Épopées africaines

Revue des Deux Mondes6e période, tome 10 (p. 173-198).


ÉPOPÉES AFRICAINES

Après avoir lu mon livre A travers l’Afrique, un ami me disait un jour, écrasé par la quantité des actes héroïques de nos tirailleurs : « Ne m’en racontez plus, je croirais à la fin que vous les inventez. »

Je n’invente pas. Chaque jour voit se produire un de ces faits dignes d’être enregistrés par l’histoire, et que nul ne connaît.

Sait-on seulement le chiffre des pertes que l’armée noire subit en un an ?

Nous nous plaisons en France à répéter que la période de conquête est terminée, sans nous douter que tous les jours on se bat dans cette brousse lointaine, et qu’on y meurt. Pour ne parler que des dernières années, les pertes ont été en 1908 de 341 hommes, en 1909 de 417, en 1910 de 534 ; et de 138 dans les trois premiers mois de 1911.

Ces chiffres ont leur éloquence, ils se passent de commentaires ; mais lorsque je regarde ce monceau de gloire, des noms d’amis en jaillissent, noms d’officiers ou de simples tirailleurs, inséparables les uns des autres, car marsouins et tirailleurs ne l’ont qu’un. L’union des hommes et de leurs officiers est telle, que parler des premiers, c’est parler des seconds.

Certes, la bravoure de nos tirailleurs est innée ; ils l’ont dans le sang. Mais il ne faut pas conclure, et j’ai entendu faire cette supposition, que leur bravoure est indépendante du chef qui les commande, que d’eux-mêmes ils accomplissent des prodiges.

Il en est de l’armée noire comme de toutes les armées ; le chef est indispensable, et surtout le chef français. Mieux que tout autre, le français inspire à ses hommes, avec l’admiration, l’attachement absolu qui double leur valeur. Le propre de l’âme française est de communiquer les vertus qu’elle porte en (die, d’engendrer le dévouement jusqu’à l’héroïsme.

Cet Anglais s’en rendait compte, lorsqu’il me disait : « Si nous avions vos tirailleurs et vos officiers, toute l’Afrique serait à nous depuis longtemps. » Il ne séparait pas les chefs de leurs hommes, et il avait raison. C’est aux premiers que nous devons les seconds, aux premiers et aux sous-officiers à qui incombent presque toujours des devoirs et des responsabilités d’officiers.

Il ne faut pas que mes récits, que mon admiration pour nos tirailleurs diminuent le rôle de leurs officiers. Si brave que soit une troupe, elle m ; peut rien sans son chef, en dépit de l’affirmation de Tolstoï : « Le soldat est tout dans le combat. » Le seul vrai principe sera toujours celui de Napoléon : « Le chef est tout. »

« Pendant la guerre de Crimée, raconte le colonel Ardant du Picq, un jour de grande action, au détour d’un des nombreux remuemens de terre qui recouvraient le sol, des soldats de deux partis opposés se trouvèrent inopinément face à face, à dix pas. Saisis, ils s’arrêtèrent ; puis, comme oubliant leurs fusils, se jetèrent des pierres, tout en reculant. »

Un autre épisode, analogue et plus récent, est rapporté parle général Yan Hamilton, détaché à l’état-major du général Kuroki pendant la guerre de Mandchourie.

Le général Hamilton visitait la colline emportée d’assaut par le général Okasaki, au combat du Cha-ho ; il engagea la conversation avec un soldat japonais ayant participé à l’attaque. Ce dernier avoua ne s’être battu ni à coups de fusil, ni à coups de baïonnette, mais à coups de pierres. Et le général lui en demandant la raison, le soldat répondit que, sur le moment ; Ce mode de combat avait paru le plus simple.

Il est incontestable que ces hommes, aussi bien en Mandehourie qu’en Crimée, ont eu un instant d’affolement. Mis brusquement en face les uns des autres, à bout portant, aucun d’eux n’a osé tirer le premier, appréhendant de déterminer par son geste celui de l’adversaire. Ils étaient si près que les balles ne devaient pas manquer leur but, du moins ils se le figuraient ; et pour se distraire de leur fusil, pour distraire l’ennemi du sien, pour occuper le temps, et se donner, en somme, la possibilité de reculer, ils se lançaient des pierres.

À quelle cause attribuer cette défaillance d’hommes éminemment braves ? . La réponse est facile, elle est contenue dans le récit détaillé des deux combats, Ces soldats, séparés de leur groupe par la furie de l’attaque, se sont trouvés, des deux côtés, privés de leur chef, sans officier pour les enlever. Leur éducation militaire n’a pu triompher de l’effet produit par l’apparition soudaine d’un danger redoutable : brusquement, la mort s’est dressée devant eux ; ils ont été l’homme primitif revenant aux armes primitives. Ils l’ont été durant une minute, le temps qu’une troupe apparût conduite par son chef et, se portant au secours d’un des partis, décidât l’autre à la fuite. Mais cette minute a existé, et cet exemple suffit pour démontrer l’erreur de la théorie de Tolstoï : « Le soldat est tout dans le combat. »

Ce qui est vrai en Europe reste vrai en Afrique.

La bravoure de nos tirailleurs est admirable, est folle ; toutefois, si elle atteint ce paroxysme qui l’élève jusqu’aux sublimes dévouemens, c’est grâce à la présence du « blanc. » Les Soudanais sont des hommes, plus près encore de la nature que les Européens ; livrés à eux-mêmes, ils auraient peut-être des retours vers « le caillou, » comme les civilisés de Crimée et de Mandchourie.

Cette bravoure de nos noirs est faite d’honneur et de fierté de race ; cependant, on ne trouverait, dans leurs combats, antérieurement à notre domination, aucun de ces actes qui sont la monnaie courante dont ils paient aujourd’hui notre affection.

En 1908, dans la Sassandra, le caporal Gogué Diara, seul avec quelques hommes, cerné, pressé par l’ennemi, arrive à lui arracher le corps de son lieutenant qui vient d’être tué. Il eût certainement abandonné le corps d’un de ses camarades.

Un an plus tard, à la Côte d’Ivoire, dans le Baoulé, il faut cinq blessures pour l’arrêter ; il ne tombe qu’après avoir eu la cuisse traversée, le péroné fracturé, et après avoir reçu trois balles dans la jambe et le pied. Son sang bambara est le principal mobile de sa valeur, mais il lutte jusqu’au bout parce qu’il veut être digne du blanc qui le commande et en mériter l’admiration, parce qu’en se battant, il défend la vie de son chef.

Dans ce même Baoulé, pendant la même période de répression, à la prise de Kami, le lieutenant Kaufman demande un homme pour reconnaître une palissade qui semble déserte, mais d’où, un moment plus tôt, est partie une fusillade terrible.

Le premier, parmi plusieurs autres, Baba Touré se présente. Il part, il se dissimule, il rampe à travers la brousse. Le voilà tout près de la palissade. Rien ne bouge. Il avance encore un peu, il parvient au pied des palanques, il se soulève, regarde. Pas un homme. La position est évacuée. A l’instant où il va crier la bonne nouvelle, sa voix s’arrête : à gauche à 20 mètres, une tranchée est remplie d’ennemis. Les fusils sont braqués sur lui. Qu’il reste immobile, muet, les indigènes ne tireront pas, afin de ne pas dévoiler leur embuscade. Il n’hésite pas, et pour mieux indiquer à son chef la direction d’où vont partir les balles à son adresse, il met lui-même en joue ceux qui le visent, et tire le premier.

