrovitch Kharlof. À ce mot de magnanime, Slotkine jeta un cri d’enthousiasme, et se précipita sur son bienfaiteur pour l’embrasser. « C’est bien, c’est bien, » dit Kharlof en le repoussant du coude. Alors il se passa une de ces choses que nous nommons chez nous un désagréable incident.
Souvenir, dès le commencement du déjeuner, n’avait cessé de boire. Il se leva tout à coup de sa chaise, rouge comme une betterave, et, désignant Kharlof du doigt, il partit de son vilain éclat de rire.
« Magnanime, magnanime ! s’écria-t-il. Nous verrons de quel goût il trouvera sa magnanimité lorsqu’on le mettra, lui serviteur de Dieu, le dos nu dans la neige. — Que radotes-tu là, imbécile ? dit Kharlof avec mépris. — Imbécile, imbécile, répéta Souvenir ; Dieu seul, qui sait tout, peut savoir lequel de nous deux est le véritable imbécile. Quant à vous, petit frère, vous avez commencé par faire mourir ma sœur, votre épouse ; maintenant vous vous êtes détruit vous-même comme un chiffre barré… Ah ! ah ! ah !
— Comment osez-vous insulter notre vénérable bienfaiteur ! s’écria Slotkine, et, lâchant le bras de Kharlof, il se précipita sur Souvenir. « Savez-vous que, si notre bienfaiteur en témoignait le moindre désir, nous n’hésiterions pas à déchirer l’acte de donation que nous a octroyé sa munificence ? — Ça ne vous empêchera pas de le mettre le dos dans la neige, dit Souvenir en se tapissant derrière Lisinski.
— Silence ! cria Kharlof d’une voix tonnante. Si je te frappe, il ne restera qu’un peu de boue à la place que tu occupes. Et toi aussi, dit-il à Slotkine, ne fourre pas ton museau où l’on ne t’appelle pas. Si moi, moi Martin Petrovitch Kharlof, j’ai décidé que cet acte de donation fût fait, qui donc peut le détruire ? qui donc dans le monde entier peut s’opposer à ma volonté ?
— Martin Petrovitch, commença d’une langue épaisse le procureur (il avait aussi bu largement, mais cela n’avait fait qu’ajouter à sa gravité), si pourtant monsieur le gentilhomme avait dit une vérité… Vous venez d’accomplir une grande action… Si pourtant, ce qu’à Dieu ne plaise, au lieu de la reconnaissance qui vous est due, vous receviez je ne sais quel affront… »
Je jetai à la dérobée un regard sur les deux sœurs. Anna semblait dévorer des yeux l’homme de loi qui venait de parler, et certainement je n’ai jamais vu de ma vie visage de femme plus méchant, plus venimeux et plus étrangement beau. Evlampia s’était détournée en se croisant les bras sur la poitrine ; mais un sourire plus méprisant que jamais tordait ses lèvres rosées. Kharlof se leva de sa chaise, ouvrit la bouche, mais la voix lui manqua ; il frappa la table du poing avec une telle force que tout sauta et tinta dans la salle.
« Père, s’empressa de dire Anna, monsieur ne nous connaît point : c’est pour cela qu’il parle ainsi. Daignez ne pas vous faire de mal ; vous avez tort de daigner vous fâcher. On dirait que votre visage se tord. »
Kharlof regardait Evlampia. Celle-ci ne dit mot, bien que son voisin de table, Gitkof, lui poussât le coude.
« Je te remercie, ma fille Anna, dit enfin Kharlof d’une voix sourde ; tu es une fille d’esprit. Je compte sur toi et sur ton mari. »
Slotkine poussa de nouveau un cri d’enthousiasme. Gitkof avança la poitrine et frappa du talon ; Kharlof ne sembla point faire la moindre attention à leurs efforts.
« Ce vagabond, continua-t-il en désignant Souvenir du menton, est heureux de me faire enrager. Quant à vous, monsieur le procureur, je vous dirai que vous n’êtes pas fait pour juger Martin Kharlof. Votre intelligence ne s’élève pas si haut. Vous êtes un homme gradué, mais vos paroles sont frivoles. La chose est faite ; ma décision ne changera pas. Vous étiez les bienvenus ; vous êtes les bien quittés. Je m’en vais. Je ne suis plus le maître ici ; je suis un visiteur et j’use de ma liberté… Anna, tiens compagnie à ces messieurs ; moi, je m’en vais. C’est assez. »
Il nous tourna le dos et, sans ajouter une parole, sortit lentement de la chambre.
Le départ du maître de la maison devait forcément déranger la réunion, d’autant plus que nos deux hôtesses disparurent bientôt à leur tour. Ce fut en vain que Slotkine essaya de nous retenir. L’ispravnik ne put s’empêcher de reprocher au procureur sa franchise déplacée.
« Je n’ai pu faire autrement, répondit l’autre ; ma conscience a parlé.
— Quand je vous disais que c’est un franc-maçon, murmura Souvenir à mon oreille.
— Votre conscience, répliqua l’ispravnik ; nous savons ce que c’est que votre conscience. Elle habite votre poche, tout comme chez nous autres pécheurs. »
Pendant cette conversation, le prêtre, déjà debout, mais pressentant la fin du repas, envoyait dans sa bouche morceau sur morceau.
« Je vois que vous avez bon appétit, lui dit Slotkine avec aigreur.
— C’est en prévision… ou comme provision, » dit humblement le prêtre.
On sentait dans cette réponse une habitude de faim invétérée.
Un bruit de voiture se fit entendre devant le perron, et nous nous séparâmes.
Au retour, personne ne se trouva pour empêcher Souvenir de bavarder, car Lisinski, ayant déclaré qu’il était excédé de ces momeries « inutiles », était parti à pied, et ce fut Gitkof qui prit sa place dans notre voiture. Le major en retraite était tout penaud et ne faisait qu’agiter ses moustaches dans le vide. « Eh, eh ! Votre Honneur, criait Souvenir, il paraît que la subordination est allée au diable ! Attendez, fiancé de malheur, on vous en mettra du poivre… hein ! pour vous faire sauter. » Souvenir se tordait de rire, et le pauvre Gitkof ne faisait toujours qu’agiter ses moustaches.
Rentré à la maison, Je racontai à ma mère tout ce qui s’était passé. Elle m’écouta jusqu’au bout et hocha souvent la tête.
« Cela ne promet rien de bon, dit-elle ; je n’aime pas toutes ces innovations. »
Le lendemain, Kharlof vint dîner chez nous. Ma mère le félicita sur l’heureuse terminaison de l’affaire qui l’avait occupé.
« Tu es maintenant un homme libre et tu dois te sentir plus léger.
— Certainement, je me sens plus léger, répondit Kharlof d’un air qui disait tout le contraire. Rien ne m’empêche maintenant de penser à mon âme et de me préparer à l’heure de la mort.
— Eh quoi ! demanda ma mère, est-ce que tes fourmis te courent encore dans la main ? »
Kharlof ouvrit et ferma la paume de la main.
« Elles courent, madame ; et je vous dirai encore une chose : quand je commence à m’endormir, j’entends quelqu’un qui me crie là, dans ma tête : Prends garde, prends garde !
— Ce sont les nerfs », dit ma mère.
Puis elle se mit à parler des incidents de la veille.
« Oui, oui, dit Kharlof l’interrompant, il s’est passé quelque chose… de peu grave. Seulement… voici ce que j’ai encore à vous dire…, ajouta-t-il après avoir hésité un peu. Les vaines paroles de Souvenir ne m’ont pas troublé hier, ni celles de M. le procureur… Celle qui m’a troublé, c’est… »
Ici Kharlof se tut.
« Qui donc ? » demanda ma mère.
Kharlof la regarda fixement :
« Evlampia.
— Evlampia ? ta fille ! Comment cela ?
— Madame, elle était de pierre ; une vraie statue ! Elle ne sent donc rien ? Anna, sa sœur, à la bonne heure ! elle a fait tout ce qu’il fallait ; c’est une fine mouche. Mais Evlampia !… Elle a toujours été… à quoi bon cacher ma faute à présent ?… ma préférée. Comment n’a-t-elle pas eu pitié de moi ? comment ne s’est-elle pas dit : Il faut qu’il soit bien mal, qu’il ne se sente plus de ce monde, pour qu’il nous donne ainsi tout ce qu’il a ? Elle est de pierre. Pas un mot, pas un regard ; elle salue jusqu’à terre, mais sans reconnaissance.
— Attends un peu, repart ma mère, nous lui ferons épouser Gavrilo Fedoulitch ; ça l’amollira. »
Kharlof leva les yeux.
« Vraiment, madame, vous comptez à ce point sur lui ?
— Sans doute.
— Allons, vous en savez plus long là-dessus que moi ; seulement, n’oubliez pas ceci : Evlampia et moi, c’est le même caractère ; le sang cosaque, et le cœur comme un charbon ardent.
— Aurais-tu un cœur de cette espèce, mon père ? »
Kharlof ne dit rien ; il se fit un court silence.
« Eh bien, Martin Petrovitch, reprit ma mère, comment penses-tu sauver ton âme ? Iras-tu faire un pèlerinage à Saint-Mitrophane[4] ou à Kief, ou bien ici près, au couvent de Optino ? On dit qu’il vient de s’y manifester un moine d’une telle sainteté… Il se nomme Macaire… jamais un pareil saint ne s’est vu ; il n’a qu’à regarder, il voit tous vos péchés à travers votre corps.
— Si elle se montre, en effet, une fille ingrate, reprit Kharlof d’une voix rauque, il me semble qu’il me serait plus facile de la tuer de mes propres mains.
— Que dis-tu là, Seigneur Dieu ! s’écria ma mère ; reviens à toi. Voilà ce que c’est de ne m’avoir pas écoutée l’autre jour, quand tu venais me demander conseil. Maintenant tu vas te tourmenter au lieu de penser à ton salut ; et ce sera bien inutilement, comme si tu voulais te mordre le coude. Tu te plains, tu as peur. »
Ce dernier reproche sembla le piquer au vif. Tout son orgueil monta comme un flot ; il se redressa, renversa la tête en arrière, avança le menton.
« Je ne suis pas de ceux, madame Natalia Nicolavna, dit-il d’un air farouche, qui se plaignent, qui ont peur… Je n’ai rien voulu de plus que vous exprimer mes sentiments comme à une bienfaitrice, à une personne que je respecte infiniment. Mais le Dieu tout-puissant (il leva la main au-dessus de sa tête) sait que le globe terrestre se brisera en morceaux avant que je manque à ma parole, ou que j’aie peur, ou que je regrette ce que j’ai fait. Et quant à mes filles, elles ne sortiront pas de l’obéissance dans tous les siècles des siècles. »
Ma mère se boucha les oreilles.
« Oh ! petit père, tu sonnes comme une trompette. Si tu es tellement sûr de ta lignée, grand bien leur fasse et à toi aussi ; mais tu me brises la tête. »
Kharlof s’excusa, poussa deux ou trois soupirs et se tut. Il ne s’anima plus jusqu’au moment du départ. Il disait qu’il redoutait surtout de mourir subitement, sans repentir ; qu’il voulait se faire une règle de ne plus se fâcher, car la colère gâte le sang et le fait monter à la tête. Puisqu’il avait renoncé à tout, à quoi bon se mettre en colère ? Que d’autres travaillent à leur tour ! que d’autres s’échauffent le sang !
Au moment de prendre congé de ma mère, il lui jeta un regard étrange, rêveur et interrogateur à la fois ; puis, tirant de sa poche, par un brusque mouvement, le volume du Travailleur au repos, il le lui glissa dans la main.
« Qu’est-ce ? demanda-t-elle.
— Lisez là, fit-il d’une voix brève, là où il y a une corne. On y parle de la mort. Je sens que c’est très-bien dit, mais je n’y puis rien comprendre. Je reviendrai et vous m’expliquerez ce que c’est. »
Et Kharlof disparut derrière la porte.
« Ça va mal, ça va mal, » dit ma mère.
Et prenant le volume à l’endroit marqué, elle lut ce qui suit : « La mort est un grand et important travail de la nature. Elle consiste en ceci, que l’esprit, étant beaucoup plus léger, plus subtil et plus pénétrant non-seulement que les éléments de matière auxquels il est soumis, mais même que la force électrique, se nettoie, se purifie d’une façon chimique, et ne cesse de tendre en avant jusqu’à ce qu’il rencontre un endroit également immatériel… »
Ma mère lut ce passage deux ou trois fois et jeta le livre.
Quelques jours plus tard, nous reçûmes la nouvelle que le mari de sa sœur était mort. Elle partit aussitôt m’emmenant avec elle. Bien que ma mère ne se proposât de rester chez sa sœur qu’une semaine ou plus, ce ne fut qu’à la fin de septembre que nous pûmes revenir chez nous.
