Étranges Histoires/L’Abandonnée

Étranges HistoiresJ. Hetzel et Cie (p. 191-326).

L’ABANDONNÉE


Oui, oui, commença Pierre Gavrilovitch, ce furent des jours durs à passer, et j’aimerais mieux ne pas m’en souvenir… Mais puisque j’ai promis, il faudra bien tout raconter.

I

À cette époque, c’était pendant l’hiver de 1835, je vivais à Moscou chez ma tante, sœur germaine de ma défunte mère. J’avais dix-huit ans, et je venais de commencer ma troisième année à la Faculté littéraire de l’Université. Ma tante, veuve tranquille et douce, menait une existence très-retirée. Elle habitait dans l’Ostochenka une grande maison en bois, une de ces maisons chaudes et confortables comme on n’en voit guère qu’à Moscou, et ne fréquentait presque personne. Depuis le matin jusqu’au soir, elle restait assise dans son salon, avec ses deux dames de compagnie, faisant force patiences ; elle avait aussi la manie de parfumer ses appartements. Lorsqu’on voulait procéder à cette opération, l’une des dames de compagnie courait dans l’antichambre, et quelques minutes après, paraissait un vieux domestique en livrée. D’une main, il tenait une cuvette en cuivre, qui contenait une brique chauffée à blanc, avec un petit bouquet de menthe posé par-dessus ; de l’autre, il brandissait un flacon de vinaigre. Il se promenait rapidement sur l’étroit passage natté et aspergeait de vinaigre la pierre brûlante. Chaque fois que la vapeur blanchâtre, s’élevant en spirales, effleurait sa face ridée, il grimaçait et se détournait, tandis que les serins de la salle à manger, comme pour rivaliser avec le pétillement de la brique, redoublaient leur strident ramage.

Ma tante m’adorait et me gâtait : n’étais-je pas orphelin de père et de mère ? Elle m’avait cédé tout l’étage supérieur de la maison. Mon mobilier, remarquable par son élégance, ne rappelait en rien le garni d’étudiant : il y avait même des rideaux roses aux fenêtres de ma chambre à coucher ; du baldaquin de mon lit, qu’ornaient des pompons bleus de ciel, la mousseline blanche tombait à flots. Ce luxe, je dois en convenir, m’inquiétait quelque peu : de pareilles dorloteries ne pouvaient, selon moi, que me nuire dans l’esprit de mes camarades. Ils m’avaient déjà donné un sobriquet, « la petite demoiselle », parce qu’il m’était absolument impossible de m’habituer au métier de fumeur. Je n’en ferai pas mystère : je n’étudiais que très-modérément, surtout au début des cours ; il est vrai que j’allais souvent me promener en traîneau. J’en possédais un très-beau et très-large, un cadeau de ma tante, avec couverture en peau d’ours, et deux bidets bien nourris ; naturellement il fallait en profiter. Je fréquentais peu ce qu’on est convenu d’appeler la bonne société ; mais au théâtre j’étais comme chez moi, et quant aux gâteaux, j’avais la ressource d’en engloutir des masses dans les pâtisseries. Toutefois je ne me permettais aucune débauche ; ma conduite était toujours réglée, celle d’un jeune homme de bonne maison. Pour rien au monde je n’eusse voulu chagriner ma brave tante, et, du reste, le sang circulait assez calme dans mes veines.

II

Depuis mon enfance j’aimais le jeu d’échecs. Je n’avais aucune idée de la théorie, et pourtant je ne jouais pas mal. Un jour, au café, je fus témoin d’une bataille que deux vaillants champions se livraient sur un échiquier. L’un d’eux, un jeune homme blond d’à peu près vingt-cinq ans, me parut le plus fort, et je voulus attendre la fin de la partie, qui dura longtemps. Mon héros gagna en effet. Je lui proposai d’entreprendre aussi une partie avec moi ; il accepta ; nous jouâmes pendant une heure entière, et il me fit mat trois fois sans la moindre peine.

« Vous avez du talent, dit-il enfin avec courtoisie, voyant que je souffrais dans mon amour-propre ; mais vous ne connaissez pas les débuts. Vous devriez étudier un manuel, Algayer ou Petrow, par exemple.

— Croyez-vous ? Mais où me procurer cela ?

— Venez me voir ; je vous en donnerai un. »

Il me remit son nom et son adresse. Dès le jour suivant, je fus le trouver, et une semaine plus tard nous ne nous quittions plus.

III

Mon nouvel ami s’appelait Alexandre Davidovitch Fustow. Il occupait dans la maison de sa mère, riche veuve d’un conseiller d’État, un pavillon séparé, comme moi chez ma tante, et jouissait de la même indépendance. Il était employé surnuméraire au ministère de la maison impériale. Je me liai intimement avec lui, car jamais je n’avais rencontré un jeune homme qui m’eût inspiré plus de sympathie. Tout en lui était gracieux et avenant : sa taille bien prise, sa démarche, sa voix, sa physionomie un peu fade mais fine, ses yeux d’un bleu rêveur, son nez régulier, avec de jolis petits méplats, le sourire invariablement affable de ses lèvres roses, les boucles légèrement frisées de sa chevelure soyeuse, encadrant un front tant soit peu resserré vers le haut et aussi blanc que la neige. Au moral, Fustow se distinguait par une égalité d’humeur peu commune et par une certaine aménité agréable, quoique réservée ; il ne se perdait jamais dans des méditations ; il était content de tout ; par contre, rien n’avait le don de l’enthousiasmer. Un excès quelconque, même lorsqu’il s’agissait de sentiments généreux, le choquait :

« Mais c’est brutal, ceci, » avait-il coutume de dire alors, et en parlant de la sorte, il fermait à demi ses yeux rêveurs et haussait imperceptiblement les épaules. Quels yeux admirables possédait ce Fustow ! Ils exprimaient sans cesse l’intérêt, la bienveillance, le dévouement même, et je découvris beaucoup plus tard seulement que cela ne tenait qu’à leur coupe particulière, car cette expression leur restait encore quand Fustow avalait son potage ou allumait un cigare. Ses habitudes de propreté étaient devenues proverbiales parmi ses camarades : je dois dire qu’il avait eu pour grand’mère une Allemande ! La nature l’avait doué de plusieurs talents : il dansait dans la perfection, montait à cheval avec une extrême élégance et nageait supérieurement ; il menuisait, tournait, collait, cartonnait, découpait des silhouettes, peignait à l’aquarelle de petits bouquets de fleurs, ou Napoléon Ier, vu de profil, en uniforme bleu d’azur ; pinçait la cithare avec sentiment, savait force tours d’escamotage, et disposait de très-jolies connaissances en mécanique, en physique, en chimie ; — mais dans tout cela, il ne dépassait pas une certaine mesure. Il ne manquait d’aptitude que pour apprendre les langues étrangères, et, même en français, s’exprimait mal. Généralement, d’ailleurs, il parlait peu ; dans les cercles d’étudiants, il ne se mêlait à la conversation que par l’aménité de son regard sympathique et par son sourire approbateur. Il trouvait grâce entière aux yeux du sexe faible, mais n’aimait pas à discourir sur ce thème, si intéressant d’ailleurs pour les jeunes gens, et méritait sans réserve le titre de « don Juan discret » que lui avaient décerné ses amis. Je n’admirais pas Fustow ; — aussi bien n’y avait-il rien d’admirable en lui ; — mais j’attachais une grande valeur à son amitié pour moi, quoiqu’en réalité elle se réduisît à ceci : sa porte m’était toujours ouverte. Je le regardais comme le personnage le plus heureux de la terre. Sa vie s’écoulait doucement ; mère, frères, sœurs, tantes, oncles, tous l’idolâtraient ; il vivait avec eux tous en parfaite harmonie, et passait pour le modèle achevé d’un bon parent.

IV

Un matin, — j’étais arrivé chez lui de très-bonne heure, — je ne le trouvai pas encore dans sa chambre. Il me dit bonjour de la pièce voisine, et en même temps je l’entendis souffler et gargouiller d’une façon singulière. Chaque matin, après s’être administré des douches d’eau froide, il faisait quelques exercices de gymnastique, dans lesquels il était arrivé à une remarquable habileté. Il n’approuvait pas des soins excessifs donnés au corps, mais il ne négligeait pas non plus le nécessaire. — « Ne t’oublie point, ne t’excite point, travaille avec mesure, » tel était son principe. Fustow n’avait pas encore paru, quand la porte extérieure de la chambre où j’étais s’ouvrit avec fracas, et un homme robuste, replet, de cinquante ans environ, aux yeux blanchâtres et injectés de sang, au visage d’un rouge brun, un vrai bourrelet de cheveux gris et crépus sur la tête, pour costume un frac d’uniforme, franchit le seuil. Il s’arrêta, me regarda, ouvrit largement sa grande bouche, poussa un rire métallique, et se frappa par derrière la cuisse avec force du plat de la main, en levant bien haut la jambe.

« Est-ce vous, Ivan Demïanitch ? demanda mon ami de la pièce voisine.

— Toujours à votre service, répondit le nouveau venu. Mais que faites-vous donc ? Votre toilette, par hasard ? C’est fort bien. » — La voix de l’homme avait ce même son métallique dont j’avais été frappé dans son rire. — « Je devais donner une leçon à votre petit frère ; mais il a pris froid, il éternue sans cesse. Il n’est plus bon à rien. C’est pourquoi je suis entré chez vous un moment pour me chauffer. »

Ivan Demïanitch laissa éclater derechef un rire singulier, frappa encore sur sa cuisse, tira de sa poche un mouchoir carré, se moucha très-bruyamment en roulant des yeux farouches, et cracha dans le mouchoir en criant : Tfu-u-u ! à plein gosier.

Fustow entra, nous tendit la main à tous deux, et demanda si nous nous connaissions.

« Non pas, dit aussitôt Ivan Demïanitch de sa voix haute, le vétéran de l’an douze est jusqu’à présent privé de cet honneur ! »

Fustow me présenta le premier, et dit ensuite, indiquant le vétéran de l’an douze : « Ivan Demïanitch Ratsch ; professeur… en plusieurs branches.

— C’est cela, oui, en plusieurs branches ! s’écria Ratsch à la traverse. Qu’on y réfléchisse bien : que n’ai-je déjà point enseigné, et quelles ne sont pas toutes les matières que j’enseigne encore ? Les mathématiques, la géographie, la statistique, la tenue des livres à l’italienne, ha ! ha ! ha ! la musique aussi ! — Vous en doutez, mon très-vénéré monsieur ? me demanda-t-il à brûle-pourpoint. Alexandre Davidovitch vous dira de quelle brillante manière je manie le basson. Quelle espèce de Tchèque serais-je sans cela ? Oui, monsieur, je suis Tchèque, et la vieille ville de Prague est ma patrie. À propos, Alexandre Davidovitch, pourquoi ne vous a-t-on pas vu pendant si longtemps chez nous ? Nous pourrions jouer le duo ensemble… ha ! ha ! oui vraiment !

— Pas plus tard qu’avant-hier, je vous ai fait visite, Ivan Demïanitch, répondit Fustow.

— Eh bien, mais c’est ce que j’appelle longtemps, cela, ha-ha ! »

Quand M. Ratsch riait, ses yeux blanchâtres erraient vaguement et bizarrement.

« Je vois bien, jeune homme, que mes façons vous semblent étranges, me dit-il de nouveau ; mais c’est que vous ne me connaissez pas encore. Interrogez notre excellent Alexandre Davidovitch, à mon sujet ; que vous répondra-t-il ? — Il vous répondra : « Le vieux Ratsch est un brave homme, un Russe, sinon par l’origine, du moins par l’esprit, ah ! ah ! Je reçus à mon baptême les noms de Johann Dietrich ; maintenant on m’appelle Ivan Demïanitch ! Je parle comme je pense, j’ai le cœur sur la main. De cérémonies et de telles autres balivernes, je ne fais aucun cas. Que le diable les emporte ! Venez me voir un soir, vous pourrez vous en convaincre de visu. Ma vieille, c’est-à-dire mon épouse, est tout aussi bon enfant. Elle nous servira du rôti et des gâteaux à bouche que veux-tu ? N’est-ce pas Alexandre Davidovitch, n’ai-je pas raison ? »

Fustow se contenta de sourire, et moi aussi je jugeai bon de me taire.

« Ne me regardez pas comme cela par dessus les épaules, venez toujours voir le vieux, continua M. Ratsch. Mais maintenant… et il tira de sa poche une épaisse montre en argent qu’il appliqua contre son œil droit, — maintenant je pense qu’il faut partir. Un autre élève m’attend. Le diable sait ce que j’enseigne à celui-là… oui, parbleu ! la mythologie ! et le gredin perche à une distance ! à la Porte-Rouge ! Mais au fait, qu’importe ? Je vais sur la haquenée des Cordeliers, car puisque votre petit frère m’a laissé en plan, j’économiserai la pièce que j’aurais donnée au cocher ! Ha ! Ha ! je vous tire ma révérence, mes très-vénérés ; au revoir ! Et vous, jeune homme, venez aussi… Vous n’aurez pas à vous en plaindre… Il faut pourtant que le duo soit joué ! » s’écria M. Ratsch.

Mais déjà il mettait ses galoches dans l’antichambre avec vacarme, et nous entendîmes encore une fois son rire retentissant.

V

« Quel original, dis-je à Fustow, qui, dans l’intervalle, s’était mis à son banc de tourneur. Est-il vraiment étranger ? il parle si bien le russe.

— Oui, étranger ; mais il vit depuis tantôt trente ans en Russie. Un jour, cela peut avoir été en 1802, je ne sais quel prince, revenant d’un voyage à l’extérieur, l’amena ici… comme secrétaire ou… valet de chambre, pour être plus exact. En effet, il parle couramment le russe.

— Il est bien baroque, et emploie des locutions bien russes, de vrai moujik, ajoutai-je.

— C’est vrai ; il exagère. Mais ils sont tous ainsi, ces Allemands russifiés.

— Mais il est Tchèque !

— Je ne sais pas ; peut-être. Avec sa femme, il parle allemand.

— Pourquoi donc s’intitule-t-il un vétéran de 1812 ? A-t-il servi dans la levée en masse ?

— En aucune façon. Lors de l’incendie, il resta dans Moscou, et perdit tout son avoir… Voilà comment il a servi.

— Pourquoi était-il resté à Moscou ? »

Fustow continuait à faire bourdonner sa roue.

— « Qui le sait ? Je me suis laissé dire qu’il a fait le métier d’espion pour les nôtres, mais ce pourrait bien être une fable. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la couronne l’a indemnisé de ses pertes.

— Il porte un frac d’uniforme : par conséquent il sert ?

— Oui, il sert. Il est professeur à l’école des cadets, et a rang de conseiller aulique.

— Qu’est sa femme ?

— Une Allemande d’ici, la fille d’un charcutier… ou d’un boucher…

— Et tu le vois souvent ?

— Oui, je le vois.

— S’amuse-t-on chez lui ?

— Assez.

— A-t-il des enfants ?

— Certainement ; il a quatre enfants d’un second lit, avec un fils et une fille du premier.

— Quel âge a la fille aînée ?

— Elle peut avoir vingt-cinq ans. »

Il me sembla que Fustow s’inclinait plus profondément sur son tour, et que, sous les coups cadencés de son pied, la roue tournait plus vite et bourdonnait plus haut.

« Est-elle jolie ?

— Affaire de goût. Sa physionomie frappe, et quant au reste… c’est une personne remarquable.

— Ah ! ah ! » pensai-je.

Fustow poursuivit son travail avec un redoublement de zèle, et ne répondit pas à une autre question que je lui adressai. Je décidai à part moi : il faut faire cette connaissance.

VI

Quelques jours après, j’allai passer la soirée avec Fustow chez M. Ratsch. Il habitait une maison en bois, entourée d’une grande cour et d’un jardin ; cette maison se trouvait dans une rue tortueuse, non loin du boulevard Pretchistinka. Il vint à notre rencontre dans l’antichambre, nous souhaita la bienvenue avec son gros rire, nous conduisit aussitôt au salon, et me présenta une dame dont l’embonpoint était emprisonné dans une étroite robe de camelotte. C’était sa femme, Éléonore Karpowna. Dans sa première jeunesse, Éléonore Karpowna pouvait avoir eu ce genre de beauté que les Français, Dieu sait pourquoi, ont surnommée « beauté du diable », c’est-à-dire une certaine fraîcheur physique ; mais lorsque je fis sa connaissance, elle me rappela involontairement un quartier de bœuf bien savoureux, que le boucher a étalé sur une table en marbre bien propre. C’est à dessein que je dis « propre », car non-seulement la dame du logis paraissait elle-même un modèle de propreté, mais encore tout ce qui l’entourait reluisait ; tout était épousseté, poli, savonné, ; sur le guéridon, la machine à thé brillait comme un soleil ; aux croisées, les rideaux ; sur la table, les serviettes blanches se tenaient raides à force d’amidon ; il en était de même pour les vêtements et les chemises des quatre enfants de M. Ratsch, qui se trouvaient dans le salon, créatures trapues, bien nourries, ressemblant beaucoup à leur mère. Les accroche-cœurs qui leur garnissaient les tempes ajoutaient encore à l’impression produite par les lignes vulgaires de leurs physionomies. Tous les quatre avaient le nez un peu écrasé, les lèvres grosses et pour ainsi dire gonflées, de très-petits yeux gris clair, des doigts courts, ramassés et rouges.

« C’est ma garde du corps ! s’exclama M. Ratsch, en posant tour à tour sa lourde main sur la tête de chaque enfant. Kolia, Olia, Sachka et Machka ! Celui-ci a huit ans, celle-là sept, celui-ci quatre, et celle-là deux accomplis. Ha-ha-ha ! comme vous voyez, nous n’avons pas été paresseux, ma femme et moi ! Qu’en dites-vous, Éléonore Karpowna ?

— Vous êtes toujours indélicat dans votre langage, répondit-elle en tournant la tête.

— Et elle a donné à ses poussins de vrais noms russes, continua M. Ratsch. Vous verrez qu’elle les fera rebaptiser à l’église grecque. Le diable m’emporte, c’est une vraie Slave, quoique Allemande d’origine ! Éléonore Karpowna, êtes-vous Slave ? »

Éléonore Karpowna se mit en colère.

« Je suis conseillère aulique, voilà ce que je suis ! et je suis dame russe, par conséquent, et tout ce que vous ajouterez encore…

— Comme elle aime la Russie ! D’honneur, c’est touchant ! interrompit Ivan Demïanitch. Ha-ha-ha ! ça fait trembler, cet amour.

— Eh ! bien, quoi ! poursuivit Éléonore Karpowna. Certainement, j’aime la Russie ; où aurais-je obtenu ailleurs des titres de noblesse ? Mes enfants aussi sont nobles à présent ! Kolia, tiens-toi tranquille avec tes pieds ! »

Ratsch lui fit signe de la main.

« Calmez-vous, ma sultane Sumbeka ! Mais où se cache donc le noble Victor ? Il vagabonde quelque part, pour sûr. Il finira par tomber sous la patte de l’inspecteur. Et alors il y aura un scandale d’enfer ! C’est un fainéant fieffé, ce Victor !

— Je n’ai aucune autorité sur Victor, Ivan Demïanitch, vous le savez bien ! grommela madame Ratsch. »

Je jetai un regard sur Fustow, espérant découvrir enfin ce qui pouvait le déterminer à entretenir des rapports avec de pareilles gens… lorsqu’une jeune fille de haute taille, simplement vêtue, pénétra dans l’appartement ; c’était cette fille aînée de M. Ratsch dont Fustow avait fait mention… Les fréquentes visites de mon ami s’expliquaient pour moi.

VII

Shakespeare, si j’ai bonne mémoire, parle quelque part d’une colombe blanche égarée dans un vol « de noirs corbeaux ». L’entrée de cette jeune fille produisit sur moi une impression qui me rappela les paroles du poëte. Elle avait bien peu de chose en commun avec son entourage, et semblait se demander à elle-même, comme surprise, par quel hasard elle se trouvait là. Tous les membres de la famille Ratsch paraissaient des êtres vulgaires, mais pleins de contentement et de santé ; son beau visage, qui pourtant commençait à se flétrir, portait l’empreinte de la douleur, de la fierté, de la souffrance physique. L’attitude de ceux-là, plébéiens à ne pas s’y méprendre, avait de l’insouciance, de la rudesse même, mais aussi de la simplicité. La nature essentiellement aristocratique de celle-ci trahissait par mille symptômes je ne sais quelle mélancolie inquiète. Rien, dans son apparence, de ce qui caractérise la race allemande : on l’eût prise plutôt pour une méridionale. Des cheveux noirs, sans lustre, mais très-épais ; des yeux noirs, enfoncés, presque ternes et cependant beaux ; un front bas, bombé ; un nez aquilin, une peau fine, un teint olivâtre, je ne sais quelle tristesse tragique autour des lèvres minces et sur les joues un peu creuses, quelque chose d’anguleux et de gauche dans les mouvements ; beauté de la forme, et néanmoins absence de grâce… Tout cela ne m’eût pas frappé en Italie, mais à Moscou, près du boulevard Pretchistinka, je restai ébahi. Quand elle entra, je me levai de mon siége ; elle m’effleura d’un regard rapide et furtif, puis abaissa ses brunes paupières et s’assit contre la croisée, comme Tatiana (L’Onéguine de Pouchkine était alors dans toutes les bouches.) Je jetai un coup d’œil sur Fustow, mais il me tournait le dos, et prenait une tasse de thé des mains potelées d’Éléonore Karpowna. Je crus remarquer qu’à l’apparition de la jeune fille un léger souffle de froid avait traversé la chambre… Une vraie statue de marbre ! Telle au moins fut mon impression.

VIII

« Pierre Gavrilovitch ! dit la voix retentissante de M. Ratsch s’adressant à moi, permettez que je vous présente ma… mon… mon numéro un, ha-ha-ha ! Suzanne Ivanowna…

Je m’inclinai en silence, et je pensai aussitôt :

« Ainsi le nom même ne s’accorde pas avec les autres noms. »

Elle se leva un peu, mais sans sourire et sans desserrer ses mains jointes.

« Où en est notre duo ? reprit Ivan Demïanitch. Monsieur Alexandre, mon très-vénéré protecteur, votre cithare est restée ici, et j’ai déjà retiré le basson de sa boîte. Allons-nous charmer les oreilles de notre auditoire ? Eh bien ! est-ce entendu ? cria-t-il de nouveau en voyant que Fustow n’objectait rien. Kolia, marche ! apporte les pupitres. Toi, Olia, vite la cithare ! et des bougies pour les pupitres, ma toute gracieuse, daigne nous en octroyer ! »

M. Ratsch bourdonnait par le salon comme une toupie.

« Pierre Gavrilovitch, aimez-vous la musique ? Si vous ne l’aimez point, passez votre temps en causant, sous une réserve néanmoins : chut ! chut ! Ha-ha-ha ! Et cet original, notre Victor, où reste-t-il donc ? Il pourrait écouter aussi. Vous l’avez complètement gâté, vous, Éléonore Karpowna ! »

Éléonore Karpowna se fâcha tout rouge.

« Mais qu’y puis-je, moi, Ivan Demïanitch ?

— C’est bon, c’est bon, n’aboie pas ! Tiens-toi tranquille, as-tu compris ? Alexandre Davidovitch, je vous en conjure, commençons. »

Les enfants exécutèrent rapidement les ordres de leur père, les pupitres furent dressés, la musique commença. J’ai déjà dit que Fustow pinçait très-bien de la cithare, mais cet instrument m’a toujours produit un effet pénible. J’ai toujours eu la sensation — et aujourd’hui encore je ne saurais m’en défendre — comme si l’âme d’un usurier juif était captive dans les cordes : le malheureux, chantant sur un ton nasillard, gémit et se plaint du virtuose sans pitié auquel il ne peut cependant pas refuser l’obéissance. La manière dont M. Ratsch traitait son basson ne m’allait pas non plus ; son visage aux yeux blanchâtres, qui roulaient plus que jamais, devenu tout à coup pourpre, avait pris une expression farouche ; on eût juré qu’il voulait terrasser quelqu’un avec son basson, qu’il le provoquait et le raillait d’avance, tant les sons rauques, étranglés et lourds qu’il lâchait l’un après l’autre étaient grossiers et menaçants. Je m’approchai de Susanne, et, à la première pause, je lui demandai si elle aimait la musique autant que son père.

Elle se pencha en arrière comme si je l’eusse heurtée, et ce fut avec effort qu’elle articula un : quoi ?

« Monsieur votre père, répétai-je, M. Ratsch…

M. Ratsch n’est pas mon père.

— …N’est pas votre père ? Pardon… Je crois avoir mal compris… Il me semblait pourtant qu’Alexandre… »

Elle me regarda fixement d’un air anxieux.

« Vous avez mal compris M. Fustow ; M. Ratsch est mon beau-père. »

Je me tus un instant.

« Ainsi, vous n’aimez pas la musique ? »

Susanne leva vers moi un regard effaré. Apparemment elle ne s’était pas attendue à ce que je poussasse la conversation et ne se souciait pas de la continuer.

