Traduction par Charles Appuhn.
Garnier Frères (p. 661-705).


Notes



Partie I

Définitions. — Sur les définitions en général, voir Réforme de l’entendement, §§ 50 à 55 (vol. I, pp. 258 et sq.), Lettre 9.


Définitions II.En son genre s’oppose à absolument, comme le montre un peu plus bas l’explication de la Définition 6 ; cf. Prop. 16, Démonstration, et Scolie de la Prop. 28. Tout genre est relatif à l’entendement, mais les distinctions qu’il établit se trouvent en accord avec la véritable nature de l’objet, quand elles sont clairement conçues (Axiome 6).


Définitions III et IV. — Ces deux définitions, qui sont celles de la substance et de l’attribut, étaient jointes dans la première rédaction de l’Éthique, comme le montre un passage de la Lettre 9. Le texte primitif était le suivant : J’entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’enveloppe pas le concept d’une autre chose. Par attribut j’entends la même chose, à cela près qu’attribut se dit par rapport à l’entendement attribuant à la substance telle nature distincte (« respectu intellectus, substantiæ certam talem naturam tribuentis »). La substance et l’attribut sont une seule et même chose qui porte deux noms, suivant qu’on la considère en elle-même (dans son absolue infinité) ou telle que la perçoit l’entendement qui la perçoit de plus d’une manière bien que toujours très incomplètement (cf. Lettre 56). L’attribut perçu distinctement n’en est pas moins réel et constitue pour une part l’essence de la substance telle qu’elle est (cf. Partie II, le commencement du scolie qui suit le corollaire de la Prop. 7). Sur le débat auquel a donné lieu cette question, voir en particulier Kuno Fischer, Geschichte der neueren Philosophie, et Delbos, le Problème moral dans la Philosophie de Spinoza, p. 31 et sq.

Définition VI. — Sur la nécessité pour Dieu de posséder une infinité d’attributs, voir Court Traité, I, chap. ii, et les notes explicatives correspondantes.


Définition VII. — Je traduis operari par produire quelque effet et non par agir, Spinoza paraissant distinguer entre l’action à laquelle se détermine d’elle-même une chose libre et l’opération à laquelle est déterminée du dehors une chose contrainte ; toute opération soutient un certain rapport (ratio) avec une autre ou est conditionnée ; voir Prop. 28.


Définition VIII. — L’éternité est l’existence conçue absolument ; elle s’oppose à la durée qui est une continuation indéfinie de l’existence (Éthique, II, Déf. 5) et ne peut être attribuée qu’aux choses qui n’existent pas par elles-mêmes ; l’éternité n’a donc rien de commun avec le temps, qui n’est lui-même qu’un mode de penser ou plutôt d’imaginer la durée (de se la représenter comme formée de parties distinctes auxquelles on peut assigner un nombre ad libitum) ; au sujet de l’éternité, voir Pensées métaphys. partie I, chap. iv, et partie II, chap. i. Au sujet du mot expliquée, voir même ouvrage, partie I, chap. i, 4, et la note explicative correspondante (note c, vol. I. p. 558).


Axiome IV. — Pour bien entendre cet axiome, le rapprocher de ce qui est dit dans le Traité de la Réforme de l’entendement : la vraie science procède de la cause aux effets (§ 13) ; les choses appelées communément réelles et que l’on croit données expérimentalement, ne sont point connues, et l’existence en est seulement conçue comme possible, aussi longtemps qu’elles n’ont pas été déduites de leurs causes (§ 34) ; voir les notes explicatives correspondantes.


Axiome VI. — Pour l’intelligence de cet axiome, voir Réforme de l’entendement, § 41, avec la note explicative. Une idée vraie est une idée que l’esprit forme absolument (ibidem, § 64) ou déduit dûment d’une autre ; elle a nécessairement un objet et s’accorde pleinement avec lui, sans quoi nulle connaissance n’est possible ; le vrai a le réel pour objet parce qu’il est le vrai.


Propositions I à XV. — Cette première section de l’Éthique, où est établie l’existence d’un Dieu unique et infini embrassant la totalité des êtres réels, devra être rapprochée des deux premiers chapitres du Court Traité et de l’Appendice de cet ouvrage ; on observera, en particulier, que plusieurs des propositions démontrées par Spinoza dans l’Éthique sont énoncées sous forme d’axiomes dans l’Appendice.

Proposition I. — Je traduis, dans cette proposition et les suivantes, substantia par une substance ; Spinoza établit en effet les propriétés de la substance, de l’être conçu non abstraitement, mais en lui-même, avant de démontrer qu’il n’existe qu’une substance (à la fin seulement du Scolie de la Proposition 10 apparaît pour la première fois la notion de l’unité de substance, objet du Coroll. 1 de la Prop. 14) ; cf. Pensées Métaphysiques, partie II, chap. v, et la note explicative b (vol. I, p. 562) ; par l’emploi de l’article indéfini, j’essaye de mieux marquer la différence que fait Spinoza entre la substance et l’être en général.


Proposition VIII, scolie II. — Ce scolie se rapporte visiblement à la Proposition 7 ; cf. ce que dit Freudenthal à ce sujet dans ses Spinoza Studien (Zeitschrift für Philosophie, Bd. 108, p. 251). Voir le commentaire donné par Spinoza lui-même dans la Lettre 34.


Proposition XI et scolie.a) Spinoza donne, en réalité, quatre démonstrations de l’existence de Dieu :

1° Une première preuve (Démonstration 1) fondée sur la considération de l’essence de Dieu, d’où se déduit l’impossibilité de sa non-existence.

2° Une deuxième preuve (Démonstration 2) fondée sur ce principe que, si une chose n’existe pas, c’est qu’il y a une cause intérieure ou extérieure qui en rend l’existence impossible ; pour l’entendement, en effet, qui ne forge rien, il n’y a pas de milieu entre le nécessaire et l’impossible ; voir Réf. de l’entendement, § 34.

3° Une troisième preuve a posteriori (Démonstration 3), fondée sur l’impossibilité pour une chose quelconque finie d’exister, si l’être infini n’existe pas ; si quelque chose existe, un être existe qui est nécessaire par lui-même ; si cet être n’existait pas, rien ne pourrait exister. Il n’y aurait donc pas même de possibles ; l’expérience sensible, l’imagination elles-mêmes ne seraient pas ;

4° Une quatrième preuve (Scolie), qui n’est que la première mise sous forme affirmative et contient la substance de toutes les autres ; l’essence de Dieu enveloppe l’existence nécessaire.

Voir l’étude de Lagneau sur les Preuves Spinozistes de l’existence de Dieu dans la Revue de métaphysique et de morale (1895, p. 402) ; voir aussi dans le même recueil, même année, l’article de M. Andler écrit à propos des ouvrages de MM. Brunschvicg et Delbos.

b) Page 44, ligne 4, j’ai traduit le membre de phrase ad quas plura pertinere concipiunt par qu’ils conçoivent comme plus riches en possessions. Saisset traduit plus librement choses dont la nature est plus complexe ; les possessions d’une chose, au sens où j’ai pris le mot, comprennent tout ce qui peut en être affirmé.

Proposition XV, Scolie. — a) Ce scolie se rapporte à la Proposition 14. Cf. Freudenthal, loc. cit.

b) Spinoza développe sa pensée sur l’infini, la quantité, la durée, le nombre (la mesure), le temps dans la Lettre 12 qui est le texte capital sur tous ces points.

c) Page 56, ligne 16, je fais dire à Spinoza au sujet de la non-existence du vide : nous nous sommes expliqués ailleurs là-dessus. J’ai mis le verbe au passé, bien que le texte latin de quo alias ne contienne aucune indication de temps, parce que l’auteur me semble viser les principes de la philosophie de Descartes, partie II, Prop. 3 (vol. I, p. 367).

d) Entre les parties de l’étendue il y a une différence modale seulement et non réelle (p. 57, lignes 19-20). Sur ce point capital, voir Court Traité, I, chap. II, § 19, et la note explicative correspondante (vol. I, p. 510).


Propositions XVI à XVIII. — Rapprocher de cette section de l’Éthique où il est traité de la causalité divine, le second Dialogue du Court Traité et les chapitres III et iv de ce même ouvrage, partie I.


Proposition XVI, Corollaire II. — Un Être est cause par soi de ce qu’il produit en vertu de sa nature ou essence ; cause par accident de ce qu’il produit par suite de rencontres particulières. Cf. Court Traité, chap. III, avec la note explicative (vol. I, p. 515), Heereboord, Meletemata philosophica, p. 273.


Corollaire III. — Dieu est cause première absolument, c’est-à-dire qu’il ne l’est pas en son genre (voir la note relative à la Déf. 2).


Proposition XVII, Corollaires I et II, Scolie. — a) La liberté absolue de Dieu est une productivité absolue ; elle est indétermination parce qu’elle est puissance infinie de se déterminer. On trouvera dans une dissertation de Friedrichs, Der Substanzbegriff Spinozas (Greifswald, 1896), d’intéressants développements sur ce point. Voir aussi Wenzel, Die Weltanschauung Spinozas (Leipzig, 1907).

b) Page 63, lignes 2 et 3 : ni l’entendement ni la volonté n’appartiennent à la nature de Dieu ; ni l’entendement ni la volonté au sens que l’on donne à ces mots quand on parle des hommes. Un homme conçoit deux ou plusieurs manières d’agir et choisit ou croit choisir entre elles ; les modes, quel que soit l’attribut sous lequel on les considère, sont des déterminations toutes également et intérieurement nécessaires de l’être divin. Dieu ne produit pas les choses parce qu’il les a conçues et ne les conçoit pas parce qu’il les a produites ; conception et production c’est tout un en lui.

c) Page 63, ligne 17 : un Dieu indifférent. Dans le Scolie 2 de la Proposition 33, Spinoza reviendra sur cette notion (cartésienne) d’un Dieu indifférent et fera observer qu’elle diffère moins de la sienne que celle d’un Dieu agissant en vue du bien, sub ratione boni. Au jugement de Spinoza, les finalistes détruisent entièrement la liberté de Dieu ; Descartes est seulement inconséquent dans sa façon de la concevoir. Dieu ne choisit pas, tout choix supposant quelque imperfection dans les choses parmi lesquelles on choisit. On peut concevoir qu’aux heures d’inspiration, tout au moins, un artiste vraiment créateur ne poursuive aucune fin et ne choisisse plus, mais produise librement, c’est-à-dire en vertu d’une nécessité intérieure de produire.

c) Page 65, lignes 16 et 17 : L’entendement divin et l’humain se ressemblent comme le chien signe céleste et le chien animal aboyant. Cf. Pensées métaphysiques, II, chap. xi.


Proposition XVIII. — Sur le concept de cause immanente, cf. Heereboord, Meletemata, p. 266.


Propositions XIX à XXIX. — Dans cette section de l’Éthique est posé d’abord le principe de l’éternité de Dieu considéré sous chacun de ses attributs ; ensuite sont exposées les conséquences qu’entraîne ce principe relativement aux modes.


Propositions XXI, XXII, XXIII. — a) L’éternité de Dieu ou des attributs de Dieu, a pour première conséquence la continuation indéfinie de l’existence de certains modes, à savoir : de ceux qui, tel l’entendement infini ou encore le mouvement et le repos, suivent immédiatement de la nature de Dieu considérée sous l’un de ses attributs. Bien que Spinoza, dans l’énoncé de cette Proposition et aussi vers la fin de la démonstration, se serve du mot éternel, il vaut mieux dire, ce me semble, que les modes infinis existent toujours que non pas qu’ils sont éternels ; l’éternité de l’existence n’appartient proprement qu’à la substance et aux attributs, dont l’essence et l’existence se confondent ; l’essence des modes infinis n’enveloppe pas l’existence (Prop. 24), et cette existence n’est par conséquent pas éternelle au même titre que celle de la substance ; elle est sans commencement ni fin. On observera que, dans les Propositions 22 et 23, le mot éternel ne figure plus. Cf. Pensées métaphysiques, II, chap. i.

b) Sur les modes infinis (appelés souvent éternels bien qu’avec une impropriété légère, si ce qui précède est vrai), voir Court Traité, I, chap. iv ; Lettres 64, 66 et 73. Dans la première, Spinoza donne comme exemples des modes infinis immédiatement produits par Dieu, dans la pensée, l’entendement infini (la totalité des idées qui sont en Dieu et qui en lui sont toutes vraies, c’est-à-dire claires et distinctes ; Éthique, II, Prop. 32), dans l’étendue, le mouvement et le repos ; comme exemple de modes infinis produits médiatement, la face de l’univers total qui demeure toujours la même, bien qu’elle varie d’une infinité de manières. Dans la Lettre 73, parlant de la sagesse divine (l’entendement infini), il use, comme dans le Court Traité, du terme de fils éternel de Dieu, sans tomber cependant dans la confusion qu’il reproche aux chrétiens d’avoir commise entre Dieu et l’homme. Ce fils éternel de Dieu n’est pas Jésus-Christ en qui s’est seulement manifestée plus qu’en aucun autre homme la sagesse divine.


Proposition XXIV, Corollaire — Ce corollaire correspond dans une certaine mesure au chapitre iv, Partie I, du Court Traité, de la Providence de Dieu ; quand Spinoza dit que la durée d’une chose ou la continuation de son existence a nécessairement Dieu pour cause, il ne veut pas dire que cette chose n’ait d’elle-même aucune force de durer ; au contraire, son essence, comme on le voit dans la troisième partie, Proposition 7, est un effort pour persévérer dans son être ; mais : 1o l’essence d’une chose, c’est Dieu lui-même en tant qu’il est affecté d’une certaine manière ; 2o l’essence d’une chose finie n’enveloppe qu’une existence relative ou dépendante, toutes les choses finies étant liées entre elles, d’où cette conséquence qu’elle est au moins en un sens limitée dans la durée, à un commencement et une fin. Dans le Scolie du Corollaire de la Proposition 10, Partie II, de l’Éthique Spinoza distingue comme saint Thomas (Summa theologiæ, I, 104, 1) entre la cause quant au devenir (causa secundum fieri, causa fiendi) et la cause quant à l’être (causa secundum esse, causa essendi) ; Dieu est cause quant au devenir en tant que cause efficiente de l’existence, cause quant à l’être en tant que cause de l’essence de toutes choses.


