Éros et Psyché/Partie 3/Chapitre VI

Éditions de l’Épi (p. 239-250).


CHAPITRE VI

Le vaincu


Il y a toujours dans la chute assez de part de notre volonté, assez d’intervention coupable et sourde et d’ailleurs assez d’iniquités anciennes et originelles.
Sainte-Beuve, Volupté.


Jean s’assit sur une marche d’escalier. Une gêne insupportable lui serrait le torse et rendait son souffle atrocement pénible. Il eût voulu s’étendre là, tel un soldat qui renonce, et pour qui toute terre devient un lit. Mais en lui veillait une ardeur obstinée et tenace. Elle le relança comme le fouet redresse l’esclave défaillant. Il se remit debout.

Une envie atroce, féroce et maladive de fuir lui crispait les moelles. Il lui semblait que toutes les forces de son être renaîtraient dans la fuite. Lorsqu’il aurait dit « Va » à son corps, il ne connaîtrait plus en soi de limites de force ou de promptitude. Il partirait comme les héros de ces contes où les gens portent des bottes de sept lieues…

Là-bas, il retrouverait…

Une image demie-nue se présenta devant son regard. Elle avait une telle réalité que Jean aurait cru pouvoir la toucher, dans cet escalier de la maison des Dué où il méditait le plus tragique et le dernier acte de sa passion.

Le fantôme disparut. Jean se retrouva debout, le dos appuyé à la pierre nue du couloir. Le sang bondait les artères de son visage et ses mains tremblaient comme si un crime était en elles, prêt à sortir.

Il aspira l’air d’une halenée désespérée. Un mur fermait ses poumons. Il resta trois secondes la bouche ouverte, appelant farouchement l’air qui se dérobait.

Fuir ou se coucher là… Les deux impulsions luttaient en sa pensée comme deux êtres. Il était aussi le témoin épouvanté de cette bataille qui réglerait son destin.

Fuir…

Il posa les mains à plat sur la rampe de chêne qui gravissait les étages avec la spire massive de l’escalier. La sensation froide et indifférente l’agaça étrangement.

Cependant il sentait ses jarrets, comme deux moteurs en mouvement, trembler sous son corps. Ses muscles se détendaient à vide, rythmiquement. S’il se laissait emporter, ses jambes agiraient seules. Il revit soudain, matérialisée une seconde dans les ténèbres, Lucienne Dué, sa cousine, qui en ce moment l’attendait, et s’offrait, là-bas, à lui…

IL voulut immobiliser la chère image : un corps mince, souple et délicat, qui se dévêtait avec un sourire pareil à une aube, et devant lequel il se mettait à genoux dans un délire affolé et mystique. Devenait-il fou ?

La question se posa hors de la conscience et vint jusqu’au seuil de la pensée motrice. Un instant Jean Dué sentit son esprit osciller sur un coupant de rasoir. D’un côté la démence, de l’autre… Mais n’était-ce pas la pire folie que de renoncer une minute de plus à ce corps espéré, ouvert là-bas sur le lit, témoin de l’entrée d’un jeune garçon parmi les hommes.

Renoncer ?… Ce mot tendit en lui toutes les forces de l’être. Quelque chose craquait pourtant encore en son âme. Un fil résistant que ses efforts passionnés avaient détruit toron à toron. Il sut ce que ce fil retenait lorsque enfin ses jambes agirent seules et le menèrent vers la porte, vers la rue, vers la route, vers Lucienne Dué. La haute conscience des Dué venait de mourir en lui…

Lucienne avait dit : ce soir…

Comme un ressort se débande, Jean Dué se mut vers le dehors. Il resta une demi-minute devant l’huis qui une fois franchi ne se rouvrirait peut-être plus pour lui. Les dés tournaient. I] ne pourrait plus, malgré tous les conseils, revenir en ce lieu après ce qu’il avait fait. Les dés se fixèrent. La mâchoire bloquée comme une porte de prison, il ouvrit avec précaution, sortit et referma.

Maintenant le monde s’étendait devant lui, déroulé sans confins avec ses terres, ses humains et ses climats innombrables. Il pensa sortir d’une geôle et que l’infini venait à lui comme une femme. Au pas de sa marche il entendait crisser au fond de sa poche les dix billets de mille francs volés à l’instant dans le coffre de son père.

L’air du dehors dissipa d’un coup son épouvante, et la lutte cachée que menaient au fond de sa conscience les deux forces de son esprit. Son pas devint ferme et il leva la tête vers le ciel irisé.