Vingt détonations retentissent, il tombe grièvement blessé. Tout à l’heure les ennemis s’empareront de lui, le mutileront ; qu’importe ! Son officier est averti. Et il soulève sa tête au-dessus des herbes pour donner un dernier regard à ceux qu’il a sauvés. Que voit-il ? Le lieutenant vient de commander : En avant ! Il ne s’imagine pas que c’est pour aller à son secours ; il se dit qu’il n’a pas été compris, que son officier va tomber dans l’embuscade ; il doit compléter son renseignement. Rassemblant ses forces, il se dresse, et debout, s’offrant en cible à l’ennemi, avant de retomber, il a le temps de s’écrier :

— Avancez pas, y en a sauvages !

Brave petit tirailleur ; à cent cinquante ans de distance, il rééditait le cri sublime : « A moi, d’Auvergne, voilà l’ennemi ! » Il ne connaissait pas l’héroïsme de d’Assas, il en avait le cœur. Mais si son lieutenant n’avait pas été là, aurait-il jeté son cri d’alarme ?

La France pour lui, c’est l’officier qui a su se faire aimer en même temps que se faire admirer. Le drapeau de nos tirailleurs, c’est celui de leur officier, c’est leur officier lui-même.


LA RETRAITE DE ZINDER

Le Tchad ! nom magique, fascinateur ! Qui n’a rêvé du lac inconnu au centre de l’Afrique ?

Le Tchad ! Pendant longtemps, il a brillé devant les yeux à la façon des mirages évanouis avant d’être touchés ! Il semblait même à l’explorateur, lorsque ces mirages se levaient sur sa route, qu’ils avaient été lancés par le grand lac dont ils devaient être un reflet ; ils disparaissaient, renaissaient et reculaient sans cesse pour l’attirer vers l’eau mystérieuse.

Le Tchad ! Le colonel Monteil le vit en 1893. Son retour fut celui d’un vainqueur. Le Tchad n’était plus inaccessible. Vers lui convergèrent alors toutes les expéditions ; il devint le point de jonction désigné entre nos possessions du Congo, de l’Algérie et du Soudan. En 1898, il fut atteint sur sa rive orientale par le lieutenant Gentil parti du Congo ; la même année, deux missions se mettaient en route de l’Algérie et du Soudan pour y arriver, l’une par le Nord, l’autre par l’Ouest ; la première, celle de ; Fou-reau-Lamy, était une véritable colonne ; la deuxième, celle du capitaine Cazemajou, comptait seulement quelques hommes.

Le capitaine Cazemajou avait, en effet, quitté Say, n’emmenant avec lui que 18 tirailleurs et l’interprète Olive.

Cette escorte était suffisante pour traverser l’Afrique ; le colonel Monteil l’avait prouvé. Toutefois, une mission ne réussit dans de semblables conditions que par la diplomatie, l’habileté de son chef. Il faut connaître à fond le caractère des noirs, ne pas faire une faute, ne pas commettre une imprudence. Le capitaine Binger, lui aussi, en 1887, était allé presque sans escorte du Soudan à la Côte d’Ivoire ; en 1893, le capitaine Marchand avait réalisé le même exploit, en sens inverse et par une autre route ; mais Monteil, Binger et Marchand étaient des spécialistes de l’Afrique. Le capitaine Cazemajou ignorait le Soudan, il y venait pour la première fois, son entreprise était hasardeuse.

Jusqu’à la région de Demaghara, il ne-rencontre aucune difficulté. Dans ce pays, il est même bien accueilli par les Haoussas, intelligens, commerçans, et d’un naturel assez pacifique. Pourtant, des bruits alarmans circulent ; on lui dit de se méfier du sultan Ahmadou peu disposé à le laisser passer.

Il ne s’inquiète pas de ces racontars et poursuit sa route.

L’hivernage n’est pas encore commencé, les herbes sont desséchées par le soleil, ou brûlées par les indigènes, mais le pays est riche. Autour des villages, les terres sont défrichées ; champs de mil, champs de cotonniers attendent les premières pluies pour reverdir. Chaque jour, à l’étape, les vivres sont abondans, et, chaque soir, Cazemajou s’endort, confiant dans le lendemain.

Le 4 mai, il arrive en vue de Zinder. La grande cité noire du Sahara se profile sur l’horizon. Au-dessus des hautes murailles se dressent les minarets de ses mosquées, les toits de ses palais, ça et là, quelques arbres émergent, une masse imposante et sombre domine cet ensemble confus, c’est une colline de rochers enfermée dans la ville. Le soleil est déjà bas, ses rayons obliques illuminent les faîtes, et découpent sur le ciel les contours des édifices, au pied desquels l’enceinte forme un ourlet d’ombre.

Quelques cavaliers venus au-devant de la colonne caracolent, le burnous flottant ; ils ont apporté à Cazemajou l’invitation à camper hors de la ville, lui seul sera admis auprès du Sultan.

Sur un mamelon, à 1 200 mètres de Zinder, le capitaine installe le bivouac ; il est trop tard pour rendre visite le soir même au sultan Ahmadou.

Déjà, dans le crépuscule, les maisons s’aplatissent, se nivellent, ne forment plus qu’un pêle-mêle, une confusion de cubes lourds, de blocs blanchâtres, à peine estompés sur l’étendue de la brousse ; tout se fond dans l’air gris ; les cavaliers au burnous flottant-ont franchi les murs de la ville, la plaine est silencieuse.

Au cours de la soirée, le capitaine Cazemajou se félicite de cette prise de contact avec Zinder : le Sultan n’a pas les mauvaises intentions qu’on lui prêtait, s’il avait voulu arrêter la mission, il l’aurait attaquée immédiatement ; il ne tient pas à ce que les tirailleurs pénètrent dans la ville, rien n’est plus naturel ; il craint d’effrayer la population, peut-être de se donner une apparence de soumission aux blancs.

L’interprète ne répond rien à ces hypothèses. Son regard se porte des tirailleurs accroupis devant un feu à la sentinelle qui veille en avant du campement, et ce regard traduit clairement la crainte d’une attaque. Le capitaine trouve son compagnon trop pessimiste. Néanmoins, il appelle le sergent Samba Taraoré et lui fait des recommandations pour la nuit. Celui-ci hoche la tête.

— Mon capitaine, ces gens-là y a pas bons.

Le caporal Kouby Keita, avec la familiarité des tirailleurs, résultat de leur confiance et de leur affection, s’est approché, et appuie l’affirmation du sergent.

— Ces gens-là y a pas bons. Toi n’as pas besoin de voir le Sultan demain.

Cazemajou hausse les épaules :

— Et pourquoi ?

— Ça manière de sauvages pour te prendre.

Samba et Kouby Keita insistent : ils ont entendu parler tes Haoussas, ils savent que le Sultan ne veut pas permettre aux blancs de passer chez lui. Zinder est la plus grande ville du Soudan, elle renferme des richesses incalculables pour le pays, des maisons qui sont des palais ! C’est ici que se concentre tout le commerce îles caravanes venues du Nord ! Ahmadou ne serait plus le Sultan tout-puissant s’il n’empêchait les Européens de fouler sa terre ; il perdrait son nom, il perdrait sa fortune.

Cazemajou ne se laisse pas influencer par ces paroles. Certes, cette ville est importante, elle doit compter au moins 20 000 âmes, son enceinte crénelée a plus de 5 kilomètres de tour ; et ce qu’on rapporte de sa richesse est probablement exact ; mais tous les voyageurs ont rencontré sur leur chemin des cités, sinon aussi florissantes, au moins aussi puissantes ; Diriger est entré ; à Kong, Monteil à Kouka ; le lieutenant de vaisseau Boiteux, avec 6 Européens et 12 tirailleurs, a pris Tombouctou ! Pourquoi suspecter la bonne foi du Sultan ? Si celui-ci est encore indécis, un coup d’audace lui en imposera.