« Je n’ai pas dit cela, » fit-elle en hésitant.

Trou tou tou tou tou ou ou ! entendit-on soudain, et le basson exécuta le finale avec une sorte de rage. Je me retournai, mon œil rencontra la nuque rouge de M. Ratsch, tuméfiée, comme le cou d’un serpent, jusqu’au bout des oreilles, qui s’écartaient de la tête ; et M. Ratsch me parut laid, fort laid.

« Je suis sûr que vous n’aimez pas cet… instrument, dis-je à mi-voix.

— En effet… je ne l’aime pas, répliqua-t-elle… elle me parut avoir saisi mon allusion.

— Voilà donc où nous en sommes, pensai-je avec une certaine satisfaction.

— Susanne Ivanowna aime beaucoup la musique, » dit tout à coup Mme Ratsch, se mêlant à notre entretien, et elle ajouta dans son jargon russo-allemand : « Elle joue très bien du piano ; mais plus on la prie, plus elle refuse d’en jouer. »

Susanne ne répondit rien à ces paroles, elle ne se retourna même pas ; mais presque imperceptiblement, elle dirigea les yeux de côté vers Mme Ratsch, sans relever ses paupières baissées. De ce mouvement des seules prunelles je pus déduire quels sentiments elle nourrissait pour la seconde femme de son beau-père… Et je ressentis encore une certaine satisfaction.

Cependant le duo avait pris fin. Fustow se leva, s’avança d’un pas mal assuré vers la fenêtre où je causais avec Susanne, et lui demanda si elle avait reçu la musique qu’il avait promis de faire venir de Saint-Pétersbourg.

« Un pot-pourri sur Robert le Diable, ajouta-t-il en s’adressant à moi, vous savez, cet opéra si couru dans ces derniers temps ?

— Non je ne l’ai pas encore reçue, repartit Susanne », et elle continua rapidement à voix basse, le visage tourné vers la fenêtre : « Je vous en prie, Alexandre Davidovitch, soyez assez aimable pour ne pas me demander aujourd’hui de jouer ; je ne me sens pas du tout en train.

— De quoi ? de quoi ? Robert le Diable de Meyerbeer ? s’exclama M. Ratsch en venant vers nous. Quelque chose d’excellent, je parierais ! Meyerbeer est juif, et les juifs, comme les Tchèques, sont tous musiciens nés ! Les juifs surtout ! N’ai-je pas raison, Susanne Ivanowna ? Comment ! Ha-ha-ha ! »

Dans les dernières paroles qu’avait prononcées Ratsch, dans son rire même, autre chose avait percé cette fois-ci que son ton de plaisanterie ordinaire : c’était l’intention de blesser. Tel fut du moins mon sentiment, et ce fut aussi celui de Susanne. Elle tressaillit, rougit, se mordit la lèvre inférieure ; un point clair, une larme, reluisit au bord de sa paupière. Elle se leva brusquement et quitta la chambre.

« Où allez-vous donc, Susanne Ivanowna ? cria Ratsch après elle.

— Laissez-la, Ivan Demïanitch, dit à son tour Éléonore Karpowna : quand elle s’est mise comme cela quelque chose en tête…

— Naturel nerveux ! reprit Ratsch en pirouettant sur ses talons et en tapant sur sa cuisse. Son plexus solaire est attaqué. Pourquoi me regardez-vous ainsi, Pierre Gavrilovitch ? Je me suis occupé aussi d’anatomie. Ha-ha-ha ! je m’entends à traiter un malade. Demandez plutôt à Éléonore Karpowna… Je la guéris de tout, et vivement encore. J’ai un secret pour cela.

— Ah ! vous n’en avez jamais fini avec vos plaisanteries, répliqua Mme Ratsch de mauvaise humeur, tandis que Fustow, les mains dans les poches, se balançait sur ses hanches et souriait aux deux époux.

— Et pourquoi ne ferais-je pas de plaisanteries, ma petite mère ? demanda Ivan Demïanitch. La vie doit nous donner du profit, mais du plaisir plus encore, comme l’a dit un célèbre poëte. Kolia, mouche ton nez, espèce de singe ! »

IX

« Je te dois de m’être trouvé aujourd’hui dans une situation très-désagréable, dis-je à Fustow en rentrant. Tu m’avais parlé de cette… comment s’appelle-t-elle ?… Susanne, comme de la fille de M. Ratsch, et cependant elle n’est que sa belle-fille.

— En vérité, t’avais-je dit qu’elle fût sa fille ? Mais au reste… qu’importe ?

— Ce Ratsch, poursuivis-je, oh ! Alexandre, comme il me déplaît ! As-tu remarqué avec quelle insistance ironique il s’est exprimé devant elle sur le compte des juifs ? Serait-elle juive ? »

Fustow me précédait en balançant les bras ; il faisait froid, la neige craquait sous nos pieds comme du sel sec.

« Oui, je crois avoir entendu raconter quelque chose de pareil, dit-il enfin ; sa mère, à ce qu’il me semble, était juive.

— Ainsi, M. Ratsch s’est marié en premières noces avec une veuve ?

— Probablement.

— Hum ! Et ce Victor qu’on a vainement attendu, est-ce aussi son beau-fils ?

— Non. Celui-là est son fils. Au reste, tu sais bien que je ne me mêle pas des affaires des autres, et que je n’aime guère à interroger. Je ne suis pas curieux. »

Je me mordis les lèvres, tandis que Fustow marchait toujours devant moi. Tout près de sa maison, je le rejoignis et le regardai en face.

« Et Susanne, est-elle vraiment si bonne musicienne ? »

Son visage s’assombrit.

« Elle joue très-bien du piano, murmura-t-il entre ses dents serrées. Mais je dois t’avertir qu’elle est très-farouche, » ajouta-t-il d’un air mécontent.

Il semblait se repentir de m’avoir introduit dans cette maison.

Je me tus, et nous nous séparâmes.

X

Le lendemain, je me retrouvai chez Fustow. C’était devenu pour moi un besoin de passer la matinée chez lui. Il me reçut avec affabilité, comme toujours, mais ne souffla pas mot de notre visite de la veille : on eût dit qu’il avait un bâillon dans la bouche sur ce sujet. Je pris la dernière livraison du Télescope.

Une personne qui m’était inconnue entra. Bientôt je découvris que j’avais devant moi Victor, ce fils de M. Ratsch dont l’absence avait si fort indisposé son père.

Victor était un jeune homme de dix-huit ans environ. Son visage au teint malsain, au sourire doucereux et impudent, aux yeux enflammés et affaiblis, portait les traces évidentes d’une santé déjà ébranlée. Il ressemblait à son père, avec des traits plus fins, où l’on ne pouvait s’empêcher de reconnaître une certaine grâce ; mais je ne sais quoi d’ignoble perçait à travers cette grâce même. Il était très-négligemment vêtu ; un bouton manquait à son surtout d’uniforme ; ses bottes avaient souffert, et une pénétrante odeur de tabac s’échappait de sa personne.

« Bonjour ! dit-il d’une voix enrouée, avec ces contractions particulières de la tête et des épaules que j’ai observées tant de fois chez des jeunes gens gâtés et infatués d’eux-mêmes ; je voulais aller au cours, et je me suis égaré chez vous. J’ai comme un poids sur la poitrine. Donnez-moi un cigare. »

Et, les mains dans les poches, traînant les pieds avec indolence, il traversa toute la chambre, pour se laisser choir pesamment sur le sopha.

« Vous avez pris froid sans doute ? demanda Fustow. Puis il nous présenta l’un à l’autre. Nous étions étudiants tous deux, mais nous appartenions à des Facultés différentes.

— Non… nullement ! Hier, je dois vous l’avouer… Et là-dessus M. Ratsch jeune ébaucha un sourire ; par malheur sa bouche en s’ouvrant montra des dents gâtées… ; hier nous avons fait une consommation de vins… considérable. »

Il alluma son cigare et toussota.

« Nous prenions congé d’Obichodow.

— Pour où est-il parti ?

— Pour le Caucase, et sa maîtresse l’accompagne. Vous la connaissez bien, celle qui a des yeux noirs et des taches de rousseur en quantité. Le fou !

— Hier au soir, votre père vous cherchait.

— Oui, on m’a raconté que vous nous aviez fait une visite dans notre camp de bohémiens. Avez-vous musiqué ?

— Comme toujours.

— Et elle… ? En présence d’un étranger (il m’indiqua de la tête), elle aura minaudé, pour sûr ; elle n’aura pas voulu jouer ?

— De qui parlez-vous donc ? répondit Fustow.

— Eh ! de qui donc, si ce n’est de l’honorable Susanne Ivanowna ? »

Victor se mit encore plus à son aise, entoura sa tête de son bras, contempla la paume de sa main — et toussota de nouveau, d’un air entendu.

Je regardai Fustow. Il haussa simplement les épaules, comme pour me faire comprendre que d’un pareil rustre on ne devait pas espérer mieux.

XI

Victor devint loquace. Les yeux au plafond, il se mit à parler tranquillement et sur un ton nasillard du théâtre, de deux acteurs qu’il connaissait, d’une demoiselle Séraphine qui s’était moquée de lui, et du nouveau professeur R…, qu’il appela gros butor.

« Figurez-vous ce que ce cul-de jatte moral vient d’imaginer ? Il commence chaque leçon par un acte de présence ; — et il se donne pour un libéral ! Je les aurais tous fourré au violon, ces libéraux-là ! »

Il retourna toute la partie supérieure de son individu vers Fustow, le regarda en face, et lui dit d’une voix moitié pleurnicheuse, moitié railleuse :

« J’ai une prière à vous adresser, Alexandre Davidovitch… Ne pourriez-vous pas mettre mon vieux à la raison… Vous jouez tant de duos ensemble… Il a l’impudence de ne me donner que vingt-cinq roubles par mois… Pour quoi faire ? Cela ne suffit pas même pour le tabac. Et il exige encore que je me tire de là sans dettes ! Je voudrais bien le voir dans ma peau. Moi, je ne suis pas comme d’autres, je ne touche aucune pension. (Victor prononça le mot autres avec une intonation particulière.) Le vieux a de l’argent, je le sais, en masse. Qu’est-ce qui lui prend donc de jouer avec moi le rôle du pauvre Lazare ? Il ne réussira pas à me tromper. Faux fuyants, prétextes que tout cela ! Il a su se faire graisser la patte, et d’une manière !… »

Fustow regarda de travers son interlocuteur.

« Soit, répondit-il lentement ; je parlerai à M. Ratsch. Du reste, si vous le désirez, je puis… en attendant… s’il s’agit d’une petite somme…

— Non, mieux vaut avoir le vieux dans sa manche… Cependant, ajouta Victor en se grattant le nez avec ses cinq doigts, passez-moi toujours, si c’est possible, quelques roubles, vingt-cinq, par exemple. Quel est mon débet chez vous ?

— Vous m’avez emprunté quatre-vingt-cinq roubles.

— Ainsi… cela ferait une somme ronde… de cent dix roubles. Je vous rendrai tout à la fois. »

Fustow alla dans la pièce voisine, apporta un billet de vingt-cinq roubles, et le remit silencieusement à Victor. Ce dernier prit l’argent, bâilla sans mettre la main sur sa bouche et à plein gosier, murmura un « merci bien ! » puis s’étira encore plusieurs fois en divers sens sur le divan ; après quoi il se leva avec lenteur.

« Brrr ! je ne suis pas à mon aise du tout, fit-il à mi-voix : irai-je à la villa Tivoli ? »

En parlant ainsi, Victor s’avança vers la porte.

Fustow le suivit du regard ; il semblait perplexe.

« Qu’est-ce que c’est que cette pension dont vous avez dit quelques mots en passant, Victor Ivanovitch ? » demanda-t-il enfin.

Victor s’arrêta sur le seuil et mit sa casquette.

« Vous ne savez donc pas ? C’est la pension de Susanne Ivanowna… Oui, oui, elle en touche une. Oh ! l’histoire vaut son pesant d’or, je vous jure. Je vous la raconterai, si l’occasion s’en présente ; mais maintenant je suis pressé. Quant à mon vieux, je vous en prie, n’oubliez pas mon vieux. Il a la peau dure, sans doute, une vraie peau allemande tannée en Russie, mais vous l’amollirez… vous l’amènerez à des sentiments raisonnables. Prenez garde seulement que la Léonore, ma belle-mère, n’y soit pas. Le vieux a peur d’elle, et elle veut tout pour ses poussins. Enfin, vous n’êtes pas novice en diplomatie ? Portez-vous bien !

— Quel odieux garçon ! » cria Fustow dès que la porte se fut refermée. Son visage était comme brûlant ; il évita mon regard. Je renonçai à le questionner, et pris bientôt congé de lui.

XII

Pendant tout le jour, mes pensées restèrent avec Fustow, avec Susanne et ses parents : je devinais un drame de famille qui se cachait là derrière. Mon ami, à ce que je pouvais voir, n’était pas indifférent envers Susanne. Mais elle ? l’aimait-elle ? Pourquoi paraissait-elle si malheureuse ? Quelle créature était-ce d’ailleurs ? Ces questions me revenaient sans cesse à l’esprit. Un pressentiment puissant, quoique vague, me disait que je ne devais attendre aucune réponse de Fustow. Enfin, après avoir bien réfléchi, je résolus d’aller seul chez M. Ratsch le lendemain.

Lorsque je pénétrai dans l’étroit et sombre vestibule de la maison, une inquiétude subite s’empara de moi. « Peut-être ne la verrai-je point, pensai-je. J’aurai affaire à ce désagréable vétéran, ou pis encore, à son ennuyeuse épouse… Et si même je la voyais, qu’en résulterait-il ? Liera-t-elle conversation ? Elle s’est montrée si peu accueillante l’autre soir… Enfin pourquoi donc suis-je venu ici ? »

Tandis que je me livrais à ces réflexions, le petit Cosaque m’avait annoncé. Après deux ou trois questions où perçait la surprise : « Qui ? qui ? » et : « Qui as-tu nommé ? » on entendit dans la pièce voisine les pas lourds d’une personne traînant de grosses pantoufles ; puis la figure rouge et ébouriffée d’Ivan Demïanitch apparut par la porte entre-bâillée. Il me regarda pendant quelques minutes sans qu’il y eût le moindre changement dans l’expression de sa physionomie : il ne me reconnaissait pas, selon toute apparence ; mais tout à coup ses joues s’épanouirent, ses yeux se contractèrent, sa bouche s’entr’ouvrit toute grande, et, avec son rire habituel, il s’exclama bruyamment :

« Ah ! c’est vous, mon très-honoré ! Entrez donc ! »

Je le suivis avec hésitation et à contre-cœur, car je comprenais bien que ce Ratsch si engageant me donnait intérieurement au diable ; mais impossible de battre en retraite. Il me conduisit au salon ; je vis Susanne installée devant le guéridon, sur lequel se trouvait ouvert le livre des comptes du ménage. Elle dirigea vers moi ses yeux noirs, en mordillant le bout des doigts de sa main gauche, habitude que je lui avais déjà surprise et qui se rencontre souvent chez les natures nerveuses.

Il n’y avait personne autre dans l’appartement.

« Voici, commença M. Ratsch, et il tapa sur sa cuisse, de quoi nous nous occupons, Susanne Ivanowna et moi ; nous révisons les comptes. Ma femme n’entend pas grand chose à l’arithmétique, et, pour ma part, j’économise mes yeux. Je ne puis plus lire sans lunettes. Que le jeune monde nous vienne donc en aide, ha ha ha ! Il faut de l’ordre. Au reste, rien ne presse… Hâte-toi lentement ! ha ha ha ! »

Susanne ferma le livre et voulut se retirer.

« Attends donc, attends un peu, reprit M. Ratsch. » Tu n’as pas fait toilette, mais qu’importe ! (Elle portait une très-vieille robe à manches extrêmement courtes, qu’on eût prise pour une robe d’enfant.) Notre cher visiteur ne verra pas de mal à ce que je mette encore un peu d’ordre dans les comptes de la dernière semaine… Vous permettez ? dit-il en dirigeant vers moi sa large face ; nous n’en sommes pas aux cérémonies entre nous, j’espère.

— De grâce, ne vous laissez pas déranger, répondis-je.

— Oui, oui, mon très-honoré, vous devez le savoir vous-même, que feu le tzar Alexis Romanow avait coutume de dire : « Au travail le temps, — au plaisir l’instant ! » Mais aujourd’hui, ne consacrons qu’un instant au travail… Ha ha ha ! qu’était-ce que ces treize roubles trente kopeks ? demanda-t-il en se détournant de moi et en baissant le ton.

— Victor les a obtenus d’Éléonore Karpovna ; il prétendait que vous les lui aviez accordés, répondit Susanne en baissant la voix elle aussi.

— Il prétendait… il prétendait que je les avais accordés, grommela Ratsch ; est-ce que je ne suis pas là, moi ? On aurait dû me consulter. Et ces dix-sept roubles, à qui les a-t-on payés ?

— Au marchand de meubles.

— Au marchand de meubles ? Et pourquoi cela ?

— Selon facture.

— Selon facture ! Voyons un peu. » Il arracha le registre des mains de Susanne, planta sur son nez son gros binocle aux lentilles arrondies, encadrées d’argent, et chercha en suivant les lignes du doigt. « Au marchand de meubles… — Tiens !.. au marchand de meubles… Vous jetez comme cela l’argent par les fenêtres à cœur joie… à la mode croate… et selon facture encore ! Mais à quoi bon ? » fit-il soudain, en ôtant ses lunettes de dessus son nez et en se retournant vers moi. « Nous nous occuperons plus tard de cette prose. Susanne Ivanowna, enlevez pour aujourd’hui tous ces comptes, mais ne manquez pas de revenir vous-même, et de ravir par votre talent musical les oreilles de notre cher visiteur, par votre piano, veux-je dire… Hé ? »

Susanne détournait la tête…

— Je m’estimerais heureux, dis-je avec empressement, je m’estimerais très-heureux de vous entendre. Mais je ne voudrais pour rien au monde vous être importun.

— Que parlez-vous d’être importun ? s’écria Ratsch. Allons, Susanne Ivanowna ! Une, deux, trois !

Elle sortit sans prononcer un mot.

XIII

Je ne m’attendais pas à ce qu’elle revînt ; mais elle rentra bientôt sans avoir même changé de toilette. Elle s’assit dans un coin, et me regarda une ou deux fois avec attention. Discerna-t-elle dans mon attitude ce respect involontaire qu’elle m’inspirait, et que je ne m’expliquais pas à moi-même, ce je ne sais quoi qui était plus fort que de la curiosité, plus qu’un intérêt banal ? ou se trouvait-elle ce jour-là dans une disposition d’esprit plus douce ? Je l’ignore ; mais elle se leva, posa d’un mouvement encore irrésolu ses mains sur les touches, et regardant par-dessus son épaule, elle pencha la tête en arrière vers moi, comme pour me demander ce qu’elle devait jouer ? Du reste, avant que j’eusse pu dire quelque chose, elle s’était assise, avait pris son cahier de musique, l’avait rapidement ouvert, et avait commencé.

Dès ma tendre enfance, j’ai toujours aimé la musique, mais alors j’étais assez étranger aux secrets de cet art, et je ne connaissais, parmi les compositions des grands maîtres, que le plus petit nombre. Si M. Ratsch n’avait pas murmuré avec un certain dépit : « Allons, bon ! encore du Beethoven ! » je n’eusse pas deviné le choix de Susanne. Comme je l’appris ensuite, elle joua la sonate appassionata en fa mineur, opus 57. Son jeu me frappa. Je ne m’étais point attendu à tant de force, à tant de feu, à un élan si hardi. Dès les premières mesures de l’allegro si énergique par lequel débute la sonate, je ressentis ce frisson pénétrant qui s’empare de l’âme lorsque la beauté, imprévue et irrésistible, la saisit et l’enlace. Je ne fis pas un mouvement jusqu’à ce que le morceau fût terminé ; à plusieurs reprises j’aurais voulu soupirer, mais un poids sur la poitrine semblait m’en empêcher. J’étais assis derrière Susanne et ne pouvais voir son visage ; je voyais seulement les boucles de ses longs et noirs cheveux bondir de temps à autre et toucher ses épaules ; sa taille élancée suivait parfois la course de ses coudes nus et de ses mains fines, qui glissaient sur le clavier, rapides, d’une façon un peu anguleuse. La dernière note avait retenti ; je repris haleine enfin. Susanne restait assise devant le piano.

« Oui, oui, observa M. Ratsch, qui d’ailleurs avait écouté attentivement, c’est de la musique romantique ! Elle est à la mode aujourd’hui. Mais votre jeu, pourquoi n’est-il pas pur ? Pourquoi frapper deux touches en même temps ? C’est bien cela : vous voulez que tout se fasse vite, très-vite ; il y a plus de feu. Du pain chaud ! du pain chaud ! » cria-t-il soudain, comme les marchands ambulants.

Susanne se tourna de trois quarts vers M. Ratsch, et je pus contempler son profil. Elle avait relevé ses fins sourcils tout en tenant ses paupières abaissées ; une rougeur changeante colorait son visage, et sa petite oreille se dessinait, vermeille aussi, sous une boucle rejetée en arrière.

« J’ai entendu de mes oreilles les meilleures virtuoses, continua M. Ratsch, tandis que sa figure s’assombrissait tout à coup ; pas un ne saurait soutenir la comparaison avec feu John Field. Fi donc ! Des zéros ! des zéros ! C’était là un gaillard ! Et un jeu si pur ! Et quelles compositions excellentes ! Quant à tous ces nouveaux messieurs, trou-lou-lou ! et tra-la-la ! ils ne composent que pour le vulgaire. Cela n’exige pas de la délicatesse. Avec eux, on peut tambouriner sur les touches. N’importe ! il en résulte toujours quelque chose : de la musique de janissaire ! (Ratsch s’épongea le front.) Au surplus, ceci ne s’adresse nullement à vous, Susanne Ivanowna ; vous avez joué avec talent, et il ne faut pas que mes remarques vous blessent.

— Chacun son goût, dit Susanne d’une voix basse ; et ses lèvres commencèrent à trembler ; vos remarques, Ivan Demïanich, vous le savez bien, n’ont pas de quoi me blesser.

— Oh ! certainement ! mais ne croyez pas, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à moi, gardez-vous bien de croire que ce propos ait sa source dans une excessive bienveillance ou dans un sentiment de modestie ; oh ! que non ! Nous sommes plutôt si infatués de nous, que, selon le proverbe russe, la casquette de celui qui nous regarde doit tomber en arrière, tellement nous sommes grands, et qu’aucune critique ne nous peut atteindre. De l’amour-propre, monsieur, rien que de l’amour-propre ! c’est là ce qui nous possède. Oui, oui. »

J’écoutais Ratsch avec stupeur. Le fiel, un fiel venimeux, empoisonnait chacune de ses paroles… C’était un fiel concentré depuis longtemps, et qui menaçait de l’étrangler par la gorge. Il fit un effort pour parapher sa sortie de son rire habituel, mais il ne réussit qu’à expectorer une toux enrouée et convulsive. Susanne ne répliqua pas un mot ; elle se contenta de rejeter la tête en arrière, ses coudes dans ses mains, et de le regarder fixement. Au fond de ses yeux immobiles, tout grands ouverts, une haine farouche et ancienne luisait, sourde et inextinguible, comme un charbon ardent.

« Vous appartenez à deux générations musicales différentes, commençai-je en me retranchant derrière une volubilité affectée et en essayant de laisser croire que je n’avais rien vu. Il n’est donc pas étrange que vous ne puissiez pas vous entendre… Vous ne m’en voudrez pas, Ivan Demïanitch, si je prends parti pour la jeune génération. À vrai dire, je ne suis qu’un profane ; mais je dois reconnaître que jamais aucun morceau ne m’a saisi aussi puissamment que celui-là… que celui que Susanne Ivanowna vient d’exécuter devant nous. »

Ratsch, alors, se retourna contre moi.

« Et pourquoi supposez-vous, cria-t-il encore, tout rouge de son accès de toux, que nous cherchions à vous gagner pour notre cause ? Nous n’y tenons guère… grand merci ! La liberté est le partage de l’homme libre ; le ciel, celui de l’élu, comme dit le proverbe. Quant aux deux générations, vous n’avez pas tort. Il nous devient difficile, à nous autres vieux, il nous devient très-difficile de nous entendre avec vous autres jeunes gens ! Nos vues ne s’accordent en rien avec les vôtres, ni en matière d’art, ni pour le genre d’existence, ni même pour la morale ! N’est-il pas vrai, Susanne Ivanowna ? »

Elle sourit d’un air dédaigneux.

« Il me semble, Ivan Demïanitch, que vous aussi vous avez su parfois vous élever au-dessus des préjugés vulgaires.

— Comment cela ? Que voulez-vous dire ? Je ne vous comprends plus.

— Vous ne me comprenez plus ? Avez-vous donc si mauvaise mémoire ? »

M. Ratsch semblait ahuri.

« Moi ? moi ? répéta-t-il, moi ?…

— Oui, vous-même, monsieur Ratsch. »

Il y eut une petite pause.

