Éros et Psyché/Partie 1/Chapitre IV

Éditions de l’Épi (p. 55-70).


CHAPITRE IV

Tendresses


Je ne puis m’empêcher de convenir, ma chère Gourdan, que les filles que vous m’avez envoyées hier ne soient charmantes. Mais elles ont fait les bégueules. Je vous prie une autre fois de ne pas m’envoyer de ces prudes. Jeudi, il me faudra du joli et du roué de la dernière espèce…
Du Marquis de N… à Mme  Gourdan
(28 déc. 1773).


Ils restèrent émus tous deux, la face empourprée et tendue, se regardant comme deux étrangers ennemis…

Elle eut le mot unique, appel, reproche et ironie :

— Jean…

Il dit :

— Lucienne…

Leur sang paraissait remuer des flammes singulières.

— Vous me sauvez, Jean, et je vous embrasserais encore si j’osais…

— Osez, Lucienne !

Elle vint à lui, orgueilleuse et portant ses seins apparents comme une victoire. Ses joues écarlates fleurissaient autour d’une bouche pareille à quelque plaie vive et fascinante. Jean sentit la chair tiède des bras minces et ardents qui l’étreignirent avec violence. Il vit, au ras de sa face, deux yeux dilatés et luisants de désir. Il n’avait pas cru que l’amour lui viendrait sous cette forme redoutable et voluptueuse. Un quart de seconde il aperçut la face qui l’affrontait et le double promontoire des seins. Était-ce là la petite Lucienne Dué ? Non, c’était l’amour même. Toutes les déesses de la Grèce amoureuse saisirent ensemble les lèvres de Jean pour y apposer un ineffaçable sceau.

— Lucienne, ce jeu de baiser est terrible. Je deviendrais…

Elle eut un air doux et innocent. Il était impossible de lire sur son visage si elle avait participé à l’émoi de son cousin.

— Que voulez-vous dire, Jean ?

— Lucienne, rien moins que ceci : votre contact, vos lèvres, feraient de moi… ce que tenta de vous être le forgeron.

Elle eut un léger sourire, qui pouvait être un défi :

— Vous ne lui ressemblez pas, pourtant.

— Vous me feriez vous désirer comme il fit…

— Mais vous n’oseriez pas, vous qui…

Le regard coulait entre deux paupières étrécies. On voyait un mince segment de la cornée, et la bouche, comme une rose prête à s’ouvrir, plissait aux commissures.

Il ne comprit pas,

— Non, Lucienne, je n’oserais pas. Peut-être parce que je vous aime.

Les beaux yeux s’ouvrirent grands, avec une expression d’étonnement. Enfin la jeune fille murmura d’un air languide :

— C’est que je me défendrais…

Un doute naquit dans l’esprit de l’adolescent. La comédie était trop fine, les attitudes se liaient avec une sorte de volonté cachée qui l’étonna.

— Vous n’avez pourtant pas l’air de le croire, dit-il.

Elle eut un sourire ambigu.

— Jean, on peut avoir des faiblesses, mais je crois que je n’en aurais pas. Vraiment…

— Si je tentais…

Elle prit un air théâtral.

— N’y venez pas, je suis plus forte que vous.

Il se leva pour sauter sur elle. Et puis, un commandement intérieur le retint. Il eut honte de se sentir si proche de l’instinct, et pour expliquer son geste, il embrassa sa cousine derrière l’oreille.

Elle eut un grand frisson.

Il fit le tour de la pièce.

— Vous ne voulez plus de gâteaux, Lucienne ?

Elle eut un rire narquois.

— Il n’y a plus de porto ?

— Mais je vais en chercher, cousine. Il y a du porto chez Jean Dué.

Il sortit. Lorsqu’il reparut, Lucienne, en contre-jour, tirait son bas droit, le pied sur la chaise de Jean. Il vit d’un clin d’œil la jambe longue et fine, l’attache délicate de la cheville, et l’articulation du genou. Une lueur rose jouait plus haut sur la chair entrevue de la cuisse. Le jeune homme fut saisi comme si on l’avait pendu.

Il voulut être galant, car l’idée ne lui vint pas que ce pût être une mise en scène destinée à lui inspirer le courage d’un amant. Il dit :

— Dieu, ma cousine, que vous avez la jambe bien faite.

Elle avait rabaissé sa jupe avec promptitude.

— Ah ! vous m’avez fait peur. Je ne vous croyais pas si vite de retour. Excusez-moi, dites !

Elle prit un air inquiet.

— Vous n’avez rien vu ? Oh ! que je suis étourdie !

— Je n’ai rien vu, Lucienne, que ce qui était visible.

Elle le regarda avec ingénuité.