Le jour se lève ; nulle attaque n’a troublé la nuit. Cazemajou, heureux et confiant, regarde le vent dissiper les nuées matinales, les minarets sortir de l’ombre, la ligne des toits se préciser et mettre sur l’horizon des dentelures. Il aspire cette odeur un peu acre exhalée par les herbes brûlées que la nuit a mouillées de rosée, cette odeur caractéristique de l’aurore africaine, et qui reste, pour ceux qui l’ont connue, l’odeur évocatrice de la brousse, l’odeur de l’Afrique.

La ville à contre-jour n’est encore » qu’un amas d’ombre ; elle se détache comme un îlôt noirâtre sur la mer ensoleillée des champs environnans ; elle semble dormir encore. Pourtant, les portes se sont ouvertes, les cavaliers de la veille galopent vers le campement, ils viennent chercher le chef de la Mission.

Le sergent Samba Taraoré fait prendre les armes à l’escorte ; il s’approche du capitaine et renouvelle sa prière.

— Mon capitaine, toi n’as pas besoin d’aller là-bas.

Cazemajou fait signe à l’interprète Olive et se dispose à accompagner les envoyés d’Ahmadou. Samba est devant lui.

— Alors, mon capitaine, tous les tirailleurs y a partir avec toi.

Cazemajou lui donne l’ordre de l’attendre. Avec l’interprète Olive, il descend vers la ville.

Du sommet du mamelon, Samba et le caporal Kouby Keita, l’arme au pied, liés au convoi par la consigne, regardent s’éloigner leur officier. Le capitaine approche du grand tata, il franchit la porte, on ne le voit plus… Samba et Kouby demeurent les yeux fixés sur cette tache sombre qui dans le mur marque l’entrée de Zinder.

Tout à coup, ils tressaillent ; là-bas, des cris s’élèvent. Est-ce que ce sont des acclamations en l’honneur des blancs ? N’entend-on pas, au milieu de ces cris, la voix du capitaine ?

Maintenant des hurlemens passent par-dessus l’enceinte. Ces hurlemens ont un accent de triomphe. Et voilà des cavaliers qui se précipitent, clamant leur victoire : les blancs sont morts ; que leurs hommes s’en aillent.

Le sergent ne peut douter de la vérité de cette nouvelle. C’est bien l’appel de son officier qui, tout à l’heure, est venu jusqu’à lui !

A peine entré dans la ville, Cazemajou a été assommé à coups de bâton avec son interprète.

Le capitaine est tué, mais les tirailleurs n’abandonnent pas leur chef, même quand il est mort. Il leur faut le corps de leur officier. Sans hésiter, Samba Taraoré dit au caporal Kouby Keila de garder le campement, et avec un homme il se dirige vers Zinder.

Saisi aussitôt et conduit devant le Sultan, il exige de lui les cadavres de ses chefs. Ahmadou, dans un éclat de rire, ordonne d’enchaîner les audacieux.

Près du convoi, le caporal attend toujours le retour du sergent. Il devine que Samba est prisonnier. A son tour de prendre le commandement. Sur son ordre, les tirailleurs construisent un retranchement ; en quelques minutes, des abris sont creusés, les ballots du convoi renforcent les parapets, forment des barricades. En face des murailles de Zinder, hautes de 8 mètres, abritant des centaines de guerriers, se dessine sur la colline, comme un trait d’ombre, la ligne mince de la tranchée des 16 tirailleurs.

Kouby Keita n’a pas l’intention de s’en tenir à la défensive ; il veut son sergent et les corps de ses officiers.

Dans les indigènes du convoi, il choisit un interprète et l’envoie porter son ultimatum au Sultan : « Si les prisonniers ne sont pas rendus immédiatement, il prendra et brûlera Zinder. »

Ahmadou est bon prince, il n’en veut pas à ces noirs. La sommation lui semble tellement bouffonne qu’il ne peut se fâcher. Même, la grandeur du geste de ce petit tirailleur ne lui échappe pas ; il n’y voit pas de l’impudence, mais seulement une présomption folle.

Lequel parmi ses chefs oserait avoir une pareille témérité ? Il arrête ses guerriers prêts à venger l’offense et se contente de ne rien répondre.

Ce silence est une nouvelle insulte pour Kouby Keita. Il attend la nuit et, lorsque tous les bruits ont cessé, à la tête d’une patrouille, il s’avance vers Zinder. Les hommes portent des bottes de paille et des perches, lui-même tient un tison à la main.

Les palais et les maisons du centre de la ville ont des toits plats en terre battue, mais près de l’enceinte, les cases des faubourgs sont recouvertes de chaume. Kouby l’a remarqué. Il ne peut enfoncer la grande porte du tata ; à l’aide des perches dont il s’est muni, il fera tomber des torches enflammées sur les paillotes. Il se dissimule ; l’ennemi a peut-être une sentinelle sur la colline de rochers dominant la ville ; il se glisse sous les murs, parvient à l’endroit qu’il s’est fixé, et rapidement exécute son plan.

Illuminé, par les flammes qui s’élèvent, crépitent, tendent un voile de feu sur les palais de Zinder, Kouby Keita, calme, suivi de sa patrouille en ordre, regagne son campement. Et la population réveillée en sursaut, sortie de la ville, contemple, terrifiée, ces cinq hommes qui montent la pente de la colline d’un pas égal sans même tourner la tête.

Au lever du jour, le sergent Samba et le tirailleur étaient remis en liberté. Mais le Sultan rendait ces deux hommes parce qu’il les voulait tous ; il voulait ces guerriers que rien ne pouvait effrayer. Il leur donnerait le commandement de son armée, il les paierait ce qu’ils demanderaient. Il comprenait que par la force il ne les prendrait pas vivans.

Les cavaliers, en ramenant le sergent, firent part aux tirailleurs des offres de leur maître.

Samba n’a pas besoin de consulter ses hommes. Tous ont bondi sous l’outrage :

— Nous ne sommes pas à vendre, rendez-nous les corps de nos chefs.

Les cavaliers rentrent à Zinder et rapportent au Sultan la réponse des tirailleurs.

La journée se passe. Les portes de Zinder restent fermées. Le lendemain, elles ne se rouvrent pas. En vain, derrière son retranchement, la petite phalange attend les cadavres des blancs.

Le soir, Kouby Keita, sur un autre point de la ville, renouvelle son exploit de la veille : de nouveau les flammes s’élèvent sur Zinder.

Cette fois, c’en est trop ! Le Sultan est à bout de patience. Puisque ces hommes sont assez tous pour le braver, qu’ils meurent ! Au matin ses guerriers marchent contre le campement.

Le servent les laisse approcher ; à 500 mètres, il commande le feu, cette foule hurlante va connaître ce que peuvent les armes des blancs !

Chaque feu de salve fauche la cohue, y ouvre une brèche, l’éventre, chaque balle traverse plusieurs hommes. L’ennemi s’arrête, il ne crie plus ; le silence s’est fait devant cette ligne d’éclairs d’où jaillissent des gerbes de plomb mortelles ; et tout à coup, pris de panique, les soldats d’Ahmadou se dispersent, détalent vers la ville. Quelques cavaliers galopent encore çà et là, mais ils suivent le mouvement et s’engouffrent dans Zinder.

Samba Taraoré s’est avancé, et dans la plaine déserte, au milieu des cadavres, au pied de la muraille, il répète encore une fois :

— Rends-nous les corps de nos chefs.

Tout l’après-midi, les tirailleurs attendent un nouvel assaut ; la grande porte de fer ne se rouvre pas.

La nuit est venue, Zinder semble une ville morte. La petite troupe pourrait facilement battre en retraite, elle n’y songe pas : les cadavres des blancs sont là ; l’honneur et le devoir commandent de ne pas les abandonner.

Samba et Kouby se relaient pour veiller.

Le sergent vient de prendre le quart ; il contemple ces murailles noyées dans l’obscurité : comment les renverser ? Il n’a pas de canon !