III
Le premier mot que me dit mon valet de chambre Procope, qui était aussi mon chasseur, fut que les bécasses étaient arrivées en grande foule, et qu’elles étaient surtout nombreuses dans le petit bois de bouleaux près de Ieskovo, le domaine de Kharlof. Nous avions encore trois heures jusqu’au dîner. Je saisis mon fusil, ma carnassière, et, me faisant accompagner par Procope et mon chien d’arrêt, je partis en courant pour Ieskovo.
Nous y trouvâmes, en effet, beaucoup de bécasses, et sur une trentaine de coups tirés nous en tuâmes cinq ou six. Me hâtant de revenir avec mon butin, j’aperçus près de la route un paysan qui labourait. Son cheval s’était arrêté, et lui, avec force jurons et presque des larmes à travers, secouait violemment la corde qui servait de bride à son cheval, dont il avait presque tordu le cou. Je jetai un regard sur la malheureuse rosse dont les côtes semblaient crever la peau, tandis que ses flancs, inondés de sueur, se soulevaient et retombaient par secousses irrégulières comme un vieux soufflet de forge. Je reconnus sur-le-champ, à sa cicatrice sur l’épaule, la vieille jument étique qui pendant tant d’années avait voituré Kharlof. « Est-ce que Martin Petrovitch ne serait plus en vie ? » demandai-je à Procope. La chasse nous avait si complétement absorbés tous deux, que jusqu’à ce moment nous n’avions point parlé d’autre chose.
« Non, il est vivant, répondit Procope. Pourquoi le demandez-vous ?
— Mais c’est bien son cheval, répliquai-je ; l’aurait-il vendu ?
— En effet, ce cheval était à lui, mais il ne l’a pas vendu ; on le lui a pris pour le donner à ce paysan-là. Bien des choses se sont passées en votre absence, ajouta-t-il avec un léger sourire, et comme pour répondre à mon regard étonné. Et quelles choses, grand Dieu ! c’est maintenant M. Slotkine qui est le maître.
— Et Martin Petrovitch ?
— Oh ! Martin Petrovitch est devenu comme qui dirait le dernier des hommes. Il ne mange que du pain sec et du froid ; que voulez-vous de plus ? Il ne compte plus pour rien ; un de ces beaux matins on le chassera de la maison. »
L’idée qu’on pouvait chasser un pareil géant ne pouvait pas m’entrer dans la tête.
« Mais Gitkof, demandai-je, que dit-il de tout cela ? Je suppose qu’il est marié avec la seconde fille.
— Marié ! s’écria Procope en riant cette fois-ci tout de bon ; on ne lui laisse pas seulement passer le seuil de la porte. « Tourne tes brancards d’un autre côté ; nous n’avons que faire de toi. » Je vous l’ai déjà dit, c’est Slotkine qui commande.
— Et la fiancée ?
— Evlampia Martinovna ! Eh ! notre maître, je vous répondrais bien là-dessus, mais vous êtes trop jeune. Voilà… — Oh ! oh ! on dirait que Diane est en arrêt. »
En effet, ma chienne se tenait immobile devant un épais buisson de chêne qui terminait un ravin boisé aboutissant à la route. J’y courus avec Procope ; une bécasse partit du buisson : nous lui lâchâmes deux coups de fusil sans l’atteindre, et nous allâmes la chercher à la remise.
La soupe était déjà sur la table quand je revins à la maison. Ma mère me gronda de l’avoir fait attendre. Je lui offris les bécasses que je rapportais ; mais elle ne les regarda seulement pas, elle avait l’air mécontent. Souvenir, Lisinski et Gitkof se tenaient dans la salle à manger ; le major en retraite s’était fourré dans un coin comme un écolier en pénitence. Son visage exprimait la confusion et le dépit, ses yeux étaient rouges : on eût dit qu’il venait de pleurer. Je n’eus pas grand’peine à deviner que, si ma mère montrait de la mauvaise humeur, mon arrivée tardive n’y était pour rien. Elle ne dit pas un mot pendant tout le dîner. Le major jetait sur elle des regards piteux, ce qui pourtant ne l’empêchait pas de manger avec voracité ; Souvenir tremblait comme s’il avait eu la fièvre ; seul, Lisinski gardait une attitude assurée.
« Vikenti Ossipitch, lui dit tout à coup ma mère, je vous prie d’envoyer dès demain un équipage à M. Kharlof pour le faire venir ici, puisqu’on vient de m’avertir que le sien n’est plus à sa disposition, et faites-lui dire qu’il faut absolument qu’il vienne ; je désire le voir. »
Lisinski allait répondre, mais il se retint.
« Faites aussi savoir à Slotkine que je lui ordonne de paraître devant moi… Entendez-vous bien ? je l’ordonne.
— Voilà un vaurien qu’il faudrait… » murmura Gitkof dans son assiette.
Ma mère lui jeta un tel regard de mépris qu’il se tut aussitôt et détourna la tête.
« Martin Petrovitch ne viendra pas, me souffla Souvenir à l’oreille au moment où nous quittions la salle à manger. Vous ne pouvez imaginer ce qu’il est devenu ; l’esprit humain se refuse à le comprendre. Il n’entend rien de ce qu’on lui dit, parole d’honneur. Cela fait penser au proverbe : La fourche a saisi la couleuvre. »
Et Souvenir partit de son vilain rire.
La prédiction de Souvenir se trouva justifiée : Kharlof ne voulut pas se rendre chez ma mère. Celle-ci ne se tint pas pour vaincue ; elle lui fit parvenir une lettre écrite de sa propre main. Kharlof lui renvoya un morceau de papier à sucre sur lequel étaient écrits en grandes lettres les mots suivants : « Devant Dieu, je ne puis, la honte me tuerait ; laissez-moi disparaître. Merci… ne me tourmentez pas. Kharlof, Martinko[5]. » Slotkine vint, mais un jour entier plus tard que ma mère ne lui avait ordonné de paraître. Elle le fit introduire dans son cabinet. La conversation ne dura pas plus d’un quart d’heure. Slotkine sortit de chez ma mère le visage enflammé, avec une expression si insolemment méchante, que, l’ayant rencontré dans le salon, j’en restai stupéfait, et Souvenir, qui s’était glissé derrière moi, ne put achever son éclat de rire habituel. Quand ma mère sortit de son cabinet, elle n’avait pas le visage moins rouge, et déclara à haute voix, devant tous ses gens, que jamais elle ne permettrait que Slotkine fût admis en sa présence.
« Et si les filles de Martin Petrovitch, ajouta-t-elle, osaient se présenter, car elles ont assez d’impudence pour le faire, il faut aussi leur refuser la porte. »
À dîner, elle s’écria tout à coup :
« Voyez-vous, quel misérable petit juif ! C’est moi qui l’ai tiré de la boue, par les oreilles, comme un lièvre embourbé ; j’en ai fait un homme, il me doit tout, et il a l’audace de me dire que je ne devrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas ; que Martin Petrovitch fait le capricieux, qu’on aurait tort de le traiter avec trop d’indulgence… Trop d’indulgence ! comprenez-vous cela ? Ô l’ingrat petit crapaud ! »
Le major Gitkof crut sans doute que Dieu lui-même lui offrait enfin l’occasion pour placer son mot ; elle l’arrêta dès qu’il ouvrit la bouche.
« Tu es bon aussi, toi ! s’écria-t-elle ; tu n’as pas pu venir à bout d’une jeune fille, et ça se dit un officier ! Je m’imagine comme ton bataillon devait t’obéir ! Et il avait encore la prétention de devenir mon intendant ; un bel intendant que j’aurais eu là ! »
Lisinski, qui était assis au bout de la table, sourit avec satisfaction, et l’infortuné major agita ses moustaches et cacha son long visage dans les plis de sa serviette.
Après dîner, il sortit sur le perron pour y fumer une pipe, selon son habitude ; il me parut si délaissé que, malgré mon peu de sympathie, je m’approchai de lui.
« Gavrilo Fedoulitch, lui dis-je, comment se fait-il que vos fiançailles avec Evlampia soient allées au diable ? Je vous croyais marié depuis longtemps. »
L’ex-major me jeta un regard plein de mélancolie.
« Un serpent venimeux, répondit-il en accentuant avec amertume chaque syllabe ; un serpent sorti en rampant de dessous une racine pourrie m’a percé de son dard, et a mis en poussière toutes mes espérances dans cette vie. Et je vous aurais raconté, Dmitri Séménitch, toutes mes misères, si je ne craignais d’allumer le courroux de madame votre mère. »
Le mot de Procope : « Vous êtes trop jeune », me revint aussitôt à la mémoire
Gitkof poussa un gémissement et se frappa la poitrine de son poing fermé.
« La patience, la patience ! voilà tout ce qui me reste… Souffre, vétéran ; souffre, vieux soldat ! Tu as servi ton tzar avec fidélité, sans peur et sans reproche ; tu n’as épargné ni ta sueur ni ton sang… Voilà dans quel pétrin tu es tombé !… Si cela s’était passé dans mon régiment, et si j’en avais eu le pouvoir, continua-t-il en aspirant avec violence la fumée de son long tuyau, je l’aurais… je l’aurais traité à coups de plat de sabre… »
Gitkof retira sa pipe et regarda devant lui comme s’il eût aperçu le tableau que son imagination lui retraçait en ce moment. Souvenir s’approcha en sautillant. Je les laissai ensemble et me promis de revoir Kharlof coûte que coûte, tant ma curiosité enfantine était excitée par tous ces propos.
Le lendemain, je partis de nouveau avec mon chien et mon fusil, mais cette fois sans Procope, pour le bois de Ieskovo. Il faisait un temps merveilleux. Je crois que nulle part, hors de la Russie, on ne trouve un temps pareil au mois de septembre. Le calme était si grand qu’on pouvait entendre à plus de cent pas un écureuil sautiller sur les feuilles sèches qui déjà jonchaient le sol, ou bien une branche morte qui, se détachant du faîte d’un arbre, heurtait faiblement d’autres branches dans sa chute, et tombait…, tombait pour ne jamais bouger… dans l’herbe fine. L’air, ni chaud ni frais, mais plein de senteurs et comme légèrement acidulé, vous caressait les joues et les yeux. Un fil de la Vierge, léger comme la soie, arrivait en flottant dans l’air, s’accrochait aux canons du fusil et s’étendait de toute sa longueur, signe certain d’un beau temps soutenu. Le soleil jetait une lumière pâle et douce : on eût dit un clair de lune. Je trouvai des bécasses, mais je n’y faisais pas grande attention cette fois. Je savais que le bois de Ieskovo arrivait presque à l’habitation de Kharlof, jusqu’à la haie de son jardin, et je me dirigeai de ce côté, sans savoir au juste de quelle façon j’y pourrais pénétrer, ni même si je ferais bien de l’essayer, puisque ma mère était en délicatesse avec les nouveaux maîtres du domaine.
Tout à coup j’entendis des pas à quelque distance de moi. J’écoutai ; quelqu’un se dirigeait de mon côté.
« Tu aurais dû prévenir…, dit une voix féminine.
— Allons donc ! répondit une voix d’homme ; est-ce qu’on peut tout faire à la fois ? »
Ces voix m’étaient connues. Une robe bleue apparut à travers les noisetiers déjà privés de leurs feuilles, un cafetan de couleur sombre se montra près d’elle ; puis Evlampia et Slotkine sortirent à cinq pas de moi sur la clairière où je me trouvais. Tous deux se troublèrent à ma vue. Evlampia se retourna aussitôt et disparut dans les broussailles. Quant à Slotkine, il hésita un moment, puis s’approcha de moi. Son visage n’offrait plus la moindre trace de cette humilité obséquieuse avec laquelle, quatre mois avant, il frottait dans ses mains la gourmette de mon cheval en le promenant dans la cour de son beau-père ; cependant je n’y vis pas non plus cet air de défi insolent qui m’avait tant frappé la veille.
« Avez-vous tué beaucoup de bécasses ? me demanda-t-il en soulevant sa casquette et en passant sa main dans les boucles de ses cheveux noirs. Vous chassez dans notre bois, mais soyez le bienvenu : nous ne nous y opposons pas, au contraire.
— Je n’ai rien tué aujourd’hui, et je vais quitter votre bois sur-le-champ. »
Slotkine s’empressa de remettre sa casquette.
« Que dites-vous ? s’écria-t-il en étendant les deux mains ; nous ne vous chassons pas. Nous sommes même enchantés… Evlampia Martinovna vous dira la même chose… Evlampia ? venez ici ! Où est-elle donc ? »
La tête d’Evlampia parut au-dessus des buissons ; mais elle ne s’approcha point.
« Je dois même dire, reprit Slotkine, qu’il m’a même été très-agréable de vous rencontrer. Madame votre mère a daigné se fâcher hier contre moi, sans vouloir entendre aucune explication. Et moi, je vous le dis comme je le dirais devant Dieu, je ne m’accuse d’aucune faute. Impossible d’en agir autrement avec Martin Petrovitch ; il est tombé tout à fait en enfance. Nous ne pouvons pas pourtant satisfaire tous ses caprices, et quant à des respects, il en a tant qu’il en veut. Demandez plutôt à Evlampia Martinovna. »
Evlampia ne bougea point. Le sourire méprisant qui lui était familier errait sur ses lèvres et remontait jusqu’à ses yeux.