Proposition XXV et corollaire. — De cette Proposition (dont la note précédente explique la place à la suite de la Proposition 24) et de son corollaire on peut faire découler l’éternité des essences et leur liaison dans la pensée éternelle ; Spinoza pose donc ici le principe sur lequel il fondera dans la cinquième partie sa théorie de l’éternité de l’âme et la connaissance du troisième genre : cf. Éthique, V, Prop. 22 à 39.

Propositions XXVI à XXIX. — a) Ces propositions servent de fondement à la science des choses particulières s’appuyant sur l’expérience (représentation sensible) qui fait concevoir, comme possible d’abord, l’existence de certains modes et incite l’entendement à former les idées de certaines essences (cf. Lettre 10). Ce qui, en effet, est nécessaire, a sa place marquée dans l’enchaînement des choses qui se déterminent à l’infini les unes les autres. Il ne s’ensuit pas que nous puissions tout connaître (cf. Lettre 32 où Spinoza renvoie lui-même à la Lettre 30) ou que tout ce que nous croyons être soit réellement. Il ne s’ensuit pas que nous devions considérer comme voulu par Dieu de toute éternité tout ce qui nous parait arriver en nous et hors de nous, et dont nous n’avons qu’une idée confuse et mutilée ; ce serait prêter à Dieu la même ignorance que nous cherchons à détruire en nous. Le rationalisme de Spinoza n’est pas celui de certains savants prêts à croire que toute réalité paraissant donnée est une vérité éternelle ; il n’est nullement un fatalisme inclinant à la paresse et à la résignation, mais une doctrine d’active réforme morale. Il n’identifie pas le fait au droit, ne justifie pas les passions qui rendent la vie misérable et l’homme insupportable à l’homme, mais travaille à leur suppression en cherchant à les expliquer, ce qui est bien différent : mourez, si vous voulez, pour ce que vous croyez faussement être le bien, moi je veux vivre pour le vrai : tel est à peu près le langage que parle Spinoza à ses semblables (cf. Lettre 30).

b) Beaucoup d’interprètes me semblent avoir mal compris quelle relation existe, suivant le principe d’une philosophie de l’immanence, entre Dieu et les choses particulières finies ; suivant les uns, Spinoza prétendrait déduire ces dernières de la nature infinie et éternelle de Dieu ; tel n’est nullement l’objet du spinozisme : les choses finies se déduisent les unes des autres, comme le montre clairement la Proposition 28 ; c’est en ce sens et en ce sens seulement qu’elles sont produites par Dieu. D’autres, par exemple Martineau (A study of Spinoza, London, 1895, p. 209), demandent comment une chose finie en produisant une autre peut lui assurer (can secure it) une essence éternelle ne provenant pas du fini ; la question est mal posée à mon sens : 1o si une chose finie en produit une autre dans la durée (comme un père produit son enfant), la deuxième ne tient pas son essence de la première (cf. Scolie de la Prop. 17, p. 65) ; 2o conçue dans sa vérité, l’existence d’une chose finie (comme son essence) enveloppe l’infini, puisqu’elle est liée à toutes les autres (bien que nous ne sachions pas comment), et c’est en quoi cette chose est un mode ou une affection de Dieu (Deus quatenus).

Proposition XXVIII, Scolie. — a) Au début de ce Scolie le texte a été considéré comme altéré par plusieurs interprètes. Land, dans son édition, rejette comme tout à fait sans valeur la correction proposée par Bœhmer qui veut lire : « et mediantibus his primis quædam, quæ » au lieu de « mediantibus his primis, quæ ». — Leopold accepte quædam, sinon et. — W. Meijer croit aussi à l’existence d’une lacune dans le texte et cherche à le corriger d’après la première traduction hollandaise. J’ai cru pouvoir conserver la leçon de Land, la construction de la phrase étant admissible, bien qu’un peu insolite. Pour le sens, voir plus haut la note b relative aux modes infinis dont les uns sont immédiatement produits par Dieu, les autres médiatement, c’est-à-dire par l’intermédiaire d’un autre mode infini.

b) Page 83, lignes 11, 12 : les mots mais non en son genre se rapportent aux mots cause prochaine. Dieu est cause prochaine absolument, c’est-à-dire sans intermédiaire, sans condition aperçue par l’esprit, des choses qu’il produit immédiatement ou dont l’existence n’enveloppe que celle de la substance avec ses attributs. Il est cause prochaine en son genre (cf. la note relative à la Défin. 2) de celles qui nécessitent pour être conçues l’existence d’une chose que l’entendement distingue de la substance (comme elle en distingue par exemple un mode infini). Pour l’éclaircissement plus complet du sens attribué par les scolastiques aux mots qu’emploie ici Spinoza, voir Heereboord (Meletemata, p. 298 et sq.). Pour l’intelligence de tout ce passage il faut observer que, Dieu étant cause de tout ce qui est, il ne peut être proprement cause éloignée, c’est-à-dire séparée de son effet par un ou plusieurs intermédiaires distincts d’elle, d’aucune chose même finie et particulière ; mais les choses particulières se conditionnent ou déterminent les unes les autres, et en ce sens Dieu n’est pas leur cause prochaine. Elles sont causées par lui en tant que se déduisant toutes les unes des autres (voir ci-dessus la note b se rapportant aux Prop.  XXVI à XXIX).


Proposition XXIX et Scolie. — Rapprocher de la Proposition le Court Traité (I, chap. vi, § 3) et la note explicative (vol. I, p. 527, par suite d’une erreur typographique, le numéro du chapitre manque) ; du Scolie, le Court Traité (I, chap. viii et ix). Sur la distinction de la Nature naturante et de la naturée voir, en particulier, Siebeck (Archiv für Geschichte der Philosophie, III, p. 370 et 19), qui la fait remonter aux néo-platoniciens et montre qu’elle a reçu au xiiie siècle la forme sous laquelle Spinoza la reproduit.

Propositions XXX à XXXV. — Dans cette section sont établies les vérités relatives à l’entendement et à la volonté pris en eux-mêmes, c’est-à-dire à l’action de connaître ou de concevoir, de former des idées, et à l’action d’affirmer ou de poser. Spinoza, dans la deuxième Partie, démontre que dans l’homme la volonté est identique à l’entendement (Coroll. de la Prop. 49). En Dieu cela résulte immédiatement de ce que l’essence est identique à l’existence. Toute idée se pose dans l’éternité et pose son objet nécessairement ; rien n’est en puissance, ce qui n’exclut nullement que dans la durée il n’y ait du changement, un progrès sans fin (Spinoza use du terme progressus Naturæ dans la Lettre 12). Un débat s’est élevé au sujet du sens du mot voluntas dans Spinoza. Dans certains passages il entendrait par volonté l’action d’affirmer (comme Descartes) ; dans d’autres, le désir, lequel peut être une passion. J’aurai l’occasion de revenir sur ce point ; il suffit ici de faire observer qu’en Dieu ou dans la Nature prise dans sa totalité, la question ne se pose pas, car on ne peut concevoir aucune passion en Dieu, aucun désir qui ne se confonde avec son activité ou sa productivité infinie (voir ci-dessus, p. 664, la note relative à la Prop. XVII, à ses corollaires et au Scolie qui leur fait suite).


Proposition XXXIII et Scolies. — Rapprocher de cette Proposition le Court Traité, I, chapitre iv, du Scolie 1, le Court Traité, I, chapitre vi, § 3, et la Proposition 29 ci-dessus, du Scolie 2, le Scolie venant après le Corollaire 2 de la Proposition xvii et la note explicative c s’y rapportant, page 665.


Appendice. — Spinoza achève de justifier sa façon de concevoir Dieu en expliquant les erreurs commises par d’autres à ce sujet. Son Dieu est sans passion, étant sans imperfection ; il est libre et ne poursuit aucune fin ; il n’attend rien de l’homme, ne demande aucun sacrifice ; il n’est pas un Seigneur qui nous commande d’obéir à sa loi. On le sert en étant soi-même le plus qu’on peut, en augmentant l’aptitude de son corps à affecter d’autres corps et à être affecté par eux, en connaissant par leurs causes le plus de choses possible. Dans ce Dieu qui ne veut pas qu’on tremble devant lui, ni qu’on s’étonne de ses œuvres, j’ai peine à reconnaître un « Jéhovah » même très amélioré, comme le fait dans un article récemment paru (Revue de Métaphysique et de Morale, mars 1908) mon regretté maître Brochard.

Page 105, ligne 2, je rends par complexion, dans ce passage et par la suite, le latin ingenium, sauf quand ce mot latin signifie visiblement autre chose, par exemple page 110, ligne 1, où j’emploie le mot talent. Je prends le mot de complexion dans le sens où le prend La Bruyère quand il écrit : il y a une dureté de complexion (c’est-à-dire naturelle, propre à l’individu), il y en a une autre de condition ou d’état.

Page 108, ligne 12, une fin de besoin est une fin que l’on poursuit pour satisfaire un besoin ou un désir. En ce sens on peut dire que la Passion de Jésus a pour fin le rachat du pécheur ; une fin d’assimilation est, par exemple, la ressemblance d’une copie avec l’original ; ainsi Dieu, d’après les Théologiens et les Métaphysiciens dont parle Spinoza, aurait créé les choses non parce qu’il avait besoin d’elles, mais pour qu’elles devinssent en partie semblables à lui. Voir, en particulier, Heereboord Meletemata, page 672.

Page 114, lignes 20, 21, par ces mots : l’extravagance des hommes a été jusqu’à croire que Dieu aussi se plaît à l’harmonie. Spinoza fait sans doute allusion à la théorie, d’origine pythagoricienne, de la musique des sphères. Voir sur ce sujet Th. Reinach (Revue des études grecques, III, p. 432, sq.). Il vaut la peine de noter qu’un savant finaliste comme von Baer fait encore bon accueil à cette conception dans un discours vieux à peine d’un demi-siècle (voir le volume publié par cet auteur sous le titre de Reden und Kleinere Aufsätze, I, Pétersbourg, 1864).


Partie II

Définition II. — Rapprocher de cette définition le Court Traité (II, Préface, § 5) et voir la note explicative correspondante (vol. I, p. 521).


Définitions III et IV. — Le meilleur commentaire de ces définitions essentielles est donné par Spinoza lui-même dans la Réforme de l’entendement ; voir, en particulier, le paragraphe 41, les propriétés de l’entendement, paragraphes 62 et suivants, et les notes explicatives correspondantes (vol. I, p. 540).


Définition V. — Sur la durée, en tant qu’elle s’oppose à l’éternité, voir la note relative à la Définition 8, Partie I. Il suit évidemment de l’explication donnée par Spinoza à la suite de la présente Définition que la durée d’une chose, en tant qu’elle s’exprime par un certain temps (mesurable) n’est pas connaissable au sens qu’il donne à ce mot. Suivant la Définition donnée dans les Principes de la Philosophie de Descartes (Partie II, Défin. 4), indéfini est ce dont les limites (s’il y en a) ne peuvent être explorées par l’entendement humain (cf. Éthique, II, Prop. 30 et 31).


Définition VI. — Rapprocher de cette Définition dont l’importance est fondamentale dans la philosophie de Spinoza la Préface de la quatrième partie, le Court Traité (I, chap. vi, § 8, et chap. x §§ 2 et 3) ; voir aussi les notes explicatives correspondantes (vol. I, p. 518 et 519).


Axiome II. — La première traduction hollandaise complète l’énoncé de cet axiome par ces mots : autrement dit, nous savons que nous pensons ; rapprochant cet axiome du précédent, on voit bien ce que Spinoza conserve et ce qu’il rejette du cogito ergo sum de Descartes ; il admet le cogito à titre de vérité éternelle et rejette le ergo sum ; la pensée enveloppe éternellement en chacun de nous l’affirmation de sa propre existence ; mais l’existence d’aucun être pensant particulier ne se trouve posée par là ; cf. ce que dit Louis Meyer vers la fin de sa Préface aux Principes de la Philosophie de Descartes (vol. I, p. 300).


Axiome III. — On lira avec intérêt les observations faites par M. Brunschvicg au sujet de cet axiome de Spinoza dans un article sur Quelques préjugés contre la philosophie dans la Revue de Métaphysique et de Morale (1898, p. 401).


Axiome V. — Il peut n’être pas inutile de faire observer que les choses singulières sont des choses finies (Déf. 7) appartenant à la nature naturée.