Évidemment les sauvages ont peur, ils n’osent pas attaquer ! Ils resteront derrière leurs remparts sans offrir le combat, espérant que les tirailleurs lassés se retireront. Le front têtu de Samba se plisse, ses balafres de Bambara, de chaque côté des joues, se creusent sous l’effort de la colère et de la volonté. Non, ses tirailleurs ne s’en iront pas ! Ils assiégeront la ville ! Assiéger la ville ? Zinder a des vivres pour longtemps, pour plus longtemps peut-être que les tirailleurs !…

Tout à coup la figure de Samba s’illumine : là-bas, dans une dépression du terrain, sont les puits où s’alimente l’ennemi. Il ne peut le réduire ni par la force, ni par la faim, il le réduira par la soif.

Dès l’aube, avec une partie des tirailleurs, il occupe les puits ; Kouby Keita garde le camp.

Au matin, quelques indigènes sortent furtivement et se dirigent vers les points d’eau. Une décharge les accueille. Ceux qui n’ont pas été couchés par la salve s’enfuient terrifiés ; la ville se referme, et le calme s’étend de nouveau sur la plaine.

La journée s’écoule. Pas un homme ne se risque hors des murs.

Une fois, deux fois, le soleil se lève ; chaque jour, il éclaire les dix-huit tirailleurs montant la garde devant la forteresse qu’ils ont plongée dans la stupeur et dans l’effroi, la forteresse où reposent leurs chefs, immobile et silencieuse comme une tombe.

Pourlant le quatrième jour, les réserves d’eau de Zinder sont épuisées. Une sourde rumeur s’élève au-dessus des murs ; un grondement de bêtes affolées qui se préparent à mordre ; bientôt la cité entière hurle par des milliers de bouches ; il faut boire ! Les tam-tams et les trompes de guerre retentissent. Samba et Kouby se préparent au combat.

Dans l’après-midi, les portes s’ouvrent. Une nuée de guerriers se précipite vers les points d’eau ; une grêle de chevrotines, une nuée de flèches s‘abattent sur le sergent et ses tirailleurs. Calme, Samba commande le feu. En vain les premiers rangs ennemis s’écroulent sous les balles, la horde altérée piétine les corps, se rue sur les défenses derrière lesquelles le sergent tente de résister. La retraite va lui être coupée. Les sauvages sont trop !

Mais Kouby Keita est prêt à la contre-attaque. Du haut de la colline, il tombe sur le flanc des assaillans. Les détonations partent à bout portant, les flammes des fusils brûlent les faces ; les baïonnettes luisent… Samba est dégagé ; les tirailleurs reculent sur le campement, face à l’adversaire.

Les soldats d’Ahmadou, après un moment de surprise, sont enlevés de nouveau par le son des tam-tams et le mugissement des trompes, ils s’élancent à l’assaut du retranchement où se sont affaissés le caporal et deux hommes que leurs camarades ont soutenus jusque-là. Kouby Keita est blessé à mort.

Encore une fois la vague est repoussée.

Autour du mamelon, les ennemis tenus en respect se dispersent, ils tirent abrités : leurs balles parviennent à peine jusqu’au but, mais les assiégés ne sont plus que dix.

Cinq nouveaux blessés gisent à terre. Ils ont fait le coup de feu tant qu’ils ont eu des forces, maintenant ils ont donné leurs cartouches aux survivans, les dernières cartouches ! Car les munitions vont manquer.

Enfin la nuit arrive : le suaire des ténèbres recouvre les cadavres de Kouby Keila et de deux tirailleurs.

Le sergent comprend qu’il ne peut plus résister. Il est impuissant contre le nombre. Il a fait son devoir, il a maintenant celui de sauver ceux qui vivent encore et de regagner le premier poste, « afin de rendre compte, » comme il le dit plus tard.

Silencieusement, il donne les ordres de départ et forme son convoi : l’ennemi garde les corps des chefs, il ne lui laissera pas d’autres trophées ; il emporte ses morts et ses blessés.

L’ombre protège sa retraite. Grâce à l’obscurité, à coups de baïonnette, dans la rage qui triple les forces, il réussit à crever le cercle des soldats d’Ahmadou.

Cependant, sur ses pas résonnent les appels de ceux qui le poursuivent. Au jour, il doit leur faire tête, et recommencer à se battre. Autour de lui, se serre la glorieuse phalange dont chaque jour les rangs s’éclaircissent, mais les survivans, épuisés, les yeux brillans de fièvre, retrouvent des forces pour tenir à distance la meute qui les harcèle, sans oser les approcher, attendant de les voir tomber.

Cette poursuite dura plusieurs jours ; quand le sergent Samba Taraoré parvint au premier poste français, sur les dix-huit tirailleurs, escorte du capitaine Cazemajou, six avaient été tués et huit étaient blessés.


LA MORT DU LIEUTENANT MARITZ

La lune resplendit, sa clarté inonde la brousse et fleurit de blanc l’extrémité des branches. Sur le sentier qui se détache comme une traînée d’un gris clair entre les herbes plus sombres, les tirailleurs vont silencieux, la fraîcheur de la nuit les rend légers, et surtout la pensée du combat vers lequel leur officier les conduit.

Le lieutenant Maritz marche en tête, il s’est mis en route, le soleil couché, pour surprendre à l’aurore un rassemblement de sofas, signalé près de la frontière de Sierra Leone, au village de Wyma. Ces sofas cherchent sans doute à rallier Samory dont ils ont été séparés. Hypothèse vraisemblable ; car le colonel Combes[1] vient opérer simultanément dans la vallée du Milo et dans celle du Haut Niger. Le colonel a refoulé Samory vers l’Est, du Milo sur le Bani, et les colonnes volantes des capitaines Briquelot et Dargelos ont rejeté Kémoko Bilali, un des lieutenans de l’Almamy, des sources du Niger vers le territoire britannique de Sierra Leone. Les bandes dispersées se sont reformées dans ce dernier pays, non sans y exercer de nombreux pillages, et les Anglais s’efforcent de les repousser chez nous. Pris entre les deux lignes de postes anglais et français, Kémoko Bilali essaie sans doute de fuir vers le Bani. Le lieutenant Maritz a résolu de lui couper la retraite. Il n’a que trente tirailleurs, mais il sait ce qu’ils valent, et il escompte l’effet assuré d’une surprise, au lever du jour, sur des sofas mal gardés. Un fort contingent d’indigènes Malinkés l’accompagne, toutefois, il ne compte pas sur eux ; ils serviront peut-être dans la poursuite, ils se tiendront sûrement à distance au moment de l’attaque. Celle foule qui, instruite, encadrée, serait brave, manque de chefs, en a conscience et comprend sa faiblesse ; elle envisage moins le combat que son résultat, le pillage.

La lune peu à peu a disparu, sa lueur blanche agonise dans l’ombre, le sentier est à peine visible, les arbres sont maintenant des taches noires ; l’enveloppement de la nuit est plus mystérieux, le calme plus recueilli. Cette paix n’est troublée que par le glissement des pieds sur le sol, parfois un pas plus relevé fait claquer une sandale. Au passage d’un ruisseau, le clapotis de l’eau piétinée met dans l’air un bruit de pluie qui grandit et devient un roulement de torrent, lorsque, derrière les tirailleurs, les Malinkés traversent pressés, en désordre.

Maritz paisible, résolu, l’esprit tendu vers le but, prêt à commander, est agité seulement par cette passion qui aux heures d’action n’est ni l’ambition, ni l’amour de la gloire, mais l’amour de la lutte, l’amour du danger. Le nombre d’ennemis qu’il va rencontrer ne l’inquiète pas, il est suivi par trente hommes, avides eux aussi de danger, et qui se reposent sur leur chef, décidés à obéir, à n’être que l’arme au service de celui qui pense pour eux, une arme terrible dont la force est décuplée par l’ardeur et la confiance.