« Mais pourquoi, Vladimir Vassiliitch, lui dis-je, avez-vous vendu le cheval de M. Kharlof ? »
Je ne pouvais pas digérer que cette pauvre bête fût tombée aux mains d’un paysan.
« Pourquoi nous l’avons vendu ? Belle question ! À quoi pouvait-il servir ? À manger du foin sans profit. Un paysan saura toujours le faire labourer. Quant à Martin Petrovitch, s’il lui prend l’envie de sortir, il n’a qu’à nous en faire la demande. Nous ne lui refusons pas une voiture…, si ce n’est un jour de travail.
— Vladimir Vassiliitch ? » dit Evlampia d’une voix sourde, comme pour l’appeler, et sans quitter sa place. Elle tordait autour de ses doigts des tiges de plantain et en faisait sauter les têtes en les frappant l’une contre l’autre.
« Il y a encore le petit cosaque Maximka… continua Slotkine ; Martin Petrovitch se plaint qu’on le lui a enlevé pour le mettre en apprentissage. Daignez y réfléchir vous-même : qu’aurait-il fait chez Martin Petrovitch ? Le vagabond, et rien de plus. Il ne peut pas même servir comme il faut, parce qu’il est trop bête et trop jeune. Maintenant, il est apprenti chez un sellier. — Eh bien ! qu’il devienne un bon ouvrier ; il se rendra utile à lui-même et il nous payera un bon obrok[6]. Dans notre petit ménage, c’est quelque chose ; il ne faut rien dédaigner dans un pauvre petit ménage comme le nôtre. »
Et voilà l’homme que Kharlof traitait de guenille ! pensai-je en moi-même. « Qui donc fait la lecture à Martin Petrovitch ?
— Que lire ? Il avait un livre, qui, grâce à Dieu, a disparu. Quelle idée de lire à son âge !
— Et qui lui fait la barbe ? » demandai-je encore.
Slotkine se mit à rire d’un air affable, comme pour encourager une bonne plaisanterie que j’aurais faite.
« Personne. Dans les premiers temps, il se grillait la barbe avec une chandelle ; à présent, il la laisse pousser… et c’est parfait.
— Vladimir Vassiliitch ? répéta Evlampia avec insistance ; venez donc ici ! »
Slotkine lui fit un petit signe de la main.
« Martin Petrovitch, reprit-il, est chaussé, vêtu ; il mange ce que nous mangeons. Que lui faut-il de plus ? N’a-t-il pas déclaré lui-même qu’il ne voulait plus rien en ce monde que penser au salut de son âme ? Eh bien ! qu’il y pense : il devrait se souvenir que maintenant…, tournez la chose comme il vous plaira… tout est à nous. Il se plaint aussi que nous ne lui payons pas sa pension… Est-ce que nous avons toujours de l’argent ? Et qu’a-t-il besoin de cet argent, puisque rien ne lui manque ? Je vous assure que nous le traitons tout à fait en bons parents… Voilà, par exemple, les chambres qu’il occupe. Nous en avons le plus grand besoin. Sans ces chambres, nous ne pouvons vraiment pas nous retourner. Et pourtant nous souffrons qu’il y demeure. Nous pensons même à lui procurer des distractions. Ainsi, pour le jour de la Saint-Pierre, je lui ai acheté à la ville d’excellents hameçons, très-chers, de vrais hameçons anglais. Nous avons des tanches dans l’étang ; il n’aurait qu’à s’asseoir sur le bord et pêcher à la ligne… Une heure, deux heures se passent, et la friture est prête. Quelle meilleure occupation pour un vieillard ?
— Vladimir Vassiliitch ? » s’écria pour la troisième fois Evlampia d’une voix impérieuse.
Et elle jeta loin d’elle les tiges qu’elle tordait dans ses doigts.
« Je m’en vais. »
Ses yeux rencontrèrent les miens.
« Je ne reste pas ici. »
Et bientôt elle disparut dans le bois.
« On y va ! on y va ! dit Slotkine… Martin Petrovitch lui-même nous approuve, continua-t-il en se retournant vers moi. D’abord, il se sentait offensé ; il murmurait même jusqu’à ce qu’il se fût rendu compte. C’était un homme, — vous vous en souvenez bien, — un homme violent, chaud, bien chaud. Maintenant, il est devenu tout à fait tranquille. Madame votre mère s’est fâchée contre moi… Que voulez-vous ? c’est une grande dame ; elle tient à son pouvoir, ni plus ni moins que Martin Petrovitch en son temps. Venez vous-même, voyez, et à l’occasion dites un mot en notre faveur. Je n’oublie pas les bienfaits de Natalia Nicolavna ; mais, après tout, il faut que nous vivions aussi.
— Et Gitkof ? demandai-je ; comment l’a-t-on refusé ? »
Slotkine haussa les épaules.
« Fedoulitch ? cette tête de cheval ? Mais, de grâce, à quoi pouvait-il être bon ? Il a été soldat toute sa vie, et voilà tout à coup qu’il imagine de s’occuper des choses du ménage. Il dit : « Je sais conduire les paysans, parce que je sais souffleter. » Il ne fait rien du tout, car il faut savoir souffleter à point. C’est Evlampia Martinovna elle-même qui l’a refusé. Est-ce qu’un soldat fait quelque chose au monde ? Tout notre ménage avec lui fût allé au diable.
« — A-ou ! fit retentir la voix sonore d’Evlampia.
— J’y vais, j y vais, » répondit Slotkine. Il me tendit la main, et j’avoue, à ma honte, que je lui donnai la mienne. « J’ai l’honneur de vous saluer, Dmitri Séménitch, dit-il en montrant toutes ses dents blanches. Tirez des bécasses tant que vous voudrez : c’est un oiseau qui passe, qui n’appartient à personne ; mais si un lièvre traverse votre chemin, épargnez-le : c’est notre gibier. J’oubliais encore… N’auriez-vous pas un petit de votre chienne ?
— A-ou ! fit encore entendre Evlampia.
— A-ou ! a-ou ! » répondit Slotkine.
Et il s’éloigna en courant.
Je me souviens que, resté seul, je me dis à moi-même : Comment Kharlof n’a-t-il pas exterminé Slotkine jusqu’à ne laisser qu’un peu de boue sur la place, comme il l’en avait menacé ? Et comment celui-ci ne craignait-il pas un tel sort ? Il faut, pensai-je, que Kharlof soit devenu bien tranquille. Mon désir s’en accrut de pénétrer dans Ieskovo et d’apercevoir, ne fût-ce que du coin de l’œil, ce colosse que je ne pouvais pas me figurer humble et dompté.
J’étais déjà parvenu à la lisière du bois lorsque tout à coup sous mes pieds partit une bécasse qui prit son vol vers le fourré. Je la couchai en joue, mon fusil rata ; ne voulant pas perdre un si beau gibier, je m’élançai à sa poursuite. J’avais à peine fait une centaine de pas, que j’aperçus dans une clairière, sous un large bouleau, non pas la bécasse, mais le même Slotkine. Couché sur le dos, les deux bras pliés sous la tête, et regardant le ciel d’un air satisfait, il balançait nonchalamment sa jambe gauche posée sur le genou droit. Il n’avait pas remarqué mon approche. À quelques pas de lui, lentement et les yeux baissés, se promenait Evlampia ; elle semblait chercher quelque chose dans l’herbe, comme des champignons ou des fleurs ; elle se penchait par moments, tendait la main et fredonnait un refrain. Je reconnus les paroles suivantes d’une vieille légende russe :
Sors, lève-toi, monte au ciel, nuée d’orage ;
Frappe, frappe mon beau-père ;
Foudroie, foudroie ma belle-mère.
Quant à ma jeune femme, je la tuerai moi-même.
Evlampia chantait d’une voix de plus en plus claire et haute ; elle appuya sur le dernier vers. Slotkine continuait à sourire d’un air béat, tandis qu’elle, en marchant, semblait tracer des cercles autour de lui.
« Voyez-vous ça ? dit-il enfin. Que ne vient-il pas à la tête de toutes ces femmes ?
— Eh, quoi donc ? »
Slotkine releva la tête.
« Comment, quoi donc ? Et quelles paroles chantes-tu là ?
— Tu sais, Valodia[7], qu’il n’est pas permis d’ôter un mot d’une chanson… »
Evlampia m’aperçut ; nous poussâmes tous deux un cri, et chacun s’enfuit de son côté. Un instant plus tard, j’étais revenu sur la lisière du bois, et, après avoir franchi une étroite prairie, je me trouvai devant le jardin de Kharlof.
Je n’avais ni le temps ni le loisir de réfléchir à ce que je venais de voir ; je sais seulement que le mot de philtre, dont le sens m’avait étonné quelques jours avant, me revint à l’esprit. Je m’avançai le long de la haie, et bientôt, à travers les saules argentés, j’aperçus la cour et les deux maisonnettes de Kharlof. Toute l’habitation me sembla plus propre et mieux soignée ; partout se voyaient les traces d’une surveillance active et constante. Anna Martinovna parut sur le perron, et, clignant au soleil ses yeux d’un bleu pâle, regarda longtemps du côté du bois.
« As-tu vu le maître ? demanda-t-elle à un paysan qui traversait la cour.
— Vladimir Vassiliitch ? répondit celui-ci en arrachant son bonnet de sa tête. Je crois bien qu’il est allé au bois.
— Je sais qu’il y est allé. Ne l’as-tu pas vu revenir ?
— Non, je ne l’ai pas vu. »
Le paysan continuait à se tenir immobile et tête nue.
« Va-t’en, dit-elle… Mais non ; sais-tu où est Martin Petrovitch ?
— Martin Petrovitch, répondit le paysan d’une voix traînante, et soulevant tantôt le bras droit, tantôt le bras gauche, comme s’il voulait montrer quelque chose ; il est là-bas, sur le bord de l’étang, assis, tenant une ligne. Il est entré dans les joncs, et il tient une ligne à la main. Est-ce qu’il veut prendre du poisson dans ce temps-ci ? Dieu sait !
— C’est bien, va-t’en, répéta Anna, et relève d’abord cette roue qui traîne à terre. »
Le paysan s’empressa d’obéir, et elle, toujours sur le perron, regardait toujours du côté du bois ; puis elle fit lentement un geste de menace, et rentra dans la maison.
« Axutka ! » cria sa voix impérieuse.
J’avais été frappé de son air courroucé et de la façon dont elle serrait ses lèvres déjà si minces. Elle était vêtue négligemment, et une tresse déroulée de ses cheveux lui tombait sur l’épaule. Malgré le négligé de sa toilette, malgré sa mauvaise humeur, elle me semblait toujours attrayante, et j’aurais volontiers baisé cette main étroite et rageuse avec laquelle, par deux fois, elle avait rejeté avec dépit la tresse indocile.
Kharlof serait-il vraiment devenu un pêcheur ? me demandais-je à moi-même en m’approchant de l’étang que je savais être au bout du jardin. Je montai sur la digue, je regardai à droite et à gauche : personne ! Je me dirigeai sur un des bords ; enfin, au fond d’une petite baie, dans une forêt de joncs roussis et salis par l’automne, j’aperçus une masse grisâtre. C’était bien Kharlof. Sans bonnet, échevelé, dans une sorte de houppelande en toile, déchirée à toutes les coutures, les jambes repliées sous lui, il était assis, immobile, sur la terre nue ; tellement immobile, qu’à mon approche un petit cul-blanc partit de la vase desséchée, à deux pas de lui, et traversa l’étang à petits coups d’ailes en sifflotant. Il fallait donc bien que rien n’eût bougé dans son voisinage. Toute la figure de Kharlof était si étrange, qu’en l’apercevant mon chien s’arrêta court, serra la queue entre les jambes et se mit à grogner. Kharlof tourna à peine la tête, et jeta sur moi et sur mon chien des regards d’homme sauvage. Sa barbe le changeait beaucoup ; elle était courte, mais épaisse, et crépue comme l’astrakan. Un des bouts du bois de sa ligne posait dans sa main droite, qu’il tenait ouverte ; l’autre sur l’eau. Mon cœur battit violemment ; cependant je m’approchai de lui et le saluai. Il se mit à cligner lentement des yeux comme quelqu’un qui s’éveille à peine.
« Vous êtes là… à pêcher du poisson, Martin Petrovitch ? lui demandai-je.
— Oui, du poisson », répondit-il d’une voix enrouée.
Et il donna une saccade à sa ligne, à l’extrémité de laquelle pendait un bout de ficelle sans hameçon.
« Mais votre ligne est cassée ! »
Je m’aperçus en même temps qu’il n’y avait auprès de lui ni cruche, ni vers d’amorce ; d’ailleurs, quelle pêche possible au mois de septembre ?