Propositions I à IX. — Spinoza établit dans ces neuf premières Propositions toutes les vérités s’appliquant indistinctement aux choses singulières qui existent dans la Nature ; elles sont des affections de la substance ; or la pensée et l’étendue sont au nombre des attributs infinis de Dieu (Prop. 1 et 2), et, comme chacun de ces attributs est la substance elle-même perçue sous l’un des aspects qui lui appartiennent réellement, toute chose particulière existante est à la fois une idée (détermination de la pensée) et un corps (détermination de l’étendue) ; nous ne savons pas ce qu’elle est, en outre, parce que les autres attributs de Dieu nous sont inconnus ; mais nous savons qu’à envisager les choses dans leur essence, les relations des corps entre eux sont intelligibles et qu’à les envisager dans leur existence (dans la durée qui à la fois se conçoit et s’imagine, et se mesure en tant qu’on l’imagine) à toute détermination de l’étendue correspond une détermination présente ou actuelle de la pensée (Prop. 7 et 8), ce qui, dans le langage de la psychologie contemporaine, se nomme une sensation, un fait de conscience ; cette détermination présente en enveloppe d’autres à l’infini ; d’où cette conséquence que le fait est inintelligible et que les rapports de succession des faits (ce que Spinoza appelle l’ordre commun de la Nature) ne sont point directement objet de science ; les faits ne peuvent se déduire les uns des autres ; nous les subissons sans les comprendre, et l’expérience peut bien engendrer une prudence machinale, mais non conduire à la connaissance. Il y a cependant une certaine vérité du fait que la réflexion permet d’apercevoir, et il y a par conséquent une voie ouverte à l’homme désireux de s’affranchir :

1o La production du fait (de conscience) ne peut pas s’expliquer par la considération des modes de l’étendue, il est une idée très inadéquate à la vérité, c’est-à-dire très incomplète. Spinoza eût souscrit à ce que dit Leibnitz dans la Monadologie (§ 17), que la perception est inexplicable par des raisons mécaniques ; il n’eût jamais accepté la théorie moderne dite de la conscience-reflet ou épiphénomène. Les déterminations successives de la pensée sont liées entre elles et entre elles seulement (Prop. 5 et 6, Scolie de la Prop. 7) ; le fait est inintelligible à la manière d’un fragment qu’il nous est impossible de compléter ; mais, à envisager la Nature pensante dans sa totalité, il y a en elle à la fois devenir et conservation totale de soi ; en ce sens, il est juste de dire que la Nature produit à l’infini par un progrès spontané des pensées successives dont chacune enveloppe les précédentes et est ainsi fondée en droit (cf. Prop. 32 et 36). À un point de vue, auquel il est possible au sage de se placer, le fait apparaît donc comme l’expression très imparfaite d’une vérité, et la nécessité avec laquelle il s’impose à nous, perd ainsi de son caractère contraignant (cf. les dernières lignes de la Quatrième Partie).

2o Une autre voie encore s’offre à nous pour échapper à la servitude du fait ; quand l’existence du corps que, suivant l’axiome 4, nous sentons qui est affecté de diverses manières, aura été établie (Prop. 13), nous pourrons user de notre faculté de penser pour le concevoir et concevoir sa relation avec les autres modes de l’étendue, de façon à rendre en quelque mesure les faits intelligibles, et l’accord avec l’expérience des principes ainsi posés et postulés sera une marque de leur vérité ; la science, une science qui, si elle ne s’appuie pas à proprement parler sur l’expérience, use d’elle à titre d’auxiliaire, est possible, ce qui est un point de grande conséquence, quelque incomplète et fragmentaire que doive rester cette science.

Sur l’expérience, voir, outre le Traité de la Réforme de l’Entendement, §§ 58 et 59, les Principes de la Philosophie de Descartes (partie II, Prop. 6, Scolie), la Lettre 10, enfin, l’Éthique elle-même, Partie II, Scolie venant après le Corollaire de la Proposition 17.


Proposition I, Scolie. — On peut rapprocher ce Scolie du Court Traité (II, chap. xix, § 4).


Proposition IV. — Rapprocher l’Appendice II du Court Traité, § 4.


Propositions VII et VIII et Corollaire. — Il est certain, on s’en rend compte en comparant le texte de l’Éthique avec celui du Court Traité [II, Préface, chap. xx, § 4 (avec la note 3) et l’Appendice II], que la formule précise des rapports soutenus par les choses avec leurs idées a été assez longtemps cherchée par Spinoza. La Proposition 8 peut être considérée comme une des plus importantes de tout l’ouvrage, rien n’étant plus essentiel au succès de l’entreprise de l’auteur que la double existence attribuée aux idées : existence éternelle d’une part, existence momentanée et successivement présente de l’autre (voir, plus haut, la note relative à l’ensemble des Propositions 1 à 9).


Propositions X à XIII. — Ces Propositions contiennent l’explication de la nature de l’homme et fondent en droit l’existence du corps.


Proposition X. — On pourrait être tenté, pour traduire le génitif hominis dans l’énoncé de cette Proposition et dans sa démonstration, d’employer l’article indéfini : d’un homme ; on ferait ainsi mieux comprendre qu’il ne s’agit pas ici de l’homme en général conçu abstraitement (comme il l’est par l’imagination, voir Scolie de la Prop. 40), et cette traduction s’accorderait mieux avec le nominalisme que professe Spinoza. Toutefois, le Scolie de la Proposition le montre bien, Spinoza admet ici, comme il l’a fait dans le Scolie de la Proposition 8, Partie I, et comme il le fera constamment par la suite, qu’il existe une nature commune à tous les hommes (la quatrième Partie serait incompréhensible sans cette notion). Faut-il en conclure qu’il est inconséquent dans son nominalisme ? Cette question est assez embarrassante, et l’on doit avouer que Spinoza n’a pas fait suffisamment connaître ce qu’il entend par la nature ou l’essence non d’un homme, mais de l’homme. Je pense qu’il la concevait par analogie avec les essences mathématiques (cf. ce qu’il dit dans l’Appendice de la première Partie, p. 167). Le géomètre a le droit de parler du cercle ou de l’ellipse ; le concept clair qu’il forme de ces figures est très différent de l’idée générale confuse qu’en a le non-géomètre, qui se représente par l’imagination des cercles et des ellipses. De même, il peut y avoir une idée claire de l’homme : l’âme humaine se définit par la connaissance (intelligentia, voir fin de la Partie IV) : il y a des notions communes à tous les hommes ; l’idée de Dieu est présente dans toutes les âmes, si elle ne tient pas la même place dans toutes ; l’âme humaine est donc connaissance (non pas seulement idée ou conscience). Cette connaissance quant à son existence présente est liée à l’existence d’un corps qui est nécessairement individuel ; mais on conçoit que tous les corps d’hommes ou d’êtres doués de connaissance claire aient en commun des caractères susceptibles d’une détermination quantitative : le nombre des parties, la proportion de mouvement et de repos qui existe en elles devant être, par exemple, compris entre certaines limites. Il sera donc permis de parler de l’homme et de concevoir tous les individus humains comme satisfaisant à certaines conditions clairement assignables. Dans certains passages, on l’observera, et par exemple dans le Scolie de la Proposition 57, Partie III, Spinoza semble admettre que l’espèce et plus généralement les groupes entre lesquels se répartissent les vivants ont une nature propre ; or une théorie, comme celle que j’indique ci-dessus, posant l’existence de conditions limites, mathématiquement assignables, auxquelles satisfont les êtres de même dénomination, permet d’attribuer à une espèce une compréhension bien définie, et il ne me paraît pas qu’aucune autre le puisse.


Proposition XII. — Cette proposition établit la nécessité du fait de conscience ; bien que la démonstration de la Proposition 13 ne contienne aucun renvoi à la Proposition 12, cette dernière n’en est pas moins indispensable à la pleine intelligence de la suivante.


Proposition XIII. — Si, comme le fait W. Meijer, on traduisait corpus par un corps dans l’énoncé, la pensée de l’auteur paraîtrait plus claire à première vue et, dans la démonstration, l’emploi de l’article indéfini devant corps rendrait aussi plus aisée la traduction du membre de phrase idque actu existens. J’ai cependant préféré l’article défini, parce que Spinoza me semble avoir en vue le corps que dans l’Axiome 4 il affirme que nous sentons, affecté de diverses manières. La marche de la démonstration est à mes yeux la suivante :

1o Axiome 4 : nous éprouvons des sensations qui enveloppent l’idée d’un corps. L’existence d’un certain corps nôtre est sentie ou imaginée par nous.

2o Proposition 11 : l’âme humaine, en tant qu’elle a une existence présente, est la pensée d’une chose singulière ayant elle-même une existence présente.

3o Proposition 13 : la chose singulière actuellement existante dont notre âme est la pensée, est précisément le corps que nous sentons ou imaginons. L’existence du corps se déduit de celle d’une âme où se forme à titre de fait une représentation du corps.

La démonstration est valable pourvu que l’on puisse considérer toute représentation ou perception comme fondée en quelque manière ; or c’est ce qui résulte des propositions 5 et 6 ; il n’y a pas d’idée même confuse qui n’exprime quelque vérité ; la perception qui pour nous a au plus haut degré le caractère d’un fait inintelligible se complète en Dieu et devient une idée claire (Prop. 32). On observera, en outre, que la nécessité du fait de conscience a été établie dans la Proposition 12.


Axiomes, Lemmes, Définitions et Postulats venant à la suite de la Proposition XIII. — La physique et la physiologie de Spinoza sont contenues dans ce petit nombre de propositions, du moins cette partie de la physique et de la physiologie jugée par lui indispensable. On les comparera naturellement à celles de Descartes ; voir, en particulier, l’exposition que Spinoza donne lui-même des principes de la mécanique cartésienne dans les Principes de la Philosophie de Descartes ; les notes explicatives (vol. I, p. 552 et sq.) indiquent les titres de quelques ouvrages à consulter.

La notion capitale contenue dans cette partie de l’Éthique est celle d’individu. Le corps de l’homme, comme celui de tout être existant dans la Nature, a une existence individuelle, une forme propre ou essence que Spinoza cherche à définir quantitativement. Ce corps animé (Scolie de la Prop. 13) n’est pas une machine ; Spinoza est mécaniste, mais il l’est autrement que Descartes, et son mécanisme n’exclut pas une sorte d’animisme (voir la note relative à la Prop. 35). L’effort pour se conserver qui est l’essence même de l’être singulier (Éthique, III, Prop. 7) est à la fois et indivisiblement générateur d’idées et générateur du corps lui-même (cf. le Scolie de la Prop. 39, partie V), non qu’il enveloppe aucune virtualité et qu’il y ait développement, au sens ordinaire du terme, de quelque chose qui était contenu en lui en puissance ; mais, d’une part, quand une idée se pose, les conséquences en sont aussi posées, l’être pensant est de sa nature actif et spontanément producteur d’idées à la manière de Dieu (voir la note relative à la Proposition 17, Partie I) ; sa spontanéité, son automatisme (au sens que donne Spinoza au mot dans la Réforme de l’entendement, § 46 est seulement contrariée par la dépendance dans laquelle il se trouve ; n’étant que des fragments, par eux-mêmes inintelligibles, d’une vérité qui le dépasse infiniment, ses idées, sauf quand il s’est rendu capable de suivre la vraie méthode, se succèdent sans s’engendrer les unes les autres (sine ordine ad intellectum, comme il est dit dans le Scolie 2 de la Prop. 40) ; il est très imparfaitement cause de ce qu’il pense (sent, imagine), bien qu’il ne soit jamais purement passif. D’autre part, et parallèlement, son effort pour conserver le corps doit compter à chaque instant avec les actions qui du dehors s’exercent sur le corps et qui tantôt lui sont favorables, tantôt lui sont contraires ; d’où une suite de changements ou de manières d’être du corps qui sont en partie seulement explicables par son essence. L’état du corps est à chaque instant le résultat d’une sorte de conflit entre la causalité propre du vivant (son effort pour subsister) et les causes extérieures. Il y a dans Spinoza comme un pressentiment de certaines théories modernes relatives à l’ontogenèse (voir, dans l’étude publiée par M. Léon Brunschvicg sur Spinoza et ses contemporains 3e article, Revue de Métaphysique et de Morale, septembre 1906, d’intéressantes observations à ce sujet).


Propositions XIV à XIX. — Dans ces Propositions sont tirées les conséquences des principes posés précédemment : la nature du fait de conscience est expliquée ; celle aussi de l’imagination ou, pour parler un langage plus conforme à l’usage actuel, de la représentation sensible (imaginari signifie se représenter ; la perception extérieure est une imaginatio dite aussi contemplatio) ; enfin, celle de la mémoire ou, plus exactement, de l’association des idées. Il est établi enfin que nous ne pouvons percevoir le corps autrement qu’en le sentant ou l’imaginant, d’une façon confuse par conséquent.


Proposition XVII, Scolie. — Les définitions de l’image et de l’imagination données page 171 établissent clairement la dépendance de l’âme, sa servitude. Nous ne pouvons pas nous empêcher d’éprouver des sensations ou de former des représentations qui expriment l’état actuel du corps, lequel est déterminé dans une très large mesure par des causes extérieures (l’ordre commun de la Nature) ; nous ne pouvons pas ne pas être passifs. Est-ce à dire cependant que l’on ne puisse concevoir une imagination active ? Dans les dernières lignes du Scolie, Spinoza dit clairement le contraire et, dans la cinquième Partie, il montre que les affections du corps et, par suite, les représentations sensibles qui se forment dans l’âme, peuvent être dans une certaine mesure par l’exercice soumises à la raison. La Lettre 17 adressée à Pieter Balling contient une bien précieuse indication à ce sujet : un homme qui en aime un autre et qui a l’esprit occupé de lui s’assimile en quelque sorte l’essence de cet autre, et son corps en est modifié ; une idée qui soutient avec l’idée de notre propre corps quelque rapport de filiation légitime (c’est pourquoi Spinoza prend comme exemple un père pensant à son fils) s’incorpore en nous, attestant la puissance de notre âme et son aptitude à produire pendant la durée du corps des représentations ayant leur origine en elle. Ainsi est rendue possible la création artistique, libre et rationnelle, ou tendant du moins à l’être, expression de la personnalité de l’artiste, laquelle est essentiellement connaissance. Spinoza n’a guère développé à la vérité cette théorie de l’imagination active et, dans la cinquième Partie, s’en tient à des considérations d’ordre moral ; de même, il ne développe pas la théorie de la mémoire considérée dans son rapport avec l’entendement ; elles sont l’une et l’autre pressenties, indiquées en quelques mots, non exposées ; c’est pourquoi je crois devoir appeler sur elles l’attention du lecteur.


Proposition XVIII, Scolie. — Sur la mémoire, voir particulièrement le Traité de la Réforme de l’Entendement (§ 44) et la note explicative (vol. I, p. 541).


