Établissements russes dans l’Asie occidentale/03



DES
ÉTABLISSEMENS RUSSES
DANS L’ASIE OCCIDENTALE.

Travels in Circassia, Krim-Tartary. etc., by Edmund Spencer, esq.,
in two volumes. London, 1838.
Reise auf dem Caspischen Meere und in den Caucasus, von
Dr Eduard Eichwald. Stuttgart, 1834-1837.

La guerre de Perse était à peine finie[1], que celle de Turquie commença. Les évènemens qui amenèrent cette guerre furent, comme tout le monde le sait, l’insurrection de la Grèce et la sympathie qu’elle excita en Europe, le traité de Londres où la France, l’Angleterre et la Russie s’engagèrent à rétablir la paix entre le sultan et les Grecs, la bataille de Navarin où les flottes des trois puissances anéantirent la flotte ottomane, enfin le hatti-chérif que Mahmoud adressa à ses pachas et où il appelait tous ses sujets à s’armer pour la défense de leur religion et de leur pays. Cette espèce de manifeste étant principalement dirigé contre la Russie, l’empereur Nicolas se crut autorisé à déclarer la guerre à la Porte. Il n’entre pas dans notre plan de parler de ce qui se passa dans la Turquie d’Europe, sur le Danube et au pied des Balkans ; nous nous occuperons seulement des deux campagnes de Paskewitch dans la Turquie d’Asie, qui sont beaucoup moins connues et qui se rattachent à notre sujet, parce qu’elles achevèrent de consolider la domination de la Russie sur la côte orientale de la mer Noire.

Voyons d’abord quelles étaient les forces des deux puissances belligérantes. Le comte Paskewitch d’Erivan, tel était le titre que lui avait donné son souverain après ses victoires en Perse, avait sous ses ordres une armée de 70,000 hommes, exercée et aguerrie par une guerre récente : ces troupes étaient dispersées dans les différentes provinces, mais elles pouvaient être facilement réunies. Une partie se trouvait en Mingrélie et en Imérétie ; une autre partie en Géorgie, dans la province d’Erivan, sur l’Araxe et en Perse ; la réserve était à Tiflis : le reste occupait le Daghestan et la ligne du Kouban, points qu’on ne pouvait dégarnir à cause des incursions des montagnards.

Les forces turques en Asie étaient tout autrement organisées. Il n’y a, pour ainsi dire, pas d’armée permanente dans cette partie de l’empire ottoman. Chaque pacha entretient un petit corps de troupes pour sa sûreté personnelle, et pour maintenir son autorité vis-à-vis des populations qui sont guerrières, courageuses, mais très peu soumises. Ainsi les pachas d’Akhaltzikhé étaient obligés depuis long-temps d’avoir à leur solde un corps de montagnards lesghis, et, dans les premières années de ce siècle, Redchid-Pacha, à qui le sultan avait donné le gouvernement de cette ville, ne put y entrer qu’après s’être soumis aux conditions qui lui furent imposées par les habitans. Chaque habitant des villes doit, au premier appel, se rendre tout armé sous les drapeaux : en revanche, il est libre de tout impôt. Quand une guerre éclate, toute la population doit y prendre part, et les beys sont convoqués avec tous les hommes placés sous leurs ordres. De cette façon on met promptement sur pied une armée imposante, mais qui n’est ni disciplinée, ni exercée : aussitôt que ces troupes sont rassemblées, elles reçoivent une paie du gouvernement. Du reste, presque tous les habitans de ces provinces sont de bons soldats, hardis, entreprenans, et accoutumés dès l’enfance au brigandage : tels sont surtout les Abases, les Lazes et les Kourdes. Dans la guerre de 1828, le pachalik d’Akhaltzikhé mit seul en campagne 27,000 hommes : on peut calculer, d’après cela, que les pachaliks de Kars, de Bayazid, d’Erzeroum et de Trebizonde, avec les villes d’Anapa et de Poti, purent fournir environ 100,000 hommes. Il faut compter dans ce nombre les garnisons des diverses places fortes qui en prenaient peut-être la moitié. Les Turcs, dans les différentes occasions, mirent sur pied de plus grandes forces, mais toujours quand il était trop tard ; en tout il n’y eut dans leurs mouvemens ni unité ni précision.

La principale cause des revers de l’empire ottoman fut la faiblesse du gouvernement. Le sultan ou ses ministres n’envoyaient pas assez d’argent à l’armée pour la payer et l’entretenir convenablement : les pachas, habitués à l’oisiveté et ne pensant qu’à s’enrichir, s’appropriaient une partie des fonds qui leur étaient envoyés : ils n’obéissaient qu’à contre-cœur à l’ordre de rassembler les troupes ; d’un autre côté, les beys ne s’empressaient guère de faire ce qui leur était commandé par les pachas : les troupes n’étaient pas payées et se débandaient. Les Turcs se battirent pourtant bravement, surtout à Akhaltzikhé, mais ils furent soutenus par le fanatisme, par leur vieille haine contre les chrétiens et par la crainte que les Russes n’exerçassent de terribles représailles pour leurs dévastations et leurs brigandages.

La déclaration de guerre de la Russie parut le 26 avril 1828 ; le 3 mai, une flotte armée à Sébastopol et commandée par le vice-amiral Greigh fit voile vers Anapa : c’était aussi le 3 mai que l’armée de Bessarabie passait le Prouth et marchait vers le Danube. Anapa, dont nous avons fait connaître ailleurs la position et l’importance, fut assiégée à la fois par terre et par mer. La garnison, commandée par le pacha Osman-Oglou, se défendit vaillamment ; les montagnards du Caucase essayèrent de la secourir et vinrent attaquer les assiégeans. Néanmoins la place se rendit après une résistance de quarante jours, quand tous les moyens de défense eurent été épuisés. Les Russes y trouvèrent quatre-vingt-cinq canons, vingt-neuf étendards et de nombreuses munitions.

La position de Paskewitch en Géorgie était moins simple et plus difficile. Sur les 44 à 45,000 hommes dont il pouvait disposer, une partie devait être employée à défendre le pays contre les attaques des montagnards, à observer la frontière persane, à occuper le territoire de Khoï jusqu’au paiement intégral de l’indemnité due par la Perse, et enfin à fournir de garnisons les villes et les places fortes de la Géorgie. Il lui restait au plus vingt mille hommes à mettre en ligne, tandis que les Turcs pouvaient lui en opposer le double et même le triple en y mettant un peu d’activité. Il vit tout de suite que ce n’était qu’en prévenant l’ennemi et en frappant un coup heureux qu’il pouvait assurer le succès de la campagne. C’était là le grand point : car une défaite au début suffisait pour tout perdre. Les peuples du Caucase n’attendaient qu’un revers pour se soulever ; les mahométans de Géorgie auraient fait défection, et les Persans auraient aussitôt déclaré la guerre. Il fit donc ses préparatifs avec la plus grande activité, et se mit promptement en état de passer la frontière avec un corps de 20,000 hommes, bien pourvus de tout ce qui est nécessaire en campagne, pleins d’ardeur guerrière et de confiance enthousiaste dans leur chef. Il établit d’abord son quartier-général à Goumri, petite place forte située sur la rivière d’Arpatchaï, laquelle se jette dans l’Araxe et sert de limite entre la Géorgie et l’Arménie turque. Le 26 juin, après une messe solennelle terminée par la bénédiction des troupes, l’avant-garde passa l’Arpatchaï, et tout le corps d’armée se dirigea à l’ouest vers la forteresse de Kars, chef-lieu du pachalik de ce nom. Toute la contrée présentait le spectacle d’une dévastation complète, et les Arméniens qui l’habitent avaient été emmenés par les Turcs, lesquels se défiaient d’eux. Paskewitch se décida à tourner la forteresse par le midi et à prendre position sur la route d’Erzeroum ; il coupait ainsi les communications de la garnison avec l’intérieur du pays et pouvait faire face au séraskier d’Erzeroum, si celui-ci se mettait en mouvement pour la secourir. Le 1er juillet, l’armée russe se rapprocha de Kars après avoir repoussé une première attaque de la cavalerie ennemie. Les Turcs avaient établi un camp retranché sur une hauteur qui domine la ville au sud-ouest ; comme on ne pouvait en venir à un siége régulier sans l’avoir forcé, les Russes l’attaquèrent le 5 juillet et l’emportèrent à la baïonnette. Ils poursuivirent les fuyards jusque dans la ville, et des renforts ayant été envoyés à propos, la place fut immédiatement enlevée et on y fit 1,250 prisonniers. Une partie de la garnison, au nombre de 5,000 hommes, se réfugia dans la citadelle et se rendit bientôt après. Parmi les prisonniers se trouva le gouverneur de la province, Méhémet-Emin, pacha à deux queues : 3,000 hommes de cavalerie turque s’étaient ouvert un passage à travers les Russes et s’étaient réfugiés dans les montagnes.

Quinze jours après la prise de Kars, le général-major Hesse, commandant de la division qui occupait la Mingrélie, investit la forteresse de Poti, située à l’embouchure du Phase, enclave turque dans les possessions russes. La place reçut pendant six jours le feu de trois batteries qui endommagèrent beaucoup les maisons et firent une énorme brèche dans la muraille. La garnison, composée d’habitans des provinces voisines, capitula le 27 juin, à condition qu’on laisserait chacun retourner librement dans son pays.

Paskewitch, ayant laissé une garnison à Kars, se dirigea, à travers les hautes montagnes de Tchildir, vers la forteresse d’Akhalkalaki, située au nord-est de Kars dans le pachalik d’Akhaltzikhé. Le 4 août, les troupes russes arrivèrent à portée de fusil de cette forteresse sans que personne fît mine de vouloir se défendre, quoiqu’on vît sur les remparts et dans l’intérieur de la ville flotter une multitude d’étendards. Là-dessus Paskewitch fit sommer les habitans de se rendre ; mais ils firent cette réponse : « Nous ne sommes point des gens de Kars ni d’Erivan, nous sommes des guerriers d’Akhaltzikhé : nous n’avons point de femmes, point de richesses, et nous sommes un millier d’hommes décidés à mourir sur les murailles de notre ville. » La garnison se composait d’hommes déterminés, redoutables à tous leurs voisins par leurs pillages et leurs incursions continuelles ; il s’y était joint beaucoup de déserteurs et de brigands montagnards qui regardaient Akhaltzikhé et Akhalkalaki comme leurs nids et leurs repaires. Paskewitch fit commencer immédiatement les travaux du siége, et dans la nuit suivante on dressa une batterie destinée à agir contre le mur principal de la forteresse et à jeter dans l’intérieur des bombes et des grenades. Le matin suivant, les Turcs, du haut de leurs tours, firent jouer leurs canons contre la batterie russe. Mais le feu des assiégeans fit bientôt taire le leur, renversa entièrement une tour et endommagea beaucoup les autres. Les bombes mirent aussi le plus grand trouble dans la ville : la garnison se cacha dans les caves, et personne ne se montra plus pour défendre les remparts. On fit alors approcher quelques canons, et un feu terrible fut ouvert à petite distance contre les murs et les portes de la forteresse. La garnison perdit complètement courage, et on vit bientôt un grand nombre d’hommes sauter en bas des remparts et chercher leur salut dans la fuite. Deux compagnies poursuivirent les fuyards, deux autres entrèrent dans la ville, et la garnison se rendit ; celle-ci portait la chemise qu’on met aux morts pour marquer qu’elle s’était vouée à mourir et à s’ensevelir sous les ruines de la place. La ville était à peine prise, qu’on vit paraître la cavalerie turque, envoyée pour couvrir la marche de 1,500 lazes qui venaient renforcer la garnison : voyant la place au pouvoir des Russes, elle se retira aussitôt. La prise d’Akhalkalaki était très importante pour la tranquillité de la Géorgie méridionale, parce que c’était le lieu de refuge de tous les brigands qui pillaient ce pays. Il y a un chemin de cette ville à Tiflis : en outre, elle ferme la route qui conduit de Kars à Akhaltzikhé.

