Étoiles peintes/Texte entier

Étoiles peintes
Étoiles peintesSagittaire (p. 1-53).
ÉTOILES PEINTES


PIERRE
REVERDY


ÉTOILES PEINTES


Avec une eau-forte originale de
ANDRÉ DERAIN



AUX ÉDITIONS DU " SAGITTAIRE "
Chez Simon Kra, 6, Rue Blanche à Paris
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LE BRUIT DES VAGUES

Tous les flots des marines du mur pourraient se déverser dans les assiettes, avec la céruse écumante des vagues.

Le fond resterait toujours bleu, derrière le soleil trop éclatant du cadre.

Dans la maison, assez calme pour un pareil temps, chacun se retourna pour savoir d’où venait ce bruit, ce mouvement.

Car personne n’était dans le secret, que celui dont l’œil inquiet ne quittait plus le carré blanc de la fenêtre,

et, dans les rideaux soulevés par sa poitrine émue, celui qui n’était venu là que pour voir et ne

pas être vu.

VIEUX PORT

Un pas de plus vers le lac, sur les quais, devant la porte éclairée de la taverne.

Le matelot chante contre le mur, la femme chante. Les bateaux se balancent, les navires tirent un peu plus sur la chaîne.

Au dedans il y a les paysages profonds dessinés sur la glace ; les nuages sont dans la salle et la chaleur du ciel et le bruit de la mer. Toutes les aventures vagues les écartent.

L’eau et la nuit sont dehors qui attendent.

Le moment viendra de sortir. Le port s’allonge le bras se tend vers un autre climat, tous les cadres sont pleins de souvenirs, les rues qui penchent, les toits qui vont dormir.

Et pourtant tout est toujours debout prêt à partir.

AU CARREFOUR DES ROUTES

Les bras se levaient vers la croix et la tête restait pendue au flot de ses cheveux, sous la lucarne.

Sur les marches il n’y a plus que l’ombre que le soleil projette et les mains perdues dans les rayons l’empêchent de tomber.

Une voix d’en haut sortait de derrière un nuage, mais le tonnerre, en roulant, l’a brisée.

Et la prière qui montait du fond n’est plus qu’un souffle, une voix de poitrine qui se laisse tomber dans les plis de la robe après être sortie.

À gauche on monte par le chemin du ciel que ne

révèle aucune plaque indicatrice.

CIEL OUVERT

Le fil descend. Du haut du ciel le fil descend lourd, droit, noir, — descend sur le sommet de la tête nue — la tête du vieillard qui s’arrête.

Il est dans un jardin bordé de grilles, en cage et le monde est autour. Les autres gens tournent autour, le long des arbres.

Le temps est lourd, les yeux, les étincelles éclairent la nuit noire ou la lueur du film — cette lueur qui n’est pas encore dans sa tête.

Un nuage de suie se gonfle, avalanche de coton sans eau, la maison se gonfle aussi, la poitrine, les arbres se gonflent et la tête est perdue.

La peau — sous les tiges de feu — ruisselle — et l’eau s’écarte de la masse d’huile qui glisse, qui joue — les gonds de la plus grande porte qui tourne. Le ciel fendu — le fil descend — l’éclair. Le monde

à sa lueur est à peine entrevu.

MECANIQUE VERBALE
ET DON DE SOI

Aucun mot n’aurait mieux pu, sans doute, exprimer sa joie.

Il le dit et tous ceux qui attendaient contre le mur tremblèrent.

Il y avait au centre un grand nuage — une énorme tête et les autres observaient fixement les moindres pas marqués sur le chemin.

Il n’y avait rien pourtant et dans le silence les attitudes devenaient difficiles. Un train passa derrière la barrière et brouilla les lignes qui tenaient le paysage debout.

Et tout disparut alors, se mêla dans le bruit ininterrompu de la pluie, du sang perdu, du tonnerre ou des paroles machinales du plus important de tous

ces personnages.

LUMIÈRE

Une petite tache brille entre les paupières qui battent. La chambre est vide et les volets s’ouvrent dans la poussière.

C’est le jour qui entre ou quelque souvenir qui fait pleurer tes yeux.

Le paysage du mur — l’horizon de derrière — ta mémoire en désordre et le ciel plus près d’eux. Il y a des arbres et des nuages, des têtes qui dépassent et des mains blessées par la lumière.

Et puis c’est un rideau qui tombe et qui

enveloppe toutes ces formes dans la nuit.

L’OMBRE ET L’IMAGE

Si j’ai ri ce n’est pas du monde éclatant et joyeux qui passait devant moi.

Les têtes penchées ou droites me font peur et mon rire aurait changé de forme en une grimace.

Les jambes qui courent tremblent et les pieds plus lourds manquent le pas.

Je n’ai pas ri du monde qui passait devant moi — mais parce que j’étais seul, plus tard, dans les champs, devant la forêt énorme et calme et sous

les voix qui, dans l’air endormi, se répondaient.