Propositions XX à XLVII. — Toute cette section de l’Éthique traite de la connaissance ou de l’âme en tant que capable de connaissance. Nous nous élevons de la conscience simple à la conscience réfléchie, l’idée de l’idée ; nous savons que nous sentons et imaginons, nous formons ainsi l’idée de nous-mêmes (l’idée du moi nécessairement inadéquate) ; Spinoza montre ensuite que l’erreur consiste uniquement en une privation de connaissance, un manque de perception, et non seulement il explique la nature de l’erreur, mais prouve qu’elle est inévitable : un être qui ne se conçoit point par lui-même et dont les pensées successives ne s’engendrent pas les unes les autres, a nécessairement des idées inadéquates, et nos représentations, en tant qu’elles expriment l’état du corps, ne sont point modifiées au moins directement par la connaissance du vrai ; de sorte que, même sachant à quelle distance est le soleil, nous continuons de le voir ou de l’imaginer proche de nous (Scolie de la Prop. 35). Pour parvenir à voir ou imaginer les choses conformément à leur nature vraie, il faudrait que nous eussions réussi à mettre dans le corps lui-même un ordre conforme à la raison et à nous donner ainsi une imagination active (voir la note relative à la Prop. 17, Scolie). Il y a, toutefois, des choses qui sont connaissables ; il y a des notions communes (voir plus bas la note relative à la Prop. 38), il y a la connaissance du deuxième genre et celle du troisième ; l’âme humaine enfin a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu, c’est-à-dire : quiconque réfléchit ou prend connaissance du caractère fragmentaire des idées qu’il forme et de leur inintelligibilité, trouve en lui l’idée d’une vérité totale et absolue ou d’un être se concevant pleinement par lui-même.


Proposition XXI, Scolie. — Rapprocher de ce Scolie la Réforme de l’Entendement (§ 27).


Proposition XXVIII, Scolie. — Ce Scolie, comme le fait observer W. Meijer, paraît être une glose marginale insérée dans le texte par erreur ; il n’ajoute rien au contenu des propositions 28 et 29.


Proposition XXXV, Scolie. — Page 199, ligne 10 : le mot âme traduit ici non pas mens, comme ailleurs, mais anima. Spinoza use du terme anima quand l’âme est considérée faussement comme participant de la nature du corps ; cf. Réforme de l’Entendement, § 38, note 1 (vol. I, p. 250) ; il arrive souvent qu’un homme rappelle à son souvenir ce mot âme, etc. (anima) ; Principes de la Philosophie de Descartes (I, Déf. 6, Explication) (Spinoza reproduit en cet endroit le texte même de Descartes dans les Réponses aux deuxièmes objections, Raisons, etc…) : Ce nom d’âme (anima) est équivoque, car il est souvent pris pour une chose corporelle ; Éthique (Préface de la cinquième partie) : l’hypothèse cartésienne assignant à l’âme (anima) un siège est critiquée comme elle l’est ici. Je ferai observer, toutefois, que Spinoza se sert, sans doute à dessein, du mot anima dans deux passages au moins où transparait ce que j’ai appelé dans la note relative aux Axiomes, Lemmes, etc., venant après la Proposition 13, son animisme. Ces deux passages sont : l’un dans l’Ethique (III, Scolie de la Prop. 57), et l’autre dans la Lettre 17 déjà citée.


Proposition XXXVIII, Corollaire. — Les Notions communes sont les principes fondamentaux de la connaissance rationnelle (ratiocinium) ou scientifique (au sens moderne du mot), c’est-à-dire essentiellement de la mathématique et de la mécanique.


Proposition XL, Scolie I. — a) Les notions premières dans la terminologie scolastique se rapportent aux choses, les notions secondes aux notions premières considérées en dehors de leur relation aux choses : ainsi l’idée de genre est une notion seconde, les genres étant au contraire des notions premières. Cf. Zabarella, De Natura Logicæ, chap. iii.

b) Page 171, ligne 16 : Le traité particulier auquel renvoie Spinoza ne peut guère être que le Traité de la Réforme de l’Entendement, resté inachevé, comme on sait.

c) Sur les termes transcendantaux, cf. Pensées Métaphysiques, I, chap. vi. L’énumération la plus complète des notions appelées transcendantes ou transcendantales par les scolastiques se trouve dans saint Thomas (Quæstiones disputatæ de veritate, I, 1, où cependant le terme de transcendantal n’est pas employé). Ce sont les termes de tous les plus généraux.

d) On observera que la théorie spinoziste des universaux aboutit à expliquer l’usage d’un terme commun par l’attitude prise invariablement par le corps à l’égard d’une classe d’objets.

e) Page 174, ligne 17 : La définition homo animal risibile se trouve, d’après Léopold, pour la première fois dans Martinus Capella, livre IV, page 100, Aristote avait dit (De partibus animalium, III, 10, 673 à 8) :

μόνον γελᾶν τῶν ζῴων ἄνθρωπον

f) Page 174, lignes 17, 18 : On sait que la définition suivant laquelle l’homme est un animal à deux pieds sans plumes, est attribuée à Platon ; cf. le recueil (apocryphe) des Définitions platoniciennes.


Proposition XL, Scolie II. — Sur la distinction, capitale dans la philosophie de Spinoza, des trois genres de connaissance, voir Court Traité (II, chap. i, § 2, et la note explicative) et le Traité de la Réforme de l’Entendement (§§ 10-16). Trendelenburg, dans ses Historische Beiträge zur Philosophie, étudie en détail les différentes expressions données par Spinoza de sa théorie de la connaissance.


Proposition XLI. — D’après cette proposition la connaissance du deuxième genre qui procède par raisonnement serait infaillible. Dans le Traité Théologico-Politique (chap. ii), Spinoza admet cependant que l’on puisse raisonner juste sur des principes faux, et que par conséquent la raison ou connaissance discursive puisse nous égarer (cf. Réforme de l’entendement, § 15, vol. I, p. 232, note 2). Toutefois, comme le montre un passage de ce dernier ouvrage (§ 38), qui, en raisonnant, suit son idée jusqu’au bout, ne peut manquer d’apercevoir tôt ou tard l’erreur qu’il a commise au début.

Proposition XLIII, Scolie. — Rapprocher de ce texte le Court Traité (II, chap. xv) et la Réforme de l’Entendement (§ 27).


Proposition XLIV, Corollaire II. — Dans cet énoncé célèbre et dans la démonstration qui suit, je n’ai pas cru devoir reproduire pour les mots sub quadam æternitatis specie la traduction ordinairement admise : « sous une certaine forme ou sous un certain aspect d’éternité ». Le mot species a deux sens dans Spinoza : tantôt il désigne l’apparence fausse, par exemple dans la quatrième partie (chap. xvi) ; tantôt il signifie espèce (par opposition à genre) comme dans la troisième partie (Prop. 30, Scolie, ou l’énoncé de la Prop. 56). C’est manifestement dans ce deuxième sens que Spinoza emploie le mot dans le Scolie de la proposition 45 (p. 224) qu’il faut rapprocher du présent Corollaire pour le comprendre. Sub specie æternitatis, s’oppose à sub duratione que Spinoza emploie dans la cinquième Partie (Scolie de la proposition 23). L’existence des choses peut être conçue abstraitement, c’est-à-dire en dehors de toute relation avec leur essence ; en pareil cas, elles ont dans la durée une place déterminée par leurs rapports avec d’autres choses. Si on les considère en elles-mêmes, on trouve que leur essence enveloppe dans l’éternité non l’existence absolue (cela n’est vrai que de Dieu), mais une certaine force limitée d’exister, qui pose leur existence dans la durée quand les conditions requises sont remplies ; en d’autres termes, l’essence de Dieu est d’exister absolument, c’est pourquoi il est éternel ; l’essence d’une chose particulière est d’exister en même temps que d’autres ou après d’autres ; il n’en est pas moins éternellement nécessaire que cette chose soit par cela seul qu’elle a une essence ; elle a donc une sorte ou espèce d’éternité.


Proposition XLV, Scolie. — Considérer la durée comme une sorte particulière de quantité et la définir ou mesurer par le temps, ce n’est pas, qu’on l’observe, la seule ni même la plus vraie façon de la considérer ; c’est l’imaginer, non la concevoir par l’entendement. Cf. Lettre 12.


Proposition XLVII, Scolie. — On voit clairement par ce Scolie que l’erreur provient toujours de ce que l’on croit penser alors qu’on ne pense pas ; en elle-même la pensée est évidemment toujours productrice de vérité dans la philosophie de Spinoza. Cf. Réforme de l’Entendement (§ 27 et § 47) et voir les notes explicatives correspondantes (vol. I, p. 538 et 540).


Propositions XLVIII et XLIX. — a) Dans ces propositions, les deux dernières de la deuxième Partie, il est établi que dans l’homme la volonté est identique à l’entendement. Cf. les dernières Propositions de la première Partie, en particulier la Proposition 33 avec ses Scolies. Sur la non-existence des facultés de l’âme, voir la fin de la Préface des Principes de la Philosophie de Descartes et le Court Traité (II, chap. xv) ; voir aussi les Pensées Métaphysiques (II, chap. xii).

b) Page 231, ligne 7 : Aux mots : il convient de noter ici que j’entends par volonté, etc., on devrait substituer, si l’on admettait la correction de W. Meijer : il convient de noter que j’entends ici par volonté, etc. Dans d’autres passages en effet les mots voluntas et volitio ne paraissent pas d’abord avoir le sens particulier que Spinoza leur attribue ici, par exemple dans le Scolie de la Proposition 9, Partie III, où voluntas est l’effort ou la tendance de l’âme à persévérer dans l’être et paraît synonyme de cupiditas. Je ne crois pas pour ma part que Spinoza ait varié quant au sens du mot voluntas ; la pensée est essentiellement active, l’idée se pose ou s’affirme en même temps et par cela seul qu’elle est conçue ou produite ; en ce sens, l’essence de l’âme est volonté ; mais l’homme n’est pas seulement pensée, il est aussi étendue ; il ne produit pas seulement des idées ou des jugements, il exécute aussi des mouvements en vertu de son essence ; nulle part, à ma connaissance, Spinoza n’use du mot volonté quand il s’agit d’un désir relatif au corps et se manifestant par un mouvement. Pour le désir qui est une action, ne tendant qu’à connaître, il est volonté, le mot étant pris précisément au sens que lui donne Spinoza dans le présent passage. On s’explique donc fort bien qu’ailleurs il puisse, comme dans la Définition du Désir (Éthique, III, Déf. des Affections), considérer la volition comme est un désir ; elle est un désir que l’âme forme parce qu’elle pense, et ce désir se confond avec l’affirmation contenue dans l’idée en tant qu’idée.


Partie III

Titre. — Non sans hésitation je me suis décidé à traduire affectus par affection ; la traduction ordinaire, qui est passion, a de graves inconvénients : la distinction si importante de l’affectus qui est une action (actio) d’avec l’affectus qui est une passion (passio) cesse d’être apparente. D’autre part, je reconnais que l’emploi du mot affection est critiquable : outre qu’il n’est guère usité dans le sens général qu’il faut lui donner ici, je me suis naturellement trouvé dans l’obligation de l’employer aussi pour rendre affectio, et il est toujours fâcheux de n’avoir qu’un seul mot où l’auteur en a deux. Le mot sentiment, pris au sens où l’emploient MM. Ribot et Rauh, dans leurs ouvrages bien connus (Psychologie des sentiments, De la méthode dans la psychologie des sentiments), eût eu l’avantage de donner d’abord au lecteur une idée plus précise du sujet traité par Spinoza dans la troisième Partie de l’Éthique, mais je l’ai jugé trop moderne dans ce sens, et il y avait intérêt, en outre, à rendre aisément perceptible la relation établie par l’auteur entre afficere, affectio, affectus. Sauf en deux ou trois passages où l’emploi du mot affection eût pu créer une équivoque, j’ai donc écarté sentiment. Si le mot affect ou affet (en allemand Affekt), formation analogue à effet, eût existé dans le vocabulaire, bien des hésitations m’eussent été épargnées, mais je ne pouvais prendre sur moi de le créer.


Propositions I à XIII. — Ces treize premières propositions font connaître la nature des trois affections ou passions fondamentales : le désir, la joie, la tristesse et expliquent la transformation de la joie et de la tristesse en amour et en haine. Le point le plus important à bien saisir est le rapport du désir (cupiditas) avec la volonté (voluntas) le texte capital se trouve au commencement du Scolie de la Proposition 9. La volonté est l’effort par lequel l’Âme considérée en elle-même, comme une pensée singulière et active, tend à se conserver ; en d’autres termes, c’est l’affirmation par l’âme de sa propre existence et, par conséquent, de toutes les idées qui sont en elle. On a vu dans la deuxième Partie (Corollaire de la Proposition 49 ; voir la note) que cette affirmation était pour Spinoza tout à fait identique à la conception même des idées : Voluntas idem est ac intellectus. Le désir est l’essence de l’homme considéré comme formé d’une âme et d’un corps ; la volonté est donc le désir envisagé uniquement comme générateur d’idées.


Proposition II, Scolie. — Tout ce Scolie est dirigé contre le dualisme cartésien. On remarquera la façon dont Spinoza réfute, page 260, l’argument tiré par les dualistes, partisans d’une action directe exercée par l’âme sur le corps, du témoignage de la conscience ; vous prétendez, dit-il, savoir d’expérience que certains mouvements du corps sont déterminés par les pensées de l’âme ; mais l’expérience n’enseigne-t-elle pas également que pendant le sommeil du corps l’âme est incapable de penser ?

Pour bien comprendre l’objection, il faut se rappeler que, suivant les Cartésiens, la pensée est l’essence de l’âme, et que par conséquent l’âme pense toujours ; à votre point de vue, dit Spinoza aux Cartésiens, le témoignage de la conscience n’est pas recevable, puisqu’il se trouve en désaccord avec votre définition de l’âme et la conséquence qui s’en tire. Au point de vue moniste, qui est celui de Spinoza, ce témoignage est explicable et, par conséquent, recevable dans une certaine mesure : l’aptitude à penser du corps et celle du corps à remplir ses diverses fonctions sont corrélatives l’une de l’autre (cf. Prop. 11).