Paskewitch marcha ensuite sur la petite forteresse de Ghertvissi, située à huit lieues d’Akhalkalaki sur des rochers escarpés qui s’élèvent au bord du Kour. La nouvelle du succès récent des Russes avait fait une telle impression sur la garnison de Ghertvissi, qu’elle se rendit à la première sommation. Les habitans de la populeuse et fertile vallée du Kour s’étaient enfuis dans les montagnes : mais, rassurés par la sévère discipline maintenue dans l’armée de Paskewitch, ils revinrent peu à peu, firent leurs moissons, et vendirent leurs grains aux troupes. Cela permit d’établir à Ghertvissi et au château-fort d’Aspindjé, situé trois lieues plus loin, des magasins de blé et des moulins pour l’approvisionnement de l’armée.

Après la prise de ces forteresses et l’arrivée des troupes de réserve venues de Géorgie, les Russes se mirent en marche vers l’importante place d’Akhaltzikhé, à travers les hauteurs escarpées et couvertes de forêts qui dominent les rives du Kour. La première batterie fut dressée dans la nuit du 19 au 20 août. Mais une armée turque de 27,000 hommes, sous les ordres des deux pachas Moustapha et Kios-Mahmed, était arrivée assez près de la ville. Paskewitch résolut d’aller l’attaquer, et, pour le faire avec avantage, il partit dans la nuit, et tourna Akhaltzikhé par des chemins presque inaccessibles, surtout pour la cavalerie et l’artillerie. Au point du jour, les Turcs s’aperçurent de son mouvement, et ils se précipitèrent sur les Russes avec un acharnement extraordinaire ; le combat dura douze heures. Les Russes remportèrent la victoire, quoique l’ennemi fût supérieur en nombre, la chaleur intolérable et la position difficile ; le camp fortifié, établi à peu de distance de la ville, fut emporté d’assaut. Les Turcs perdirent toute leur artillerie de campagne, dix canons, toutes leurs munitions et leurs approvisionnemens, et la cavalerie russe poursuivit les fuyards jusqu’à huit lieues sur la route d’Erzeroum. Cinq mille hommes d’infanterie, sous la conduite de Kios-Mahmed, qui avait été blessé au pied, se réfugièrent dans la ville. Le reste de l’armée se dispersa dans les bois et dans les montagnes. Les Turcs s’étaient battus avec une grande bravoure, mais la tactique des généraux russes prévalut.

Après cette victoire, Paskewitch revint assiéger Akhaltzikhé ; les travaux du siége furent poussés si activement, malgré le terrible feu de la place, que la brèche fut ouverte le 27. L’assaut fut donné et dura treize heures. La garnison fit une résistance désespérée ; il fallut livrer un combat dans chaque rue et emporter, pour ainsi dire, chaque maison. Le jour suivant, la citadelle capitula, et les 2,000 hommes qui la défendaient sortirent avec armes et bagages. La perte des Turcs fut immense : les Russes eurent 10 officiers tués et 32 blessés. La prise d’Akhaltzikhé amena celle des forteresses d’Atzkour et d’Ardaghan, dont les habitans ouvrirent les portes.

Au commencement de septembre, Paskewitch envoya une division sous les ordres du général-major prince Tchetchévadzé pour prendre possession du pachalik de Bayazid, situé au midi de celui de Kars, et qui a pour frontière, à l’est, la province d’Erivan, nouvelle conquête de la Russie. Cet officier partit du pied du mont Ararat, traversa les hautes montagnes qui séparent Erivan de Bayazid, et s’approcha de cette ville. Une seule attaque la fit tomber en son pouvoir, et le pacha Belioul fut au nombre des prisonniers. Quelques jours plus tard, il occupa Diadin et plus loin, sur la route d’Erzeroum, la forteresse de Toprakalé qui ne fit presque aucune résistance. Un détachement alla même enlever des vivres jusque dans le pachalik de Mouch où coule l’Euphrate, encore voisin de sa source.

Tout étant tranquille dans les pachaliks de Kars et d’Akhaltzikhé, Paskewitch travailla activement à faciliter les communications avec la Géorgie. Une route commode fut ouverte à travers les défilés de Bordshom, de manière à ce que les voitures pesamment chargées pussent y passer. Vers la mi-octobre, le thermomètre tomba à six degrés au-dessous de zéro, et l’hiver commença dans les contrées rapprochées des montagnes. Paskewitch, ayant laissé des garnisons dans les forteresses, ramena en Géorgie le reste du principal corps d’armée et lui fit prendre ses quartiers d’hiver. La guerre continua encore quelque temps dans le pachalik de Bayazid. La division du prince Tchetchévadzé, qui s’était portée très en avant, fut obligée, après quelques succès, de faire un mouvement de retraite devant un corps considérable de Turcs ; mais le général Pankratief, qui occupait encore la forteresse persane de Khoï, se porta sur Bayazid, ce qui décida les Turcs à rentrer dans les pachaliks de Mouch et d’Erzeroum.

Les résultats de cette campagne furent donc la conquête des pachaliks de Kars, d’Akhaltzikhé et de Bayazid, et la prise de neuf forteresses, dont quelques-unes très importantes, de quatre cent quarante-trois canons et de cent trente-sept drapeaux. À la fin de 1828, l’ordre était parfaitement rétabli dans les provinces conquises. L’hiver fut très rude, et les Russes l’employèrent à se préparer à la campagne suivante. Quatre régimens de cavalerie mahométane furent organisés dans la province de Karabagh, et une milice nationale fut levée en Géorgie. L’indemnité due par le chah, en vertu du traité de Tourkman-Tchaï, ayant été payée, le corps d’armée qui occupait Khoï évacua la Perse et vint grossir le nombre des troupes disponibles contre la Turquie.

Les Turcs, de leur côté, avaient fait de grands préparatifs. Malgré la rigueur de la saison, et quoique les montagnes fussent encore couvertes de neige, ils entrèrent en campagne dès les premiers jours du mois de mars. Le sultan avait donné l’ordre de reconquérir le pachalik d’Akhaltzikhé. Achmet, bey d’Adjar, avait reçu le commandement des troupes destinées à cette expédition, et il avait été nommé d’avance pacha de cette province à condition qu’il en reprendrait la capitale. Grâce à l’argent mis à sa disposition par la Porte et à la coopération du séraskier d’Erzeroum, il leva aisément une nombreuse armée à laquelle vinrent se joindre, en foule, les belliqueux montagnards des frontières, Adjars, Lazes, Levans, etc. Dans la nuit du 4 mars, les Turcs occupèrent les faubourgs d’Akhaltzikhé et commencèrent les travaux du siége qui furent poussés assez vivement. Le 14 mars, Achmet-Pacha somma la place de se rendre, assurant qu’un détachement envoyé pour la secourir venait d’être battu dans les défilés de Bordshom. Cette nouvelle donna un nouveau courage à la garnison, car elle ne savait pas qu’on eût envoyé des troupes à son secours, et personne ne croyait que ces troupes eussent été défaites. Dans la nuit du 16 au 17, on entendit de grands cris et on remarqua un grand désordre parmi les Turcs : un feu très vif fut dirigé de la forteresse sur les rues du faubourg, qui, au point du jour, était presque entièrement évacué. Cette retraite subite avait été déterminée par l’approche d’un corps russe qui avait livré, sur sa route, une suite de combats où les Turcs avaient perdu beaucoup de monde. Au même moment ils recevaient un autre échec signalé, car le général Hesse emporta d’assaut, le 17 mars, un camp retranché que le pacha de Trébizonde avait établi près de la mer Noire, tout près de la frontière russe, et d’où il pouvait à volonté envahir la Gourie ou secourir les troupes qui assiégeaient Akhaltzikhé.

De la fin de mars à la fin de mai, il ne se fit plus rien de considérable. Le temps fut si mauvais, qu’il fut impossible de tenter aucune opération décisive : tous les jours il pleuvait dans les plaines et il neigeait sur les montagnes ; les rivières étaient débordées, et les routes changées en marécages. Dans les derniers jours de mai, le temps se remit au beau, et la guerre recommença. Les Turcs établirent un nouveau camp retranché dans les montagnes du pachalik d’Akhaltzikhé. Les Russes les y attaquèrent dans la nuit du 14 juin, et les en délogèrent après un combat de trois heures. Le corps d’armée turc, fort de 15,000 hommes, se dispersa dans les montagnes, après avoir perdu 1,200 morts ou blessés et presque toute son artillerie.

Pendant cette expédition, qui avait été conduite par les généraux Bourzof et Mouravief, Paskewitch s’était rendu à Kars où il rassembla son corps d’armée, fort de 11,400 hommes d’infanterie et de 6000 cavaliers ; avec lui marchait une artillerie considérable. Il s’avança sur la route d’Erzeroum dans le dessein d’attaquer un corps d’armée turc campé près de Milleh-Dousou et commandé par Hakki-Pacha. On avait reçu la nouvelle que le séraskier d’Erzeroum arrivait avec 30,000 hommes, et il fallait se hâter pour prévenir la jonction des deux armées ; mais le camp de Milleh-Dousou étant défendu, sur son front et sur sa gauche, par des ravins et des précipices, Paskewitch résolut de le tourner. La manœuvre était des plus hardies ; il avait à faire une marche de douze lieues par des chemins effroyables où se trouvaient, entre autres obstacles, deux crêtes de montagnes couvertes de neige et coupées de précipices profonds ; en outre, ce mouvement devait se faire en face d’un ennemi qui pouvait le prendre en flanc et par derrière, et qu’il laissait à deux lieues de ses communications, tandis que lui-même s’en éloignait de huit lieues. Il trompa les Turcs en faisant manœuvrer son aile gauche sur les hauteurs, de manière à attirer leur attention et à cacher la marche du corps principal. Ayant achevé son mouvement, il livra un premier combat dont le résultat ne fut pas décisif. Les Turcs étaient rentrés dans leur camp et l’armée russe avait gardé ses positions, lorsqu’on apprit que le séraskier lui-même arrivait et que son avant-garde était déjà sur une hauteur voisine. Paskewitch, qui allait se trouver entre deux feux, résolut de faire volte-face pour attaquer le séraskier. Il attendit tranquillement qu’Hakki-Pacha fût rentré dans son camp avec toutes ses troupes, plaça une division sur le seul chemin par où celui-ci pouvait faire diversion, et conduisit le reste de l’armée à la rencontre du séraskier. La disposition des lieux lui ayant permis de placer ses deux ailes de manière à envelopper l’ennemi, les Turcs surpris commencèrent à s’ébranler. L’artillerie russe, postée sur des hauteurs, mit le désordre dans leurs rangs, et une charge de cavalerie acheva de les disperser. Ils s’enfuirent dans toutes les directions, laissant leur camp à la merci de l’ennemi. Par suite de ces différentes manœuvres, Paskewitch se trouvait placé sur les derrières d’Hakki-Pacha. Quelque fatiguées que fussent ses troupes, quelque difficile que fût le chemin, il se mit en marche au point du jour, et à neuf heures du matin il vint se mettre en bataille à trois quarts de lieue du camp ennemi, dont la position était très forte. Les Turcs sortirent de leurs retranchemens, et le feu commença. On sut par un prisonnier fait dans une reconnaissance que la défaite du séraskier était ignorée dans le camp ottoman ; Paskewitch lui rendit aussitôt la liberté, pour qu’il put apprendre cet évènement à ses compatriotes. Cette nouvelle, et la position avantageuse des Russes, enlevèrent au pacha toute espérance. Voyant qu’il ne pouvait ni se retirer sain et sauf, ni résister avec succès, il fit dire qu’il voulait se rendre avec tout son corps. Paskewitch y consentit, à condition que les troupes ottomanes déposeraient les armes et quitteraient leurs retranchemens ; mais, avant que le parlementaire fût de retour, les Turcs avaient recommencé le feu, et le combat s’était engagé sur tous les points. Le camp fut emporté, et le pacha fait prisonnier. Les Turcs perdirent 2,000 morts, 1,200 prisonniers, et toute leur artillerie. Tout cela se fit en vingt-quatre heures. Les Russes battirent le séraskier le 1er juillet, et Hakki-Pacha le 2, après avoir fait une marche de quatorze lieues. On assure qu’ils n’eurent pas plus de 100 hommes tués, ce qui est difficile à croire.