— Quoi donc, mon bas ?

Il rit très haut :

— Et le contenu, et ce qui dépasse.

— Ce qui dépasse. Non, Jean ! Je m’étais relevée plus bas que le genou.

— Écoutez, voulez-vous que je relève votre jupe comme elle était ?

— Non ! Non ! pas besoin. Je sais que vous n’avez rien vu.

— Allons, Lucienne, j’ai vu votre jambe, c’est la vérité, je vous le jure.

Elle leva légèrement sa jupe jusqu’au genou.

— La voilà, ma jambe !

— J’ai vu au-dessus du genou.

Elle le dévisagea comme pour mesurer la quantité d’audace qu’il pouvait céler. Son regard appuyait sur celui de Jean avec toute la force d’une prisée muette mais décisive.

— Vous avez vu jusque-là, tenez !

Elle leva sa jupe collée sur la cuisse au point exact où Jean avait vu en effet.

— C’est bien cela.

Il sentit, sans pourtant bouger, qu’une force appuyait sur sa volonté pour il ne sut quel acte réaliser. Trois secondes, un trouble coléreux fit monter jusqu’à ses joues son sang qui brûlait.

Jean Dué pressentait qu’il y eût peut-être ici des mots à dire ou un geste à accomplir. Il pensa :

« Je dois avoir l’air prodigieusement bête. »

Il souffrit de cette pensée. La douleur nerveusement irradiée en lui suffit alors pour abolir cette congestion dont il avait ignoré qu’elle fût la préface du rut.

Avec malice, Lucienne abaissa sa jupe. Elle le fit lentement, comme s’il s’agissait d’un jeu. Trop tard, il voulut reprendre le combat des mots.

— C’est, je crois, ce qu’on peut nommer voir tout.

Elle éclata de rire, sans répondre, puis doucement :

— Vous voudriez me prendre. Mais je ne marche pas.

Il fut un peu étourdi par cette réflexion, qui cadrait si mal avec son obscur désir.

Tous deux se regardèrent. Lui remarqua que le souffle de la jeune fille s’était accéléré. Son sein battait vite, comme si elle eût couru.

— Lucienne ?

— Quoi donc ?

La voix était rauque, avec il ne sut deviner quel mécontentement un peu agressif.

— Lucienne ?…

La parole de l’adolescent se brisa. Quelque chose lui coûtait à dire. Mais cette puissante tradition de sincérité qui cimentait l’âme des Dué, depuis des siècles, le poussa enfin :

— Lucienne, vous êtes merveilleusement jolie et…

Le fin visage féminin eut une crispation. Elle écoutait sans bienveillance. Il se sentit triste, car la phrase lui coûtait déjà à rassembler dans son esprit. Il aurait donc aimé une attention cordiale, même, s’il eût fallu, un peu miséricordieuse. Il savait bien en effet que sa science de la vie était nulle. Mais être compris…

— Lucienne, vous êtes jolie. Moi, ma cousine, je suis sensible à votre beauté. Me comprenez-vous ?

— Oui, comme au théâtre…

La phrase incompréhensive le blessa, mais il se contraignit à continuer :

— Je suis sensible à votre grâce, Lucienne. Mais être sensible, c’est peu de chose. Et devant une femme ce n’est rien, car… Il s’arrêta…

— … Car cela ne sort pas de soi. On l’éprouve comme un don reçu quand on voudrait donner soi-même…

Lucienne avait tourné vers lui les yeux ennuyés qu’elle dirigeait toujours vers ses parents lorsqu’ils lui faisaient des reproches. Elle ne suivait pas la pensée cahotante du pauvre adolescent qui eût voulu lui dire délicatement son amour.

— Lucienne, ce qu’on éprouve ne se voit pas. Il faut des mots pour le faire entendre à autrui. Moi, je voudrais vous le dire mieux que personne, mais je n’ai pas le secret des paroles qui transfèrent…

Il voulait dire « l’amour », mais sa langue sécha dans sa bouche et il articula piteusement :

— … l’amitié,

Il continua :

— Alors, je m’en rends bien compte, j’ai l’air d’un sot. Le premier garçon de café ou de magasin saurait mieux dire que moi qu’il vous trouve belle. Il le sentirait moins, mais il l’exprimerait plus joliment.

Elle dit ironiquement :

— Je croyais que dans vos études on vous apprenait à bien faire les discours.

— Hé ! ma cousine, quel rapport y a-t-il entre les discours des classes et les mots que l’on dit dans la vie ? Certainement, on nous apprend à parler, mais de quel langage ampoulé et burlesque. Moi je voudrais ne vous dire que des mots sortant du cœur. Voilà : je ne sais pas !