« Permettez, permettez, reprit Ratsch ; comment pouvez-vous, avec cette impudence… »

Elle se dressa brusquement de toute sa hauteur, et resta plantée devant lui ; ses mains ne lâchaient pas ses coudes ; elle les serrait, au contraire, elle les meurtrissait de ses doigts frémissants. Elle semblait le défier, le provoquer au combat. Sa physionomie avait entièrement changé. Elle avait revêtu soudain une beauté merveilleuse, et en même temps terrible ; les yeux, voilés à l’ordinaire, brillaient d’un éclat singulièrement joyeux et froid… froid comme s’ils eussent été en acier poli ; les lèvres, qui tremblaient il y a un moment, se contractaient en une ligne droite et serrée d’une sévérité inflexible. Oui, Susanne défiait Ratsch. Lui la regardait d’un œil hagard, ne trouvant pas une parole. Il s’affaissa sur lui-même, fit rentrer sa tête dans ses épaules, et ramena ses pieds sous lui. On ne pouvait s’y méprendre ; le vétéran de l’an douze avait peur.

Susanne promena lentement ses yeux de lui à moi, comme pour me prendre à témoin de sa victoire et de l’humiliation de son ennemi. Elle sourit encore une fois, puis elle quitta la chambre.

Le vétéran resta pendant quelques minutes assis dans son fauteuil, sans bouger. Enfin, comme si un rôle oublié lui fût revenu en mémoire, il se leva, me tapa sur l’épaule et poussa son rire retentissant.

« Voilà qui est drôle, ha ha ha ! Il y a dix ans et bien davantage que cette jeune dame et moi nous vivons côte à côte, et elle ne sait pas encore distinguer quand je plaisante ou quand je parle sérieusement. Vous-même, mon très-honoré, vous paraissez avoir pris le change, ha ha ha ! Mais cela prouve seulement que vous ne connaissez pas encore le vieux Ratsch !

— Si, je te connais maintenant, pensai-je, et j’eus comme un frisson de dégoût.

— Vous ne connaissez pas le vieux ; assurément non, vous ne le connaissez pas encore, répéta-t-il en m’accompagnant jusque dans le vestibule et en se caressant le ventre. Je suis un homme usé, mais je suis bonhomme ; oui, sans mentir, je le suis ! »

Je me précipitai dans la rue. Le voisinage de ce bonhomme m’était devenu insupportable.

XIV

« Ils se détestent, voilà qui est clair, me dis-je en retournant chez moi ; et certainement aussi cet homme est un personnage odieux, tandis qu’elle, au contraire, est une brave fille. Mais qu’y a-t-il donc eu entre eux ? D’où peut venir cette exaspération permanente ? Quel est le mot de ces allusions ? Et que signifie cette tempête soudaine pour une cause si frivole ? »

Le lendemain, nous résolûmes, Fustow et moi, d’aller voir le célèbre acteur Schépkine dans Malheur aux gens d’esprit. C’était la première fois qu’on laissait représenter cette comédie de Gribojedow, rognée au préalable par les ciseaux de la censure. Nous applaudîmes vivement ceux qui tenaient les rôles de Famusow et de Skalosoub. Je ne me rappelle plus le nom de l’acteur qui faisait Tchatski, mais il était bien grotesque. Il entra en scène affublé d’une tunique hongroise à passementeries, avec de hautes bottes molles ornées de houppes ; plus tard il se présenta portant un frac de la couleur alors en vogue, c’est-à-dire flamme de punch. Ce frac ne l’habillait guère mieux qu’il n’eût habillé notre vieux domestique. Le bal du troisième acte nous plut infiniment. À vrai dire, les pas, tels qu’ils furent exécutés, ne ressemblaient guère à une véritable danse ; mais c’était le style de l’époque, et ce style est resté le même… au théâtre, à ce que je crois. Un des danseurs entama des cabrioles fantastiques, en faisant voltiger les boucles de sa perruque ; le public reconnaissant poussait des éclats de rire interminables.

En quittant la salle, nous rencontrâmes Victor dans le couloir.

« Vous étiez là ! s’écria-t-il avec un geste d’étonnement ; comment se fait-il que je ne vous aie pas vus ? Enchanté de la rencontre ! Il faut à toute force que vous soupiez avec moi ce soir. Venez, je vous invite. »

Le jeune Ratsch paraissait fort excité, exalté même, et, dans son exaltation, il avait un certain air narquois ; des taches rouges se montraient sur ses joues.

« À quel heureux propos ?… demanda Fustow.

— À quel propos ? Tenez, voilà ! »

Victor nous conduisit à l’écart et tira de la poche de son pantalon toute une liasse de billets de banque, bleus et rouges, à cinq et à dix roubles. Il faisait danser le paquet dans sa main.

Fustow témoigna quelque surprise.

« Votre père a donc eu un accès de générosité ? »

Victor se mit à rire.

« Ah ! bien oui ! vous devinez juste !… Ce matin, fort de votre intercession, je lui ai demandé de l’argent. Savez-vous ce que le ladre m’a répondu ? : « Je veux bien payer tes dettes jusqu’à concurrence de vingt-cinq roubles inclusivement ! » Entendez-vous ? Inclusivement ! Non, monsieur, c’est Dieu lui-même qui m’a envoyé cette bonne fortune. Ç’a été une chance magnifique.

— Avez-vous pillé quelqu’un ? demanda Fustow avec négligence. »

Le visage de Victor se rembrunit.

« Vous pensez tout de suite au pillage ! J’ai gagné cet argent, je l’ai gagné à un officier de la garde arrivé hier seulement de Saint-Pétersbourg. Comme les choses se sont arrangées ! L’histoire mérite que je vous la raconte…, mais pas ici. Allons chez Jar, c’est à deux pas. Je vous l’ai dit, c’est moi qui paye. »

Nous aurions dû ne pas accepter l’invitation ; cependant nous le suivîmes sans résistance.

XV

On nous servit chez Jar dans un cabinet particulier. Le champagne, naturellement, devait être de la partie. Avec force détails, Victor nous raconta comment il avait fait la connaissance de ce jeune et très-aimable officier de la garde, comme quoi cet adolescent de bonne famille, mais d’intelligence bornée, lui avait proposé en riant de jouer à la bête avec de vieilles cartes. La mise devait rester une bagatelle. L’officier jouait pour le compte d’une certaine Wilhelmine ; Victor, pour le sien propre. Puis on en était venu à de fortes gageures.

« Et figurez-vous, s’écria Victor, sautant et battant des mains, figurez-vous que je n’avais que six roubles sur moi ! Je commençai par perdre… vous vous représentez ma situation ! Mais alors, grâce à qui, je ne sais, la chance tourne. L’officier s’emporte, il tient ses cartes de manière à ce que je les voie… Bref ! je lui gagne sept cent cinquante roubles ! Il voulait continuer : moi, pas si bête. « Non, pensais-je, il ne faut pas abuser d’une pareille veine. » J’empoche mon bénéfice, et je file ! Et maintenant, je n’ai plus besoin de faire la cour au vieux ; je puis régaler mes camarades… Holà ! garçon ! une autre bouteille ! Trinquons, messieurs ! »

Nous trinquâmes en riant, et nous continuâmes à boire, quoique le récit de Victor ne nous plût pas le moins du monde ; nous ne nous sentions même nullement à notre aise en sa compagnie. Il tâcha de faire l’aimable, causa, s’abandonna et n’y gagna guère. Il devina enfin l’impression qu’il produisait sur nous ; alors il devint morose, son bavardage cessa, ses regards s’assombrirent. Il se mit à bâiller, prétendit qu’il avait sommeil, injuria le garçon, parce que, faute d’air, sa pipe n’allait pas, et tout à coup, avec une expression de défi, les sourcils froncés, il interpella Fustow :

« Écoutez, Alexandre Davidovitch, et répondez-moi, dit-il. Pourquoi me méprisez-vous ?

— Comment ?… fit mon ami, qui ne trouva pas de réponse immédiate.

— Comment ? Je le sais parfaitement bien : je sais que vous me méprisez, et ce monsieur-là (il m’indiqua du doigt), me méprise aussi ! comme si vous vous distinguiez par une vertu extraordinaire ! Mais non, vous êtes des pécheurs comme nous tous. Oui, et même pires que nous ! Il n’est pire eau… Vous connaissez le proverbe ! »

Fustow rougit jusqu’aux oreilles.

« Que voulez-vous dire ? demanda-t-il.

— Je veux dire que je ne suis pas encore devenu aveugle, et que je vois fort bien ce qui se passe autour de moi ; je comprends votre situation vis-à-vis de ma petite sœur… Je n’ai rien là contre ; peu m’importe ; il n’entre pas dans mes principes de m’opposer à la chose ; du reste, ma petite sœur, Susanne Ivanowna, a déjà goûté de tout… Mais de quel droit me méprisez-vous donc ?

— Vous ne savez pas ce que vous dégoisez : vous êtes ivre, » dit Fustow. Et il décrocha son manteau du mur. « Il a commencé par filouter un serin aux cartes, et le voilà maintenant qui débite des sottises infernales, » continua-t-il à haute voix.

Victor resta étendu sur le divan, se bornant à tambouriner avec ses pieds sur l’appui du meuble.

« Filouter ! Pourquoi donc, alors, avez-vous trouvé bon goût au vin que j’ai payé de mes bénéfices ? Et puis, pourquoi n’aurais-je pas dit la vérité ? Ce n’est point ma faute s’il y a dans le passé de Susanne Ivanowna…

— Taisez-vous ! lui cria Fustow ; taisez-vous, ou sinon…

— Ou sinon quoi !

— Vous verrez bien ! Viens, Pierre.

— Ah ! ah ! poursuivit Victor, notre généreux chevalier bat en retraite. Il n’éprouve, par conséquent, aucune envie de connaître le fond des choses. Cela ne m’étonne guère : la vérité le blesse !

— Mais viens donc, Pierre ! cria pour la seconde fois Fustow qui avait fini par perdre tout son calme et qui ne se commandait plus. Comment peux-tu rester près de ce misérable polisson ?

— Ce polisson ne vous craint pas, entendez-vous ? cria Victor à son tour en guise d’adieu ; il vous dédaigne, ce polisson, il vous dédaigne, entendez-vous bien ? »

Dans la rue, Fustow hâta tellement le pas que j’avais peine à le suivre. Soudain il fit halte et se retourna d’un mouvement brusque.

« Où vas-tu ? demandai-je.

— Il faut pourtant s’assurer de ce que ce fou… Dieu sait ce que dans son ivresse… Mais ne m’accompagne pas… Nous causerons demain. Au revoir ! »

Il me serra précipitamment la main et reprit sa course vers l’hôtel Jar.

Le lendemain, je ne pus voir Fustow, et lorsque le surlendemain je me rendis chez lui, j’appris qu’il était parti pour une terre appartenant à son oncle, non loin de Moscou. Je demandai s’il n’avait pas laissé quelques lignes à mon adresse ; non, il n’y avait rien. Le domestique, interrogé par moi, répondit qu’il ignorait combien de temps son maître resterait dans cette terre :

« Quinze jours au moins, peut-être davantage, à ce que je pense, » dit-il.

À tout hasard, je me fis donner l’adresse exacte de Fustow ; puis je rentrai chez moi, fort intrigué. Ce brusque départ pour la campagne, au cœur de l’hiver, me semblait inexplicable. Pendant le dîner, ma bonne tante remarqua tout haut que j’avais l’air d’attendre quelque chose, et que je regardais le gâteau traditionnel comme si je le voyais pour la première fois.

« Vous n’êtes pas amoureux, Pierre ? » me demanda-t-elle lorsque la table fut levée, et après avoir eu soin d’éloigner ses dames de compagnie.

Je la rassurai : non, en effet, je n’étais pas amoureux.

XVI

Trois jours pouvaient s’être écoulés. Je désirais vivement faire une visite chez Ratsch, car là j’espérais trouver l’explication de tout ce qui m’avait si fort préoccupé dans les derniers temps, de tout ce qui restait encore si mystérieux pour moi. Mais il eût fallu se rencontrer de nouveau avec le vétéran… Cette pensée me retint.

Par une soirée sombre, j’étais assis dans ma chambre, tâchant de lire un livre. Dehors, une bourrasque de neige, telle que février en amène, tempêtait et hurlait ; la neige sèche battait par intervalles mes vitres avec une telle violence qu’on eût dit du gros sable vigoureusement jeté contre les fenêtres. Mon domestique entra et, prenant un certain air de solennité confidentielle, m’annonça la visite d’une dame. Cela me surprit ; je n’avais pas l’habitude de recevoir des visites féminines, surtout à une heure aussi avancée. Cependant je donnai ordre qu’on fît entrer. Une femme, enveloppée d’une légère mantille et d’un châle jaune, entra rapidement par la porte ouverte. D’un mouvement brusque elle se débarrassa aussitôt de ces deux vêtements que recouvraient des plaques de neige, et je vis devant moi Susanne Ivanowna. Étonné au plus haut point, je ne trouvai pas un seul mot. Elle se dirigea vers la croisée, appuya ses épaules contre la muraille et demeura immobile. Sa poitrine s’agitait par soubresauts convulsifs ; sa respiration glissait à travers ses lèvres pâles avec un petit gémissement saccadé, tandis que ses yeux erraient vaguement çà et là. Je sentis que des circonstances graves l’avaient poussée à cette démarche. Malgré ma jeunesse et mon caractère insouciant, je compris très-bien que la destinée d’une vie entière, une dure et amère destinée, allait se décider en ma présence.

« Susanne Ivanowna, commençai-je, à quoi… »

De ses doigts raidis, elle saisit avec vivacité ma main, mais la voix lui expira dans le gosier. Elle ne put que soupirer profondément et baissa la tête. Ses cheveux noirs, noués en lourdes tresses, retombèrent sur son front… Des flocons de neige y adhéraient encore.

« Calmez-vous et asseyez-vous, lui dis-je ; ici, sur le sopha. Que s’est-il passé ? Asseyez-vous, je vous en supplie.

— Non, répondit-elle d’une voix qui s’entendait à peine, et elle prit pour se soutenir l’appui de la fenêtre. Je suis bien à cette place… Laissez-moi… Vous ne deviez pas vous attendre… Mais si vous saviez… si je pouvais… Mais… si… »

Elle fit un effort pour surmonter son émotion… Mais les larmes jaillirent de ses yeux avec une force irrésistible ; des sanglots violents, qui éclataient sans relâche, s’arrachèrent bruyamment de sa poitrine. Cela me brisait le cœur… j’étais bouleversé. Je n’avais vu Susanne que deux fois dans ma vie ; j’avais cru deviner qu’elle souffrait, mais je la tenais pour une personne fière, pour un caractère ferme. Et maintenant, d’une façon si imprévue, ces larmes intarissables, désespérées… Ah ! mon Dieu ! on ne pleure ainsi qu’à la dernière extrémité… Je restai debout devant elle, comme si le condamné à mort c’eût été moi.

« Veuillez m’excuser, dit-elle enfin après s’être plusieurs fois essuyé les yeux l’un après l’autre ; cela passera bientôt. Je suis venue… vous devez le savoir : Alexandre est-il parti ? »

Dans cette seule demande il y avait toute une confession, et le regard qu’elle m’adressa semblait me dire : « Tu m’as compris ! Tu auras pitié de moi, n’est-ce pas ? » L’infortunée ! venir chez moi ! quel devait être son désespoir !… Je ne savais que lui répondre…

« Parti… parti… reprit-elle en se parlant à elle-même ; il l’a donc cru ; il n’a pas même voulu me questionner ; il a supposé d’avance que je mentirais ; il a pu penser cela de moi ! L’ai-je jamais trompé ? »

Elle se mordit la lèvre inférieure, pencha son corps un peu en avant, et se mit à gratter avec son ongle les fleurs glacées des vitres. J’allai dans l’antichambre pour renvoyer le domestique, et revins aussitôt ; j’allumai une seconde bougie. Pourquoi faisais-je tout cela ? Je l’ignorais moi-même ; j’étais si troublé.

Susanne restait toujours assise sur le rebord de la fenêtre. Je remarquai seulement alors comme elle était légèrement vêtue : une robe grise à boutons blancs et une large ceinture de cuir, voilà tout. Je m’approchai d’elle, mais elle n’y fit pas attention.

« Il l’a cru, il l’a cru, murmurait-elle en se balançant d’un côté à l’autre. Il n’a pas hésité. Il m’a porté ce dernier… oui, ce dernier coup ! »

Elle se retourna soudain vers moi :

« Savez-vous son adresse ?

— Oui, Susanne Ivanowna, je la sais… Je me suis renseigné auprès de ses domestiques à… dans sa maison. Il ne m’avait rien dit de son départ. Je ne l’avais pas vu depuis deux ou trois jours, et, quand j’allai le voir, j’appris qu’il venait de quitter Moscou.

— Vous savez son adresse ? répéta-t-elle. Eh bien ! écrivez-lui donc qu’il m’a tuée. Je vous connais pour un brave jeune homme. Il ne vous aura point parlé de moi, certainement ; mais il m’a parlé de vous. Écrivez-lui… Oh ! écrivez-lui qu’il revienne au plus vite, s’il veut me trouver encore vivante… Mais non ! il ne me trouvera plus vivante ! »

À chaque mot la voix de Susanne devenait plus calme, car elle-même se calmait. Néanmoins, ce calme me parut plus terrible que les sanglots de tout à l’heure.

« Il l’a cru, redit-elle, et elle appuya son menton sur ses mains entrelacées. »

Une rafale subite poussa en sifflant la neige contre les fenêtres et les fit tinter et frémir ; un courant d’air froid traversa la chambre… la flamme des bougies vacilla… Susanne tressaillit.

Je la priai encore de s’asseoir sur le divan.

« Non, non, laissez-moi, répondit-elle, je suis bien ici. Je vous en conjure, laissez-moi. »

Elle se serra contre les vitres glacées, comme si elle eût vu une sorte d’abri dans cette embrasure étroite et froide.

« Je vous prie… laissez-moi.

— Mais vous tremblez, vous grelottez ! m’écriai-je. Regardez, vos bottines sont mouillées.

— Laissez, de grâce, » murmura-t-elle, et elle ferma les yeux.

Je fus saisi d’une angoisse sans nom.

« Susanne Ivanowna, lui dis-je d’une voix qui ressemblait plutôt à un cri, remettez-vous, je vous en supplie ! Que se passe-t-il donc dans votre cœur ? Pourquoi ce désespoir ? Tout s’expliquera, vous le verrez ; un malentendu… un accident impossible à prévoir. Vous verrez qu’il reviendra bientôt ! Je l’avertirai, je vais lui écrire aujourd’hui… dès aujourd’hui. Mais je ne lui rapporterai pas vos paroles… non, comment le pourrais-je ?

— Il ne me trouvera plus, reprit Susanne de la même voix basse ; serais-je venue ici, chez vous, chez un étranger, si je ne savais pas que je vais mourir ? Ah ! ma dernière espérance s’est brisée sans retour ! Je ne voudrais pourtant pas mourir ainsi, mourir si délaissée, si muette, mourir sans avoir dit à quelqu’un : « J’ai tout perdu… et voilà que je meurs. »

Et elle se serra de nouveau dans son froid abri… dans ce nid glacé qu’elle semblait s’être fait… Jamais, tant que j’existerai, je n’oublierai cette tête, ces yeux immobiles au regard profond, mais éteint, ces cheveux noirs en désordre qui se détachaient si vivement sur le fond pâle de la croisée, cette pauvre petite robe grise, sous laquelle battait encore une telle abondance de vie, de jeunesse, de chaleur !

Involontairement je frappai mes mains l’une contre l’autre.

« Vous… Susanne Ivanowna… C’est vous qui parlez de mourir ! Vous appartenez à la vie ! Il faut que vous viviez ! »

Elle me regarda ; mes paroles semblèrent la surprendre.

« Ah ! vous ne savez pas ! commença-t-elle, et elle laissa lentement retomber ses deux bras. Cela m’est impossible. J’ai trop souffert, oui, trop ! J’ai souffert, espéré ; mais à présent que cet espoir aussi s’effondre, que… »

Elle leva les yeux au plafond, et s’abîma dans ses rêveries. L’expression tragique que j’avais déjà vue apparaître une fois autour de ses lèvres devint plus visible encore ; elle envahit la figure entière. On eût dit qu’une puissance inexorable marquait de son doigt cet être condamné.

Susanne continuait à garder le silence.

« Susanne Ivanowna ! dis-je enfin pour rompre ce mutisme effrayant ; il reviendra, je vous assure ! »

Elle me regarda de nouveau avec effort.

« Comment ? fit-elle.

— Il reviendra, Susanne Ivanowna. Alexandre reviendra bientôt.

— Il reviendra ? reprit-elle. Mais, alors même qu’il reviendrait, cette humiliation, cette méfiance… Non, je ne puis pardonner ! »

Elle se prit la tête dans ses mains.

« Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! que dis-je là ? Et pourquoi suis-je ici ? de quoi s’agissait-il ? quelle prière avais-je à adresser ? et à qui ? Est-ce que je perds la raison ? »

Ses yeux devinrent hagards.

« Vous vouliez me demander d’écrire à Alexandre, » me hâtai-je d’ajouter.

Susanne tressaillit.

« Oui, écrivez-lui, écrivez-lui ce qui vous plaira. Mais ceci… »

Elle mit rapidement sa main dans sa poche et en retira un petit cahier.

« J’avais écrit cela pour lui avant sa fuite. Mais il a cru… il a cru cet être ! »

Je compris qu’elle parlait de Victor ; elle ne pouvait se résoudre à le nommer, à prononcer ce nom odieux.

« Permettez, Susanne Ivanowna, repris-je ; pourquoi supposez-vous qu’Alexandre ait eu un… entretien avec ce…

— Pourquoi je le suppose ? Eh bien, ce… cet homme est venu et m’a raconté tout ; il s’en est vanté, il a ri du même rire que son père ! Tenez, prenez, continua-t-elle, et elle me tendit le petit cahier ; lisez-le, envoyez-le lui, brûlez-le, jetez-le, faites-en ce que vous voudrez… Mais on ne peut pourtant pas mourir comme cela, sans qu’un seul être au monde le sache. Et maintenant, il est temps, je dois m’éloigner. »

Elle quitta l’appui de la fenêtre. Je lui barrai le chemin.

« Où allez-vous, Susanne Ivanowna ? Est-ce possible ? Écoutez donc comme l’orage hurle ! Et vous êtes si légèrement vêtue… Il y a si loin d’ici jusqu’à chez vous ! Permettez au moins que je fasse avancer un traîneau ou une voiture.

— C’est inutile. Je n’ai besoin de rien, » répondit-elle, et, m’écartant avec résolution, elle prit son manteau et son châle. « Pour l’amour de Dieu, ne me retenez pas ! ou je ne réponds de rien. Je sens que le vertige me monte à la tête. Un abîme, un abîme s’ouvre sous mes pieds… Ne m’approchez pas ! ne me touchez pas ! » Avec une hâte fiévreuse elle saisit sa mantille. « Adieu, adieu ! Oh ! mon pauvre, pauvre peuple ! Peuple de pèlerins sans repos, une malédiction éternelle pèse sur toi ! Marche, marche, jusqu’à l’abîme ! Mais personne ne m’a jamais aimée ; pourquoi devait-il, lui… » Tout d’un coup elle se tut. « Un pourtant, un seul m’a aimée, reprit-elle en se tordant les mains. Mais là aussi la mort, la mort impitoyable !… C’est mon tour à présent ! Ne me suivez pas ! s’écria-t-elle avec énergie, ne me suivez pas ! non ! »

Je restai abasourdi. Elle se précipita hors de la chambre, et un instant après j’entendis la lourde porte de la maison retomber en retentissant. Les vitres frémirent de nouveau sous les coups de la rafale.

Je ne repris possession de moi-même que peu à peu. La vie, alors, commençait seulement pour moi. Je ne connaissais par expérience ni la passion ni la douleur ; j’avais rarement eu occasion d’observer la manière dont ces sentiments profonds se manifestent chez autrui… Ici, la douleur et la passion se présentaient à mes yeux dans toute leur poignante vérité. J’aurais cru avoir fait un rêve si le cahier de Susanne n’était demeuré entre mes mains, car tout cela était venu, avait disparu d’une façon si étrange, avec la rapidité d’un orage ! Je lus ce cahier jusqu’à minuit. Il consistait en feuilles de papier à lettres, recouvertes sur les deux côtés de caractères grands, mais irréguliers, presque sans aucune rature. Il n’y avait pas une seule ligne absolument droite ; chacune d’elles trahissait l’émotion de la main qui les avait tracées. Voici ce que renfermait le manuscrit que j’ai précieusement conservé.

XVII

MON HISTOIRE.

J’aurai bientôt vingt-huit ans. Mes plus anciens souvenirs me reportent dans le gouvernement de Tambow. Là, sur la terre d’un riche seigneur nommé Ivan Matveitch Koltowskoï, j’occupe une petite chambre au premier étage d’une maison en bois. Je vis avec ma mère ; elle est juive, fille d’un peintre appelé de l’étranger en Russie, et mort bientôt après son mariage. C’était une femme extraordinairement belle que ma mère, mais d’une beauté maladive ; son extrême pâleur faisait songer à la cire. Il y avait tant de tristesse dans son regard, que parfois, lorsqu’elle venait de me contempler longtemps avec ses yeux mélancoliques, oh ! si mélancoliques ! avec ces yeux dont, même sans les voir, je ressentais le regard, j’étais émue jusqu’aux larmes et je me jetais dans ses bras.