Le 14 juillet, Paskewitch marcha sur Erzeroum, ville de 100,000 âmes, l’une des plus riches et des plus importantes de l’empire ottoman. On apprit bientôt que les troupes rassemblées par le séraskier près d’Hassan-Kalé s’étaient dispersées d’elles-mêmes, et que le pacha chargé de défendre cette forteresse, qui est considérée comme la clé d’Erzeroum, l’avait abandonnée en toute hâte, emportant sur des chariots et sur des bêtes de somme tout ce qu’il avait pu y faire charger. Le 5 juillet, à neuf heures du soir, les Russes prirent possession d’Hassan-Kalé ; ils y trouvèrent de l’artillerie et des provisions considérables, qu’on n’avait pas eu le temps de retirer. Paskewitch, ayant appris que la défaite des Turcs et la rapidité de sa marche avaient fait une vive impression sur les habitans d’Erzeroum, leur envoya Mamich-Aga, ancien commandant des janissaires, qui avait été fait prisonnier le 1er juillet, et qui jouissait d’un grand crédit dans la ville. Il était porteur d’une proclamation dans laquelle le général russe promettait solennellement, en cas de soumission, la sûreté des personnes et des propriétés, et le libre exercice de la religion. Le 7 juillet, Mamich-Aga fit dire que les moullahs et les principaux habitans étaient disposés à se soumettre, mais que le peuple, excité par les troupes du séraskier, était dans une grande exaltation. Paskewitch marcha alors en avant, laissant ses bagages sous la protection de la forteresse d’Hassan-Kalé. Le 8 juillet, un capidji-bachi envoyé par le séraskier, et Mamich-Aga, député par les habitans d’Erzeroum, se rendirent au camp russe, situé à trois lieues de la ville. Le capidji-bachi assura que le séraskier consentait à rendre la ville, mais qu’il craignait que l’approche des Russes n’exaspérât le peuple et ne le poussât à une résistance désespérée. Paskewitch ne se laissa pas arrêter et se mit en mouvement. Il entra d’abord dans un défilé qui conduit au haut d’une montagne ; de là on descend dans la vallée où s’étendent les populeux faubourgs d’Erzeroum et où s’élèvent les murs crénelés qui entourent la ville. On fit halte à un peu plus d’une lieue de la place, parce que plus loin on ne trouvait pas d’eau. Sitôt que l’avant-garde se montra sur les hauteurs, une troupe de cavalerie sortit des retranchemens, et vint faire, sur les avant-postes russes, un feu de tirailleurs peu dangereux et auquel on ne riposta pas.

Paskewitch avait renvoyé les députés de la ville sous la conduite du prince Bekewitch-Tcherkaski : celui-ci devait lui faire connaître, avant dix heures du matin, le résultat des négociations. Vers le soir, Paskewitch fit reconnaître les fortifications établies sur le Topdagh, et se convainquit qu’il serait difficile à Erzeroum de résister, une fois qu’il se serait rendu maître de ces hauteurs : il résolut donc de les attaquer le lendemain, si la ville ne capitulait pas. Le Topdagh s’élève à l’est d’Erzeroum et domine la ville et la citadelle, dont il n’est éloigné que d’une faible portée de canon : les Turcs y avaient établi une batterie qui enfilait les routes de Kars et d’Akhaltzikhé, et qui était liée à la ville par une longue ligne de retranchemens. À neuf heures du matin, le prince Bekewitch annonça que le peuple s’était rassemblé, avait tenu conseil toute la nuit, et que, toutes les fois qu’une opinion pacifique avait été exprimée, la multitude s’était écriée dans un transport fanatique : « Nous ne déshonorerons pas notre religion. » Le matin, le prince Bekewitch avait décidé les anciens et le séraskier à faire annoncer à Paskewitch que les portes lui seraient ouvertes à quatre heures de l’après-midi. Paskewitch répondit que, si ce n’était pas fait à trois heures, il ferait donner l’assaut.

Depuis le matin, les batteries du Topdagh n’avaient pas cessé de tirer sur les avant-postes et les fourrageurs russes, sur lesquels les tirailleurs turcs, de leur côté, avaient dirigé constamment un feu de mousqueterie. À trois heures, il n’était pas arrivé de réponse, et Paskewitch, ayant appris que le séraskier attendait des renforts, fit attaquer les fortifications du Topdagh. Les Turcs, après une faible résistance, abandonnèrent la batterie, où ils laissèrent cinq canons, et se retirèrent dans la ville. Toutes les batteries de la place jouèrent alors sur les Russes ; mais on leur répondit du Topdagh, où l’on avait rapidement transporté plusieurs pièces de campagne qui mirent un grand désordre dans Erzeroum. Bientôt on vit sortir une députation qui venait en pompe apporter aux Russes les clés de la place. Les troupes y entrèrent aussitôt ; mais, lorsqu’elles voulurent prendre possession de la citadelle, les Arnautes qui l’occupaient firent mine de vouloir se défendre. On se disposa à donner l’assaut, et les Arnautes, voyant que c’était chose sérieuse, ouvrirent les portes. La citadelle est si forte et si bien pourvue, qu’on n’eût pu l’emporter sans perdre beaucoup d’hommes. On trouva dans Erzeroum cent cinquante canons et des magasins considérables.

Tous les sandjaks du pachalik d’Erzeroum, même les plus éloignés, se soumirent aux Russes, et le 17 juillet une division fut envoyée dans la direction de Trébizonde et occupa sans résistance la ville de Baïbourt. Le général Bourzof, qui commandait cette division, ayant appris qu’un corps d’armée ennemi de 10 à 12,000 hommes s’était réuni à quelque distance, alla l’attaquer et fut blessé mortellement. Paskewitch, à cette nouvelle, se rendit en personne à Baïbourt, et attaqua l’armée turque dans un village où elle s’était fortifiée et où elle résista assez vigoureusement pour laisser le combat indécis : « Ce fut la seule fois dans toute la campagne, dit M. Eichwald, que les Turcs défendirent bien un village. » Le lendemain, 9 août, il y eut un nouveau combat dans lequel le camp des Ottomans fut emporté. On y trouva de nombreux bagages, les dépouilles de plusieurs bourgs dont les habitans s’étaient enfuis dans les montagnes, une quantité de bétail et presque tous les chevaux de la cavalerie, que ceux qui les montaient avaient laissés là pour pouvoir plus aisément gagner les hauteurs. Les troupes turques étaient surtout composées de Lazes, population belliqueuse et farouche qui habite les montagnes situées le long de la mer Noire, depuis Trébizonde jusqu’à la Gourie. Dans le camp russe, on voyait alors à la fois des régimens tartares du Caucase, des cavaliers fournis par les Kengherli, tribu guerrière de Nakhchivan, des soldats arméniens de Kars, des mahométans de Bayazid, enfin des volontaires turcs du pachalik d’Erzeroum. Les Russes s’avancèrent au-delà de Baïbourt, à travers des montagnes escarpées qui offraient toute espèce d’obstacles à la marche des troupes, et arrivèrent jusqu’à dix lieues de Trébizonde. Là, Paskewitch, se trouvant engagé dans le pays le plus sauvage, au milieu de rochers nus qui n’offraient aucune trace de végétation, jugea imprudent de jeter son armée dans cette région montagneuse, aux approches de l’hiver, qui s’y fait sentir de très bonne heure. Il revint à Baïbourt, qu’il abandonna, puis à Erzeroum. Il apprit bientôt que, malgré la mauvaise saison, le nouveau séraskier avait rassemblé 18,000 hommes et se préparait à venir l’attaquer. Pour prévenir une campagne d’hiver, il résolut d’aller à sa rencontre, et il lui livra, près de Baïbourt, un combat dans lequel les Turcs furent complétement défaits. Le 11 octobre, c’est-à-dire trois jours après ce combat, le séraskier reçut la nouvelle de la paix et demanda une suspension d’armes. Bientôt le traité d’Andrinople fut connu, les hostilités cessèrent, et Paskewitch fit évacuer successivement les pachaliks restitués à la Porte. Aussitôt après la conclusion de la paix, Diebitch avait envoyé deux courriers à Paskewitch, l’un par terre, l’autre par mer. Celui-ci était arrivé, le 2 octobre, en rade de Trébizonde ; mais les Turcs ne lui permirent pas de débarquer, et il fut forcé de lever l’ancre pour aller chercher un autre port. Cela fut cause que le sanglant combat de Baïbourt fut livré en pleine paix.

Le quatrième article du traité d’Andrinople détermina les frontières entre la Russie et la Turquie d’Asie. On y expose d’abord combien il est nécessaire d’établir entre les deux états des limites clairement tracées et de prendre en même temps tous les moyens possibles pour faire cesser les brigandages qui ont si souvent troublé les rapports d’amitié et de bon voisinage des hautes parties contractantes ; puis on stipule qu’on établira comme frontière la ligne qui, suivant les limites actuelles de la Gourie, monte de la mer Noire à la frontière de l’Imérétie, et s’en va tout droit joindre le point de contact des pachaliks d’Akhaltzikhé et de Kars avec la Géorgie : la ville d’Akhaltzikhé et le fort d’Akhalkalaki sont au nord et en dedans de cette ligne.

Voilà, avec les forteresses de Poti et d’Anapa, tout ce que se fit donner la Russie. « Le coin de terre cédé par la Turquie, dit M. Eichwald, est en partie désert, tout coupé de montagnes et de rochers. Sa population est très faible et sa richesse presque nulle ; mais il protége tout l’ouest de la Géorgie et les nouvelles acquisitions faites sur la Perse, et sa possession est très importante pour la Russie, parce que les Turcs, postés sur ces hauteurs inaccessibles, avaient toute facilité pour inquiéter ses provinces du Caucase. La Russie, en exigeant cette cession de territoire, avait donc un but légitime. Le pachalik d’Akhaltzikhé, ainsi que celui d’Erzeroum, appartenaient autrefois au royaume d’Arménie, et sont encore habités, en grande partie, par des Arméniens. La Russie a rendu l’importante place d’Erzeroum, parce que, si elle l’avait gardée, elle se serait trouvée en possession des montagnes qui commandent la Turquie d’Asie, de même qu’elle a en son pouvoir celles qui dominent la Perse, et cette position lui aurait livré les clés des deux empires ; mais alors la Turquie serait un pays ouvert, sans force, livré de tous côtés à ses ennemis, et où les Russes particulièrement pourraient entrer, sans coup férir, quand ils le voudraient. La Russie n’a donc pas voulu, par ces acquisitions, pousser à la chute de l’empire ottoman, mais seulement protéger, par des forteresses, les frontières occidentales de la Géorgie, favoriser le commerce du Phase par l’expulsion des Turcs de Poti, et, par la conquête d’Anapa, supprimer et détruire le marché d’esclaves qui était la honte de cette ville. » Tout cela peut être vrai ; mais il est vrai aussi que la Russie, après avoir déclaré dans son manifeste que, conformément aux termes du traité de Londres, elle ne chercherait ni augmentation de territoire, ni priviléges commerciaux extraordinaires, ne pouvait aller plus loin sans risquer de se mettre en guerre avec la France et l’Angleterre. D’ailleurs, l’émancipation des provinces du Danube, l’effet moral de la campagne de 1829, la position d’allié protecteur que sa modération apparente lui donnait vis-à-vis de la Turquie, étaient d’assez grands avantages pour qu’elle put se résigner à renoncer à des villes dont ses armées savent maintenant le chemin, et à des positions militaires dont la cession laisserait trop évidemment l’empire ottoman à découvert, et qui, si l’occasion se présentait, ne seraient pas plus habilement défendues par un tel peuple qu’elles ne le furent en 1829.