Elle fut touchée par l’humilité de la parole et du ton. Une femme est toujours satisfaite quand l’homme plie le genou devant elle.

— Non cousin, vous allez, comme tous les personnages de science, chercher midi à quatorze heures. Je ne sais pas du tout si je suis jolie…

Ce disant elle présentait son gracieux visage de trois quarts, avec une astuce délicate. Les pupilles glissaient aux angles des paupières et cela donnait un profil galant, très dix-huitième siècle, attirant et lascif. Elle savait cela d’instinct. Il le vit. Elle attendait une remarque mais il était trop attentif à s’analyser en écoutant ces précieuses paroles de femme pour interrompre. Elle continua :

— Je ne sais vraiment pas si je suis jolie et même si vous le pensez…

— Oh ! ma cousine, vous me blessez…

— … mais ce dont je suis assurée, c’est qu’il ne faut pas se tracasser tant pour le dire quand on le croit. C’est toujours bien dit, puisque c’est dit.

Il baissa la tête. La leçon s’attestait bonne. Et pourtant elle ne le satisfit pas. Il tenta de se disculper.

— Lucienne, je ne puis pas vous dire que je vous trouve jolie comme je dirais à Angèle, ma bonne, de me donner mon pardessus. C’est là ce qui nous sépare. Vous admettez qu’il faille dire tout sur le même ton. Eh bien moi, je vous trouve adorable, mais je ne sais pas comment l’exprimer avec délicatesse.

— C’est dit.

Les deux syllabes sonnèrent comme un soufflet. Jean, embarrassé, se tut une minute. Il pensait avec désespoir : « Je ne saurai donc pas lui parler comme il faudrait. »

— Non, cousine, ce n’est pas dit. Je voudrais l’exprimer comme je le ressens et ce n’est pas si simple qu’un mot de garçon coiffeur tentant de séduire une servante.

Lucienne ne répondit plus. Courageusement, il reprit encore :

— Moi, Lucienne, je suis un garçon d’étude. Je connais peu les femmes.

Elle dit aigrement :

— Vous avez au moins quinze cousines Dué et autres, avec lesquelles vous jouez au tennis. Je vous ai vu cent fois passer avec des raquettes.

C’était vrai ! Jean resta pantois. Il disait ne pas connaître les femmes, mais souvent gîtait chez lui une bonne demi-douzaine de jeunes parentes. Or il se sentait très à l’aise avec elles. Il échangeait même des réflexions hardies. Plus hardies qu’il n’eût osé avec cette fille de pauvres qui se tenait devant lui en ce moment. La psychologie du jeune homme fut donc prise en défaut et se déchira toute, comme une maille lâchée fait une longue blessure le long d’un bas de soie.

Elle sentit le triomphe :

— Jean, voilà la vérité, vous n’oubliez pas de penser que vous êtes un Dué riche et que je suis une Dué pauvre. Alors vous ne voudriez pas parler à une pauvresse comme à vos cousines des grandes familles.

Il interrompit, coléreusement :

— Lucienne, vous voilà injuste. Vous êtes devant moi comme un être infiniment précieux, dont j’ignore même s’il est de mon sang. Je ne sais qu’une seule chose : vous êtes là. Vous êtes seule avec moi et je puis vous admirer sans avoir à en rendre compte à la galerie. C’est d’ailleurs ce qui me gêne. Soyez assurée que dehors, sous cent yeux, je ne serais pas si emprunté que je puis vous sembler. Je passe pour avoir une conversation brillante. Je tiens tête à mes professeurs et ne suis plus un enfant. Mais nous sommes face à face et je n’ai que ma sincérité à offrir. Eh bien, Lucienne, cette sincérité-là c’est une chose que je n’ai pas beaucoup l’habitude de manier. Et je reste stupide à vos yeux, parce que je voudrais parler comme un jeune homme ému, parce que je suis ému, mais mon désir de paroles vraies ne trouve plus ses mots.

Elle comprit son embarras, et que, peu à peu, par tous chemins il en viendrait à lui dire qu’il l’aimât d’amour.

Elle ne l’aimait pas. Cette verbosité tumultueuse de l’étudiant l’agaçait désormais. Elle n’avait pas conscience de s’être offerte un instant plus tôt ; et qui le lui eût dit l’aurait indignée. Pourtant elle savait avoir désiré une familiarité plus franche, moins éloquente et surtout plus fraternelle. Son cousin était riche et cela la propensait déjà à la déférence. Elle se serait complu par conséquent à le respecter. La différence des castes était pour elle un fait acquis et hautement justifiable. Mais il fallait que Jean sût aussi comprendre en quoi sa propre qualité lui donnait un droit, une sorte d’autoritaire puissance devant laquelle sa cousine aimerait à plier. En un sens, lorsqu’elle tentait le jeune homme, c’était moins pour son plaisir personnel à elle, que pour l’aider à rétablir, lui, la hiérarchie sociale qu’il laissait tomber en quenouille.