Proposition VI. — Sur l’effort pour persévérer dans l’être, voir la note relative à la Proposition 24, partie I.


Proposition IX, Scolie. — a) Voir la note relative à l’ensemble des Propositions 1 à 13 ; voir aussi la Proposition 5 de la Partie V et la note correspondante.

b) Sur le sens attribué ici au mot bonum, cf. Court Traité, I, chap. x, §§ 2 et 3, avec la note explicative, vol. I, p. 519 ; j’y ai rapproché les uns des autres plusieurs textes assez divergents en apparence que j’ai cherché à accorder entre eux. Le présent passage est, on le sait, cité avec admiration par M. Ribot dans sa Psychologie des sentiments ; c’est, on pourrait dire, la pensée dominante de ce livre destiné à combattre ce que son auteur appelle l’intellectualisme, et il est assez piquant qu’elle soit empruntée à Spinoza. Observons que, si tout jugement de valeur ou d’estimation est l’expression d’un désir ou d’une tendance, il ne s’ensuit nullement que l’affectivité, pour parler comme Hamelin (Essai sur les éléments principaux de la représentation, p. 433), soit première. Il y a des désirs qui sont des passions et en pareil cas le jugement par lequel nous déclarons bonne la chose où nous tendons, n’a pas dans notre pensée propre sa cause adéquate ; il est, en partie au moins, l’effet d’une détermination s’imposant à nous du dehors, d’une passion. Il y a aussi, il peut y avoir des désirs qui sont des actions ; d’elle-même l’âme ne tend à rien d’autre qu’à la connaissance, et lorsqu’elle commence à s’affranchir, elle ne juge bon que ce qui peut accroître sa connaissance (cf. Partie IV, Prop. 26 et 27) mesure de sa véritable existence, bien distincte de sa durée.


Proposition XI. — a) Je traduis dans l’énoncé de cette proposition et d’une façon constante par la suite le mot latin coërcere par réduire ; je demande aux lecteurs de prendre ce mot dans le sens de comprimer, refouler ; Taine, dans sa théorie de la mémoire, emploie dans le même sens le mot de réducteur.

b) On observera que Spinoza ne se sert pas du mot plaisir (voluptas) ; dans la plupart des cas, ce que nous appelons plaisir est un chatouillement (titillatio).


Proposition XIII. — Sur l’amour et la haine, cf. Court Traité, II, chap. v et vi, et les notes explicatives correspondantes.


Propositions XIV à XVIII. — Les affections de l’âme peuvent se rapporter à des causes accidentelles en vertu des lois de l’association des idées et du transfert ; elles peuvent se rapporter aussi à des événements passés et futurs.


Proposition XVIII et Scolie. — Page 292, je traduis les mots gaudium et morsus conscientiæ par épanouissement et resserrement de conscience ; — il s’agit, dans un cas, d’une sorte de soulagement, de la joie qu’on éprouve après un moment d’anxiété et au contraire, dans le second cas, d’une tristesse qui nous a surpris alors que nous étions dans l’attente de quelque événement heureux ; cf. les Définitions 16 et 17. N’ayant pas le texte latin du Court Traité, il nous est impossible de savoir si dans cet ouvrage Spinoza s’était servi du terme morsus conscientiæ pour désigner le remords (Knagingy v. Court Traité, II, chap. x, § 1) ; cela cependant paraît probable. Dans l’Éthique il donne au même mot, comme on voit, un sens entièrement différent ; cf, Kuno Fischer, Geschichte der neueren Philosophie, II, 4e éd., p. 434.


Propositions XIX à LII. — Les objets extérieurs nous affectent de joie ou de tristesse, par conséquent d’amour et de haine et aussi de désir ; ces affections portent divers noms, qui ne sont pas toujours bien choisis ; Spinoza les analyse et les explique sans trop se soucier de la dénomination habituellement employée, ainsi qu’il le dit lui-même dans le Scolie de la Proposition 22 et plus loin dans le Scolie de la Proposition 32.


Proposition XXVI, Scolie. — Pour rendre le texte plus facile à comprendre, j’ai cru devoir traduire existimatio par surestime et despectus par mésestime, réservant mépris pour traduire contemptus qui s’oppose à admiratio. Au sujet de la mésestime (p. 303, ligne 12), il y aurait lieu, suivant W. Meijer, de faire subir une modification au texte. Au lieu que la mésestime soit une joie, elle serait une tristesse ; la raison alléguée par Meijer pour justifier cette correction est que, d’après la Définition 22, la mésestime a pour cause la haine, laquelle est une tristesse. Mais précisément parce que la mésestime vient de la haine, elle doit être une joie, car ce qui détruit ou seulement diminue l’objet qu’on a en haine donne de la joie (cf. Prop. 20). Autrement dit, c’est pour celui qui hait une satisfaction et une joie de mésestimer ce qu’il hait ; on peut rapprocher encore ce que dit Spinoza de la dérision (Définition 11). Je ne pense pas, en conséquence, qu’on doive accepter la correction proposée par Meijer.


Proposition XXVII, Démonstration. — Les dernières lignes de la démonstration à partir des mots : que si, au contraire… (p. 304, ligne 17), semblent être une addition faite après coup. La démonstration s’achève après la phrase qui précède.


Proposition XXIX, Scolie. — Le mot humanitas désigne une disposition bienveillante à l’égard des hommes qui fait que nous recherchons leur approbation ; le français humanité ne correspond peut-être pas parfaitement ; cependant je n’ai pas cru devoir le remplacer par amabilité, qui en dit un peu trop, ni par civilité, qui n’en dit pas assez ; j’ai cru, en outre, qu’il était utile d’employer autant que possible, pourvu que le sens n’en souffrît pas, des mots français apparentés aux mots latins que je traduisais ; ainsi le rapprochement fait plus loin entre la modestie et le sentiment appelé ici humanitas (Définition 43) prend plus d’intérêt quand on a égard à l’origine du mot humanitas.


Proposition XXX, Scolie. — a) La correction que je fais au texte de Land et qui consiste à remplacer externæ en deux endroits par internæ est admise par presque tous les traducteurs et interprètes récents. Land cependant la rejette parce que, dans la première partie, Scolie 2 de la Proposition 8, Spinoza se sert du mot cause extérieure pour désigner toute cause qui n’est pas contenue dans la nature même et la définition de la chose considérée. Rien n’empêche, dit Land, qu’une cause extérieure n’ait son siège dans le même individu que la chose causée, c’est-à-dire ici la joie ou la tristesse à expliquer. Cette observation ne saurait prévaloir contre la nécessité de marquer dans le présent Scolie l’opposition d’une joie ou d’une tristesse se rapportant à un objet extérieur et d’une joie ou d’une tristesse se rapportant à celui-là même qui éprouve ces sentiments ; cf. l’explication de la Définition 24.

b) Le mot alias, que je rends par dans d’autres cas (p. 313, ligne 16), s’applique évidemment au cas où l’on est content ou, au contraire, mécontent de soi sans avoir égard au jugement porté par autrui.


Proposition XXXI, Corollaire. — Les deux vers cités en cet endroit sont d’Ovide (Amours, II, 19) ; il est à observer, en premier lieu, que Spinoza ne les reproduit pas dans l’ordre juste : celui qu’il cite en second vient avant l’autre, l’amant d’une femme mariée reproche au mari son indulgence excessive ; seul un être grossier peut prendre plaisir à aimer sans péril, sans lutte à soutenir, un véritable amant veut à la fois espérer et craindre.

Plusieurs interprètes ont cru que Spinoza avait mal compris le poète latin et ont, comme W. Meijer, traduit les vers d’Ovide à contre-sens : Quand on s’aime, on veut mettre en commun espérances et craintes ; insensible celui qui aime ce que méprise l’autre.

Je ne pense pas que l’on doive admettre cette interprétation. Le vers cité en second par Spinoza, et qui est le premier dans Ovide, peut fort bien, si on le traduit correctement, convenir ici. Un amant auquel nul ne dispute la femme aimée se détache d’elle parfois et se demande avec inquiétude si elle mérite vraiment d’être aimée ; au contraire, si d’autres que lui la recherchent, le désir qu’il a d’elle augmente. Un enfant de même, par docilité à l’opinion d’autrui, se dégoûte d’un jouet que ses camarades n’admirent pas. Nous tenons aux choses bien souvent en raison du prix qu’elles semblent avoir pour d’autres, et parce que la possession nous en est disputée. Telle est, je pense, la vérité psychologique exprimée ici.


Proposition XXXIV, Corollaire, Scolie. — Je n’ai pas cru devoir conserver pour desiderium la traduction habituelle qui est regret. Le sentiment que Spinoza a en vue est la tristesse provenant de ce qu’on voudrait avoir ; c’est la non-satisfaction d’un désir (cf. Définition 32) ; le mot de regret, s’il exprime en partie cette idée, a l’inconvénient d’éveiller en même temps d’autres idées. J’ajoute qu’il est utile d’user, pour traduire desiderium, d’un mot dont on puisse former un verbe traduisant desiderare. J’ai pris souhait, souhaiter, en ajoutant l’épithète frustré.


Proposition XXXIX, Scolie. — a) Voir, au sujet du bien et du mal, la note relative au Scolie de la Proposition 9.

b) Je traduis (p. 331, ligne 6) verecundia par pudeur, plutôt que par timidité, parce que dans la Définition 31 (Explication) Spinoza oppose à verecundia impudentia qu’on ne peut guère traduire que par impudence.


Proposition XLIV, Démonstration. — Page 339, ligne 12, je mets dans ma traduction enveloppé au masculin (l’effort… enveloppé), et dans le texte latin je remplace de même le féminin quam par le masculin quem, parce que, dans la Proposition 37, visée par Spinoza, il est dit non que la haine enveloppe une tristesse (elle en est une), mais qu’elle enveloppe un effort pour faire cesser la tristesse. Baensch fait la même correction.


Proposition L, Scolie. — Au sujet des présages, on lira avec intérêt la lettre 17, que j’ai déjà eu l’occasion de citer.


Proposition LI et Scolie. — Cette proposition et son Scolie préparent en quelque sorte à l’étude des Affections qui ont leurs causes plutôt en nous-mêmes que hors de nous, étude qui commence avec la Proposition 53. La diversité de structure des hommes et leur complexité font que leurs affections ont un caractère à la fois individuel et momentané.


Proposition LII, Scolie. — a) J’ai préféré, pour traduire admiratio, étonnement à admiration, parce que l’état d’âme considéré par Spinoza est une sorte de mono-idéisme assez voisin de la stupeur et nuisible, comme tout ce qui empêche l’âme de penser.

b) Le mépris (contemptus) est, en somme, pour Spinoza, de l’inattention ; ce sentiment ne se confond pas avec la mésestime (despectus) qui rabaisse par haine son objet.


Propositions LIII à LV. — Ces trois Propositions sont relatives aux affections qui ont leurs causes en nous-mêmes.


Proposition LV, Scolie. — Je rends dans ce passage et constamment par la suite le latin virtus par vertu ; la vertu, c’est proprement la puissance d’agir ; la vertu de l’âme est de penser, la vertu du corps de se mouvoir (non d’être mû). Spinoza appelle parfois vertu une action particulière, celle, par exemple, qui consiste à frapper (cf. Partie IV, Prop. 59, Scolie), quand il l’envisage comme manifestant la structure du corps et sa puissance d’agir. Il m’a paru utile de conserver le mot de vertu précisément à cause de la surprise qu’il excite en diverses rencontres ; cela oblige le lecteur à réfléchir et le fait pénétrer plus avant dans l’intelligence de la doctrine. Ici même il est dit que les hommes, envieux de leur nature, voient avec joie la faiblesse d’autrui, avec tristesse sa vertu ; et il est très vrai qu’on n’aime pas à trouver dans un de ses semblables plus de force qu’on n’en a soi-même, à moins, comme le fait observer Spinoza, qu’il ne s’agisse d’une sorte d’activité à laquelle on n’a aucune prétention. Seul celui qui conçoit les choses clairement et qui, par conséquent, possède lui-même la plus haute vertu est incapable d’envie. En lui seul l’amour de soi ou contentement intérieur produit les beaux fruits qu’il est dans sa nature de produire, contrairement à ce que prétendent ceux qui, comme Geulinex (dans son Éthique), l’opposent à l’amour de Dieu.


Propositions LVI et LVII. — La diversité des affections humaines et en particulier des désirs est expliquée dans ces Propositions.


Proposition LVI, Scolie. — Le sens donné par Spinoza au mot luxuria est clairement indiqué dans le texte (cf. Défin. 45). Le mot libido est parfois employé au sens général d’appétit sensuel.


Proposition LVII, Scolie. — On remarquera (p. 371, ligne 10) l’emploi du mot âme (anima). Cf. la note relative à la Proposition 35, partie II.


Propositions LVIII et LIX. — Spinoza en vient enfin dans ces deux dernières propositions aux affections qui sont des actions et par conséquent des vertus.


Proposition LIX, Scolie. — Considérée dans ses effets plutôt que comme une affection de l’âme, la générosité deviendra dans la partie suivante la moralité (pietas, voir au sujet du terme la note relative au Scolie de la Proposition 18, Partie IV).


Définition III, Explication. — Page 181, ligne 1, le terme d’acte, par lequel je traduis le latin actus, appliqué à la passion de la tristesse, signifie simplement que la tristesse est un état réel de l’âme ; un état ou plutôt un progrès (au sens où M. Bergson emploie le mot).


Définition VI, Explication. — L’auteur que vise particulièrement Spinoza est Descartes ; cf. Traité des passions, II, ad 79 ; voir aussi Court Traité, II, chap. v, et la note explicative (vol. I, p. 524).