On me donne des professeurs ; je prends des leçons de musique, et l’on m’appelle « mademoiselle ». Ma mère et moi nous prenons nos repas à la table seigneuriale. M. Koltowskoï est un vieillard de haute taille et d’un port imposant ; il sent toujours l’ambre. Il m’inspire une crainte mortelle, bien qu’il m’appelle « Suzon », et qu’il me tende souvent pour l’embrasser sa main dure, sèche, marbrée de veines saillantes, et toujours à demi cachée par les dentelles de sa manchette.

Il est d’une politesse exquise envers ma mère, mais ne cause que peu avec elle ; en général, il se contente de lui adresser quelques paroles bienveillantes, auxquelles elle se hâte de répondre, puis il redevient muet, regarde autour de lui d’un grand air, et prend avec précaution et gravité une prise de tabac espagnol dans une tabatière en or au chiffre de l’impératrice Catherine.

Les souvenirs de ma neuvième année ne s’effaceront jamais.

Ce fut à cette époque que j’appris par les filles de service qu’Ivan Koltowskoï était mon père, et vers le même temps, sur son ordre, ma mère dut épouser M. Ratsch, son intendant. Je ne compris pas du tout comment ces deux choses pouvaient s’accorder ensemble, et je me perdis dans un labyrinthe de suppositions. À force de me creuser la cervelle, je faillis tomber malade… Enfin, je ne savais plus que penser.

« Est-il donc vrai, maman, demandai-je un jour, que ce Croquemitaine qui sent bon (je désignais ainsi Ivan Matveitch) soit mon père ? »

Ma mère, violemment effrayée, me ferma la bouche.

« Pas un mot de cela, jamais, à personne, entends-tu, Susanne ?

« Pas un mot ! » répéta-t-elle d’une voix tremblante, et elle serra ma tête contre son sein palpitant. En effet, je n’en ai jamais rien dit à personne. Je compris l’injonction de ma mère… Je compris que je devais garder le silence, que ma mère implorait mon pardon !

Ce fut l’origine de mon malheur. M. Ratsch n’aimait pas ma mère et n’était pas aimé d’elle. Lui l’avait épousée pour son argent ; elle s’était mariée par obéissance. M. Koltowskoï estimait sans doute que de cette façon tout s’arrangeait le mieux du monde. « La position était régularisée[1]. » Je me rappelle que la veille des noces, ma mère et moi, étroitement entrelacées, nous versâmes des larmes muettes et amères. Elle se taisait : quoi d’étonnant ? qu’aurait-elle pu me dire ? Moi, de mon côté, je ne la questionnais pas. Les enfants malheureux mûrissent plus vite que les enfants heureux… et ils n’ont pas à s’en féliciter, hélas !

M. Koltowskoï s’occupait de mon éducation ; il cherchait même à me rapprocher de sa personne. Il ne causait jamais avec moi ; mais le matin et le soir il avait coutume de me taper sur la joue avec deux de ses doigts froids comme la glace, après avoir épousseté les grains de tabac épars sur son jabot de ces mêmes deux doigts. Puis il me donnait des bonbons d’une couleur sombre, et qui, eux aussi, répandaient une odeur d’ambre ; je ne pouvais me résoudre à en manger. À douze ans, je devins « sa petite lectrice ». Je lui lisais les œuvres françaises du siècle passé, les Mémoires de Saint-Simon, Mably, Reynal, Helvétius, la correspondance de Voltaire, les encyclopédistes, naturellement sans y jamais comprendre rien, même lorsqu’en souriant et en clignant des yeux il m’ordonnait de relire « ce dernier paragraphe, qui est bien remarquable ! » Ivan Matveitch était foncièrement Français. Il avait vécu à Paris avant la Révolution ; il se souvenait de Marie-Antoinette, qui l’avait invité une fois à Trianon. Il avait aussi vu Mirabeau qui, selon sa description, portait des boutons démesurément grands, exagéré en tout, et qui en résumé était un homme de mauvais ton, en dépit de sa naissance.

Toutefois Ivan Matveitch ne parlait que rarement de cette époque ; mais, deux ou trois fois chaque année, il récitait de sa voix lente et nasillarde l’impromptu qu’il avait dit jadis à une soirée de la duchesse de Polignac. Il s’adressait alors à un vieil émigré contrefait auquel il donnait l’hospitalité, et qu’il nommait « M. le commandeur », Dieu sait pourquoi. Je me rappelle seulement les deux premières strophes (il s’agissait d’un parallèle entre les Russes et les Français) :

L’aigle se plaît aux régions austères
Où le ramier ne saurait habiter…

« Digne de M. de Saint-Aulaire ! » ne manquait jamais de s’écrier M. le commandeur.

Ivan Matveitch conserva quelque chose de juvénile dans son air jusqu’à l’heure de sa mort. Il avait les joues colorées, les dents blanches, les sourcils épais et immobiles, des yeux agréables, expressifs, noirs et luisants comme l’agate. Point capricieux, poli pour tout le monde, même pour les domestiques. Et pourtant, mon Dieu ! comme je me sentais mal à mon aise en sa présence, avec quelle joie je le quittais, quelles mauvaises pensées me venaient à l’esprit quand je me trouvais dans son voisinage ! Ce n’était pas ma faute !… J’étais innocente de ce qu’on avait fait de moi !

Après son mariage, M. Ratsch reçut pour logement un petit pavillon près du manoir seigneurial. Ce fut là que je vécus avec ma mère ; ce fut là mon foyer… triste foyer. Elle accoucha d’un fils, de ce même Victor que j’ai le droit d’appeler mon ennemi, et de traiter comme tel ; la santé de ma mère, qui avait toujours été faible, ne se releva plus. M. Ratsch ne montrait pas encore cette gaieté à laquelle il est adonné maintenant. Il avait toujours l’air bourru et faisait des efforts pour paraître homme d’affaires. Il était dur et rude pour moi. Quand je pouvais quitter Ivan Demïanitch, cela me faisait plaisir ; mais volontiers aussi je m’en allais de la maison du maître. Ah ! ma jeunesse infortunée ! Être poussée continuellement d’une rive à l’autre, sans éprouver même le désir d’aborder jamais ! Je croyais quelquefois me sentir joyeuse lorsque, en hiver, légèrement vêtue, je courais par une neige profonde chez Ivan Matveitch pour y faire la lecture. Mais une fois arrivée, à la vue de ces vastes et tristes appartements, de ces meubles en damas fané, de ce vieillard poli, mais si glacial, en douillette de soie ouverte sur le devant, à la cravate blanche, aux manchettes de dentelles qui dépassaient les doigts, un soupçon de poudre (selon les termes employés par son valet de chambre) sur sa chevelure rejetée en arrière, aux parfums asphyxiants, je me sentais perdre haleine et le cœur me manquait.

Ivan Matveitch se tenait ordinairement assis dans un large fauteuil à la Voltaire près du mur. Au-dessus on voyait le portrait d’une jeune femme à la figure énergique et sereine. Cette femme portait un riche costume israélite entièrement couvert de perles et de pierres précieuses… Je me perdais souvent dans la contemplation de ses traits, mais j’appris plus tard seulement que c’était ma mère, peinte par son père, sur l’ordre d’Ivan Matveitch.

Combien elle avait changé depuis lors ! Avait-il assez réussi à la briser, à l’anéantir ! Et elle l’avait aimé ! Elle avait aimé ce vieillard ! Était-ce un rêve ? Comment cela était-il possible ? L’aimer, lui ! Et pourtant, lorsque je me rappelais certains regards, certaines paroles, et surtout certains gestes involontaires échappés à ma mère, j’étais contrainte de m’avouer à moi-même avec effroi… oui, qu’elle l’avait aimé !… Oh ! que Dieu préserve chacun de sentiments et d’expériences semblables !

Je remplissais tous les jours mes fonctions de lectrice chez Ivan Matveitch, souvent pendant trois ou quatre heures sans interruption, et à haute voix. Ma santé commençait à s’en ressentir. Notre médecin exprima des craintes pour ma poitrine, il en fit même part une fois à Ivan Matveitch. Mais celui-ci se contenta de sourire, c’est-à-dire non, il ne souriait jamais ; il fit une petite moue gracieuse et répondit :

« Vous ne savez pas ce qu’il y a de ressources dans cette jeunesse.

— Autrefois, cependant, hasarda le médecin, c’était monsieur le commandeur qui…

— Vous rêvez, mon cher, interrompit Ivan Matveitch, le commandeur n’a plus de dents, et il crache à chaque mot. J’aime les voix jeunes. »

Je continuai donc à lire, bien que le matin et pendant la nuit je toussasse beaucoup.

Quelquefois Ivan Matveitch m’engageait à jouer du piano. Mais la musique produisait sur lui un effet soporifique. Ses yeux se fermaient, sa tête se penchait lentement, et on l’entendait murmurer de temps en temps : « C’est du Steibelt, n’est-ce pas ? Jouez-moi du Steibelt ! » Ivan Matveitch tenait Steibelt pour un grand génie, qui dans ses compositions avait su rompre avec la « grossière lourdeur des Allemands » ; il ne lui reprochait qu’une chose : « trop de fougue, trop d’imagination ! » Quand Ivan Matveitch voyait que je me fatiguais au piano, il m’offrait du « cachou de Bologne ». C’est ainsi qu’un jour se passait après l’autre.

Une nuit, nuit que je n’oublierai jamais, un terrible malheur me frappa. Ma mère mourut. Je venais d’accomplir ma quinzième année. Comme il m’accabla, ce malheur qui fondait sur moi d’une façon si imprévue ! Et cette première rencontre de la mort, comme elle m’effraya ! Ma pauvre, pauvre mère ! Nos rapports avaient eu un caractère singulier. Nous nous aimions passionnément…, passionnément et sans espérance ! C’était comme si nous eussions soigneusement gardé et caché l’une pour l’autre notre commun secret ; nous nous obstinions toutes deux à nous taire, quoique sachant bien ce qui se passait au plus profond de nos cœurs. De son passé, de sa jeunesse, ma mère ne me dit jamais un mot. Elle ne se plaignit jamais, quoique son être entier fût une plainte muette. Nous avions soin d’éviter tout sujet de conversation un peu trop sérieux. Ah ! j’espérais toujours qu’enfin sonnerait l’heure où elle s’expliquerait avec moi, ce qui me donnerait la possibilité de m’épancher avec elle, et nous procurerait un allégement réciproque. Mais les soucis quotidiens, son caractère irrésolu et timide, ses maladies, la présence de M. Ratsch, surtout l’éternelle question : à quoi bon ? la fuite du temps et de la vie qui glissent sans arrêt, sans que nous en ayons conscience, nous retinrent comme enchaînées par un charme.

Un coup de foudre mit fin à tout cela. Bien loin d’obtenir de ma mère quelques paroles qui auraient pu lever ce mystère si pesant, je ne reçus pas même son dernier adieu. Les seules circonstances qui soient restées présentes à mon souvenir, c’est d’abord l’exclamation de M. Ratsch : « Susanne Ivanowna, venez, votre mère veut vous bénir ! » Puis cette main pâle qui sort de dessous la lourde couverture, cette respiration pénible, ces yeux brisés… Ah ! assez, assez !

Et avec quelle angoisse, avec quel soulèvement intérieur, avec quelle curiosité douloureuse n’étudiai-je pas, le lendemain et le jour de l’enterrement, la physionomie de mon père. Oui, de mon père ! Dans le secrétaire de la morte, j’avais trouvé ses lettres. Il me sembla qu’il pâlissait, que quelque chose se réveillait en lui… mais non. Non ! Rien n’avait vibré dans cette âme de pierre. Huit jours après, il me faisait venir dans son cabinet, tout comme autrefois ; de la même voix il me pria de lire, « si vous le voulez bien, les Observations sur l’Histoire de France de Mably, à la page 74, là où nous avons été… interrompus ». Il n’avait pas donné ordre qu’on enlevât le portrait de ma mère ! Je dois cependant ajouter qu’en me congédiant, il me prit à part et me dit, après m’avoir présenté deux fois sa main pour la baiser : « Susanne, la mort de votre mère vous a privée de votre appui naturel, mais vous pourrez toujours compter sur ma protection » ; puis, me prenant par l’épaule de l’autre main et me poussant un peu, il prononça ces mots avec sa petite moue habituelle : « Allez, mon enfant. » J’aurais voulu crier : « Mais tu es pourtant mon père ! » Je ne dis rien et je m’en allai.

Le lendemain, de bonne heure, je me dirigeai vers le cimetière. Mai déployait alors toute la beauté de ses feuilles, de ses fleurs et de sa verdure. Je restai longtemps assise sur le tertre récent. Je ne versai pas une larme ; je n’étais pas triste. Une seule phrase me bourdonnait dans la tête : « Entends-tu, mère ? Il veut accorder à moi aussi sa protection ! » Et je crus que le sourire involontairement ironique de mes lèvres ne pourrait offenser la morte.

Je me demandais parfois pour quelle raison je souhaitais si obstinément, non un aveu, oh ! non, mais un mot du cœur, un mot paternel venant d’Ivan Matveitch ? Car enfin je savais quel homme c’était, combien peu il ressemblait à l’idéal de mes rêves… à mon idéal du père… Mais je me trouvais tellement isolée, si abandonnée en ce monde ! Et puis… une pensée me tourmentait sans repos : « Elle l’a pourtant aimé ! Ma mère l’a aimé ! »

Trois années s’écoulèrent encore. Dans notre vie monotone, calculée et mesurée à l’avance, rien n’avait changé. Victor grandissait. Son aînée de huit ans, je me serais volontiers occupée de lui ; mais M. Ratsch s’y opposa. Il lui donna une bonne qui devait sévèrement veiller à ce qu’on ne le gâtât point, ce qui voulait dire à ce que je n’approchasse pas de sa personne. Victor lui-même m’évitait. Un jour M. Ratsch entra dans ma chambre d’un air anxieux et troublé. La veille, des bruits fâcheux concernant mon beau-père étaient parvenus jusqu’à moi : on disait parmi les domestiques qu’il avait détourné une somme importante et qu’il en avait obtenu frauduleusement une autre de deux fournisseurs.

« Vous pourriez me rendre un service, » commença-t-il en battant la table de ses doigts avec impatience ; « allez trouver Ivan Matveitch et priez-le pour moi.

— Le prier… À quel propos ? pourquoi ?

— Parlez en ma faveur. Je ne suis pas un étranger pour vous. On m’accuse… eh bien, pour être bref, je puis perdre mon pain, et vous le vôtre avec moi.

— Comment irais-je le trouver, l’importuner ?

— Chansons que tout cela ! Vous avez le droit de l’importuner.

— Quel droit, Ivan Demïanitch ?

— Allons, allons, ne prenez pas cet air… Il y a différents motifs pour qu’il ne puisse rien vous refuser. Est-il possible que vous ne me compreniez pas ? »

Il me regarda d’un air impudent, et je sentis brûler mes joues. La haine et le mépris se dressèrent tout à coup en moi ; ils montèrent comme une vague et m’inondèrent.

« Oui, je vous comprends, Ivan Demïanitch, » répondis-je enfin, et ma voix me parut étrange à moi-même. « Je ne me rendrai pas chez Ivan Matveitch, et je ne le supplierai pas ! Et, s’il s’agissait même de perdre mon pain et le vôtre, que la destinée s’accomplisse ! »

M. Ratsch bondit sur place ; ses lèvres se serrèrent, ses poings se crispèrent.

« Eh bien ! attends alors, princesse de Golconde, » murmura-t-il d’une voix rauque, « je te revaudrai cela ! »

Ce même jour, Ivan Matveitch le fit appeler. On raconte qu’il le menaça de son jonc espagnol, de ce jonc qu’il avait échangé jadis avec le duc de La Rochefoucauld, et qu’il le reçut en criant : « Vous êtes, monsieur, un coquin ! Vous voulez vous enrichir d’un Mammon injuste. Je vous commettrai à la porte ! » Ivan Matveitch parlait très-imparfaitement le russe, il « méprisait notre jargon vulgaire et rude ». Quelqu’un dit une fois en sa présence : « Cela s’entend de soi-même. » Ivan Matveitch s’en offusqua, et, citant plus tard cette phrase comme preuve de la raideur et de la stupidité de notre langue : « Qu’est-ce, » demanda-t-il en russe, en accentuant chaque syllabe, « que « s’entendre soi-même » ? Pourquoi ne pas dire simplement : Cela s’entend ? Qu’est-ce que le « soi-même » a donc à y voir ? »

Ivan Matveitch s’en tint aux menaces ; il ne chassa pas Ratsch ; il ne lui ôta même pas sa place. Mais mon beau-père m’a tenu parole : il n’a pas oublié.

Un changement se fit dans la personne d’Ivan Matveitch. Il devint soucieux, mélancolique ; sa santé s’ébranla. Son visage frais et rose jaunit, se couvrit de petites rides ; il perdit une dent de devant. Il cessa de sortir en voiture, et les journées de réception qu’il avait instituées pour donner l’hospitalité à ses paysans — sans le concours du clergé — furent définitivement abolies. Ivan Matveitch avait eu jadis l’habitude, à l’occasion de ces journées, de se montrer dans la grande salle ou sur le balcon, une rose passée dans sa boutonnière. Effleurant des lèvres un broc en argent rempli d’eau-de-vie, il haranguait ses paysans à peu près dans ce genre :

« Vous êtes contents de mes mesures comme je crois l’être de vos efforts ; j’en éprouve une joie sincère. Nous sommes tous frères. C’est la naissance qui nous rend égaux ; je bois à votre santé ! »

Puis il les saluait, et ces paysans s’inclinaient profondément, jusqu’à la ceinture, mais pas jusqu’à terre, ce qui leur était sévèrement défendu. Cette hospitalité traditionnelle continua, mais Ivan Matveitch s’abstint de paraître parmi ses sujets. Il interrompait quelquefois ma lecture par cette exclamation : « La machine se détraque ! Cela se gâte ! » Ses yeux mêmes, ses yeux clairs et comme de pierre, devenaient ternes et paraissaient se rétrécir ; il s’endormait plus souvent qu’autrefois, et pendant son sommeil il poussait de profonds soupirs. Sa conduite envers moi serait restée la même s’il n’y eût pas mêlé une nuance de courtoisie chevaleresque.

Quelque difficulté qu’il en éprouvât, chaque fois que j’entrais chez lui il se levait de son fauteuil. Quand je m’en allais, il m’accompagnait jusqu’à la porte en soutenant mon coude du bout de ses doigts. Il commença aussi à m’appeler « ma chère demoiselle » ou « mon Antigone », au lieu de Suzon. Monsieur le commandeur était mort deux ans après ma mère, et cette mort semblait avoir ému Ivan Matveitch beaucoup plus profondément que l’autre. Un de ses contemporains était parti : cela l’avait frappé.

Tout le mérite de Monsieur le commandeur, dans les derniers temps de sa vie, s’était pourtant réduit à pousser régulièrement l’exclamation suivante : « Bien joué, mal réussi ! » chaque fois qu’Ivan Matveitch, jouant au billard avec M. Ratsch, avait manqué. À table, quand Ivan Matveitch lui adressait une question, comme par exemple : « N’est-ce pas, monsieur le commandeur, c’est Montesquieu qui a dit cela dans ses Lettres persanes ? » il répondait avec componction, en laissant couler une cuillerée de soupe sur son devant de chemise : « Ah ! M. de Montesquieu ? Un grand écrivain, monsieur, un grand écrivain ! » Ivan Matveitch lui dit une fois : « Les théophilanthropes ont eu pourtant du bon. » Sur quoi le vieillard cria d’une voix émue : « M. de Kolontouskoi ! » (depuis vingt-cinq ans qu’il vivait là, il n’avait pas appris à prononcer correctement le nom de son amphitryon), M. de Kolontouskoi ! leur fondateur, l’instigateur de cette secte, ce La Reveillère-Lépaux, était un bonnet rouge ! — Non, non, » répartit Ivan Matveitch en souriant et en savourant une prise de tabac, « des fleurs, des vierges, le culte de la nature… ils ont eu du bon, ils ont eu du bon !… » J’étais souvent étonnée de la quantité de connaissances que possédait Ivan Matveitch et de la stérilité de tout ce savoir.

Les forces d’Ivan Matveitch déclinaient visiblement, mais il résistait encore. Un jour, ce pouvait être trois semaines avant sa mort, immédiatement après le dîner, il fut pris d’un accès de vertige. Il devint pensif et dit : « C’est la fin. » Puis, dès qu’il se fut remis et un peu reposé, il écrivit à son frère, son héritier unique, qui habitait Saint-Pétersbourg, et avec lequel il n’avait pas eu de rapports depuis quelque vingt ans. Un Allemand catholique, médecin jadis célèbre, qui vivait retiré dans une petite terre du voisinage, vint trouver Ivan Matveitch lorsqu’il entendit parler de sa maladie. Il ne faisait que de très-rares apparitions chez nous, mais Ivan Matveitch le recevait toujours avec une distinction toute particulière ; il lui témoignait beaucoup d’estime. C’était peut-être le seul homme au monde qu’il estimât. Ce vieillard lui conseilla d’envoyer chercher un membre du clergé, mais Ivan Matveitch lui répondit : « Ces messieurs et moi nous n’avons rien à nous dire », et le pria de parler d’autre chose. Quand le voisin fut parti, le valet de chambre reçut ordre de ne plus admettre personne. Puis Ivan Matveitch me fit appeler. Son aspect m’effraya : des taches bleuâtres s’étaient formées sous ses yeux, sa figure s’était allongée ; il y avait quelque chose d’immobile dans son visage : on l’eût dit en bois ; le bas des joues seul pendait mollement. « Vous voilà grande, Suzon, » dit-il en articulant les consonnes avec effort, mais en essayant encore de faire sa petite moue (j’avais en ce moment dix-huit ans accomplis) ; « bientôt peut-être vous resterez seule. Soyez toujours sage et vertueuse. C’est la dernière recommandation d’un… (il toussa)… d’un vieillard qui vous veut du bien. Je vous ai recommandée à mon frère ; je ne doute pas qu’il ne respecte mes volontés… » Il toussa encore et tâta sa poitrine d’un air soucieux. « Du reste, j’espère encore pouvoir faire quelque chose pour vous… dans mon testament. »

Ces dernières paroles me traversèrent le cœur comme un coup de poignard. Ah ! c’en était trop ! C’était trop de dédain et d’offenses ! Ce qui se peignit alors sur ma figure, Ivan Matveitch l’attribua sans doute à un autre sentiment, à un sentiment d’affliction ou de reconnaissance, car, me tapant sur l’épaule d’une façon caressante, comme pour me consoler, et me poussant doucement à la fois, selon son habitude, il m’adressa ces mots :

« Voyons, mon enfant, du courage ! Nous sommes tous mortels. Et puis, il n’y a pas encore de danger. C’est une simple précaution que j’ai cru devoir prendre… Allez ! »

Comme autrefois, lorsqu’il m’avait fait appeler après la mort de ma mère, j’aurais voulu crier : « Mais je suis votre fille ! votre fille ! » Je pensai, toutefois, que dans ces paroles, dans ce cri d’angoisse, il n’entendrait que le désir de faire valoir mes droits, mes droits à l’héritage, à son argent… Et pour rien au monde je n’aurais voulu dire quelque chose à cet homme qui n’avait pas prononcé une seule fois devant moi le nom de ma mère, aux yeux duquel je comptais si peu, et qui ne s’était même pas donné la peine de rechercher si je connaissais mon origine. Non ! pas une parole à cet homme. Peut-être s’en doutait-il, peut-être le savait-il ; et il s’était tu pour éviter des explications, des tracasseries, ou pour ne pas se passer d’une lectrice ayant la voix jeune. Non ! non ! qu’il demeure aussi coupable envers la fille qu’envers la mère dont il a causé tous les malheurs ! Qu’il emporte cette double faute dans sa tombe ! Je le jure ! je le jure ! il n’entendra pas ma bouche proférer ce mot qui, aux oreilles de tout homme, doit pourtant avoir un accent de sainte douceur. Je ne l’appellerai pas « père » ! Je ne lui pardonnerai ni ce qu’il a fait à ma mère, ni ce qu’il m’a fait à moi ! Il n’éprouve pas le besoin de ce pardon ?… Il ne peut pas, il ne peut pas ne pas l’éprouver ! Mais il n’aura pas de pardon, il ne l’aura pas ; non ! mille fois non !