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À quoi bon s’en aller maintenant en lièvre craintif et effarouché ? Jean n’est plus ce qu’il était tout à l’heure. Maintenant c’est un homme, débarrassé de tous préjugés et de toutes craintes sociales, qui gagne les sommets de l’individualisme où il regardera vivre les êtres. Rien ne l’émeut plus, rien ne saurait toucher son cœur devenu de pierre. Jean Dué ressemble à ces aventuriers qui jadis conquirent la terre parce qu’ils savaient vouloir et commander. Il grandit jusqu’au zénith le sentiment de sa puissance. On dirait que le monde fait la haie pour le regarder courir la grande course de vie. Il est fort, il est assuré du lendemain. Rien ne saurait plus l’étonner, et nul rêve n’est assez lointain et immarcescible pour décourager cette force élémentaire qui gronde en lui.

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Il a volé.

A-t-il volé vraiment ? |

Une demi-seconde, la vision d’un gouffre l’arrête comme s’il allait tomber… tomber dans une ténèbre atroce et maudite.

Mais c’est fini. Le seul lancinement d’une fibre musculaire trop rigide et qui avertit de la fatigue imminente.

Il reprend sa route, les jambes fermes, souples et rapides.

Là-bas, Lucienne l’attend.

Lucienne, ce n’est plus une femme ou une maîtresse pour ce jeune homme ardent et impulsif. C’est ce que la destinée peut offrir de plus beau aux êtres qu’elle aime et choisit. Lucienne c’est la forme vivante de toute félicité.

Brusque, comme un cinglement de fouet qui arrache d’abord un cri de douleur et ensuite caresse délicatement la chair meurtrie, Jean retrouve exact et parfait le frisson qui la veille, ou plutôt le matin même, lui a révélé l’amour.

Ses jambes fléchissent, il lui faut s’accoter, avec un frisson crispant ses doigts clos.

Une idée lui vient aussitôt :

« Elle pense à moi. L’amour se transmet comme la foudre. Son désir est si ardent qu’il me possède de loin comme un corps. » Jean gravit ainsi jusqu’aux cimes du mysticisme qui ne connaît presque plus rien aux choses de la terre. Il va maintenant, d’un pas instinctif. Quelque secret mécanisme, sorti de la conscience claire, lui fait seul choisir les chemins qu’il faut.

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C’est la campagne maintenant. La lune n’est pas encore levée, mais elle colore déjà un large pan de l’horizon. Le ciel est couvert de nuages lourds. Au loin, des bruits de voiture font grincer la chaussée fraîchement empierrée. Le métal des roues pousse une plainte fine et les essieux donnent comme un sanglot.

Jean Dué !…

On dirait qu’une voix vient de prononcer ce nom, hautement. Le jeune homme, l’échine glaciale, s’arrête.

La nuit est muette. Les bruits s’éloignent. Un chien aboie. Quelque oiseau se plaint en l’air avec un cri hoquetant.

Un nouveau frisson repasse dans la moelle de Jean.

On dirait vraiment son nom. Mais où ?

C’est en lui, c’est la force héréditaire, vaincue et agonisante, la force qui fit l’honnêteté et la loyauté d’innombrables Dué. Elle tente encore d’éveiller la conscience de l’adolescent.

Des rainettes jettent leur cri lent et harmonieux, un crapaud laisse flotter sa note de hautbois. Le nord est maintenant couleur de perle rose. Des peupliers découpent très loin et très haut d’exquis croquis noirs sur un nuage boursouflé et violet.

Jean se remet à marcher.

La route se déroule sous ses pas comme un chemin de cauchemar. Il croyait tout à l’heure que sa fuite aurait le caractère d’un départ de courses d’auto. Mais maintenant il se sent retenu sur la glèbe qui colle à ses chaussures et il ne franchit que pas à pas cet espace qu’il avait cru dévorer d’un souffle.

Pourtant il avance. C’est derrière ce petit vallon, là-bas, sur la pente, que se trouve la maison où Lucienne l’attend. Elle a dit : « Ce soir. »

Il sait bien ce que voulait dire « ce soir », mais il lui plaît de tourner autour de ces mots pour leur imposer une valeur symbolique.

L’amour, qu’il a connu ce matin, l’attend comme une fiancée.

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Il ne cherche point à se figurer précisément cet amour, mais un flot d’images surgit de sa mémoire trouble et vient s’enter sur sa rêverie.