Ce sentiment était, bien entendu, confus dans cette enfantine Psyché. Tous deux se trouvaient toutefois séparés par un abîme, dans leur ardent désir de se rapprocher.

Ils en avaient conscience. Jean s’en irrita. Il accusait les siens de n’avoir pas su l’éduquer pour des circonstances si importantes et qu’en son esprit vivement tourné vers l’absolu il avait tendance à croire désormais quotidiennes, dans la vie des hommes de son rang. Mais Lucienne tenait presque Jean pour un sot et peut-être, en son incapacité à comprendre la timidité, pour un orgueilleux hypocrite capable de dissimuler ses désirs sous un masque d’austérité absurde. Jamais elle n’aurait cru que son cousin pût ignorer tout de l’amour. La timidité ne pouvait s’allier à ses yeux qu’avec la dépendance et la pauvreté.

Jean, le premier, tenta de renouer un entretien auquel elle avait renoncé.

— Lucienne, qu’allez-vous faire maintenant ?

Elle était si loin de cette question qu’elle le regarda un instant sans entendre,

— Mais… je vais m’en aller.

Il sursauta…

— Vous n’y pensez pas, Lucienne.

Elle n’y pensait pas en effet, mais redit avec une ingénuité fictive :

— Que puis-je, faire, Jean ?

Il reprit pied dans la vie.

— Lucienne, vous êtes venue à minuit me trouver. Ce n’est pas pour partir après deux heures de conversation…

Il hocha la tête avec un sourire.

— … où je ne fus point brillant.

Avec l’effronterie féminine, elle voulut prouver que son désir était réellement de partir. Il lui coupa la parole :

— Voyons, Lucienne. Vous avez fui votre famille. Vous avez l’intention de ne pas revenir là-bas. Je crois que vous avez raison. Mais seulement dans l’absolu. Pratiquement il vous faut trouver à arranger une existence qui ne soit tout de même pas pire que celle qu’on voulait vous imposer. N’est-ce pas juste ?

Elle inclina la tête en signe d’approbation. En soi elle pensait : « Qu’est-il besoin de revenir sur ces choses-là. On le sait bien. Je viens de ficher mon camp… »

— Mais, ma cousine, l’argent que je puis vous donner ne constituera pas une fortune. Et, d’autre part, que de difficultés je vois à votre départ pour Paris.

Il parlait comme eût parlé sans doute son père. Ses mots venaient lentement. Il avait le plus vif désir de serrer de près la vérité.

Elle leva une main en l’air, avec un vague signe qui pouvait signifier son indifférence et articula :

— Mon cousin, nous autres, pauvres, nous ne faisons pas tant de chichis. Je m’en irai à Paris sans réfléchir. Sur place je verrai comment agir. Les plans à longue échéance sont les trucs d’oisifs, qui ne feront jamais ce dont ils parlent.

Il se tut.

Encouragée par le silence, elle continua, avec une âpreté qui croissait sans qu’elle s’en aperçût.

— Jean, si vous étiez un homme mûr, vous pourriez peut-être me servir, mais vous êtes un lycéen. Je ne suis venue que pour être hospitalisée un instant. Ce fut un relais. Mais mon plan est fait. Une femme ne doit pas être embarrassée pour vivre à Paris.

Il ne suivait pas la pensée farouche de l’enfant et interrompit :

— Une femme l’est plus qu’un homme, je crois. Il lui manque la force physique. Cela, à tout le moins, peut se monnayer partout.

Elle eut un rire strident.

— Mais non, Jean, vous vous trompez. Une femme a des ressources. Vous m’avez trouvée jolie…

De le voir si éberlué, elle eut pitié et se leva.

— Ah ! Jean, mon cousin, que vous êtes loin des choses réelles, de ce qui advient chaque jour et chaque heure autour de vous.

Elle se prit les hanches et son geste glissa par devant, jusqu’à ce que les mains se rencontrassent.

— Eh bien, Jean, vous ne saviez pas que cela se vendait ?

Il se leva à son tour, bouleversé par le ton désespéré de ce mot cruel. Voulant dire quelque chose, il resta aphone et sentit ses yeux se mouiller. Puis une pitié immense le poigna.

— Ma pauvre Lucienne, à quoi penses-tu là ?

Le tutoiement la frappa en pleine face. Elle oscilla et lui tomba entre les bras en pleurant à gros sanglots.

Et tous deux mêlèrent leurs larmes.