Vers cinq heures, les premières lueurs éclaircissent la nuit ; le guide s’arrête : Wyma est là.

Maritz s’avance pour examiner la position.

Une ligne d’arbres, encore indistincte dans l’obscurité, barre l’espace comme un rempart d’ombre ; derrière, il distingue le point brillant d’un feu près de s’éteindre. Le campement des sofas est invisible, mais son emplacement est indiqué par la brousse abattue sur une surface de 30 mètres ; les branches coupées ont été utilisées pour former des abatis. Cette précaution n’a rien d’étonnant : toutes les fois qu’ils en ont le temps, les sofas se retranchent.

Le bivouac est endormi, il faut attaquer. D’un bond, sur un signe de leur chef, les tirailleurs franchissent l’espace débroussé. Une sentinelle ennemie se dresse devant eux, terrifiée ; d’un coup de revolver Maritz l’étend raide morte.

L’alarme est donnée. L’ennemi court aux armes ; en même temps, l’élan de l’assaut est brisé par les abatis ; la surprise n’est plus possible. Maritz commande le feu, un feu rapide, terrible, à 50 mètres.

Les sofas ripostent ; des détonations claquent, dispersées d’abord, puis le feu s’étend sur le front. Une double ligne d’éclairs illumine le brouillard bleuâtre que le soleil dissipera dans quelques minutes.

Maritz est étonné de la rapidité avec laquelle l’ennemi s’est ressaisi et lui a fait face, manœuvrant comme une troupe réellement commandée. L’affaire sera dure, mais il peut demander tous les efforts à ses hommes.

Une balle l’atteint. Il reste à son poste : il n’a pas d’officier pour le remplacer.

Cependant l’action traîne en longueur. De ses trente braves, plusieurs sont déjà hors de combat ; il faut en finir et arriver à l’assaut. Les tirailleurs sont parvenus à gagner du terrain à travers les abatis ; Maritz veut commander : A la baïonnette ! il reçoit une deuxième halle. En avant tout de même… Une troisième balle le traverse, et le couche à terre ; deux hommes l’emportent en arrière. Il se sent frappé mortellement ; il va abandonner ses tirailleurs… avant, du moins, il verra leur victoire. Il appelle le sergent : « Dirige l’assaut. » Puisqu’il ne peut plus commander : qu’on lui donne le fusil d’un mort.

Adossé au tronc d’un arbre, il se prépare à tirer.

Subitement le soleil se lève. Dans les ombres qui se meuvent, là-bas derrière les abatis, et sur lesquelles les tirailleurs se disposent à se lancer, Maritz distingue des figures… il lui semble que ces ombres portent un uniforme… que des baïonnettes brillent au bout des fusils… Est-ce la fièvre qui trouble sa vue ?… Mais le vêtement clair de ce chef qu’il vise n’est pas un boubou… Ce chef n’est pas un noir, c’est un Européen ! Ces ennemis ne sont pas des sofas ! On l’a trompé !

Un suprême effort le soulève pour commander : « Cessez le feu ! En retraite ! »

Les tirailleurs n’ont pas compris ; cependant, ils ont obéi.

Autour de leur lieutenant, farouches, prêts à le défendre de leurs baïonnettes, puisqu’il a interdit de tirer, ils reçoivent sans bouger les dernières balles de l’ennemi.

Sur trente, ils ne sont plus que vingt, dont dix-huit sont grièvement blessés, mais ils ont enlevé les cadavres des dix tués qui devant leur officier forment un rempart ; morts, ses hommes le défendent encore.

Bientôt, ceux qu’on a dit à Maritz être des sofas suspendent leur tir. Etonnés du recul subit des assaillans, après la furie de leur offensive, sans que leur retraite ait été protégée par un seul coup de fusil, ils pensent que des adversaires aussi redoutables se sont dérobés pour attaquer sur un autre point. Une compagnie se lance à leur poursuite.

A cent mètres, elle se trouve en présence de tirailleurs, baïonnette au canon, retenus à grand’peine par un officier mourant… Celui qui commande arrête brusquement ses hommes. Lui aussi croyait avoir allaire à des sofas… il reconnaît des Français ; il s’attendait à rencontrer une troupe nombreuse… il a devant lui vingt hommes, dont quelques-uns seulement peuvent se soutenir ! Il s’approche et salue l’héroïsme et la mort ! C’est un Anglais !

Le gouverneur de Sierra Leone, inquiet des brigandages commis par les bandes de Kémoko Bilali sur son territoire, avait envoyé contre elles une expédition commandée par le colonel Ellis. Cette colonne comptait, en outre des détachemens de police de la frontière, quatre cents hommes du régiment de West India, envoyés d’Angleterre. C’est sur ces cinq ou six cents hommes que les trente tirailleurs de Maritz se précipitaient à la baïonnette.

30 hommes contre 600 ! car les auxiliaires, dès le début de l’action, avaient disparu. Et ces 30 hommes avaient forcé toute la colonne anglaise à prendre les armes, à se déployer ; ces 30 hommes avaient tué 4 officiers, et combien de soldats ? les rapports ne l’ont pas dit. Ces 30 hommes avaient attaqué avec une telle force qu’un officier anglais écrivait :

« En moins de deux minutes, les coups de feu devinrent si rapides que je ne pouvais pas entendre ma propre voix, alors que je criais de toutes mes forces. Je pris mon revolver, et je courus au feu, étonné de la rapidité avec laquelle l’ennemi nous fusillait. En passant, je vis le pauvre Leston étendu mort, le capitaine Lendy était également tué… »

Si les abatis n’avaient pas arrêté l’élan de ces trente hommes, les empêchant de se jeter sur le camp à la baïonnette, les réduisant à tirer, combien de morts cette terrible erreur eût-elle coûtées à la colonne Ellis ? Quel eût été le résultat de cette surprise ?

Chacun des deux adversaires s’était cru sur un territoire appartenant à sa nation, car la question de délimitation commune au Soudan et à Sierra Leone avait été maintes fois agitée, mais aucun accord n’était intervenu.

Transporté au camp attaqué par lui, Maritz y reçut en vain tous les soins que lui prodiguèrent les médecins anglais. Il vécut encore quelques heures : assez pour exprimer sa douleur de la triste méprise qu’un faux renseignement lui avait fait commettre.

A côté des corps des officiers anglais fut déposé celui de Maritz et, sur leurs tombes, des salves furent tirées. Près d’eux dorment ensemble tirailleurs soudanais et tirailleurs de West India, inhumés avec tous les honneurs militaires.


LE COMBAT D’ACHORAT

L’Azalay, la grande caravane transsaharienne, le train du désert, va passer.

Tous les ans, à l’époque où la chaleur est moins intense, les Azalays partent de Tombouctou pour se rendre à Taoudenni, le pays du sel. Chargées de vivres de toute sorte, mil, riz, karité, manioc, noix de kola, poteries et calebasses ; approvisionnées de tissus soudanais, pagnes de Ségou et couvertures du Macina ; récoltant sur leur passage les troupeaux des nomades, elles vont porter la vie au centre du Sahara. Elles y prennent en échange le précieux sel extrait des mines sous forme de plaques longues de 1m, 20, larges de 40 centimètres, et semblables à de grandes plaques de marbre ; le précieux sel que les pirogues de Tombouctou déposeront ensuite dans tous les ports du Niger et de ses affluons, d’où il se répandra à travers le Soudan par des convois d’Anes, de bœufs ou de porteurs.