Définition XXIV. — L’affection appelée miséricorde (misericordia) par Spinoza est à peu près ce que nous nommons sympathie.


Définition XXXI, Explication. — À part une brève mention de l’impudent dans Scolie de la Proposition 58, Partie IV, Spinoza ne revient nulle part dans l’Éthique sur l’impudence dont il assure qu’il parlera plus tard.

Définition XXXVIII. — La définition de la cruauté ne paraît pas entièrement conforme à celle qui est donnée dans le Scolie du Corollaire de la Proposition 41. Pour cette raison, Baensch propose de remplacer aliquis concilatur par concitamur. On a ainsi : la cruauté est un désir qui nous excite à faire du mal à celui que nous aimons ou qui nous inspire commisération. Je fais observer que, dans le Scolie visé, Spinoza ne dit pas que le cruel aime celui à qui il fait du mal, mais qu’au contraire la haine a prévalu en lui ; nous appelons cruel l’homme qui fait du mal sans motif à celui que nous aimons ou de qui nous avons pitié ; — telle est, je crois, la pensée de Spinoza.


Définition générale des affections. — En lisant cette définition et l’explication qui la suit, on observera que la part de vérité contenue dans la théorie dite périphérique de l’émotion est déjà impliquée dans la formule spinoziste. En ce qui concerne les troubles organiques considérés communément comme exprimant l’émotion, Spinoza déclare, il est vrai, dans le Scolie de la Proposition 59, qu’il n’en dit rien, parce qu’ils sont sans relation avec l’âme. Mais il ne faut pas entendre par là que ces troubles n’ont point de retentissement dans la conscience, — au contraire il y a nécessairement une idée de toute affection du corps ; autrement dit, à un certain état que traverse l’organisme correspond nécessairement une modification subie par l’âme ; mais la description d’un fait physiologique tel que le tremblement ne contribue en rien à nous éclairer sur la nature psychologique de l’émotion, car le tremblement n’est pas un mode de la pensée, il est un mode de l’étendue et, comme tel, ne peut servir à expliquer un état d’âme.


Partie IV

Préface. — Sur les notions de parfait et d’imparfait, de bien et de mal, voir le Court Traité (I, chap. x) et la note explicative correspondante (vol. I, p. 519).


Définitions III et IV. — La distinction admise par Spinoza entre le possible et le contingent correspond aux deux sortes de fictions ou d’idées forgées dont il parle dans le Traité de la réforme de l’entendement (§§ 54 et 57) : fictions relatives à l’existence, fictions relatives à l’essence.

Axiome. — Comme il le fait observer dans le Scolie de la Proposition 37, Partie V, Spinoza considère ici les choses dans l’espace et dans la durée.


Propositions I à XVIII. — Les dix-huit premières propositions de la quatrième Partie exposent proprement la servitude de l’homme, c’est-à-dire sa dépendance à l’égard des causes extérieures et de l’ordre commun de la Nature, son irrationalité (voir, ci-dessus, la note relative aux Propositions 1 à 9, partie II), à laquelle la simple aperception du vrai par l’esprit n’apporte point de remède, si le corps et conséquemment l’âme, en tant que siège des affections, n’en sont pas modifiées (cf. Prop. I et 14, Scolie de la Prop. 17).


Proposition V. — Il est utile de rapprocher cette proposition de la Proposition 9 de la troisième partie pour interpréter correctement cette dernière. En tant qu’elle a une idée inadéquate et conséquemment une passion, l’âme s’efforce de persévérer dans son être, mais cette idée ou cette passion ne manifeste cependant pas sa véritable nature ou puissance ; pas plus que l’erreur, si fort qu’on y soit attaché, n’est imputable à la pensée.

D’un homme qui est dans l’erreur on ne doit pas dire qu’il est certain (Scolie de la Prop. 49, Partie II) ; d’un homme qui a un désir qui est une passion, qui est mû par la crainte (ou tout autre sentiment triste), on ne doit pas dire qu’il veut ou qu’il agit par vertu (cf. Prop. 58).


Proposition VII. — La Proposition 7 justifie en quelque mesure l’usage dans les rapports des hommes entre eux des menaces, des promesses et en général des moyens d’action que l’on peut appeler irrationnels : il faut combattre une affection par une autre affection ; cf. les Propositions 14 et 15, et le Scolie de la Proposition 54.


Proposition XVII, Scolie. — Comme dans beaucoup d’autres passages de l’Éthique (voir à ce sujet Léopold, ad Spinozæ opera posthuma), on trouve dans ce Scolie des expressions empruntées à Térence :

Di immortales, homini homo quid præstat ? Stulto intelligens
Quid inter est ?


demande Gnathon dans l’Eunuque (v. 232).

Spinoza qui connaissait bien Térence, qui avait assisté et probablement pris part à la représentation, par les soins de son maitre van den Enden, de diverses comédies de cet auteur (en particulier de l’Eunuque ; voir Meinsma, Spinoza en Zijn Kring, p. 135) emprunte volontiers au comique latin non seulement des tournures de phrase, mais des exemples des passions humaines.


Proposition XVIII. — Si, en vertu de la Proposition 7 (voir la note plus haut), il est permis et même nécessaire d’user dans nos rapports avec les autres hommes de moyens d’action non proprement rationnels, il y a avantage, suivant la Proposition 17, à leur donner plutôt des sujets de joie que des sujets de tristesse ; il faut se rendre aimable, si l’on veut être utile aux autres ; inspirer la confiance en soi et dans la nature humaine en général, faire connaître au malheureux esclave la vertu libératrice qui est à lui. Spinoza observe partout cette règle dans ses ouvrages et dans sa vie. À l’égard seulement de la foule il est indispensable d’user de moyens d’intimidation, parce que la foule est une bête féroce (Scolie de la Prop. 54). Vis-à-vis de soi-même, on emploiera la douceur (Scolie de la Prop. 10, Partie V) et on cherchera en soi des motifs de joie.


Scolie de la Proposition XVIII. — a) Ce Scolie résume les dix-neuf propositions qui suivent, c’est-à-dire les principes de la morale utilitaire dont la connaissance est possible, sinon la pratique, avant l’affranchissement de l’âme.

b) Page 460, lignes 22 et 23, les mots immoralité et moralité correspondent à impietas et pietas. Je n’ai pas voulu me servir d’impiété et de piété, à cause du sens religieux que leur attribue naturellement un lecteur français. Ce que Spinoza appelle pietas (Scolie 1 de la Prop. 37) est le désir de faire du bien qui tire son origine de ce que nous vivons sous la conduite de la raison. C’est aux hommes que se rapporte la pietas, laquelle se distingue de la religio (même Scolie), On peut voir encore à ce sujet le Scolie de la Proposition 4, Partie V, et le chapitre 25 de l’Appendice, Partie IV ; le désir de diriger ou de régler la conduite des autres hommes est de l’ambition chez celui qui n’est pas raisonnable et devient de la pietas chez celui qui est guidé par la raison. Si l’on tenait à garder en français le mot de piété, il faudrait, pour écarter les malentendus, ajouter piété humaine. Le sentiment moral étant essentiellement, dans la langue philosophique, le sentiment de ce qui est dû à l’homme en tant qu’homme, j’ai cru pouvoir rendre pietas par moralité. Baensch traduit Pflichtgefühl sentiment du devoir ; je crois qu’il est préférable de ne pas user de ce terme trop Kantien. Dans le présent passage ce qui est affirmé par Spinoza, c’est la possibilité de fonder la morale sur la recherche de l’utile propre ou l’intérêt bien entendu. Je ne veux pas discuter ici les conclusions de mon maître Brochard, dans l’article déjà cité de la Revue de Métaphysique et de Morale (mars 1908), mais je tiens à faire observer qu’il m’est impossible, je viens de dire pourquoi, d’accepter son interprétation du mot pietas.


Propositions XIX à XXXVII. — Sur le contenu de ces dix-neuf propositions, voir la note a relative au Scolie qui précède.


Proposition XX, Scolie. — Pour des raisons que le lecteur apercevra sans peine, le suicide ne peut jamais être aux yeux de Spinoza un acte de vertu (je prends le mot dans le sens qu’il lui donne) ; on ne veut jamais se donner la mort (voir la note relative à la Proposition 5 ci-dessus). Il y a là une différence importante à noter entre le spinozisme et le stoïcisme ; le spinozisme est une doctrine individualiste où l’affirmation par chacun de sa propre existence est la condition première d’une vie conforme à la raison ; sans doute la durée de la vie (ou la vie dans la durée) n’est pas la mesure de notre perfection, puisque cette vie et cette durée dépendent non seulement de ce que vaut notre essence propre, mais aussi de conditions extérieures ; consentir en vertu de notre essence à ce que la durée de notre vie soit diminuée, cela n’en est pas moins métaphysiquement impossible, comme il est impossible que le vrai devienne faux (cf. la note relative au Corollaire 2 de la Proposition 44, Partie II). Dans le stoïcisme, au contraire, l’individu n’est rien par lui-même ; il ne compte que par sa conformité à l’ordre universel ; le suicide pourra être une action vertueuse et opportune, digne d’un homme libre. Au sujet du stoïcisme envisagé dans ces rapports avec le spinozisme, voir la note relative à l’Appendice de la quatrième Partie (chap. xxxii) et la note b se rapportant au Traité de la Réforme de l’entendement, § 5 (vol. I, p. 536).


Propositions XXV. — Chaque être singulier vaut par lui-même puisqu’il a une essence propre (voir la note précédente) ; il ne peut donc vouloir se conserver pour autre chose ; l’idée de fin n’ayant aucun fondement métaphysique, la vertu ne peut consister qu’à être soi-même (ce qui n’exclut nullement le progrès, si l’on consent à prendre ce mot comme signifiant non un pas fait vers un but, mais une libre production).


Propositions XXVI et XXVII. — Rapprocher de ces propositions, outre la préface de la Partie IV, la Proposition 9, Partie III, et voir la note correspondante dans laquelle je renvoie au Court Traité et aux notes de cet ouvrage.

Proposition XXVIII. — Il est manifeste que, dans une philosophie de l’immanence, connaître Dieu, c’est se connaître soi-même clairement ; de même l’amour de soi, loin d’être opposé à l’amour de Dieu, l’enveloppe.


Proposition XXXV, Corollaires I et II, Scolie. — L’homme a besoin de l’homme pour être lui-même. L’individualisme, compris comme il doit l’être, donne donc à la société humaine, à la morale sociale, un fondement rationnel, et cela suffit pour rendre acceptables pour la raison les conditions de la vie commune, même quand elles sont en elles-mêmes peu satisfaisantes pour la raison.

À la fin du Scolie, Spinoza promet de traiter ailleurs de la supériorité de l’homme sur la bête et de l’intérêt plus grand qu’il y a à considérer les actions humaines. Nulle part, à ma connaissance, il ne revient expressément sur ce sujet.


Proposition XXXVII et Scolie I. — a) Le désir du bien d’autrui est la conséquence du besoin que nous avons d’autrui et aussi du penchant à accorder nos sentiments avec ceux d’autrui. Fondés en raison en eux-mêmes, ce désir et ce penchant peuvent avoir, avant l’affranchissement, un caractère purement affectif ou passionnel. On conçoit ainsi que, sinon la moralité véritable (voir, au sujet de ce terme, la note relative au Scolie de la Proposition 18), du moins une conduite conforme aux exigences de la vie sociale et méritant, par suite, l’approbation du philosophe, puisse être l’effet d’un désir non rationnel. La libération de l’âme par la science n’est pas nécessaire à l’accomplissement d’une fonction sociale ; on peut être un honnête homme et un citoyen utile sans être un sage, et se conduire comme la raison l’ordonne, bien qu’on ne soit pas vraiment raisonnable. De même, l’obéissance à ce qu’on croit être la loi divine quand elle est l’effet non de la crainte, mais d’un sentiment religieux qui n’est pas encore l’amour intellectuel de Dieu (voir la partie V), mais est déjà une joie (telle est la foi du croyant sincère), a non sans doute le même prix que la connaissance claire, mais un certain prix ; une âme incapable de s’élever jusqu’à la science trouve dans la certitude morale du salut fondée sur la révélation de l’Écriture un repos qui, sans équivaloir à l’inaltérable contentement intérieur du philosophe, en est un substitut acceptable pour beaucoup d’hommes. La raison ne saurait nous faire admettre toutefois qu’on parvienne au véritable salut ou à la pleine béatitude par cette voie (cf. la note 31 de Spinoza relative au chapitre xv du Traité théologico-politique) et, par conséquent, cela n’est pas. La révélation ou ce qu’on appelle ainsi, l’enseigne à la vérité (même note), mais la révélation comme telle n’est pas fondée scientifiquement ; bien plus elle est impossible : nous estimons impossible que Dieu se soit fait connaître aux hommes par quelque signe extérieur que ce soit (Court Traité, II, chap. xxiv, § 10). Il est possible, toutefois, de faire un usage utile et conforme à la raison des écrits contenant cette révélation ; considérés comme documents historiques, rattachés aux circonstance particulières qui ont entouré leur composition, ces écrits ne contredisent pas à la raison et sont une manifestation de l’esprit de vérité dont fut animé entre tous les hommes Jésus de Nazareth. La philosophie dépasse, mais n’abroge pas l’Écriture ; au contraire, elle en justifie les prescriptions essentielles et peut s’appuyer sur elle pour obtenir un résultat pratique ; de même, l’expérience sensible et l’imagination, prises pour ce qu’elles sont, n’ont rien de contraire au vrai et peuvent être d’utiles auxiliaires de l’entendement. Je me réserve d’examiner ces questions plus à fond dans le volume contenant la traduction du Traité Ihéologico-politique.

b) L’âme humaine a une connaissance adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu (Prop. 42, Partie II) ; l’idée de Dieu n’étant absente d’aucune âme humaine, nous sommes tous capables de religion au sens où Spinoza prend ici le mot (voir la note précédente pour avoir quelque idée des degrés différents où s’élève le sentiment religieux ; la philosophie en est évidemment la perfection, parce qu’elle fait apercevoir clairement la vérité vivifiante contenue dans toute religion).

c) Sur la moralité (pietas), voir ci-dessus la note relative au Scolie de la Proposition 18.

d) L’âme douce de Spinoza ne répugne pas au carnage des bêtes, non bien entendu qu’il leur refuse une âme comme faisaient les Cartésiens (il leur en accorde une expressément dans le Scolie de la Proposition 13, Partie II, et cela découle naturellement de ses principes) ; mais leur âme est d’une essence qui n’a pas grand’chose de commun avec la nôtre, et la lutte des espèces doit être acceptée comme une nécessité, puisqu’il faut pourvoir aux besoins du corps.