AU MOMENT DU BANQUET

Sur les murs de cette salle, où le festin a lieu, les traces de ta vie modeste et fade.

Mais aujourd’hui les paroles sont plus fortes, les gestes sont plus grands, et le bruit plus joyeux.

Les limites de ton cœur s’écartent et de tous les autres cœurs peut-être quelque chose aussi sortira.

Mais, sans qu’aucune autre voix s’élève, sans qu’aucun silence tout-à-coup nous avertisse, les têtes se penchent, les yeux se lèvent et c’est une autre figure dans le cadre que l’on regarde et une autre ligne, du ciel au plafond, qui nous sépare.





LE MONDE PLATE-FORME

La moitié de tout ce qu’on pouvait voir glissait.

Il y avait des danseurs près des phares et des pas de lumière.

Tout le monde dormait.

D’une masse d’arbres dont on ne distinguait que l’ombre — l’ombre qui marchait en se séparant des feuilles, une aile se dégagea, peu à peu, secouant la lune dans un battement rapide et mou.

L’air se tenait tout entier.

Le pavé glissant ne supportait plus aucune audace et pourtant c’était en pleine ville, en pleine nuit — le ciel se rattachant à la terre aux maisons du faubourg.

Les passants avaient escaladé un autre monde qu’ils regardaient en souriant. Mais on ne savait pas s’ils resteraient plus longtemps là ou s’ils iraient tomber enfin dans l’autre sens de la ruelle.





BLEU PASSÉ

Les mains ouvertes sur la poitrine nue — cette lueur sur le papier déteint, c’est une image.

Il y a, derrière, une route qui monte et un arbre qui penche trop, une croix et une autre rangée de branches qui penchent.

La pierre des marches s’incline aussi et ce sont des gouttes d’eau qui coulent entre les lignes.

La tache qui est au milieu n’est pas une tête — c’est peut-être un trou. Un regard oblique pique le ciel et soutient le trou, la tête. Personne ne parle — personne ne parle d’autrefois. Car plusieurs amis sont là qui se regardent.






TOUT DORT

L’arbre du soir, l’abat-jour de la lampe et la clef du repos.

Tout tremble quand la porte s’ouvre sans éveiller de bruit.

Le rayon blanc traverse la fenêtre et inonde la table.

Une main avance à travers l’ombre, le rayon, le papier sur la table.

C’est pour prendre la lampe, l’arbre au cercle étendu, l’astre chaud qui s’évade.

Un souffle emporte tout, éteint la flamme et pousse le rayon.

Il n’y a plus rien devant les yeux que la nuit noire et le mur qui soutient la maison.






LES MOUVEMENTS À L’HORIZON

Les cavaliers se tiennent sur la route et de profil. On ne sait plus quel est leur nombre. Contre la nuit qui ferme le chemin, entre la rivière et le pont une source qui pleure — un arbre qui vous suit.

On regarderait la foule qui passe, elle ne vous verrait pas. C’est une véritable armée en marche ou bien un rêve — un fond de tableau sur un nuage.

L’enfant pleure ou dort. Il regarde ou rêve.

Le ciel est encombré par toutes ces armées. La terre tremble. Les chevaux glissent le long de l’eau.

Et le cortège glisse aussi dans cette eau qui efface toutes ces couleurs, toutes ces larmes.

LES MUSICIENS

L’ombre et la rue dans le coin où il se passe quelque chose. Les têtes attroupées écoutent ou regardent. L’œil passe du trottoir à l’instrument qui joue, qui roule, à la voiture qui traverse la nuit.

Les lames du bec de gaz tranchent la foule et séparent les mains qui se tendent, tous les regards qui pendent et les bruits au hasard. Le peuple est là et tous à la même heure, au carrefour.

Les voix qui se dispersent mènent le mouvement sur la corde qui grince et meurt à tous moments.

Puis le signe du ciel, le geste qui ramasse et tout disparaît dans le pan de l’habit, du mur qui se dérobe. Tout glisse et le brouillard enroule les passants, disperse les échos, cache l’homme, le groupe et l’instrument.

APRÈS-MIDI

Au matin qui se lève derrière le toit, à l’abri du pont, au coin des cyprès qui dépassent le mur, un coq a chanté. Dans le clocher qui déchire l’air de sa pointe brillante les notes sonnent et déjà la rumeur matinale s’élève dans la rue ; l’unique rue qui va de la rivière à la montagne en partageant le bois.

On cherche quelques autres mots mais les idées sont toujours aussi noires, aussi simples et singulièrement pénibles. Il n’y a guère que les yeux, le plein air, l’herbe et l’eau dans le fond avec, à chaque détour, une source ou une vasque fraîche. Dans le coin de droite la dernière maison avec une tête plus grosse à la fenêtre.

Les arbres sont extrêmement vivants et tous ces compagnons familiers longent le mur démoli qui s’écrase dans les épines avec des rires.