Taoudenni, disent les indigènes, est un nom composé de trois mots arabes : « Ta ou denni ; — charge et cours. »

Ce jeu de mots pourrait être justifié par la valeur du sel, inappréciable dans toutes les régions qui en sont dépourvues. La barre qui pèse de 30 à 35 kilos, et vaut déjà 30 francs à Tombouctou, se vend jusqu’à 70 et 80 francs aux environs du Tchad. « Emporte ces barres de sel, et va vers ceux qui les attendent et les achèteront au poids de l’or. »

La traduction arabe s’expliquerait aussi par la pauvreté, l’aridité de Taoudenni : Charge, et quitte ce triste séjour, où les dunes de sable gris sont tellement dépourvues de toute trace de terre, de toute végétation, que les maisons construites en blocs de sel sont recouvertes de peaux de chameaux, et que les habitans vivent uniquement des dattes du Maroc ou des grains du Soudan.

Mais le véritable sens parait être donné par le danger toujours présent sur la route de Taoudenni : Prends et cours, afin d’échapper aux pillards marocains et tripolitains toujours en quête de caravanes à détrousser, de troupeaux et de chameaux à voler.

Dans ces parages, en effet, les caravanes étaient autrefois la proie des rezzous. Aujourd’hui, si notre occupation n’a pu encore supprimer ces bandes, qui sont parfois de véritables expéditions, du moins nous en surveillons la formation, et les escortes fournies assurent la sécurité des convois.

Au mois de novembre 1900, l’Azalay était parvenue à Araouan, à peu près à moitié route de Tombouctou et de Taoudenni : le 14, la compagnie du capitaine Grosdemange devait prendre les devans et la précéder.

Dans la soirée, un courrier rapide, envoyé du Nord par le chef de Bon Djchiha, annonça qu’un fort rezzou venu du Tafilalet se trouvait dans le Nord-Est.

Le renseignement manquait de précision, il pouvait n’être qu’une ruse de pillards essayant de détourner l’escorte de la protection immédiate de l’Azalay, car le bruit de la présence d’un autre rezzou dans l’Ouest courait également. Les dispositions prises par le capitaine ne furent pas modifiées. Le 16, à 9 heures du matin, 3 sections de la compagnie, 71 méharistes, partaient vers Taoudenni ; une section restait à Araouan, à la garde du poste et des animaux au pâturage, prête à marcher lorsque la caravane s’ébranlerait à son tour.

Le long de la route, les courriers se succèdent ; le rezzou existe, sa direction se précise, le capitaine reconnaît la nécessité d’en purger la région. Des traces ont été relevées dans l’Est, au puits d’Anetis, il décide de s’y porter.

La poursuite d’un rezzou marocain dans le Sahara, c’est une chasse donnée à des voleurs, à des assassins, mais à des hommes braves qui sont des guerriers, plus nombreux et aussi bien armés que leurs poursuivans. C’est une chasse à travers une immensité aride, tantôt au milieu de dunes mouvantes, tantôt en terrain plat, monotone, recouvert de gravier et de cailloux roulés, tantôt sur un plateau largement ondulé, auquel succèdent des collines rocheuses coupées de ravins aux pentes rapides ; et les collines se transforment parfois en montagnes, car l’immense Sahara n’est pas seulement une mer de sable. C’est une chasse de puits à puits commencée sur des renseignemens vagues, des indices plus vagues encore. Le dire d’un habitant oriente les méharistes vers un point d’eau : là, ils découvrent des traces déjà anciennes qu’il faut interpréter, dont ils déduisent la race des anciens occupans, leur nombre, les prises qu’ils ont déjà faites. De quel côté l’ennemi s’est-il échappé ? La piste a été effacée par le vent ou est invisible sur les rochers ! Elle est recoupée par des patrouilles lancées dans toutes les directions. Et la course reprend. Le rezzou se sent menacé, il cherche à donner le change à ceux qui le poursuivent ; il presse sa marche, mais les troupeaux qu’il a razziés l’alourdissent. De leur côté, les méharistes ne peuvent se passer d’un convoi, et quelle que soit leur hâte, eux aussi sont ralentis. Pourtant ils gagnent du terrain, les indices deviennent plus fréquens ; enfin les traces apparaissent nettes, fraîches, c’est l’hallali courant, puis c’est la « vue ; » l’ennemi fait tête, c’est le combat.

Le 20 novembre, le capitaine Grosdemange s’était porté de Bou-Djebiha sur le puits d’Anelis. Il y arrive le 21, à une heure de l’après-midi, ayant couvert 85 kilomètres. Des indigènes affirment avoir vu le rezzou ; mais, d’après les uns, celui-ci ne possède que des montures ruinées, une trentaine d’ânes, et se déplace lentement : suivant les autres, il est monté sur des chameaux nombreux et vigoureux.

La compagnie reprend la poursuite ; elle se dirige vers le puits d’In-Etissam, à 145 kilomètres.

Elle l’atteint en trois étapes. Autour du puits les traces abondent. Plus de doute, le rezzou est passé là. Des chameaux ont été « baraqués » à l’intérieur d’un carré dont les côtés sont marqués par les cendres de 20 feux et des os de mouton. Il y a des empreintes d’ânes et de bœufs, des morceaux de sangles en poils de chameau, des débris de selles recouverts d’une peau, comme seuls en emploient les hommes du Tafilalet. Ces traces ne remontent pas à plus de deux jours.

Aux environs, une patrouille à découvert la piste, au milieu d’un campement Targui qui vient d’être razzié ; elle obtient des renseignemens.

Le rezzou compte au moins 100 fusils à tir rapide, il entraîne 100 chameaux de prise, 200 ânes, il va vers les puits d’Ali-Badan à 80 kilomètres ; un Beraber est à sa tête.

En chasse ! A six heures du soir, le 25, les tirailleurs repartent. Ils sont arrivés à une heure de l’après-midi, mais on n’a pas le loisir de se reposer, on mangera et on dormira plus tard. Un guide indique un raccourci. Le chemin est mauvais, à cause des lignes de dunes à traverser. N’importe, il faut gagner du temps. Vingt-quatre heures après, la compagnie retrouve la piste qu’elle avait abandonnée. Les traces datent de la veille.

A dix heures du soir, le guide déclare que les puits sont proches. Le capitaine arrête la colonne, fait baraquer les chameaux et désigne une section de garde. Avec deux sections, il part à pied. Mais il est encore à 17 kilomètres du but, le guide a commis une erreur. En trois heures, la distance est franchie ; cette fois, voilà les puits. A la baïonnette !

Les tirailleurs donnent dans le vide ! Le rezzou a déjà disparu.

Le lendemain, 27, la poursuite recommence ! Maintenant, on suit facilement les traces des Berabers. Cependant à minuit on les perd. A quatre heures du matin, les tirailleurs bivouaquent.

Dans la matinée, le capitaine fait rechercher la piste ; l’après-midi, la voie est retrouvée : en avant !

A 2 heures du matin, on approche du puits d’Achorat ; un feu brille à 800 mètres de la colonne : c’est le rezzou. Il faut agir rapidement.

Le convoi est assez loin derrière, avec ses 13 hommes d’escorte ; il est impossible de l’attendre. Le capitaine laisse 12 hommes auprès des chameaux de selle baraqués, et divise les 45 tirailleurs restans en deux sections ; la première sous le commandement de l’adjudant Rossi, la deuxième sous celui du lieutenant Morel.

Chaque homme porte 250 cartouches, mais défense formelle de tirer est faite ; on attaquera à la baïonnette. Encore une fois, les tirailleurs rencontrent le vide !

Mais à 500 mètres au Nord d’autres feux apparaissent ; celui que les sections ont trouvé désert a dû être allumé par un petit poste placé ; en avant du bivouac pour le protéger. Depuis quand est-il abandonné ? L’arrivée des méharistes a-t-elle été signalée ? Les Berabers sont-ils sur la défensive ou, se croyant gardés, dorment-ils ? Là-bas, autour des lueurs indiquant, le campement, rien ne bouge.