Scolie II de la Proposition XXXVII. — De l’expression employée, page 496, ligne 4 : il faut que les hommes renoncent à leur droit naturel pour fonder la cité, on aurait grand tort de conclure qu’en devenant citoyen l’homme abandonne une partie de sa liberté ; ce droit naturel dont parle Spinoza n’a rien de commun avec la liberté, — il lui ressemble tout juste autant que la chute d’un corps grave sur un plan incliné ressemble à une action volontaire (je rappelle qu’une action volontaire exprime la vertu de l’âme). En s’élevant à la vie civile, on se prépare à la vie spirituelle qui est la véritable vie humaine, et on la rend possible ; loin de restreindre une liberté qui n’existe pas encore, on commence donc à s’affranchir en supprimant certains motifs de crainte et on satisfait le besoin naturel que l’homme a de l’homme (voir la note relative à la Proposition 35). L’État sans doute est inséparable de la contrainte, il le faut bien, puisque les hommes ne sont pas ou ne sont que très imparfaitement raisonnables, il n’en a pas moins pour fin la liberté (cf. Traité théologico-politique, chap. xx ; sur le droit naturel, voir le Traité Politique, chap. ii).

b) Le péché n’est que la désobéissance, d’où l’on peut conclure immédiatement qu’il ne saurait y avoir de péché originel ni de péché envers Dieu ; — les lois divines ne peuvent être transgressées (cf. Court Traité, II, chap. xxiv ; Traité théologico-politique, chap. iv, etc.). Sur le sens attribué par Spinoza au récit du soi-disant péché d’Adam, voir plus loin la note relative à la Proposition 68, Scolie.


Propositions XXXVIII à LVIII. — Dans cette section Spinoza examine, comme il le fait dans le Court Traité, II, ce qu’il peut y avoir de mauvais ou, au contraire, de bon dans les principales affections de l’âme se ramenant à la Joie et à la Tristesse. Les trois premières propositions posent les règles générales à observer à cet égard. Est bon ce qui entretient ou augmente notre puissance d’agir, sert au maintien ou au développement de la vie sociale. Les suivantes sont des applications de ces règles.


Proposition XXXIX, Scolie. — On peut concevoir que deux consciences (et par conséquent deux personnalités) étrangères l’une à l’autre se trouvent jointes successivement à un corps qui vu du dehors paraîtrait le même ; la logique du système oblige à croire toutefois que la forme de ce corps a changé.


Proposition XLIV, Démonstration. — Nulle difficulté quant au sens ; le chatouillement (le plaisir, voir la note relative au Scolie de la Proposition 11 de la Partie III) peut être excessif (Proposition 43) ; or, quand l’idée d’une cause extérieure s’y joint, le chatouillement est un amour (car il est une joie d’après le Scolie de la Proposition 11, partie III, et toute joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure est un amour) ; donc un amour peut être excessif ; c’est un syllogisme en datisi. La forme du raisonnement n’est pas tout à fait régulière, et W. Meijer veut y remédier en remplaçant igitur par autem. Comme cependant Spinoza n’a encore jamais dit que l’amour peut être un chatouillement, je crois qu’il faut conserver igitur.


Proposition XLV, Corollaire II, Scolie. — Les mots : mea hæc est ratio, sic animum induxi meum, sont empruntés à Térence (Adelphes, v. 68 ; voir plus haut la note relative au Scolie de la Prop. 17) ; il vaut la peine d’observer que le monologue de Micion, où ils se trouvent, exprime dans son ensemble un sentiment très analogue à celui que nous savons être celui de Spinoza (voir la Prop. 18 et la note correspondante) ; c’est par la douceur, la bonté, c’est en éveillant dans l’âme des sentiments joyeux, qu’on peut espérer d’améliorer les hommes. Spinoza s’accorde non seulement avec Térence, qui paraît lui avoir été particulièrement cher, mais avec Montaigne (de nombreux passages des Essais donneraient lieu à d’intéressants rapprochements avec l’Éthique), avec Molière, imitateur des Adelphes dans l’École des maris, avec tous les génies très humains dont la sagesse fut à la fois aimable et sans fadeur, non pas indulgente par faiblesse ou ignorance, mais virilement respectueuse de la vie parce qu’elle la connaissait et l’acceptait tout entière. Dans le très beau passage où sont vantés les heureux effets du confort et qui contient l’éloge, non du faste certes, mais d’un certain raffinement, il est permis, je pense, d’admirer, outre la vérité de la doctrine, la délicatesse du sentiment. Très pauvre lui-même, presque sans besoins, Spinoza sait gré à la riche Hollande d’être non seulement une terre de liberté, au moins relative, hospitalière aux Juifs d’Espagne et à tous les persécutés, lieu d’asile pour le penseur, mais un pays où l’homme s’applique à diversifier et embellir sa vie : pays de grand commerce et d’industrie adroite, importateur d’épices et producteur de fines étoffes, pays de gras pâturages aussi et de laiteries bien tenues, d’utiles moulins à vent, de jardins fleuris, d’ombrages délectables, de logis sains et plaisants éclairés d’un rayon d’art. La phrase sur les parfums, les plantes vertes, la parure, etc., me semble à la fois d’un grand philosophe et d’un homme qui, s’il ne fut pas lui-même peintre (il dessinait seulement), vit s’épanouir une école de peinture amie du vrai entre toutes, et passa sa jeunesse à deux pas de la maison habitée par Rembrandt. Pour le fond de la pensée, il va de soi qu’une philosophie de l’immanence, comme celle de Spinoza, ne saurait professer le dédain du corps ; la vie spirituelle vraie ne s’oppose en aucune façon à la vie charnelle comprise comme il faut ; tout au contraire ces deux vies sont nécessaires l’une à l’autre et, sans se confondre, s’unissent indissolublement dans la durée.


Proposition L, Corollaire et Scolie. — Il serait intéressant de rapprocher le jugement porté par Spinoza sur la miséricorde (ou la pitié) de celui de Nietzsche ; d’une manière générale et en dépit de l’extrême diversité de leurs génies, il me paraît que la haute raison de Spinoza et la téméraire volonté de puissance de Nietzsche aboutissent à des conclusions souvent voisines. L’héroïsme est le caractère essentiel de l’une et de l’autre ; nul besoin d’être consolé, nul idéal ; le réel doit suffire ; un être sain et fort n’attend ni n’espère rien, ne connaît aucun maître, aucun juge, transcendant, transcendantal ; il est, il s’impose, il agit, non par crainte comme un esclave, ou pour une fin comme un salarié, non pas même par respect d’une règle qu’il porterait en lui, mais librement, par une souple nécessité de nature. Nietzsche et Spinoza ont tous deux dépassé la morale. La différence la plus profonde que j’aperçoive entre eux, est que l’un, préoccupé surtout de justifier sa vie, arrive à tout embrasser, ne mésestime pas les illusions d’autrui, leur assigne leur juste place dans son Éthique ou doctrine de l’être ; tandis que l’autre oppose crûment sa force à la faiblesse du voisin, exprime son immoralité avec une sorte d’insolence joyeuse. Spinoza est un philosophe et un homme doux, Nietzsche un artiste et même un peu un acteur, le plus passionnément sincère des acteurs.


Proposition LIII, Démonstration. — Page 5, j’ai adopté, pour corriger le texte de Land, la leçon proposée par Léopold, de préférence à celle qu’indique W. Meijer, parce que, dans la Proposition 26, Spinoza montre en effet que toute connaissance distincte acquise par nous, produit une augmentation de notre puissance d’agir ; avec la leçon de Meijer, ce renvoi se comprend moins bien.


Proposition LIV, Scolie. — Pour l’interprétation de ce passage, voir les notes précédentes, en particulier celles qui se rapportent aux Propositions 7 et 18, au Scolie de la Proposition 18, au Scolie 2 de la Proposition 37, à la Proposition 50. Spinoza justifie à l’égard de l’homme non affranchi l’emploi de mobiles irrationnels et à l’égard de la foule en particulier les moyens d’intimidation. Il est permis de croire que le spectacle auquel Spinoza avait assisté d’une foule s’emportant à d’affreux excès (voir la notice sur le Traité de Réforme de l’entendement, vol. I, p. 218) était présent à son esprit quand il écrivait : terret vulgus, nisi metuat ; pour l’expression elle est, on le sait, inspirée de Tacite (Annales, I, 29 : nihil in vulgo modicum : terrere ni paveant ; cf. Traité Politique, chap. vii, § 27).


Proposition LVII et Scolie. — Peut-être vaut-il la peine de faire observer que le parasite, le flatteur sont des personnages classiques de la comédie latine, de même que la courtisane, l’avare, etc. (voir la note relative au Scolie de la Prop. 27) ; l’expression (p. 531) ex stulto insanum faciunt est tirée de Térence (Eunuque, v. 254).


Proposition LVIII, Soolie. — Rapprocher de ce Scolie et du précédent les chapitres xiii et xxv de l’Appendice.


Propositions LX à LXVI. — Dans ces sept propositions sont exposées les règles relatives aux désirs. Le principe est qu’on peut faire par raison, activement, tout ce qu’on fait par passion. Bien qu’il puisse avoir pour le non affranchi quelque utilité pratique, nul désir tirant son origine d’une passion (nulle crainte par exemple) n’est indispensable à la vie. On peut vivre en prenant la raison pour guide, et l’on s’en trouvera bien ; outre que l’on se montrera ainsi vraiment vertueux, on pourra bien mieux user de prévoyance : qui imagine seulement les choses en est affecté diversement suivant qu’il se les représente à tel ou tel moment du temps, il sacrifie l’avenir au présent (Prop. 17) ; la prévoyance raisonnée n’est possible qu’à celui qui les connaît dans leur vérité immuable.


Proposition LXIII, Corollaire et Scolie. — a) Rapprocher du Scolie de la Proposition 67 la Proposition 18 et voir la note correspondante.

b) Page 547 : Guidés par la raison, nous appétons le bien directement, c’est-à-dire nous désirons faire ce qui est utile, accroître notre puissance d’agir, notre connaissance (Prop. 27) ; ce n’est pas, bien entendu, qu’il y ait un bien réel à appéter hors de nous ; l’idée du bien corrélative de celle du mal n’a d’existence dans l’âme qu’en raison de l’irrationalité de celle-ci ; si nous étions libres, nous n’aurions aucune idée de chose bonne ou mauvaise (cf. Prop. 68).


Proposition LXVI. — L’énoncé de la proposition est dans l’édition de 1677 : Bonum majus futurum præ minore præsenti et malum præsens minus quod causa est futuri alicujus mali, ex rationis ductu appetemus. Une correction est évidemment nécessaire. La leçon adoptée par Land me paraît, de celles qui ont été proposées, s’accorder le mieux avec la démonstration, car le même raisonnement qui justifie la préférence donnée à un bien futur plus grand sur un moindre présent, justifie évidemment la préférence donnée à un mal moindre futur sur un plus grand présent. En adoptant la leçon fondée sur la traduction hollandaise de Gluzemakev, on aurait : nous appéterons un mal présent moindre qui est cause d’un bien futur plus grand (Saisset supprime ces deux derniers mots) : outre que la symétrie fait ainsi défaut dans l’énoncé, le corollaire qui suit devient dans sa première partie une redite inutile.


Propositions LXVII à LXXIII. — Les sept dernières propositions de la quatrième partie achèvent de faire connaître, l’homme libre tel que Spinoza le conçoit, c’est-à-dire possédant la fermeté d’âme et la générosité ; il a l’amour de la vie, de sa vie, et craint si peu la mort qu’il n’y pense même pas ; il sait à la fois éviter les périls et les affronter courageusement ; n’accepte qu’avec beaucoup de prudence les bienfaits des ignorants, ne ment jamais ; est plus libre dans la cité, sous l’empire de la loi commune, reconnue nécessaire, qu’il ne serait dans la solitude.


Proposition LXVII. — Spinoza prend le contre-pied de parole si souvent reproduite de Platon :

οἱ ὀρθῶς φιλοσοφοῦντες ἀποθνῄσκειν μελετῶσι,

Sa sagesse est une méditation, une justification de la vie (voir plus haut la note relative à la Prop. 50) ; il ne s’agira point dans la cinquième Partie de nous détacher du corps, ce qui ne peut avoir aucun sens, puisque l’âme est l’idée du corps, mais de concevoir clairement l’éternité de notre essence, laquelle pose dans la durée l’existence du corps propre. Certes la mort n’est pas à craindre ; c’est une partie de notre être non moins essentielle que le vivre, comme dit Montaigne. Non seulement donc on doit, suivant le précepte cartésien, aimer la vie sans craindre la mort, mais le véritable amour de l’être enveloppe le consentement à la mort naturelle, bien différent du suicide.