« Cassée ? répéta-t-il en se passant la main sur le visage ; c’est égal. »
Et il rejeta son bâton sur l’eau.
« Est-ce le fils de Natalia Nicolavna ? » demanda-t-il quelques instants plus tard, pendant lesquels je l’avais considéré avec stupeur. Il me semblait toujours un géant, quoiqu’il eût beaucoup maigri ; mais quels haillons le couvraient ! et quelle ruine que tout son corps !
« Oui, répondis-je, je suis le fils de Natalia Nicolavna.
— Vivante ?
— Ma mère se porte bien. Elle a été très-affligée de votre refus ; elle ne s’y attendait pas. »
Kharlof inclina le front.
« As-tu été là ? dit-il en me désignant de la tête la maison. Tu n’y as pas été ? Vas-y, qu’as-tu à faire ici ? Va, inutile de causer avec moi, ça m’ennuie. »
Il se tut quelques instants.
« Tu es toujours à vagabonder avec ton fusil. Quand j’étais jeune, je courais aussi dans ce sentier-là ; mais mon père… Oh ! comme je le respectais… Pas comme ceux d’à présent. Mon père me sangla de coups de fouet, et tout fut dit : plus de bêtises, car je le respectais, moi ! »
Kharlof se tut de nouveau.
« Ne reste pas ici, reprit-il ; va-t’en à la maison. Tu verras… ça marche à merveille. Volodka… » Sa voix s’étrangla. « Volodka est un vrai propre à tout… C’est un gaillard, et c’est aussi une canaille. »
Je ne savais que dire. Kharlof parlait avec un grand calme.
« Regarde aussi mes filles. Tu te rappelles bien… J’en avais deux… des ménagères achevées. Quant à moi, frère, je suis devenu vieux, je suis en retraite… La tranquillité… tu sais. »
Belle tranquillité ! pensai-je en jetant un regard autour de moi.
« Martin Petrovitch, m’écriai-je tout à coup, il faut absolument que vous veniez chez nous. »
Kharlof me jeta un regard de côté.
« Va-t’en, frère, va, te dis-je.
— Ne refusez pas à ma mère, venez.
— Va-t’en, va-t’en, répétait Kharlof ; à quoi bon causer avec moi ?
— Si vous n’avez pas de voiture, ma mère vous en enverra une.
— Va-t’en.
— Voyons, Martin Petrovitch, laissez-vous toucher. »
Kharlof pencha la tête ; il me sembla que ses joues terreuses se coloraient lentement.
« Vous viendrez chez nous, n’est-ce pas ? À quoi bon rester ici à vous tourmenter ?
— Qu’entends-tu par me tourmenter ?
— Je veux dire que vous avez tort d’être comme vous voilà. »
Kharlof parut rêver. Enhardi par son silence, je résolus de le pousser à bout. N’oubliez pas que j’avais à peine quinze ans.
« Martin Petrovitch, m’écriai-je en m’asseyant à côté de lui, je sais tout, tout absolument ; je sais de quelle façon indigne on vous traite. Quelle situation pour vous ! Mais pourquoi perdre courage ? »
Kharlof ne dit mot ; il laissa glisser dans l’eau le bâton qu’il tenait. Et moi, quel homme d’esprit, quel philosophe profond je me croyais en ce moment !
« Certainement, repris-je, vous avez agi d’une façon imprudente en donnant tout à vos filles. C’était grand et généreux, et certes je ne vous en ferai pas de reproche ; par le temps qui court, la grandeur d’âme est chose rare ; mais si vos filles sont ingrates, votre rôle, à vous, est de répondre par le mépris. Oui, par le mépris, et non pas de vous abandonner à cette humeur noire.
— Laisse-moi, murmura Kharlof en grinçant des dents, et ses yeux, toujours fixés sur l’étang, s’enflammèrent de nouveau. Va-t’en !
— Mais, Martin Petrovitch…
— Va-t’en, dis-je, ou je te tue. »
Je m’étais tout à fait rapproché de lui. À ces derniers mots, je bondis de ma place.
« Que dites-vous là ? m’écriai-je.
— Je te tuerai, va-t’en. »
La voix de Kharlof s’échappait de sa poitrine comme un hurlement rauque ; ses yeux furieux continuaient de regarder droit devant lui.
« Je te jetterai à l’eau avec tous tes conseils, imbécile, pour t’apprendre à venir déranger un vieillard, marmot que tu es ! »
Je vis qu’il pleurait ; de petites larmes glissaient sur ses joues l’une après l’autre, et pourtant son visage avait alors une expression tout à fait féroce.
« Va-t’en, ou, devant Dieu, je te tuerai… pour servir d’exemple à d’autres. »
Il fit un brusque mouvement de côté, relevant la lèvre comme un sanglier. Je ramassai mon fusil et me sauvai à toutes jambes. Mon chien me suivit en aboyant d’un air effaré ; il avait pris peur aussi.
De retour à la maison, je me gardai bien de raconter mon aventure à ma mère ; mais le diable sait pourquoi, ayant rencontré Souvenir, je m’avisai de lui dire tout. Cet être insupportable fut tellement enchanté de mon récit qu’il en rit à se tordre. J’eus grande envie de le battre.
« Oh ! disait-il tout haletant de rire, que j’aurais voulu voir cette grande carcasse de Kharlof assise dans la boue !
— Allez à l’étang, lui dis-je, si vous êtes si curieux.
— Ah ! bien oui, et s’il me tue au lieu de vous ? »
Je me repentis trop tard de mon bavardage déplacé. Gitkof, à qui Souvenir s’empressa de transmettre mon récit, considéra la chose sous un point de vue différent.
« On finira par devoir s’adresser à la police, dit-il, et peut-être faudra-t-il envoyer quérir un détachement de soldats. »
Vers la mi-octobre, trois semaines environ après mon entrevue avec Kharlof, je me tenais à la fenêtre de ma chambre, au second étage de notre maison, et je regardais tristement notre cour et le chemin qui passait au delà. Depuis cinq jours le temps était devenu si mauvais qu’il ne fallait plus songer à la chasse. Tout être vivant semblait s’être caché ; les moineaux eux-mêmes se tenaient abrités et les corbeaux avaient disparu. Tantôt le vent gémissait sourdement, tantôt il sifflait avec violence. Le ciel, voilé par des nuages très-bas et sans aucune percée de lumière, passait d’un blanc pâle à une couleur plombée plus sinistre encore. La pluie, qui tombait sans cesse ni trêve, devenait à ce moment une véritable averse, et s’étalait sur les vitres en grosses larmes. Les arbres, déjà décolorés, s’agitaient en désespérés. Bien qu’il n’y eût plus une feuille à leur prendre, le vent s’obstinait à les tourmenter. On voyait partout de grandes flaques d’eau parsemées de feuilles mortes, et de grosses bulles d’air, naissant et éclatant sans cesse, glissaient en tremblotant sur leurs surfaces fouettées par la pluie. La boue des chemins était insondable. Le froid pénétrait dans les chambres, sous les vêtements, jusqu’à la moelle des os. Le cœur se glaçait par je ne sais quelle crainte de ne jamais revoir ni soleil ni couleurs, comme si cette boue gluante, cette humidité grise, ce froid aigre dussent durer éternellement, comme si ce vent dût éternellement gémir et siffler.
Je me tenais immobile et rêveur devant ma fenêtre, et je me rappelle que tout à coup, bien que la pendule marquât midi, l’obscurité devint noire autour de moi. Ce fut alors qu’il me sembla voir, traversant la cour, de la porte d’entrée au perron, quoi ? un ours, non pas à quatre pattes, mais comme on le représente quand il se dresse pour danser. J’en croyais à peine mes yeux. Si ce que j’avais vu n’était pas un ours, c’était un être énorme, noir et velu. Je cherchais encore à me rendre compte de cette apparition, lorsqu’un bruit épouvantable retentit dans l’étage inférieur. Des voix s’élevèrent, des bruits de pas… Je descendis l’escalier en courant et me précipitai dans la salle à manger.
À la porte du salon, le visage tourné vers moi, se tenait, debout et comme pétrifiée, ma mère. Derrière elle se voyaient quelques figures de femmes effrayées. Le maître d’hôtel, deux laquais, le petit Cosaque, tous bouche béante, se pressaient à la porte de l’antichambre. Au milieu de la salle à manger, couvert de boue, déguenillé, tellement imprégné d’eau, qu’une vapeur s’élevait de lui et que de petits ruisseaux coulaient sur le plancher, se tenait à genoux haletant, suffoqué, râlant, cet être monstrueux que je venais de voir traverser notre cour. C’était Kharlof. Je m’approchai, et j’aperçus non pas son visage, mais sa tête, car il pressait des paumes de ses deux mains ses cheveux souillés de boue. Il respirait bruyamment, convulsivement ; on eût dit que quelque chose bouillait dans sa poitrine. Tout ce que je pus distinguer dans cette masse immonde, ce fut le blanc de ses petits yeux qu’il roulait avec un effarement sinistre. Il était effrayant.
Je me rappelai le voisin qui l’avait traité de mastodonte. En effet, un tel aspect devait avoir quelque monstre antédiluvien, à peine échappé des griffes d’un autre monstre encore plus puissant, qui l’aurait attaqué dans la vase profonde des marais de l’âge primitif.
« Martin Petrovitch ! s’écria enfin ma mère en frappant dans ses mains ; est-ce bien toi ? Dieu de miséricorde !
— Moi, moi, répondit une voix brisée qui semblait accentuer chaque mot avec un effort douloureux, oui, moi.
— Que t’est-il arrivé ? bon Dieu !
— Nata… lia Nicolav… na… j’ai couru jusqu’ici de la maison… à pied…
— Par un tel temps ! Mais tu ne ressembles pas à un être humain ! Lève-toi, prends un siége. Et vous, dit-elle aux femmes de chambre, apportez vite des serviettes. N’y aurait-il pas quelque habillement ici ? demanda-t-elle au maître d’hôtel. »
Celui-ci leva les mains au ciel, comme pour dire : « Où trouver un vêtement à cette taille ? » — Du reste, on peut apporter un drap de lit ou bien une couverture de cheval ; nous en avons une toute neuve.
— Mais lève-toi donc, Martin Pétrovitch, assieds-toi, » répétait ma mère.
« On m’a chassé, madame, s’écria Kharlof avec un long gémissement, en renversant la tête et étendant les bras devant lui ; on m’a chassé, Natalia Nicolavna ; mes propres filles, de mon propre nid ! »
Ma mère fit un signe de croix : « Que dis-tu là ? Quelle horreur ! Mais lève-toi enfin, Martin Pétrovitch ; fais-moi cette grâce. »
Deux femmes de chambre arrivèrent avec des serviettes et s’arrêtèrent devant Kharlof. Elles ne savaient que faire avec cette masse boueuse qui se dressait devant elles. Le maître d’hôtel arriva de son côté avec une grande couverture de laine. La tête pointue de Souvenir parut et disparut à la porte de l’antichambre.
« Allons, debout, dit ma mère d’un ton de commandement, et raconte-moi, par ordre, tout ce qui est arrivé. »
Kharlof se souleva lentement. Le maître d’hôtel eut l’idée de venir à son aide ; mais il ne fit que se salir la main et recula en secouant les doigts. Chancelant comme un homme ivre, Kharlof s’approcha d’une chaise, et s’y laissa tomber. Alors les femmes de chambre s’avancèrent avec leurs linges ; il les éloigna d’un geste de la main, et refusa également la couverture. Du reste, ma mère n’insista point : évidemment on ne pouvait sécher Kharlof. On se contenta d’essuyer les traces qu’il avait laissées sur le parquet.
« Comment donc t’ont-ils chassé ? » demanda ma mère à Kharlof, dès qu’il eut un peu repris haleine.
« Madame… Natalia Nicolavna, dit-il enfin avec effort », — et je fus encore frappé du mouvement inquiet du blanc de ses yeux, — « je vais vous dire toute la vérité. C’est moi qui suis le plus coupable…
— Voilà ce que c’est ; tu n’as pas voulu m’écouter, dit ma mère en agitant un flacon d’eau de Cologne : l’odeur marécageuse que répandait Kharlof n’était plus tolérable.