Dieu sait si j’aurais tenu mon serment, si mon cœur ne se serait pas adouci, si je n’aurais pas surmonté ma timidité et mon orgueil… Mais les choses se passèrent avec Ivan Matveitch comme avec ma mère. La mort le surprit d’une façon tout aussi soudaine, également pendant la nuit. Ce fut encore M. Ratsch qui m’éveilla, et nous courûmes au manoir, dans la chambre à coucher d’Ivan Matveitch… Mais j’arrivai trop tard ; je ne vis même pas ces dernières vibrations de la vie agonisante qui, au lit de mort de ma mère, s’étaient gravées en traits ineffaçables dans mon souvenir. Sur des coussins garnis de dentelles se trouvait étendu un mannequin desséché, noirâtre, le nez pointu et les sourcils hérissés… Émue d’horreur et d’effroi, je poussai un cri, je me précipitai dehors. Sur le seuil, je rencontrai des hommes barbus, endimanchés, à ceintures rouges, et je ne sais plus comment je suis arrivée en plein air.

Il fut raconté plus tard que le valet de chambre, se hâtant au bruit violent de la sonnette, ne trouva pas Ivan Matveitch couché dans son lit, mais à deux pas de là, accroupi sur le parquet ; qu’Ivan s’écria deux fois de suite : « Eh bien, petite mère, c’est là la journée de Saint-George ! »[2], et que ce furent ses dernières paroles. Mais je me refuse à le croire. Pourquoi aurait-il parlé russe dans un tel instant et surtout en de tels termes ?

Pendant deux semaines entières nous attendîmes l’arrivée du nouveau seigneur, Siméon Matveitch Koltowskoï. Ordre vint de ne rien changer, de ne toucher à rien, jusqu’à ce qu’il eût inspecté tout en personne. Meubles, armoires, tables, portes, furent soigneusement fermés et scellés. Chacun avait peur et vivait dans une attente anxieuse. Je devins tout à coup un personnage important, le plus important presque de la maison. On m’avait déjà donné du « mademoiselle » ; mais à présent ce mot semblait avoir gagné une nouvelle signification ; on le prononçait avec un accent particulier. On se disait en chuchotant : le vieux seigneur est mort si subitement qu’il n’a pas même eu le temps de faire appeler un prêtre, et depuis longtemps, bien longtemps, il n’avait pas été à confesse ; mais on ne peut pas savoir ; un testament est bien vite écrit. M. Ratsch aussi jugea utile de modifier sa conduite envers moi. Il n’affecta ni bonhomie ni bienveillance : il savait bien qu’il ne pouvait pas me donner le change ; seulement sa physionomie exprimait une humilité sombre, comme s’il m’eût dit : « Vois-tu, je me soumets ! » Tous cherchèrent un appui en moi, tous me firent la cour et s’efforcèrent de m’obliger… Moi seule je ne savais pas quelle contenance tenir ; cela m’étonnait de voir ces gens ne pas comprendre à quel point ils m’offensaient. Enfin Siméon Matveitch arriva.

Siméon Matveitch, ayant dix ans de moins que son frère, avait toujours suivi des voies différentes. Il occupait une haute position à Saint-Pétersbourg dans le service de l’État. Il avait été marié, était devenu veuf de bonne heure et n’avait qu’un fils. Ses traits rappelaient ceux de son aîné ; mais il était plus petit, plus robuste, avec une tête ronde et chauve, des yeux aussi clairs et aussi noirs, mais très-mobiles, des lèvres rouges et épaisses. Contrairement à son frère, qu’il exaltait jusqu’à la dignité de philosophe français, mais qu’il qualifiait quelquefois aussi d’original, Siméon Matveitch parlait toujours russe ; il s’exprimait à haute voix et causait volontiers ; il riait en fermant les yeux, et en imprimant à son corps des saccades désagréables, comme s’il eût été secoué par la méchanceté. Il s’occupa sans délai et activement des affaires, examina tout par lui-même, et exigea d’un chacun des comptes détaillés. Dès le premier jour de son arrivée, il invita le prêtre avec son clergé, ordonna un office à domicile et fit asperger d’eau bénite la maison entière de la cave au grenier pour en bannir « l’esprit jacobin et voltairien », selon son expression. Dès la première semaine, certains favoris d’Ivan Matveitch tombèrent en disgrâce ; l’un d’eux fut exilé en Sibérie ; d’autres eurent à subir des punitions corporelles ; le vieux valet de chambre lui-même, Turc d’origine, qui parlait français et qu’Ivan Matveitch avait reçu en cadeau de feu le feld-maréchal Kamenski, oui, même ce vieux valet de chambre fut congédié : il obtint à vrai dire sa liberté, mais il lui fut enjoint en même temps de vider la place dans les vingt-quatre heures, « pour ne pas être d’un mauvais exemple aux autres ». Siméon Matveitch se révéla maître sévère, et alors seulement beaucoup de ses sujets regrettèrent le défunt.

« Aux temps de notre petit père Ivan Matveitch, dit en ma présence un vieil et caduc serviteur de la maison avec un air préoccupé, nous n’avions aucun souci, sauf celui de lui blanchir bien proprement son linge fin, de lui parfumer ses appartements et d’empêcher que les domestiques de l’antichambre ne fissent du bruit, car voilà ce qui ne devait arriver pour rien au monde ! Quant au reste, il n’y regardait pas de si près. Le défunt n’a jamais fait de mal à une mouche ! Quelle misère à présent ! Autant mourir tout de suite ! »

Ma situation, je veux dire celle qu’on m’avait assignée depuis quelques jours, changea, elle aussi, rapidement… On ne trouva aucun testament dans les papiers laissés par Ivan Matveitch, pas une seule ligne en ma faveur… Je m’abstiens de décrire la conduite de M. Ratsch ; mais les autres furent également irrités contre moi et s’étudièrent à me témoigner leur désappointement, comme si je les eusse trompés. Tous se détournèrent de ma personne… Un dimanche, Siméon Matveitch, qui à l’église occupait toujours la place réservée près de l’autel, me fit appeler après la messe. J’allais régulièrement à l’église, ayant été baptisée chrétienne en même temps que ma mère. Jusqu’ici je n’avais vu Siméon Matveitch qu’en passant, et il s’était toujours donné l’air de ne pas m’apercevoir. Il me reçut dans son cabinet, debout près de la fenêtre, en frac d’uniforme à deux crachats. Je m’arrêtai sur le seuil ; mon cœur battit violemment, à la fois sous l’impression de la crainte et sous celle d’un autre sentiment qui m’oppressait, quoique je ne m’en rendisse pas compte.

« J’ai désiré vous voir, ma jeune demoiselle, » fit Siméon Matveitch en regardant d’abord mes pieds, puis mon visage. Ce regard me fit l’effet d’un coup qu’on m’aurait porté.

« J’ai désiré vous voir pour vous apprendre mes décisions et pour vous assurer que je suis entièrement disposé à vous être utile. »

Puis, d’une voix plus haute : « Naturellement, vous n’avez pas de droits à faire valoir ; mais… comme… lectrice de mon frère… vous pouvez toujours… compter sur ma bienveillance. Moi… je suis parfaitement convaincu de votre sagesse et de vos bons principes. D’ailleurs, M. Ratsch, votre beau-père, est déjà muni des instructions nécessaires. Enfin, je dois vous dire que votre physique avantageux me garantit la noblesse de vos sentiments. » Là-dessus Siméon Matveitch fit entendre un petit rire qui voulait être fin, et moi… je ne me sentis pas blessée… mais j’eus pitié de moi-même. Je compris seulement alors que je restais complétement abandonnée en ce monde. Après s’être dirigé d’un pas assuré et raide vers son bureau, Siméon Matveitch prit dans un tiroir un paquet de bank-notes, et me le pressa dans la main en ajoutant : « Voici une petite somme que je vous remets pour vos épingles. Je ne vous oublierai pas non plus à l’avenir, ma chère, et maintenant adieu ; soyez sage ! » Je pris le paquet d’un mouvement mécanique ; tout ce qu’il m’aurait donné, je l’aurais pris ; je retournai dans ma chambre, et, assise sur mon lit, je pleurai longuement, longuement. Je ne m’aperçus pas que j’avais laissé tomber le paquet. M. Ratsch le trouva, le prit, me demanda ce que j’en voulais faire, et garda l’argent.

Vers cette époque, il se fit un grand changement dans sa position. Ses conférences avec Siméon Matveitch le mirent en haute faveur auprès de lui, et il reçut bientôt la charge d’administrateur en chef. Ce fut alors que sa gaieté apparut pour la première fois et que ses éclats de rire perpétuels se déclarèrent. Il affecta d’abord cette gaieté pour copier son patron ; plus tard, cela devint une habitude. En même temps il tourna au patriote russe. Simon Matveitch était fortement attaché aux coutumes nationales… en paroles ; il vantait les vêtements flottants des anciens boyards, et se moquait des habits modernes ; mais il n’en portait pas d’autres. Il relégua dans la plus éloignée de ses terres un cuisinier dont l’éducation avait coûté beaucoup d’argent à Ivan Matveitch, parce que ce cuisinier n’avait pas réussi dans la confection d’un certain plat russe, d’une soupe froide aux concombres et aux cous d’oie. À l’église, il accompagnait le chantre de la voix, et, quand on réunissait les filles du village pour les faire chanter et danser, il entonnait la ronde, marquait la mesure du pied et pinçait les joues aux jeunes villageoises. Au surplus, il partit bientôt pour Saint-Pétersbourg, laissant à mon beau-père la direction suprême de son bien.

Alors commencèrent pour moi des jours pleins d’amertume. La musique me restait comme unique consolation, et je me donnai à elle de toute mon âme. Pour mon bonheur, M. Ratsch était fort occupé ; mais, chaque fois que l’occasion s’en présentait, il me témoignait son hostilité. Fidèle à sa promesse, il « n’oubliait pas » mon refus. Il m’imposait des courses, me faisait sentir son pouvoir ; je dus mettre au net ses longs et menteurs rapports, et y corriger les fautes d’orthographe. Il fallait se soumettre sans condition : je me soumis. Il m’annonça qu’il saurait bien m’apprivoiser, me rendre molle comme de la soie. « Quelle est cette révolte dans vos yeux ? » me cria-t-il une fois après avoir bu de la bière, en frappant la table du plat de sa main. « Vous semblez vous dire à part vous : « Je suis muette comme un agneau, je suis donc dans mon droit… » Mais non ! Je veux que vous vous conduisiez aussi envers moi en agneau soumis ! »

Ma situation devenait de plus en plus révoltante, insupportable ; mon cœur commençait à s’endurcir dans cette résignation amère qui précède la révolte. Des pensées de plus en plus dangereuses traversaient mon esprit ; je passais les nuits sans lumière, sans sommeil, et je songeais, songeais toujours ; ténèbres au dehors, ténèbres au dedans : je sentais surgir en moi une résolution terrible. Le retour de Siméon Matveitch donna une autre direction à mes idées.

Personne ne l’attendait, nous étions en automne depuis longtemps. On apprit qu’il avait eu des désagréments dans son service et qu’il avait pris son congé ; il avait espéré obtenir le cordon d’Alexandre, et on s’était contenté de lui offrir une tabatière. Aigri contre le gouvernement qui n’avait pas su apprécier ses qualités, contre la société de Saint-Pétersbourg qui lui avait montré peu d’intérêt en ne partageant pas son indignation, il avait résolu de s’établir à la campagne et de s’occuper d’agriculture. Il arriva seul… Son fils, Michaël Simeonitch, ne vint que plus tard, vers le nouvel an.

Mon beau-père passait presque tout son temps dans le cabinet de Siméon Matveitch ; sa faveur croissait toujours. Il me laissait tranquille, il n’avait pas le loisir de songer à moi. Siméon Matveitch s’était mis en tête de monter une filature de coton. Mon beau-père ne comprenait rien aux choses industrielles, mais peu lui importait. Siméon Matveitch savait que Ratsch ne s’y entendait pas, mais Ratsch était un véritable Araktchejeff[3] (c’était le grand mot de l’époque). Siméon Matveitch aimait à l’appeler : « mon Araktchejeff ! Du zèle, insistait-il, voilà tout ce qu’il me faut, c’est moi qui donnerai la direction. »

Malgré les soins si variés que réclamaient la fabrique, les terres, l’introduction de nouveaux règlements dans la chancellerie seigneuriale, la création de nouveaux emplois et offices, Siméon Matveitch trouvait cependant du temps pour penser à moi. Un soir on m’appela au salon, et là on me pria de jouer du piano. Siméon Matveitch aimait la musique moins encore que feu son frère ; cependant il me remercia, m’encouragea, et le lendemain je reçus une invitation pour le dîner. Après le repas, Siméon Matveitch eut une assez longue conversation avec moi, m’examina sur beaucoup de choses, rit à quelques-unes de mes reparties, bien qu’elles n’eussent rien de comique, et me regarda d’une façon si étrange… Ces regards m’embarrassèrent. Je n’aimais pas ses yeux, leur expression ouverte et claire me déplaisait. Il me semblait toujours que cette franchise même cachait quelque chose de dangereux, que sous le miroir clair de ces prunelles couvait une âme ténébreuse. « Je ne ferai pas de vous ma lectrice, dit-il pour terminer, en rajustant son frac et en se donnant des airs aimables. Dieu merci, je ne suis pas encore aveugle et je puis lire moi-même ; mais le café offert par votre petite main me semblera meilleur, et je vous écouterai toujours avec plaisir au piano. » Dès lors, j’allais quotidiennement dîner au manoir. Je restais quelquefois dans le salon jusqu’à la nuit. Comme mon beau-père, j’avais trouvé faveur, mais la gaieté ne m’était pas venue.

Siméon Matveitch, je dois en convenir, me témoignait un certain respect, et pourtant il y avait quelque chose dans cet homme qui me répugnait et m’effrayait. Et ce quelque chose, je le lisais non dans ses paroles, mais dans ses yeux… dans ses yeux et dans son rire. Il ne me parlait jamais de mon père, son frère. Je crus m’apercevoir que s’il évitait ce thème, ce n’était pas seulement par crainte d’éveiller chez moi des idées et des prétentions ambitieuses, mais aussi pour un autre motif. Ce motif, je ne pouvais encore me l’expliquer clairement ; je ne pouvais pas davantage me rendre compte de l’embarras qui me faisait monter la rougeur au front… La fête des Rois fut le jour où le fils de Siméon Matveitch, Michaël Simeonitch, arriva.

Ah ! je le sens bien, il me serait impossible de poursuivre comme j’ai commencé ; ces souvenirs ont trop d’amertume ! Et en ce moment surtout, comment raconter avec calme… Pourquoi le cacherais-je ?… J’aimai Michel[4] et je fus aimée de lui.

De quelle manière cela se fit, je ne puis le dire non plus. Je me rappelle que le soir de son arrivée il entra dans le salon (j’étais au piano, jouant une sonate de Weber) ; qu’il entra, élancé, beau, en pelisse de velours fourrée, avec des bottes de feutre, bref, en tenue de voyage et en costume d’hiver ; qu’avant de saluer son père il agita sa casquette de zibeline pour en secouer la neige, et qu’il me jeta un regard rapide et étonné. Je sais que je n’oubliai plus à partir de ce soir, que jamais je n’oublierai cette bonne et jeune figure. Il se mit à parler, et il me sembla que sa voix pénétrait dans mon cœur… une voix mâle et sonore… et dans chaque inflexion une âme si honnête, si loyale ! Siméon Matveitch se montra joyeux de revoir son fils, l’embrassa et demanda aussitôt : « Quinze jours ? Eh ? Congé ? Eh ? » puis il me renvoya. Je restai longtemps assise à la fenêtre de ma chambre, regardant les lumières qui couraient dans le manoir. Je les suivis des yeux, et, comme ces points lumineux qui s’agitaient dans l’obscurité, je sentais mes ténèbres à moi traversées par des clartés inconnues et subites.

Le lendemain, avant le dîner, j’eus ma première conversation avec lui. Il vint porteur d’une commission de Siméon Matveitch pour mon beau-père et me trouva dans notre petit salon. Je voulus m’éloigner, mais il me retint. Il était très-vif et franc dans ses discours, dans ses gestes ; aucune trace chez lui de l’assurance orgueilleuse et du ton dédaigneux de la capitale ; rien aussi de l’affectation propre aux militaires de la garde… Il y avait pourtant dans le sans-gêne de sa conversation avec moi une certaine hésitation, comme s’il eût craint de me blesser. Il y a des personnes dont les yeux ne sourient jamais, même quand le rire est sur leur bouche ; les lèvres de Michel, au contraire, fines et charmantes, restaient d’habitude sérieuses, et ses yeux souriaient constamment. Nous causâmes bien une heure… de quoi, je ne m’en souviens plus ; je me rappelle seulement que pendant tout ce temps je regardais dans ses yeux et que je me sentais si bien, si bien avec lui !… Le soir je jouai du piano. Il aimait beaucoup la musique ; il se mit dans le fauteuil, appuya sa tête bouclée sur sa main et écouta avec attention. Il ne m’adressa pas un seul compliment, mais je compris que mon jeu lui plaisait ; je jouai avec enthousiasme. Siméon Matveitch, assis près de son fils, examinait des plans de constructions ; tout à coup son front se rida : « Allons, mademoiselle, dit-il en se rajustant et se boutonnant comme d’habitude, c’est assez. Vous faites du bruit comme un serin ! C’est à en avoir mal à la tête. Pour un vieillard tel que moi, vous ne vous donneriez pas tant de peine… » ajouta-t-il à demi-voix, et il me renvoya. Michel m’accompagna des yeux jusqu’à la porte et se leva. « Où vas-tu ? où vas-tu ? » cria Siméon Matveitch en poussant un éclat de rire, et il ajouta quelques mots… Je n’entendis pas ses paroles, mais M. Ratsch, qui se tenait dans un coin du salon (il était toujours présent, et cette fois il avait apporté les plans), se mit à rire d’une façon obséquieuse. Ce rire me resta dans les oreilles… Même scène ou presque même scène le lendemain au soir. La conduite de Siméon Matveitch envers moi changea subitement ; il me battit froid et je tombai en disgrâce.

Quatre jours après, je rencontrai Michel dans le corridor qui traversait la maison. Il me prit par la main et me conduisit dans une chambre contiguë à la salle à manger ; on appelait cette pièce la chambre aux portraits.

Je le suivis, non sans agitation, mais avec une pleine confiance. Je crois que dès cet instant, bien que je ne me rendisse pas encore compte de ce qu’il était pour moi, je l’aurais suivi jusqu’au bout du monde. Je m’étais attachée à lui avec toute la passion, avec tout le désespoir d’une créature jeune, qui non-seulement n’a personne au monde pour l’aimer, mais qui se sent égarée, hôte inutile et importun, dans un monde ennemi !

Michel me dit… et, chose étrange ! je le regardai droit et courageusement en face, mais lui ne me regarda pas ; il rougit légèrement, il me dit qu’il comprenait ma position, qu’il sympathisait avec moi ; enfin il me pria de pardonner à son père… « En ce qui me touche, ajouta-t-il, je vous prie, ayez toujours confiance en moi, et n’oubliez pas que vous êtes à mes yeux une sœur, oui, une sœur. »

Il me serra la main. Je devins confuse et mon regard s’abaissa ; il me sembla que j’avais attendu autre chose, une autre parole. Cependant je le remerciai. « Non, je vous prie, m’interrompit-il, ne me parlez pas ainsi… souvenez-vous seulement qu’un frère a le devoir de défendre sa sœur, et si jamais vous avez besoin d’une protection contre qui que ce soit, comptez sur moi. Je ne suis ici que depuis peu, mais j’ai déjà deviné bien des choses… et j’ai deviné aussi votre beau-père. »

Il me serra la main de nouveau et sortit.

J’appris plus tard que, dès sa première entrevue avec M. Ratsch, Michel avait éprouvé pour ce dernier un sentiment de répugnance. M. Ratsch s’évertua d’abord à gagner les bonnes grâces du jeune héritier ; mais dès qu’il eut compris l’inutilité de ses efforts, il prit une attitude hostile. Il n’essaya même pas de cacher la chose devant Siméon Matveitch ; il en fit plutôt parade, en exprimant son regret de n’avoir pas mieux réussi auprès de Michel. M. Ratsch avait étudié à fond le caractère de Siméon Matveitch : il ne s’était pas trompé dans ses calculs. « Le dévouement de cet homme est au-dessus de tous les doutes, par la seule raison qu’après moi cet homme est perdu : mon héritier ne peut pas le souffrir. » Voilà l’idée qui se fixa, se pétrifia dans la cervelle du vieillard. On dit que les puissants de la terre se laissent prendre en vieillissant par les démonstrations d’un dévouement exclusif à leur personne.

Ce n’était pas pour rien que Siméon Matveitch appelait M. Ratsch son Araktchejeff… Il aurait pu lui donner un autre titre. « Tu es mon fidèle muet, » avait-il l’habitude de lui dire. Dès son arrivée il avait commencé à le tutoyer, et mon beau-père le regardait comme en extase, penchait la tête de côté d’un air attendri et comme s’il eût voulu dire : « Me voilà ! faites de moi ce que vous voudrez !… »

Ah ! je sens que ma main tremble, que mon cœur se heurte contre le bord de la table sur laquelle j’écris. Les souvenirs de ces jours me font horreur et mon sang bout… Mais je raconterai tout jusqu’à la fin, oui, jusqu’à la fin !

Mes rapports avec M. Ratsch avaient pris une autre nuance pendant la courte période de ma faveur. Il était devenu obligeant, familier, respectueux même ; il me faisait de petites politesses, comme si, grâce aux progrès qu’aurait faits, selon lui, mon jugement, je m’étais rapprochée de lui ! « Nous avons donc renoncé à la pruderie !… » dit-il une fois en revenant du manoir au pavillon. « Louable, cela ! Toutes ces vertus et ces sentiments, bref, toute cette philosophie, ce n’est pas bon pour nous, pour nous autres gens de rien ! » Mais lorsque je tombai en disgrâce, lorsque Michel ne crut plus devoir cacher son mépris pour M. Ratsch et l’intérêt qu’il prenait à moi, mon beau-père redoubla de sévérité. Il me poursuivait partout, comme si j’eusse été capable des crimes les plus atroces et comme s’il eût fallu qu’une main de fer pesât sur moi. « Prenez garde ! cria-t-il un jour en pénétrant dans ma chambre les bottes sales et le chapeau sur la tête, je ne souffrirai rien de pareil. Ne levez pas la tête. Vous ne pouvez me donner le change, je saurai bien briser votre orgueil ! » Et un matin, après un accès de ce genre, il me déclara que Siméon Matveitch avait donné l’ordre de ne plus m’admettre à sa table sans invitation expresse… Je ne sais quelle aurait été la fin de tout cela si un nouvel événement n’avait décidé de mon sort.

Michel aimait beaucoup les chevaux. Il eut l’idée de dresser lui-même un jeune trotteur d’attelage. La bête s’emporta, rompit ses traits et le précipita du traîneau. Il eut une main démise et la poitrine meurtrie ; on le rapporta au manoir dans un état d’insensibilité complète. Le vieux Siméon en ressentit un violent effroi et fit venir les meilleurs médecins de la ville voisine. Michel fut guéri, mais pendant un mois il resta cloué dans son lit. Il ne jouait pas aux cartes ; le médecin lui avait défendu de parler et il ne pouvait pas lire longtemps, parce qu’il se sentait fatigué de tenir le livre toujours de la main bien portante. Enfin Siméon Matveitch, se souvenant de mon passé, m’envoya de lui-même à son fils en qualité de lectrice… et alors suivirent des heures impossibles à oublier ! Ordinairement je me rendais près de Michel aussitôt après dîner et je m’asseyais devant une petite table ronde en face de la fenêtre, dont les rideaux étaient à demi-baissés. C’était dans une petite pièce contiguë au salon ; Michel était étendu sur un large sopha en cuir, style empire, placé contre le mur du fond ; le dossier, haut et raide, portait un bas-relief doré figurant une noce antique. Lorsque j’arrivais, sa tête pâle, un peu amaigrie, se retournait sur le coussin ; ses yeux se dirigeaient vers moi, toute sa physionomie s’éclairait, et, rejetant en arrière sa chevelure, Michel me disait doucement : « Bonjour, chère bonne ! » Je prenais le livre. Les romans de Walter Scott venaient de paraître ; Ivanhoë surtout s’est gravé dans ma mémoire. Ah ! quels tressaillements, quelle émotion involontaire dans ma voix quand je lisais les paroles de Rebecca !… Ne coulait-il pas aussi dans mes veines, le sang israélite, et mon sort ne ressemblait-il pas au sien ? Ne soignais-je pas comme elle un jeune et cher malade ? Chaque fois que je détournais mes yeux du livre et que je les levais sur Michel, je rencontrais ses yeux ; l’expression de sa figure était toujours également calme, sereine. Nous parlions très-peu, car la porte communiquant avec le salon, où il y avait toujours quelqu’un, restait continuellement ouverte. Mais dès qu’on n’entendait plus aucun bruit dans le salon, je cessais de lire ; je laissais glisser le livre sur mes genoux et je regardais Michel sans me lasser. Lui aussi me regardait, et nous nous sentions si contents et si émus à la fois ! et nous exprimions tout alors, tout, sans paroles, sans gestes. Ah ! nos cœurs se précipitaient l’un vers l’autre, pareils aux sources souterraines qui se cherchent, se trouvent, invisibles, inaperçues et impossibles à retenir !