Le capitaine donne le signal ; la deuxième section se dirigera sur le feu de gauche, la première sur celui de droite, un caporal et 4 hommes assurent la liaison avec le convoi.

Quarante tirailleurs marchent sur le rezzou évalué à plus de cent fusils.

D’un bond, le lieutenant Morel est sur un groupe de dix hommes endormis. Les baïonnettes les clouent à terre, mais des cris ont jeté l’alarme. Deux groupes en retrait, abrités derrière leurs chameaux et une ligne de charges ouvrent le l’eu. En avant ! A la baïonnette ! Les tirailleurs foncent sur les éclairs qui cinglent la nuit ; leur élan est brisé par les animaux couchés et les bagages entassés devant l’ennemi. Quatre tirailleurs sont tués, plusieurs blessés. Une balle troue le casque du capitaine, une autre son pantalon. Le lieutenant veut pénétrer dans le retranchement ; en un instant, il est cerné. Ali Bokou se précipite devant lui, sa baïonnette plonge dans les poitrines, élargit le cercle des agresseurs… Son officier est dégagé ! Alors il se couche aux pieds du lieutenant, lui tend son fusil et ses cartouches… Il est blessé à mort.

Le lieutenant Morel, grâce à l’obscurité, parvient à reculer et à se reformer pour soutenir la section de droite près de succomber sous le nombre. L’adjudant Rossi a été accueilli par une violente décharge. Il y a répondu par le commandement : En avant ! Là aussi les Berabers sont retranchés. A la tête de la première escouade, il franchit la ligne des chameaux et des charges ; c’est le corps à corps dans le tumulte du fer, des détonations, des cris de fureur et d’agonie. L’adjudant reçoit un coup de crosse en pleine poitrine ; de son revolver, il abat son adversaire ; une balle lui traverse la cuisse et le jette à terre. A ses côtés, le caporal Moro Sidi Bé, six tirailleurs sont tués, et le caporal Suleyman Sissoko a le pied droit fracassé.

L’adjudant essaie de se relever, mais en vain ; le caporal Bandiougou Sissoko le saisit dans ses bras et le transporte en arrière. Le sergent Diara Fofona, avec la deuxième escouade, couvre le caporal Bandiougou ; deux fois il enlève ses hommes, deux fois il est blessé : la deuxième section n’a plus un gradé !

La surprise a échoué, le capitaine rassemble les deux groupes et les reporte à la lisière d’une brousse d’arbustes de 50 à 60 centimètres de hauteur ; il fait en même temps reculer les chameaux jusqu’au convoi arrêté à un kilomètre au Sud.

Il est trois heures du matin. Une accalmie se produit. Au puits d’Achorat, des appels se font entendre, auxquels répondent d’autres appels dans le Nord-Est. C’est un second campement Beraber qui va venir à la rescousse. Peut-être aussi le rezzou songe-t-il à prendre la fuite ? Il ne faut pas qu’il échappe. Cette troupe déjà décimée ne renonce pas à la victoire.

Le lieutenant Morel se glisse derrière une petite crête, à 100 mètres du puits. Son premier feu de salve arrache des cris à l’ennemi. Mais quelques tireurs lui font face aussitôt.

Du campement, un chant retentit, grave et lent, qui domine le crépitement des balles, c’est le chant de la mort des guerriers ; car les Berabers sont forcés de vaincre ou de mourir. Arrivés seulement la veille, au puits d’Achorat, ils n’ont pas eu le temps d’abreuver tous leurs animaux, ils ont six jours de marche jusqu’au puits suivant ; ils ne peuvent pas céder le terrain. Au bout d’une demi-heure, le lieutenant est obligé de se replier sur le capitaine. Le feu se fait. De part et d’autre, on attend le jour. Des 45 tirailleurs, 11 sont tués et 12 sont blessés.

A 5 heures 30, le jour parait, les lueurs naissantes laissent voir le puits organisé défensivement. L’ennemi, en dépit de ses pertes, semble avoir augmenté de nombre ; le campement voisin auquel il a fait appel a du se joindre à lui.

Au moment où les premières clartés dissipent l’ombre, derrière le retranchement des Berabers, une invocation monte ; leur fanatisme implore Allah et lui demande la victoire. Le combat va reprendre.

Cinq cents mètres séparent les adversaires. Les tirailleurs se sont creusé des trous pour s’abriter.

Les Marocains sont invisibles, terrés dans le sable. Les détonations se croisent, se mêlent : seules, elles animent cette plaine déserte ; ni d’un côté, ni de l’autre, la fumée des fusils ne révèle la position des tireurs ; les Berabers, eux aussi, ont des armes de petit calibre et de la poudre sans fumée.

Les balles pleuvent autour des tirailleurs, pas un pli de terrain ne leur permet de manœuvrer ; ils sont immobilisés.

L’ennemi, plus favorisé, peut en rampant étendre ses ailes. Le crépitement de ses feux gagne vers l’Est et vers l’Ouest. Il cherche évidemment à déborder le capitaine.

A droite, un tirailleur s’écroule, la balle qui a traversé son crâne transperce le bras du sergent Develotte ; deux autres tirailleurs tombent, puis un troisième. Avec le caporal Bandiougou et quelques hommes, le sergent Fadiala s’efforce d’arrêter la progression des Berabers ; une grave blessure le jette à terre, près de lui, le clairon Moussa Sidi Bé s’affaisse, mais Bandiougou tient bon.

A gauche, le sergent Diara et 3 hommes se défendent avec énergie. Il faut résister : le convoi où a été transporté l’adjudant Rossi connaît la situation ; une partie de l’escorte que commande le sergent Rolland va arriver.

Soudain, de tous côtés, éclate un feu rapide, les deux ailes des Berabers qui ont réussi a dissimuler leur mouvement surgissent dans le flanc des tirailleurs, dans leur dos, elles les enserrent, elles vont se rejoindre et fermer le cercle.

Bandiougou et Diara se replient sur le centre ; le plomb crible les broussailles, fustige le sable ; dans la ligne écarlate des chéchias, de nouveaux vides se creusent.

Le capitaine dirige tout l’effort du feu sur ces deux bras près de se refermer sur lui. Une balle lui fracasse la cheville. Il se couche et continue de commander. Trente hommes sont encore vivans ; combien restent assez valides pour tirer ?

Le sergent Diara Fofona est blessé une troisième fois, puis une quatrième ; le fusil échappe à ses mains.

A ce moment, le sergent Fadiala Keita se présente au capitaine et porte l’arme :

— Mon capitaine, mon ventre y a crevé.

Il tombe sans connaissance, ayant une horrible blessure dans l’âme.

Les Berabers se rapprochent. En même temps, des détonations lointaines se font entendre… le convoi est attaqué !

Le capitaine se fait porter près du lieutenant Morel. Dans les bras de Lamine Kitessa, il reçoit une balle qui lui brise la colonne vertébrale et ressort au-dessous du cœur.

Etendu près du lieutenant, malgré l’atroce douleur, il plaisante et encourage les tirailleurs.

Les Berabers, pour avancer, sont obligés de se découvrir ; le lieutenant a pris le fusil d’un mort ; chacun de ses coups jette un homme à terre ; sous ce feu meurtrier, les deux ailes reculent.

Le capitaine se sent mourir. Il appelle le lieutenant : « Battez en retraite sur le convoi, abandonnez-moi. »

Le lieutenant refuse. Lamine Kitessa s’écrie :

— Nous y a pas moyen, capitaine, nous y a tous morts ici ?