« Oh ! madame, ce n’est pas là qu’est ma faute ; c’est l’orgueil. L’orgueil m’a perdu, ni plus ni moins que le roi Nabuchodonosor. Je me disais : le seigneur Dieu ne m’a pas privé d’esprit…, si j’ai décidé quelque chose, ce doit être juste… Et puis, par là-dessus, la peur de la mort… et la tête m’a tourné… Je montrerai, me disais-je, au monde entier, avant d’en finir avec la vie, ma force et mon pouvoir. Je les gratifierai tous, et tous me devront reconnaissance jusqu’au tombeau… »
Kharlof bondit sur sa chaise. « Chassé à coups de pied, comme un chien galeux, voilà leur reconnaissance ! » Ses yeux continuaient à errer ; il éleva ses mains à la hauteur du menton, et les frappant l’une contre l’autre par le bout des doigts : « On m’a pris Maximka, on m’a pris ma voiture, mon cheval ; on m’a mis à la diète ; on ne m’a pas payé la pension convenue ; on a misérablement tout rogné autour de moi…, et je ne disais mot. Et je ne disais mot… encore à cause de mon orgueil, pour que mes cruels ennemis ne pussent pas dire : « Voyez-vous le vieil imbécile, il se repent maintenant. » Et vous-même, madame, vous m’en aviez averti ; vous m’aviez dit : « Tu ne pourras plus mordre ton coude… » Voilà pourquoi je ne disais mot. Aujourd’hui, j’entre dans ma pauvre chambre ; elle est occupée. On a jeté mon lit dans un galetas. « Tu peux dormir là tout aussi bien ; on te tolère par grâce, et nous avons besoin de ta chambre pour notre ménage. » Et qui me dit cela ? Qui ? un Volodka Slotkine, un vil roturier, un misé… Sa voix se brisa.
— Mais tes filles, qu’ont-elles dit ? demanda ma mère.
— Je m’étais soumis, je ne disais mot, reprit Kharlof sans écouter la question ; et pourtant quelle amertume ! quelle honte ! je rougissais de regarder la lumière de Dieu. C’est pour cela que je n’ai pas voulu venir chez vous, ma mère. J’ai tout essayé, et les caresses, et les menaces. Je leur ai fait des reproches… et, pour tout dire, je les ai salués… tout bas… comme cela… — Kharlof montra comment il les avait salués, — et tout en vain ! Dans les premiers temps, je me disais : « Casse tout, brise tout… » pour qu’on sache qui je suis, moi… Mais plus tard, je me suis soumis. C’est une croix, me dis-je, qui m’est envoyée. — Il faut se préparer à la mort. — Et tout à coup, aujourd’hui… comme un chien !… Et qui ? Volodka !… Quant à mes filles, dont vous daignez vous informer, est-ce qu’il leur reste encore quelque volonté ? Des esclaves de Volodka, voilà ce qu’elles sont.
Ma mère fit un geste d’étonnement.
— Je comprends cela d’Anna, dit-elle, Anna est sa femme ; mais ta seconde fille.
— Evlampia ? Pire que l’autre… corps et âme, elle s’est donnée à Volodka ; c’est pour cela qu’elle a refusé votre militaire. Volodka le lui a ordonné. Anna !… sans doute, elle devrait s’offenser… d’autant plus qu’elle ne peut souffrir sa sœur. Pourtant elle se soumet ; il l’a ensorcelée, elle aussi, le maudit. Et puis, voyez-vous, il est agréable à Anna de penser : « Étais-tu assez orgueilleuse, Evlampia ? Eh bien ! qu’es-tu devenue ?… » Oh ! mon Dieu, je n’en puis plus… je n’en puis plus !
Ma mère regarda de mon côté avec une certaine inquiétude. Je me retirai un peu, craignant qu’on ne me renvoyât.
— Je regrette fort, Martin Pétrovitch, dit-elle, que mon ci-devant pupille t’ait causé tant de chagrin, et soit devenu un si méchant homme. Moi aussi je me suis trompée. Comment pouvais-je m’attendre à cela de sa part ? »
Kharlof poussa un profond gémissement, et se frappa la poitrine de ses poings fermés.
— Madame, je ne puis supporter l’ingratitude de mes filles ; je ne le puis pas. Ne leur ai-je pas tout donné ? et de quel droit ? Ma conscience ne me laissait pas un moment de trêve. Oh ! que n’ai-je pas pensé, là, sur le bord de l’étang, en ayant l’air de pêcher du poisson ? Si du moins, me disais-je, tu avais été utile à quelqu’un dans ta vie ; si tu avais fait l’aumône aux pauvres ; si tu avais affranchi tes serfs, pour les récompenser de leur avoir mangé la vie ! Ne dois-tu pas répondre d’eux devant Dieu ? Voilà le moment où leurs larmes amassées viennent couler sur toi. Quel est leur sort maintenant ? Parlons vrai : déjà de mon temps, profond était leur fossé ; aujourd’hui on n’en voit plus le fond ! Tous ces péchés, j’en ai chargé mon âme ; ma conscience, je l’ai sacrifiée pour mes enfants… et en retour, un coup de pied comme à un chien ! Et lorsqu’il me dit, votre Volodka, reprit Kharlof avec une nouvelle force, que je ne dois plus vivre dans ma chambre, moi qui avais placé de mes propres mains chaque soliveau de ses murs…, lorsqu’il me dit cela de sa bouche insolente…, Dieu seul sait ce qui se passa en moi. Dans ma pauvre tête, des ténèbres ; dans mon cœur, un coup de couteau… Ou l’assommer, ou fuir la maison… C’est alors que je suis accouru vers vous, ma bienfaitrice. Où pouvais-je aller poser ma tête ?… Et la pluie, et la boue… je suis peut-être tombé vingt fois. Me voilà maintenant dans cet état horrible… » Kharlof parcourut du regard ses haillons souillés, et fit un mouvement pour quitter sa chaise.
— Allons, reste en repos, Martin Pétrovitch, dit ma mère. Tu m’as sali le plancher, eh bien, quel beau malheur ! Écoute : on va te mener dans une chambre bien chaude, on te donnera un lit bien propre ; tu vas te déshabiller, te laver ; couche-toi et dors.
— Je ne pourrai pas m’endormir, ma mère, répondit tristement Kharlof, j’ai comme des marteaux qui me battent dans la cervelle. Chassé comme un animal immonde… !
— Couche-toi et dors, interrompit ma mère. Ensuite on te donnera du thé et nous causerons ensemble. Ne perds pas courage, mon vieil ami. On t’a chassé de ta maison, tu trouveras toujours un asile dans la mienne. Je n’ai pas oublié que tu m’as sauvé la vie.
— Ma bienfaitrice, s’écria Kharlof en se couvrant le visage des deux mains, c’est à votre tour de me sauver… »
Cet appel toucha ma mère presque jusqu’aux larmes. — Je ne demande pas mieux que venir à ton aide en tout ce que je puis, Martin Pétrovitch ; mais tu dois me promettre que tu m’obéiras désormais, et que tu chasseras bien loin toute mauvaise pensée.
Kharlof découvrit son visage. — S’il le faut, dit-il, je puis pardonner.
Ma mère fit de la tête un signe d’approbation. — Je suis ravie, dit-elle, de te voir dans une disposition d’esprit aussi vraiment chrétienne ; mais nous parlerons de cela plus tard. En attendant, fais-toi propre, et tâche de dormir. — Emmenez Martin Pétrovitch dans la chambre verte, dit-elle au maître d’hôtel, dans celle du défunt seigneur, et que tout ce qu’il demande lui soit à l’instant fourni. — Que ses habits soient nettoyés et séchés, et le linge nécessaire, demandez-le à la femme de charge. Vous m’avez entendue ?
— J’obéis, dit le maître d’hôtel.
— Et dès qu’il se réveillera, faites venir le tailleur, et qu’on lui prenne mesure pour des habits neufs. Il faudra aussi lui raser la barbe ; mais tout cela plus tard.
— J’obéis, répéta le maître d’hôtel. Martin Pétrovitch, daignez me suivre. — Kharlof se leva, jeta un long regard à ma mère, et allait s’approcher d’elle ; mais il se retint et se contenta de lui faire un salut en pliant le corps jusqu’à la ceinture. Puis il fit trois grands signes de croix devant les saintes images, et suivit le maître d’hôtel. Moi aussi, je me glissai hors de la chambre derrière eux.
Le maître d’hôtel emmena Kharlof dans la chambre verte, et s’empressa d’aller demander du linge à la femme de charge. Souvenir nous avait guettés dans le vestibule et s’était faufilé dans la chambre ; il se mit à cabrioler en grimaçant autour de Kharlof, qui, immobile et les bras ballants, s’était arrêté entre deux fenêtres. L’eau continuait à couler de ses vêtements.
« Suédois ! ô Suédois Karlus ! criait Souvenir qui se renversait en arrière et se tenait les côtes, ô grand fondateur de l’illustre race des Kharlof, regarde ton descendant, qu’il est beau ! il est digne de toi. Ah, ah, ah ! votre Excellence, laissez-moi vous baiser la main ; mais pourquoi avez-vous mis des gants noirs ? — Je voulus retenir ce bouffon ; vaine tentative ! — Il m’a traité de pique-assiette ! Il me disait : « Tu n’as pas un toit qui t’appartienne… et à cette heure, le voilà devenu un mangeur du pain d’autrui tout comme moi. Martin Kharlof ou Souvenir le va-nu-pieds, c’est tout un maintenant. Il se nourrira aussi du pain d’aumône. On prendra une vieille croûte sale, qu’un chien aura flairée et n’aura pas voulu manger, et on lui dira : « Tiens, régale-toi, ah, ah, ah ! — Kharlof se tenait toujours la tête penchée et les bras écartés. — Martin Kharlof, gentilhomme de vieille roche, de quelle morgue ne s’était-il pas entouré ! N’approche pas, disait-il, ou je te brise… Et quand, à force d’avoir trop d’esprit, il s’est mis à partager son bien, n’a-t-il pas gloussé : « La reconnaissance, la reconnaissance ! » Et moi, pourquoi m’a-t-il oublié ? Qui sait ? J’aurais peut-être eu plus de cœur ? N’avais-je pas raison de dire qu’on le mettrait le dos nu dans la neige ?
— Souvenir ! m’écriai-je. Le méchant bouffon ne m’écoutait pas. Kharlof continuait à ne pas bouger. On eût dit qu’il s’apercevait enfin combien il était souillé de pluie et de boue, et qu’il n’avait d’autre pensée que de s’en débarrasser ; mais le maître d’hôtel ne revenait pas.
« Et ça s’appelle un guerrier ! recommença Souvenir. Il a sauvé sa patrie en 1812 ; il a montré sa vaillance… Voilà ce que c’est : ôter les culottes à des maraudeurs à demi gelés, ça nous va ; mais qu’une fille nous dise un mot de travers en frappant du pied, et le cœur nous tombe dans nos propres culottes.
— Souvenir ! m’écriai-je encore une fois.
Kharlof lui jeta un regard de travers. Jusqu’alors il n’avait point paru s’apercevoir de sa présence ; ce fut mon exclamation qui l’en avertit. — Prends garde, frère, dit-il d’une voix sourde : on saute, on saute, et on finit par se casser le cou.
Souvenir partit d’un éclat de rire. — Oh ! que vous m’avez fait peur, frère très-respectable ! Si du moins vous aviez peigné vos jolis cheveux ; car, s’ils viennent à sécher, ce qu’à Dieu ne plaise, on ne pourra plus jamais les laver ; il faudra les couper avec une faux… — Souvenir mit les poings sur les hanches. — Et vous voulez encore faire le bravache ? un ver nu, un mendiant ! Dites-moi plutôt où est maintenant ce toit dont vous étiez si fier ? « J’ai un toit, disiez-vous, un toit héréditaire, et toi, tu n’en as pas, de toit. » — Souvenir était comme enragé à répéter ce mot.
« Monsieur Bitchkof, lui criai-je, que faites-vous ? au nom du ciel ! — Mais lui continuait à jacasser et à gambader comme un singe autour de Kharlof. Et le maître d’hôtel ne venait pas, ni la femme de charge. Je m’effrayai : Kharlof, qui dans son entretien avec ma mère s’était calmé graduellement, et semblait même s’être réconcilié avec son sort, entrait de nouveau en fureur. Il respirait plus vite, les veines de son cou s’enflaient sous ses oreilles ; il agitait les mains, et ses yeux recommençaient à se mouvoir dans le masque sombre de son visage éclaboussé. Je menaçai Souvenir d’avertir ma mère ; mais on eût dit qu’un démon s’était emparé de lui. — Oui, oui, cria-t-il, respectable seigneur, voilà où nous en sommes à cette heure. Mesdemoiselles vos filles et votre gendre Vladimir Vassiliitch se gaussent de vous sous votre toit héréditaire. Si du moins vous les aviez maudites, selon votre promesse… Mais vous n’étiez pas de taille à faire cela. Vous avez cru que vous pouviez lutter avec Vladimir Vassiliitch ; vous vous permettiez même de l’appeler Volodka. Il est maintenant monsieur Slotkine gros comme le bras, un propriétaire, un seigneur. Et toi, qu’es-tu ?