Les autres lycéens ont mille fois montré à Jean des photographies obscènes. C’est un négoce normal dans l’État. Il a vu ces petites cartes d’échantillons où figurent vingt aspects de la conjonction des sexes. On regarde cela furtivement et de près car c’est très fin et si curieux…

Il n’avait pas songé à ces choses jusqu’ici, car une force intime refoulait au fond de son inconscient les souvenirs qu’un instinct disait méprisables. Mais en ce moment les barrières sont ouvertes dans cette jeune âme dépouillée de tout. Et Jean ne connaît plus de répugnance à revoir ces images immondes où des malheureux ont cru figurer l’amour.

Dans son imagination déréglée passent alors, en un sabbat fou, mille contorsions sexuelles absurdes et burlesques. Cependant il marche toujours, et ses nerfs lui font mal tant il commande à chaque pas d’être double, triple, décuple, de le rapprocher de la seconde parfaite où il franchira la porte de sa maison. Il voit la chose, exactement telle qu’elle sera dans dix minutes. Rien ne manque à la représentation mentale. Il ouvre. La lampe est allumée à gauche du lit sur lequel Lucienne est étendue. Car où une amante recevrait-elle son amant sinon sur le lit ? Elle est couverte mais nue et il lui suffira de prendre une draperie qui la ceinture pour que le corps apparaisse.

De nouveau, il connaît le frisson qui tout à l’heure l’immobilisa, les jarrets coupés, dans une venelle de la ville.

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À force de lui représenter cette arrivée, quelque chose s’use pourtant en son pour voir d’imaginer. Maintenant il a dépassé la limite de vérité apparente que peut vivre un homme éveillé. Son cerveau se vide.

Autour de Jean Dué qui va retrouver sa maîtresse et lui porte les dix mille francs qu’il a volés à son père, la nature paraît alors, sous la lune, s’éveiller et s’égayer.

Avec un étonnement involontaire. Jean sent les perceptions matérielles substituer en lui les délires délicieux du songe. Il s’arrête encore une fois, éperdu en son reste de conscience normale, de divaguer à la fois du corps et de l’esprit.

La lune est couleur de cuivre. Elle flotte dans une brume étrange et sans contours. Le vent léger crée des frisselis partout, dans l’herbe et dans les buissons feuillus, dans les arbres et dans l’air même, dont les couches transparentes frottent les unes sur les autres avec une douceur de velours.

Des ombres vagues et énormes font à terre une horde de noirs fantômes. L’odeur végétale, que rehaussent la chaleur lourde et la baisse atmosphérique, annonçant la pluie sans doute, atteint l’âcreté cuivreuse d’un arome sexuel.

Une petite mare luit comme de l’or poli au milieu du bruit que répandent les grenouilles furtives et épouvantées. La route devant Jean est droite. Il sait que là-bas, au ras de ce noyer géant qu’il connaît, il sera devant sa porte.

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Jean avance maintenant avec une sorte de peine. On dirait qu’il a peur.

Il sent sous sa main les billets de banque. En ses organes vit tout un monde de bonheur qu’une caresse de Lucienne fera éclore. Mais un frisson glace soudain son front, comme si on lui avait cerclé le crâne avec une anguille vive.

Devant, à quarante mètres, c’est la maison.

Lucienne est là.

Il se connaît pourtant les mains glaciales et les lèvres sèches comme un sarment.

L’aimée est là, à dix pas… dix pas… Mais pourquoi une fulgurante image lui montre-t-elle ces dix pas comme ceux d’un condamné à mort entravé, qui, les yeux fous, regarde venir à lui la guillotine ?

Il a franchi les dix pas.

Une porte à ouvrir encore… une… et il sera elle, elle sera lui…

Un centième de seconde, une force désespérée tente de ramener en sa pensée la belle image, symbole et réalité du bonheur.

Il ouvre.

Devant lui c’est une nuit pleine, un styx.

Sur l’échine de Jean un frisson passe comme le coup d’aile de la mort.

Et c’est aussi le silence, un silence où nulle vie n’a place.

Il a fouillé dans sa poche. Une lampe électrique tremble au bout de son poing.

La pièce est vide.

Jean avance comme tenu par une main. Il arrive à la table où se tient une lampe froide, il y a près d’elle un vaste papier ouvert. Jean Dué regarde d’un œil lointain la feuille et les mots qui la couvrent de jambages capricieux.

Ce sont des mots… des mots…

Jean… Monsieur de Parlisier… voisin… venu me… m’a offert… C’est un homme… mon bonheur… toi… trop jeune… ne t’oublie pas… m’en vais avec lui…

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Le sanglot d’un crapaud montait délicatement dans l’air calme.

À l’est, au cœur d’un halo blond, la lune s’épanouissait au ciel comme une rose…