Peu de temps après la guerre de Turquie, la Russie eut à soutenir, contre les montagnards du Caucase oriental, une guerre de guérillas assez remarquable pour que nous croyions devoir reproduire, en l’abrégeant, le récit qu’en donne M. Eichwald. Les tribus Lesghis, qui habitent les montagnes du Daghestan, n’avaient jamais cessé de faire des incursions sur le territoire occupé par les Russes, le long de la mer Caspienne : conduites par quelques chefs hardis, elles venaient continuellement le dévaster et y répandre la désolation et le carnage. Elles trouvaient un refuge assuré dans les gorges inaccessibles de la haute chaîne de montagnes qui court parallèlement à la mer, depuis le fleuve Samour, limite des Lesghis de Djari, jusque au-delà de Tarkou, et qui domine tout le Daghestan. Cette chaîne n’est que le commencement d’une autre chaîne qui sert de contrefort à la principale arête des Alpes caucasiennes et qu’habitent des peuplades guerrières d’Avares et de Tchetchenzes, lesquelles, favorisées par les hauteurs escarpées qu’elles occupent, avaient conservé pendant des siècles leur sauvage liberté et leurs habitudes de brigandage. Ces montagnards, tous mahométans, étaient toujours restés en rapport avec les Turcs et les Persans, qui se servaient d’eux pour inquiéter les frontières russes, et qui, même en temps de paix, les excitaient secrètement à se soulever, afin d’occuper continuellement les troupes établies dans le Daghestan.

Yermolof avait commencé à les dompter, et en 1825 il avait vengé sur eux, de la manière la plus terrible, l’assassinat de deux généraux russes. Il leur avait inspiré une telle crainte, que, même à l’époque si critique de la guerre de Perse, lorsqu’Abbas-Mirza passa la frontière et poussa ses troupes jusqu’au Samour, ils n’osèrent rien tenter d’important. Mais, peu après la fin de la guerre de Turquie, il s’éleva parmi eux un chef hardi, appelé Khasi-Moullah, qui propagea l’esprit d’insurrection jusque dans des parties du Daghestan depuis long-temps soumises à la Russie, et prêcha publiquement la révolte au nom de la religion. Khasi-Moullah avait passé sa jeunesse dans un bourg appelé Himri, situé au bord du Koissou, sur un rocher escarpé ; il se nommait alors Khasi-Mohammed, et vivait comme la plupart de ses compatriotes, parcourant les villages du chamkal de Tarkou, où il échangeait des raisins et d’autres produits de ses champs contre des grains. C’est alors que ses courses continuelles lui donnèrent une connaissance des localités dont plus tard il profita admirablement contre les Russes. Dans la suite il voulut apprendre à lire et s’attacha à un moullah qui, frappé de son intelligence extraordinaire, l’envoya au savant Kadi-Mohammed, lequel habitait le territoire d’Aslan, khan des Khasi-Koumouks. Celui-ci enseigna à son élève la langue arabe, et lui inspira en même temps le fanatisme musulman le plus furieux et une haine implacable contre les chrétiens.

Bientôt Khasi imagina de se donner pour un envoyé de Dieu, et fit des récits merveilleux sur de prétendues révélations célestes qui lui avaient été faites ; il prêcha dès-lors ouvertement l’insurrection et la guerre contre les infidèles. Mettant à profit l’ignorance et la superstition de ses compatriotes, il se présenta à eux comme un prophète qui avait reçu d’en haut la mission de rendre la liberté au Daghestan et d’y établir un tribunal suprême pour rendre la justice à tout le pays. Son plan était dès lors de se faire, dans cette contrée, une souveraineté indépendante. Aslan-Khan, qui ne se souciait guère de voir s’élever un nouveau pouvoir à côté du sien, et qui, d’ailleurs, n’était nullement fanatique, chassa de son territoire le maître et l’écolier, pensant que les musulmans avaient bien assez d’un Mahomet. Ceci se passait en 1821. Depuis lors Khasi se tint tranquille ; il semblait avoir renoncé à ses espérances, et il attendait en silence qu’une occasion favorable se présentât de reprendre son rôle de prophète. Elle se rencontra en 1830, lorsque les tribus de la Circassie crurent pouvoir profiter des embarras où l’insurrection de Pologne jetait la Russie, et excitèrent un soulèvement dans tout le Caucase occidental. Khasi-Moullah crut que le moment était venu ; il parcourut le Daghestan, appelant ses coreligionnaires aux armes ; il fanatisa plusieurs villages et même des tribus entières. Toutefois, le nombre de ses partisans n’étant pas encore assez considérable, il laissa passer l’hiver de 1830 à 1831 sans rien tenter de sérieux ; mais, dès que le printemps parut, les habitans du Daghestan se soulevèrent sur plusieurs points. Quelques soldats russes furent surpris et égorgés dans les bois, et Khasi-Moullah envahit les possessions russes à la tête d’une nombreuse troupe de montagnards, Tchetchenzes pour la plupart. Cette première tentative avorta par suite de l’opposition du chamkal de Tarkou, du khan de Nekhtoula et des anciens de plusieurs villages ; Khasi fut même obligé de se retirer chez les Tchetchenzes. Il voulut de là attaquer la forteresse de Vladi-Caucase ; mais, comme il ne trouva d’appui ni chez les Ingouches ni chez les Ossètes, il lui fallut renoncer à ce projet. Il est assez curieux de voir quelle espèce de récompense le gouvernement russe accorda aux chefs tartares qui lui étaient restés fidèles dans cette circonstance. « L’empereur Nicolas, dit M. Eichwald, donna l’ordre de Saint-Alexandre Newski au lieutenant-général Mekdi-Khan, chamkal de Tarkou et vali de Daghestan. Comme son fils, Suleiman-Mirza, avait montré beaucoup de zèle pour réprimer le soulèvement de Khasi-Moullah, on lui assura les dignités de son père sous la protection et la suzeraineté de la Russie. La bienveillance et la faveur impériale lui furent promises ainsi qu’à ses successeurs éventuels. Enfin ce prince fut autorisé, comme l’avait été le chamkal lui-même, à porter une plume à son chapeau, et on ajouta le rang de conseiller intime à celui de général-major, qu’il possédait déjà. Il dut, à cette occasion, prêter un serment solennel. »

En 1831, les bandes de Khasi-Moullah s’accrurent beaucoup et prirent bientôt une attitude redoutable. Dans le courant du mois de mai, un corps russe ayant été obligé de se retirer devant elles, les montagnards vinrent attaquer Tarkou, dont les habitans leur ouvrirent les portes. La ville était alors fort dégarnie de troupes, parce que le général Kokhanof, qui y commandait, était allé faire une expédition dans les montagnes. Le peu de Russes qui y étaient restés se réfugièrent dans la citadelle, où ils furent bientôt réduits à la plus triste situation, parce qu’il ne s’y trouve ni puits ni fontaine, et que l’ennemi s’était emparé du seul point par où ils pussent se procurer de l’eau. Ils souffrirent bientôt horriblement de la soif ; les lamentations des femmes, les hurlemens plaintifs des animaux, ébranlaient les cœurs les plus fermes, et, pendant ce temps, les assiégeans faisaient entendre des cris de joie mêlés au son de leurs instrumens de musique, comme pour narguer les souffrances qui régnaient dans la forteresse. Le commandant et la garnison étaient pleins de courage ; mais que pouvait une poignée d’hommes contre une multitude d’ennemis qui grossissait sans cesse, et surtout contre la soif, qu’il serait bientôt au-dessus de leurs forces de supporter plus long-temps ? Il n’y avait d’espoir que dans le prompt retour du général Kokhanof ; mais ses troupes ne se montraient nulle part, et il était probable qu’il ignorait ce qui se passait à Tarkou. Un Tartare dévoué au chamkal, qui s’était réfugié dans la citadelle, résolut d’aller avertir le général russe. Au point du jour, il sauta en bas des murs, comme s’il désertait ; on tira sur lui à poudre de la citadelle, et il alla se cacher dans les buissons, au milieu des ennemis. Les assiégés, qui avaient vu cette manœuvre, restèrent dans l’attente et dans l’inquiétude, tremblant que leur messager n’eût été retenu par les montagnards, ignorant même si ce n’était pas un traître. Deux longues journées se passèrent ainsi, pendant lesquelles Khasi-Moullah aurait pu facilement s’emparer de la citadelle, s’il eût été un général expérimenté, et qu’au lieu de l’attaquer du côté de la ville, défendu par des retranchemens inaccessibles, il l’eût assaillie du côté de la montagne, où les murailles étaient peu élevées et très faciles à escalader ; mais, comme tous ses efforts étaient dirigés sur les points les plus forts de la place, la petite garnison put tenir bon et même faire assez de mal aux assiégeans. Le second jour depuis le départ du Tartare tirait à sa fin, et la dernière espérance des assiégés s’évanouissait, car le corps de Kokhanof ne paraissait pas. Des transfuges portèrent la nouvelle que Khasi-Moullah avait ordonné l’assaut pour le lendemain, et que les fascines et les échelles étaient déjà préparées en grande quantité. Les Russes songeaient à se défendre ou plutôt à mourir, lorsque tout à coup des détonations lointaines se firent entendre dans les montagnes. On peut se figurer combien fut enivrant ce passage subit du désespoir à la joie. Il était déjà nuit lorsque la première grenade lancée par les troupes de Kokhanof fit explosion. Bientôt la canonnade, en se rapprochant, annonça à la garnison sa délivrance. Le général russe était occupé à ravager quelques villages insurgés, lorsqu’il reçut la nouvelle du triste état où se trouvait la citadelle de Tarkou ; il résolut de voler à son secours sans perdre de temps ; mais, comme les montagnes et les ravins ralentissaient trop la marche des troupes, il prit les devans avec un faible détachement et arriva près de Tarkou à la nuit tombante. Il fit aussitôt canonner les maisons occupées par l’ennemi, afin de relever le courage de la garnison, et, en effet, un long cri de joie, accompagné d’une décharge de mousqueterie, se fit entendre du haut de la citadelle. Les montagnards se précipitèrent sur les Russes, qui, malgré leur petit nombre, se frayèrent un passage au milieu des masses ennemies, et allèrent prendre position au bord de la mer, où le reste du corps d’armée arriva plus tard. Le lendemain, Kokhanof fit attaquer la ville : le combat fut sanglant et dura toute la journée. On avait pratiqué des meurtrières dans les maisons, d’où les Tchetchenzes et les Koumouks faisaient un feu terrible, profitant même des trous que les boulets faisaient dans les murs. Malgré cette résistance acharnée, la victoire se déclara en faveur des Russes ; Khasi-Moullah s’enfuit dans la nuit, et le lendemain (30 mai 1831) Kokhanof se rendit à la citadelle à travers les ruines de Tarkou. Un grand nombre de maisons brûlaient encore, les rues étaient inondées de sang et jonchées de cadavres ; environ 1,500 montagnards avaient péri dans le combat.