Un épouvantable hurlement interrompit la harangue de Souvenir. Kharlof éclatait. Ses poings se soulevèrent, son visage bleuit, l’écume parut sur ses lèvres, tout son corps frémit de rage. — Un toit, dis-tu ? cria-t-il de sa voix de fer. Les maudire, dis-tu ? Non, je ne les maudirai pas… ça leur est bien égal. Mais le toit… je le détruirai de fond en comble ; ils n’en auront pas plus que moi. Ils sauront quel homme est Martin Kharlof ; ils connaîtront ce qu’il en coûte à me tourner en dérision. Ma force ne m’a pas encore quitté… Oh ! ils n’auront pas de toit…
J’étais pétrifié de terreur. Ce n’était plus un homme que j’avais devant moi, c’était une bête fauve qui se démenait, haletante de fureur. Souvenir, mort de peur, s’était caché sous une table. — Ils n’auront pas de toit, répéta une dernière fois Kharlof, et, renversant presque la femme de charge et le maître d’hôtel qui entraient avec le linge, il se précipita hors de la maison, roula comme une boule à travers la cour, et disparut par la grande porte.
IV
Ma mère aussi entra dans une terrible colère quand le maître d’hôtel vint lui apprendre, d’un air consterné, le départ de Kharlof. Il n’osa pas prendre sur lui de cacher le véritable motif de cet événement.
« C’est donc toi, dit ma mère à Souvenir, qui était accouru bêtement comme un lièvre pour lui baiser la main, c’est ta méchante langue qui est cause de tout.
— Grâce, grâce !… balbutia Souvenir, en jetant les bras derrière le dos, selon son habitude servile.
— Je connais ton grâce ! » répliqua ma mère, et, sans vouloir plus rien entendre, elle le chassa du salon. Elle fit venir Lisinski, lui donna l’ordre de partir sur-le-champ avec une voiture pour Ieskovo, et de ramener Kharlof coûte que coûte. « Ne revenez pas sans lui », furent ses dernières paroles. Le sombre Polonais s’inclina et sortit.
Je retournai dans ma chambre, je m’assis encore devant la fenêtre, et je restai plongé dans mes réflexions. Je ne pouvais pas comprendre comment Kharlof, qui avait supporté sans murmurer les injures de ses proches, n’avait pu se maîtriser aux piqûres de langue d’un être aussi infime que l’était Souvenir. Je ne savais pas encore dans ce temps-là quelle amertume extrême peut se cacher au fond d’une raillerie, même vulgaire et sortant d’une bouche méprisée. Le nom détesté de Slotkine, que Souvenir avait prononcé, était tombé comme une étincelle sur la poudre.
Une heure s’était passée. Je vis notre voiture rentrer dans la cour ; mais l’intendant s’y trouvait seul. Lisinski sauta précipitamment de la voiture et monta le perron en courant ; il avait l’air effaré, ce qui ne lui arrivait guère. Je descendis aussitôt et entrai derrière lui dans le salon.
« Eh bien ! vous le ramenez ? demanda ma mère.
— Non, répondit Lisinski. Je n’ai pas pu l’amener.
— Pourquoi ? L’avez-vous vu ?
— Oui.
— Que lui est-il donc arrivé ? Un coup de sang ?
— Non, rien ne lui est arrivé. Il est en train de démolir sa maison.
— Comment ?…
— Il se tient sur le toit de la maison neuve et la démolit. Il a déjà jeté par terre une trentaine de planches et une demi-douzaine de soliveaux. »
Ma mère ouvrit de grands yeux.
« Seul… sur le toit…, et il détruit sa maison ?
— Comme j’ai l’honneur de vous le dire. Il marche sur le plancher du grenier et brise tout à droite et à gauche. Sa force, comme vous daignez le savoir, est surhumaine… ; puis, il faut dire la vérité, le toit n’est pas bien solide : il est fait de voliges et de lattes, et cloué à broquettes. »
Ma mère me regarda.
« Voliges…, dit-elle, et broquettes… »
Évidemment elle ne comprenait pas le sens de ces mots.
« Mais enfin, qu’avez-vous fait ?
— Je suis revenu ici pour chercher des instructions. Sans envoyer beaucoup de monde, on ne pourra rien faire là-bas ; tous les paysans se sont cachés de peur.
— Mais les filles de Martin Petrovitch ?…
— Elles aussi ne sont bonnes à rien. Elles courent de ci, de là, tout éperdues ; elles entonnent le chant de mort… et voilà tout.
— Slotkine est-il là ?
— Lui aussi. Il hurle plus fort que les autres.
— Quoi, vraiment ! Martin Petrovitch se tient sur le toit ?
— Pas sur le toit ; sur le plancher du grenier, et de là il renverse le toit.
— Ah ! oui, je sais… la volige… »
Il était évident que c’était un cas bien singulier. Que fallait-il faire ? Envoyer à la ville chercher l’ispravnik ? Rassembler les paysans ? Ma mère avait complétement perdu la tête. Gitkof, qui était venu pour dîner, n’était pas moins ahuri. Il est vrai qu’il parla de requérir la troupe ; mais, habitué à la discipline, il ne savait donner aucun conseil, et se bornait à regarder ma mère avec dévouement et subordination. Lisinski, voyant qu’il n’y avait pas d’instructions à espérer, finit par dire à ma mère, avec le respect affecté qui lui était familier, que, si on lui permettait d’emmener quelques palefreniers, jardiniers et autres gens de service, il pourrait bien faire une tentative.
« Oh, oui ! faites une tentative, mais vite, vite ; je prends tout sur mon compte. »
Lisinski eut un froid sourire.
« Je dois, madame, vous avertir d’avance qu’on ne peut répondre du résultat. La force de M. Kharlof est bien grande… et son désespoir aussi… et il se sent cruellement offensé.
— C’est cet affreux Souvenir, s’écria ma mère ; jamais je ne lui pardonnerai. Mais vite, vite, partez.
— Prenez beaucoup de cordes, Monsieur l’intendant, et des crochets à incendie, fit Gitkof d’une voix de basse ; et même si vous aviez un filet, vous feriez bien de l’emporter. Il est arrivé une fois, dans notre régiment…
— Je n’ai pas besoin de vos leçons, monsieur, interrompit l’intendant avec dépit ; je sais mieux que vous ce qu’il faut faire.
Gitkof répondit d’un air piqué qu’il s’attendait à être convoqué…
— Oh, non ! s’écria ma mère, reste ici. Que M. l’intendant aille seul. Partez, mon cher monsieur. »
Gitkof prit un air encore plus boudeur et Lisinski s’éloigna.
Je courus à l’écurie, je sellai moi-même mon petit cheval, et je partis au galop pour Ieskovo.
La pluie avait cessé ; mais le vent soufflait avec plus de violence et frappait mon visage. À mi-chemin ma selle faillit tourner. Je descendis de cheval et serrai les courroies avec les dents. Quelqu’un m’appela par mon nom ; c’était Souvenir qui courait à travers champs pour me rattraper.
« Eh, eh ! mon petit père, me criait-il de loin, la curiosité vous talonne. Eh bien, moi aussi ; il ne faudrait pas mourir sans avoir vu une telle chose.
— Vous voulez vous repaître de vos œuvres, m’écriai-je avec indignation », et, sautant sur mon cheval, je lui fis reprendre le galop. Cependant l’insupportable Souvenir ne restait pas en arrière ; il ricanait et grimaçait même en courant.
Voici enfin Ieskovo ; voici la digue, la haie du jardin, et les saules qui entourent l’habitation. J’arrivai à la porte cochère ; j’y attachai mon cheval, et restai muet de stupeur. D’un bon tiers du toit de la maison neuve il ne restait plus qu’un squelette. Des deux côtés de la maison étaient entassées des planches brisées. Sur le plancher du grenier, soulevant de la poussière et des débris, s’agitait avec une rapidité gauche et sinistre une masse noirâtre, un être informe ; tantôt cet être secouait le seul tuyau de cheminée qui restât, car l’autre s’était déjà écroulé ; tantôt il arrachait une planche du toit et la lançait par terre ; tantôt il saisissait les poutres à deux mains pour les ébranler : c’était Kharlof.
Cette fois encore il me fit l’effet d’un ours ; la tête, le dos, les épaules, les jambes écartées posant sur le talon, tout contribuait à la ressemblance. Le vent violent qui s’était élevé faisait tourbillonner ses haillons et ses cheveux. C’était horrible à voir, son corps nu et rouge qui se montrait par place à travers les déchirures ; c’était horrible à entendre, son grognement rauque et sauvage. Une foule de monde remplissait la cour ; des paysannes, des gens de service, des enfants se pressaient le long des haies. Une vingtaine de paysans s’étaient rassemblés en groupe, à quelque distance. Le vieux prêtre, que je connaissais déjà, se tenait sans chapeau sur le perron de l’autre maisonnette ; de temps en temps il soulevait des deux mains un vieux crucifix de cuivre, et semblait le montrer à Kharlof, en silence et sans espoir. Près de lui, le dos appuyé contre le mur et les bras croisés sur la poitrine, Evlampia regardait son père avec une sombre attention. Pour Anna, tantôt elle passait la tête hors de la fenêtre, tantôt elle bondissait dans la cour, puis rentrait dans la maison. Pâle, blême, vêtu d’une vieille robe de chambre, avec une calotte sur la tête, et tenant à la main son fusil à un coup, Slotkine piétinait la terre. Il était haletant, il menaçait, il grelotait, il couchait Kharlof en joue, et rejetait son fusil sur son épaule, puis le visait de nouveau, criait, pleurait ; il avait bien cette fois l’air d’un juif, comme disait ma mère. Dès qu’il nous aperçut, Souvenir et moi, il courut à notre rencontre.
« Voyez, voyez ce qu’il nous arrive, dit-il d’une voix larmoyante ; il est devenu fou, entièrement fou. Regardez ce qu’il fait. J’ai déjà envoyé chercher la police ; mais personne ne vient, personne ne vient. Si je lui tire un coup de fusil, je ne serai pas responsable devant la loi, car, enfin, chacun a le droit de défendre sa propriété. Je vais tirer, devant Dieu, je vais tirer.
Il s’élança vers la maison.
« Martin Petrovitch, si vous ne descendez pas, je tire.
— Tire, répondit sur le toit une voix terrible ; tire ! En attendant, voici un cadeau que je te fais. »
Une longue planche vola dans l’air, tournoya deux fois, et vint tomber lourdement aux pieds même de Slotkine. Celui ci fit un saut en arrière, Kharlof partit d’un éclat de rire.
« Seigneur Jésus ! » murmura quelqu’un derrière moi.
Je me retournai, c’était Souvenir.
« Ah ! ah ! me dis-je, tu cesses enfin de ricaner. »
Slotkine empoigna un paysan par le collet de sa casaque.
« Grimpe donc ! hurlait-il en le secouant de toutes ses forces ; grimpez tous, sauvez mon bien. »
Le paysan avança de deux pas, renversa la tête, agita ses mains : « Eh, là-haut ! monsieur… » puis il fit volte-face et disparut.
« Une échelle, apportez-moi une échelle ! cria Slotkine aux autres paysans.
— Où la prendre ? répondit-on du groupe.
— Et quand même il y aurait une échelle, dit une voix lente, qui diable s’aviserait d’y grimper ? Pas si bête ! Que quelqu’un s’y frotte, il lui tordra le cou comme à un poulet. »
Il était clair pour moi que, si même le danger eût été moindre, les paysans n’auraient pas obéi à leur nouveau maître. Ils approuvaient Kharlof, et l’admiraient certainement.
« Brigands ! scélérats ! vociféra Slotkine, attendez, Je vais vous… »
À ce moment, la dernière cheminée s’écroula avec fracas, et à travers un nuage de poussière jaune on vit Kharlof, poussant un cri de triomphe et levant ses mains ensanglantées, se tourner de notre côté.
Slotkine le mit en joue ; mais Evlampia lui poussa le coude. Il se retourna avec fureur.
« N’empêche pas ! cria-t-il.
— Et toi, dit-elle, n’ose pas. »
Ses yeux d’un bleu sombre, s’allumèrent sous ses sourcils rapprochés.
« Le père, dit-elle, détruit sa maison ; elle est à lui.
— Tu mens, elle est à nous.
— C’est toi qui le dis ; et moi, sa fille, je dis qu’elle est à lui. »
Slotkine étouffait de colère. Evlampia le regardait fixement, sans sourciller.
« Ah ! bonjour, bonjour, ma fille chérie, cria d’en haut Kharlof ; bonjour, Evlampia Martinovna. Comment vis-tu avec ton bon ami ? Vous caressez-vous bien, mes tourtereaux ?
— Père ! dit Evlampia d’une voix sonore.
— Quoi, fille ? » reprit Kharlof en s’avançant jusqu’au bord du mur.
Je crus apercevoir sur son visage un étrange sourire, serein, presque jovial, et par cela même d’autant plus sinistre. Bien des années après, J’ai vu un sourire pareil sur le visage d’un condamné à mort.
« Finis, père ; descends, viens à moi. Nous sommes coupables, nous te rendrons tout. Crois ta fille, descends.
— De quel droit prends-tu des décisions ? » interrompit Slotkine.
Evlampia ne daigna pas lui répondre.