« Savez-vous jouer aux échecs ou aux dames ? me demanda-t-il un jour.

— Je connais un peu les échecs, répondis-je.

— C’est bien ! Faites apporter un échiquier et approchez la petite table. »

Je m’assis près du petit sopha : le cœur me défaillait. Je n’osai pas regarder Michel… Et pourtant comme je le regardais sans embarras, assise à la fenêtre, lorsque la longueur de la chambre me séparait de lui !

Je me mis à ranger les pièces… Mes doigts tremblaient.

« J’ai voulu… ce n’est pas pour jouer avec vous… C’est seulement pour que vous soyez plus près de moi, » dit Michel à mi-voix et en prenant lui aussi les pièces.

Je ne répondis rien, et, sans demander à qui le premier coup, j’avançai un pion… Michel ne riposta pas… Je levai les yeux sur lui. Tout pâle, la tête un peu penchée en avant, d’un air suppliant il indiqua ma main… Le compris-je ? je ne sais, mais quelque chose comme un vertige me saisit. Troublée, respirant à peine, je pris la reine et la poussai quelque part à travers tout l’échiquier. Michel se baissa vite, pressa ma main contre ses lèvres et la couvrit sans rien dire de baisers brûlants… Je ne pus, je ne voulus pas la retirer, je cachai ma figure de l’autre main et des larmes, je les sens encore, des larmes froides mais heureuses… ah ! quelles douces larmes !… jaillirent une à une de mes yeux. Je savais, je sentais dans le pouvoir de qui ma main se trouvait. Ce n’était pas un don Juan, un Lovelace, mais le plus noble, le meilleur des hommes… et il m’aimait !

« Ah ! ma Susanne, entendis-je chuchoter Michel, jamais tu ne verseras d’autres larmes à cause de moi… »

Il s’est trompé… j’en ai versé d’autres à cause de lui !

Mais pourquoi s’arrêter à de tels souvenirs… maintenant ? maintenant surtout !

Michel et moi nous fîmes le vœu de nous appartenir l’un à l’autre. Il savait que son père ne lui permettrait jamais de m’épouser, et je me réjouissais de ce qu’il ne cherchât même pas à me bercer d’illusions. Moi-même je ne demandais rien ; je l’aurais suivi comme et où il aurait voulu. « Tu deviendras ma femme, me répétait-il, je ne suis pas Ivanhoë ; je sais que le bonheur ne se trouve pas chez lady Rovena. »

La santé de Michel se rétablit bientôt. Je ne pouvais plus aller chez lui, mais nos conventions étaient faites. Je vivais déjà tout entière dans l’avenir ; je ne voyais plus rien de ce qui se passait autour de moi : il me semblait glisser sur un beau fleuve uni et rapide au milieu d’un brouillard qui me voilait le rivage. Mais nous étions observés et surveillés. Je remarquais parfois les yeux méchants de mon beau-père ; j’entendais son rire odieux. Toutefois ces éclairs hostiles ne perçaient la brume que par intervalles… Je tressaillais alors ; puis aussitôt j’oubliais et je me laissais entraîner par le beau, le rapide courant.

Le jour fixé pour le départ de Michel arriva. La veille au soir (il devait revenir en cachette pour m’emmener avec lui), je reçus par le valet de chambre, dans lequel il avait pleine confiance, une lettre de lui. Il me donnait rendez-vous pour neuf heures et demie dans la salle de billard. C’était une grande pièce basse, ajoutée en appentis au manoir, et donnant sur le jardin. Michel voulait causer avec moi pour arrêter nos résolutions définitives. Deux fois déjà je l’avais vu dans cette salle de billard… j’avais la clef de la porte extérieure. Dès que neuf heures et demie sonnèrent, je jetai ma pelisse sur mes épaules, je quittai le pavillon sans bruit, et, à travers la neige qui criait sous mes pieds, j’atteignis sans encombre le lieu du rendez-vous. La lune, baignée de vapeurs, semblait posée à la crête du toit comme un disque terne ; le vent sifflait d’une manière plaintive en contournant l’angle de la muraille. J’eus un frisson ; cependant je passai la clef dans la serrure.

J’entrai, laissant la porte entre-bâillée derrière moi, et je me retournai…

Une forme sombre se détacha du mur, fit quelques pas en avant et s’arrêta…

« Michel ! chuchotai-je.

— Michel est enfermé par mon ordre, et me voici, » fit une voix qui glaça le sang dans mes veines.

Je me trouvais en présence de Siméon Matveitch.

Je voulus m’enfuir, mais il me saisit par la main.

« Où donc veux-tu te sauver, misérable fille ? » dit-il en balbutiant de rage. « Si tu sais venir au rendez-vous que te donne un jeune écervelé, tu dois savoir aussi me répondre maintenant. »

Frappée de terreur, je cherchai à me rapprocher de la porte. Ce fut en vain ! Les doigts de Siméon Matveitch m’entrèrent dans les bras comme des crocs de fer.

« Laissez-moi ! laissez-moi ! lui dis-je d’une voix suppliante.

— On vous l’a dit, pas un mouvement ! »

Puis Siméon Matveitch me fit asseoir. Je ne pouvais pas distinguer ses traits dans le clair-obscur ; d’ailleurs, je me tenais détournée de lui ; mais j’entendis qu’il respirait avec peine et qu’il grinçait des dents. Je ne ressentis ni crainte ni désespoir, mais quelque chose comme une stupeur immobile. C’est ainsi qu’un oiseau captif doit se glacer sous la serre du vautour… et la main de Siméon Matveitch me maintenait toujours fermement prisonnière.

« Aha ! » répéta-t-il, « aha !… C’est ainsi ! C’est à cela que nous voulions arriver… Eh bien, attends ! »

Je voulus me lever ; mais il me secoua si fort que je faillis crier de douleur ; puis il vomit un torrent de gros mots, d’injures et de menaces.

« Michel ! Michel ! Où es-tu ? Sauve-moi ! » sanglotai-je.

Siméon Matveitch me secoua encore… et cette fois je ne pus surmonter la douleur… Je criai à haute voix.

Ceci parut faire quelque impression sur lui. Il se calma un peu, lâcha ma main, mais s’arrêta entre moi et la porte, à deux pas de moi.

Quelques minutes passèrent ainsi. Je ne bougeais pas ; sa respiration était toujours embarrassée.

« Restez assise », commença-t-il enfin, « et répondez-moi. Prouvez-moi que votre moralité n’est pas tout à fait perdue, que vous savez encore entendre la voix de la raison. Si vous vous êtes laissé entraîner, je puis pardonner ; mais une obstination persistante, jamais ! Mon fils… » Ici il s’interrompit. « Michel Simeonitch vous a promis de se marier avec vous, n’est-ce pas ? Mais répondez donc ! Vous l’a-t-il promis ? Eh bien ? »

Je ne répondis pas. Siméon Matveitch fut près de s’emporter encore.

« J’accepte votre silence comme un aveu », continua-t-il après une petite pause. « Ainsi, l’idée vous est venue de devenir ma belle-fille ? Parfaitement. Mais, sans m’arrêter au fait que vous n’êtes plus une enfant de quatorze ans, et que vous devez savoir comment tous ces jeunes blancs-becs prodiguent les promesses les plus insensées pour atteindre leur but… je veux me taire là-dessus, je l’ai dit et je le répète… réellement, avez-vous pu espérer que moi, moi Siméon Matveitch Koltowskoï, gentilhomme de vieille noblesse, je consentirais à un tel mariage ? Ou pensiez-vous vous tirer d’affaire sans la bénédiction paternelle ? Votre plan était-il de vous sauver, de vous fiancer secrètement, pour revenir ensuite jouer la comédie, vous jeter à mes genoux, comptant que le vieux se laisserait bien attendrir ? Mais répondez donc, que diable ! »

Je baissai la tête ; il pouvait me tuer ; mais me faire parler… il ne le pouvait pas.

Il arpenta l’appartement quelques minutes.

« Eh bien, écoutez, » commença-t-il d’une voix plus tranquille. « Ne croyez pas… ne vous figurez pas… Je vois qu’il faut vous parler d’une autre manière. Écoutez. Je comprends parfaitement votre situation : vous êtes effrayée, confuse… recueillez-vous. En ce moment je dois être un monstre, un tyran à vos yeux… Mais mettez-vous à ma place. Comment ne serais-je pas indigné ? Comment pourrais-je même m’empêcher d’aller un peu trop loin dans mon langage ? Pourtant je vous ai déjà prouvé que je n’étais pas un monstre, que j’ai du cœur. Rappelez-vous comment je vous ai traitée dès mon arrivée ici et jusque… jusqu’à ces derniers temps, jusqu’à la maladie de mon fils. Je ne veux pas me vanter de mes générosités, mais il me semble que la seule reconnaissance aurait dû vous détourner du sentier scabreux où vous vous êtes décidée à entrer ! »

Siméon Matveitch se promena de nouveau de long en large, puis il s’arrêta et me secoua légèrement la main, cette main qui me faisait encore mal à la suite de ses brutalités, et qui en conserva longtemps la trace…

« C’est précisément cela… » recommença-t-il. « Notre tête, notre tête est trop chaude. Nous ne voulons pas nous donner la peine de réfléchir, nous ne voulons pas nous rendre compte de notre véritable avantage et de l’endroit où il faut le chercher. Vous me demandez : « Où se trouve-t-il, cet avantage ? » Eh bien ! vraiment, vous n’avez pas à le chercher bien loin. Il est sous votre main peut-être… Me voilà, par exemple, moi. — En ma qualité de père, de chef de famille, je devais vous demander des comptes… Il fallait être sévère. C’était mon devoir, vous le savez. Je considère les choses au point de vue pratique, et naturellement je ne puis pas consentir à une semblable ineptie : il faut que des espérances irréalisables sortent de votre tête, car quel sens auraient-elles ? Je n’insiste pas même sur l’immoralité de votre démarche en elle-même… Tout cela, vous le comprendrez après y avoir réfléchi. Et, sans ostentation, je dois dire que je ne me bornerai pas à ce que j’ai déjà fait pour vous. J’ai toujours voulu, et maintenant encore je suis prêt à fonder votre bien-être, à vous procurer une aisance honorable, car je connais votre valeur, je rends justice à vos talents, à votre esprit, et enfin… (Ici Siméon Matveitch se pencha un peu vers moi) vous avez de petits yeux qui… je l’avoue… Je suis un homme âgé… vous me regardez avec une certaine hostilité… et puis… c’est difficile… c’est vraiment difficile à expliquer… surtout maintenant ! »

Je l’entendis, et un frisson parcourut mes veines. J’avais peine à en croire mes oreilles. Il m’avait semblé tout d’abord que Siméon Matveitch venait acheter ma renonciation à Michel, qu’il voulait m’offrir une compensation… Mais ces paroles !…. Mes yeux s’étaient habitués à l’obscurité, et je pus distinguer la physionomie de Matveitch. Il souriait, ce vieux visage. Après avoir trottiné de côté et d’autre, Siméon s’arrêta devant moi.

« Eh bien ! » demanda-t-il, « ma proposition vous plaît-elle ?

— Votre proposition ?… » répétai-je involontairement… je ne le comprenais pas.

Siméon Matveitch poussa un éclat de rire… de son rire rusé et méchant.

« Certainement ! » s’écria-t-il, « Vous autres filles… (Il se corrigea) vous autres demoiselles… demoiselles… vous n’avez toutes qu’une chose en tête : de la jeunesse, toujours de la jeunesse ! Vous ne savez pas vivre sans amour ! C’est naturel. Il n’y a rien à dire. La jeunesse est une belle chose. Mais est-ce que les jeunes gens seuls savent aimer ?… Tel homme âgé a encore un cœur beaucoup plus chaud que tel autre plus jeune, et si un vieillard s’attache à quelqu’un, eh bien, alors c’est comme un roc ! C’est pour l’éternité ! Ce n’est plus une chose passagère, comme chez ces jeunes papillons qui se laissent emporter par le vent. Oui, oui, il ne faut pas traiter les vieillards par-dessus l’épaule ; ils ne sont pas à dédaigner ! Ils peuvent faire beaucoup ! beaucoup ! Il ne faut que savoir les prendre ! Oui… oui ! Et les vieux savent être aimables aussi ! Hi hi hi… ! » Siméon Matveitch se remit à rire. « Voyons, donnez-moi votre petite main… pour un essai seulement, comme un échantillon. »

Je bondis de mon siége, et, rassemblant toutes mes forces, je lui portai un coup en pleine poitrine. Il chancela, fit entendre un cri de frayeur caduque, et faillit tomber à la renverse. La langue humaine n’a pas de mots pour dire à quel degré il me sembla odieux, laid et méprisable. Toute espèce de crainte s’était évanouie en moi.

« Allez-vous-en ! vieillard affreux, » m’écriai-je. Allez-vous-en, monsieur Koltowskoï, gentilhomme de vieille noblesse ! Dans mes veines aussi il y a de votre sang, du sang des Koltowskoï, et je maudis le jour et l’heure où il commença d’y couler !

— Comment ?… Qu’est-ce que tu dis ? Quoi ? » bégaya Siméon Matveitch d’une voix étouffée. « Tu oses, à l’instant même où je te prends sur le fait… où tu allais avec Michka[5]… Comment ? comment ? comment ? »

Je ne pus plus me contenir… Un désespoir qui ne connaît plus de ménagements m’avait saisie.

« Et vous, vous le frère… le frère de votre frère, vous avez osé… vous avez eu le front… Mais pour qui m’avez-vous donc prise ? Êtes-vous si aveugle que vous ne vous soyez pas aperçu depuis longtemps du dégoût que vous m’inspirez ? Vous avez eu l’impudence d’employer le mot « proposition ! » Laissez-moi sortir ! tout de suite ! »

Je me dirigeai vers la porte.

« Ah ! c’est comme ça ! Voilà comme tu retrouves l’usage de ta langue ! » balbutia dans sa colère Siméon Matveitch ; mais il n’osait plus m’approcher, à ce qu’il me sembla. « Attends donc, toi ! M. Ratsch ! Ivan Demïanitch ! venez ! »

Une porte opposée à celle vers laquelle je me dirigeais, et communiquant avec la salle de billard, s’ouvrit. Mon beau-père apparut, un candélabre allumé dans chaque main. Son visage rond, rouge, éclairé des deux côtés par les bougies, rayonnait la satisfaction de se voir si bien vengé ; le laquais avait bien rempli sa besogne… Ah ! ces yeux affreux ! ces yeux blanchâtres ! quand donc enfin ne serai-je plus forcée de les voir !

« Veuillez saisir immédiatement cette fille, lui dit Siméon Matveitch, en m’indiquant impérieusement de ses mains tremblantes. Emmenez-la dans votre maison et mettez-la sous clef… qu’elle… ne puisse pas remuer même le petit doigt, que pas une mouche n’arrive jusqu’à elle… en attendant de nouveaux ordres ! Clouez les fenêtres, s’il le faut. Tu me réponds d’elle sur ta tête ! »

M. Ratsch déposa les candélabres sur le billard, s’inclina profondément devant Siméon Matveitch, puis, se dandinant et souriant d’une joie maligne, il se dirigea vers moi. Tel doit s’approcher le chat de la souris qui ne peut se sauver nulle part. Tout mon courage m’avait abandonnée. Je savais que cet homme était capable… de me battre. Je tremblai, oui ; oh ! honte ! oh ! honte ! je tremblai !

« Eh bien, mademoiselle, dit M. Ratsch, daignez me suivre. »

Il me prit lentement le bras au-dessus du coude… Il savait que je n’opposerais aucune résistance. Je m’avançai de moi-même vers la porte ; dans ce moment-là une idée unique me possédait, celle de fuir le plus vite possible le voisinage de Siméon Matveitch.

Mais l’horrible vieillard nous rejoignit. M. Ratsch m’arrêta et me retourna vite vers son patron.

« Ah ! ah ! cria celui-ci, et il me montra son poing fermé. Ah ! ah ! ainsi je suis le frère… de mon frère ! Des liens du sang, n’est-ce pas ? Mais on peut se marier avec le cousin ? C’est possible cela, Hé ? Emmène-la, toi, dit-il à mon beau-père. Mais tiens-toi pour averti : prends garde ! Le moindre rapport que quelqu’un aurait avec elle, aucune punition ne serait assez grande… Emmène-la ! »

M. Ratsch me conduisit dans ma chambre. Quand nous traversâmes la cour, il ne dit mot et se contenta de sourire en silence. Il ferma les volets, les portes, puis s’inclinant profondément comme il avait l’habitude de le faire devant Siméon Matveitch, il poussa un éclat de rire triomphant.

« Bonne nuit, princesse de Golconde, dit-il en ricanant. Tu n’as pas su prendre le prince Serin. C’est dommage ! L’idée n’était pas bête du tout ! La leçon qu’il faut tirer de ceci pour l’avenir, la voici : on ne doit jamais écrire. Ha ha ha ! Comme du reste tout a bien marché ! » Il sortit, mais en passant encore une fois sa tête par la porte : « Eh bien ? je n’ai pas oublié, hein ? Ai-je tenu ma parole ? Ho ho ho ! » La clef tourna dans la serrure. Je respirai plus librement. J’avais eu peur qu’il ne me liât les mains… mais elles étaient libres, elles m’appartenaient ! J’arrachai aussitôt la cordelière de soie à ma robe de chambre, je l’approchai de mon cou, mais je la rejetai bien vite « Non, je ne vous causerai pas cette joie, » dis-je à voix haute. Et en effet, quelle folie ! Pouvais-je disposer de ma vie sans que Michel en sût rien, de ma vie que je lui avais donnée et qui lui appartenait ? Non ! scélérats ! non ! Votre cause n’est pas encore gagnée ! Il me sauvera, il me tirera de cet enfer, lui… mon Michel !

Mais alors je me souvins qu’il était prisonnier comme moi, et je cachai ma tête dans mon lit, et je sanglotai, sanglotai… La pensée que mon bourreau se trouvait peut-être là, derrière la porte, qu’il triomphait, cette pensée seule me donna le courage de rentrer mes larmes…

Je suis à bout de forces. J’écris depuis ce matin, et il fait nuit à présent ; une fois que j’aurai quitté ce papier, il ne me sera plus possible de reprendre la plume… Finissons donc vite, vite ! M’arrêter à toutes les choses pénibles qui se succédèrent après cette terrible journée, ce serait trop pour moi !

Vingt-quatre heures après, je fus conduite en traîneau couvert dans une maison rustique qui appartenait à Siméon Matveitch, et autour de laquelle furent placés des paysans chargés de me surveiller. Pas un instant je ne fus seule… J’ai appris plus tard que dès l’arrivée de Michel, mon beau-père nous avait entourés d’espions, lui et moi. Il avait acheté aussi le domestique qui m’avait remis la lettre de Michel. J’ai appris en outre qu’une scène terrible avait eu lieu entre le père et le fils… Le père avait maudit le fils ! Michel avait juré de ne plus franchir le seuil de la maison paternelle ; il était parti pour Saint-Pétersbourg. Mais mon beau-père tomba lui-même dans le piége qu’il m’avait tendu. Il s’entendit déclarer par Siméon Matveitch qu’il n’exercerait plus les fonctions d’administrateur, et qu’il n’habiterait plus la campagne. Il fallait que le scandale fût vengé sur quelqu’un. Le zèle maladroit ne se pardonne pas si facilement. Au reste, M. Ratsch fut généreusement récompensé par Siméon Matveitch. Il reçut l’argent nécessaire pour venir à Moscou et pour s’y établir. Avant notre départ, on me ramena dans notre pavillon, mais sous bonne garde, comme auparavant. La perte d’un emploi aussi lucratif augmenta encore la haine que me portait mon beau-père, car, selon lui, j’étais la cause de son malheur. — Et à quoi bon ce coup de théâtre ? me dit-il plus d’une fois. Le vieux a eu le tort de trop se hâter, c’est vrai, de devenir violent ; voilà pourquoi il n’a pas réussi. Maintenant son amour-propre a souffert ; le mal est irréparable. S’il avait seulement attendu quelques jours, tout se serait arrangé à merveille. Vous ne seriez pas à présent une mademoiselle va-nu-pieds, et moi je serais encore ce que j’étais ! Mais les cheveux des femmes sont longs et leur esprit court. Enfin vous me rapporterez toujours ce qui est de droit, et ce tourtereau (il faisait allusion à Michel) se souviendra aussi de Ratsch !

Naturellement, je dus supporter toutes ses injures en silence. Je n’ai jamais revu Siméon Matveitch. Sa brouille avec son fils l’avait profondément ébranlé. Se repentait-il, ou — chose plus probable — désirait-il m’enchaîner pour toujours à cette maison, à ma famille ?… ma famille !… quoi qu’il en soit, il m’assigna une pension payable entre les mains de mon beau-père, et que je devais toucher jusqu’au jour de mon mariage… Cette aumône blessante, je la reçois jusqu’à présent, c’est-à-dire il la touche pour moi.

Nous nous établîmes à Moscou. Je jure par la mémoire de ma pauvre mère qu’après mon arrivée dans cette ville, je ne serais pas restée un jour ni même deux heures chez mon beau-père… je me serais sauvée, je ne sais pas où… chez la police… je me serais jetée aux pieds du gouverneur, d’un sénateur, je ne sais pas ce que j’aurais fait si, au moment de notre départ de la campagne, une ancienne chambrière n’avait pas réussi à me remettre une lettre de Michel. Ah ! cette lettre ! Combien de fois ne l’ai-je pas lue d’un bout à l’autre, combien de fois ne l’ai-je pas couverte de mes baisers ! Michel m’adjurait de ne pas perdre courage, d’espérer, et de croire à son amour fidèle. Il jurait de ne jamais appartenir qu’à moi, il m’appelait sa femme, et promettait d’écarter tous les obstacles. Il me faisait le tableau de notre avenir, en me demandant une seule chose : attendre, attendre patiemment… Et j’étais résolue à souffrir et à attendre. À quoi n’aurais-je pas consenti pour lui obéir ? Cette lettre devint mon trésor, mon étoile polaire, mon ancre de salut. Souvent, lorsque mon beau-père m’accablait de reproches, quand il m’insultait, j’ai porté silencieusement mes mains à ma poitrine (j’y avais toujours la lettre dans un sachet), et je me suis contentée de sourire ; et plus il était furieux, plus je me sentais allégée et à mon aise… Enfin je lus dans ses yeux qu’il me croyait en train de devenir folle. Une seconde lettre suivit la première, elle me donna plus de bonheur, plus d’espérance encore… Michel parlait de me revoir sous peu.

Ah ! au lieu de se revoir… une matinée… je vois encore ce triomphe, cette joie maligne sur la figure de mon ennemi… Une feuille de l’Invalide à la main, il lut : « Le capitaine de la garde à cheval Michaël Koltowskoï, rayé du rôle de service pour cause de décès. »

Que pourrais-je ajouter encore ? Je restai vivante et je continuai à demeurer chez M. Ratsch. Il me détestait plus que jamais ; il m’avait trop bien montré la noirceur de son âme pour pouvoir me pardonner. Moi je restais indifférente à tout. Une insensibilité complète me gagna ; mon propre sort ne m’inspirait plus aucun intérêt. Me rappeler, penser à lui, c’était là ma seule occupation, ma joie unique.

Mon pauvre Michel était mort mon nom sur les lèvres. Je l’appris par un domestique dévoué, qui l’avait accompagné à la campagne. La même année, mon beau-père se maria à Éléonore Karpowna. Bientôt après, Siméon Matveitch mourut aussi, après avoir confirmé et augmenté par testament la pension qu’il m’avait accordée. En cas de mort, elle passe à Ivan Demïanitch.

Il s’écoula deux, trois ans… six, sept ans passèrent, le temps s’enfuyait. Indifférente, je le regardais s’enfuir, et la vie avec lui. Ainsi, enfant, j’avais eu l’habitude de construire une digue en sable sur le bord d’un ruisseau ; je tâchais d’empêcher par tous les moyens que l’eau ne s’y infiltrât et ne la rompît ; mais enfin le courant la brisait malgré mes peines. Alors je renonçais à tout mon inutile travail ; et je voyais avec un plaisir amer l’eau entraîner jusqu’au dernier vestige de l’ouvrage qui m’avait coûté tant de soins.

Ce fut ainsi que je vécus, que je végétai, jusqu’à ce qu’enfin un rayon de chaleur et de lumière, un rayon nouveau, inespéré…

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Le manuscrit cessait ici. Les feuillets suivants avaient été arrachés, et quelques lignes qui devaient avoir formé la conclusion de la phrase interrompue avaient été biffées et rendues illisibles.

XVIII

La lecture de ce manuscrit m’avait plongé dans une telle agitation, j’avais été si fortement impressionné par la visite de Susanne, que je cherchai vainement le sommeil pendant toute la nuit. Le lendemain, de bonne heure, je dépêchai par exprès une lettre à Fustow, le conjurant de revenir aussi vite que possible, car son absence pouvait avoir les suites les plus funestes ; je mentionnais mon entrevue avec Susanne et le cahier qu’elle m’avait laissé en dépôt. Cette lettre partie, je restai la journée entière enfermé dans ma chambre, me demandant toujours ce qui se passait là-bas, chez Ratsch. Je n’avais pas le courage d’y aller moi-même.