La défaite de Khasi-Moullah ne lui avait pas fait perdre courage : peu de jours après, il tenta de s’emparer de la forteresse de Unesapnaya qui fut secourue à temps, et, dans le courant du mois de juin, les insurgés livrèrent deux nouveaux combats où ils furent encore défaits. Cependant l’insurrection se propageait dans tout le Tabasseran indépendant, au sud-ouest de Derbend. Cette province, située au nord du Daghestan inférieur, se divise en deux parties, dont l’une est complètement soumise aux Russes, tandis que l’autre avait jusqu’alors conservé son indépendance. L’ancien prince du Tabasseran avait été dépouillé de sa souveraineté quelques années auparavant et remplacé par Ibrahim, bey de Kartchag. Plus tard, le chef dépossédé, appelé Kirkler-Kouli-Bey, avait cherché à exciter des troubles et à recouvrer le pouvoir qu’il avait perdu. Mais les mesures prises par le général Grabbe, commandant militaire du Daghestan, avaient rendu ses efforts inutiles, même dans le Tabasseran indépendant ; et à la fin, désespérant de trouver un asile sûr dans les montagnes, il était venu se rendre au général russe et implorer la clémence de l’empereur. Toutefois ses tentatives avaient contribué à irriter les esprits, et Khasi-Moullah sut en profiter. Le bruit se répandit bientôt que Derbend allait être attaquée, et la chose devenait tous les jours plus vraisemblable. Plusieurs habitans de la ville, qui étaient au fond dévoués au faux prophète, l’attendaient avec impatience ; les enfans même, sautant à cloche-pied, chantaient des chansons tartares dont le refrain était : Khasi-Moullah gheledi ! Khasi-Moullah arrive ! Malgré cela, une grande partie des habitans, surtout les marchands riches et amis du repos, redoutaient l’approche du sectaire qu’ils appelaient, en jouant sur le mot, Tasi moullah (Tasi veut dire chien). Leur crainte était fondée, car plusieurs des chefs du voisinage se préparaient à trahir : ils appelaient Khasi depuis long-temps et se déclaraient ouvertement en sa faveur. Derbend était sans communications avec le général Kokhanof, et le colonel Miklachewski s’était rendu dans le Chirvan avec une partie des troupes de la garnison. Les Akouches et les Avares étaient prêts à faire cause commune avec Khasi-Moullah, et Derbend était difficile à défendre à cause de ses deux longues murailles qui s’étendent jusqu’à la mer et du petit nombre d’hommes qui se trouvaient dans la citadelle. Bientôt les troupes de Khasi-Moullah, composées principalement de Lesghis, entourèrent la ville, brûlant et saccageant tout dans les environs. Il y eut entre les assiégeans et la garnison plusieurs combats dans lesquels les Tartares de la ville furent d’un grand secours pour les Russes. Les prisonniers faisaient des récits merveilleux sur Khasi-Moullah. « Après la consécration divine qu’il avait reçue, disaient-ils, il était allé à la Mecque, porté dans les airs sur son manteau : il était venu aussi, sans être vu, jusqu’aux murs de la ville, et partout où il paraissait, les masses se dispersaient devant lui. » — « Il prendra sûrement Derbend, ajoutaient-ils : ce matin même il est allé prier au bord de la mer, et Allah lui a ordonné d’attendre trois jours avant de donner l’assaut, parce que les péchés des siens ne sont pas encore expiés ; passé ce terme, il leur donnera la victoire. » Telle était la foi aveugle que Khasi-Moullah avait su répandre et entretenir. On eut peu après un exemple de la manière dont il s’y prenait pour agir sur l’esprit superstitieux du peuple : s’étant emparé de quelques enfans dans les jardins qui avoisinent Derbend, il leur fit beaucoup de caresses et leur donna des proclamations, adressées aux habitans de la ville, où il les sommait de se joindre à lui pour exterminer les infidèles ; puis il les renvoya à leurs parens. Il leur avait ordonné de placer adroitement ces proclamations dans les poches des habitans, afin que les gens superstitieux pussent croire que c’était Mahomet lui-même qui les y avait mises. Mais cette ruse lui réussit mal. Les enfans racontèrent l’ordre qu’ils avaient reçu de lui ; les proclamations furent remises au commandant de la ville ; la chose fut connue, et on se moqua du faux prophète et de ses miracles.

Le siége durait déjà depuis huit jours et personne ne venait au secours de la garnison ; les vivres diminuaient de plus en plus, les fourrages manquaient, le bétail et les chevaux mouraient ; on s’attendait à chaque instant à un assaut, lorsque tout à coup, un matin, on entendit crier sur les murs : Katchti, katchti (il est parti). Khasi-Moullah et toute son armée avaient disparu. Les Russes voulurent le poursuivre ; mais il était déjà loin dans la montagne. On trouva sur le chemin du sang nouvellement versé, puis dans le voisinage des débris de repas, des pains jetés çà et là, des bagages dispersés, des chariots brisés, des chevaux morts, et on reconnut dans le sable la trace des pas de l’ennemi fugitif. C’était tout ce qui était resté des nombreuses bandes de Khasi-Moullah. À quelque distance on rencontra les avant-postes du corps de Kokhanof devant lequel il s’était enfui. Ainsi se termina le siége de Derbend.

Pendant que les habitans de cette ville chauffaient leurs fourneaux avec les fascines et les échelles préparées par Khasi-Moullah, celui-ci, réfugié dans la montagne, célébrait au village de Kourek son mariage avec la fille de son ancien maître Mohammed-Moullah, et cette circonstance ne ralentissait pas son activité habituelle. Chaque jour, sous prétexte d’expliquer le koran, il prêchait la guerre contre les Russes, appelait les montagnards à l’indépendance et échauffait leur esprit inconstant et impressionnable. En même temps, l’adjudant-général Pankratief, commandant en chef de l’armée depuis le départ du comte Paskewitch, avait réuni près de Chamakhi un corps considérable, destiné à réprimer l’insurrection dans le Daghestan ; mais la politique vacillante de la Perse et le bruit, assez croyable alors, que les Persans pensaient à attaquer de nouveau la Russie, ne lui permirent pas d’abord d’éloigner ses soldats de la frontière. Au bout de quelque temps, on se convainquit des dispositions pacifiques du chah, et les troupes purent être envoyées dans le Daghestan où elles arrivèrent vers la fin de septembre, et se joignirent au corps de Kokhanof.

Pankratief, étant entré à Derbend, publia aussitôt, dans le style figuré de l’Orient, une proclamation qui fut répandue partout dans les montagnes. Là-dessus les anciens de plusieurs bourgs vinrent recevoir le pardon promis à ceux qui se soumettraient, et le repos et la sécurité se rétablirent peu à peu dans les environs de la ville. Le général russe, avant d’aller chercher l’ennemi, assura son flanc par une négociation avec Nouzal, khan des Avares, et sa mère Pakhou-Beg, lesquels s’engagèrent à entretenir des troupes sur leur frontière et à ne laisser entrer chez eux aucun fauteur de troubles. Alors Pankratief, instruit que les habitans du Tabasseran, excités par Khasi-Moullah, se tenaient prêts à jeter de grandes masses d’hommes sur le point où les Russes attaqueraient, et semblaient décidés à se défendre jusqu’à la dernière extrémité, prépara en silence une expédition décisive. Il partagea ses troupes en trois petits corps : deux se dirigèrent à droite et à gauche de Derbend ; celui du centre, commandé par le colonel Miklachewski, marcha vers Duvek, village situé à l’ouest de Derbend dans des montagnes presque inaccessibles, et dont la position était considérée comme inexpugnable. L’expédition se fit la nuit, le long d’affreux précipices, dans des sentiers où les troupes avaient souvent de la boue jusqu’aux genoux, et où l’on fut obligé d’atteler les chevaux des officiers aux pièces d’artillerie. On arriva le matin devant Duvek à travers un bois où l’ennemi aurait pu facilement anéantir les Russes, s’il s’y était posté d’avance, mais qu’ils traversèrent sans être attaqués. Ils virent devant eux, sur un rocher élevé, ce bourg regardé comme le point le plus fort du Tabasseran : il est situé dans une gorge, sur le penchant d’une montagne, et au-dessus se trouve un second village appelé Koustil. La rivière de Darby forme un coude devant Duvek ; sa rive droite, qui est très escarpée, fait face au bourg ; elle est toute coupée de sources et de marécages ; une forêt épaisse entoure toute la contrée. L’attaque fut très vive et la résistance opiniâtre. Les Russes vinrent à bout de forcer les retranchemens ennemis, mais il fallut disputer chaque maison, chaque rocher, et ce ne fut qu’après un combat de six heures que le village resta en leur pouvoir. Le butin qu’ils y firent fut considérable, parce que Duvek était comme la place de sûreté des montagnards, le lieu où ils portaient toutes leurs richesses en temps de guerre. Les Russes n’y étaient jamais arrivés auparavant ; Yermolof lui-même, si redouté dans le Caucase, ne s’était jamais hasardé à attaquer ce repaire de brigands. Les ennemis s’étaient retirés dans le village situé plus haut, et ils s’attendaient à un nouvel assaut ; mais le colonel Miklachewski, ne se sentant pas assez fort pour recommencer le combat, fit filer en avant la cavalerie tartare dont les chevaux et les chariots pliaient sous le poids du butin, et se retira en toute hâte, afin de gagner promptement certains passages difficiles où les montagnards auraient pu facilement l’accabler. Heureusement ils s’attendaient à une attaque, et ne songèrent pas à inquiéter la retraite des Russes. Le retour de ceux-ci à Derbend fut une fête : les soldats s’étendaient sur de riches tapis de Perse pris sur l’ennemi ; ils étalaient de superbes harnais, des joyaux d’or, des armes montées en argent, etc., et les acheteurs venaient à eux de tous côtés.

Les deux autres corps d’armée n’eurent pas moins de succès dans leurs expéditions, surtout celui du prince Dadian, qui pénétra dans des gorges sauvages où il fallait toujours marcher en combattant, et qui brûla plusieurs de ces repaires où les brigands des montagnes se croyaient à l’abri de toute poursuite. Des expéditions postérieures, dirigées par le général Pankratief, portèrent la terreur du nom russe dans les vallées les plus reculées. Des cantons, qui de temps immémorial n’avaient reconnu aucun pouvoir étranger, se soumirent. Les anciens de plusieurs tribus vinrent prêter serment de fidélité à l’empereur et rendre deux canons enlevés au général Emmanuel par les montagnards. Enfin, quelques chefs, partisans zélés de Khasi-Moullah, se livrèrent eux-mêmes aux Russes, attirés par les promesses de pardon qui avaient été faites. Le Tabasseran fut ainsi pacifié, et l’ordre se rétablit partout.