« Je te restituerai ma part, continua-t-elle ; je te rendrai tout. Finis, descends, père ; pardonne-nous, pardonne-moi ! »
Kharlof continuait de sourire.
« Trop tard, ma colombe, dit-il, et chacune de ses paroles sonnaient comme de l’airain. Trop tard s’est émue ton âme de pierre : ça roule au bas de la montagne, ça ne peut plus remonter. Ne me regarde pas, je suis un homme perdu. Regarde plutôt ton Volodka. Vois un peu quel joli garçon ça fait. Regarde aussi ta vipère de sœur. Voilà qu’elle passe son museau de renard par la fenêtre ; elle fait ks, ks, à son charmant mari. Non, mes petits messieurs ; vous avez voulu me priver de mon toit ; eh bien, je ne vous laisserai pas solive sur solive. Je les avais toutes façonnées et placées de mes mains ; je les détruirai toutes de mes seules mains. Vous voyez : je n’ai pas même pris de hache. »
Il cracha dans la paume de ses deux mains et saisit de nouveau une poutre.
« Finis, père, reprit Evlampia. — Sa voix était devenue étrangement caressante. — Ne te souviens pas du passé. Crois-moi, tu m’as toujours crue. Descends, viens dans ma petite chambre, viens sur mon lit ; je te sécherai, je te réchaufferai ; je panserai tes plaies. Vois comme tu as déchiré tes pauvres mains. Tu vivras chez moi comme dans le giron du Christ. Tu mangeras des chatteries bien douces, et tu dormiras encore plus doucement. Oui, oui, nous avons été coupables. Allons, pardonne. »
Kharlof hocha la tête.
« Sornettes ! Je vais vous croire, n’est-ce pas ? Vous avez tué en moi la croyance, vous avez tout tué. J’étais un aigle, je me suis fait pour vous vermisseau…, et vous avez mis le talon sur le vermisseau. Je t’aimais, tu le sais, et combien ! Maintenant, tu n’es plus ma fille, et je ne suis plus ton père. Je suis un homme perdu. Et toi, tire donc, lâche ! s’écria-t-il tout à coup en s’adressant à Slotkine. Pourquoi ne fais-tu que me viser ? Tu te rappelles sans doute la loi : « Si le donataire attente à la vie du donateur, celui-ci a le droit de reprendre ce qu’il a donné. » Ah ! ah !… n’aie pas peur, grand légiste, je ne demanderai rien ; je réglerai tout moi-même… Allons, tire donc !
— Père ! cria Evlampia d’une voix suppliante.
— Tais-toi !
— Martin Petrovitch, mon petit frère, pardonnez, soyez généreux, balbutia Souvenir.
— Père, père chéri.
— Tais-toi, chienne ! » Et, pour répondre à Souvenir, il cracha de son côté.
En ce moment, Lisinski avec sa suite montée sur trois télégas, apparut devant la porte de l’enclos. Les chevaux fatigués soufflaient avec force, et les hommes se hâtèrent de sauter l’un après l’autre dans la boue.
« Oh ! oh ! cria Kharlof d’une voix tonnante, une armée, toute une armée contre moi ! C’est bien. Seulement, je préviens que quiconque viendra me rendre visite sur mon toit, je le renverrai la tête en bas. Je suis un maître de maison pointilleux, et je n’aime pas les visiteurs qui viennent me déranger. »
Il s’accrocha des deux mains à la paire de solives qui forment sur le devant du toit ce qu’on nomme les jambes du fronton, et se mit à les secouer de toute sa force. Penché sur le fond du plancher, il leur imprimait des saccades en mesure, chantonnant comme le font les bourlaki qui s’attellent aux bateaux sur les fleuves :
« Encore un coup, encore un… ouh ! »
Slotkine courut à Lisinski pour reprendre ses doléances ; l’autre le repoussa brusquement : il se préparait à exécuter le plan qu’il avait imaginé. Lui-même se plaça devant la maison et, pour faire diversion, entama une causerie avec Kharlof, lui représentant que ce qu’il faisait là n’était pas digne d’un gentilhomme…
« Encore un coup, encore un… ouh ! » chantait Kharlof.
Que Natalia Nicolavna était très-mécontente de sa façon d’agir, que ce n’était pas là ce qu’elle attendait de lui.
« Encore un coup…, ouh ! » chantait l’autre sur son toit.
Cependant Lisinski avait détaché quatre palefreniers, des plus forts et des plus hardis, de l’autre côté de la maison, pour qu’ils montassent sur le toit. Leur intention n’échappa point à la vigilance de Kharlof. Il abandonna le fronton et courut précipitamment à l’autre bout du grenier. Son aspect était si terrible que deux des palefreniers, qui s’étaient hissés jusqu’en haut, redescendirent immédiatement par la gouttière, à la grande joie et aux éclats de rire des gamins rassemblés dans la cour. Kharlof agita le poing derrière les fuyards et, revenant aussitôt à son fronton, il se remit à l’ébranler de nouveau en s’accompagnant de sa chanson de bourlak. Tout à coup il s’arrêta. « Maximouchka, ami de mon cœur, s’écria-t-il, est-ce bien toi que je vois ? »
Je me retournai. Le petit Cosaque Maximka se détachait en effet d’un groupe de paysans et s’avançait en riant d’une oreille à l’autre. Son patron le sellier lui avait sans doute donné un jour de congé.
« Viens ici, Maximouchka, mon fidèle serviteur ! Viens, nous nous défendrons ensemble contre les méchants Tatares, contre les bandits polonais. »
Maximka, tout en continuant de rire, se mit en devoir de grimper ; mais on le saisit et on l’entraîna en arrière, Dieu sait pourquoi, si ce n’était pour donner un exemple aux autres, car il ne pouvait pas être d’un grand secours à Kharlof.
« Ah ! c’est comme ça ? cria celui-ci, qui attaqua de nouveau les solives.
— Vikenti Ossipitch, dit Slotkine à Lisinski, permettez que je lui tire un coup, pour l’effrayer seulement, car mon fusil n’est chargé qu’à plomb de bécassines… »
Lisinski n’eut pas le temps de lui répondre ; les jambes du fronton, furieusement secouées par les poignées d’airain de Kharlof, craquèrent, penchèrent sur la cour et s’écroulèrent avec fracas. Entraîné par elles, Kharlof aussi fut précipité. Il frappa le sol de tout son poids. Les assistants poussèrent un cri. Kharlof restait étendu sur la poitrine ; la longue poutre qui forme l’arête du toit avait suivi le fronton dans sa chute et était tombée sur les épaules du malheureux.
On accourut, on enleva la poutre, on retourna Kharlof sur le dos. Son visage était inanimé, du sang suintait au coin des lèvres, il ne respirait plus. « C’est fini, » murmuraient les paysans, qui s’étaient approchés.
On courut chercher de l’eau dans un puits, on lui en jeta un seau tout entier sur la tête. La boue et la poussière furent enlevées du visage, mais aucune fibre n’y tressaillit. Un banc fut apporté et placé près de la maison ; à grand’peine on l’y mit sur son séant, la tête appuyée contre la muraille.
Le petit cosaque Maximka s’approcha, plia un genou, écarta l’autre jambe, et, dans cette pose théâtrale, souleva des deux mains le bras gauche de son ancien maître. Pâle comme la mort, Evlampia vint se placer devant son père, et fixa sur lui ses yeux démesurément ouverts et immobiles. Ni Anna, ni Slotkine n’osèrent s’approcher. Tous se taisaient dans une attente morne. On entendit enfin une sorte de bouillonnement convulsif dans la gorge de Kharlof, comme d’un homme qui avale de travers un breuvage ; puis il fit un faible mouvement du bras droit, ouvrit un œil, aussi le droit, et, ayant promené autour de lui un regard hébété, comme s’il eût été en proie à je ne sais quelle terrible ivresse, il bégaya : « fra…cassé…, » puis après une pause : « le voilà, le poulain noir… » Un flot de sang épais jaillit de sa bouche ; tout son corps frémit. « C’est la fin, » pensai-je ; mais Kharlof ouvrit de nouveau l’œil droit (la paupière gauche restait immobile comme celle d’un mort), en dirigea le regard sur Evlampia, et, d’une voix presque éteinte :
« C’est toi, fille, dit-il, je te… »
Lisinski, d’un geste, appela le prêtre qui se tenait encore sur le perron. Le vieillard se hâta ; mais ses genoux chancelants s’empêtraient dans son long surplis. Tout à coup, une hideuse convulsion souleva les jambes de Kharlof, puis le tronc, et gagna son visage. Celui d’Evlampia se déforma de la même façon, comme si elle eût imité son père dans son agonie. Maximka fit le signe de la croix. J’eus peur, et, courant près de la porte d’entrée, je me pressai la poitrine contre un des poteaux. À ce moment un murmure courut de bouche en bouche. Je compris que Kharlof avait cessé de vivre. La grosse poutre lui avait brisé l’épine dorsale.
Que voulait-il lui dire en mourant ? me demandai-je à moi-même, en retournant à la maison sur mon poney : je te maudis, ou je te pardonne ? — Bien que la pluie eût recommencé, j’allais au pas, voulant rester plus longtemps seul avec mes réflexions. Souvenir était parti sur l’une des télégas qu’avait amenées Lisinski. Si jeune et si léger que je fusse en ce temps-là, je ne pouvais m’empêcher d’être frappé par le changement subit et profond que produit dans tous les cœurs l’apparition inattendue, ou même attendue, de la mort, sa solennité, et ce que j’appellerais sa sincérité. J’avais été fort ému, et pourtant mon regard enfantin avait pu noter bien des choses : comment Slotkine, rapidement et furtivement, avait jeté loin de lui son fusil comme une chose volée ; comment sa femme et lui étaient devenus soudain l’objet d’une réprobation silencieuse et générale, et comment le vide s’était fait autour d’eux. Cette réprobation ne s’étendait pas sur Evlampia, bien que sa faute n’eût pas été moindre que celle de sa sœur ; elle avait même excité une certaine pitié lorsqu’elle tomba comme une masse inerte aux pieds de son père inanimé. Cependant il était senti par tout le monde qu’elle aussi était coupable. « Injustice envers le vieillard, dit un paysan à tête grise, appuyé, comme un juge antique, des deux mains et de la barbe sur un long bâton. Le péché est sur votre âme… Injustice. »
Ce mot injustice fut à l’instant accepté par tous comme un arrêt sans appel. La conscience du peuple avait parlé. Je le compris aussitôt, et je gardai à la main ma casquette que j’avais ôtée au moment de la mort. Je remarquai aussi que, dans les premiers moments, Slotkine n’osait pas donner des ordres. Sans faire attention à lui, on souleva le corps et on le porta à la maison. Sans lui dire un seul mot, le prêtre alla chercher à l’église les objets nécessaires, et le starosta fit partir une téléga pour la ville, afin d’avertir l’autorité. Pour Anna, quand elle dit de chauffer un samovar pour laver le corps du défunt, ce ne fut pas avec son ton habituel de commandement, mais avec un ton de prière… et on lui répondit avec rudesse.
Moi, je me demandais toujours : « Qu’a-t-il voulu dire à sa fille ? Voulait-il lui pardonner ou la maudire encore ? » Je décidai en moi-même qu’il lui avait pardonné, et je me sentis soulagé comme si j’avais deviné juste. Trois jours plus tard eurent lieu les funérailles de Kharlof, aux frais de ma mère, qui, très-affligée de sa mort, avait donné l’ordre de ne rien épargner. Elle-même n’alla point à l’église, ne voulant pas, disait-elle, revoir les deux affreuses criminelles et cet horrible petit juif ; elle m’envoya avec Lisinski et Gitkof, que, depuis ce jour, elle ne traita plus que de femmelette. Il fut défendu formellement à Souvenir de reparaître à ses yeux, et longtemps après elle lui tint encore rigueur, l’appelant l’assassin de son ami. Cette disgrâce lui fut très-sensible. Il ne cessait de se promener sur la pointe des pieds dans la chambre voisine de celle de ma mère. Il était en proie à je ne sais quelle ignoble et lâche mélancolie ; il frissonnait à tout moment et murmurait : « Grâce ! grâce ! »
Pendant la cérémonie à l’église, Slotkine me sembla rentré dans son assiette ordinaire ; il s’agitait comme d’habitude, et prêtait une attention avide à ce qu’on ne dépensât rien de trop, bien que ce ne fût pas pris dans sa poche. Maximka, paré d’une casaque toute neuve, présent de ma mère, s’était faufilé parmi les chantres, et poussait des notes de ténor tellement aiguës que personne ne pouvait plus douter de la sincérité de son attachement envers le défunt. Les deux sœurs étaient là, vêtues d’habits de deuil, et paraissaient plus troublées qu’affligées, surtout Evlampia. Anna avait pris un air humble et contrit ; cependant elle ne faisait aucun effort pour pleurer, et se bornait à passer continuellement sur ses cheveux sa main longue et sèche. De temps en temps, Evlampia se laissait tomber dans une sombre rêverie. Cette réprobation générale et sans appel que j’avais déjà remarquée le jour de la mort, je la retrouvais sur tous les visages, dans les mouvements et les regards des assistants. Seulement cette réprobation était devenue, non pas moins forte, mais plus froide et comme indifférente. On eût dit que tous ces gens savaient que le grand péché dont la famille de Kharlof s’était rendue coupable envers lui était maintenant porté devant le seul vrai juge, et qu’eux n’avaient plus besoin ni de s’inquiéter ni de s’indigner. Tous prièrent avec ferveur pour l’âme du défunt, de ce défunt qu’ils avaient peu aimé durant sa vie, que même ils avaient craint, tant la mort avait fait une entrée brusque et imprévue.