Au-dessus du ravin la rumeur augmente, s’enfle et si la voiture passe sur la route du haut on ne sait plus si ce sont les fleurs ou les grelots qui tintent.

Par le soleil ardent, quand le paysage flambe, le voyageur passe le ruisseau sur un pont très étroit, devant un trou noir où les arbres bordent l’eau qui s’endort l’après-midi.

Et, sur le fond de bois tremblant, l’homme immobile.

LA GLACE D’ENCRE

Les étoiles qui sortent du foyer sont plus rouges. La tête s’incline assez près du tuyau qui a l’air d’être son cou et ceux qui sont derrière regardent dans la glace.

L’air tiède à la veillée souffle dans la chambre et s’en va. Les paysans n’y sont pas, les bêtes non plus. Mais il reste le tableau et la prairie qui rappelle l’été quand la nuit ne voulait jamais descendre parce qu’on n’allumait pas de feu.

La nuit n’est-ce pas l’hiver lui-même qui flotte sur les cheminées ?

MÉMOIRE D’HOMME


De ses épaules larges, contre l’ombre qui danse sur le mur, il tient la place où les autres têtes passeraient.

L’instrument est une guitare dont les notes ne vont pas assez haut.

Personne n’entend rien, pourtant ses doigts pincent les cordes ; il joue et ses pieds battent sans cesse la mesure.

Un œil fermé, l’autre perdu derrière le rideau plissé, quand l’air s’étale et que la foule danse, tout le monde danse, tout le monde crie et enfin deux bras blancs sortis des fumées de sa pipe lui entourent le cou.

Dans le fond les danseurs arrêtés regardent le tapis.

MOUVEMENT INTERNE


Sa face écarlate illumine la chambre où il est seul. Seul avec son portrait qui bouge dans la glace. Est-ce bien lui ? Serait-ce l’œil d’un autre ? Il n’en aurait pas peur. Son pied manque le sol et il avance en éclatant de rire. Il croit que cette tête parle — celle qu’il a devant lui, ivre, les yeux ouverts.

Le plafond s’abaisse, les murs vont éclater et il rit. Il rit au feu qui lui chauffe le ventre ; à la pendule qui bat comme son cœur. La chambre roule — ce bateau dont le mât craquerait s’il faisait plus de vent. Et, sans s’apercevoir qu’il tombe, sur le lit où il va s’endormir, il croit encore rêver que les vagues l’emportent. Trop loin. Il n’y a plus rien que le rire idiot du réveil et le mouvement inquiétant de la porte.

ENTRE DEUX CRÉPUSCULES

C’est dans ce carré de ciel plus clair qu’on allumera les étoiles pour le feu d’artifice.

Par-dessus la hauteur des arbres — des mouvements de vent, des bruits d’orage — des appels menaçants. C’est l’endroit où l’on ouvre la grille.

Les raies se détachent du mur et c’est une ombre oblique sur la route — qui court trop vite.

On attend. Près du bois, d’où sort le pavillon, on entend — et ce sont certainement des pas tranquilles — en même temps que s’élève une prière ou, plus loin, un plus joyeux refrain.

Puis le jour entre tout à fait, les cœurs se rétablissent.

Puisque tout est encore remis au lendemain.

LA CLEF DE VERRE

Des trous du mur, des trous de la cheminée et de ma pipe ; au coin deux cannes en X se battent. Qui les prendra ?

Il n’y a personne à la table, personne sur le lit et les fauteuils sont vides.

Quelqu’un veut sortir. Mais ce n’est pas moi qui ai soufflé la lampe et ce n’est pas mon pas qui descend l’escalier. Et s’il y avait aussi un mort dans la maison !

TUMULTE

La foule descendait plus vite et en criant. Ils venaient tous du fond, de derrière les arbres, de derrière le bois du cadre, de la maison. Chaque visage blanc avait un regard animé — et sur leurs traces les paroles plus lourdes s’effaçaient.

Au bruit qui se fit dans le coin le plus sombre tout s’arrêta, tout le monde s’arrêta, même celui dont la tête était tournée vers la muraille.

Et alors, à cause du vent, les fleurs de la tapisserie et des étoffes remuèrent.

ÉTOILES PEINTES

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Les 12 exemplaires sur papier de Chine avec une suite sur papier du Japon ont été souscrits par la librairie Ronald Davis & Cie, 173, rue de Courcelles à Paris.


De ce recueil de poèmes ont été tirés 15 exemplaires sur papier du Japon, numérotés de 1 à 15, 12 exemplaires sur papier de Chine, numérotés de 16 à 27 et 73 exemplaires sur vélin pur fil Lafuma numérotés de 28 à 100. Cet exemplaire porte le N°56
Achevé d’Imprimer
le 20 Février 1921
par Ducros, Lefèvre & Colas
7 rue Croulebarbe
à Paris.