Toutefois Khasi-Moullah qui, le 1er novembre, avait surpris et pillé la ville de Kislar, revint dans les montagnes, espérant que ce succès réveillerait l’ardeur de ses partisans ; mais il les trouva fort refroidis. Plusieurs chefs, qui avaient prêté serment à l’empereur de Russie, refusèrent de le recevoir ; on le traita d’imposteur, et il vit que la défiance et l’aversion avaient succédé à l’enthousiasme qu’il avait d’abord inspiré. Repoussé de plusieurs villages, il entraîna cependant un chef, bey des Avares, nommé Hamsad, qui avait déjà trahi deux fois les sermens faits au gouvernement russe, et il alla s’établir dans un endroit très fort appelé Tchoumkesse. Dans la nuit du 26 novembre, il envoya 300 hommes s’emparer du bourg d’Erpéli, mais le vaillant chef Oulou-Bey les chassa de la partie du village qu’ils avaient déjà occupée, les poursuivit à une assez grande distance et en tua plusieurs. Il n’y eut pas jusqu’à la mère d’Oulou-Bey qui, exaltée par la colère, ne se précipita sur eux, armée d’une hache, et ne mourut héroïquement après en avoir blessé quelques-uns. Une première expédition, conduite par le général Kokhanof contre Khasi-Moullah, n’avait pas réussi. Le brouillard et la neige avaient forcé les Russes à la retraite, ce qui avait beaucoup augmenté l’audace des montagnards. Le général en chef, craignant que le voisinage de l’adroit sectaire ne troublât de nouveau la tranquillité du Daghestan, résolut de le forcer dans son repaire, et envoya contre Tchoumkesse une division commandée par le colonel Miklachewski. L’entreprise était difficile à cause de la forte position de ce village, qui était défendu par mille montagnards déterminés de la vaillante race lesghi. Le 2 décembre, au point du jour, les troupes russes partirent de Kasanitché, et elles arrivèrent bientôt en vue de Tchoumkesse. Le bourg est situé sur une éminence entourée d’un ravin profond et adossée à un mur de rochers escarpés. On apprit par une première reconnaissance que les seuls points par où l’on pouvait le tourner étaient défendus par des fossés et des barricades, et Miklachewski, qui était obligé d’aller vite à cause de la courte durée des jours d’hiver, résolut d’attaquer avec l’infanterie seule. Les chasseurs d’Apchéron montèrent hardiment à l’assaut, chassèrent l’ennemi des retranchemens placés en avant du village, et s’emparèrent de quelques maisons ; mais ils se trouvèrent là en face d’une redoute entourée de trois fortes murailles, qu’une hauteur mettait à l’abri du canon et dont les approches étaient défendues par des troncs d’arbres jetés à terre et par des chevaux de frise. Les remparts étaient garnis de meurtrières par où les montagnards faisaient un feu continuel, très redoutable pour les assaillans. Les soldats russes s’élancèrent sur les murailles, mais les assiégés firent une résistance désespérée. Il y eut une mêlée des plus sanglantes qui se prolongea, pendant quelque temps, avec un acharnement incroyable, et Agatchkalé (c’est le nom de la redoute) fut bientôt couverte de cadavres, sans que personne restât maître du terrain. Miklachewski, qui était resté de l’autre côté du ravin, ayant appris ce qui se passait, monta à cheval en toute hâte, et, suivi de deux compagnies de chasseurs, traversa rapidement le ravin, malgré l’escarpement de ses pentes, à peine accessibles pour un homme à pied. Sa destinée le portait, dirent plus tard les soldats. Il atteignit la hauteur, sauta à bas de son cheval, tira son épée et cria : « En avant ! mes amis, c’est maintenant à notre tour de montrer ce que nous savons faire. » Un hourrah général accueillit ces paroles. Il monta le premier à l’assaut, courut aux meurtrières, et voulut percer de son épée un des assiégés ; mais une grêle de balles vint le frapper, et il tomba. Plusieurs autres officiers furent tués ou blessés à ses côtés. Les soldats, exaltés par le désir de venger un chef qu’ils chérissaient, se précipitèrent sur les retranchemens avec une nouvelle ardeur, et finirent par y pénétrer après des efforts inouis. On s’y tua avec fureur, et le carnage fut effroyable. Quand on sonna la retraite, tous les défenseurs de la redoute avaient été passés au fil de l’épée. Il n’en restait plus de vivans ni même de blessés. La nuit sauva un petit nombre d’entre eux qui se laissèrent glisser le long des rochers ; on reconnut, parmi les morts, quelques-uns des partisans et des amis les plus importans de Khasi-Moullah. Quant à Khasi lui-même, il s’était enfui si précipitamment, qu’on trouva dans une petite grotte, où il avait prié pendant le combat, son koran et d’autres livres religieux. Le tapis sur lequel il s’était assis était ensanglanté ; peut-être avait-il reçu une blessure. La victoire des Russes était complète, mais chèrement achetée. Cette expédition assura pour quelque temps la tranquillité du Daghestan, et les troupes rentrèrent dans leurs quartiers d’hiver.

Malgré le mauvais succès de ses premières entreprises, Khasi-Moullah en essaya de nouvelles au printemps de l’année 1832. Il revint dans la montagne où il trouva encore moyen de se faire un parti assez considérable. Pour mettre fin aux soulèvemens sans cesse renaissans des montagnards, l’empereur ordonna une campagne générale contre toutes les tribus qui avaient prêté secours à Khasi-Moullah. L’adjudant-général baron Rosen devait aller soumettre les Galgas en même temps que le général Weliaminof attaquerait les Karaboulaks. Les deux corps devaient se rejoindre dans le pays des Tchetchenzes, pour les punir de leur rébellion, et réduire ensuite les insurgés du Daghestan. Tout cela se fit promptement et heureusement. Les Tchetchenzes se soumirent de bonne grace ou cédèrent à la force ; ils donnèrent des otages, et payèrent l’amende qui leur fut imposée pour indemniser les montagnards fidèles aux Russes dont ils avaient pillé les villages. Le général Rosen ne trouva une grande résistance que près du bourg d’Hermentchouk. Les Tchetchenzes s’y étaient rassemblés au nombre de 3000 hommes, comptant sur sa forte position et sur la promesse que leur avait faite Khasi-Moullah de venir à leur secours avec un corps considérable. Les Russes, arrivés devant Hermentchouk, en emportèrent les retranchemens à la baïonnette. Il y eut alors une terrible mêlée dans les rues et les jardins du village ; les Tchetchenzes combattirent avec un acharnement sans exemple ; mais, ayant perdu un grand nombre d’hommes, ils finirent par se disperser dans les bois et dans les montagnes. Soixante d’entre eux, conduits par le Moullah-Ab-Dourrahman, l’un des principaux affidés de Khasi, se réfugièrent dans une maison qui fut aussitôt entourée et où ils ne pouvaient pas espérer d’être secourus. Quand on les somma de se rendre, il répondirent par des cantiques tirés du koran, que chantent les musulmans lorsqu’ils se croient perdus, et pratiquèrent, dans la maison, des trous d’où ils tirèrent sur les Russes. Quelques grenades, qu’on leur jeta et qui firent explosion parmi eux, ne ralentirent pas leur ardeur, et il fallut, pour en finir, mettre le feu à la maison. Onze hommes, presque suffoqués par la fumée, vinrent se rendre ; quelques autres se jetèrent en désespérés sur les baïonnettes russes ; le reste périt dans les flammes sans interrompre ses chants. Le Moullah-Ab-Dourrahman se trouva parmi ces derniers. Khasi-Moullah, à ce qu’on sut plus tard, se tenait, pendant le combat, dans la forêt voisine. Lorsqu’Hermentchouk fut emporté, ses compagnons se débandèrent. Quant à lui, il s’enfuit dans le Daghestan, décidé à se fortifier dans Himri où trois cents de ses partisans vinrent le joindre.

Dans le courant du mois de juillet, l’ami de Khasi, Hamsad-Bey, rassembla 2000 hommes dans la province de Djari, et fut au moment de soulever toutes les tribus Lesghis. Déjà les habitans les plus riches des districts de Djari portaient tout ce qu’ils possédaient dans la montagne et allaient joindre Hamsad-Bey. On craignait une insurrection générale qui aurait menacé les frontières de la Géorgie et le revers méridional du Caucase. Le général Rosen se rendit en toute hâte sur les bords de l’Alazani, et chercha à joindre Hamsad-Bey qu’il poursuivit de village en village. Il n’éprouva nulle part de résistance sérieuse. Près de 5000 familles firent leur soumission dès qu’il parut, et les insurgés, au nombre de 2000, se dispersèrent. Le mauvais succès d’Hamsad-Bey tourna même contre lui les habitans de cette partie des montagnes, qui livrèrent aux Russes plusieurs des rebelles du Daghestan.

Pendant ce temps, Khasi-Moullah, comme on l’a dit plus haut, s’était fortifié dans Himri. Le chemin qui conduit à ce village est étroitement resserré entre des rochers perpendiculaires. Les insurgés l’avaient en outre barré, en avant du bourg, par trois murailles, dont l’une était flanquée de deux tours bâties en pierre. Ils avaient de plus établi quelques fortifications sur les pentes qui dominaient ce retranchement. Le général Rosen se dirigea en personne vers Himri pour détruire ce repaire de brigands. Après quelques marches pénibles, pendant lesquelles ils eurent continuellement à combattre, les Russes arrivèrent à un défilé célèbre ; les montagnards disaient que leurs ennemis n’y passeraient qu’avec l’eau de la pluie. Avant de s’y hasarder, il fallut occuper les hauteurs ; un bataillon de carabiniers, commandé par le prince Dadian, gravit les rochers avec tant de hardiesse et de célérité, que les montagnards étonnés prirent la fuite. Hamsad-Bey arrivait d’un autre côté avec mille hommes pour prendre les Russes en queue lorsqu’ils seraient engagés dans le défilé ; mais lui-même vit paraître sur ses derrières un bataillon russe qui l’obligea à une prompte retraite. Après ces différentes manœuvres, le général Rosen, voyant ses communications assurées, donna l’ordre d’entrer dans le défilé et d’attaquer les retranchemens élevés devant Himri. On attaqua à la fois ceux qui défendaient les hauteurs et ceux qui fermaient le chemin. Les troupes engagées dans le défilé, protégées par l’artillerie, s’emparèrent promptement du premier mur, et poursuivirent si vivement l’ennemi, qu’elles emportèrent successivement le second et le troisième. En même temps les montagnards étaient délogés des ouvrages qu’ils avaient établis sur les revers escarpés du défilé et se dispersaient dans les ravins à droite d’Himri. Dans les deux tours en pierre, dont nous avons parlé, étaient restés quelques assiégés qui se trouvèrent entourés de tous côtés et dans l’impossibilité de s’enfuir. Ils refusèrent de se rendre et ne cessèrent pas de tirer sur les Russes, qui, irrités de cette résistance opiniâtre, emportèrent les deux tours d’assaut, et passèrent à la baïonnette tous ceux qui s’y trouvaient. Khasi-Moullah fut au nombre des morts, ainsi que ses principaux disciples et partisans. Leurs corps, percés de coups, restèrent entre les mains des vainqueurs, et furent reconnus le lendemain par les montagnards. La nuit mit fin au combat, et l’avant-garde resta campée entre les retranchemens et le village. Le 18 octobre, dans la matinée, elle entra dans Himri. Ainsi se termina cette brillante expédition où périt l’Abd-el-Kader du Caucase. Couvert de blessures, il tomba sur les rochers, murmura sa dernière prière, tenant sa barbe dans sa main, et rendit l’ame. C’était un homme de moyenne taille, plutôt laid que beau, marqué de la petite-vérole ; ses yeux gris étaient étincelans ; il parlait peu, mais son langage était très expressif ; il écrivait et priait beaucoup. La plupart du temps, il ne prenait pas une part active aux combats, se contentant d’exhorter et d’encourager ses partisans ; ni jour, ni nuit, il ne se laissait approcher de personne. Quand quelqu’un venait dans sa chambre, deux gardes tenaient leurs fusils braqués sur le visiteur ; d’autres avaient le sabre à la main, prêts à le couper en morceaux, au moindre signe du chef. La renommée de Khasi-Moullah était très grande dans les montagnes ; on ne parlait que de lui dans les bazars des villages ; les femmes le chantaient en berçant leurs nourrissons ou faisaient peur de lui aux enfans indociles. Avec lui tomba l’espérance de ses partisans qui se dispersèrent de tous côtés et n’essayèrent plus de soulèvement.

Nous terminerons ici notre analyse, non sans quelque crainte d’avoir abusé de la patience de nos lecteurs en dépouillant trop consciencieusement peut-être l’énorme masse de documens un peu confus que nous avions sous les yeux. Aux faits que nous avons exposés, nous joindrons quelques réflexions suggérées par les études que nous venons de faire.

En prenant pour guide l’ouvrage de M. Eichwald, nous n’avons pas perdu de vue que cet écrivain est fonctionnaire public russe, et que, par conséquent, il a dû souvent adoucir ou passer sous silence bien des choses défavorables à la Russie. Toutefois, la comparaison de ses récits avec ceux des autres voyageurs nous porte à croire que l’ensemble des faits est bien tel qu’il l’a présenté, et que les inexactitudes ou les réticences ne portent que sur des détails de médiocre importance. Les renseignemens fournis par lui peuvent donc servir de base à une appréciation de l’état présent de la domination russe dans l’Asie occidentale, et à des conjectures sur ce qui peut en résulter dans l’avenir.