« Si, du moins, il avait aimé à boire, disait sur le perron un paysan à un autre.
— Eh ! il arrive aussi qu’on s’enivre sans boire.
— Oui, il y a eu injustice, reprit le premier, répétant ce mot décisif.
— Injustice ! murmurèrent tous autour de lui.
— Pourtant il a été dur pour vous, fis-je observer à un autre paysan dans lequel je reconnus un des serfs de Kharlof.
— C’était son affaire de seigneur, répondit le paysan ; ça ne change rien à l’injustice qu’on lui a faite. »
Devant la fosse ouverte, Evlampia trahissait la même absence d’esprit, elle semblait obsédée de la même rêverie morne. Je remarquai qu’elle traitait Slotkine, qui plusieurs fois tenta de lui adresser la parole, comme elle avait traité Gitkof, et plus mal encore.
Quelques jours après, le bruit se répandit qu’Evlampia Martinovna avait quitté pour toujours la maison paternelle, et sans dire où elle allait. Elle avait abandonné à sa sœur toute la part de fortune qui lui revenait, se bornant à emporter quelques centaines de roubles.
« Elle a racheté son mari, la bonne Anna ! » s’écria ma mère en apprenant cette nouvelle. Puis, s’adressant à Gitkof, qui avait remplacé Souvenir pour lui faire la partie de piquet : « Il n’y a que toi qui as les mains malhabiles, des mains qui ne savent ni prendre ni garder. »
Gitkof poussa un soupir en regardant ses larges mains étalées sur la table.
Peu de temps après, ma mère et moi nous allâmes nous établir à Moscou, et bien des années s’écoulèrent avant que j’eusse l’occasion de revoir les filles de Kharlof.
Ce fut de la façon la plus naturelle que je rencontrai d’abord Anna Martinovna. Comme je visitais, après la mort de ma mère, notre village, où je n’avais pas mis le pied depuis plus de quinze ans, je reçus du juge de paix l’invitation de me rendre, en consultation avec d’autres propriétaires du voisinage, chez la veuve Anna Slotkine. C’était à l’époque où s’accomplissait, avec une lenteur qu’on n’a pas encore oubliée, le partage des terres seigneuriales communes. La nouvelle de la mort du petit juif aux yeux de pruneaux ne me causa, je l’avoue, aucun chagrin, et je n’étais pas fâché de revoir sa veuve. Elle jouissait, dans tout notre district, de la réputation d’une admirable ménagère. En effet, son domaine, ses fermes, sa maison (je regardai involontairement le toit, il était en feuilles de fer), tout se montrait dans l’ordre le plus parfait. Tout était rangé, balayé, peint à neuf. On eût dit qu’une Allemande habitait là. Anna elle-même avait certainement vieilli ; mais ce charme qui lui était particulier, ce charme sec et méchant, qui m’avait tant ému jadis, ne l’avait pas tout à fait abandonnée. Sa toilette était rustique, mais de bon goût. Elle nous reçut avec courtoisie. Lorsqu’elle m’aperçut, moi le témoin de l’horrible événement, elle n’eut pas l’air de sourciller. Elle ne fit aucune allusion ni à ma mère, ni à son père, ni à sa sœur, ni à son mari, tout comme si, d’après notre proverbe, elle eût eu la bouche pleine d’eau. Elle avait deux filles, toutes deux très-jolies, sveltes, à figures aimables avec une expression gaie et caressante dans leurs yeux noirs. Elle avait aussi un fils, qui ressemblait un peu trop au père, mais qui était pourtant un charmant garçon. Pendant la discussion entre les propriétaires, le maintien d’Anna resta très-calme, plein de dignité. Sans montrer ni trop d’obstination, ni trop d’avidité, personne ne comprenait mieux ses intérêts, ne savait exposer et défendre ses droits d’une façon plus convaincante. Toutes les lois qui avaient trait à l’affaire, et jusqu’aux circulaires ministérielles, lui étaient parfaitement connues. Elle parlait peu et d’une voix douce, mais chaque mot touchait le but. Le résultat final de cette conférence fut que nous consentîmes à toutes ses exigences, et que nous fîmes des concessions dont nous restâmes ébahis nous-mêmes. Au retour, deux gentilshommes se traitèrent eux-mêmes et publiquement d’imbéciles. Tous grognaient et hochaient la tête d’un air mécontent.
« A-t-elle de l’esprit, cette femme ! disait l’un d’eux.
— C’est une fière canaille ! ajouta un autre, moins délicat dans ses expressions. Comme on dit, elle vous fait le lit très-doux, mais il est dur d’y dormir.
— Et quelle avare ! dit un troisième. Une cuillerée de caviar et un petit verre d’eau-de-vie par tête ! Voilà-t-il pas…
— Que pouvez-vous attendre de cette femme ? s’écria un gentilhomme resté jusque-là silencieux. Qui donc ignore qu’elle a empoisonné son mari ? »
À ma grande surprise, personne ne protesta contre cette horrible accusation. Je fus encore plus étonné en voyant que tous, quoi qu’ils en eussent, jusqu’au gentilhomme peu délicat, témoignaient pour Anna le plus grand respect. Le juge de paix s’éleva jusqu’au lyrisme. « C’est Sémiramis, s’écria-t-il, ou la grande Catherine. Pour l’obéissance des paysans, un modèle ; pour l’éducation des enfants, un modèle. Quelle tête ! quelle cervelle ! »
Sémiramis et Catherine à part, nul doute que la veuve Slotkine ne menât une vie très-heureuse. Sa famille, son entourage, elle-même, tout respirait le contentement du dedans et du dehors, l’agréable sérénité de la santé physique et morale. Jusqu’à quel point méritait-elle un semblable bonheur, c’est une autre question. Du reste, ces sortes de questions ne se posent guère que lorsqu’on est jeune. Tout dans ce monde, le bien et le mal, est donné à l’homme, non pas selon ses mérites, mais en vertu de je ne sais quelle loi encore ignorée, mais logique, que je ne me charge pas de préciser, bien qu’il me semble l’avoir quelquefois ressentie confusément.
J’avais pris des informations sur Evlampia auprès du juge de paix. Depuis sa disparition l’on était resté sans nouvelles à son sujet ; on la croyait morte. Pourtant, je suis convaincu que je l’ai rencontrée ; voici dans quelles circonstances. Environ quatre ans après ma dernière entrevue avec Anna au sujet des terres communes, je m’étais établi pour tout l’été à Mourino, petit village des environs de Saint-Pétersbourg, bien connu comme lieu de villégiature d’un ordre inférieur. À cette époque, la chasse autour de Mourino était assez bonne, et presque chaque jour je sortais avec mon fusil. J’avais pour compagnon un bourgeois de la capitale, nommé Vikoulof, bon garçon, pas sot du tout, mais, comme il le disait lui-même, d’une conduite absolument perdue. Où cet homme n’avait-il pas été, et que n’avait-il pas été ? Rien ne pouvait le surprendre ; cependant il n’aimait que deux choses, la chasse et l’eau-de-vie. Voilà qu’un jour, revenant à Mourino, nous eûmes à passer devant une maison isolée, située près d’un carrefour et entourée d’une palissade haute et serrée. Ce n’était pas la première fois que je voyais cette maison ; elle avait je ne sais quoi de mystérieux, de verrouillé, de muet, qui faisait penser à une prison ou à un hôpital. De la route, on ne pouvait distinguer que le toit à angle aigu, peint d’une couleur sombre. Dans toute la palissade existait une seule porte, et cette porte elle-même semblait barricadée. Jamais aucun bruit ne s’y faisait entendre, et pourtant la maison n’était pas abandonnée ; on reconnaissait qu’elle était habitée par quelqu’un. Au reste, elle aurait pu soutenir un siége, tant elle était solidement bâtie et puissamment protégée.
« Qu’est-ce que cette forteresse ? » demandai-je une fois à mon camarade de chasse.
Vikoulof cligna de l’œil d’un air malin.
« Hein ! quel étrange bâtiment ? Il rapporte gros à l’ispravnik du district.
— Comment cela ?
— Avez-vous jamais entendu parler des Raskolnik (vieux croyants), de ceux nommés Khlisti, qui vivent sans prêtres ?
— Certainement.
— Eh bien ! c’est ici qu’habite leur principal chef, leur mère.
— Une femme ?
— Oui, une mère. Ils appellent cela une Sainte Vierge mère de Dieu. On dit que celle-ci est bien sévère, un vrai général. Elle vous remue des milliers de roubles. Ah ! si c’était en mon pouvoir, je pendrais toutes ces Saintes Vierges. Mais à quoi bon ? »
Les paroles de Vikoulof me restèrent dans l’esprit. Souvent, depuis lors, je me détournais de ma route, tout exprès pour revoir la maison mystérieuse. Un jour que j’arrivais devant son unique porte, j’entendis, ô miracle ! tirer le verrou de bois ; la clef grinça dans la serrure, la porte s’ouvrit lentement, une puissante tête de cheval à la crinière tressée parut sous une douga bariolée, et une légère téléga, comme celles des riches marchands, sortit de la cour et gagna la route. Sur le coussin en cuir, de mon côté, était assis un homme d’une trentaine d’années, d’un visage remarquablement beau et régulier. Il était vêtu d’un caftan noir, très-propre, et portait un bonnet, noir aussi, qui lui couvrait le front jusqu’aux yeux. Avec un maintien grave, il tenait les rênes du puissant animal qui traînait la téléga. À son côté était assise une femme de haute taille, droite comme une lance. Un riche châle noir lui couvrait la tête. Elle était vêtue d’une courte pelisse en velours olive et d’un jupon en laine bleue. Ses deux mains blanches, gravement croisées sur sa poitrine, se soutenaient l’une l’autre. La téléga tourna brusquement, de sorte que la femme se trouva tout proche de moi. Elle fit un mouvement, et je reconnus Evlampia, la fille de Kharlof. Je la reconnus sur-le-champ, sans la moindre hésitation, car je n’ai jamais vu qu’à elle des yeux comme les siens, et surtout ses lèvres hautaines et sensuelles à la fois. Son visage s’était allongé, et quelques rides se montraient sur sa peau défraîchie ; mais c’est l’expression de ce visage qui avait le plus changé. Il serait difficile de décrire cette assurance sévère, orgueilleuse. Ce n’était plus la calme jouissance, c’était la satiété du pouvoir que respirait chacun de ses traits. Dans le regard nonchalant qu’elle laissa tomber sur moi se lisait l’habitude de ne rencontrer partout qu’une soumission sans réplique. Évidemment cette femme vivait entourée, non de sectaires, mais d’esclaves ; elle avait oublié le temps où la moindre de ses volontés n’était pas un ordre. Je prononçai son nom à haute voix ; elle frissonna légèrement et me regarda pour la seconde fois, non point avec effroi, mais avec une colère dédaigneuse, comme si elle eût dit : « Qui ose me déranger ? » Puis elle entr’ouvrit à peine la bouche et prononça un seul mot. L’homme assis à son côté se redressa, frappa des rênes sur les flancs du cheval, qui partit au grand trot, et la téléga disparut.
Depuis ce temps, je n’ai plus rencontré Evlampia ; Je ne puis pas même me figurer comment la fille de Kharlof était devenue une Sainte Vierge chez les Khlisti. Qui sait ? peut-être a-t-elle déjà fondé une nouvelle secte qui s’appelle la secte d’Evlampia. De pareilles choses se sont déjà vues en Russie.
Voilà ce que j’avais à vous dire de mon roi Lear de la steppe, de sa vie et de sa famille.
Le conteur se tut et nous nous séparâmes.
- ↑ Le Travailleur au repos, recueil périodique. Moscou, vol. III, page 23. L’auteur de ce recueil, Novikof, était le chef des illuminés, de l’école de Saint-Martin.
- ↑ C’était la grande qualité requise sous l’empereur Nicolas. Avec elle, on était sûr d’arriver à tout.
- ↑ Espèce de scarabée, ou blatte noire.
- ↑ Dont les reliques sont au couvent de Voronèj.
- ↑ Diminutif méprisant de Martin.
- ↑ Redevance annuelle du serf qui n’est pas à la glèbe.
- ↑ Diminutif caressant de Wladimir.