En attendant, il ne m’échappait point que ma tante se trouvait en proie à une surexcitation extraordinaire : elle faisait parfumer son salon presque sans répit, et en était arrivée aux patiences de cartes les plus difficiles, au « pèlerin », qui ne réussit pour ainsi dire jamais ! Elle avait appris la visite, chez moi, d’une dame inconnue, à une heure avancée ; aussitôt un abîme béant s’était présenté à son imagination, et elle m’avait vu sur le bord de cet abîme ; on l’entendait soupirer, gémir même, et murmurer dès qu’elle me voyait, des maximes françaises empruntées à une collection manuscrite qui portait pour titre : « Extraits de lectures. » Le soir, je trouvai sur ma table de nuit un ouvrage par de Gérando ; on l’avait ouvert intentionnellement au chapitre : « De l’influence désastreuse des passions. » Ce livre avait été apporté dans ma chambre, à l’instigation de ma tante, par la plus ancienne des dames de compagnie, personne sentimentale, voire romanesque, mais très-mûre, que nous appelions entre nous « Amichka », parce qu’elle offrait quelque ressemblance avec un petit caniche. Le lendemain s’écoula pour moi dans une attente pénible ; je me demandais : « Fustow reviendra-t-il ? m’écrira-t-il ? aurai-je des nouvelles de la famille Ratsch ?… À vrai dire, de ce côté-ci, je ne devais rien espérer ; c’eût été plutôt à Susanne de compter sur ma visite. Mais décidément je n’osais pas lui parler avant d’avoir vu Fustow. Je récapitulai tous les termes dont je m’étais servi en écrivant à ce dernier… Ils étaient, certes, assez pressants… Enfin, tard dans la soirée, mon ami parut.

XIX

Il entra chez moi comme à l’ordinaire, d’un pas rapide, mais sans se hâter. Il était pâle ; sa figure, où on lisait la fatigue du voyage, exprimait en outre la curiosité, l’anxiété, le dépit, sentiments qui ne lui étaient pas habituels. Je me précipitai au-devant de lui, je l’embrassai, je le remerciai cordialement d’être venu ; puis, après avoir exposé en peu de mots mon entretien avec Susanne, je lui donnai le manuscrit.

Il s’avança vers la fenêtre, vers cette fenêtre que Susanne, deux jours auparavant, avait prise pour soutien, et se mit à lire, sans avoir proféré une seule parole. Je me retirai dans l’angle opposé de la chambre. Par contenance, je tenais un livre à la main, mais je ne cessais, je l’avoue, d’observer Fustow, en regardant par-dessus les pages.

D’abord, il resta passablement calme, et ne fit que se tirailler de la main gauche les poils courts de sa petite barbe ; mais bientôt il laissa retomber cette main, se pencha en avant et ne bougea plus. Ses yeux volèrent sur les lignes ; sa bouche s’entr’ouvrit peu à peu. Quand il eut achevé sa lecture, il retourna le cahier, le contempla de tous les côtés, réfléchit un instant, se remit à lire, et parcourut encore le manuscrit d’un bout à l’autre. Puis il se leva, fourra le cahier dans sa poche et se dirigea vers la porte ; mais il revint et s’arrêta au milieu de la chambre.

« Qu’as-tu décidé ? demandai-je, sans attendre qu’il parlât.

— Je lui ai fait tort, grandement tort, dit-il d’une voix sourde. Je me suis conduit d’une manière… irréfléchie, ingrate, tout à fait inconvenante. J’ai ajouté foi… à ce Victor.

— Comment ? m’écriai-je, tu as cru ce Victor, que tu méprisais tant ? Et qu’a-t-il pu te dire ? »

Fustow croisa ses bras sur sa poitrine et resta détourné de moi. Je voyais bien qu’il avait honte.

« Tu dois te rappeler, reprit-il, non sans effort, que ce Victor avait parlé d’une pension. Ce malheureux mot s’était accroché à moi. C’est ce mot qui a tout fait. J’ai questionné Victor, et il…

— Et il… ?

— Il m’a raconté que le vieux… comment donc se nomme-t-il ?… Koltowskoï, avait assuré une pension à Susanne pour lui témoigner… parce que… enfin, à titre de récompense. »

Je joignis les mains.

« Et tu as pu croire cela !

— Oui, je l’ai cru !… Puis, il racontait encore que le jeune aussi… Mais assez, ma conduite est inexcusable.

— Ainsi tu t’es éloigné pour rompre avec elle ?

— Oui ; dans ces cas-là… c’est le meilleur moyen. J’ai agi comme un insensé, comme un insensé ! » cria-t-il d’un ton véhément.

Nous nous tûmes tous deux. Chacun avait conscience de la gêne qu’éprouvait l’autre : j’avais pourtant le cœur plus léger que Fustow : rien ne m’obligeait à rougir de moi !

XX

« À l’heure qu’il est, je casserais bien bras et jambes à ce Victor, continua Fustow en serrant les dents, si je n’étais pas obligé de m’avouer à moi-même que je suis coupable. Je vois maintenant le but de toute cette intrigue… Susanne mariée, ils perdraient la pension ! »

Je lui pris la main.

« Alexandre, demandai-je, as-tu été chez elle ?

— Non ; à peine arrivé, je suis venu directement ici. J’irai demain, demain de très-bonne heure. Les choses ne doivent pas se passer comme cela, non.

— Alexandre… l’aimes-tu réellement ?

— Certainement, je l’aime, je lui suis fort attaché.

— C’est une noble et vaillante fille ! m’écriai-je »

Fustow, impatienté, frappa du pied le parquet.

« Que pense-tu donc ? J’étais prêt à l’épouser, j’y suis prêt encore. Elle est de race juive, il est vrai, mais on l’a baptisée… J’ai mûrement réfléchi à la chose, et quoi qu’elle soit plus âgée que moi… »

À ce moment, il me sembla voir près de la fenêtre une pâle figure de femme, la tête appuyée dans ses mains. Les bougies allaient s’éteindre, il faisait sombre dans l’appartement. Je tressaillis ; en regardant mieux, je pus me convaincre qu’il n’y avait personne, mais un sentiment étrange, une terreur mystérieuse m’envahit.

« Alexandre ! criai-je entraîné par une émotion soudaine, je t’en prie, je t’en supplie, va chez Ratsch immédiatement ! Ne remets pas ta visite à demain ! Une voix intérieure me dit que tu dois voir Susanne aujourd’hui même ! »

Fustow haussa les épaules,

« Quelle idée ! Il est plus de dix heures, et tout le monde dort déjà chez Ratsch.

— N’importe ! Vas-y, pour l’amour de Dieu ! J’ai un pressentiment. De grâce, suis mon conseil ! Va tout de suite, prends une voiture.

— C’est une folie, répartit Fustow avec le plus parfait sang-froid. Pourquoi irais-je juste en ce moment ? J’y serai demain, et tout s’expliquera.

— Mais pense donc, Alexandre, elle parlait de mourir… elle affirmait que tu ne la trouverais plus. Si tu avais vu sa figure quand elle disait cela ! Songe combien il a dû lui en coûter pour se résoudre à venir chez moi !

— C’est une nature exaltée, répliqua Fustow, qui semblait complétement rentré en possession de lui-même. Toutes les jeunes filles sont ainsi à leur premier stage. Je l’ai dit et je le répète, les choses s’arrangeront demain ; en attendant, adieu. Je suis très-fatigué ; toi aussi tu dois avoir besoin de sommeil, »

Il prit sa casquette et sortit.

« Promets-moi au moins que tu viendras ici, sans perdre une minute, me raconter tout, » criai-je après lui.

— Oui, je te le promets… adieu ! »

Je me couchai, mais mon cœur ne retrouva pas son calme ; j’étais irrité contre Fustow. Je m’endormis tard. Je me vis en rêve errant avec Susanne dans d’humides souterrains ; nous descendions des escaliers rapides et nous nous enfoncions de plus en plus vers les profondeurs, quoique notre désir ardent fût d’arriver là-haut, à l’air, à la lumière ; et pendant tout ce temps nous entendions au-dessus de nos têtes une voix nous appeler, monotone et plaintive.

XXI

Une main me saisit par l’épaule et me secoua légèrement… J’ouvris les yeux à la clarté vacillante d’une bougie, je vis Fustow debout devant moi. Son aspect me fit peur : il chancelait ; son teint était devenu jaune, presque de la même couleur que ses cheveux ; ses lèvres pendaient inertes, son regard terne errait dans le vague… Où donc était cette expression amicale, bienveillante, qui charmait toujours en lui ? J’avais un cousin qui avait perdu ses facultés mentales à la suite d’un accès d’épilepsie. En ce moment Fustow ressemblait à ce malheureux.

« Qu’est-ce ? Mon Dieu ! qu’as-tu ? »

Il ne répondit pas.

« Qu’y a-t-il donc, Fustow, parle ! Susanne ?… »

Il fit un léger soubresaut.

« Elle…, commença-t-il d’une voix enrouée, et il redevint muet.

— Eh bien ! elle… l’as-tu vue ? »

Il me regarda fixement :

« Elle n’est plus !

— Comment ?

— Elle n’est plus ! elle est morte ! »

Je sautai hors de mon lit.

« Comment ? morte ? Susanne ? réellement morte ? »

Il détourna les yeux de nouveau.

« Oui, morte vers minuit. »

Il est fou, telle fut la pensée qui me traversa la tête. « Vers minuit, repris-je ; et quelle heure est-il maintenant ?

— Huit heures du matin. On m’a fait savoir qu’elle serait enterrée demain. »

Je le saisis par les deux bras.

« Alexandre, tu déraisonnes ! tu as perdu le sens !

— J’ai toute ma raison, répondit-il. Aussitôt après avoir reçu la nouvelle, je me suis rendu chez toi. »

Je ressentis alors ce serrement de cœur particulier que cause un malheur irréparable.

« Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! morte ! répétai-je ; est-ce possible ? Et si subitement ! Aurait-elle mis fin elle-même à sa vie ?

— Je ne sais pas, murmura Fustow, je ne sais rien. On m’a dit seulement : « Elle est morte vers minuit ; demain elle sera enterrée. »

Vers minuit, pensais-je. Ainsi, elle vivait encore hier au soir, quand j’ai cru la voir assise près de la fenêtre, quand j’ai adjuré Fustow d’aller immédiatement chez elle.

« Hier, à l’heure où tu me conseillais d’aller chez Ivan Demïanitch, elle vivait, » murmura mon ami, comme s’il eût deviné ce qui se passait en moi.

« Il l’a bien peu comprise, pensai-je encore. Nous l’avons mal comprise l’un et l’autre ! Nature exaltée, disait-il en parlant d’elle ; toutes les jeunes filles sont ainsi ; et, dans ce moment même, elle portait peut-être le poison à ses lèvres !… Se peut-il qu’on aime une personne et qu’on se trompe sur elle aussi grossièrement ? »

Fustow restait immobile à côté de mon lit, les bras pendants, comme un condamné.

XXII

Je m’habillai en un clin d’œil.

« Quelle est ton idée ? Que comptes-tu faire, Alexandre ? » demandai-je.

Il me regarda d’un air surpris. Ma question semblait l’étonner. Et en effet, que pouvait-on faire ?

« Tu ne vas pourtant pas te dispenser d’y aller ? repris-Je. Ton devoir est de t’enquérir, d’apprendre comment la chose est arrivée. Il s’agit d’un crime, peut-être ! Ces gens sont capables de tout !… Il faut tirer cela au clair ! Songe donc à ce passage du manuscrit : la pension s’éteint le jour du mariage, mais en cas de mort, elle fait retour à Ratsch. D’ailleurs, tu dois rendre à la morte les derniers témoignages de respect, lui dire adieu ! »

Je parlais à Fustow avec l’accent d’un mentor, d’un frère aîné. Dans mon effroi, dans ma douleur, malgré ma stupéfaction, un involontaire sentiment de supériorité s’était tout à coup éveillé en moi… Était-ce parce que je le voyais là, moralement anéanti, parce que sa faute l’écrasait ? était-ce parce que le malheur qui frappe un homme par sa faute l’abaisse jusqu’à un certain point aux yeux d’autrui, parce que cela fait qu’on se dit : « Il n’est pas fort celui-là, il n’a pas su y échapper ? » Quoi qu’il en fût, Fustow me fit l’effet d’un enfant. J’eus pitié de lui, et, en même temps, je jugeai utile de me montrer sévère. Je lui tendis la main, mais de haut en bas. La pitié sans orgueil n’appartient qu’à la femme.

Fustow me considérait toujours d’un air apathique et stupide. Évidemment je n’exerçais pas une grande influence sur lui, et comme je répétais ma question : « Tu iras pourtant bien chez eux ? » il répondit : « Non ; je n’irai pas.

— Est-ce possible ? Tu ne veux donc pas apprendre par toi-même comment cela s’est passé ? Elle a peut-être laissé une lettre… un document important… et tu resterais à l’écart ? »

Il secoua la tête.

« Je ne peux pas y aller, dit-il sourdement. Aussi suis-je venu chez toi pour te prier de me remplacer… moi, c’est impossible… impossible… »

Il s’assit rapidement devant le guéridon, couvrit son visage avec ses mains, et se mit à verser des larmes amères.

« Ah ! l’infortunée ! répétait-il sans cesse au milieu des sanglots… l’infortunée… comme je l’aimais…. comme je l’adorais… ah ! ah ! »

J’étais près de lui, mais je dois avouer que ces pleurs, sincères à coup sûr, ne m’inspiraient pas la moindre sympathie. Je restai seulement étonné de voir que Fustow pût pleurer ainsi, et je crus comprendre alors quel pauvre sire c’était là. — Je m’imaginais que j’eusse agi tout autrement à sa place. Explique la chose qui pourra : si Fustow avait gardé son calme, il m’aurait peut-être paru odieux, il m’aurait peut-être fait horreur ; mais il ne serait pas descendu dans mon opinion, son prestige lui serait resté ! — Don Juan aurait toujours été don Juan ! — Ce n’est que très-tard dans la vie, — et après mainte expérience profonde, que nous apprenons à entourer de notre sympathie un frère tombé ou surpris en flagrant délit de faiblesse, sans nous réjouir intérieurement de notre propre vertu et de notre propre force, mais avec humilité, sachant bien ce que toute faute humaine a d’involontaire et pour ainsi dire de fatal.

XXIII

J’avais mis beaucoup d’insistance à tâcher de décider Fustow à se rendre chez Ratsch ; mais lorsque vers midi je me mis moi-même en route… (mon ami ne voulut absolument pas m’accompagner ; il me pria seulement de lui rapporter un récit fidèle de tout ce que j’aurais vu) — lorsque, doublant un coin de rue, j’aperçus la maison mortuaire, lorsque la tâche jaunâtre d’un cierge à l’un des carreaux frappa mes yeux, je fus saisi d’une angoisse indicible… J’aurais mieux aimé alors revenir en arrière, Mais je surmontai ce sentiment et pénétrai dans le vestibule. Les parfums de l’encens et de la cire y imprégnaient l’air ; le couvercle du cercueil rose, avec une bordure argentée, gisait appuyé contre un coin. On entendait sortir de la pièce voisine, c’est-à-dire de la salle à manger, les prières murmurées par le bedeau, monotones comme le bourdonnement d’un taon captif. Par la porte entr’ouverte, le visage endormi d’une servante apparut.

« Vous venez pour la défunte ? demanda-t-elle à voix basse, en me priant d’entrer. »

J’entrai. La tête du cercueil était tournée vers la porte. Les cheveux noirs de Susanne me frappèrent d’abord ; ceints d’un bandeau en soie blanche, ils dépassaient les franges du coussin, dont les coins se relevaient des deux côtés. Je fis le tour de la bière, je me signai, je pliai le genou, m’inclinai profondément, puis je levai les yeux… Hélas ! quel triste spectacle ! L’infortunée ! La mort elle-même n’avait pas eu pitié d’elle ; elle lui avait refusé non-seulement ce dernier charme qu’elle jette parfois sur un visage, mais encore cet air de paix touchante que l’on observe si fréquemment chez les morts.

La figure étroite, sombre, presque brune de Susanne rappelait les très-vieilles images de saintes ; et quelle expression sur cette physionomie ! Une expression d’angoisse terrible, comme si la pauvre fille eût voulu pousser un cri perçant, désespéré, comme si elle fût morte tout à coup, sans avoir pu proférer ce cri !… Les plis des sourcils ne s’étaient pas effacés ; les doigts se contractaient encore convulsivement.

Je me détournai malgré moi, mais quelques instants après je me contraignis à regarder de nouveau, et alors je contemplai Susanne longtemps, avec attention. Mon âme débordait de pitié, et d’un autre sentiment aussi. « Elle est morte violemment, décidai-je à part moi ; il n’y a pas de doute possible. » Comme je restais là considérant cette figure, le bedeau, qui avait d’abord élevé la voix et distinctement articulé quelques mots, retomba dans sa manière somnolente, et bâilla deux ou trois fois. Je m’inclinai encore jusqu’à terre, puis je regagnai le vestibule. Sur le seuil du salon, M. Ratsch m’attendait déjà, enveloppé dans une robe de chambre en étoffe brillante de Boukharie. Il me fit signe avec la main de le suivre dans son cabinet, — j’allais presque dire dans sa tanière. Cette pièce, obscure et resserrée, toute remplie d’une aigre odeur de tabac, rappelait, en effet, le taudis d’un renard ou d’un loup.

XXIV

« Une rupture au cœur !… Une rupture de ces pellicules… de ces membranes… vous savez… de ces pellicules !… » Ainsi débuta M. Ratsch, après avoir fermé la porte. « Quel malheur ! Hier au soir, nous ne pouvions pressentir rien de pareil, mais tout à coup, crac ! Et voilà tout fini. C’est bien le cas de dire : Heute roth, morgen todt ![6]. Certainement on aurait dû s’y attendre ; moi je m’y attendais toujours… Tenez, à Tambow encore, le médecin du régiment Galimbowski, Vikenti Kasimirowitch… vous avez sans doute entendu parler de lui ? un médecin distingué, une célébrité ?

— C’est la première fois que j’entends ce nom, objectai-je.

— Peu importe. Eh bien ! voyez, continua M. Ratsch, d’abord bas, puis de plus en plus haut, et, ce qui m’étonna beaucoup, avec un fort accent germanique… il m’avertissait sans cesse : « Ivan Demïanitch, me disait-il, mon cher ami, prenez-y garde ! Votre belle-fille a un vice organique au cœur, une hypertrophia cardialis. C’est peu de chose, mais cela pourra facilement devenir dangereux. Avant tout, il faut écarter les émotions fortes, agir sur le jugement. » Mais vous savez vous-même si cela est possible avec les jeunes filles. Agir sur leur jugement, hum ! hum ! hum ! »

M. Ratsch avait été sur le point de pousser son gros rire ordinaire ; toutefois il s’était ravisé à temps, et la note gaie qu’il avait attaquée s’était terminée en toux.

Et c’était M. Ratsch qui s’exprimait ainsi ! Lui, après tout ce que javais appris sur son compte !… Je jugeai à propos cependant de lui demander si l’on avait appelé un médecin.

Il bondit sur place.

« Je crois bien !… On en a même appelé deux, mais tout était fini déjà. Et figurez-vous une chose : l’un et l’autre, comme s’ils s’étaient donné le mot : « rupture au cœur ! » ils ont employé le même terme. Ces messieurs ont proposé l’autopsie du cadavre ; mais à cela, comme vous pensez, je n’ai point voulu consentir.

— Et l’enterrement est pour demain ?

— Oui, oui, c’est demain que nous ensevelissons notre chère colombe ! On enlèvera le cercueil à onze heures précises ; le service aura lieu dans l’église Saint-Nicolas-aux-pieds-de-Poule. Vous la connaissez. Quels noms bizarres que ceux de vos églises russes ! Et de là nous accompagnerons le corps jusqu’à sa dernière demeure, dans l’humide terre, notre mère commune ! Vous viendrez ? Nous nous connaissons depuis peu, mais je puis affirmer que votre amabilité pleine de distinction, vos sentiments élevés… »

Je me hâtai d’accepter l’invitation par un signe de tête.

« Oui, oui, continua M. Ratsch en poussant un gros soupir, ç’a été vraiment, comme on dit, un coup de foudre dans un ciel sans nuage.

— Et Susanne Ivanowna n’a-t-elle prononcé aucune parole avant sa mort ? n’a-t-elle rien laissé ?

— Rien du tout ! pas la moindre chose ! pas un bout de papier ! Songez donc que lorsque je fus appelé auprès d’elle, lorsqu’on m’éveilla, elle était déjà froide ! Cela m’a touché de très-près. Cette mort nous a tous profondément affligés. Alexandre Davidowitch la regrettera comme nous… quand il en sera informé. On le dit loin de Moscou pour l’instant.

— Il n’était parti, allais-je commencer, que pour quelques jours, quand…

— Victor Ivanowitch se plaint de ce que le traîneau ne soit pas attelé, » dit en m’interrompant la servante qui entrait. C’était celle que j’avais rencontrée dans le vestibule. Son visage, toujours endormi, me frappa par cette expression d’insolente rudesse que les domestiques adoptent quand ils savent que leurs maîtres leur ont donné prise sur eux, et qu’ils n’oseront ni les bouder ni les punir.

« À l’instant ! à l’instant ! » s’empressa de répondre Ivan Demïanitch. — « Éléonore Karpowna ! chère Lenchen[7], venez ici, je vous en prie, venez ! »

Les mouvements d’un corps lourd se firent entendre derrière la porte, et presque au même moment retentit la voix impérieuse de Victor : « Pourquoi n’attelle-t-on point ? On ne veut pourtant pas que j’aille à pied à la police ?

— De suite ! de suite ! répéta Ivan Demïanitch du même air empressé. Éléonore Karpowna, venez donc !

— Mais, Ivan Demïanitch, répliqua la dame, ma toilette n’est pas présentable !

— N’importe ! entrez ! »

Elle entra, son peignoir ouvert sur le devant, serrant, avec deux de ses doigts, un petit fichu destiné à couvrir sa gorge. Elle n’avait pas eu le temps de se peigner.

Ivan Demïanitch vint avec vivacité à sa rencontre :

« Vous entendez, Victor demande le traîneau, » dit-il. Et il indiqua impatiemment tantôt la porte, tantôt la fenêtre. Donnez les ordres nécessaires et vite ! Der kerl schreit so ![8]

— Ce Fictor crie toujours, Ivan Demïanitch, répondit-elle, J’ai déjà ordonné au cocher d’atteler, mais c’est qu’il fait justement manger le cheval. Quel malheur imprévu nous a frappés ! ajouta-t-elle en s’adressant à moi ; qui aurait pu s’attendre à cela de la part de Susanne ?

— Je m’y suis toujours attendu, toujours ! cria Ratsch en levant les bras, de sorte que sa robe de chambre s’entr’ouvrit et laissa voir de vilains caleçons en cuir de chamois et à boucles de fer. Une rupture au cœur ! Une brisure des membranes ! De l’hypertrophia cardialis !

— Oui, de l’hypo… comme il vous dit. » Éléonore ne put répéter le terme employé par son mari. « Moi, je regrette beaucoup, beaucoup, je dois le dire… »

Ici les traits mous de son visage se contractèrent peu à peu, ses sourcils se relevèrent piteusement et une chétive larme roula sur sa joue pleine, vernie comme celle d’une poupée.

« Oui, je regrette beaucoup qu’une créature si jeune, qui aurait pu vivre longtemps encore et jouir de tout… de tout… Mais voilà soudain ce désespoir…

— C’est bon, c’est bon ; va, ma vieille, dit M. Ratsch en l’interrompant.

— Je m’en vais, je m’en vais, murmura Éléonore, » et elle sortit en serrant toujours son petit fichu avec ses deux doigts et en continuant à verser de toutes petites larmes.

Je partis aussitôt après. Dans le vestibule je vis Victor en manteau d’étudiant avec col de castor, la casquette crânement plantée sur la tête. Il me dévisagea par-dessus l’épaule, affecta d’arranger son col et ne me salua point, ce dont je lui sus gré.

Je me rendis chez Fustow.

XXV

Je le trouvai assis dans un coin de sa chambre, la tête basse, les bras croisés sur la poitrine. Une sorte de torpeur l’avait saisi. Il regardait autour de lui avec cette expression hébétée propre aux personnes qu’on vient d’arracher à un profond sommeil, et qui fixent leur entourage sans le reconnaître parfaitement. Je lui racontai ma visite chez M. Ratsch, je lui rapportai les paroles du vétéran de l’an douze et de sa femme ; je lui décrivis l’impression que tous deux m’avaient laissée, et enfin je lui fis part de ma croyance à un suicide. L’expression de sa physionomie ne changea pas en m’écoutant : il continuait à promener partout ses yeux avec le même air ahuri.

« L’as-tu vue ? finit-il par me demander.

— Oui, je l’ai vue.

— Dans son cercueil ? »

Il se refusait encore à croire qu’elle fût morte, bien morte.