— Abandonnez-moi, répète le capitaine. Et, voyant que l’officier refuse d’obéir : « Bien. Tenez encore un peu. »

Il montre son revolver vide, et demande qu’on le charge ; Cependant il entre en agonie, son regard se trouble, tout oscille autour de lui : là-bas, dans le fond de la plaine étincelante, le puits flamboie d’éclairs, de chaque côté, les deux ailes des Berabers s’étendent, elles se rapprochent, elles vont écraser sa compagnie, ses tirailleurs… des lueurs se lèvent des baïonnettes, il veut commander : En avant ! Le désert tourbillonne, des rumeurs emplissent ses oreilles, crépitemens, vociférations ; quelques paroles inarticulées s’échappent de ses lèvres : « A Tombouctou… cimetière… sous des pierres… » Sa tête se soulève, ses yeux s’éclairent du soleil répandu sur le désert ; son âme s’illumine de la suprême lumière… le capitaine Grosdemange a cessé de vivre.

Les Berabers ont vu tomber le chef ; ils redoublent d’efforts ; ils s’excitent par des cris de victoire ; leur exaltation de guerriers, leur haine de musulmans passent dans la foudre de leurs armes ; leur mouvement de recul causé par le tir mortel du lieutenant s’est arrêté.

Mais la mort du capitaine a enflammé les tirailleurs ; maintenant, c’est pour le chef mort qu’ils se battent. Le clairon Moussa Sidi Bé, jeté à terre par sa première blessure, se redresse et, debout près du cadavre, insulte les meurtriers. Le lieutenant, lui ordonne de se coucher. Il montre l’ennemi. « Non lui y a croire moi y a peur. » Une balle lui brise la cuisse ; il se relève ; il retombe, la jambe fracturée en trois endroits.

Sur 45 hommes 10 sont tués, 22 sont blessés. L’ennemi les croit à sa merci.

Cependant des coups de feu résonnent à l’Est ; à 800 mètres, des fuyards remontent en courant vers le puits ; ce sont les agresseurs du convoi qui ont échoué : ils sont poursuivis par les tirailleurs du sergent Rolland. Les Berabers craignent d’être tournés à leur tour ; ils hésitent ; en même temps, des signaux faits du campement les rappellent ; ils se replient.

Pendant le combat, le rezzou a pu charger ses chameaux, remplir ses peaux de bouc, son but est atteint ; il n’a plus qu’à fuir.

Depuis vingt-quatre heures, les tirailleurs n’ont pas mangé, ils sont épuisés par les marches forcées de jour et de nuit qui ont précédé l’attaque, ils se battent depuis une heure du matin, et il est dix heures ; c’est à peine si les survivans se soutiennent, mais l’ennemi recule ; ils veulent se jeter à sa poursuite.

Le lieutenant Morel pour les retenir est obligé de leur montrer le corps du capitaine dont ils ne doivent pas se séparer.

De loin, ils tirent sur le rezzou en retraite et sur l’arrière-garde qui protège ce mouvement.

Les chameaux s’éloignent ; bientôt sur le ciel pâle du désert, ils ne forment plus qu’un feston mouvant, la plaine se vide, les dernières salves des tirailleurs s’éteignent. Dans le campement hâtivement évacué, le sol se soulève par endroits sous des groupes de cadavres à peine recouverts de sable ; quelques corps gisent épais çà et là, les derniers tombés et qui n’ont pu être enterrés ; les bagages délaissés encombrent le sol ; dans les pâturages environnans errent 200 chameaux, 300 bœufs, 275 ânes, toutes les prises que les Berabers ont dû abandonner, et que les méharistes vont traîner derrière eux sur la route de retour pour les rendre à leurs propriétaires.

Le capitaine Grosdemange avait mission de couvrir l’Azalay, d’arracher aux pillards le fruit de leurs rapines et de les anéantir, s’il le pouvait. Les deux premiers buts sont atteints, le dernier seul ne l’est pas entièrement ; mais du rezzou il ne reste que des débris, le chef Abiddin est parmi les morts, et les survivans n’ont plus qu’une idée : regagner au plus tôt le Tafilalet.


Maintenant la compagnie rentre à Bou Djebiha ; 16 tirailleurs dorment sous les sables du puits d’Achorat. Le capitaine, au moment de mourir, a prononcé des mots où le lieutenant a discerné le vœu d’être enterré dans le cimetière de Tombouctou ; son corps enseveli dans des couvertures, enfermé dans des sacs de cuir, repose sur un méhari. Chaque Européen, à tour de rôle, veille sur la dépouille dont le tirailleur Mamady Keita, aveuglément attaché à son chef, refuse de s’écarter. Derrière, les 22 blessés cramponnés à leurs selles forment au mort une glorieuse escorte. Glorieuse et triste !

Cette marche est épouvantable. L’état de ces hommes exigerait des soins sur place, tout au moins une allure lente, des précautions minutieuses. Ils ont 400 kilomètres à parcourir a des de chameau, les étapes sont réglées par l’éloignement des puits, il n’y a pas de médecin, et il est nécessaire d’en trouver un le plus vite possible.

Un courrier est parti à cet effet vers Tombouctou, mais le médecin ne rejoindra la compagnie qu’à Bou Djebiha. Jusque-là, les blessés endureront les tortures provoquées par les secousses de leurs montures.

Au passage des dunes mouvementées, ils ne résistent pas aux heurts, aux cahots ; ils tombent à terre, et les tirailleurs valides, déjà épuisés, sont obligés pour les relever de courir d’un bout à l’autre de la colonne. La température elle-même s’ajoute aux souffrances ; un vent glacé souffle qui paralyse les hommes et les animaux, multiplie les faux pas des chameaux, rend les chocs plus sensibles et les plaies plus douloureuses.

Le sergent Rolland prodigue son dévouement ; il fait des pansemens ; mais les médicamens de la compagnie ont été tout de suite épuisés ; il n’a plus que des antiseptiques destinés aux animaux, des bandes coupées dans le linge des Européens. Et peut-il extraire des balles, soulager le sergent Fadiala Keita qui souffre atrocement de sa blessure de l’aine, sauver le sergent Diara Fofona ?

Il est impuissant. Ses efforts ne parviennent pas à empêcher la gangrène de se mettre dans la jambe du clairon Moussa Sidi Hé, fracturée en trois endroits, et dans la cuisse également brisée.

Pourtant pas une plainte ne s’élève de ce lugubre convoi, plusieurs plaisantent même sur leur mal.

— Moi y a trompé les mouches, dit en riant Moussa Sidi Hé ; avant, lui y a vienne sur mon figure ; maintenant, lui y a vienne sur mon jambe.

Tous montrent dans la douleur le même courage que dans le combat ; ils ne se plaignent pas, ils ont seulement hâte d’être au terme du voyage.

Diara Fofona ne devait pas voir la fin de cette longue route. Le 7 décembre, il succombait à ses quatre blessures.

Le lieutenant ne voulut pas abandonner son corps, Bou Djebiha n’était plus qu’à trois étapes ; là on l’enterrerait avec les honneurs qu’il avait mérités.

Sur sa tombe, dans le cimetière musulman, les officiers ont élevé un petit monument ; à côté, est une autre tombe, celle de Moussa Sidi Bé. Le médecin était arrivé trop tard pour sauver le brave clairon ; la gangrène avait fait son œuvre.

L’opération fut tentée malgré tout ; et pendant cette opération, rendue plus horrible encore par la gangrène, le lieutenant voulut être là. En se livrant au docteur, Moussa Sidi Hé prit la main de son officier, la garda dans la sienne… puis son étreinte se desserra, il était mort.

Il pouvait dire ce que répètent souvent ses camarades à leurs officiers :

— Moi, noir ; mais comme toi y a cœur blanc !


Colonel BARATIER

  1. Le colonel Combes dirigeait la colonne de 1893, qui suivit la première colonne contre Samory commandée par le colonel Humbert en 1892.