Proposition LXVII et Scolie. — Pour que l’homme naquît libre, il faudrait que, contrairement à tout ce qui a été exposé, il n’y eût en lui aucune perception incomplète ou inutile, aucune irrationalité ou passivité ; il ne serait plus dès lors, comme l’affirme la Proposition 4, une partie de la nature inintelligible quand on la considère isolément, et condamnée à périr. Si l’homme naissait libre, il ne tomberait jamais dans la servitude ; la chute est inconcevable. On peut, toutefois, s’expliquer l’histoire du premier homme, contée par Moïse, en ayant égard à son intention qui était de plier à l’obéissance un peuple sourd à la voix de la raison, et l’on arrive même à donner à cette fable un sens raisonnable. Dire que primitivement Dieu a créé toutes choses en vue de l’homme et que l’homme a corrompu la nature par sa faute, cela signifie que l’explication de la mort, de la souffrance et de tout ce qu’on nomme le mal, doit être cherchée dans la dépendance de l’homme à l’égard d’une nature encore inintelligible pour lui ; cette dépendance se manifeste en particulier par l’inhumanité, la bestialité de ses affections et de sa conduite, pour triompher du mal, il faut d’abord vivre en homme, non en bête, obéir à la loi, puis s’élever à la charité et enfin à la connaissance vraie.

L’obéissance aux lois qu’enseignent les patriarches, la foi et la charité chrétiennes, la science et la philosophie sont les grandes étapes de l’affranchissement, dans lequel il ne faut pas voir une restauration de l’humanité primitive, mais une instauration progressive de l’humanité considérée dans son essence éternelle. Spinoza, on le voit, se rapproche ici d’Auguste Comte.


Proposition LXX et Scolie. — La vie de Spinoza fournirait plus d’un trait propre à illustrer l’excellente règle de conduite posée dans la proposition et adoucie comme il convient dans le Scolie.


Proposition LXXI, Scolie. — On pense naturellement à La Rochefoucauld en lisant le commencement de ce Scolie ; le joli mot d’aucupium est un nouvel exemple d’emprunt aux comiques latins.


Proposition LXXII, Scolie. — a) La correction au texte proposée par W. Meijer (p. 562) me semble pouvoir être admise, car elle donne à la phrase plus d’aisance : et ainsi la Raison commande aux hommes de ne pas faire d’accord, de ne pas unir leurs forces, de ne pas avoir de droits communs, sinon pour se tromper les uns les autres, etc.

b) On observera qu’en dépit de la diversité de leurs principes Spinoza et Kant sont d’accord pour n’admettre aucune exception à la règle universelle qui interdit le mensonge.


appendice

Chapitre V. — J’accepterais volontiers la substitution de vera à rationalis (p. 568) : la vie vraie consiste à concevoir les choses adéquatement, à les connaître d’une connaissance du troisième genre ; une vie pourrait être conforme à la raison sans avoir ce caractère ; elle ne serait pas pleinement libre en ce cas.

Chapitre VI. — Rapprocher ce chapitre du Scolie de la Proposition 68, et voir la note correspondante ; sur la nature humaine, voir la note relative à la Proposition 10, partie II.


Chapitre VIII. — Il faut prendre les hommes comme ils sont, avoir égard à leur nature ou complexion, ne pas se laisser conduire par eux cependant, être ferme et non sévère : le danger de la sévérité est souvent signalé par Térence, par exemple dans les Adelphes déjà cités ci-dessus, dans l’Héautontimorumenos auquel est emprunté l’exemple de l’adolescent quittant la maison paternelle pour se faire soldat.


Chapitre XVII. — On observera que l’assistance est considérée par Spinoza comme une fonction de l’État ; il serait intéressant de rapprocher ce qu’il dit ici des principes posés en matière d’assistance par les assemblées révolutionnaires françaises à la fin du xviiie siècle.


Chapitre XXV. — Sur le rapport de la modestie ou humanité avec l’ambition et la moralité, voir, outre le passage auquel renvoie Spinoza lui-même, les définitions 43 et 44 dans la troisième Partie et le Scolie de la Proposition 4 dans la cinquième (qui renvoie au Scolie de la Proposition 31, partie III). La conduite de Spinoza pendant sa vie, le peu de désir qu’il eut toujours de faire connaître son nom, trouvent leur justification dans ce qu’il dit ici. L’expression ut disciplina ex ipso habeat vocabulum est empruntée à Térence (Eunuque, v. 263) ; on peut signaler, en passant, que les amis de Spinoza qui publièrent les Œuvres posthumes (dont l’Éthique, voir la notice) allèguent ce passage pour expliquer la suppression du nom de l’auteur.


Chapitre XXVIII. — Entre la première phrase et la deuxième il semble que quelques mots se soient perdus ; on comprend, toutefois, sans peine que de l’idée de services échangés Spinoza passe à celle de monnaie.


Chapitre XXXII. — Au sujet des idées exprimées dans ce chapitre qui sert de conclusion à la quatrième Partie et qui traite de la dépendance de l’homme à l’égard de la nature et des moyens d’en pâtir le moins possible, voir, outre de nombreux passages signalés et commentés ci-dessus, la note relative aux Propositions 1 à 43 de la Partie II. On observera que, si Spinoza se rapproche ici par son langage du stoïcisme, sa philosophie n’en demeure pas moins beaucoup plus moderne et agissante au dehors que celle du Portique. Le raidissement de la volonté qui doit nous rendre contents, quoi qu’il arrive, n’est pas passible en général ; les stoïciens en font du pouvoir de l’homme une idée fausse : entre les choses qu’ils disent ne pas dépendre de nous et celles qu’ils croient dépendre entièrement de nous, ils tracent une ligne de démarcation toute fictive. Nous ne serons libres, au sens où ils l’entendent, que si nous devenons par la pensée maîtres de la nature entière ; il faut qu’à l’ordre commun que nous subissons nous substituions un ordre conforme à nous, c’est-à-dire à la raison (voir la préface de la cinquième Partie).


Partie V

Préface. — Spinoza va traiter de la puissance de l’âme ou de la raison (p. 586, lignes 10 et 11 ; on observera que la raison n’est pas identifiée à la puissance de l’âme, mais à l’âme elle-même : mentis seu rationis) ; il commence par écarter la doctrine du Portique et celle de Descartes. Suivant les stoïciens (voir ci-dessus la dernière note de la quatrième Partie), la volonté peut prendre un empire absolu sur les passions parce qu’il y a des choses qui ne dépendent que de nous ; doctrine inadmissible, tout étant lié dans la nature, et qui, exaltant l’homme en apparence, l’accable en réalité sous le poids du destin. Suivant Descartes, l’âme, distincte du corps, peut arriver à diriger les mouvements du corps ; mais évidemment, si l’âme peut se concevoir sans le corps et le corps sans l’âme, l’idée de l’union de l’âme et du corps ne peut se déduire ni de celle de l’âme ni de celle du corps et devient inintelligible dans son isolement. Descartes ne peut assigner aucune cause singulière (p. 590, ligne 11) à l’union de l’âme et du corps, non plus qu’à l’âme elle-même ; en faisant d’elle une chose ou substance distincte, loin de lui donner, comme il le voulait sans doute, une essence plus parfaite, il l’a rendue inconcevable et dépouillée de toute efficace véritable : la perfection, la vertu ou la puissance d’une âme ne consiste que dans la vérité ou la rationalité des idées qu’elle forme et dont elle est formée. Le cartésianisme, qui dote l’âme d’un libre arbitre imaginaire et l’enferme dans une sorte d’isolement métaphysique, conduit tout droit à l’occasionnalisme. Le stoïcisme, attribue à l’homme un pouvoir qu’il n’a pas et est en même temps un fatalisme. Seule la connaissance de notre véritable condition, de la nature et des causes de nos passions peut nous affranchir. Une affection de l’âme est une passion dans l’exacte mesure seulement où il nous est impossible de la concevoir clairement, où par suite elle n’est pas nôtre. La faire nôtre par la pensée, c’est lui enlever tout ce qu’elle peut avoir de contraire à notre liberté. On commettrait une erreur en croyant que dans l’homme devenu libre rien ne doit subsister des passions qui l’ont dominé ; ce serait oublier qu’il y a dans toute passion quelque chose de rationnel, de volontaire et de légitime, comme il y a dans toute erreur un élément positif de vérité. La science la plus parfaite consisterait à s’expliquer, en les complétant, les perceptions que l’on a ; la vertu consiste à justifier, en les rattachant les unes aux autres, les affections qui donnent à l’âme son individualité. S’affranchir n’est pas se renoncer, mais s’ordonner ; la sagesse est achèvement, pleine possession de soi et non sacrifice.


Propositions I à XX. — Ces vingt premières propositions font connaître les moyens d’accroître la puissance de l’âme, c’est-à-dire de devenir autant qu’il est possible un être libre et raisonnable. Les passions étant mauvaises en ce qu’elles nous empêchent de penser (cf. Prop. 26 et 27, Partie IV), notre seule ressource est d’en faire des objets de pensée ; cela est possible, parce que rien n’est dans la nature absolument irrationnel : les affections du corps sont explicables scientifiquement, la physique mécaniste (celle de Descartes dûment améliorée) trouvera ici son application ; il est donc certain que les affections de l’âme peuvent être conçues clairement et par cela même réduites. Forts de cette assurance, nous pouvons, même quand notre savoir est encore très incomplet, nous appliquer à discipliner le corps de façon à n’être point surpris et accroître ainsi dans une large mesure l’activité de l’esprit.


Proposition I. — Rapprocher de cette proposition fondamentale la note relative au Scolie de la proposition, Partie II, qui renvoie à la Lettre 17. Sans une imagination active, nulle éducation rationnelle du corps n’est possible ; car il ne s’agit point de le dresser à l’accomplissement machinal de certaines besognes, mais de l’assouplir et discipliner, de telle façon qu’il prenne spontanément l’attitude convenable en présence d’un danger même imprévu (voir la définition du danger dans le Scolie de la Prop. 69, Partie IV). La pédagogie de Spinoza (une phrase du traité de la Réforme de l’entendement, § 5, plusieurs passages de l’Éthique, en particulier le chap. ix de l’Appendice de la quatrième partie, le montrent préoccupé du problème de l’éducation) eût été animée, ce me semble, d’un esprit très moderne : elle n’eût pas, cela va de soi, professé le dédain du corps, elle n’eût pas non plus séparé la vie corporelle de la vie spirituelle ; elle eût posé en principe que la culture de l’imagination, partie très essentielle de l’éducation de la volonté, est avant tout une culture de corps, culture musicale d’ailleurs plutôt qu’athlétique, tendant à fortifier et encore davantage à rendre fin et délié ; ce qui importe n’étant pas la grosseur des muscles, mais la promptitude, l’eurythmie spontanée des mouvements.


Proposition IV. — Sur la moralité (pietas), voir la note relative au Scolie de la Proposition 18, Partie III.


Proposition X, Scolie. — Rapprocher de ce Scolie la Proposition 18, Partie IV, et voir la note correspondante ; voir aussi les différents passages de la quatrième Partie, où Spinoza montre les inconvénients de la sévérité et de la mésestime de soi, en particulier le Scolie de la Proposition 45, le Scolie de la Proposition 63, le chapitre xiii de l’Appendice, etc.


Proposition XX, Scolie. — On fait observer que, dans son énumération des remèdes à opposer aux passions, Spinoza ne mentionne pas expressément l’effet bienfaisant qu’a sur nous l’idée de l’universelle nécessité (Prop. 6). Peut-être cette omission doit-elle s’expliquer par ce fait que cette idée est constamment présente à son esprit et contenue dans toutes les autres.


Propositions XXI à XL. — Dans cette section de l’Éthique est exposée, en même temps que les propriétés de la connaissance du troisième genre et de l’amour intellectuel de Dieu, la théorie de l’éternité des âmes parvenues à la béatitude, c’est-à-dire à la possession et à la jouissance d’elles-mêmes.

Par un progrès sur la nature duquel nous avons eu plusieurs fois dans ces notes l’occasion de nous expliquer, non pas progrès vers une fin, mais progrès consistant en une libre production, Dieu prend dans l’âme humaine conscience de sa propre éternité ; en même temps qu’il est, il devient ce qu’il est. Telle est, du moins, l’interprétation à laquelle je me rallie.

On rapprochera de la dernière moitié de la cinquième Partie les chapitres xxvii à xxvi, partie II, du Court Traité (le chapitre xxv sur les diables mis à part) ; comme j’ai tenté de l’indiquer dans les notes du premier volume, la doctrine du Court Traité est assez différente de celle de l’Éthique et a un caractère moins philosophique et plus religieux.


Proposition XXXVIII. — Les mots et mortem minus timet dans l’énoncé sont probablement une addition faite après coup ; dans le Scolie seulement, il est démontré que la mort est moins à craindre.


Propositions XLI et XLII. — La première de ces deux propositions exprime cette idée que, n’eût-on aucune connaissance de l’éternité de l’âme, la moralité et la religion et tout ce qui se rapporte à la fermeté d’âme et à la générosité n’en seraient pas moins la chose qui importe le plus ou mieux la seule qui importe ; cela est évident par cela seul que la santé vaut mieux que la maladie et l’être que le non-être (cf. Court Traité, II, chap. xxvi, § 4). La deuxième, dans laquelle on peut voir un résumé de toute la doctrine, fait voir que la béatitude n’est pas une récompense à obtenir, une fin à poursuivre, mais la condition, l’état, on peut dire naturel, d’une âme saine et libre : penser c’est agir ou produire, penser est une joie. Bienheureux celui qui pense ! le monde réel est à lui. Les deux dernières propositions de l’Éthique signifient l’une et l’autre que nulle sanction n’est admissible parce que, pour nous élever à la plus haute moralité, nous n’avons rien à sacrifier de ce qui est vraiment nôtre, non plus qu’à nous soumettre à une loi contrariant le développement de notre nature. La liberté se conquiert, elle ne s’achète pas ; pour posséder la vie éternelle, il nous faut croire, disait saint Paul, que Jésus est le fils de Dieu ; il nous faut savoir, dit Spinoza, que nous sommes Dieu.