Et d’abord, il y a tout lieu de penser que l’ascendant de la Russie sur la Perse ira toujours en augmentant, non que la Perse, bien gouvernée, ne put réparer ses revers et retrouver quelque force ; mais il est peu probable que cela arrive. La dynastie régnante est assez nouvelle, puisqu’elle ne remonte qu’à Aga-Mohammed-Khan, assassiné en 1797. Elle appartient à une race méprisée qu’on appelle les Khadzars, et les ministres même du dernier chah, Feth-Ali, se moquaient souvent de sa basse extraction. Ce prince, qui avait soixante-dix ou quatre-vingts fils, avait confié aux aînés le gouvernement de ses diverses provinces, où chacun d’eux s’était fait une souveraineté à peu près indépendante ; et, lorsqu’il désigna Abbas-Mirza pour lui succéder, un autre de ses fils lui dit : « Vous le réglez ainsi, et cela sera peut-être ; toutefois, il faudra que le sabre en décide. » Dans le fait, il y a une guerre civile à chaque changement de règne. Le chah actuel, Mohammed-Mirza, a éprouvé de grandes résistances, de la part de ses oncles, lorsqu’il est monté sur le trône : ses provinces de l’est sont encore aujourd’hui en insurrection, et la Russie profite de cette occasion pour lui fournir des secours tant soit peu intéressés, et pour reconnaître la frontière de l’Afghanistan, au grand déplaisir de l’Angleterre. Nous avons vu, dans l’histoire de la guerre de 1826, combien l’armée persane est mal organisée et mal commandée ; et pourtant elle était alors sous la direction de l’héritier du trône, prince actif et éclairé, admirateur de la civilisation européenne, et faisant tout pour l’introduire dans son pays. L’administration en Perse est vénale, arbitraire, vexatoire : le peuple est vif et intelligent, mais léger, corrompu, sans énergie et sans bonne foi. Toutes ces causes maintiennent l’empire dans un état de faiblesse auquel on ne voit guère de remède, et dont la Russie ne manquera pas de profiter, soit par des conquêtes que son établissement sur l’Araxe lui rend faciles, soit en se faisant la protectrice intéressée du chah, comme elle est déjà celle du sultan. Sa position n’est pas moins avantageuse par rapport aux possessions asiatiques de la Turquie, et on peut prévoir facilement telles circonstances qui lui permettraient d’ajouter à son empire l’Arménie turque et d’occuper les vallées supérieures de l’Euphrate et du Tigre. Maintenant, en supposant que ces prévisions se réalisent, l’Europe devrait-elle s’en inquiéter beaucoup, et les nations occidentales auraient-elles un grand intérêt à s’opposer à ces agrandissemens ? Telle est la question que nous nous proposons d’examiner. Qu’on veuille bien faire attention que nous laissons tout-à-fait intacte la question de la Turquie européenne, qui n’est nullement de notre sujet, et sur laquelle d’ailleurs l’opinion publique est, sinon éclairée, du moins décidée. Personne en Europe ne permettrait que le sultan cessât d’être le gardien du Bosphore, et, dans l’état actuel des choses, la Russie ne pourrait mettre la main sur Constantinople sans déclarer la guerre à trois des grandes puissances pour le moins ; car l’Autriche est plus intéressée encore dans cette question que la France et que l’Angleterre. On est d’accord que l’intégrité de l’empire ottoman en Europe doit être maintenue à tout prix, et nous sommes sur ce point de l’avis de tout le monde. Quant aux progrès des Russes en Asie, dont les publicistes anglais cherchent à nous faire peur, c’est une toute autre question, et nous devons avouer que, toutes réflexions faites, ces progrès nous inquiètent médiocrement.

Que la Russie puisse un jour devenir dangereuse pour l’Europe, c’est ce que nous n’avons garde de nier ; mais si elle menace jamais notre indépendance, ce ne sera certainement pas comme puissance asiatique. Ce qui peut rendre les czars redoutables, c’est qu’ils sont les chefs d’une nationalité et d’une religion, de la nationalité slave et de la religion grecque. Les Slaves, si souvent vaincus et opprimés, à l’époque des grandes invasions des barbares, qu’ils ont donné leur nom à l’esclavage ou qu’ils l’ont reçu de lui, n’ont participé que de loin au grand mouvement du moyen-âge, et n’ont pas subi la forte discipline féodale et ecclésiastique sous laquelle se sont formées les races latines et germaniques. La Pologne a seule reçu cette empreinte catholique et chevaleresque ; malheureusement cette brillante et généreuse nation n’a pas pu arriver à maturité, ni réformer les vices de sa constitution sociale : sans cela, elle se fût mise naturellement à la tête des peuples slaves, et sa suprématie sur ces peuples eût beaucoup mieux valu que celle de la Russie, restée trop étrangère à l’Europe pour qu’il puisse y avoir une véritable fraternité entre elle et nous, et dont la civilisation, brusquée et prise toute faite, pour ainsi dire, n’a pu pénétrer beaucoup plus loin que la surface, parce qu’elle n’est pas le produit de la lente élaboration des siècles. Quoi qu’il en soit, la subite élévation de la puissance russe a vivement frappé tout ce qui est d’origine slave, et, à mesure que l’empire des czars a grandi, cette race a élevé plus haut ses prétentions et ses espérances. Or, il faut savoir qu’il y a en Europe un nombre effrayant de Slaves, outre ceux qui obéissent à l’empereur de Russie. Dès qu’on a franchi l’Elbe, la plupart des noms de lieux annoncent qu’on a quitté la terre germanique : la population allemande, nombreuse encore jusqu’à l’Oder, va toujours en diminuant quand on a passé ce fleuve. Dans la Silésie, la Prusse orientale, le duché de Posen, qui forment au moins le tiers des états prussiens, le fond de la population est slave. Dans l’empire d’Autriche, cette race occupe la Bohême, la Moravie, la Gallicie, une partie de la Hongrie, et toutes les provinces illyriennes ; dans les états du sultan, tous les pays situés au nord de la chaîne des Balkans et sur la côte de l’Adriatique. Tous ces Slaves sont restés séparés par leur idiome et leurs mœurs des peuples qui les ont soumis, et ils semblent aujourd’hui sortir de leur longue apathie. Les plus civilisés d’entre eux se plaisent à remettre en honneur la langue et la littérature nationales, et recherchent avec amour les antiques traditions et les vieux chants poétiques de leurs ancêtres. Tous détestent les étrangers dont ils portent le joug depuis des siècles, et se prennent à espérer que leur délivrance est proche. Leurs yeux sont constamment tournés vers la Russie : son souverain est pour eux, surtout pour ceux qui professent la religion grecque, une espèce de calife qui doit quelque jour réunir leur race dispersée et la mener à la conquête du monde. Tous ceux qui ont voyagé dans l’orient de l’Europe savent combien est marqué ce réveil du sentiment de nationalité parmi eux. Les gouvernemens prussien et autrichien y sont attentifs, et ce n’est pas un de leurs moindres motifs pour ménager le cabinet de Saint-Pétersbourg et trembler devant lui. La Pologne était un obstacle à cette grande réunion des Slaves sous un chef ; mais la querelle entre elle et la Russie était celle de deux frères qui se disputent un trône, assueta fratribus odia, dirait Tacite. Aujourd’hui le moins généreux et le plus habile a triomphé ; mais c’est quand Romulus eut tué Remus que l’unité de la cité romaine fut possible et que le monde fut menacé. Aujourd’hui la Russie travaille à absorber la nationalité polonaise dans une vaste unité slave dont elle serait la tête ; et, comme son machiavélisme ne recule devant aucun moyen, comme d’ailleurs il y a assez d’affinités pour neutraliser à la longue les antipathies, il est à craindre qu’elle n’y parvienne. Alors tous les Slaves pourront être appelés à prendre leur revanche contre leurs anciens dominateurs ; alors l’Europe teutonique et romaine pourra se préparer au combat ; et malheur à elle si, perdue dans de vaines querelles, elle ne sait pas s’unir contre les barbares ! Mais ce jour est loin encore, et ce qui pouvait être fait pour le prévenir, il n’est peut-être plus temps de le tenter.

On voit que nous ne dissimulons pas le danger ; mais on peut déjà prévoir d’où il viendra, et il y a tout lieu de croire que ce ne sera pas de l’Asie. Repassons en effet tout ce que nous avons appris de MM. Spencer et Eichwald, et nous nous convaincrons facilement que les conquêtes de la Russie dans l’empire de Cyrus et dans le royaume de Mithridate, au bord de fleuves classiques tels que le Phase et l’Araxe, sont, après tout, plus flatteuses pour sa vanité qu’utiles pour sa puissance. Nous trouvons d’abord la chaîne du Caucase, à travers laquelle elle ne possède que deux passages du plus difficile accès, vaste camp retranché de quatre cents lieues de tour, qu’elle est forcée d’observer et de surveiller sans cesse. Nous avons vu qu’il lui faut bloquer la côte de la mer Noire, garnir de troupes tout le cours du Kouban et tout le cours du Terek, pousser en avant une longue ligne de points fortifiés pour pouvoir atteindre la Géorgie, établir partout des forteresses ou des camps, enfin, recommencer sans cesse, contre des peuples indomptables, des expéditions ruineuses, qui dévorent ses meilleurs soldats. De l’autre côté du Caucase sont, à la vérité, de belles provinces où l’autorité de l’empereur est incontestée ; mais quels avantages ces possessions ne devraient-elles pas présenter pour compenser une si grande difficulté de communiquer avec elles ? Qui de nous souhaiterait à la France l’adjonction, je ne dis pas de l’Espagne, mais de l’Aragon et des Castilles, en supposant les Pyrénées peuplées d’ennemis, la Biscaye, la Navarre et la Catalogne, ouvertement ou secrètement hostiles, les communications par mer rendues à peu près inutiles par le défaut de ports ou de vaisseaux, enfin, les montagnes ne laissant qu’un ou deux passages dans leurs régions les plus élevées et les moins praticables ?

Mais ces provinces transcaucasiennes d’un si difficile accès, dont la capitale est à peu près aussi éloignée de Saint-Pétersbourg que le sont Paris ou Naples, quels profits réels rendent-elles au gouvernement russe ? La plupart, il est vrai, sont admirablement douées par la nature ; le sol y est d’une rare fertilité et peut donner les productions de presque tous les climats du globe : les montagnes y recèlent les métaux les plus précieux ; mais il n’y a personne pour exploiter toutes ces richesses. La population est rare, paresseuse, ignorante, indocile ; elle ne sait point profiter de son sol, de ses mines, de ses fleuves, de ses mers, et elle est un obstacle à peu près invincible à ce que d’autres en tirent parti. Aussi ce que ces pays rapportent au gouvernement russe est fort peu de chose, surtout auprès de ce qu’ils lui coûtent. On dira peut-être que les grandes dépenses sont pour la nombreuse armée qu’il faut entretenir autour du Caucase, et que, les montagnards une fois réduits, ces dépenses égaleront à peine les recettes, quelque faibles que soient celles-ci. Nous voulons bien l’admettre ; mais, demanderons-nous à notre tour, quand les montagnards seront-ils réduits ? Il est assez probable qu’à force d’expéditions, de blocus, de forteresses et de Cosaques, on les mettra hors d’état de faire la guerre aux Russes et de leur opposer des masses d’hommes considérables comme ils l’ont fait encore en 1831 et en 1836. Mais que de soldats, d’argent et d’années n’aura-t-il pas fallu dépenser pour arriver à ce résultat ! puis, quand on l’aura obtenu, il restera le brigandage en détail qui survivra au brigandage en grand, et qui ne pourra être réprimé qu’à grands frais pendant bien long-temps encore. Nous sommes donc encore bien loin du moment où les pays du Caucase seront une source de richesses pour la Russie, si tant est que cela doive arriver un jour.