« Oui, dans son cercueil. »

Fustow regarda de droite et de gauche, baissa les yeux, puis tourna lentement ses mains l’une dans l’autre.

« Tu as froid ? lui dis-je.

— Oui, mon ami, il fait froid, » répondit-il en traînant les syllabes et en secouant la tête d’un air hébété.

Je me mis à lui expliquer que Susanne s’était empoisonnée ou avait été empoisonnée par d’autres, et qu’on ne pouvait laisser les choses en cet état. Fustow me regarda.

« Que faire ? demanda-t-il en élevant avec lenteur ses fins sourcils. Ce serait bien pis encore si l’on découvrait un enchaînement quelconque… reprit-il aussitôt. Peut-être ne permettrait-on même pas l’inhumation. Laissons plutôt !… »

Cette pensée, si simple, ne m’avait pas encore traversé l’esprit. Le caractère essentiellement pratique de Fustow ne se démentait pas.

« C’est demain qu’on l’enterre ? dit-il.

— Demain.

— Tu iras ?

— Certainement.

— À la maison mortuaire, ou tout droit à l’église ?

— À la maison et à l’église, puis au cimetière.

— Moi, je n’irai pas ! C’est impossible, impo…o…ossible ! » dit Fustow d’une voix étouffée.

Le matin aussi, ce même mot l’avait fait pleurer. J’ai observé bien des fois ce phénomène : certaines paroles, souvent tout à fait insignifiantes, mais enfin certaines paroles particulières, — qui seront précisément celles-ci et non celles-là, — ont la puissance de nous émouvoir, d’ouvrir en nous la source des larmes, de nous communiquer une sensibilité douloureuse pour les souffrances d’autrui comme pour les nôtres…

Je me rappelle encore la manière dont une paysanne que j’ai connue racontait la mort de sa fille ; cette mort avait eu lieu pendant le dîner.

Jamais la mère n’allait plus loin que la phrase suivante, où elle éclatait en pleurs : « Je lui demandai : « Que veux-tu, Thékla ? » et elle me répondit : « Mère, où as-tu mis le sel… le sel… le se… el ? » Le mot « sel » jetait la pauvre femme hors d’elle-même. — Les larmes que Fustow versait à présent ne me touchèrent pas plus que celles de la matinée. J’avais peine à comprendre qu’il ne cherchât point à savoir si Susanne ne lui avait rien laissé. Leur amour me parut une énigme : énigme il est resté pour moi.

Après avoir pleuré un petit quart d’heure, Fustow se coucha sur le divan, le visage tourné vers la muraille ; il se tint immobile ainsi. J’attendis quelques minutes ; mais, voyant qu’il ne bougeait plus et ne répondait pas à mes questions, je résolus de m’en aller. Peut-être lui fais-je tort, mais j’incline à croire qu’il s’était endormi. Cela ne prouverait pas, du reste, qu’il fût insensible ; cela montrerait seulement que son naturel ne comportait pas une douleur prolongée. Décidément il y avait trop de modération dans ce caractère.

XXVI

Le lendemain, à onze heures sonnantes, j’étais chez Ratsch. La neige, semée par des nuages bas, tombait en flocons serrés sur le sol humide. Le froid n’avait rien d’intense, mais on sentait parfois des courants d’air vifs et désagréables…, un vrai temps de carême, excellent pour s’enrhumer ! Je rencontrai M. Ratsch sur la porte. Vêtu d’un habit noir, crêpe au bras, sans chapeau, il semblait fort affairé, gesticulait, se tapait la cuisse, et donnait des ordres en criant tantôt vers l’intérieur de la maison, tantôt vers le corbillard à catafalque blanc et les deux voitures de louage qui stationnaient dans la rue.

Il y avait là quatre soldats de garnison[9] en noirs manteaux de deuil par-dessus leurs capotes usées, avec des tricornes enfoncés jusque sur les yeux et décorés de mousselines noires qui flottaient au vent ; de leurs longues torches, qui n’étaient pas encore allumées, ils remuaient d’un air méditatif la neige friable. L’épaisse chevelure grise de M. Ratsch, qui ordinairement encadrait sa tête comme un béret, se dressait en l’air ; sa voix haute et métallique lui refusait le service par intervalles, à force d’agitation.

« Où donc a-t-on laissé les branches de pin ? vociférait-il. On va enlever le cercueil ! De la verdure ! Vite, ici ! » D’un bond, il rentra dans la maison. En dépit de ma ponctualité, j’étais arrivé trop tard, à ce qu’il paraît. M. Ratsch avait jugé utile de précipiter tout. On avait déjà dit l’office des morts ; les deux prêtres, dont l’un portait une kamilawka[10], tandis que l’autre marchait nu-tête, les cheveux soigneusement peignés et huilés, franchirent le seuil avec leurs bedeaux. La bière, soulevée par le cocher, deux hommes de peine et un porteur d’eau, passa ensuite. M. Ratsch venait derrière, touchant le couvercle du bout des doigts et répétant toujours : « Doucement ! doucement. Très-bien ! ça va très-bien ! » Puis s’avançait à petits pas pressés Éléonore Karpowna, en robe noire garnie de « pleureuses » ; ses enfants l’entouraient. Victor, en uniforme tout battant neuf, un crêpe sur la garde de son épée, arrivait le dernier. Les porteurs hissèrent en trébuchant le cercueil sur le corbillard ; les quatre soldats allumèrent leurs torches, qui se mirent aussitôt à pétiller et à lancer une fumée épaisse et noire ; une mendiante, venue là par hasard, commença des lamentations ; les bedeaux entonnèrent un cantique ; la neige se mit tout à coup à tomber plus serrée et à tourbillonner en l’air comme un essaim de mouches blanches, M. Ratsch s’écria : « En avant, avec l’aide de Dieu ! » et le funèbre cortége s’ébranla.

Outre la famille Ratsch, il y avait cinq personnes : un officier démissionnaire des ponts et chaussées, misérablement vêtu, avec le ruban fané de l’ordre de Stanislas au cou — (c’était peut-être un personnage loué ad hoc) ; — un suppléant du préposé à la police du district, petit homme à l’air extrêmement humble, mais aux yeux remplis de convoitise ; un vieux monsieur qui portait une vieille redingote en bouracan ; un vigoureux marchand de poissons, dans l’habit bleu de sa profession, sentant sa marchandise ; et moi. L’absence du beau sexe (puisqu’on ne pouvait rapporter à cette catégorie les deux tantes d’Éléonore Karpowna, sœurs du charcutier, et une dame contrefaite, dont les lunettes bleues étaient posées sur un nez bleuâtre), l’absence d’amies, de jeunes personnes, dont l’âge rappelât celui de la défunte, m’étonna au premier moment ; mais un peu de réflexion me fit comprendre qu’avec son caractère, son éducation, son passé, Susanne ne devait pas avoir trouvé d’amies dans un pareil milieu. Il y avait foule à l’église, plus d’étrangers néanmoins que de connaissances, ainsi qu’on le voyait à l’expression des physionomies. Le service funèbre dura peu. Je constatai avec surprise que M. Ratsch, bien qu’il n’appartînt pas à l’Église orthodoxe, se signait très-dévotement, et mêlait même sa voix au chant des cantiques, dont il bourdonnait la mélodie sans réciter les paroles.

Lorsqu’enfin arriva l’heure de dire à la morte un suprême adieu, je m’inclinai devant elle ; toutefois, je ne l’embrassai point, malgré l’usage. M. Ratsch, lui, se soumit à cette coutume terrible avec la plus grande désinvolture ; il engagea l’officier qui portait la décoration de Stanislas à suivre son exemple, et cela d’un air poli, en inclinant toute la partie supérieure de son corps, comme s’il l’eût invité à prendre un rafraîchissement ; puis il souleva tour à tour chacun de ses enfants, en les enlevant lestement par dessous les bras, et les approcha du cadavre.

Éléonore Karpowna, quand elle se fut acquittée, elle aussi, de cette cérémonie, fit retentir l’église entière de ses gémissements ; mais bientôt après elle se calma, et murmura à plusieurs reprises : « Où est donc mon ridicule ? » Victor se tenait à l’écart ; toute son attitude semblait exprimer combien il se sentait au-dessus de ces simagrées-là, et comme quoi il voulait simplement observer les convenances. Ce fut le vieux monsieur en redingote de bouracan qui montra encore le plus de sensibilité. Il avait servi comme arpenteur, quinze ans auparavant, dans le gouvernement de Tambow ; depuis lors, il n’avait jamais revu M. Ratsch ; il n’avait pas même connu Susanne, mais il avait profité d’un moment favorable pour avaler au buffet de la maison mortuaire deux verres de rhum. Ma tante aussi était venue. Elle avait appris fortuitement que la morte était cette même jeune fille dont j’avais reçu la visite, et elle en avait éprouvé une émotion indescriptible ! Elle n’allait pas jusqu’à me soupçonner, me croyant incapable d’une mauvaise action, mais comment expliquer cet étrange concours de circonstances ? Elle supposait peut-être que Susanne s’était ôté la vie par amour pour moi.

Ma tante avait mis une robe très-sombre ; à genoux, l’air profondément contristé, et répandant des larmes nombreuses, elle pria en faveur de l’âme envolée, et plaça devant l’image de la mère de Dieu « consolatrice » un cierge d’un rouble. Amichka l’accompagnait ; elle pria aussi, mais tout en priant, elle m’observait d’un air effaré… Hélas ! le sentiment que j’inspirais à cette vieille fille n’était pas de l’indifférence ! En sortant, ma tante distribua aux pauvres réunis sur le seuil de l’église toute la monnaie qu’elle avait dans sa bourse, — plus de dix roubles.

Enfin, la cérémonie était achevée. On allait fermer le cercueil. Pendant l’office, je n’avais pas eu le courage de regarder en face le visage livide de la malheureuse Susanne ; chaque fois que j’effleurais des yeux sa physionomie, j’y croyais lire ce reproche : « Il n’est pas venu ! il n’est pas venu ! » Mais à la dernière minute, je n’y tins plus ; je jetai sur la morte un rapide regard. « Pourquoi, demandai-je mentalement en m’adressant à elle, as-tu fait cela ? » Et il me sembla entendre encore cette plainte : « Il n’est pas venu ! »

Quelques coups de marteau, et ce fut tout.

XXVII

Nous escortâmes le corps jusqu’au cimetière. Une quarantaine de personnes, foule mêlée et oisive, suivit le corbillard. Cette marche fatigante dura plus d’une heure. Le temps devint de plus en plus désagréable. À mi-chemin, Victor monta dans une des voitures qui nous accompagnaient ; mais M. Ratsch continua gaillardement à patauger dans la neige fondante : telle avait dû être son allure lorsque, après la scène fatale avec Siméon Matveitch, il avait ramené chez lui en triomphateur la pauvre jeune fille, rendue malheureuse par lui à tout jamais.

Les cheveux et les sourcils du vétéran étaient poudrés de neige. Parfois il semblait respirer avec peine ; mais bientôt il faisait un effort, se redressait vigoureusement, et ses joues pleines, d’un rouge brun, se tendaient de plus belle… Parfois même on aurait pu croire qu’il souriait…

« En cas de mort, la pension passe à Ivan Demïanitch, » répétai-je involontairement à part moi.

Enfin nous arrivâmes, et nous fîmes halte devant la fosse récemment creusée. La cérémonie ne fut pas longue : tout le monde souffrait du froid, tout le monde avait hâte de rentrer. On descendit le cercueil avec des cordes dans le trou béant, et on le recouvrit de terre. Là encore M. Ratsch déploya son activité. Avec quelle rapidité, quelle énergie, quel élan il jeta ses trois poignées de sable sur le couvercle ! Comme il avait l’air satisfait de lui-même quand, avançant vigoureusement le pied, il cambra sa taille en se rejetant en arrière !

Il n’aurait pas déployé plus de résolution pour lapider son pire ennemi. Ainsi qu’à l’église, Victor se tint sur la réserve, enveloppé dans son manteau, dont il caressait le col neuf ; les autres enfants de M. Ratsch imitèrent leur papa avec zèle. Ils trouvaient fort amusant de lancer du sable et de la terre ; au reste, on ne pouvait guère leur en vouloir.

Bientôt, à la place de la fosse, il y eut un tertre, et nous allions quitter le cimetière lorsque tout à coup M. Ratsch fit militairement demi-tour, frappa sur sa cuisse et avertit messieurs les respectables assistants qu’il nous invitait, nous et le très-vénérable clergé, à une fête commémorative en l’honneur de la défunte, fête préparée non loin de là, dans la grande salle d’une très-décente auberge, recommandée à son choix par notre très-estimable Sigismond Sigismondowitch…

En prononçant ces paroles, il désigna le suppléant du préposé à la police, et ajouta que lui, Ivan Demïanitch, malgré son grand chagrin et sa confession luthérienne, tenait en honneur, comme un véritable Russe, les vieilles coutumes nationales.

« Mon épouse, s’écria-t-il, et les dames qui ont daigné venir ici avec nous peuvent se faire reconduire chez elles ; nous autres hommes, nous voulons célébrer devant un modeste repas l’ombre de celle qui n’est plus. » Cette invitation fut acceptée avec un empressement général. Les membres du « très-vénérable clergé » échangèrent des regards significatifs ; l’ancien officier des ponts et chaussées tapa sur l’épaule de M. Ratsch, l’appelant « bon patriote » et « l’âme de la compagnie ».

Nous nous acheminâmes tous ensemble. Arrivés à l’auberge, nous trouvâmes dans une pièce spacieuse, mais assez vide, deux tables entourées de chaises et couvertes de bouteilles, de plats et d’assiettes. L’enduit encore humide de la muraille, mêlant ses exhalaisons à celles de l’eau-de-vie et de l’huile de carême, agissait désagréablement sur les nerfs olfactifs et gênait la respiration.

Le suppléant du préposé à la police, comme ordonnateur, pria le clergé de prendre place au haut bout d’une des tables, où l’on avait accumulé des plats maigres ; puis les autres convives s’assirent, et la fête commença. J’emploierais volontiers un terme plus sérieux que « fête » ; mais nul autre ne répondrait aussi bien au caractère de la chose. Tout se passa d’abord assez tranquillement, et même avec une nuance de mélancolie ; les mâchoires travaillaient ferme, on buvait sec ; néanmoins des soupirs se faisaient encore entendre, soit qu’ils fussent causés par le plaisir de la bonne chère, soit qu’ils prissent leur source dans la tristesse.

Il s’engagea des conversations sur la brièveté de l’existence humaine, sur la fragilité des espoirs terrestres ; l’officier des ponts et chaussées conta une anecdote sur un sujet instructif, quoique militaire ; le prêtre qui portait une kamilawka lui adressa des compliments, et nous soumit à son tour un trait mémorable de la vie de saint Jean le Guerrier ; l’autre prêtre, celui dont les cheveux étaient si bien peignés, quoiqu’accordant aux plats une attention particulière, trouva moyen de placer quelques remarques édifiantes sur les mérites de la chasteté. Mais peu à peu tout changea de tournure.

Les visages s’enluminèrent, les voix devinrent hautes, la gaieté réclama ses droits, de courtes exclamations retentirent ; on échangea des mots caressants, comme : « Mon cher petit frère, mon petit cœur, ma petite bûche, » voire même : « Mon petit cochon ! » bref, de ces gentillesses que le Russe prodigue quand son cœur s’abandonne. Enfin, lorsque les bouchons de champagne du Don commencèrent à sauter, ce fut un tapage complet : tel imitait le chant du coq, tel autre se faisait fort d’écraser et d’avaler le verre qu’il venait de vider. M. Ratsch, non plus rouge, mais violet, se leva soudain ; jusqu’alors il avait parlé très-haut, maintenant il demandait la permission de prononcer un speech. « Parlez ! En avant le speech ! » cria-t-on de toutes parts. Le vieux à la redingote de bouracan alla jusqu’à pousser des « bravo ! » et à applaudir ; du reste, il gisait déjà sous la table. M. Ratsch éleva son verre au-dessus de sa tête et se déclara prêt à retracer, par quelques paroles « éloquentes », les mérites de la belle âme qui, « laissant à la terre son écorce mortelle, séjournait à présent dans le royaume des élus. Elle plongea, cette âme… » Ici M. Ratsch se corrigea : « Elle s’immergea… » Il se reprit encore : « Elle immergea… »

« Père diacre ! mon très-vénéré ! ami de mon cœur ! » entendit-on chuchoter quelqu’un à voix basse, mais avec insistance, « on t’attribue un organe infernal ; fais-moi donc le plaisir d’entonner carrément : « Nous vivons dans des plaines libres ! »

— Chut ! chut !… Mais non ! Quelle idée ! fit-on de partout.

— Elle immergea toute sa famille, qui lui était si attachée, continua M. Ratsch en punissant l’ami de la chanson par un regard sévère ; elle nous immergea dans une douleur irréparable ! Oui, assurément, s’écria-t-il, le proverbe russe dit vrai : « Le sort nous brise comme du bois qu’on voudrait façonner sans l’avoir préalablement amolli, » comme dit notre brave paysan russe dans son langage pittoresque ; et quand il nous brise…

— Halte-là, messieurs ! cria subitement une voix enrouée à l’autre bout de la table ; on vient de me voler ma bourse !

— Ah ! coquins ! » piaula une seconde voix, et, paf ! on entendit le bruit d’un soufflet.

Grand Dieu ! que se passa-t-il à dater de cet instant ? On eût dit un ours qui, après avoir pendant quelque temps sourdement grogné, aurait brisé sa chaîne et se serait dressé tout à coup, la nuque hérissée, dans toute la férocité de sa force brutale. Il semblait que chaque convive se fût attendu en secret à un scandale, comme à l’accessoire naturel et à la conclusion légitime d’une telle fête, car chacun s’empressa d’y prendre part. Verres et assiettes cliquetèrent, les chaises furent renversées, des cris retentirent ; on vit des bras se lever, des pans d’habit volèrent ; une mêlée générale s’ensuivit !

« Tapez dessus ! tapez dessus ! » cria mon voisin d’une voix furieuse.

C’était le marchand de poissons, qui jusqu’alors avait paru l’homme le plus paisible du monde ; mais il avait absorbé en silence dix verres de vin.

« Tapez dessus ! »

Sur qui fallait-il taper, et pour quel motif, il n’en savait rien, mais il hurlait horriblement.

Le suppléant du préposé à la police, l’officier des ponts et chaussées, M. Ratsch lui-même, désappointé de voir mettre si promptement un terme à son éloquence, essayèrent de rétablir la tranquillité… Peine inutile ! Mon voisin, le marchand de poissons, se fâcha tout rouge contre M. Ratsch.

« Tu as torturé cette pauvre fille jusqu’à la mort, chien allemand trois fois maudit, » cria-t-il en lui montrant le poing. « Tu as graissé la patte à la police, et tu viens encore nous faire des discours ! »

Les garçons de l’auberge accoururent…

Ce qui arriva ensuite, je ne puis rien en dire… Je saisis bien vite ma casquette et me précipitai vers la porte. J’entendis seulement un craquement terrible ; je remarquai aussi, dans ma retraite accélérée, qu’un squelette de hareng était accroché aux cheveux de l’homme à la redingote de bouracan ; qu’un chapeau de prêtre, un chapeau à larges bords, volait à travers la salle ; que Victor, étrangement pâle, restait accroupi contre un angle… Je vis un poing nerveux qui tirait une barbe roussâtre. Ce furent là les dernières impressions que j’emportai de la « fête » organisée par « l’honorable Sigismond Sigismondowitch » en l’honneur de la pauvre Susanne.

Après m’être un peu remis, j’allai chez Fustow pour lui raconter ce que j’avais vu pendant cette journée. Il m’écouta sans relever la tête, assis et les deux coudes sur les genoux. Puis il poussa cette exclamation : « Ah ! pauvre, pauvre âme ! » se recoucha sur le divan et me tourna le dos.

Huit jours plus tard, il était complètement revenu de ce coup et menait la même vie qu’autrefois. Je lui demandai le manuscrit de Susanne comme souvenir : il me le donna sans se faire prier.

XXVIII

Quelques années s’écoulèrent. Ma tante mourut, et je transportai mon domicile de Moscou à Saint-Pétersbourg. Fustow y vint aussi ; il entra au ministère des finances. Mais je le voyais peu ; il ne m’intéressait plus : c’était un employé comme un autre, et voilà tout ! S’il vit encore aujourd’hui, et s’il est resté garçon, très-certainement c’est toujours le même homme : il doit tourner, coller, faire de la gymnastique, tendre des filets aux cœurs féminins, et peindre Napoléon Ier en uniforme bleu d’azur pour les albums de ses amies.

Mes affaires m’appelèrent un jour à Moscou. J’y appris avec une surprise qui, je l’avoue, ne fut pas médiocre, que la position de mon ancienne connaissance M. Ratsch avait changé dans un sens défavorable. À vrai dire, sa femme l’avait encore enrichi de deux jumeaux, de deux garçons, qu’en véritable Russe il avait baptisés Briatchéslaw et Wiatchéslaw ; mais sa maison avait brûlé, il avait quitté le service, et, pour comble de disgrâce, son cher fils Victor avait élu domicile permanent dans la prison pour dettes.

Me trouvant une fois en société, j’entendis citer Susanne de la façon la plus fâcheuse et la moins honorable. Je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour défendre contre l’insulte cette pauvre fille à qui la destinée refusait même l’aumône de l’oubli ; mes explications ne produisirent aucun effet sur l’auditoire. Je ne parvins à ébranler cette mauvaise opinion que chez un jeune étudiant doué de tendances poétiques. Il m’envoya un poëme le lendemain ; je ne me souviens plus des vers, sauf pourtant de la dernière strophe, qui était à peu près comme ceci :

Quoi ! jusque dans la tombe où tu dors enfermée
La vipère se glisse… Acharnement affreux !
Quoi ! la fleur qu’un hasard sur ton tertre a semée,
La symbolique fleur des mânes malheureux
Penche, morte déjà, sa tête inanimée !

Ce poëme me rendit rêveur. L’image de la défunte vint flotter devant mon âme ; je revis la fenêtre aux fleurs glacées ; je me rappelai le soir de la bourrasque, notre entretien, ses sanglots… Je me demandai de quelle manière on devait expliquer l’amour de Susanne pour Fustow, et pour qui, en se voyant abandonnée, elle s’était laissée aller au désespoir si facilement, si impétueusement !

Pourquoi n’avait-elle pas voulu attendre son retour, apprendre de sa bouche l’amère vérité, ou du moins lui écrire une lettre ? Pourquoi se précipiter ainsi tout de suite dans l’abîme, la tête la première ? — Parce qu’elle adorait Fustow, me répondra-t-on, parce que le plus léger doute lui était insupportable, dès qu’il s’agissait de son affection et de son estime. — C’est possible ; mais ceci est possible aussi : que, n’éprouvant aucune passion pour Fustow, ne nourrissant aucune illusion à son égard, appuyée seulement sur lui comme sur une dernière espérance, elle n’ait pu le voir, lui aussi, se détourner d’elle avec mépris dès les premiers mots du calomniateur.

Qui devinera ce qui l’a poussée dans la tombe ? Est-ce de l’amour-propre froissé, ou le chagrin d’une existence manquée, ou le souvenir de cette noble et loyale créature à laquelle, au matin de sa vie, elle s’était si joyeusement donnée, qui croyait si bien en elle et qui la respectait si sincèrement ? Qui sait ? Peut-être que son âme, à l’heure où je croyais lire sur des traits glacés par la mort ce reproche : « Il n’est pas venu ! » — se réjouissait déjà d’avoir pris son vol vers lui, vers son premier, son véritable amour.

Et pourtant, même aujourd’hui, quand le souvenir de Susanne se présente à ma pensée, je ne puis étouffer au fond de mon cœur une immense pitié ; malgré moi j’accuse le destin, et je ne puis m’empêcher de m’écrier : « Ah ! la pauvre abandonnée ! »


  1. Tout ce que dit Ivan Koltowskoï se trouve en français dans l’original. (N. du trad.)
  2. Dicton ironique datant du XVIe siècle, et rappelant aux paysans russes, par une allusion à la Saint-Georges (23 avril), la perte de leur ancienne liberté. Les Russes emploient volontiers ce dicton quand il leur arrive un désagrément imprévu. (N. du trad.)
  3. Ministre tout-puissant de l’empereur Alexandre, connu pour des mesures arbitraires, exécutées avec une grande énergie. (N. du trad.)
  4. La forme française de ce nom s’emploie en russe dans le langage familier. (N. du trad.)
  5. Diminutif méprisant de Michaël. (N. du trad.)
  6. Proverbe allemand qui répond à notre : « Tel qui rit vendredi dimanche pleurera. » Littéralement : « Aujourd’hui frais et rose, demain mort. » (N. du trad.)
  7. Diminutif allemand d’Éléonore. (N. du trad.)
  8. Le gaillard fait un bruit… En allemand dans l’original. (N. du trad.)
  9. Soldats chargés du service à l’intérieur des villes. (N. du trad.)
  10. Calotte en velours d’une forme particulière. (N. du trad.)