Parlerons-nous du commerce entre l’Asie et l’Europe qu’on espère faire passer par l’isthme caucasien ? Il est vrai qu’on s’est flatté et qu’on se flatte peut-être encore à Saint-Pétersbourg de faire de Tiflis un grand centre commercial ; mais ce n’est pas le tout que d’être situé entre deux mers, si l’on ne peut arriver aisément et promptement à l’une et à l’autre. Or, de Bakou à Redoute-Kalé ou à Poti, il y a près de deux cents lieues à faire par des chemins qui seront toujours difficiles, même avec de bonnes routes, puisqu’il y a plusieurs contreforts du Caucase à traverser. Quant à la navigation intérieure, la nature du pays ne la comporte pas : les rivières sont des torrens qui, tantôt sont à peu près à sec, tantôt inondent leurs rivages ; les deux plus grands cours d’eau du pays, le Kour et le Rioni, ne sont navigables, pour des bateaux un peu forts, qu’à peu de lieues au-dessus de leur embouchure. Les communications, impossibles par eau, sont donc très lentes et très peu faciles par terre, à tel point que les transports les plus considérables doivent se faire à dos de bêtes de somme. Aussi avons-nous vu que les douanes de la mer Caspienne rendent fort peu et que le commerce de Redoute-Kalé, sur la mer Noire, est assez insignifiant. Quand même les difficultés que nous venons de signaler n’existeraient pas, on ne pourrait guère espérer faire un grand commerce avec l’Asie orientale par la voie de terre. Il est difficile de croire que les caravanes, avec les déserts qu’elles ont à franchir, les dangers auxquels elles sont exposées, soit de la part des hordes nomades, soit de la part des chefs barbares dont elles traversent le territoire, fassent jamais une concurrence bien redoutable aux beaux navires de la compagnie des Indes[2]. Si les Anglais voient avec tant de colère et de terreur les agrandissemens de la Russie, ce n’est pas qu’ils craignent beaucoup de voir le commerce de l’Asie changer de route ; mais l’Angleterre, encombrée de produits industriels, a besoin de débouchés, comme l’homme qui étouffe a besoin d’air, et elle en cherche partout. Elle a trouvé moyen, depuis quelques années, de vendre en Perse une assez grande quantité de marchandises, et les Russes, en poussant plus loin leurs frontières, lui enlèveraient ce marché, ce qui lui ferait grand mal sans profiter beaucoup à la Russie qui n’est pas dans les mêmes conditions. Un publiciste anglais, dont nous citerons les paroles, explique fort clairement de quoi il s’agit : « Nous devons faire attention, dit-il, en examinant une question quelconque de notre commerce avec l’étranger, que ce qui importe le plus au peuple de la Grande-Bretagne, ce n’est pas le profit du marchand, mais la quantité de la main-d’œuvre anglaise dont on peut disposer à un prix raisonnable, ou, en d’autres termes, la quantité de bras qui peuvent être employés et de bouches qui peuvent ainsi être nourries en Angleterre. Le profit du marchand n’est qu’une considération secondaire ; mais là où il est considérable, nous pouvons sans doute être sûrs que la consommation augmentera aussi proportionnellement. L’objet principal, c’est de procurer à nos classes ouvrières un travail suffisant. Les droits restrictifs, dans les pays étrangers, en élevant le prix payé par le consommateur, nuisent bien plus à l’Angleterre par l’abaissement de la consommation que par le tort qu’ils font à nos marchands : les classes laborieuses de notre population sont donc le plus intéressées au maintien, en Asie, d’un système commercial libre de toutes restrictions, et il est du devoir du gouvernement d’empêcher que ce système n’y soit remplacé par le système le plus restrictif de l’Europe[3]. »

L’écrivain que nous venons de citer, dans le but d’effrayer ses lecteurs sur les progrès de la Russie en Orient, fait remarquer que tout ce qu’elle a acquis depuis 1772 surpasse en étendue son empire entier en Europe avant cette époque. En Asie notamment, « les conquêtes russes sur la Turquie égalent en dimension les petits états de l’Allemagne, les provinces rhénanes prussiennes, la Belgique et la Hollande réunis : les pays arrachés à la Perse approchent de l’étendue de l’Angleterre ; ceux acquis en Tartarie renfermeraient la Turquie d’Europe, la Grèce, l’Italie et l’Espagne[4]. » Il y a là quelque chose d’effrayant au premier coup d’œil ; mais, après tout, les conquêtes faites sur la Tartarie ne renferment guère que des steppes où errent des tribus nomades. Les provinces enlevées à la Turquie et à la Perse ne renferment pas plus de deux millions d’habitans : nous ne comptons pas les montagnards du Caucase qui sont des ennemis et non pas des sujets. Mais parmi ces populations clairsemées, celles même qui sont vraiment soumises au sceptre de la Russie ne peuvent pas lui apporter beaucoup de force ; car, pour nous servir d’une analogie triviale, mais assez exacte, ce n’est pas ce qu’on mange qui profite, mais ce qu’on digère. Les Géorgiens et les Arméniens sont chrétiens, sans doute, mais les uns sont fiers de leur antiquité et se souviennent d’avoir été une nation puissante et indépendante. Ils ont, de plus, des sentimens et des mœurs aristocratiques qui plieront difficilement sous le niveau administratif. Les autres ont un cachet particulier qui fait qu’ils restent toujours eux-mêmes, dans tous les pays et sous tous les gouvernemens, et qu’un Arménien ne cesse pas plus d’être Arménien qu’un juif d’être juif. Les Géorgiens appartiennent, comme les Russes, à la communion grecque ; toutefois, il paraît que le clergé de Géorgie supporte impatiemment la suprématie civile de l’empereur, et le soulèvement excité, en 1820, par les prêtres imérétiens, l’indique assez. Quant aux Arméniens, leur schisme étant antérieur à celui de Photius, leur symbole est autre que celui des Russes, et, comme ils retrouvent en eux toutes les erreurs et les pratiques des Grecs avec lesquels ils se sont disputés pendant des siècles, ce que les deux croyances ont d’opposé fait naître bien plus de haines, que ce qu’elles ont de commun n’enfante de sympathies. En outre, les empiétemens du gouvernement sur l’autorité spirituelle du patriarche d’Etchmiadzin blessent vivement l’église arménienne, et la portent quelquefois à regretter ses anciens maîtres. Mais si ces peuples chrétiens sont si peu disposés à devenir Russes, que sera-ce des populations musulmanes ? Quelle diversité d’origine, de mœurs, de sectes parmi ces Turcs, ces Persans, ces Tartares, ces Kourdes, etc. : les uns parcourant les plaines avec leurs troupeaux, les autres habitant les montagnes, et aussi enclins au brigandage que les montagnards indépendans ; les autres, en petit nombre, exerçant une agriculture encore dans l’enfance, ou faisant un chétif commerce ; tous détestant leurs maîtres chrétiens, comme il convient à de fidèles disciples de Mahomet, et ne cessant d’espérer leur délivrance tant qu’il reste au monde un sultan, un chah, un prétendant quelconque à la succession du prophète ! Quant à ceux-là, nous ne voyons pas trop comment la Russie se les assimilerait, comment elle s’y prendrait pour leur inoculer les mœurs russes, les sentimens russes, l’esprit russe, pour les intéresser à sa grandeur et à sa gloire. Jusqu’ici elle les laisse se gouverner à peu près à leur manière, suivre leurs lois ou plutôt leurs coutumes, obéir à des chefs choisis parmi eux, et elle fait bien d’en agir ainsi ; mais il n’en est pas moins vrai que des sujets de cette espèce n’augmentent pas beaucoup la force d’un empire. Or, ses conquêtes au midi ne lui en donneront jamais d’autres.

Beaucoup de personnes, en Russie, savent tout cela ; mais il n’en faut pas moins aller en avant : c’est une affaire d’honneur et d’amour-propre national dans laquelle on ne peut pas reculer, quelque nuls que soient les bénéfices, quelque grandes que soient les pertes. Puis le gouvernement russe vise beaucoup à l’effet, et ses pas gigantesques en Orient contribuent à donner à l’Europe une haute idée de sa puissance. Peut-être qu’en repassant le Caucase, il accroîtrait ses forces par la concentration, mais il détruirait par là dans les esprits une certaine admiration mêlée de crainte, qui est aussi une force et qui chatouille trop doucement son orgueil pour qu’il consente jamais à y renoncer. Il en résulte qu’il continuera vraisemblablement d’étendre ses frontières aux dépens de la Turquie et de la Perse, non par des attaques soudaines et de brusques invasions, mais en attendant les occasions avec cette patiente habileté qui lui est propre. Un roi de Sardaigne, dans le dernier siècle, ayant ajouté le Novarais à ses possessions, disait que la politique de la maison de Savoie devait être de manger le Milanais comme un artichaut, feuille à feuille. C’est ainsi que le cabinet de Saint-Pétersbourg s’y prendra vis-à-vis de ses voisins du midi ; mais, sans parler des difficultés imprévues qui peuvent se présenter et du réveil possible du vieux lion mahométan dont les dernières convulsions peuvent être terribles, nous avons vu que tous ces agrandissemens en Asie ont plus de brillant que d’utilité réelle, et que ceux de la Russie pourraient s’étendre encore bien loin sans que l’Europe continentale dût s’en émouvoir beaucoup. On peut même penser qu’ils auraient un avantage, celui d’occuper d’un autre côté l’activité du géant moscovite ; car enfin les dépenses et les embarras s’augmenteraient avec les conquêtes ; il faudrait pacifier, gouverner, organiser, réprimer des soulèvemens, briser des résistances, se lancer dans des entreprises qui en nécessiteraient d’autres : tout cela prendrait beaucoup de temps, exigerait beaucoup d’efforts et détournerait un peu de l’Occident cette ambition tant redoutée. Puis, si nous considérons les choses d’un point de vue plus élevé, nous nous féliciterons des conquêtes des Russes en Asie, parce qu’après tout ils sont, dans les contrées musulmanes, les missionnaires de la civilisation. En prenant pour avéré tout le mal qui a jamais été dit du gouvernement russe, il n’en est pas moins vrai que son établissement au-delà du Caucase est un grand bienfait pour des pays livrés depuis des siècles à tous les fléaux de la barbarie, qu’il leur procure une administration régulière, une sécurité très grande relativement à ce qu’elle était, la répression du meurtre et du pillage, l’extinction d’une foule de petites tyrannies, des routes, des écoles, des débouchés pour leurs produits, et, autant qu’il est en lui, des mœurs et des idées chrétiennes. Quand les populations de l’Asie occidentale échappent, nous ne dirons pas à l’autorité du sultan ou du chah, mais au despotisme subalterne des pachas turcs et des khans persans, pour passer sous la domination russe, il y a certainement beaucoup à gagner pour elles dans le présent et peut-être aussi beaucoup à espérer dans l’avenir, Ni le machiavélisme du cabinet de Saint-Pétersbourg, ni la corruption de ses agens, ni les abus, quels qu’ils soient, de son administration, ne peuvent empêcher qu’il en soit ainsi : qu’elle le veuille ou qu’elle ne le veuille pas, sciemment ou à son insu, la Russie civilise ou prépare à la civilisation les peuples asiatiques qu’elle soumet à son empire : c’est là une noble mission, plus belle si elle est acceptée et remplie avec amour, belle encore quand elle n’est qu’imposée à l’ambition par la force des choses. Elle peut suffire pour légitimer les conquêtes de la Russie sur l’islamisme aux yeux de ceux pour qui l’amélioration de la condition du grand nombre n’est pas chose indifférente, et nous nous ferions quelque scrupule de chercher à l’entraver, lorsqu’elle ne menace que des intérêts d’un ordre inférieur, et qui, après tout, ne sont pas ceux de la France.


E. de Cazalès.
  1. Voyez les livraisons du 15 juin et du 1er septembre 1838.
  2. Un grand bâtiment marchand anglais porte vingt-quatre mille quintaux ; il a cinquante à soixante hommes d’équipage. Il faudrait une caravane de quatre mille chameaux et de quatre cents conducteurs, outre l’escorte, pour transporter la cargaison d’un seul navire de la compagnie des Indes. Qu’on calcule la différence des frais entre ces deux manières de faire arriver en Europe les productions de l’Asie méridionale.
  3. Progrès et position actuelle de la Russie en Orient, pag. 175.
  4. Progrès et position actuelle de la Russie en Orient, pag. 210.